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Résumé établi par Bernard Martial (professeur Essayons d’abord de saisir la plus petite part de
de lettres en CPGE) l’aventure qui n’est pas encore nommée ainsi mais
1ère partie qui donnera peut-être les plus grands romans. Pour
retrouver cet état initial, il faut se rappeler que
Références entre (parenthèses) : édition Champs
l’aventure porte la désinence du futur, temps de
essais, entre [crochets] : édition GF n°1582
l’indétermination et des possibles. La région de
l’aventure n’est pas le passé, déterminé et définitif
L’Aventure, l’Ennui et le Sérieux sont trois ma- mais l’avenir à cause de son caractère amphibo-
nières dissemblables de considérer le temps. Ce qui lique, ambigu et équivoque.
est vécu, et passionnément espéré dans l’aventure, 2.Ambiguïté de l’avenir et de l’aventure [91-99]
c’est le surgissement de l’avenir. L’ennui, par contre,
L’aventure est aventureuse par son ambiguïté
même s’il est tourné vers un avenir éloigné, est vécu
même. L’avenir est ambigu parce qu’il est à la fois
plutôt au présent. Quant au sérieux, il est une cer-
certain et incertain. Ce qui est certain, c’est que le
taine façon raisonnable d’envisager le temps dans sa
futur sera (11) mais ce qu’il sera demeure incertain.
durée. C’est assez dire que si l’aventure se place
Par opposition au passé (12) qui est univoque et
surtout au point de vue de l’instant, l’ennui et le
inambigu parce qu’il est déjà joué, le futur est un
sérieux considèrent le devenir comme intervalle :
mélange de certitude et d’incertitude. L’aventure ne
c’est le commencement qui est aventureux, mais
subit-elle pas l’attrait de l’infini ? Je sais que, et je ne
c’est la continuation qui est, selon les cas, sérieuse
sais pas quoi. L’avenir est un je-ne-sais-quoi.
ou ennuyeuse. Il s’ensuit naturellement (7) que
l’aventure n’est jamais « sérieuse » et qu’elle est a 3.Le temps de l’aventure est le futur proche
fortiori recherchée comme un antidote de l’ennui. [99-105]
Dans le désert de l’ennui, l’aventure circonscrit ses Bien plus, l’aventure infinitésimale est liée à
oasis en opposant le principe de l’instant à la durée l’avènement de l’événement. Distinguons plus pré-
totale du sérieux. Ainsi, on redevient sérieux en cisément Evenit et Advenit. L’événement n’est
quittant ces condensations de durée qui forment le qu’une date sur le calendrier ; mais l’avènement se
laps de temps aventureux ? (8) devine comme l’« avent » d’un mystère. L’événe-
CHAPITRE PREMIER ment advient trop tard pour l’aventure. Alors que
l’événement (du latin « evenit ») se présente comme
L’aventure
une date sur le calendrier, toujours trop tard pour
Introduction : différence entre l’aventurier et l’aventure, « l’avènement » (de « advenit ») est sur le
l’aventureux [83-89]. point de se produire. Plus qu’à la contemporanéité
La temporalité que nous souhaitons décrire ici de l’événement qui appartient au passé, l’aventure
n’est pas celle de l’aventurier mais celle de l’aventu- est liée à l’extemporanéité de l’improvisation. Entre
reux. Les deux n’ont rien à voir. L’aventurier est un l’avenir lointain idéalisé et l’actualité immédiate de
professionnel qui fait commerce des aventures sans l’action, il y a une aventureuse futurition (13) da-
les vivre et sans prendre de risques, un bourgeois vantage relative à l’impromptu qu’aux fins der-
tricheur qui considère l’aventure comme une entre- nières. L’aventure-minute, la minuscule aventure du
prise noire en marge de la légalité, un professionnel « futurum proximum » passionnant, de la minute
égoïste et pragmatique qui fait du nomadisme une prochaine imprévisible en instance est celle qui
spécialité, du vagabondage un métier et de l’aven- nous fait battre le cœur.
