Actes de la recherche en

sciences sociales

Les intellectuels et la conscience nationale au Brésil

Monsieur Afrânio Garcia

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Garcia Afrânio. Les intellectuels et la conscience nationale au Brésil. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol.
98, juin 1993. Des empires aux nations. pp. 20-33;

doi : 10.3406/arss.1993.3049

http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1993_num_98_1_3049

Document généré le 01/09/2016

Zusammenfassung
Die Intellektuellen und das Nationalbewusstsein in Brasilien
Zu Beginn des 20. Jahrhunderts teilten zahlreiche brasilianische Intellektuelle das Gefühl der
Nichtexistenz einer nationalen Kultur. Der Beitrag der Intellektuellen an deren Konstitution kann
anhand der Analyse des sozialen Lebenswegs und der Werke zweier emblematischer Autoren des
nationalen und kulturellen Nationalismus untersucht werden : Alberto Torres und Nelson Werneck
Sodré. Nachvollziehbar wird auf diese Weise die progressive Institutionalisierung des Bemühens
um Ausbildung des «Nationalbewusstseins» durch Implantation eines Verlagsmarktes in Brasilien
und den Aufbau eines Bildungssystems, dank dessen die mit der Modernisierung verknüpften
Denkschemata verbreitet werden konnten. Der spezifischste Beitrag dabei war sicher die
Wiederherstellung eines Selbstbildes, mit dem die Pflichtdebatte seit dem 19. Jahrhundert liber die
Minderwertigkeit eines Volkes von Mestizen ersetzt wurde durch das Bild einer jungen und
zukunftsshwangeren Nation. Anhand ihrer Biographie wird erkennbar, was diese Intellektuellen,
die von sozial niedergehenden Pflanzerfamilien abstammen, sozial seltenen Kompetenzen
verdanken. Durch ihre Weigerung, ihren Niedergang als Schicksal hinzunehmen, vermochten sie
in Bereichen wie der Wiederaufwertung der Nationalkultur und der Neudefinition des Staates
Neuerungen einzuführen. Die Kulturnationalismus hat gegensätzliche Folgen : Zwar fiihrt die
Rehabilitierung bestimmter kultureller Praktiken zur Ausweitung des Publikums und zu einer
wachsenden Zahl von Produzenten, doch hat die Durchsetzung nationaler Grenzen auch einer
erschwerten intellektuellen Austausch zur Folge.

Abstract
Intellectuals and national consciousness in Brazil
At the beginning of the 20th century, many Brazilian intellectuals shared the sense of the non-
existence of a national culture. The contribution of the intellectuals to the making of that culture
can be studied by analysing the social trajectories and the work of two authors who are
emblematic of political and cultural nationalism : Alberto Torres and Nelson Werneck Sodré. Thus
there is a progressive institutionalization of the concern to shape the "national consciousness",
through the setting-up of a publishing market throughout the country and the developement of the
educational system, which enabled the new schemes of thought, linked to modernization, to be
disseminated. Probably their most important contribution was the restoration of self-image,
whereby the debate, obligatory since the 19th century, on the inferiority of a half-caste people,
gave way to the image of a young nation with a future. Their biographies show what these
intellectuals, from declining planter families, owed to socially rare competences. Refusing to
accept their decadence as a des-tiny, they were able to innovate in areas such as the revaluing of
national culture and the redefinition of the State. Cultural nationalism had contrasting
consequences : the rehabilitation of certain cultural practices did indeed lead to an expansion of
the audience and an increased number of producers, but the imposing of national frontiers acted
as a screen against intellectual commerce.

Résumé
Les intellectuels et la conscience nationale au Brésil
Au début du XXe, nombre d'intellectuels brésiliens partageaient le sentiment de l'inexistence d'une
culture nationale. La contribution que les intellectuels ont apportée à sa constitution peut être
étudiée à travers l'analyse des trajectoires sociales et des oeuvres de deux auteurs
emblématiques du nationalisme politique et culturel : Alberto Torres et Nelson Werneck Sodré. On
assiste ainsi à l'institutionnalisation progressive du souci de former la "conscience nationale",
grâce à l'implantation d'un marché éditorial dans le pays et au développement du système
d'enseignement qui a permis la diffusion des nouveaux schèmes de pensée liés à la
modernisation. Leur apport le plus spécifique fut sans doute la restauration de l'image de soi,
substituant au débat obligé depuis le XIXe sur l'infériorité d'un peuple de métis l'image d'une
nation jeune et porteuse d'avenir. Leur biographie montre ce que ces intellectuels, originaires de
familles de planteurs en déclin, doivent à des compétences socialement rares. Refusant de subir
leur décadence comme un destin, ils ont pu innover dans des domaines comme la revalorisation
de la culture nationale et la redéfinition de l'Etat. Le nationalisme culturel a des conséquences opposées :
certes la réhabilitation de certaines pratiques culturelles conduit à l'élargissement du public et à
l'augmentation du nombre des producteurs, mais l'imposition de frontières nationales exerce un effet
d'écran au commerce intellectuel.
AFRANIO GARCIA JR.

LES INTELLECTUELS

ET LA CONSCIENCE NATIONALE

AU BRÉSIL

alors en voie de constitution et d'autonomisation. Cette

expansion a été notamment une voie privilégiée de
reconversion pour les grandes familles de planteurs
qui étaient alors en déclin du fait de transformations
survenues dans le commerce international. La nécessité
de se reconvertir explique sans doute le fait que les
intellectuels au Brésil aient devancé les hommes
politiques, annonçant dans leurs écrits les transformations
à accomplir dans les structures de l'Etat.

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Alberto Torres formule souvent des critiques virulentes

envers les différentes fractions de la classe dominante,
un peu comme s'il n'en faisait pas partie lui-même ou
s'il voulait affirmer, à travers ses attaques contre les
hommes politiques, contre les possédants et même
contre les intellectuels, sa position de penseur isolé ou
marginal. C'est l'ensemble de la classe dominante qu'il

1 - Cette "gallomanie" a été analysée par Sergio Miceli (1975, p. 181)

à travers les souvenirs d'un auteur ayant pour modèle Anatole
France et qui se sentait "exilé au Brésil"
.

