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Lectures

Les comptes rendus, 2015

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Boris Urbas
Françoise Waquet, L’ordre matériel
du savoir. Comment les savants
e e
travaillent XVI -XXI siècle.
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Référence électronique
Boris Urbas, « Françoise Waquet, L’ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent XVI -XXI siècle. »,
e e

Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2015, mis en ligne le 08 juillet 2015, consulté le 28 mai 2016. URL : http://
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Françoise Waquet, L’ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent XVIe-XXIe s (...) 2

Boris Urbas

Françoise Waquet, L’ordre matériel du


savoir. Comment les savants travaillent
e e
XVI -XXI siècle.
1 L’historienne Françoise Waquet explore l’histoire de la production des savoirs sous l’angle
des relations entre les intellectuels1, et notamment de la place méconnue de l’oralité2. Dans
ce nouvel opus, elle poursuit cette «  écologie du savoir  » (p.  9) en prenant pour objet la
matérialité – « dimension non idéelle » (Ibid.) – des techniques intellectuelles du travail des
scientifiques. Privilégiant la longue durée, en couvrant une période allant du XVIe au XXIe
siècle, principalement en Europe, elle porte sur les sciences humaines autant que sur les
sciences dites dures. Elle condense des travaux en histoire et en anthropologie, s’appuie sur la
consultation d’archives, de biographies, de documentations (manuels, guides), des entretiens
et des visites.
2 L’ouvrage est structuré en trois parties.  Dans la première intitulée «  un ordre pluriel  »,
l’auteure objective et historicise les outils de travail dans leur masse et leur diversité. Le
premier chapitre les inventorie et les ordonne  : oralité, écriture, imprimé, image, objets et
instruments, jusqu’aux récents produits numériques. Les traces de l’oralité par exemple – des
notes de cours ou du téléphone posés sur le bureau, aux pauses café durant un colloque –
témoignent de sa permanence dans le travail scientifique. Les écritures manuscrites – des post-
it du chercheur aux marginalia – sont également d’une grande diversité sur toute la période
étudiée, et de formats variables, éphémères ou durables. Le recours aux images est croissant
et hétérogène, des planches colorées du XVIIe aux visualisations numériques actuelles. Des
outils disparaissent (le microfilm), certains résistent au temps (la photocopie annotée), et
d’autres cohabitent. L’auteure étudie (chap. 2) le devenir de certains des plus fréquents sur
la période – le séminaire, la fiche, la revue et le graphique – en saisissant « les pratiques des
usagers inventant un outil, le conformant et l’adaptant à leurs nécessités » (p. 65). La figure
graphique de l’arbre depuis le XVIIIe constitue à la fois « une mnémonique, un instrument
de classement, une mise en ordre et en évidence suivant une théorie, un outil d’aide au
raisonnement et à la décision » (p. 106). Ces catégories et leurs actualisations adoptent des
règles et des conventions, deviennent parfois des genres académiques. Puis les « techniques
du corps  »3 du scientifique (Chap. 3) sont d’un usage important dans le laboratoire, sur le
terrain ou en situation pédagogique, comme le céramologue qui pour «  juger de la qualité
d'une pâte  » (p.  123), peut se servir de son ouïe – son émis par un tesson frappé ou jeté
–, ou du goût permettant d'obtenir un aperçu de l'acidité, de la cuisson et de présumer la
fonction d'une céramique. Cette formation du corps relève de techniques parfois difficilement
communicables  : celle du géographe en excursion, ou l’éducation des sens du praticien
(« leitmotiv du discours médical du XIXe au XXe », p. 139), de la maîtrise des postures et des
gestes jusqu’à l’interface du robot télémanipulateur (p. 154).
3 Dans la seconde partie «  un ordre mixte  » (p.  159), c’est la dimension «  hybride  » des
techniques qui est explorée sous l’angle de la multimodalité. L’auteure expose le cas du
cahier de laboratoire «  archive des opérations accomplies et des gestes […]  » (p.  183),
«  document multimédia  » (Ibid.) sur papier composé d'écritures, de collages de photos
et de données imprimées, résistant à sa migration vers le numérique. Sous l’angle de la
multisensorialité, l’auteure souligne la complémentarité implicite des sens mobilisés : via des
exemples concrets de sensorialité immédiate issus du monde médical, comme les liens entre
palpation, percussion, observation et prise de notes (les « mains oculaires » de Riolan en 1626,
p. 223), puis via des exemples s’appuyant sur des « organes artificiels », comme le télescope
et le microscope, provoquant «  un double élargissement du monde sensible  » (p.  228).
Si «  l’outillage sensoriel  » peut apparaître comme un «  en-soi  » (p.  226), le moment de
l’apparition d’instruments se substituant aux sens de l’observateur et remettant en question sa