turisme un moyen en vue d’une fin. Les basses B. Ambivalence de l’aventure [105-127]
aventures aventurières ne sont ainsi qu’une carica-
ture de l’aventure aventureuse. Nous voulons parler
d’un style de vie entreprenante où l’aventureux est 1.Ambivalence entre horreur et envie, contradic-
toujours un débutant et non de ce métier d’entre- tion entre volonté et nolonté [105-115]
preneur où le chevalier d’industrie s’installe bour- Tout ce qui est ambigu, comme le tabou, nous
geoisement (10). effraie et nous attire en même temps. Ainsi
l’homme est-il tenté par l’aventure, ce mélange ty-
pique d’horreur et d’envie qui se nourrissent mu-
L’AVÈNEMENT DE L’AVENIR
tuellement. La phobie, par exemple, en tant que
A. Le rapport à l’avenir [89-105] « crainte attrayante » est un sentiment écartelé par
1.Le temps de l’aventure, c’est l’avenir qui se ca- excellence passionnel. La tentation de l’aventure est
ractérise par son indétermination [89-91] donc la tentation typique. L’homme passionné par
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M. Liotard - Lycée Camille Vernet - V. Jankélévitch L’Aventure, l’ennui, le sérieux : résumé 2" /"7
la passionnante (14) insécurité de l’aventure est les Voyages ou les Croisières mais on étudiera plu-
dans la situation passionnelle de ces amants qui tôt :
veulent des choses contradictoires. Le timide qui 1. Les cas où le sérieux prévaut
cherche l’aventure est dans la même situation
2. Les cas où le jeu l’emporte
contradictoire que l’amant : mélange de volonté et
d’absence de volonté. Sautera-t-il le pas ? Entre 3. Ceux où jeu et sérieux renvoient l’un à
curiosité passionnée et délicieuse horreur, la tenta- l’autre à l’infini (18).
tion de l’aventure a aussi quelque chose à voir avec 1.– L’AVENTURE MORTELLE
le vertige. Les ondines de Pouchkine, les Sirènes, la A. L’aventure dirigée vers la mort [127-151]
tsarevna de Sadko, la Tamara de Lermontov (15) 1.Dans l’aventure mortelle, le sérieux prévaut,
disent à la fois l’attirance et la crainte de la mort. elle peut virer en tragédie [127-129]
Ainsi la passion de l’aventure est-elle faite de senti-
ments opposés : la peur et l’envie de provoquer le Dans le premier style d’aventure, l’homme est
sort, l’appréhension et l’audace de la nouveauté, le plus dedans que dehors ; le sérieux l’emporte sur le
confort et le danger temporels, l’habitude et le re- jeu, l’immanence sur la transcendance et l’aventure
nouvellement, la stimulation ou l’inhibition de l’en- se transforme facilement en tragédie quand l’élé-
nui. Cette tension peut aller jusqu’à l’angoisse ment ludique s’estompe. Alors l’aventure tend à se
comme l’ont montré Kierkegaard et Léon Chestov. confondre avec la vie saturée par les vicissitudes
relatives à l’aventure. L’engagement y prend le pas
2.Opposition entre jeu et sérieux et les trois styles sur le désengagement.
d’aventure [115-127]
2.Je ne suis maître du commencement mais pas
Il faut maintenant dépasser l’aventure ponctuelle de la fin de l’aventure [129-141]
de l’instant prochain. Pour qu’il y ait aventure, il
faut qu’une série de péripéties (16) s’enchaîne dans Cette ambiguïté peut être formulée en termes
la durée. L’aventure, déployée dans le temps et l’es- temporels. Selon la chronologie, l’aventure est vé-
pace, on retrouvera sous trois formes fondamentales cue comme une continuation pour celui qui la vit et
l’ambiguïté de l’état transitoire de l’aventure. en connaît tous les soucis. L’aventure dépend de
moi dans son commencement (19) mais pas dans sa
Chacune de ces trois formes implique une oscil- continuation et sa terminaison. Je me suis mis de-
lation de la conscience entre le jeu et le sérieux. Le dans librement. L’homme, par exemple, est obligé
jeu n’est ludique que s’il a à voir avec le sérieux, de payer ses impôts, de faire son service militaire,
autrement il est ennuyeux. L’aventure n’est aventu- d’exercer son métier car ces choses-là sont sérieuses
reuse que par l’alliance antithétique du jeu et du mais personne ne l’oblige à escalader l’Everest. Le
sérieux ; sans le jeu elle est une tragédie, sans le sé- commencement de l’aventure est une décision libre
rieux un simulacre dérisoire. Pour le dire autre- et constitue donc un acte esthétique. L’homme dé-
ment, pour qu’il y ait aventure, il faut être à la fois gagé qui a tout quitté pour s’engager sur les pentes
dedans et dehors ; celui qui est totalement dedans de l’Everest peut se retrouver dans une situation où