Actes de la recherche en sciences sociales, N° 98, juin 1993, 20-33

LES INTELLECTUELS ET LA CONSCIENCE NATIONALE AU BRESIL
rend responsable de la pauvreté du Brésil et de la
destruction de ses ressources naturelles "Les disgrâces de
:
cette terre ont pour origine l'agitation de ses hommes
politiques, ce que prônent ses apôtres, les préjugés,
illusions et théories de ses hommes de lettres, la
cupidité de son commerce, de son industrie et de la
finance, collaboratrice avec l'étranger de la ruine du pays.
Aujourd'hui, tout cela s'agite autour du gouvernement
qui, n'étant pas une institution nationale, même pas un
corps de dirigeants compétents, est la seule force de
fait". (A. Torres 1915, p. 26). Par une sorte de prophé-
tisme du pire, il veut souligner l'urgence de la
construction nationale et de l'instauration de "critères
de jugement sur les choses les plus simples de la vie
sociale" propres aux Brésiliens. Mais le travail politique
d'invention de nouvelles institutions économiques et
étatiques supposait préalablement une modification
des structures mentales. L'extrait cité précédemment
finissait d'ailleurs par une attaque directe contre les
intellectuels cosmopolites qui "jouent le rôle de
Parisiens en Amérique, copiant les modes (...) que leur
envoyent les couturiers de leurs corps et de leurs
esprits". Et, dans un autre écrit, il précisait encore "La
:
nationalité, c'est la vie d'un peuple, faite par la
chaleur et par l'énergie d'un esprit, sur la santé d'une
économie. Nous sommes tenus de fonder l'économie de
notre Patrie. (...) Pour cela, il n'y a qu'un seul chemin
à suivre, tracer sa politique ; et pour concevoir sa
politique il faut former une conscience nationale.
L'autonomie d'un peuple naît dans sa conscience" (A. Torres
1914a, p. 32 ; souligné dans l'original).
L'analyse de la circulation des livres de Alberto
Torres2, et surtout les raisons de sa consécration
posthume après la Révolution de 1930, permettent de
mieux situer le public qui faisait écho à de tels appels,
et de comprendre comment s'opère ce passage d'un
discours isolé -ce qui explique son ton quelque peu
désespéré- à une situation politique nouvelle qui place
la "formation de la conscience nationale" au coeur des
préoccupations majeures.
• Du cercle d'initiés
à la consécration révolutionnaire
La stratégie de publication des livres à cette époque
révèle au plus haut degré les prétentions des écrivains
brésiliens. Torres publie ses deux premiers livres sur la
politique internationale en français à Rio de Janeiro et
ses trois derniers livres, qui contiennent ses propos
nationalistes, en portugais. Ces cinq livres, qui furent
21
LIVRES PUBLIES PAR ALBERTO TORRES
PENDANT SA VIE
1909 - Vers la paix. Etudes sur l'établissement de
la paix générale et sur l'organisation de l'ordre
international.
1913 - Le problème mondial Etudes de politique
internationale.
1 9 1 4a - 0 problema nacional brasileiro. Introduçao
a um programa de organizaçao nacional (Le
problème national brésilien. Introduction à un
programme d'organisation nationale).
1914b- A Organizaçao Nacional. Primeira parte :
a Constituiçâo (L'Organisation Nationale.
Première partie : la Constitution).
1915 -As fontes da vida no Brasil (Les sources de
la vie au Brésil)
publiés par l'Imprimerie nationale, grâce à son poste
dans la haute magistrature, furent distribués par
l'auteur "à des amis". Par la langue et les sujets qui y
sont traités, on observe un déplacement qui va d'une
posture cosmopolite, celle d'un "Parisien en Amérique"
selon sa propre expression, à une attitude nationaliste,
cette discontinuité trouvant son principe dans sa
trajectoire sociale et dans une redéfinition de ses rapports
aux centres culturels internationaux dominants.
De son vivant, la notoriété de Torres fut limitée à
un public éclairé, essentiellement composé de juristes
comme lui. Les milieux politiques l'ignoraient. Seul, un
petit groupe de sept personnes se réunissait chaque
lundi chez lui pour discuter ses idées. Par contre, après
sa mort, il a constitué une référence majeure pour les
jeunes lieutenants, emprisonnés après les
soulèvements armés de 1922 et 1924, qui voulaient
promouvoir une "révolution nationale". Juarez Távora, qui a
été le commandant militaire de la Révolution de 1930
2 - Luiz de Castro Faria a fait la démonstration des diverses
appropriations d'Alberto Torres selon les différents moments historiques
les réflexions présentées ici proviennent d'une recherche menée en
;
collaboration au Museu Nacional de Rio sur les trajectoires sociales
des intellectuels brésiliens et les questions qu'ils s'imposent.
22
dans le nord du pays et a participé à tous les combats
armés menés par les jeunes officiers depuis 1922 pour
combattre des institutions politiques qu'ils jugeaient
corrompues et périmées, dit avoir commencé à lire
Alberto Torres en prison (Juarez Távora 1974, vol. 1,
p. 122, 212). Au moment de sa deuxième incarcération,
il précise qu'il a partagé son temps entre la lecture des
oeuvres de Torres et la rédaction de son propre
Témoignage sur la révolution brésilienne de 1924, un
des rares écrits, à l'époque, d'un participant de la
longue marche (1924-1927) organisée par les
lieutenants révoltés qui traversèrent le Brésil du sud au
nord. Ainsi, Alberto Torres devenait une référence
majeure, pour une partie au moins des jeunes officiers
qui constituaient la force politique la plus radicale.
Mais ce mouvement armé, à lui seul, n'a pas été
capable de provoquer le renversement des intitutions
de la Première République, ses principaux leaders
étaient dès 1928 en exil, en prison ou dans la
clandestinité.
C'est après la Révolution de 1930 que les livres de
Torres en portugais furent republiés par une maison
d'édition privée et insérés dans la collection Brasiliana
qui était destinée aux rééditions des classiques
nationaux et allait devenir la plus prestigieuse collection
brésilienne. Pour comprendre ce nouvel intérêt pour
"sa pensée" qui n'est survenu que près de 15 ans après
sa mort (1917), il faut le mettre en relation avec les
changements politiques au cours de cette période, en
particulier la reconstruction de l'Etat central et
l'instauration d'une culture authentiquement nationale qu'elle
cautionnait. La Révolution de 1930 n'a pas été faite par
un groupe de professionnels ayant une idéologie et un
programme de réformes politiques et sociales définies
à l'avance. Elle fut le fait de groupes politiques très
hétéroclites qui ne se sont unis que pour la
déclencher. Les hésitations mêmes, après la prise du pouvoir
politique, des forces victorieuses expliquent en partie
le regain de l'intérêt pour l'oeuvre de Torres, ses
appels pour un nouvel Etat sonnant alors comme une
prophétie qui était en train de s'accomplir.
C'est la synchronisation de plusieurs crises 3 d'origines
différentes qui explique le succès du soulèvement
armé qui, en 1930, a conduit à la destitution du
Président de la République et à la construction
institutionnelle de l'Etat national. Avant la crise mondiale de
1929, l'économie brésilienne ressemblait à des ilôts de
grandes plantations agricoles tournées vers le marché
international, sans qu'il y ait des liens établis entre ces
différentes régions, voire un commerce et des
communications réguliers. Ainsi, pendant longtemps, les
crises ne furent pas ressenties par toutes les régions
Afranio Garcia Jr.
en même temps. Or, après 1929, tous les marchés des
produits primaires furent atteints les uns après les
autres4. La crise a eu un caractère massif pour la
plupart des planteurs. Bien que différents dans leur
histoire, dans leur richesse et dans leurs orientations
politiques, tous ces planteurs pouvaient situer la
cause commune de leur mal dans "l'étranger".
La crise politique avait deux composantes
majeures, toutes les deux liées, pour des motifs très
différents, à cette sorte d'Etat très segmenté qui
caractérisait les structures politiques de la Première
République (1889-1930). En effet, après le
renversement de l'Empire par les militaires, la première
tentative de gouvernement central fort3, sous la forme
constitutionnelle d'un Etat fédéral, n'a pu que
juxtaposer des structures politiques ayant pour cadre
chaque province, et jouissant d'une assez large
autonomie. Le gouvernement central, à Rio de Janeiro,
était faible, chaque province pouvant constituer ses
propres milices, faire des emprunts à l'étranger, lancer
des impôts sur les produits exportés, avoir sa propre
magistrature, son système d'éducation, etc. La force
relative des provinces dépendait donc largement de
leurs activités économiques propres. Le
gouvernement central avait peu de moyens pour procéder à un
rééquilibrage. Les partis politiques nationaux eux-
mêmes disparurent, chaque province ayant par
exemple son propre Parti républicain. Dans ce
contexte, les provinces les plus riches avaient une
suprématie indéniable au sein de la Fédération. Dès
1894, les élites politiques de Säo Paulo et de Minas
alternaient à la tête de la présidence de la
République. La suprématie de Säo Paulo, qui était liée
à l'essor des plantations de café, était telle que cette