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place, permet de repérer les représentations et les valeurs liées à cet outillage : la défiance de
Bichat (XVIIe) à l’égard du microscope en comparaison à l’observation des tissus à l’œil nu
en anatomie, ou au contraire la préférence de Marey (XIXe) pour la « méthode graphique »
retenant les traces des mouvements en se distanciant de la « défectuosité de nos sens » et de
« l’insuffisance du langage » (p. 232). « L'empire des sens dans le monde du savoir » (p. 240)
s'est donc accru. Le recours à différentes ressources dans une même technique intellectuelle
permet de passer du sensoriel au sensible, tels « la main experte », « l'empathie pour l'objet
étudié », ou le « geste respectueux » (p 241).
4 La troisième partie («  Un ordre raisonné  ») s’appuie sur les discours des acteurs sur
ces pratiques. Le chapitre 6 introduit les questions de la surabondance et de l’urgence,
constituant deux constantes majeures du travail scientifique sur l’ensemble de la période
étudiée  : Gesner constate en 1540 la «  matière infinie  » de la masse d’ouvrages qu’il doit
recenser, bien avant l’accroissement de la littérature grise et l’avènement de la big science
(p. 254). Globalement « les ressources documentaires à disposition des chercheurs ont très
considérablement augmenté » (p. 253), conséquence de la division, de l’interdisciplinarité,
du changement d'échelle et de l'ouverture à de nouveaux champs d'investigation (telle
l’archéologie p. 255), et conférant un rôle crucial au bibliographe. Il s’agit aussi d’assumer de
nombreuses correspondances comme en attestent les études sur la République des Lettres (les
3300 lettres de Vossius), ou le quotidien d'un professeur de médecine au début du XIXe, pris
entre la recherche, l'enseignement et les consultations. Le chapitre 7 aborde l’économie de ces
pratiques : les outils constituent donc des réponses à ces contraintes permettant de « maximiser
l'activité de la production et de la transmission des connaissances  » (p.  277). Des small
conferences de Margaret Mead aux formations spontanées à l’usage d’un nouvel instrument,
l’oral constitue un moyen rapide et pérenne. L’imprimé, vite adopté par les scientifiques recèle
de nombreuses solutions également, comme les « éléments paratextuels » (p. 283) proposant
des « systèmes de lecture pertinents » (Ibid.) : tables, index, notes, etc. Le déploiement des
revues au XXe s’est accompagné de la création de journaux d’abstracts (Chemical abstracts
en 1895). Le format de l’article scientifique lui-même tend à homogénéiser la lecture par la
prépondérance du format IMRAD (Introduction, Method, Results and Discussion) (p. 293).
Le travail du style d’écriture des travaux vise à offrir au lecteur « l'accès le plus immédiat
et le plus sur au contenu […] » (p. 317). L’usage du graphisme y participe également, des
cartes topographiques aux figures simples comme l’accolade permettant de créer des relations
au sein d'une diversité. L’auteure cite également les technolectes, les nomenclatures dans
la chimie ou le domaine juridique, ou encore l’emploi persistant de métaphores dans le
langage scientifique (descriptions de bruits pulmonaires en médecine). Les outils intellectuels
permettent donc «  d'aller vite, simplement et surement […] par rapport à une modalité
précédente ou autre » (p. 323). Ce constat a priori attendu prend ici une nouvelle épaisseur,
l’auteure démontrant que tout cela « fonctionne, et quasiment dans les mêmes termes, tout au
long des cinq siècles étudiés, pour quelque instrument que ce soit, du catalogue-matières de
bibliothèque à la métaphore en passant pêle-mêle par le journal d'abstracts, le graphique, le
format IMRAD ou le portail documentaire » (p. 324).
5 Dans la conclusion, l’image télévisée classique de l’intellectuel parlant devant sa bibliothèque
est confrontée au foisonnement de ces outils, « transhistorique [s] […] en ce qu’ils conjuguent
des ressources nées à des époques diverses, sans compter, et on ne sait toujours trop où les
situer sur l'échelle du temps […]  » (p.  328). L’auteure s’interroge sur la relation entre le
renouvellement des outils et celui des « opérations cognitives » (p. 328). Via un parallèle avec
le développement du numérique (les carnets de recherche en ligne par exemple), elle constate
que si les outils ne remettent pas en question les fondements épistémologiques du travail
scientifique, ils transforment le quotidien de la recherche, les « arts de faire » (p. 330). Une telle
« histoire matérielle des idées » (p. 332) conduit à interroger concrètement la place du corps
du chercheur, des outils intellectuels et de sa sensibilité, dans l’objectivité à laquelle il aspire :
« ne résiderait-elle pas davantage dans les méthodes et les idées que dans les outils maniés » ?
(p.  333). En conclusion, et bien au-delà du seul monde scientifique, l’auteure – citant le
physiologiste Alain Berthoz – situe les solutions éprouvées dans le domaine des activités