est en pleine tragédie, celui qui est totalement de- sa vie est en jeu. L’aventure bascule alors dans la
hors n’est qu’un spectateur contemplatif et détaché. tragédie. Ainsi, si l’aventure commence parfois par
Les aventures s’échelonnent entre englobement force et se continue comme un jeu, le plus souvent
éthique et détachement esthétique. L’aventureux est c’est l’inverse : on ne sait comment et où peut se
en même temps extérieur au drame comme l’acteur finir le jeu initial. Initiée dans la frivolité (20), elle
et intérieur à ce drame comme l’agent inclus dans continue dans la gravité et se conclut dans le
le mystère de son propre destin. Il est spatialement drame ; son déclenchement est librement choisi
impossible et logiquement impensable donc contra- mais sa suite et sa fin se perdent dans les brumes
dictoire d’être à la fois dehors et dedans (17). Mais, menaçantes et l’incertitude stressante du futur. Le
de même qu’on peut faire des aller et retour de l’in- retour est impossible : là commence la tragédie. Par
térieur vers l’extérieur, la vie humaine est ainsi en- rapport à l’entreprise saugrenue et baroque qu’est
trebâillée et l’aventureux dedans-dehors. Cette l’aventure, l’homme est dans la situation de l’ap-
contradiction que l’espace refuse et le principe prenti-sorcier. Mais il n’est qu’un demi-sorcier, un
d’identité interdit est vécue quotidiennement et demi-magicien ou un demi-dieu qui connaît le mot
cette disjonction n’a pas de sens dans la vie. qui déclenche les forces magiques mais qui ignore
On pourra certes distinguer des variétés dans celui qui les arrête. Et sa liberté n’est qu’une demi-
l’aventure comme le Jeu, le Romanesque, la Chasse, liberté et sa puissance une moitié de puissance. Seul
le maître sorcier ou Dieu connaissent les deux mots
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M. Liotard - Lycée Camille Vernet - V. Jankélévitch L’Aventure, l’ennui, le sérieux : résumé 3" /"7
du début et de la fin. Nous décidons du départ mais Zeus », selon Platon, permet au centenaire de faire
pas de l’arrivée. Par rapport à l’irréversibilité du des projets d’avenir et à la médecine d’espérer re-
temps, nos pouvoirs sont tronqués et c’est cette dis- pousser les échéances vitales. L’effectivité est cer-
symétrie qui explique la prépondérance du sérieux taine (26) mais nous ne savons pas quand, où,
(21) et nous inspire des sentiments ambivalents. comment, pour quelles raisons et dans quelles cir-
3.Le risque de mort lié à l’aventure [141-151] constances nous allons partir. Cette dissymétrie,
symptôme de mystère, Pascal l’associait à Dieu et
Nous n’avons pas encore prononcé le mot qui
Jean Chrysostome aux rapports entre l’âme et le
indique l’objet et explique le sort tragique ce cette
corps. Nous avons également l’intuition d’un
aventure où le sérieux l’emporte sur le jeu : le mot
nombre infini mais nous ne savons pas s’il est pair
mort. Ce mot innommé et même inavouable donne
ou impair.
à l’aventure son apparence immotivée. L’être pen-
sant-mortel est avant tout au-dedans de la mort. 3.La vie comme l’aventure est entr’ouverte [169-
Car c’est elle qui est le sérieux, le tragique et l’enjeu 173]
implicite en toute aventure. Une aventure même Notre naissance toute notre vie appartiendra au
pour rire n’est aventureuse que dans la mesure où passé mais la mort reste toujours à venir (27). Si la
elle renferme une dose de mort même infime, c’est vie est fermée du côté du commencement, elle reste
ce qui lui donne son sel. Le danger n’est réel que s’il encore entr’ouverte du côté du futur. En cela elle
comporte un risque de mort même minime (22). est encore une aventure. Dans cette aventure que
C’est cette préoccupation qui rend périlleux le péril nous n’avons pas choisie et qui s’appelle la vie, le
et passionnante l’aventure. Le danger, la maladie dénouement est connu d’avance et la dose d’aven-
n’existent qu’en fonction de l’éventualité d’une issue ture et de jeu y est fort limitée. Comme la date de la
mortelle. Une aventure qui ne contiendrait pas ce mort n’est pas connue, il reste un espoir. L’objet de
risque ne serait qu’une aventure de matamore. La notre curiosité et de notre horreur était donc la
raison en est la finitude de l’homme. Ainsi les anges mort, ce précieux épice de l’aventure. La tension est
condamnés à l’immortalité ne peuvent-ils courir des forte entre cette horreur du néant et l’attirance pa-
aventures : pour les vivre, il faut être mortel et faci- radoxal de ce suprême naufrage (28).
