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L'Homme

Mûthos, logos et histoire. Usages du passé héroïque dans la


rhétorique grecque
Claude Calame

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Calame Claude. Mûthos, logos et histoire. Usages du passé héroïque dans la rhétorique grecque. In: L'Homme, 1998, tome 38
n°147. Alliance, rites et mythes. pp. 127-149;

doi : 10.3406/hom.1998.370508

http://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1998_num_38_147_370508

Document généré le 29/03/2016


y logos et histoire
Usages du passé héroïque

dans la rhétorique grecque

Claude Calarme

I ndéfectiblement accroché aux Alpes, l'Helvète historien et


anthropologue ne saurait rester insensible aux profondes transformations que la
réalité montagnarde a subies dès la fin du XVIIF siècle. La mutation touche
naturellement la base productive de sociétés et de cultures partageant leur
économie entre autarcie et revenus commerciaux provenant du passage des
cols. Mais elle affecte aussi profondément la représentation de la
montagne dont ces communautés tirent leurs revenus, une montagne que
s'approprient peu à peu les citadins qui viennent y chercher des impressions
fortes ou qui en font un objet d'étude savante. Aspirations esthétiques et
intérêts érudits se combinent donc pour donner des Alpes une image
entièrement nouvelle, partagée entre l'idylle romantique de la vie saine sur
l'alpage et les bouleversements géologiques qui en animent le cadre
grandiose et sublime. Cette représentation symbolique complexe imprègne
encore bien des cartes postales et des prospectus édités pour attirer les
touristes dans les stations alpines de sport d'hiver ou d'été1.
Le XIXe siècle est aussi le moment où, avec les grandes premières alpines,
on dénomme les contours des montagnes ; jusque-là elles n'étaient dési-

1 . Pour privilégier quelques exemples lausannois, on citera ici les études de C. Reichler, « Science et ^2
</)
sublime dans la découverte des Alpes », Revue de géographie alpine., 1994, 82. 3 : 1 1-29, ou de M. Kilani, ^5
« Les images de la montagne au passé et au présent. L'exemple des Alpes valaisannes », Archives suisses des Co
traditions populaires, 1984, 1 : 27-55, repris dans L'invention de l'autre. Essai sur le discours anthropolo- ™J
gicjue, Lausanne, Payot, 1994 : 137-165. Voir aussi les ouvrages de R. Jentzen, Montagne et symboles, OX
Lyon, Presses universitaires, 1988, de J.-P. Bozonnet, Des monts et des mythes. L'imaginaire social de la mon- g~
tagne, Grenoble, Presses universitaires, 1992, ainsi que les textes réunis dans Histoire des Alpes, 1996, 1. |jj
Cette étude a bénéficié d'un double dialogue avec Marie-Jeanne Borel et David Bouvier ; à tous deux je Q
tiens à exprimer ma reconnaissance pour l'intérêt témoigné à l'égard de la présente recherche. De plus, ^^
elle a fait l'objet, dans une version abrégée et anglophone, d'une communication au colloque organisé en |».
juillet 1996 par Richard Buxton à l'Université de Bristol sous le titre « Myth into logos ? » SUJ

L'HOMME 147/ 1998, pp. 127 à 149


gnées que dans leur ensemble, par des noms génériques : Mont-Blanc,
Dent Blanche, Dents Blanches, Cime Bianche, Weisshorn, etc. Parcourue
pour la première fois en 1864 par Lord Leslie Stephen, le père de Virginia
Woolf, la célèbre et aérienne arête nord du Rothorn de Zinal est
immédiatement soumise à un processus de dénomination qui en distingue les
points marquants : l'Arête du Blanc, l'Épaule, le Gendarme du Déjeuner,
le Rasoir, le Sphinx, la Bourrique, la Bosse, avant d'atteindre le sommet
qui domine le Kanzel, le promontoire de la Chaire. Ne se limitant pas à
désigner par différents procédés métaphoriques la morphologie de la
montagne, non contents de marquer le partage linguistique réel entre Val
d'Anniviers et Vallée de Zermatt, certains de ces noms renvoient aussi aux
étapes et aux procédures d'un itinéraire. À travers sa dénomination, la
montagne non seulement devient la représentation d'un espace, mais elle
formule aussi, à travers une succession de noms en forme de scénario, une
invitation à la gravir. Sa « mise en discours », selon un ordre de succession
que les guides alpins transforment en narration et en mode d'emploi,
l'inscrit dans un univers de croyance relevant de l'idéologique, certes, mais
également de la pratique sociale. Comme en Grèce ancienne, la montagne
moderne est aussi une construction symbolique2.

Que signifient mûthos et logos ?

Les Alpes ne sont-elles dès lors qu'un mythe ? C'est ce que, de manière
péremptoire, tend à affirmer une étude récente. Mais son auteur, Bernard
Crettaz, ne s'est pas rendu compte que seule l'attitude distante et critique
qu'il adopte vis-à-vis des images traditionnelles de la montagne est
susceptible de fonder son affirmation ; il n'a pas vu que, pour être en effet des
constructions en grande partie fictionnelles, qui n'ont guère de réalité que
dans la représentation que l'on s'en fait, les Alpes continuent néanmoins
d'exercer sur les peuples qui y vivent et qui en tirent leur revenu un effet
idéologique aussi vivace qu'actif3. Sans doute, en tant que constructions
et manifestations symboliques à partir d'une réalité géologique et d'un
écosystème empirique donnés, à partir aussi d'une réalité économique et

2. La description morphologique et pratique du Rothorn de Zinal est donnée par M. Brandt, Alpes
valaisannes III. Du Col Collón au Theodulpass, Lausanne, Club Alpin Suisse, 1986 : 307-309. Pour les
usages symboliques de la montagne par les Grecs, je renvoie naturellement aux réflexions de R. Buxton,
Imaginary Greece. The Contexts ofMythology, Cambridge, Cambridge University Press, 1994 : 81-96.
3. B. Crettaz, La beauté du reste. Confession d'un conservateur de musée sur la perfection et l'enfermement
de la Suisse et des Alpes, Genève, Zoé, 1993 : 151-187, qui se demande en particulier : « De même qu'on
a parlé à partir du XIXe siècle de "L'invention des Alpes", devrait-on parler aujourd'hui de "La fin des
Alpes inventées" ainsi que d'un retour à des périphéries mélangées de montagne et d'autres régions
économiques avec leur destin propre ?» ; le succès politique remporté il y a cinq ans par l'initiative
populaire dite « des Alpes » a apporté à lui seul un cinglant démenti à ce pessimisme !