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cérébrales relevant de la « simplexité », c’est-à-dire permettant « de traiter très rapidement des
informations ou des situations […] sans dénaturer la complexité du réel » (p. 330)4.
6 Cet imposant travail doté d’un index des noms propres et d’une bibliographie thématique,
présente un fort intérêt en histoire et en anthropologie, ainsi que pour tout chercheur en
sciences humaines (information-communication, sociologie) soucieux du rôle des techniques
intellectuelles dans l’accès aux savoirs, l’ordinarité de la recherche5, la communication
entre pairs et la formation aux sciences. Les références proposées permettront au lecteur
d’approfondir (illustrations, documents) des points traités plus succinctement dans l’ouvrage.

Notes
1 Françoise Waquet et Hans Bots, La République des lettres, Paris : Bruxelles, Belin, 1997, 188 p. ;
Françoise Waquet, Les enfants de Socrate : Filiation intellectuelle et transmission du savoir XVIIe-XXIe
siècle, Paris, Editions Albin Michel, 2008, 325 p.
2 Françoise Waquet, Parler comme un livre : L’Oralité et le Savoir, Paris, Albin Michel, 2003, 432 p.
3 L’auteure fait plusieurs fois référence à l’article de Marcel Mauss : « Les techniques du corps », Journal
de psychologie, vol. 32 / 3-4, 1936, p. 365–86.
4 Cité par l’auteure : Alain Berthoz, La simplexité, Paris, Éditions Odile Jacob, 2009, 256 p.
5 Lecture pouvant être complétée par un numéro thématique de la revue « Sciences de la société » :
Muriel Lefebvre (dir.), L’infra-ordinaire de la recherche : Archives, mémoires et patrimoine scientifique,
Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2013, 172 p., (« Sciences de la société », 89).

Pour citer cet article

Référence électronique

Boris Urbas, « Françoise Waquet, L’ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent XVIe-
XXIe siècle. », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2015, mis en ligne le 08 juillet 2015, consulté
le 28 mai 2016. URL : http://lectures.revues.org/18603

À propos du rédacteur
Boris Urbas
Docteur en sciences de l’information et de la communication, chercheur au CIMEOS (EA 4177),
Université de Bourgogne

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