lement vulnérable (23). Cette façon d’échapper à la
mort tient du miracle ; la vie est ainsi l’ensemble
2.– L’AVENTURE ESTHÉTIQUE
des chances qui nous soustraient journellement à la
mort. Et la fragilité et la précarité de notre exis- A. L’aventure vue du dehors [173-205]
tence sont ce qui fonde la possibilité de l’aventure. 1.Dans l’aventure esthétique, le jeu prévaut et
B. La mort et la vie [151-173] son centre est la beauté [173-175]
1.La mort est au bout de l’aventure qui nous Dans ce deuxième type d’aventure, c’est le jeu et
porte aux extrêmes [151-159] non le sérieux qui prévaut, l’homme est plus dehors
que dedans, suffisamment engagé pour ne pas être
La mort est l’expérience ultime et la limite abso-
simple spectateur mais pas non plus englobé
lue de tout ; on peut mourir de douleur (24) mais
comme dans un destin. Cette aventure qui est de
aussi de joie. C’est pourquoi l’homme en quête
type esthétique n’a pas pour centre la mort mais la
d’aventures pousse des pointes périlleuses dans la
beauté qui est l’objet de l’Art. Il ne s’agit plus d’une
direction des extrémités, ce qui témoigne d’une ten-
aventure vécue dans son commencement ou sa
tation extrémiste et puriste. L’aventureux aspire à
continuation par celui qui est surtout dedans mais
dépasser les zones moyennes vantées à tort par Aris-
d’une aventure contemplée après coup quand elle
tote où l’homme vit bourgeoisement pour aller vers
est terminée.
les limites.
2.Aventure propre et aventure des autres. Le
2.La mort, certaine quant au fait, incertaine
point de vue esthétique suppose une extériorité par
quant aux circonstances [159-169]
rapport à l’aventure [175-187]
La mésaventure de mort est donc l’aventureux en
Il faut distinguer deux cas :
toute aventure (25). L’indétermination de la mort
(nous savons que nous allons mourir mais nous ne 1. L’aventure propre de chacun pour soi-même
connaissons pas la date) nous ramène donc à l’aven- (à la 1ère personne)
tureuse ambiguïté dont nous sommes partis. Si nous 2. Les aventures des autres (29) (aux 2e et 3e per-
savions la date de notre mort, nous ne pourrions sonnes)
d’ailleurs pas supporter la vie. Ce « cadeau de
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M. Liotard - Lycée Camille Vernet - V. Jankélévitch L’Aventure, l’ennui, le sérieux : résumé 4" /"7
1. L’aventure propre où le sujet et l’objet se pas circulaire mais ouvert sur l’inconnu. L’aventure
confondent. Pour que cette aventure soit de nature moderne, c’est le départ sans le retour (Fauré, Jean
esthétique, il faut que j’en sois sorti (récit à Paris de de La Ville de Mirmont).
mon retour d’Himalaya) ; ainsi l’aventure se trans-
forme en œuvre d’art. L’aventure est au passé ou au
2. Sadko et l’aventure moderne ouverte. Sadko
futur antérieur quand les alpinistes ou les cosmo-
est un pauvre trouvère russe, dans la légende ly-
nautes cherchent à se donner du courage en antici-
rique de Rimski-Korsakov, qui va chercher des tré-
pant leur glorieux retour. Comme la vie vécue
sors pour s’enrichir et dorer le bulbe des églises de
spontanément acquiert a posteriori son sens et sa
Novgorod, sa ville natale. A côté de ce voyage d’af-
finalité dans la biographie posthume (30), l’aven-
faires assez bourgeois, il y a en Sadko un héros des
ture, qui, sur le moment et dans l’esprit de l’aventu-
temps modernes qui part à la recherche d’une ville
reux, pourrait finir tragiquement, acquiert après
merveilleuse et mystique (34) confondue avec Ve-
coup un sens esthétique. La fin (comme dans les
nise, Jérusalem, Kitiège ou Sion (comme Bouïane,
sonates ou les contes) éclaire rétroactivement
l’île exotique de Tsar Saltan). La randonnée mys-
l’œuvre d’art.
tique de Sadko n’est pas un circuit fermé. Il s’em-
2. Les aventures des autres (ou les miennes barque pour une expédition plus fantastique que
quand je suis devenu un autre pour moi-même) ont celle des Argonautes, sans espoir de retour (malgré
toutes ce caractère esthétique. Ces aventures sont Lioubava) ni nostalgie de l’exil. Ces vaisseaux
des œuvres d’art avec lesquelles je sympathise mais d’aventure qui appareillent au crépuscule comme
dont je suis dégagé puisque ce n’est pas moi qui les dans un tableau du lorrain obéissent à l’appel de
vis. Elles entrent dans la catégorie du Romanesque. l’horizon.