Claude Caíame
sociale précise, les Alpes méritent-elles d'entrer dans la catégorie floue du
mythe, ou plutôt dans celle plus large de la configuration mythique ; mais
ce à la condition expresse de considérer le mythe comme une notion de la ' *'
pensée anthropologique occidentale moderne et de saisir les
manifestations symboliques que l'on pense légitime de qualifier par ce terme dans
le contexte de la culture et des pratiques sociales où elles sont actives. Pour
la société indigène, les manifestations en général narratives et discursives
que nous appréhendons comme mythes, dans une perspective d'érudition
académique distante, ne répondent précisément pas au critère à nos yeux
déterminant : celui de l'absence de valeur de vérité empirique !
Mais comment donc une configuration mythique focalisée sur les
Alpes, avec ses représentations, ses récits, ses manifestations picturales, ses
modes d'emploi a-t-elle pu naître à l'aube du romantisme pour se
développer en pleine époque scientiste, quand ceux-là mêmes qui découvraient
et recréaient la montagne pour l'offrir à notre regard étaient mus par
l'intérêt de l'observation empirique et du classement scientifique ? Déjà au
XVlir siècle Horace Benedict de Saussure, puis au XIXe Louis Agassiz ou
Marc-Théodore Bourrit - physiciens, géologues et naturalistes des Alpes —
ont-ils été à leur insu les otages d'un accident du développement continu
censé conduire les Grecs puis leurs successeurs européens des obscurs
balbutiements de la pensée théologique des primitifs aux lumières de la
raison occidentale ? Ont-ils été les victimes d'un étrange et tardif retour
du mûthos sur le logos ?
Sans revenir sur un itinéraire déjà parcouru et balisé, c'est ici le lieu de
rappeler la prudence de mise à l'égard de la dénomination par des termes
antiques de notions modernes. À ce jeu on court un double risque :
conférer, dans la consécration par un mot grec, une valeur historique sinon
universelle à une catégorie récente, mais aussi projeter en retour la notion
moderne sur le signifié propre au terme ancien. En ce qui concerne
l'emploi de mûthos, il est désormais avéré que le terme en grec ne désigne pas
ce récit fondateur, mais fictif, mettant en scène des personnages
surhumains dans un temps transcendant, qu'est devenu le mythe dans notre
savoir encyclopédique moderne. Aux nombreux exemples déjà analysés, il
suffit d'ajouter celui des poèmes d'Empédocle. Prenant à l'occasion une
tournure narrative, l'exposé même de la doctrine est présenté dans les
fragments du poète dit « présocratique » comme un mûthos « qui ne manque ^
pas son but et qui n'est pas sans connaissance » ; un mûthos qui provient 55
de la divinité et que le destinataire du poème est invité à écouter ; un dis- w
cours comparé à un cheminement multiple et proféré dans l'acte de </>
légein : discours inspiré, discours oral, discours explicitement pourvu de §
la dimension pragmatique, sinon performative, en général présente dans £ï

Mûthos, logos et histoire


les paroles désignées par le terme mûthos aux époques archaïque et
classique. Ces mûthoi, ces mots objets du dire du locuteur et de l'écoute de
son « allocuté », constituent dans le même fragment un logos, également
présenté à l'ouïe de l'élève ; un logos dont le déroulement est aussi
explicité à l'aide de la métaphore du cheminement, un logos qui correspond
dans sa forme à un húmnos, c'est-à-dire à un poème chanté4 !
Ainsi, comme le muthôdes de Thucydide, le mûthos proféré par
Empédocle est bien attaché à la forme chantée qu'assume tout poème en
Grèce. Néanmoins, cela ne signifie pas qu'il s'oppose à un logos que l'on
aimerait voir se référer spécifiquement, en particulier chez un philosophe
« présocratique » du Ve siècle, au discours raisonné, objet d'une rédaction
en prose. De ce point de vue, l'espoir des modernes est vain : si chez
Empédocle mûthos et logos correspondent à un discours inspiré et véri-
dique, pour son contemporain l'historiographe Hérodote tous les discours
rapportés aussi bien que celui même de X Enquête relèvent de l'ordre du
logos et du légein, du « dit » et du « dire », quelle que soit leur valeur de
vérité. Décidément, en dépit de sa dénomination hellène, le mythe n'est
pas une catégorie indigène.
Quand, en passant du problème du signifiant à celui du signifié, on se
demande si, à défaut d'un mûthos assumant le sens de mythe, il existe au
moins en Grèce classique une notion qui se rapprocherait de la catégorie
moderne de mythe, il faut encore déchanter. Certes, on rencontre l'emploi
chez Hérodote, puis chez Thucydide, de termes comme ta arkhaîa ou ta
palaiâ : ces « choses d'autrefois », ce sont des événements passés tels que
la thalassocratie de Minos, le règne de Thésée ou la guerre de Troie.
Héroïques, ces hauts faits sont référés à un to palaí, à un « temps reculé »
dont le déroulement précède sans solution de continuité les kainâ,
l'histoire récente. Si l'on peut assurément mettre parfois en doute la réalité de
ce passé qui inclut le temps des héros, c'est moins par manque d'indices
ou de preuves qu'en raison de la forme poétique et par conséquent fic-
tionnelle sous laquelle il nous a été transmis5. Là encore, il n'y a pas de
mythe au sens moderne du terme.

