I. TEXTE
–Andra moi œnnepe, Moàsa, polÚtropon, Ój m£la poll¦ O Muse, conte-moi l’aventure de l’homme aux mille tours,
pl£gcqh, ™peˆ Tro…hj ƒerÕn ptol…eqron œperse : Celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra,
pollîn d/ ¢nqrèpwn ‡de ¥stea kaˆ nÒon œgnw : Voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d’usages,
poll¦ d/ Ó g/ ™n pÒntJ p£nqen ¥lgea Ón kat¦ qumÒn, Souffrant beaucoup d’angoisses dans son âme sur la mer
5 ¢rnÚmenoj ¼n te yuc¾n kaˆ nÒston ˜ta…rwn. Pour défendre sa vie et le retour de ses marins,
'All/ oÝd/ ìj ˜t£rouj ™rrusato, ƒšmenÒj per : Sans en pouvoir sauver un seul, quoi qu’il en eût :
aÙtîn g¦r sfetšrVsin ¢tasqal…Vsin Ôlonto, Par leur propre fureur ils furent perdus en effet,
n»pioi, o‰ kat¦ boàj `Uper…onoj 'Hel…oio Ces enfants qui touchèrent aux troupeaux du dieu d’En Haut,
½sqion : aÙt¦r Ð to‹sin ¢fe…leto nÒstimon Ãmar. Le Soleil qui leur prit le bonheur du retour…
10 Tîn ¢mÒqen ge, qe£, qÚgater DiÒj, e„pe\ kaˆ ¹m‹n. À nous aussi, Fille de Zeus, conte un peu ces exploits !
”Enq/¥lloi me\n p£ntej, Ósoi fÚgon a„pÝn Ôleqron, Tous les autres, tous ceux du moins qui avaient fui la mort,
o‡koi œsan, pÒlemÒn te pefeugÒtej ºde\ q£lassan : Se retrouvaient chez eux loin de la guerre et de la mer ;
tÕn d/ oi]on, nÒstou kecrhmšnon ºde\ gunaikÒj, Lui seul, encor sans retour et sans femme,
NÚmfh pÒtni/ œruke Kaluyè, d‹a qe£wn, Une royale nymphe, Calypso, le retenait
15 ™n spšssi glafuro‹si, lilaiomšnh pÒsin ei]nai . Dans son antre profond, brûlant d’en faire son époux ;
'All/ Óte d¾ œtoj Ãlqe, periplomšnwn ™niautîn, Et, lorsque dans le cercle des années vint le moment
tù oƒ ™peklèsanto qeoˆ oi]kÒnde nšesqai Où les dieux avaient décidé qu’il rentrerait chez lui,
e„j 'Iq£khn, oÙd/ œnqa pefugmšnoj Ãen ¢šqlwn, En Ithaque, il trouva de nouvelles épreuves
kaˆ met¦ oŒsi f…loisi, qeoˆ d/ ™lšairon ¤pantej Jusque parmi les siens, et son sort touchait tous les dieux,
20 nÒsfi Poseid£wnoj : Ð d/ ¢sperce\j menšainen Hors Poséidon qui poursuivit sans cesse de sa haine
¢ntiqšJ 'OdusÁi, p£roj ¿n ga‹an ƒkšsqai. L’Égal des dieux, jusqu’à ce qu’il fût au pays.
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II. VOCABULAIRE
III. TRADUCTION
IV. COMMENTAIRE
Problématique de lecture : Énée n’est pas une invention de Virgile : le personnage était déjà mentionné dans
L’Iliade, mais Virgile le place au centre de son récit : quelles dimensions lui donne-t-il que ne possédait pas le héros
homérique ?
• Ecriture en hexamètre dactylique : c’est le mètre privilégié de l’épopée, le vers noble par excellence
(cf. l’alexandrin).