Ces aventures externes se referment sur elles-
B. L’aventure comme œuvre d’art [205-223]
mêmes et l’homme les regardent comme un livre
d’images (31) tantôt effrayé, tantôt ébloui et son 1.L’aventure est péninsulaire et n’est œuvre d’art
cœur bat plus vite en lisant les récits des mille et qu’à moitié [205-223]
une nuits, Homère, Hérodote ou Jules Verne. Simmel oppose perception pratique utilitaire
3.Opposition entre le périple antique et l’aven- sérieuse et perception artistique :
ture moderne [187-205] 1. La perception pratique continentale : elle
L’aventure s’embourgeoise en devenant un genre concerne toute la vie, fait corps avec la praxis, se
littéraire où le tragique cesse dans la tragédie et où trouve dans le travail en continuité avec le monde
le désespoir confine au disperato théâtral. Tous les des forces physiques et tient à la totalité du vécu.
degrés de l’aventure sont ici représentés depuis les Ainsi les halles, les gares, les hôpitaux, les écoles se
plus bourgeoises jusqu’à celles où l’engagement de définissent-ils par leur utilité. On peut qualifier
l’homme est le plus intense. Distinguons ici deux cette perception de « continentale ».
pôles : 2. La perception artistique insulaire : par opposi-
1. Ulysse et le périple antique clos. Pour le héros tion, est dite « insulaire » (comme le musée qui ne
de l’Odyssée, les tentations sont statiques plus que sert à rien, le tableau dans son cadre ou la statue
cinétiques. Il veut (32) s’arrêter en chemin, rentrer à sur son socle. A cette insularité dans l’espace, cor-
la maison. Les aventures, il ne les a pas cherchées. respond l’intermittence des fêtes ou la suspension
Ce faux voyageur est aventurier par force, casanier poétique de la prose.
par vocation et ses pérégrinations sont des aven- Dans cet ordre d’idée, l’aventure peut être quali-
tures un peu bourgeoises. Retardé dans son retour fiée de « péninsulaire » dans le sens amphibolique
par des séductrices qui sont des obstacles négatifs, de Presque :
Ulysse est pourtant un homme sage qui va au plus 1. Elle est « insulaire » par son commencement
court pour rentrer chez lui. La nostalgie liée au re- et parce qu’elle ressemble à une œuvre d’art. L’es-
tour d’exil (« nostos ») est le contraire de la curiosité thète et le dilettante voient dans l’aventure une
aventureuse. Les aventures d’Ulysse mesurent sim- œuvre belle.
plement le décalage entre le réel et l’idéal (comme 2. Elle est « continentale » par sa terminaison
dans les croisades). L’aventure moderne s’oppose ici puisqu’elle se confond avec l’ensemble de la desti-
au périple antique comme l’ouvert au fermé : car née et parce qu’elle peut mal tourner et se finir en
l’aventure n’existe pas sans l’ouverture. Pour le hé- tragédie.
ros moderne, comme l’Ulysse de Dante (33) ou les
grands voyageurs de la Renaissance, le voyage n’est
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M. Liotard - Lycée Camille Vernet - V. Jankélévitch L’Aventure, l’ennui, le sérieux : résumé 5" /"7
La perception n’a ni début ni fin ; l’œuvre d’art prévisibilité du devenir, dans l’aventure amoureuse,
possède et un commencement et une fin ; et l’aven- les mélanges entre le jeu et le sérieux sont si inextri-
ture, dissymétrique en cela, a un commencement, cables qu’il devient impossible de lever l’équivoque.
mais pas de fin. La séclusion esthétique de l’aven- L’élément ludique s’applique à l’aventure amou-
ture est toujours incomplète. À mi-chemin de la reuse sous la forme la plus dégradée de l’aventure
perception insulaire et de la perception continen- galante ou érotique jusque dans la frivolité du lan-
tale, il y aurait donc place pour un royaume d’aven- gage (40). L’aventure amoureuse est une enclave
ture. Aussi l’aventure a-t-elle des points communs dans le Sérieux prosaïque de la quotidienneté. Elle
avec l’art, sans être l’art lui-même. Elle permet à est extra-ordinaire et ex-centrique, hors cadre, hors-
ceux qui ne sont pas artistes d’avoir une expérience série et hors d’œuvre. L’aventure amoureuse est,
esthétique et éthique gratuite. Mais ce n’est qu’une comme l’île joyeuse, qui reste sans rapports avec le
œuvre d’art à moitié. Quand l’aventure a, comme reste de la vie : une « exclave », selon Simmel.
l’œuvre d’art, un commencement et une fin et
Quand il s’agit des formes les plus sentimentales
quand elle est étalée dans un espace où il n’y a ni
(et pas seulement sensuelles) de l’aventure amou-
avènement ni venue, elle cesse d’être une aventure :
reuse, l’aventure est au contraire profondément in-
elle est un tableau achevé, une fresque déroulée, un
tra-vitale. Elle devient centrale, sérieuse et tragique.