4. Empédocle frr. 31 B 62, 3 Diels-Kranz = 510, 3 Bollack ; B 23, 1 1 = 64, 1 1 ; B 24, 2 = 22, 2 ; B 17,
14-5 et 26 = 31, 13-4 et 25 ; B 35, 1-2 = 201, 1-2. La valeur pragmatique des discours désignés par le
terme mûthos, dans ses emplois archaïques et classiques, a été étudiée par R. P. Martin, The Language of
Heroes. Speech and Performance in the Iliad, Ithaca-London, Cornell University Press, 1989 : 10-26
et 39-42, qui définit mûthos comme « authoritative speech-act performed in detail » ; en rapport avec la
notion moderne de mythe, je renvoie à mon étude « "Mythe" et "rite" en Grèce : des catégories
indigènes ? », Kernos, 1991, 4 : 179-204.
5. Je me permets de me référer ici à l'enquête menée à la suite d'autres dans C. Caíame, Mythe et histoire
dans l'Antiquité grecque : la naissance symbolique d'une colonie, Lausanne, Payot, 1996 : 30-46 ; on y
trouvera de nombreuses références bibliographiques sur la question.

Claude Caíame
S'il est vrai que, malgré les incertitudes pesant désormais sur les emplois
indigènes du mot mûthos et de s&s dérivés, ce sont bien les Grecs qui nous
ont montré la voie royale conduisant du mûthos au logos, ce deuxième ' "* '
terme mériterait la même enquête que le premier. L'investigation sur les
sens multiples de logos s'impose d'autant plus qu'à nos yeux, le logos grec,
c'est la raison ; une raison que, dans notre savoir encyclopédique, nous
identifions implicitement à la raison logique. Cette raison fonderait toute
chaîne deductive et causale sur les trois principes de l'identité, de la non-
contradiction et du tiers exclu. On réduit dès lors la raison à la règle du
syllogisme aristotélicien qui reçoit la forme du célèbre schéma de F
inference : « si tout A est B et que tout C est A, alors tout C est B » ; ou, dans
une acception plus stricte, on assimile la raison à la règle stoïcienne du
modus ponens fondant la logique des propositions : « si p, alors q ; or p,
donc q ». Sans doute cette assimilation semblera- t-elle, dans sa simplicité
même, quelque peu caricaturale. Mais elle est bien présente par exemple
dans des recherches aussi fondées que celles de Bruno Snell ; ce grand
philologue allemand consacre un chapitre entier de l'ouvrage intitulé Die
Entdeckung des Geistes à illustrer le passage, à l'époque classique, de la
conception mythique à la pensée logique. Si la première est dite se
caractériser par une pensée en images recourant aux procédés métaphoriques de
l'analogie, de l'allégorie et de la comparaison, la seconde satisferait aux
exigences de la réitération, de F identification et de la non-contradiction6.
Dans cette perspective, Jonathan Barnes n'hésitera pas à introduire une
étude marquante sur les premiers philosophes grecs par cette affirmation
péremptoire : « The Presocratic philosophers had one common
characteristic of supreme importance : they were rational. » Spécifiquement
grecque, la raison des Présocratiques se distinguerait moins par sa tournure
empirique et son refus de toute superstition que par sa dévotion à la «
théorie argumentée ». Dans cette mesure, elle s'opposerait, une fois encore,
aux « unargued fables », c'est-à-dire aux mythes, assimilés à un dogme !
Conclusion : « The broad and bold theories which [the Presocratics]
advanced were presented not as ex cathedra pronouncements for the
faithful to believe and the godless to ignore, but as the conclusions of arguments,
as reasoned propositions for reasonable men to contemplate and debate. »7

6. B. Snell, Die Entdeckung des Geistes. Studien zur Entstehung des europäischen Denkens bei den Griechen,
Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1975, 4e éd. : 178-204. Les acceptions du mythe comme forme 52
de pensée sont innombrables ; les conceptions développées par des savants tels E. Cassirer ou J. Rudhardt 5>
ont été soumises à la critique serrée formulée par M. Détienne dans L'invention de la mythologie, Paris, uj
Gallimard, 1981 : 190-224. <Ç
7. J. Bames, The Presocratic Philosophers l. Thaïes to Zeno, London, Routledge & Kegan Paul, 1979 : 3-5. }o
Voir aussi l'ensemble des contributions réunies par J.-F. Mattéi, ed., in La naissance de la raison en Grèce, Q
Paris, PUF, 1990, ainsi que par M. Frede & G. Striker, eds., Rationality in Greek Thought, Oxford, j^
Clarendon Press, 1996. kUj

Mûthos, logos et histoire


Sans doute une analyse aussi célèbre que celle présentée par Platon en
conclusion du Thêétete montre-t-elle que le logos — pour en revenir à la
catégorie indigène — a partie liée moins avec l'argumentation qu'avec la
description. Même si la conclusion quant à la capacité du logos de faire de
l'opinion vraie une epistéme se révèle finalement négative, le logos est
successivement assimilé au discours propre à faire connaître l'opinion, au
dénombrement des éléments qui en constituent l'objet, à la formulation
de ses caractères distinctifs. Ainsi, de manière plus concrète, l'exposition
dans la République de la hiérarchie sociale et de sa constitution historique
en cité est offerte en spectacle par l'intermédiaire du logos. Dès lors logos
peut désigner, dans le Phèdre, aussi bien les exposés d'Anaxagore sur la
nature de l'Intellect que les discours de Périclès qui y aurait trouvé
l'inspiration de son art rhétorique : le logos, avec sa force de persuasion,
correspond à l'évidence au discours oratoire. L'enquête approfondie que
mériterait l'emploi de logos chez Platon montrerait sans doute que c'est
surtout à travers la notion de dialectique que ce terme peut prendre le sens
plus précis de « discours argumenté », et donc de « discours raisonné ».
Quoi qu'il en soit, jamais chez Platon logos ne correspond à la définition
restreinte et formelle qu'en donne l'Aristote des Premiers Analytiques :
« Le syllogisme (sullogismós) est un discours (logos) dans lequel, certaines
choses étant posées, quelque chose d'autre que ces données en résulte
nécessairement, par le seul fait de ces données. »8
La fonction du logos à l'époque classique est sans doute autant marquée
par l'argumentation que par la démonstration. Ainsi, dans un passage
célèbre du Protagoras, quand Socrate propose au sophiste de «
montrer » (epideîxai) si la vertu peut s'enseigner, Protagoras offre le choix, tant
commenté, entre le mûthos et le logos ; mais si au logos est attachée l'idée
de l'exposition (diexéltho), au mûthos correspond précisément celle de la
« démonstration » (epideixo), à travers un récit qui sera l'objet du légein, du
«dire»! Parvenu à la fin de son intervention, Protagoras déclare que
mûthos et logos ont concouru à « démontrer » (epideixâmenos) que la valeur
peut s'enseigner. Point d'étonnement à cela puisque, au cours même de
son discours, le sophiste présente le récit de Prométhée comme Yaitm,
comme la cause de la participation de tous les hommes à la justice. Le
mûthos concourt donc, en tant que donnée sur l'origine, à l'argumentation
du logos. À certaines conditions — ne l'oublions pas — les mûthoi peuvent
aussi contribuer à l'éducation du citoyen de la polis idéale. Par ailleurs,