province put mener une politique autonome du
contrôle de l'offre du café sur les marchés
internationaux, faisant des emprunts pour financer le stockage,
passant des accords avec les firmes d'import-export et
finançant l'immigration européenne pour pallier le
"manque de bras" après l'abolition de l'esclavage. Les
tentatives du gouvernement central pour renforcer les
politiques de contrôle d'offre de café et de
valorisation des prix sur les marchés internationaux étaient
3 - Pierre Bourdieu (1984) a présenté un modèle pour la
compréhension des "évements de mai 1968" à partir de l'idée de
synchronisation de crises d'origines différentes. Ce principe explicatif paraît
s'appliquer à bien des ruptures révolutionnaires.
4 - Le café, qui représentait 70 % des revenus à l'exportation, était
concentré au Centre - Sud du pays, en particulier à Sào Paulo. Au
Nordeste, prédominaient les plantations de canne à sucre, en
Amazonie l'exploitation de caoutchouc, etc., chaque produit ayant
ses réseaux de commercialisation propres. La concurrence, à
l'intérieur de chaque "marché international", n'était pas la même.
5 - Sur la transition de l'Empire à la République et les violents
conflits de groupes urbains, notamment des militaires, à l'origine du
nouveau régime qui ont débouché sur un compromis attribuant le
pouvoir aux élites provinciales et réduisant celui de la population de
Rio, cf. Carvalho 1991- Pour la relation entre l'abolition de
l'esclavage et la fin de l'Empire, cf. Carvalho 1990.
LES INTELLECTUELS ET LA CONSCIENCE NATIONALE AU BRESIL
ressenties par les élites des provinces non
productrices de café comme une sorte de mainmise de Säo
Paulo sur l'Etat central.
Ce sentiment devint plus aigu en 1929 lorsque le
président sortant, qui était lié à l'élite politique de Säo
Paulo, désigna comme candidat à sa succession un
homme politique provenant de la même province que
lui, ne respectant pas l'accord tacite qui voulait que,
en 1930, soit élu un homme politique issu de l'Etat du
Minas Gérais. Les élites de la province de Minas
décidèrent d'appuyer la candidature de Vargas de la
province de Rio Grande do Sul alliée à celle de Joäo
Pessoa, président d'une province secondaire du
Nordeste. Cette alliance politique, qui avait très peu
de chances d'être victorieuse, fut effectivement battue
aux élections de mars 1930. Les hésitations de Vargas
et de son entourage à prendre les armes trahissent
bien le fait que cette candidature était surtout
destinée à faire comprendre aux élites provinciales
hégémoniques que leur domination était trop exclusive, la
décision du soulèvement n'ayant été prise qu'après
l'assassinat de Joäo Pessoa.
Si la Révolution a pu l'emporter, c'est que Vargas
avait passé un accord avec les jeunes officiers révoltés,
assurant ainsi le succès militaire de son entreprise.
Ainsi le soulèvement armé est devenu possible par
l'alliance des élites de même nature sociale que celles
de Säo Paulo -des planteurs dont le pouvoir était
strictement lié aux usages du patrimoine foncier , mais
moins riches économiquement et moins puissants
politiquement- avec la plupart des officiers ayant participé
aux révoltes armées depuis 1922. Il faut signaler que
l'existence de cette composante relevait d'une crise
politique plus durable, car, par son existence même,
elle mettait en question le monopole étatique de
l'usage de la violence physique. La sympathie pour les
révoltés, notamment des populations urbaines,
trahis ait une crise de confiance dans la légitimité des
dirigeants, la majorité de la population urbaine, comme
les jeunes officiers, se sentant flouée par les fraudes
électorales systématiques, par la manipulation des
clientèles paysannes par les planteurs et par 1' usage à
des fins privées des fonctions publiques. La diversité
des opposants et l'ampleur des crises expliquent les
alliances de dernière heure qui se sont nouées entre
des forces politiques hétérogènes7, sans autre point
d'accord que le renversement de l'ennemi commun.
Par là s'expliquent aussi les hésitations, les conflits et
l'absence de programme après la victoire.
C'est dans ce contexte que la nouvelle édition des
livres d'Alberto Torres et l'exégèse de sa pensée
prennent tout leur sens. Cet intellectuel qui avait fait la
critique de la faiblesse de l'Etat et de l'économie
nationale offrait des analyses toutes faites qui
permettaient de s'opposer au communisme ou au fascisme
qui étaient alors en pleine ascension.
Les nouvelles élites dirigeantes furent confrontées à
trois types de problème pour lesquels la référence à
23
La redécouverte de Torres
d'après un de ses disciples
compte
leLespays,
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révolutionnaires
etde
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manque
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entre
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pu
rendus
justi-
fer l'appel aux armes. Ils sont arrivés au pouvoir les
mains vides, condamnant de façon véhémente le passé
et faisant des promesses délirantes pour l'avenir, mais
ils ne donnaient à ces manifestations aucun contenu
positif. Comme toutes les révolutions, celle de 1930
croyait qu'il suffisait de remplacer les anciens
dirigeants par de nouveaux et que tout serait résolu. Ils
ne voyaient pas que la coalition d'oppositions était
une addition de "non", qui finissaient par s'opposer et
se disputer lorsqu'ils voulaient se transformer en
"oui" dans des programmes de construction. Dans
cette période inquiète et tumultueuse, au moment de
fouiller les problèmes et les solutions, l'oeuvre
d'Alberto Torres est réapparue, comme une vision de
réalisme, de doctrine et de quête de réformes
pratiques. Le problème national brésilien et l'Organisation
nationale (vols 16 et 17 de la Brasiliana), sont alors
réédités, précédés par un ouvrage d'Alcide Gentil, Les
idées d'Alberto Torres (vol. 3 de la Brasiliana) et suivis
peu de temps après par le livre de Saboia Lima, Alberto
Torres et son oeuvre (vol. 47 de la Brasiliana). Tout cela
entre 1932 et 1933. Entre 1932 et 1935 c'est l'époque
où l'intérêt pour les livres d'Alberto Torres est le
plus fort (Lima Sobrinho 1968, p. 505-506).
6 - Pour les usages du patrimoine foncier comme principe du
pouvoir des planteurs et d'exclusion des paysans du champ politique,
cf. Garcia Jr. 1989.
7 - Le caractère hétéroclite des forces ayant déclenché la Révolution
de 1930 est finement analysé par Boris Fausto (1970). Il montre bien
que la dissidence politique de Sâo Paulo (le Parti démocratique),
alliée de Vargas, n'a pas participé aux opérations militaires et,
qu'après la victoire, Vargas a nommé des gouverneurs d'origine
militaire pour contenir le poids politique des élites de planteurs de café.
24
l'oeuvre d'Alberto Torres a pu servir de caution à leur
propre entreprise politique. Le premier était
l'insuffisance des changements politiques après la victoire
militaire, ceux-ci s'étant limités au changement des
individus à la tête de chaque province. Le système
politique provincial n'avait pas changé, les paysans des
plantations traditionnelles restant la clientèle des chefs
politiques locaux. Renforcer l'Etat central et en finir
avec les structures politiques provinciales autonomes,
plus juxtaposées qu'intégrées, était une réforme
fondamentale pour que ces nouvelles élites puissent asseoir
leur pouvoir. En outre, après 1930, la construction d'un
Etat national permettait de faire contrepoids à la
suprématie de Sâo Paulo au sein de la Fédération.
Le deuxième problème était l'absence presque
complète d'intégration entre les différentes économies
régionales qui étaient plus juxtaposées que reliées
entre elles. L'unification économique et la constitution
d'un vaste marché intérieur ne pouvaient être assurées
que par un Etat national puissant, comme l'a souligné
Karl Polanyi (1971) à propos de l'Angleterre. Sans cette
unification économique, l'industrialisation n'aurait pas
pu devenir un pôle dynamique durable.
Le dernier problème concernait l'unification
proprement culturelle d'un pays caractérisé par une grande
diversité sociale et culturelle. La centralisation des
informations relatives au territoire et à la population fut
assurée par l'Institut brésilien de géographie et de
statistique (créé en 1931). La réduction des échanges
économiques avec l'Europe eut également des effets sur le
plan de la production intellectuelle, car l'isolement
forcé put apparaître sous la forme d'un choix dès qu'il
prit la forme du nationalisme culturel. Au début des
années 30, un nouveau genre littéraire apparaît -les
"études brésiliennes"- et devient vite très prestigieux.
Dès 1902, l'étude d'Euclides da Cunha, Os Sertöes, sur
le mouvement messianique des Canudos au début de
la République montrait que la méconnaissance du
terroir et de ses hommes avait lourdement pesé sur le
massacre par l'armée de tous les hommes de Canudos.
Cette tragédie est devenue une parabole de l'histoire
brésilienne. La contribution sans doute la plus
spécifique des intellectuels a ainsi été de donner une
certaine dignité aux pratiques culturelles brésiliennes.