• Vers 1 : « Arma virumque cano » : sujet immédiatement posé et inscription directe dans le genre de
l’épopée (« bello » répété au v. 5, « belli » au v.14, « bello » au v.21, « belli » au v. 23)
• Merveilleux, rôle du destin et des dieux, surtout Junon : « fato profugus » (v.2) souligné par
allitération en f, « si qua fata sinant » (v.18) souligné par l’assonance en a, « acti fatis » (v.32)
souloigné par le parallélisme vocalique a/i, « vi superum » (v.4), « ob iram memorem saevae
Junonis » (la cause de l’action est ici énoncée : c’est la colère de Junon qui suscitera contre Énée les
entreprises d’autres divinités, Neptune et Éole notamment), « sic volvere Parcas » (v.22).
• Mélange de la mythologie et de l’histoire : c’est parce qu’elle a souffert (« dolens ») et a été lésée
dans sa puissance (« numine laeso ») lors du jugement de Pâris et du rapt de Ganymède que Junon a
nui à Énée et à ses compagnons.
• L’invocation à la muse : dialogue fictif pour animer le début de l’épopée et surtout poète présenté
ainsi comme le porte-parole de la muse, d’où l’autorité du discours (le vers 8 de Virgile équivaut au
vers 1 d’Homère).
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• La composition : v.1-7 : annonce du sujet de l’épopée (v.3 : chants 1 à 6 : l’errance et le voyage ; v.5 :
chants 7 à 12 : les guerres ; reprise inversée des deux épopées homériques) ; v.8-11 : invocation à la
muse ; v.12-33 : début du récit comme une réponse de la muse : les causes des difficultés rencontrées
par Énée.
• Trois références Troie (une dès le premier vers entre la coupe penthémimère et la coupe
hepthémimère, une au début du v.30) et une référence à la guerre de Troie (« veteris belli »), racontée
dans L’Iliade. Court rappel de la guerre de Troie (v.23-4), présence des héros du cycle troyen : Achilli
(v.30), « Danaum » (v.30), « Paridis » (v.27). L’histoire d’Énée s’inscrit dans la suite de celle
racontée par Homère et s’ancre dans le cycle troyen.
• La lettre K (dont les Romains se servent encore au début de certains mots, comme ici « Karthago »)
vient des Grecs.
Transition : mais là où Homère chante les exploits passés du seul Ulysse, Virgile célèbre en Énée toute une
nation à venir.
Chez Homère, délégation immédiate de la parole à la muse, alors que chez Virgile un « je » est posé :
originalité de Virgile revendiquée dès l’abord.
• « inferretque deos Latio » (v.6) : mission religieuse d’Énée (les « deos » sont les Pénates troyens –
même si les Pénates sont une réalité romaine – : on verra au chant 2, 268-297 que Hector apparaît à
Énée pour le charger de sauver les objets du culte et les dieux protecteurs de Troie afin de leur trouver
une nouvelle patrie, ce qui n’a évidemment aucun sens historique). La piété envers les dieux, les
anciens et la patrie est un trait distinctif d’Énée : « insignem pietate virum ».
• mais les dieux sont peu développés par rapport à Homère : ils interviennent moins et sont parfois
critiqués : exemple au v.11, où la question rhétorique invite le lecteur à prendre de la distance par
rapport à cette représentation des dieux.
Virgile insiste sur les obstacles rencontrés pour accroître la grandeur d’Énée et l’exploit que constitue la
fondation de Rome cf. v.32 : vers holospondaïque. Là où Homère s’intéresse aux faits en eux-mêmes, Virgile
demande à la muse qu’elle lui confie les causes des périls qui s’abattent sur Énée et ses compagnons : la
colère de Junon. Le succès d’Énée pour fonder Rome en apparaît grandi. Le dernier vers du texte est très
significatif de la difficulté du dessein poursuivi par Énée : « Tantae molis erat Romanam condere gentem ! »
• Il s’agit ainsi pour Virgile de célébrer moins l’antique Troie que la future Rome : ce texte est, de
manière tout à fait originale, moins tourné vers le passé que vers le futur. Virgile insiste dans les huit
premiers vers sur le lien entre le passé et le présent, c’est-à-dire de Troie à Rome : « ab oris Trojae »,
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« Italiam Laviniaque venit », « genus unde Latinum / Albanique patres atque altae moenia Romae » :
Énée, venu de Troie, fonde Lavinium ; Ascagne, son fils, fonde Albe ; puis Rome sera fondée par
Romulus. Les huit premiers vers contiennent donc en réduction l’histoire des origines de Rome, le
sujet de l’Énéide : il s’agit d’une introduction qui met l’accent sur l’aspect politique de cette épopée.