8. Platon, Thêétete 206df, République 369ac et 376d, Phèdre 270a et 271d-272b ; Aristote, Premiers
Analytiques 24h 18-20 ; voir également Topiques 100a 22-30 et 105a 10-13. Le rapport entre parole argu-
mentée et dialectique est par exemple au centre du débat entre Socrate et les sophistes dans le Protagoras
335b-338b.

Claude Caíame
quand il correspond comme dans le Phédon à ce que l'on raconte du
déroulement et de la fonction des rites à mystère, le discours n'est pas
désigné par le terme mûthos, mais il est présenté comme un palaiès logos. De '^
même, au début du Phèdre, le muthológema de l'enlèvement d'Oréithuyia
par Borée est-il désigné par Socrate comme un logos : seuls d'oisifs savants
auraient le loisir de retirer leur crédit à de tels récits pour en proposer des
interprétations rationalisantes9.

Emplois rhétoriques des mûthoi : Isocrate

A tenter de saisir le sens des mots même par quelques exemples très
limités dans leur emploi en contexte, il semble bien difficile et de faire du
passage supposé du mûthos au logos l'emblème de la naissance de la raison
grecque, et de réduire la raison grecque à la raison logique que l'on
attribue à Aristote. Pour montrer comment les notions appréhendées à
l'époque classique sous ces deux termes se trouvent non pas en opposition,
mais en étroite interaction, on choisira l'exemple d'un orateur. En effet, la
rhétorique des Ve et IVe siècles non seulement présente un développement
des modes de l'exposition et de l'argumentation avec lesquels mûthos et
logos semblent avoir partie liée, mais elle offre aussi des appels à ces arkhaîa
ou palaiâ, à ces « histoires anciennes », à ces « antiquités » que, grâce à
notre perspective distante dans le temps et dans l'espace, nous saisissons et
nous nous plaisons à lire comme des « mythes ». Pour tenter de répondre à
la double question de l'appréhension indigène de ce que nous dénommons
« mythe » et de la fonction argumentative de ces « mythes » à l'intérieur du
logos qu'est le discours rhétorique, l'exemple d'Isocrate s'impose. On suivra
l'usage que le rhéteur fait des termes mûthos, ta palaiâ, ta arkhaîa et des
expressions apparentées (telles ta tote gegeneména, les « événements
passés »), en relation avec son emploi de logos. Dans cette analyse contrastive
d'un champ lexical tout à fait limité, on sera sensible à la spécificité des
signifiés et des processus de référence propres aux termes choisis ; et ce, en
rapport avec les notions modernes qu'on a tenté de conceptualiser et de
canoniser dès le XIXe siècle par les termes grecs mûthos et logos !

9. Platon, Protagoras 320bc, 328cd et 322d-323a ; République 376d-378e (à ce propos, voir l'étude de
D. Bouvier, « Mythe ou histoire : le choix de Platon. Réflexions sur les relations entre historiens et
philosophes dans l'Athènes classique », in M. Guglielmo & G. F. Gianotti, eds., Philosophie, histoire et
imaginaire mythologique, Alessandria, Edizioni dell'Orso, 1997 : 41-64 ; voir aussi Phédon 70c, par référence ¡2
à 63c et 69c, et Phèdre 222be. Sur ces contacts entre mûthos et logos, on lira encore le célèbre passage de 51
Phédon 60c-6lb, qui montre bien que la notion de mûthos est attachée à la forme poétique ; voir à ce J3
propos l'enquête de L. Brisson, Platon, les mots et les mythes, Paris, Maspero, 1 982, en particulier pp. 1 39- ^J
143, ainsi que, dans un sens encore plus ontologisant, Introduction à la philosophie du mythe 1. Sauver les *o
mythes, Paris, Vrin, 1996 : 27-44 ; à mes yeux, il n'est pas possible de déceler chez Platon une opposi- Q
tion nette entre «mythe» et «discours argumentatif », ce que sous-entend également M. Détienne, ^
L'invention de la mythologie, op. cit., n. 6 : 155-189. "Ul