Depuis le milieu du XIXe siècle, la question obsédante
des Brésiliens était en effet de savoir à quelle race ils
appartenaient, les peuples métis étant considérés par
Gobineau et Vacher de Lapouge comme un stade
inférieur. Os Sertöes, qui connut une large diffusion à partir
des années 30, porte la marque de cette problématique
et représente le premier effort réussi de revalorisation
Afranio Garcia Jr.
des métis brésiliens. Sous ce rapport, Alberto Torres
allait bien plus loin puisqu'il niait la pertinence
scientifique des théories raciales et déplaçait la question de
l'infériorité raciale, inscrite dans la nature des choses,
vers celle de l'infériorité nationale, donc de nature
historique. Une meilleure connaissance de soi devenait
un instrument central pour quitter un rang tenu pour
inférieur dans le monde et, durant la période Vargas,
on assista même à la revendication du métissage
comme caractéristique nationale.
Barbosa Lima Sobrinho a figuré parmi les 50
fondateurs de la "Société des amis d'Alberto Torres" (nov.
1932), ainsi que Juarez Távora et d'autres écrivains
renommés, leaders politiques et commandants
militaires du soulèvement. Cette société voulait influencer
les électeurs et peser sur les propositions de
l'Assemblée constituante réunie en 1934. La révision
constitutionnelle prônée en 1914, dans l'Organisation
Nationale, passait alors à l'ordre du jour. Cette société
devint si importante et la pensée d'Alberto Torres si
emblématique que les "intégralistes", nom du courant
d'extrême droite proche des fascistes italiens et des
nazis8, tentèrent de se l'approprier en 1935-36 : Plinio
Salgado, le leader de ce courant qui était également
membre de cette association depuis sa fondation,
essaya, semble-t-il, de fusionner, le Parti intégraliste et
la "Société des amis". En 1938, les intégralistes
tentèrent même un coup d'Etat contre Vargas. Si leur échec
provoqua leur disparition de la scène politique, il reste
que l'assimilation de cette association à l'extrême
droite provoqua une chute d'intérêt pour les écrits
d'Alberto Torres9. En tout cas, la gauche ne put se
réclamer explicitement d'Alberto Torres qu'après le
coup d'Etat militaire de 1964. Le centenaire de sa
naissance, en 1965, fut commémoré à l'Institut d'histoire et
de géographie. Barbosa Lima Sobrinho, connu pour
son passé nationaliste, prononça une conférence et, en
1968, un livre fut publié par la maison d'édition
Civilisation Brésilienne, notoirement opposée au
régime militaire, la gauche voulant rappeler ainsi à la
droite l'une de ses références nationalistes explicites10. Si
8 - Pour l'étude des fascistes brésiliens et leur action dans les années
30 cf. Trindade 1988.
9 - "II va de soi que l'intérêt de l'intégralisme pour l'oeuvre d'Aberto
Torres provoqua une méfiance généralisée (...). Et cette méfiance
signifia une éclipse ou un déclin, pour ne parler que de sa
renommée au moins en ce qui concerne la demande de ses livres ou
l'enthousiasme pour son oeuvre" (Lima Sobrinho 1968, p. 516).
10 - Távora était alors ministre et s'est toujours considéré comme un
disciple de A. Torres.
LES INTELLECTUELS ET LA CONSCIENCE NATIONALE AU BRÉSIL
l'oeuvre de Torres a été l'objet d'usages politiques
aussi divers, c'est qu'elle a accompagné une
différenciation du champ politique national qu'elle a contribué
à instituer. L'analyse de la trajectoire de cet auteur
permet de mieux comprendre les raisons de son message
prophétique et son intérêt à bâtir l'Etat11.
• La passion de l'Etat
Par son origine sociale, il avait toutes les propriétés
d'un grand héritier politique destiné à occuper les plus
hauts postes politiques brésiliens. Il était né en 1865
dans une grande plantation de café cultivée par des
esclaves de la province de Rio. Cette région qui avait
connu depuis le début du XIXe siècle la plus forte
prospérité économique, devint le centre politique de
l'Empire. Mais Torres assista surtout au déclin
économique de cette région en raison de l'expansion des
plantations de café de l'ouest de Säo Paulo, les esclaves
étant remplacés par des immigrants européens. Son
père et son grand-père, tous les deux licenciés en droit,
firent une carrière politique (son père devint sénateur
de la République). Son arrière-grand-père, portugais
d'origine, était chirurgien et son grand-père maternel
fonda la bibliothèque portugaise la plus importante de
Rio. Alberto Torres faisait ainsi partie de ce groupe
restreint de familles de planteurs qui concentraient un
capital culturel et politique particulièrement élevé.
Le signe le plus frappant de cette très haute origine
est sans doute la précocité de son cursus scolaire et de
sa carrière politique. Il entre à la Faculté de médecine
à 15 ans -n'ayant pas l'âge requis, il obtient une
dérogation de l'empereur- qu'il quitte deux ans après pour
faire des études de droit. Comme de nombreux jeunes
prétendants, il prend parti pour l'abolition de
l'esclavage et pour la proclamation de la République, les élites
politiques et les planteurs de Rio étant par contre
opposés aux mesures d'abolition parce qu'ils voulaient
se faire indemniser de leurs capitaux investis dans
l'esclavage. Si les propriétaires d'esclaves imposèrent
des mesures politiques progressives pour abolir
l'esclavage, l'Etat n'eut jamais les moyens financiers
nécessaires pour couvrir les indemnités. Après l'abolition, ils
retirèrent leur appui à la monarchie et un an après, il a
suffi d'un mécontentement parmi l'élite militaire pour
que les jeunes officiers se réclamant du positivisme
proclament la République sans qu'aucune résistance ne
leur soit opposée. Alberto Torres avait fait son entrée
en politique en soutenant la République comme
journaliste, ce qui lui a valu d'être, à 24 ans, parmi le petit
25
nombre de ceux qui avaient pris part à la chute de
l'Empire. Le renversement des élites politiques liées à
l'esclavage et à la monarchie ne pouvait qu'accélérer
sa carrière politique.
Il est élu à l'Assemblée provinciale de l'Etat de Rio
(1890-93) où il participe à l'élaboration de la
Constitution12 et est élu député fédéral (1894-96). En
1896 -il avait 31 ans- il est nommé ministre de la
Justice, poste qui lui assura la présidence de la
province de Rio dès l'année suivante (1897-1900). Une
car ière aussi foudroyante pouvait lui donner l'espoir de
devenir un jour président de la République. Mais son
passage par la présidence de la province se solda par
un échec, les structures politiques les plus importantes
à cette époque étant de nature provinciale et
supposant une gestion habile des clientèles locales. Comme
il avait mal géré un conflit local, une partie de
l'Assemblée demanda sa destitution. Cette crise fut
suivie de scènes de violence et d'une paralysie de
l'administration. Il manqua de moyens financiers pour son
administration en raison de la chute de la production
provinciale de café en 1894, 20 % de la production de
:
café brésilienne provenait de la province de Rio contre
70 % en 1870. A la fin de son mandat, son prestige
politique fut fortement amoindri, comme le montre,
entre autres indices, le fait qu'il ne put pas désigner
son successeur, comme c'était pourtant l'usage dans les
provinces. Cette expérience malheureuse explique sans
doute le profond désenchantement de Torres à l'égard
des structures politiques de la nouvelle République et
sa dénonciation de la fragilité des institutions étatiques.
Bien que se tenant à l'écart des combats politiques
immédiats, il dut à son capital social important d'être
nommé dès l'année suivante magistrat du Tribunal
fédéral suprême. Même si le judiciaire faisait figure de
pouvoir secondaire ou peu autonome, il reste
qu'Alberto Torres arriva à la plus haute magistrature à
35 ans, âge minimum prévu par la constitution
fédérale. Ayant peu de pratique judiciaire, il se fit surtout
connaître en tant que "maître à penser" ou "homme
d'Etat", ses livres proposant plus des modèles
institutionnels (projet de Cour internationale de justice ou de
11 - Dans la préface à une réédition de Vers la paix, R. Pinto (1927,
p. 6) publie un texte présenté comme le testament politique de
Torres où celui-ci explicite "l'organisation de la liberté par la
fondation de l'Etat (...) c'est tout le problème et c'est le seul problème de
:
notre époque".
12 - Dans un Etat fédéral, chaque province (avant 30) ou Etat (après
30) a sa propre constitution, d'où une certaine variété d'institutions
politiques régionales.
26
nouvelle constitution pour le Brésil) que des
commentaires juridiques ou l'exégèse des lois en vigueur13.
En 1907, il participa aux travaux de la deuxième
Conférence de Paix de La Haye qui visaient à instituer
un tribunal d'arbitrage pour les conflits
internationaux. La délégation brésilienne, dirigée par Ruy
Barbosa, proposa le principe d'égalité entre tous les
Etats-nations. Les puissances européennes et les Etats-
Unis s'y opposèrent et proposèrent un projet qui
distinguait les nations de premier, deuxième et troisième
rang (dans lequel se trouvait le Brésil). Son texte
publié en français à Rio était principalement destiné à
un public d'hommes d'Etats et de juristes
internationaux ; il essaya de concilier les deux visions