• Énée intervient en fait comme un symbole de la nation romaine (à la différence d’Ulysse qui n’a pas
une telle dimension politique, mais humaine : la ruse, le courage,…). Énée n’est pas directement
nommé (son nom n’apparaît qu’au v.92 ; idem pour Ulysse au début de L’Odyssée, mais on ne parle
que de lui), alors que Rome est maintes fois évoquée et que ses ancêtres sont loués : « late regem
belloque superbum » (v.21). À partir du v.7, on a plus d’informations sur Rome et son peuple que sur
Énée. Passage du singulier au pluriel : Énée incarne la future nation romaine : « errabant, acti… »
(v.32) À la différence d’Ulysse qui ne représente que lui et dont la mission est personnelle (retourner
à Ithaque), Énée symbolise la nation romaine. Homère ne fait pas de références à des événements de
son temps, tandis que chez Virgile la dimension historique est forte : évocation de Rome, de Carthage
(destruction récente de Carthage).
• Éloge de Rome et des Romains : « altae moenia Romae » (hypallage avec jeu sur « altae », au sens
propre et au sens figuré) avec assonance de voyelles (v.7), « late regem belloque superbum » (v.21).
Le vrai sujet de L’Énéide, c’est Rome et non Énée.
• Le grandissement de Rome s’opère aussi par la comparaison avec Carthage, qui passe pour plus
ancienne que Rome (« Urbs antiqua ») (Carthage serait antérieure de 150 ans à la fondation de Rome
en 753) ; le mot « Karthago » est aussi rejeté au début du vers suivant (effet d’attente qui la met en
relief) ; l’anaphore en « hic » contribue également à en faire l’éloge. Pour le lecteur de Virgile, il y a
un peu plus de cent qu’elle est détruite (en 146) : « quae verteret arces » (v.20), « excidio Libyae »
(v.22). Virgile présente les craintes de Junon et le lecteur peut vérifier qu’elles ont été largement
justifiées par la suite de l’histoire que lui connaît comme le passé de Rome. L’éloge de Carthage
rehausse donc celui de Rome (d’autant plus que Carthage a elle-même été préférée par Junon à
Samos): dire que Carthage fut « studiisque asperrima belli », c’est sous-entendre que Rome le fut plus
encore. Comme pour Troie au début du texte, une référence à Carthage (v.13) est suivie de deux
références romaines (« Italiam contra Tiberinaque longe »). Les causes mythologiques des guerres
puniques sont ainsi posées.
• Énée est présenté en outre comme le « primus », le premier, le fondateur (v.1) comme Auguste est
princeps et le premier empereur. Un parallèle entre les deux hommes est donc discrètement établi. Le
dernier vers vaut de même directement pour Énée comme pour Auguste.
• Énée incarne en outre toutes les vertus qu’Auguste aimerait voir restaurer à Rome : la fortitudo, la
pietas, … toutes qualités dont sa politique a besoin. Auguste souhaite un retour à une moralité
beaucoup plus stricte (cf. déjà Les Géorgiques et Les Bucoliques) et veut rétablir une image glorieuse
de Rome. Énée apparaît comme le héros de l’ordre moral. Auguste veut réconcilier les Romains
autour d’un passé glorieux dont lui-même se ferait l’apôtre.
Conclusion : cette épopée, on le voit dès cet incipit, a la même fonction que l’histoire contée par Tite-Live : il s’agit
de célébrer le passé pour mieux glorifier Auguste et les temps présents. L’histoire d’Énée, personnage homérique dont
Virgile a accentué la piété et dont il a fait une guerrier de premier plan, permet de parler du peuple romain et de
Rome. Tout cela correspond au projet d’Auguste qui est le principal commanditaire de l’œuvre et qui s’est bien gardé
de brûler l’épopée comme Virgile l’avait voulu à sa mort. Mélange original de mythologie et d’histoire. Pierre Grimal
a écrit Virgile ou la seconde naissance de Rome : en fait c’est la troisième : fondation d’Énée par Romulus, victoire
sur Carthage, puis Énéide.