Mûthos, logos et histoire


Fonctions argumentatives des mûthoi
Dans un discours composé par Isocrate probablement peu après la
bataille de Leuctres, le roi de Sparte Archidamos le Jeune tente de justifier
par l'histoire les prétentions des Lacédémoniens au contrôle de la ville
voisine et rivale de Messène. Dans une procédure de légitimation oratoire
encore largement en usage de nos jours, il remonte dans le palaión, dans
le passé plus avant encore ; il est à la recherche d'aitiai, à la fois causes,
explications, justifications et responsabilités10. Au-delà de l'établissement
des Doriens dans le Péloponnèse, on remonte donc à Héraclès et à ses fils,
les Héraclides, avec la division correspondante du Péloponnèse en trois
royaumes. Ce n'est qu'appelés à la rescousse par les fils de Cresphontès,
l'Héraclide tué par les Messéniens, que les Lacédémoniens s'emparèrent
finalement de la cité voisine. Tirant vengeance des meurtriers du roi, ils
rétablirent en quelque sorte la légitimité héraclide à Messène.
Or ce travail de remontée dans le temps, il a un nom : muthologeîn ; et
il a une fonction : expliquer et, par là, légitimer. La légitimation est
marquée à deux reprises par l'emploi de la locution dio ou dióti « c'est
pourquoi ». Si l'orateur renonce au même effort de mythologie en ce qui
concerne les ascendants des Lacédémoniens, il conclut un récit justificatif,
qu'il considère à n'en point douter comme historique, avec un double
raisonnement de type déductif : si les Lacédémoniens sont disposés à
abandonner toute prétention même à l'égard de leur propre cité, alors il
convient d'oublier Messène ; mais s'ils tiennent à ne pas perdre leur patrie,
alors il faut conserver le contrôle également sur la cité voisine. Pour les
deux valent les mêmes prétentions (dikaiómata), mais aussi les mêmes
discours (lógoi). Le mûthos s'inscrit donc bien, en tant qu'argument, dans la
pensée deductive articulée par le logos.
Déroulant les péripéties de l'installation des Héraclides dans le
Péloponnèse, le mûthos devient, dans la bouche d'un souverain, un
argument historique et politique pour justifier ses prétentions territoriales.
Quand l'orateur, au lieu de prêter sa voix de manière fictive ou non à un
homme politique, est amené à s'adresser directement au fils d'un ami, le
mûthos prend une forme plus allusive pour être offert en exemple de
conduite morale. Dans le discours dédié à Démonicos, l'immortalité
conférée par Zeus à Héraclès en raison de sa valeur et les maux éternels
auxquels le dieu condamne Tantale pour ses vices sont considérés, l'une et
les autres, comme la juste rétribution d'un père à l'égard de ses fils :
exemples (paradeigmata) dont le destinataire est appelé à s'inspirer pour

10. Isocrate, Archidamos 16-24. Le sens complexe d'aitios dans la conduite du discours historiogra-
phique est explicité notamment par G. Nagy, Pindar's Homer. The Lyric Possession of an Epic Past,
Baltimore-London, The Johns Hopkins University Press, 1990 : 234-255.

Claude Caíame
atteindre l'excellence. La narration (légousi) de ces mûthoi est d'autant plus
pertinente qu'ils recueillent accord et créance généralisés. Cet effet de
croyance n'est d'ailleurs pas obtenu uniquement par les dires des orateurs, '^
tel le locuteur lui-même, mais aussi par ceux des poètes et des sages. Ainsi
se conclut le discours qui présente les uns et les autres comme des maîtres
de l'enseignement éthique au service de l'utile (khrésimon)11 .
C'est aussi un discours de parénèse qu'Isocrate adresse au jeune roi de
Salamine de Chypre, Nicoclès, le fils d'Évagoras. En conclusion à son
exhortation, le rhéteur porte également son attention sur les modes de
communication des conseils prodigués : aux traités écrits (suggrâmmata)
on peut ajouter les poèmes (poiémata) parmi lesquels la poésie didactique
d'un Hésiode, d'un Théognis ou d'un Phocylide peut être citée en
exemple. Il s'avère malheureusement que la nature humaine, encline au
plaisir, favorise davantage parmi les lógoi écrits (gráphein) ou fabriqués
(poieîn) non pas ceux visant la parénèse, l'enseignement ou l'utilité, mais
« les plus fictionnels » ; ainsi peut-on traduire muthodéstatoi. En effet,
après avoir inclus dans la même grande classe de lógoi poèmes et traités,
qu'ils visent le plaisir du public ou au contraire son éducation, l'orateur
associe à cette catégorie du « fictionnel » les poèmes homériques et les
premiers poètes tragiques. Mais loin de les condamner comme l'aurait fait le
Platon de la République, il manifeste à leur égard de l'admiration. Les
luttes et les combats qui charment la foule, Homère les a mis en intrigue
(emuthológesen) dans ses récits héroïques pour les offrir à un public
d'auditeurs, alors que les tragiques ont fait de ces intrigues (mûthoi) des actions
présentées à la vue des spectateurs12. Mais contrairement à ce que l'on
pourrait attendre, Isocrate tient ce type de séduction pour exemplaire. Il
prend simplement soin de distinguer par leur destination ces genres
poétiques, attachés à la séduction, des conseils prodigués dans une parénèse :
poèmes homériques et tragédies classiques s'adressent à la foule, le discours
d'exhortation est réservé à celui qui règne sur elle. Les premiers agissent
par les plaisirs qu'ils procurent, le second par les conseils visant à former
non pas une raison abstraite, mais la capacité de décision (bouleúesthai) et
la réflexion active (diânoia) requises d'un roi.