film achevé, un poème mémorisé, une cérémonie
A cet égard, l’enclave libertine apparaît ainsi
chronométrée, un rituel célébré. L’aventure qui
comme la caricature grotesque de l’aventure.
s’arrondit en œuvre d’art n’est plus une aventure ;
mais une œuvre d’art dont l’échéance se perd dans B. Destin et destinée [231-249]
les aléas indéterminés de la futurition devient aven- 1.Elle ne fait pas partie du destin mais de la des-
tureuse et cesse d’être une œuvre d’art. Romans, tinée [231-241]
films, pièces de théâtre, poèmes sont un peu plus Pour expliquer ce paradoxe (41), on dira que
« aventureux » que la fête ou le drame cérémoniel, l’aventure amoureuse ne fait pas partie du destin de
et beaucoup plus « aventureux » que le tableau ou l’homme mais de sa destinée. Le destin est ce que
la statue. C’est l’ouverture dans le temps qui décide l’ensemble des données économiques, sociales, phy-
de l’aventure. Mais cette ouverture apparaît plutôt siologiques et biologiques fait de l’homme. L’aven-
comme une clôture quand on envisage le pesant ture amoureuse ne fait pas partie de ce destin clos
destin avec lequel l’aventure peut faire corps ; et et rigide. L’amour est hors destin ; il y a autour de
l’insularité de l’œuvre d’art au contraire apparaît ce destin une part d’imprévisibilité et de liberté qui
plutôt comme une ouverture en tant qu’elle repré- s’appelle la destinée. Les destins de Rimbaud et de
sente la forme posée par notre liberté. Ainsi l’aven- Gauguin étaient d’être poète et peintre, leur desti-
ture est en quelque sorte une œuvre fluente et mo- née a été pour l’un de vendre des armes en Abyssi-
bile et toujours inachevée ; et vice versa on pourrait nie, pour l’autre (42) de vivre et de mourir à Tahiti.
dire (si l’aventure n’exigeait le mouvement) que L’aventure amoureuse ne fait pas partie du destin
l’œuvre d’art est une aventure immobilisée : (38) à mais elle est peut-être un élément de toute destinée.
la statue, par exemple, est une aventure pétrifiée, L’amour ne fait pas partie de ces formes du destin
une aventure en marbre. Naturellement c’est une qu’on appelle la carrière ou le curriculum-vitae.
façon de parler, car la pétrification nie l’aventure ! Ainsi, le fonctionnaire n’indique-t-il pas le nombre
Disons plus simplement que l’aventure, beauté de ses maîtresses (43) sur sa fiche de vœux.
temporelle, n’est ni forme plastique, ni chose in- 2.Contradiction de l’aventure amoureuse : une
forme ou difforme, mais plutôt demi-forme, comme parenthèse dans le vécu qui peut aller à l’infini
l’aventurier lui-même est un demi-artiste. (39) [241-249]
3.– L’AVENTURE AMOUREUSE L’aventure amoureuse apparaît donc comme une
A. Oscillation du jeu et du sérieux [223-231] parenthèse à l’intérieur du vécu, un intermède poé-
L’aventure amoureuse, « aventure par tique qui interrompt la prose quotidienne, une gra-
excellence » où le jeu et le sérieux sont mêlés. cieuse anecdote à fleur de destin. L’attrait de l’aven-
Le troisième type d’aventure est le plus important ture, sous cet angle, c’est la tentation du change-
car quand on dit « l’aventure », tout le monde en- ment. La femme inconnue est la promesse d’une vie
tend qu’il s’agit de l’aventure amoureuse. Si dans nouvelle. Changer de place ou de femme sont deux
l’aventure mortelle, ce sont le sérieux et le tragique formes de cette envie de déplacement qui est un
qui l’emportent, si dans l’aventure esthétique c’est alibi de la curiosité amoureuse. L’aventure amou-
la circonscription spatiale qui l’emporte sur l’im- reuse, en cela, ressemble à l’œuvre d’art. Mais dans
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M. Liotard - Lycée Camille Vernet - V. Jankélévitch L’Aventure, l’ennui, le sérieux : résumé 6" /"7
un autre sens, l’amour peut aussi bouleverser com- redevenir sérieux ? L’aventure amoureuse est en
plètement l’existence (44). Mais le Sérieux peut s’in- équilibre instable entre le madrigal et la tragédie.