opposées pendant la conférence. Apôtre de la paix face à
la menace de guerre, son projet évolua vers la
création d'un Etat mondial14
Le déclenchement de la première guerre mondiale
provoqua un repli de Torres vers les écrits
nationalistes. Très sensible aux différences culturelles,
économiques et aux formes concrètes du jeu politique qui
rendent raison des différences de puissance entre les
Etats-nations, il publia trois livres liés à son souci de
faire sortir le Brésil de sa position inférieure, celle
d'un acteur sans aucun poids sur la scène
internationale, qui n'a même pas les moyens de sauvegarder
"ses richesses naturelles" contre les intérêts qu'il
nommait "impérialistes". Pour lui, la faiblesse brésilienne
provenait de la fragilité d'un Etat traversé par des
intérêts particularistes, par la concurrence entre les
planteurs qui conduisait à la destruction des sols, la
prospérité des uns n'étant bâtie que sur la ruine des
autres, bref, par l'absence de "conscience nationale".
Le nationalisme des pays jeunes, comme le Brésil,
était défensif et, selon lui, la force de l'Etat n'était pas
réductible à sa puissance militaire. Alberto Torres
concevait la "construction de la société" comme une
"oeuvre d'architecture politique" (Torres 1914b,
p. xxvi) parce que l'Etat était, pour lui, le seul moyen
de structurer et d'unifier la société nationale afin de
l'empêcher d'être conquise par un "peuple plus fort".
La nation ne peut exister que s'il existe un Etat qui
administre son existence.
Des collections de classiques à
la synthese encyclopédique
Si, au début du siècle, le fait de publier en français à
Rio trahissait la culture cosmopolite d'Alberto Torres, il
était fréquent que les livres d'auteurs brésiliens soient
Afranio Garcia Jr.
imprimés en portugais en France. Les livres des
romanciers les plus reconnus du XIXe siècle comme
Machado de Assis, fondateur de l'Académie
brésilienne des lettres, et José de Alencar, ont été imprimés à
Paris. A l'époque, l'activité éditoriale était une activité
secondaire exercée par les grandes librairies, dont les
plus importantes étaient françaises (Garnier,
Laemmert). La forte croissance des maisons d'édition
brésiliennes a commencé dans les années 20 et a pris
tout son essor après 1930 (Hallewell 1985, p. 235). La
"haute culture" supposait la maîtrise du français et
l'accès aux librairies disposant des nouveautés
internationales. Les familles de planteurs peu aisées
étaient exclues des pratiques culturelles les plus
légitimes. L'édition des livres au Brésil s'est accompagnée
d'une modification du profil des maisons d'édition et
de l'élargissement du public, les stratégies de
reconversion des familles de planteurs en déclin les
conduisant à investir de plus en plus dans le système
scolaire. L'image de marque des nouvelles maisons
d'édition s'est ainsi trouvé comme liée à la
reconnaissance d'une littérature nouvelle et "authentiquement
nationale" l5.
L'importation des livres constitue un bon
indicateur des changements intervenus. En 1910, plus de
50 % des livres importés venaient de France contre
45 % seulement en 1925 et moins de 30 % après 1930
(Hallewell 1985, p. 328-329, tableau 12). La forte
position de la France était l'effet d'un double refus
politique refus du Portugal en tant qu'ancien pays
:
colonisateur du Brésil et refus de l'Angleterre en tant
que puissance européenne militaire, politique et
économique qui dominait la politique brésilienne au
13 - Sa position en porte-à-faux dans la Cour suprême et sa façon
très particulière d'essayer de reconstruire son prestige n'a pas
échappé à l'un de ses biographes qui les explique comme une
"conception sociologique du droit" "A. Torres, qui n'a jamais été magistrat,
arrivait au Tribunal suprême avec une conception qu'on pourrait
:
dire sociologique du droit. Pour aider à construire la société (...)
Pour assurer ou renforcer ses fondements" (Lima Sobrinho 1968,
p. 234).
14 - Dans Le Problème mondial, la Cour de justice n'est qu'un
premier pas vers des structures politiques universelles "La garde et le
contrôle des intérêts qui dépassent les frontières nationales,
:
supérieurs aux buts des nationalités, demandent des organes, un centre
d'action. Cet organe ne peut pas être une simple cour de justice, il
faut qu'il soit un organe de haute police et de prévoyance. Pour
assurer le repos rêvé par Dante, il faut établir le pouvoir
cosmop lite de Kant" (Torres 1913, p. 145-146).
15 - Les histoires de la littérature publiées après cette époque datent
d'une façon unanime des années 20-40 la naissance d'une littérature
nationale.
LES INTELLECTUELS ET LA CONSCIENCE NATIONALE AU BRESIL
siècle dernier. Durant la même période, on observe
une forte croissance des livres publiés au Brésil ; à
Säo Paulo par exemple, les publications passent de
900 000 exemplaires en 1920 à 2 110 000 en 1940
(Hallewell 1985, p. 238-239, tableau 6). Les familles
de planteurs et de gros commerçants les plus aisés
ont connu une forte diminution de ressources, ce
qui a entraîné, entre autres, une diminution des
pratiques culturelles liées au cosmopolitisme. Pour les
nouveaux entrants dans le monde intellectuel, parler
de "nos choses et nos problèmes" paraissait sans
doute un investissement culturel plus facile à réaliser
que d'essayer de suivre les modes françaises sans en
avoir les moyens économiques et les schemes de
compréhension adéquats.
La trajectoire sociale exemplaire d'une des figures
de l'édition brésilienne -Monteiro Lobato- permet de
saisir les conditions sociales qui ont rendu possible la
production d'une littérature nationale16. Issu d'une
famille de planteurs de café d'une région en déclin, il
a pu faire des études de droit à Sâo Paulo ; il doit
vendre les terres familiales pour éditer ses livres et
fonder sa maison d'édition. Après avoir quitté la
faculté, il devient magistrat dans une petite ville de la
province de Säo Paulo, frappée à son tour par le déclin
dû à la création plus au sud de nouvelles plantations
de café. Cette situation de déclin mêlée à la nostalgie
d'une grande richesse passée est le sujet de ses
premiers livres qui ont connu un grand succès. Ecrivain
reconnu, il a édité, avant d'en devenir le propriétaire,
la Revista do Brasil (1918) qui cherchait à regrouper
des écrivains critiques à l'égard de l'attitude
cosmopolite dominante, notamment des francophiles. Cette
expérience éditoriale lui a permis de créer un
nouveau circuit commercial pour les livres et
simultanément de mettre en valeur la littérature nationale. La
réunion, chez un seul individu, de fonctions qui vont
se différencier par la suite (Monteiro Lobato est à la
fois commerçant, industriel, romancier, entrepreneur
culturel soucieux de promouvoir la culture nationale),
est sans doute le meilleur indice de l'état encore
naissant du champ editorial brésilien. Persuadé qu'un des
problèmes majeurs résidait dans le nombre réduit de
librairies -une trentaine pour tout le pays- il élargit le
réseau des points de vente à près de 2 000 faisant du
livre un "produit comme les autres" il les fit vendre
:
dans les pharmacies, les épiceries, les papeteries et les
kiosques à journaux (Hallewell 1985, p. 245). Mais
cette désacralisation du livre et son indiscutable sens
des affaires se combinaient avec le sentiment
d'accomplir une mission pour la cause nationale. "Un pays se
27
fait d'hommes et de livres" cette maxime, mise en
:
exergue encore aujourd'hui sur toutes les couvertures
des livres de la principale maison d'édition des
romanciers nationaux, rappelle symboliquement la
contribution que les intellectuels brésiliens ont ainsi
apportée à la construction de l'Etat et du sentiment
national 17.
Les premiers auteurs publiés par Lobato montrent
que la littérature nationale occupait alors une position
dominée, les auteurs les plus reconnus continuant à
publier dans les grandes librairies françaises : il ne
soutenait que de jeunes auteurs et des romanciers
novateurs faiblement reconnus. Couvert de dettes, il
fit faillite et devint associé minoritaire de la
Companhia Editora Nacional, entreprise qui lui
succéda et qui domina l'industrie brésilienne du livre
jusqu'aux années 70 (Hallewell 1985, p. 254). C'est
cette dernière maison d'édition qui publia Alberto
Torres dans les années 30 et organisa la collection
Brasiliana. Tout comme la collection Documentos
Brasileños (Documents brésiliens) de la maison
d'édition concurrente José Olympio, elle avait pour but de
rééditer des ouvrages rares considérés comme
essentiels à la promotion des nouvelles analyses
sociologiques ou historiques sur le Brésil18. L'expansion et
l'unification, après 1930, du système scolaire brésilien
ont contribué à renforcer cette reconnaissance de la
littérature nationale.
CROISSANCE DE LA SCOLARITÉ AU BRÉSIL I 930- 1 960
niveau
d'enseignement 1930 1935 1940 1945 1950 1955 I960
secondaire 100 140 235 342 530 800 1419
licence 100 179 133 178 294 440 621
Source Hallewell 985, p. I 76 et 286.
:
La "Bibliothèque pédagogique brésilienne" comptait
cinq collections, dont la plus importante était la
Brasiliana (les quatre autres étaient consacrées à la