11. Isocrate, Démonicos 49-51 ; le Papyrus de Berlin 7426 présente la leçon muthogrdphoi au lieu du
mûthoi des manuscrits.
12. Isocrate, Nicoclès 40-53 ; voir C. Eucken, Isokrates. Seine Positionen in der Auseinandersetzung mit den 52
zeitgenössischen Philosophen, Berlin-New York, de Gruyter, 1983 : 231-247, pour la relation avec Platon. 3>
Pour Platon, République 376e-379a et 392a, les mûthoi racontés aux enfants comme les récits héroïques {¿j
transmis par les poètes peuvent présenter une part 6l alethés : de là leur valeur éducative, si on a pris soin ^J
de les expurger. Ce passage célèbre est notamment commenté avec pertinence par G. Cerri, Platone socio- */>
logo délia comunicazione, Lecce, Argo, 1996, 2e éd. : 35-53 et 67-85- Sur le sens de mûthos comme Q
intrigue dans le cadre de la poétique de la tragédie, voir Aristote, Poétique 1450a 15-23, et l'étude de ^
M. Fusillo, « "Mythos" aristotélico e "récit" narratologico », Strumenti Critici, 1986, N. S. 1 : 381-392. *uj

Mûthos, logos et histoire


Si donc Isocrate procède bien à une distinction entre le discours
d'exhortation et la poésie fictionnelle avec ses mûthoi tout en classant l'un et
l'autre dans l'ordre des lógoi, si comme Thucydide le rhéteur associe le
« fictionnel » (to muthôdes) à la forme poétique et au plaisir qu'elle procure,
comme Aristote il reconnaît aux charmes de la poésie une valeur éducative
et populaire13. Dans cette reconnaissance de la dimension que nous
appelons pragmatique des poèmes traditionnels, la valeur de vérité du
fictionnel ne fait pas l'objet d'une mise en doute. Par le plaisir, les mûthoi des
poèmes homériques ou de la tragédie offrent un enseignement utile
précisément à ceux qui tentent d'esquiver « la vérité des actes » (tàs aletheias ton
pragmáton), en particulier quand il s'agit de leurs propres actions !
Lorsqu'Isocrate est appelé à faire l'éloge funèbre du père de Nicoclès,
bien après la mort du célèbre souverain de Salamine de Chypre, l'âge des
héros, et plus particulièrement la guerre de Troie sont appelés à servir de
référence pour montrer (epidetxeien) la valeur d'Évagoras. Aux mûthoi qui
chantent (humneîn) l'expédition de toute la Grèce contre la seule ville de
Troie est opposée la vérité (ten alétheian) de l'action du roi de Chypre qui,
en s' appuyant sur sa seule cité, est parvenu à lutter contre toute l'Asie. En
comparaison avec les héros de l'épopée, Évagoras mériterait des éloges plus
grands encore. Est-ce à dire que la vérité réside dans le seul passé proche,
dans ce temps récent où Évagoras est parvenu à faire de ses sujets barbares
de vrais guerriers grecs, couverts de gloire ? Les vertus mêmes qu'Évagoras
réussit à insuffler à sa cité correspondent en fait aux qualités des héros
homériques que vantent les mûthoi et que le roi est parvenu à dépasser. Il
n'est pas question de mettre en doute l'aune de référence épique de la
louange, même si celle-ci est hyperbolique. L'orateur l'indique bien au
début de son discours : le problème pour celui qui entend faire l'éloge de
ses contemporains est double. D'une part, il est tenu à la vérité (taîs ale-
theiais) devant un public qui connaît les exploits des hommes méritant des
éloges ; d'autre part, face à un public jaloux, il ne dispose pas des effets
produits par la diction et le rythme de la poésie pour grandir les exploits
d'hommes surpassant en fait les héros mêmes de la guerre de Troie14. Au
passage, Isocrate envisage bel et bien l'hypothèse du caractère fictif des
héros homériques ; ces héros dont le public, cédant au plaisir, « ne sait s'ils
ont existé ». La référence fondamentale reste néanmoins celle de la guerre

13. Thucydide, 1, 21, 1 et 22, 4 ; Aristote, Poétique 1448b 6-19, qui fait dériver le plaisir de
l'apprentissage de celui que l'on prend, par nature, aux mimémata ; voir aussi Rhétorique 1371b 4-1 1 ; sur le
rapport de ce plaisir avec la mise en intrigue, avec le mûthos, voir le commentaire de R. Dupont-Roc &
J. Lallot, Aristote. La Poétique, Paris, Seuil, 1980 : 164-166. Sur les passages cités de Thucydide, voir les
remarques formulées par B. Gentili & G. Cerri, Storia e biografía nelpensiero antico, Roma-Bari, Laterza,
1983: 5-31.
14. Isocrate, Évagoras 65-69 et 5-6. La présence des mythes dans les discours d'Isocrate a été étudiée de
manière extensive dans la thèse présentée par Sophie Gottland en 1994 à l'Université Paris X-Nan terre.

Claude Caíame
de Troie, chantée dans les « hymnes » et les tragédies. Sans doute à « fictif »
convient-il, dans ce cas encore, de substituer le concept de « fictionnel ».
À partir de l'incertitude historique entretenue par des destinées '*'
héroïques qui, soumises à la poésie du mûthos, sont citées en exemple sans
que leur existence puisse être attestée, ne doit-on pas tout de même, à la
suite d'une lecture facilement tendancieuse de Platon, tracer une
distinction entre le plastheis mûthos « le récit façonné » et X alethinbs logos « le
discours véridique » ? Ce logos véridique serait dès lors attaché moins à la
raison qu'à la vérité des faits qu'il rapporte. L'ultime discours composé par
Isocrate semble nous y contraindre. L'orateur commence en effet ce
véritable testament intellectuel qu'est le Panathénaïque en se penchant sur sa
propre carrière et sur son choix délibéré des discours prodiguant des
conseils quant aux intérêts de la cité et des Grecs en général, au détriment
des lógoi muthódeis ; ces derniers sont mis du côté des discours pleins
d'histoires merveilleuses ou carrément mensongères (pseudo logia)15 '. En
contraste, les discours délibératifs privilégiés par Isocrate sont caractérisés
par un style rhétorique fondé sur antithèses ou symétries ; il est de plus
marqué par ces syllogismes « rhétoriques » que sont, selon Aristote et dans
le cadre de la déduction rhétorique, les enthumémata16. Mais, à l'égard
d'une interprétation qui verrait dans ce passage la consécration de la
coupure entre mûthos et logos, une lecture plus attentive de ce bel exorde
réserve une double surprise. D'une part, au-delà du fait que les discours
mensongers sont inclus dans les lógoi écrits, entre les récits merveilleux ou
mensongers et les discours d'exhortation sont insérées deux autres
catégories : les discours simples et les discours qui racontent les actions du passé
(tàs palaiàs prâxeis) ainsi que les guerres menées par les Grecs. D'autre
part, c'est précisément ce dernier type de discours qu'Isocrate choisit pour
faire le point, à travers de nombreuses interventions énonciatives, sur sa
propre carrière et sur les pouvoirs de la rhétorique.
Ainsi, pour défendre dans le même discours sa conception de l'art
oratoire et de la culture qu'il se sent le devoir de transmettre, Isocrate évoque