filtrer dans l’aventure ou l’amour aventureux dé- Il y a une autre façon de distinguer aventures
teindre sur la vie sérieuse. L’aventure d’amour est viriles et féminines, même si certains hommes res-
un jeu sérieux. Nous savons comment cette intrigue semblent à des femmes et inversement. Il faut une
commence mais pas comment elle évoluera. Une initiative concentrée, volontaire et même violente
aventure amoureuse qui commence en madrigal pour maintenir l’insularité de l’aventure, pour résis-
peut aller jusqu’à la mort. Il y a, entre l’amour et la ter à la tendance totalisatrice qui ferait de l’anec-
mort, une fraternité profonde soulignée par les dote une tragédie et rattacherait l’île au continent.
poètes et les métaphysiciens : on peut aimer à en Ici c’est le pouvoir qui provoque les possibles. :
mourir. Les exemples de La Dame au petit chien de
1. L’attitude féminine est un abandonnement à la
Tchekhov, de Brève rencontre de David Lean et
grâce et à la faveur imméritée de la fortune. La
d’autres pages d’Ivan Bounine, illustrent cette am-
femme est emportée par la passion qui fait passer
phibolie amoureuse d’une brève rencontre qui peut
du jeu au sérieux puis au tragique. La femme at-
ravager toute une vie où s’expriment les mystères
tend l’aventure et s’abandonne à la chance.
d’irréversibilité et de semelfactivité (45).
2. L’homme lui court les aventures et tente la
chance. Il va chercher les aventures là où elles sont,
C. Style masculin et féminin en amour [249-269] force les possibles. Cette aventure dirigée est en
Il faudrait pourtant apporter des nuances en dis- somme la froide aventure de la modernité (48). Juan
tinguant l’amour selon les sexes où s’expriment des l’homme modernisme est à la fois conducteur de
dosages différents entre le sérieux et le jeu. l’entreprise et conquérant des femmes. Comme le
1. Pour la femme, le sérieux l’emporte au point disait Machiavel, la fortune, comme les femmes, ne
que l’aventurière peut paraître comme contre-na- cède qu’à la jeunesse entreprenante.
ture. Pour elle, l’aventure est un événement physio- A ces deux styles correspondent deux modes de
logique qui engage le corps, la procréation et le sé- futurition :
rieux. L’enfant à venir, la famille, transforment le 1. L’Imminence est plus féminine : elle domine
caractère insulaire du jeu en continent. La femme dans l’attente nerveuse de ce qui va arriver.
qui cherche l’aventure veut sans doute plus qu’elle
2. L’Urgence est plus masculine : elle consiste à
ne veut. Cette aventure commence frivole et finit
anticiper activement l’avenir.
tragique.
L’urgence s’oppose à l’imminence comme la fré-
2. Pour l’homme, l’aventure amoureuse garde
nésie du désir s’oppose au vertige de l’envie.
plus souvent son caractère insulaire ce qui implique
le pluriel même des aventures. Il a déjà été question D. La vie en miniature [269-285]
de l’homme qui a « des aventures » à propos du 1.L’aventure amoureuse est « la vie véritable-
passé et de l’érotisme. Parlons-en à propos du « plu- ment vécue » : elle se définit par son intensité [269-
riel ». N’avoir eu qu’une seule aventure, c’est 275]
n’avoir pas eu du tout d’aventures et cette aventure Penchée sur la vertigineuse imminence ou tendue
n’est dite « aventureuse » que par commodité lin- vers la frénétique urgence, l’aventure amoureuse
guistique. L’aventure garde son caractère aventu- tend à régénérer une seconde vie fervente dans la
reux et esthétique par la multiplicité comme dans vie réelle : la parenthèse érotique elle-même est par-
l’exemple de Don Juan. Alors qu’Ulysse résiste aux fois une sorte d’œuvre d’art, une petite vie dans la
séductrices, Juan est lui-même le séducteur et garde vie, une oasis de romanesque où les gens se sentent
l’initiative. Cet aventureux qui est presque un aven- exister. Il arrive que la petite vie intense envahisse
turier fait le tour des féminités successives. Sa vie entièrement la vie sérieuse au point où la concur-
aventurière est un périple d’une beauté à l’autre. Ce rence devienne tragique (50) et où le choix relève
pluriel polygamique des bonnes fortunes empêche du pari.