16 - J'utilise ici des enquêtes menées par P. Bodê au Museu
Nacional sur la trajectoire de Lobato.
17 - Pour le rapport entre l'invention de la culture nationale et
l'invention de l'Etat, cf. Bourdieu 1993, p. 54-55.
18 - Pour une étude détaillée des trois principales collections
d'"études brésiliennes", cf. Pontes 1988.
28
littérature enfantine, aux activités pédagogiques, aux
livres didactiques, et à l'initiation scientifique).
Fernando de Azevedo, auteur des plus grandes
réformes du système d'enseignement, fut le
coordinateur de la BPB à partir de 1931, tout en gardant la
direction de la Brasiliana. On peut se faire une idée
de la vitesse de l'expansion des effectifs scolaires
depuis 1930, dans l'enseignement secondaire et
supérieur par les chiffres présentés dans le
tableau ci-dessus.
La croissance du public scolaire donnait une assise
solide aux tentatives de construction du marché
interne du livre national. Les collections comme la
Brasiliana étaient surtout destinées aux enseignants
et plaçaient les "études brésiliennes" dans la position
hiérarchiquement supérieure qui était accordée à la
philosophie dans d'autres systèmes
d'enseignement19. Par ailleurs, au milieu des années 50 fut
créé l'Institut supérieur d'études brésiliennes (ISEB),
l'un des foyers de la diffusion de la pensée
nationaliste et de la formation post-universitaire des hommes
politiques et des cadres de la haute administration.
Créé par le ministre de l'éducation nationale, l'ISEB
avait pour fonction officielle "l'étude, l'enseignement,
la divulgation des sciences sociales (...) dans le but
d'appliquer les données de ces sciences à l'analyse et
à la compréhension de la réalité brésilienne"20.
L'objectif revendiqué par ses membres était la
"formation d'une conscience nationale". Candido Motta
se serait inspiré d'un Institut qui devait coiffer tout
le système d'enseignement public imaginé par
Torres dans sa proposition de constitution de 191421.
Après avril 1964, l'ISEB, qui s'est également consacré
à l'élaboration d'un projet national de
développement, fut fermé par les militaires, nombre de ses
anciens étant emprisonnés et déchus de leurs droits
politiques.
Nelson Werneck Sodré, un des principaux auteurs
et leader intellectuel de l'ISEB, fut un des jeunes
auteurs dont la réputation grandit vite grâce à la
reprise de ses premiers livres dans ces collections
nationalistes, ses textes devenant d'une certaine
façon contemporains de ceux d'Alberto Torres.
L'inclusion de jeunes auteurs à côté d'ouvrages rares
republiés exerçait un effet de consécration non
négligeable. En 1945, une jeune maison d'édition voulant
créer une nouvelle collection similaire à la
Brasiliana intitulée Connaissance du Brésil, lui
proposa de faire un ouvrage dont le titre O que se deve
1er para conhecer o Brasil (Ce qu'il faut lire pour
connaître le Brésil) est à soi seul un programme.
Afranio Garcia Jr.
• Consécration et mise à l'index
Dès la première édition22 de ce véritable panthéon de
valeurs nationales, les éditeurs expliquent que le livre
devait "orienter et discipliner" des lecteurs brésiliens
dont "la grande majorité avait fait tout au plus des
études primaires" (le taux d'illétrisme était de 56 % en
1940 et 51 % en 1950). Le livre était conçu comme un
"itinéraire pour dévoiler notre pays" (Sodré 1945,
préface des éditeurs). L'auteur le destinait aussi aux
"débutants, étudiants et étrangers curieux de nos
choses", mais il indique qu'il vise surtout à combler le
manque "d'Universités dignes de ce nom", le savoir
synthétisé dans cet ouvrage étant pensé comme
concurrent à celui qui était alors dispensé par
l'Université de Säo Paulo, créée en 1934, et par
l'Université du Brésil à Rio23. C'est moins un guide
pratique pour se faire une première idée du pays comme
totalité, qu'une bibliographie érudite proposant les
"bons usages" des textes existant sur cette entité tenue
désormais pour évidente et nommée "Brésil". Les trois
éditions publiées jusqu'à ce jour présentent une
division en trois parties la première est consacrée au
:
développement historique, de la colonisation
portugaise jusqu'à nos jours ; la deuxième, qui a pour titre
Etudes spécialisées, comprend des oeuvres d'économie,
d'anthropologie, d'éducation, de linguistique, de
géographie, d'histoire, d'études politiques et
administratives, etc. ; enfin la troisième, qui s'intitule l'Evolution
19 - On peut faire l'hypothèse que les "études brésiliennes" étaient
destinées à occuper une place homologue à celle de la philosophie
en France, qu'a analysée Louis Pinto (1983).
20 - Lima Sobrinho 1968, p. 517.
21 - II avait été en 1931 l'auteur du livre Alberto Torres et le problème
de notre génération.
22 - Ce livre a été édité trois fois, en 1945 (Sodré 1945), en i960
patronné par le Ministère de l'éducation, en 1967 par la Civilisation
brésilienne. Il aurait dû paraître en 1964 une édition patronnée par
l'Université de Brasilia.
23 - Les écoles de droit et de médecine, l'école militaire et
d'ingénieurs datent du début XIXe siècle l'Université ne s'est implantée
que dans les années 30. Il serait intéressant d'analyser la fondation
;
de ces deux universités face à la concurrence pour l'hégémonie
politique nationale à travers la culture érudite. Les discours au moment
de la création de l'Université de Säo Paulo, financée par le seul
budget de cet Etat, font état de la volonté de reconquérir la suprématie
perdue en 1930. L'appel à ce qu'il y avait de plus avancé dans le
monde international se comprend mieux si on le met en rapport
avec l'isolement récent de l'Etat le plus puissant du point de vue
économique et politique. La compétition entre l'Université de Säo
Paulo et l'Université du Brésil à Rio est révélatrice des élites
respectives qui les ont créées.
LES INTELLECTUELS ET LA CONSCIENCE NATIONALE AU BRÉSIL
de la culture dans la première édition et Culture
brésilienne dans les suivantes, présente des livres sur le
folklore, les arts, les sciences, la littérature (romans et
poésies), l'imprimerie et les coutumes. Cette liste
d'ouvrages classe, commente, hiérarchise ce qui a été
publié précédemment. Elle constitue ainsi une sélection
de ce qui doit être connu et valorisé comme "authenti-
quement national" et de ce qui doit être rejeté ou
méprisé comme "héritage colonial". Les livres cités y
apparaissent moins comme des documents, actes d'un
constat, que comme des monuments24, références
bonnes à attester l'érudition du commentateur. Cette
sélection indique, comme le signale la quatrième de
couverture de la troisième édition, les ouvrages qui
doivent être lus. On passe ainsi du registre de la
constatation - ce qui a été dit sur le Brésil - au registre normatif.
La signification politique de ce savoir encyclopédique
est explicitée dans les différentes éditions. La première
prenait acte de la fin de la toute-puissance de
l'économie du café et voulait rompre avec "l'héritage colonial"
et "refaire le fondement national pour pouvoir se
présenter devant le monde comme un peuple vraiment
émancipé et digne de sa tâche, vis-à-vis des autres
peuples" (Sodré 1945, p. l60). Dans la troisième
édition, la "conscience nationale" est mise en rapport
direct avec tous les changements politiques subsumes
sous la notion de "Révolution Brésilienne"25.
Les nombreuses rééditions de ce livre prouvent qu'il
a répondu à l'attente créée par l'expansion du système
scolaire. En I960 une nouvelle version revue et
augmentée -les sources principales passent de 228 à 546 et les
sources secondaires de 128 à 1105- a été publiée par le
Centre brésilien de recherches en éducation (CBPE),
institution publique rattachée au Ministère de l'éducation,
fondée et dirigée par les rénovateurs du système
d'enseignement. La préface des nouveaux éditeurs le destine
aux enseignants et aux savants dans ces termes : "il est
devenu essentiel pour l'étude des problèmes nationaux,
car c'est le programme de lectures le plus complet et le
plus systématique à propos des thèmes brésiliens" (Sodré
I960, préface). Le titre de la collection dans laquelle il
est publié est révélateur de sa consécration comme
Livres-sources26. Cette édition, financée par l'Etat, semble
avoir été épuisée rapidement et, en 1963, la préparation
d'une autre est mise en oeuvre par l'Université de
Brasilia. Cet ouvrage aurait dû être le premier d'une
nouvelle collection de classiques brésiliens édités par cette
université aussi récente que la ville, modèle d'excellence
et de modernité, qui recrutait les scientifiques et les
écrivains les plus reconnus. Cette édition n'a jamais vu le
jour car le coup d'Etat militaire de 1964 a provoqué
29
l'emprisonnement de N.W. Sodré, la destruction des
épreuves du livre et de ses travaux préparatoires ainsi
que l'exil de Darcy Ribeiro, le doyen responsable de
cette réédition. Il n'a plus alors été question de publier
l'ouvrage, jugé trop subversif par les nouvelles autorités
militaires. Les chapitres sur la "Révolution brésilienne",
qui synthétisaient les thèses des nationalistes de gauche
rattachés à l'ISEB, étaient inacceptables pour les
militaires qui avaient évincé le président Goulart.