15. Isocrate, Panathénaïque 1-5 ; Platon, Timée 26e, voir aussi Gorgias 523a et Protagoras 320c ; on verra
à ce propos le commentaire de M. Détienne, L'invention de la mythologie, op. cit., n. 6 : 163-167, avec les
références que j'ai données dans Mythe et histoire, op. cit., n. 5 : 25-30 : placé devant le choix du mûthos
fabriqué ou du logos argumenté, Platon opte souvent pour le premier ! En particulier dans le domaine de
la dóxa, le fictionnel n'est pas forcément synonyme d'invraisemblable ou d'irrationnel.
16. Aristote, Rhétorique 1356b 5, dénomme enthúmema le syllogisme rhétorique dont il montre en S2
1402b 13-24 qu'il peut se fonder sur le vraisemblable, l'exemple, le témoignage ou l'indice ; voir aussi 3)
Topiques 100a 25-30 {supra, n. 8), où le « syllogisme dialectique » est distingué de la démonstration (apó- uj
deixis) en ce que le premier s'appuie sur des prémisses admises, et non pas premières et vraies, ainsi que ^J
Premiers Analytiques 68b 9-14. L'emploi des différents modes du raisonnement et de l'argumentation <o
rhétorique dans les écrits « scientifiques » des Grecs a été étudié par G.E.R. Lloyd, Magic, Reason and Q
Experience. Studies in the Origin and Development of Greek Science, Cambridge, Cambridge University ^
Press, 1979 : 59-125. £j

Mûthos, logos et histoire


successivement pour ses auditeurs les combats de Minos pour libérer les
Cyclades du pouvoir des Cariens, le contrôle de Lacédémone sur le
Péloponnèse, les luttes des Grecs contre Xerxès pour revenir, à propos de
l'évocation de la guerre du Péloponnèse, à la contribution décisive des
cités de Nestor, de Ménélas et d' Agamemnon à la guerre de Troie17. Et en
passant de l'histoire de la Grèce au régime politique qui distingue Athènes,
Isocrate rejette les histoires de fratricide, de parricide, d'inceste ou
d'anthropophagie portées sur la scène du théâtre pour entreprendre l'éloge des
rois autochtones d'Athènes, Cécrops et Érichthonios, et celui de leurs
successeurs jusqu'à l'institution de la démocratie par Thésée18.
Lorsque, par effet dialectique de miroir, l'orateur fait intervenir dans
son propre discours un contradicteur, cet ancien élève partisan de Sparte
fonde son jugement sur le discours d'Isocrate en le plaçant dans la
perspective de l'opposition entre blâme et éloge. Aux yeux de l'élève, il s'agit
d'un discours construit, qui mêle aux lógoi les muthóde. Ce que
l'interlocuteur d'Isocrate met en question dans le discours qu'il critique, ce n'est
pas la vérité des faits rapportés, mais le portrait défavorable des Spartiates
qui en est tiré. Afin de rectifier cette image, il cite à son tour les palaià érga
« les antiques hauts faits » des ancêtres des Lacédémoniens en revenant sur
l'invasion dorienne et sur le retour des Héraclides. Sans doute les mûthoi
qui sont intégrés aux lógoi des orateurs incluent-ils parfois des histoires
miraculeuses et invraisemblables, mais ils consistent surtout en ces palaià
qui correspondent à l'histoire ancienne des communautés grecques,
chantées par les poètes. Dans cette mesure, l'élève d'Isocrate n'hésite pas à
conclure son intervention en comparant directement son maître à
Homère19. Le temps est donc venu de définir plus précisément le profil et
la fonction de ces palaià.

Histoire, exemple et vérité


Dans le discours composé à son intention, le roi de Sparte Archidamos
cite Athènes comme un exemple d'audace dans la résistance à l'ennemi. La
référence historique est double. Archidamos commence par mentionner,
au titre des « anciens dangers » (palaioï kindunoi) écartés par les Athéniens,

17. Voir en particulier Panathénaïque 42 où Isocrate se pose la question de l'origine des palaioï agônes
conduits par les Grecs, ainsi que la protestation de véridicité à propos des héros de la guerre de Troie au
§ 89 (cf. § 72).
18. Isocrate, Panathénaïque 123-130 ; l'éloge de l'autochtonie des rois légendaires d'Athènes est un
topos que l'on retrouve non seulement dans le Panégyrique 24, mais surtout dans les oraisons funèbres :
voir M. Nouhaud, L'utilisation de l'histoire par les orateurs attiques, Paris, Les Belles Lettres, 1982 : 60-
61, ainsi que N. Loraux, L'invention d'Athènes. Histoire de l'oraison funèbre dans la « cité classique », Paris,
Payot, 1993, 2e éd. : 172-178.
19. Isocrate, Panathénaïque 236-240 et 253-256, par référence à 177-181 ; voir encore 262-263, à
propos de la comparaison avec Homère.