l’enracinement tragique de l’amour au centre de 2.Hasard des rencontres, clinamen, précarité,
l’existence et entretient le caractère (47) frivole de frivolité et tragédie [275-285]
chaque aventure. La répétition d’un serment de
fidélité censé engager l’avenir lui enlève de facto Comme la déclinaison des atomes donne nais-
toute valeur temporelle et Juan ruine les éternités. sance à un monde nouveau chez les Epicuriens, la
Est-ce l’ironie qui empêche la passion du jeu de rencontre d’une femme amène le fonctionnaire qui
suivait tous les jours le même itinéraire pour se
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M. Liotard - Lycée Camille Vernet - V. Jankélévitch L’Aventure, l’ennui, le sérieux : résumé 7" /"7
rendre à son travail dans sa vie sérieuse (51). La vie ne suffit pas, pour ceux-là, la vie la plus ordinaire
réelle commence quand survient cet événement. garde en réserve des aventures encore assez pas-
Mais si le fonctionnaire en vient à ne plus se rendre sionnantes. Certes le cinéma offre des créatures et
à son travail, son aventure cesse d’être galante pour des paysages d’exception mais ce ne sont que des
être tragique. L’aventure est devenue coextensive à évasions et des aventures par procuration. Quand
l’ensemble de la vie ; la seconde vie est devenue la l’homme réconcilié avec le devenir reçoit la vie
première et même la seule. Voilà de quelle façon comme un cadeau, alors il s’émerveille de trouver
l’enclavement de la petite vie peut faire disparaître l’aventure dans la vie la plus quotidienne et il re-
l’aventure. La première manière d’effacer l’aventure mercie l’existence d’avoir permis que cela arrive.
c’est d’épouser sa maîtresse : le commencement Même si cette conversion au devenir ne va pas sans
s’enlise ainsi dans la continuation. L’aventure non un profond sentiment de la précarité de l’existence
seulement dépérit par désenchantement mais aussi où l’homme se trouve désarmé. La vie elle-même
par tragédie. Elle est donc toujours précaire, tou- peut apparaître comme une aventure entre la nais-
jours en passe de perdre son caractère aventureux ; sance et la mort. C’est ainsi que la métempsychose
tantôt elle (52) devient un jeu frivole qui ne mérite croit en la réincarnation infinie des existences (56).
pas le nom d’aventure, tantôt elle finit dans le rado- Par rapport à rien, le tout lui-même devient partie.
tage ou éclate tragiquement. On connaît les pensées de Pascal et de Schopen-
* hauer sur le mystère de l’existence. Cette vie qui est
unique, le vivant la ressent comme provisoire et
* *
fragmentaire.
Conclusion : A quoi bon l’aventure et la réflexion
L’homme d’or qui surgit dans l’obscurité de la
sur l’aventure ? [285-309]
nuit dans La Ronde de nuit de Rembrandt résume
1.Le rôle de l’aventure dans les sociétés mo- le principe de l’aventure. Le clair-obscur n’est-il pas
dernes : créer des possibilités dans le conformisme l’éclairage ambigu de la démarche aventureuse ?
[285-295] Attirée par la certitude incertaine de l’avenir et de
Alors pourquoi l’aventure ? Il nous semble vivre la mort, l’aventure est à la fois close et ouverte
une période d’avènement, on annonce sans cesse la comme cette forme qu’on appelle la vie humaine
venue des temps, ce qui fait battre nos cœurs (53). entrebâillée par l’ajournement de la mort. Pour
Mais ce n’est pas de cette aventure que nous celui qui est dedans, l’immanence signifie le sérieux,
avons parlé. Cette aventure-là est la belle et bonne l’absence de forme, la clôture destinale, la certitude
aventure, l’aventure sans mésaventure d’un homme de mourir ; (57) mais pour le joueur l’existence de-
tourné vers un avenir trop idéal pour être vérita- meure ouverte et les formes allègent la fatalité
blement humain. Le péril n’est beau que parce que compacte. Ouverte et fermée, claire et obscure, telle
l’échéance est prévue de toute éternité. L’aventure apparaît la vie quand on est à la fois dedans et de-
est donc caractéristique de notre modernité parce hors. A la ronde qui tourne dans la nuit, l’Ulysse
que ses décisions nous servent à exalter une exis- des temps modernes désigne l’ouverture qui est déjà
tence trop réglée. L’aventure, introduisant l’intensi- vision de l’infini. L’homme de lumière, c’est le prin-
té dans la vie nous rappelle que les barrières so- cipe du temps qui indique à la ronde nocturne le
ciales sont mouvantes : elle permet un brassage so- chemin de l’aurore. (58)
cial. L’amour fait exploser les catégories sociales,
dépasse le prosaïsme de la Praxis et du travail et
ouvre la voie des possibles. L’aventure explore les
possibilités cachées dans la détresse ou endormies
dans l’ennuyeuse béatitude (54). Tout le monde
aura sa chance. L’aventure déblaye en plein réel des
oasis de ferveur et d’intensité ; elle redonne vie à
l’instant picaresque, exalte le délicieux décousu de
l’existence.
2.Même la vie la plus ordinaire peut receler des
aventures et la vie entière peut apparaître comme
une aventure [295-309]
Pour ceux qui ne courront jamais eux-mêmes
d’aventures, et à qui le récit des aventures des autres
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