La parution d'une troisième édition n'est intervenue
qu'en 1967 par la Civilizaçào Brasileira, pôle
dominant de la publication des ouvrages nationalistes,
surtout de gauche, à forte influence marxiste. Sur la
couverture, le sociologue Edson Carneiro, ancien
membre de l'ISEB connu comme nationaliste non
marxiste, insistait sur la valeur de ce "guide
méthodique de l'histoire de la culture et de la nation",
"bibliographie indispensable, aux étudiants et savants,
sur la formation d'une conscience nationale"2''. Si,
dans le cas de Torres, nous avons vu que les
changements politiques de 1930 étaient à l'origine de la
redécouverte de son oeuvre, dans le cas de Sodré, les
changements de 1964 jouent dans le sens contraire ; ce
qui est récurrent c'est le pouvoir des autorités
politiques dans les affaires culturelles. Mais, à travers la
biographie de ces deux personnages, on peut voir les
obstacles à l'autonomisation du champ intellectuel
brésilien et les raisons pour lesquelles la construction d'un
Etat national en fut un préalable essentiel.
• Un écrivain contrarié
Nelson Werneck Sodré est né en 1911 d'une famille de
planteurs de café de l'Etat de Rio. Menacé de déclin,
son grand-père' paternel dut se déplacer vers Säo Paulo.
Très aisé, il put faire suivre des études supérieures à
24 - Selon la distinction établie par Foucault (1972).
25 - "La prise de conscience nationale a sa correspondance dans le
problème de la transplantation culturelle" (...)• Le Brésil commence à
apparaître dans le monde avec son visage caractéristique et à offrir
sa contribution spécifique, dont il était dépourvu à cause de la
persistance de la domination coloniale encore existante dans la vie du
peuple brésilien. Cette profonde secousse caractérise la Révolution
Brésilienne" (Sodré 1967, p. 206-207).
26 - L'auteur a réécrit les introductions des chapitres et les
commentaires de chaque livre et a prétendu qu'il s'agissait d'un nouvel
ouvrage. Cependant il est possible de constater l'équivalence
parfaite de son plan et des schemes fondamentaux.
27 - A l'exception de l'introduction où l'auteur explique les vicissitudes
de son livre en 1964, le texte est le même que celui de l'édition de I960.
30
ses quatorze enfants, y compris les filles. Sa mère était
de même origine sociale et comptait des barons de
l'Empire parmi ses ancêtres. Après des études de droit
à Sâo Paulo, le père de Sodré s'installa à Rio comme
petit industriel. Lorsque Sodré a à peine onze ans, son
père tombe gravement malade, vend son entreprise et
part habiter avec sa famille dans une petite ville de
l'Etat de Säo Paulo où il achète une charge de
percepteur d'impôts. La ville n'ayant pas de lycée, N.W. Sodré
fut envoyé dans un internat en 1924. Dans ses
mémoires, non sans amertume, il rattache le choix de
sa carrière militaire au déclin familial28. Sans doute
parce qu'il avait, parmi ses ascendants, des écrivains
connus, il reçut très tôt des livres de ses parents. Mais
l'urgence de faire face à la menace de déclin familial
l'éloigna de la littérature sans vraiment savoir s'il en
décida ainsi lui-même ou s'il n'a fait que répondre aux
attentes de son père "Tous les obstacles ont été mis
:
en place pour m'empêcher, pour rendre plus difficile,
ou encore pour retarder la réalisation de ma tendance
littéraire. Si mon père aimait lire et m'a donné des
livres pendant mon enfance, lors de mon adolescence,
il m'a bien fait comprendre l'urgence de choisir une
carrière. (...) Quand j'ai choisi la carrière des armes -ce
n'était pas dû à son influence- sa satisfaction fut
grande et il ne l'a pas cachée. L'enseignement y était gratuit
et assurait une rémunération certaine" (Sodré 1970,
p. 8).
Au Lycée militaire, il fut un bon élève. La lecture de
romans et de poésies y était pourtant mal vue. Entre
1924 et 1930, ce n'est qu'en tant que spectateur de la
scène nationale qu'il raconte les nombreux
soulèvements militaires survenus jusqu'au renversement de la
présidence. Entre 1931 et 1934, il fait des études à
l'Ecole militaire, où il est un élève moyen. Il fait la
connaissance du colonel José Pessoa, directeur de
l'établissement, neveu d'un ancien président de la
République et frère du président de la province de la
Paraiba dont l'assassinat déclencha la révolution de
1930. Devenu, en 1934, jeune officier de l'Armée de
terre dans la province de Säo Paulo, il commence à
exercer régulièrement l'activité de critique littéraire
dans des journaux. Ces deux carrières sont difficiles à
concilier comme l'indique notamment le fait qu'il
scindera plus tard ses mémoires en deux livres
Mémoires d'un soldat (1967) et Mémoires d'un
:
écrivain (1970) 29.
Trois ans après avoir quitté l'Ecole des officiers, il
devient aide de camp du général José Pessoa, sa
renommée comme jeune officier cultivé n'étant pas
étrangère au choix de ce militaire francophile de très
haute origine qui avait combattu pendant la guerre de
14-18 aux côtés des troupes françaises et qui était
l'auteur d'une réforme de l'enseignement militaire
d'inspiration française. Sodré habite alors à Rio où il
Afranio Garcia Jr.
fréquente les cercles littéraires heureux d'accueillir un
"officier éclairé" dans cette période trouble. En
Novembre 1937, Vargas réalise un coup d'Etat et
supprime toutes les libertés politiques, inaugurant la
période nommée Etat Nouveau30. Si Pessoa n'a pas
fait partie des généraux fidèles à Vargas, il ne s'est
toutefois pas ouvertement opposé au coup d'Etat et
est nommé commandant des troupes du Mato Grosso,
région alors inexplorée comme le décrit Lévi-Strauss
dans Tristes Tropiques. Le début de la carrière de
Sodré comme auteur de livres date précisément de
1938. Sa production est très abondante jusqu'en
1945 31. Ses ouvrages, publiés à Rio, sont rédigés dans
le "Brésil profond", cette proximité distante à l'égard
des cercles littéraires de la capitale expliquant peut-
être l'audace du jeune critique dont le premier livre
est une Histoire de la littérature brésilienne. En tout
cas, sa carrière militaire ne semble guère l'intéresser32.
Il passe le concours de l'Ecole d'Etat-Major où il
entre en 1943- Malgré sa condition d'étudiant, il y
jouit d'un prestige considérable grâce au
retentis ement de ses livres et à leur accueil dans les
collections Brasiliana et Documentos Brasileños. A 35 ans,
il devient instructeur d'histoire militaire (1946-1949) et
est reconnu comme un "militaire intellectuel" au sein
même d'une école militaire qui sanctionnait l'accès
aux plus hauts postes de la carrière. Il fait partie de la
liste des candidats nationalistes aux élections du Club
militaire à la tête de laquelle se trouvait un général
d'un grand prestige, Estillac Leal, lui-même issu d'une
famille de généraux. Victorieux aux élections, ils
connaissent une violente opposition durant leur
mandat entre 1950 et 1954, la guerre froide imposant ses
contraintes et les Etats-Unis voulant obtenir
l'alignement de l'armée brésilienne à leur politique
étrangère. Le Club militaire joua également un rôle important
dans la campagne pour le monopole de l'Etat sur les
gisements de pétrole -"le pétrole est à nous"- et la
création d'entreprises publiques dans le secteur
énergétique. La constitution de deux pôles dans l'armée
brésilienne semble dater de cette époque, le pôle
nationaliste faisant de l'Etat le garant du
développement national alors que le pôle opposé acceptait
l'hégémonie américaine et comptait sur les entreprises
internationales pour faire les investissements néces-
28 - "J'ai été interne au Lycée (militaire). Ce fut un changement
important dans ma vie j'avais alors 14 ans sans le savoir, j'avais
choisi une carrière" (Sodré 1986, p. 13).
;
29 - Les deux livres couvrent en gros la même période s'arrêtant aux
années 50. Chacun est conçu comme le premier volume d'une série
à suivre.
30 - Vargas imposa alors une constitution fasciste qui était la copie
de la constitution polonaise de Pilsuski.
31 - Tous les livres de la période sont consacrés à l'histoire littéraire
ou à des "études brésiliennes".
32 - "Mon père m'a demandé en quoi consistait cette fonction.
Lorsque je lui en ai énuméré les devoirs, il l'a définie, sans aucune
intention d'être irreverent par cette phrase mais, tu n'es qu'un
laquais sérieux!" (Sodré 1986,p.l96)
:
LES INTELLECTUELS ET LA CONSCIENCE NATIONALE AU BRESIL
saires à la croissance économique. Sodré a dû quitter
l'Ecole d'Etat-Major à cette époque. Ses anciens
collègues furent les leaders du putsch de 1964 et c'est au
sein de cette école que la stratégie géo-politique mise
en pratique après le coup d'Etat a été élaborée.
A partir de 1952, Sodré s'est joint à l'équipe
d'intellectuels qui allait créer l'ISEB en 1955 33. C'est
dans ce cadre que s'est élaborée son idéologie
nationaliste qui visait à légitimer un développement
industriel auto-centré et coordonné par l'Etat. L'ISEB a
perdu l'appui du Ministère de l'Education dans les
années 60 à la suite de conflits internes, mais Sodré y
est resté jusqu'à sa suppression en 1964. Il prit sa
retraite comme général en 1962. Ses écrits comme
l'Introduction à la Révolution brésilienne (1958) et
Racines historiques du nationalisme brésilien (1959)
ont figuré parmi les principaux textes de la gauche
nationaliste, y compris du Parti communiste dont il a
été membre34.
Déchu de ses droits politiques en 1964, il a
poursuivi sa carrière d'écrivain. Sa double condition
explique en partie sa perte de prestige. Son grade de
général n'était plus valable dans l'armée et n'était
convertible ni sur la scène internationale, ni sur la
scène universitaire35. Lors de son déclin en tant
qu'écrivain, alors que sa position de théoricien
nationaliste était critiquée par une nouvelle génération
d'universitaires engagés dans la lutte armée contre le
régime militaire, Sodré fait une sorte d'autocritique
sereine dans laquelle il analyse les raisons
proprement intellectuelles de sa mise à l'écart. Il perçoit ses
débuts comme prématurés (Sodré 1970, p. 358) et
rapporte la fragilité de ses livres à son amateurisme
littéraire et à son manque de formation systématique
"II était indéniable qu'à certains égards l'un ou l'autre
:
de mes livres avait quelque mérite. Mais mes livres
étaient faibles, l'ensemble de peu d'expression.
Naturellement, il y avait une raison à cela, c'était le
manque de préparation pour les écrire. Les sujets
étaient au-delà de mes possibilités. (...) Les nouvelles
générations seraient beaucoup plus rigoureuses et
disposeraient de plus d'instruments pour juger les
textes existants. (...) Un des aspects externes de ce
changement repose sur la fin de l'amateurisme
lit éraire qui était alors dominant et qui est désormais
impossible" (Sodré 1970, p. 358-359).
Les ambivalences
du nationalisme culturel
Nous avons étudié la "formation d'une conscience
nationale" au Brésil depuis le stade initial, avec le
lancement d'un ensemble de propositions par un
intellectuel isolé, jusqu'à l'institutionnalisation progressive de
ces propositions, dès 1930, à travers la création de
sons d'édition brésiliennes, la mise en place de
collections de classiques nationaux, l'unification et
l'expansion du système d'enseignement et la rédaction d'un
guide de lectures destiné à opérer un tri entre ce qu'il
fallait considérer comme typiquement brésilien et ce
qui était marqué par le sceau de l'étranger- aussi bien
ce qui relevait de l'héritage colonial que les pensées
des "Parisiens en Amérique". Au-delà des efforts pour
implanter un marché culturel dans le pays et
développer le système scolaire, qui donnait la possibilité de
diffuser de nouveaux schemes de pensée liés à la
modernisation, la contribution la plus spécifique des
intellectuels fut sans doute la revalorisation de l'image
de soi, par l'abandon progressif de la question qui
avait été au centre des débats intellectuels -celle de
l'infériorité d'un peuple de métis- au profit d'une autre
représentation, celle d'une nation jeune, marquée par
un lourd passé, mais porteuse d'avenir3
.
Ce sont ces intellectuels, originaires de familles de
planteurs qui refusaient de subir leur décadence
comme un destin, qui ont pu innover dans les
domaines tenus pour nobles comme la revalorisation
de la culture nationale et la redéfinition de l'Etat grâce
aux compétences socialement rares qu'ils possédaient.
Pour tester ces hypothèses nous pourrions aussi exami-
33 - Pour une monographie sur l'ISEB, cf Abreu 1975.
34 - Ecrites pendant la dictature militaire, ses mémoires n'ont pas
abordé clairement la période de militantisme communiste. Il se peut
que cet engagement date des années 50, période non couverte par
ses mémoires. Les schemes marxistes ne sont caractéristiques que de
ses livres postérieurs.
35 - Une comparaison systématique avec la carrière de Celso
Furtado, l'économiste le plus important de la période 1950-80,
pourrait montrer toute la différence pour opérer la reconversion des
capitaux culturels homme d'Etat nationaliste déchu de ses droits
politiques en 1964, il fut exilé en France et aux Etats-Unis où il fit
:
une brillante carrière universitaire et son prestige international
grandit à cette époque. Docteur de l'Université de Paris, le livre qui l'a
consacré au Brésil La Formation économique du Brésil (1959) a été
rédigé à Cambridge. Sa carrière politique bloquée en 1964, il a pu
s'investir dans une vie universitaire internationale et tenter
d'universaliser les schemes de compréhension forgés pour expliquer
l'histoire brésilienne après la chute de la dictature militaire (1985), il fut
ministre d'Etat.
;
36 - Brésil, pays de l'avenir est le titre d'un livre de Stephan Zweig lors
de son séjour pendant la période Vargas. C'est peut-être la meilleure
illustration de ce qu'il faut de cosmopolitisme pour consacrer un
nationalisme naissant. Zweig affirme dans ses mémoires, écrites en
1939, qu'il se sentait un apatride car, juif d'origine bourgeoise, il lui
avait fallu quitter sa Vienne natale "comme un criminel avant qu'elle
ne fût ravalée au rang des provinces allemandes" après que "son
oeuvre littéraire avait été réduite en cendres" (Zweig 1993, p. 10). Son
expérience l'amenait à considérer le nationalisme comme "cette plaie
des plaies (...) qui a empoisonné la fleur de notre culture
européenne" (p. 13). Fuyant la guerre, ce qui le fascinait au Brésil c'était
justement le métissage vécu comme une caractéristique nationale.
32
ner comment le roman régionaliste du Nordeste est
devenu, depuis les années 1930, le symbole du roman
typiquement national. Ce sont les lieux d'origine des
romanciers les plus reconnus qui se déplacent - de Rio
et Säo Paulo vers cette région- et ce sont les sujets
traités, le cadre de l'action, le langage et le style qui
passent du roman urbain de la fin du XIXe siècle, à un
roman qui retrace la décadence des plantations
traditionnelles. On comprendrait sans doute mieux ce
"retour au monde rural"37, si on mettait en relation les
trajectoires déclinantes des familles de planteurs dont
sont issus les écrivains consacrés - comme José
Américo de Almeida, José Lins de Rego, Rachel de
Queiroz, Graciliano Ramos, Jorge Amado - et leurs
stratégies de reconversion, qui ont permis de
transformer en capital spécifique toutes les connaissances
acquises pendant l'enfance. Si cette forme romanesque
fut un moyen de renouer les liens avec les origines
rurales et de se reclasser grâce à l'activité intellectuelle,
c'est aussi qu'elle correspondait aux intérêts des
nouvelles élites d'élargir la définition du national.
Les ruptures esthétiques ne se limitent pas au
terrain de la littérature. Tout s'est passé comme si les
succès en architecture moderne (Niemeyer et Costa), en
musique classique (Villa-Lobos), en peinture
(Portinari), ou en littérature avaient contribué à faire
croire à l'émergence sur tous les plans d'une culture
authentiquement nationale, qui n'avait pour condition
et pour finalité que le "retour aux vraies racines". Les
travaux de Miceli (1981) ont démontré comment
l'expansion des postes de fonctionnaires dans la
période Vargas a partie liée avec la redéfinition de
l'intellectuel brésilien. En particulier, il montre comment la
création du Ministère de l'éducation et de la santé en
1931 a abouti à la concentration de romanciers, poètes,
architectes, peintres, sculpteurs, musiciens autour du
pouvoir politique. L'exemple de l'architecture
moderne, analysé par Durand (1990), souligne l'importance
du travail politique fait par Costa et Niemeyer pour
cautionner la rupture esthétique et l'usage sélectif de
l'étranger à travers Le Corbusier. En outre, il permet de
comprendre le nationalisme culturel symbolisé par
Brasilia, dont le style d'avant-garde sur le plan
international réalise simultanément le rêve d'occupation du
centre du pays et la recréation d'un Etat centralisateur
plus rationnel.
Ces ruptures ne se sont pas limitées à la culture
érudite ou à la population lettrée. Une histoire sociale
de la samba, qui examinerait simultanément la mise en
place et la croissance accélérée de la radio et de
l'industrie du disque, permettrait de comprendre le
Afranio Garcia Jr.
processus d'unification qui a atteint presque toute la
population. Cette histoire sociale serait d'autant plus
intéressante qu'elle pourrait montrer comment l'identité
sociale s'est aussi inscrite dans les corps.
Ces recherches montreraient que la culture
nationale s'est essentiellement contruite par rapport à
"l'étranger", ou mieux, contre les centres culturels de niveau
international. Les effets de l'imposition des frontières
nationales dans la culture sont ambivalents. D'un côté,
il y a la réhabilitation de certaines pratiques culturelles
précédemment dévalorisées et, par là, un élargissement
du cercle des producteurs et du public. Mais cette
imposition de frontières nationales exerce aussi un
effet d'écran au commerce intellectuel. Le nationalisme
n'attribue d'importance qu'aux oeuvres dite de "culture
nationale". Les pratiques et les oeuvres extérieures à ce
cercle peuvent demeurer légitimement ignorés, le
national étant immédiatement identifié à l'universel.
37 - Le livre de Cunha (1993) fonctionna comme un vrai mythe
d'origine le Brésil allait refaire ses racines en se tournant vers
l'intérieur du Pays.
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