Claude Caíame
la guerre contre les Amazones, la lutte contre les Thraces et la défense
contre les Péloponnésiens entraînés par le roi d'Argos et cousin d'Héraclès,
Eurysthée. Mais de ces arkhaîa, peut-être trop éloignés des événements '^'
présents (ta nun páronta), il passe aux guerres mediques avec une allusion
à la stratégie développée à l'occasion de Salamine. Les palaiâ, ou arkhaîa,
correspondent ici au temps héroïque précédant la guerre de Troie. De
même, en retraçant l'histoire de la conquête de la Messénie par sa cité,
Archidamos qualifie d' arkhaiótatos, « très ancien », l'oracle qui, après
l'assassinat de Cresphontès, confirma l'attribution de Messène aux Spartiates,
un oracle par ailleurs parfaitement digne de confiance (pistótatos) qui
constitue, avec un oracle successif rendu aux deux cités en conflit, une
preuve éclatante (martúria [...] saphéstera) des droits de Sparte sur
Messène20. Mais c'est aussi un témoignage dont l'orateur se sert
immédiatement pour réfuter les arguments (tous lógous) de ceux qui nient la
légitimité de la revendication Spartiate.
Le célèbre discours intitulé Panégyrique a probablement été publié à
l'occasion des Jeux olympiques de 380. Pour fonder à cette occasion son
éloge des vertus d'Athènes et justifier les droits de sa cité à l'hégémonie,
l'orateur recourt aux mêmes arguments d'ordre historique. À la guerre
contre les Perses il faut ajouter la lutte contre les Thraces qui soutenaient
Eumolpe, le fils de Poséidon, ainsi que l'engagement contre les Amazones,
les filles d'Ares. Également alléguées dans V Archidamos et présentées ici
comme combats contre des ennemis des Grecs dans leurs tentatives de
dominer l'Europe, ces deux guerres légendaires préfigurent l'engagement
des Athéniens contre Darius et Xerxès. En tant que tels, ces palaiâ
deviennent des témoignages (tekméria) pas moins importants que les guerres
mediques dans la discussion sur la tradition des pères (ta patria). Dans la
phase précédente de sa démonstration (saphésteron epideîxai) quant à la
légitimité de la domination athénienne sur les Grecs, l'orateur se fondait
sur le soutien des Athéniens au roi d'Argos Adraste pour donner une
sépulture aux Argiens tombés sous les murs de Thèbes, ainsi que sur
le secours accordé aux Héraclides pour vaincre et réprimer l'insolence
d'Eurysthée. S'inscrivant dans une séquence serrée de lógoi énoncés à
l'appui d'une thèse (hupóthesis), ces arguments historiques valent en tant
que preuves (pistéis) dans la dispute sur la tradition. Accueil des Héraclides
et punition de Y hubris d'Eurysthée, accord d'une sépulture aux soldats ^

UJ
%

20.
elle
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l'histoire
Généalogies,
Isocrate,
caractérise
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177-188,
Isocrate
leshistoriographes
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L'ordre
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P. deLevêque
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F. Hartog,
« V,
archéologie
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169-202.
Besançon-Paris,
le« Écritures,
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<o
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j^

Mûthos, logos et histoire


morts avec Polynice sous les murs de Thèbes, combat contre les
Amazones et guerre de Troie — ce sont à vrai dire, un siècle plus tôt, les palaià
140 ¿rga qUe |es Athéniens ajoutent à l'événement récent (kainón) de la
bataille de Marathon pour justifier face aux Tégéates leur prétention à
occuper la place d'honneur dans l'ordre de la bataille de Platées telle que
la décrit Hérodote. Il s'agit, dans la bouche des Athéniens, d'un topos
rhétorique et argumentatif21.
Dans le discours qu'il adresse à Philippe au moment de la ratification de
la paix entre Athènes et le roi de Macédoine en 346, Isocrate allègue à
nouveau le temps d'Héraclès et de ses fils pour montrer les liens qui, par une
commune ascendance héraclide, unissent au souverain de Macédoine les
principales cités de la Grèce. Objets de confiance, les palaià fournissent
une fois encore le moyen d'une légitimation. Et plus avant dans le discours,
les arkhaîa sont encore une fois appelés à la rescousse pour démontrer
à Philippe que ce qui compte pour un roi, ce n'est pas le pouvoir conféré
par la conquête, mais son administration bienveillante. À la richesse de
Tantale, au pouvoir de Pélops, à la puissance d'Eurysthée sont opposés,
comme illustrations, la valeur d'Héraclès, le mérite de Thésée, puis le
courage des participants à l'expédition contre Troie. Ainsi, de l'époque de
Tantale et d'Héraclès à la guerre de Troie, est rapidement tracé l'arc
temporel qui couvre l'ensemble de l'âge des héros. Négatifs ou positifs, ces
exemples héroïques fournissent au poète comme au créateur de discours
(lógon heurétes) la référence pour un éloge dont l'orateur perçoit le danger
dans le cas d'un homme aussi puissant que Philippe : celui de placer
les demi-dieux au-dessous d'un contemporain. À l'exemple héroïque
peut s'ajouter dès lors celui d'Athènes, dans un mouvement qui au
protagoniste unique substitue la communauté civique. À la domination de la
cité sur la mer Egée, dont on ne saurait faire un éloge exagéré, s'opposent
les preuves de valeur que sont Marathon, Salamine et, pour les Spartiates,
les Thermopyles22. Ici encore, le paradigme historique est double, incluant
l'âge des héros d'un côté et les exploits des guerres mediques de l'autre.

21. Isocrate, Panégyrique 66-70 et 54-60 ainsi que 63. Hérodote, 9, 26-28 ; voir sur ce passage le travail
de mémoire de D. Zumbrunnen, Hérodote et l'Athènes de Péneles (Hdt. 9, 26-28), sous forme de
manuscrit (Lausanne, 1995). Les mêmes références « historiques » constituent aussi des lieux communs de
l'éloge d'Athènes dans les oraisons funèbres : voir N. Loraux, L'invention d'Athènes, op. cit., n. 18 : 78-
97 et 141-143, avec les références complémentaires données par M. Nouhaud, L'utilisation de l'histoire,
op. cit., n. 18 : 14-15, ainsi que l'étude de M. Piérart, « L'historien ancien face aux mythes et aux
légendes», Études classiques, 1983, 51 : 47-62, et celle de L. Canfora, «Mito e storiografia greca:
Minosse, Odisseo, Eraclidi », in M. Rossi Cittadini, ed., Presenze classiche nelle letterature occidentali. Il
mito dall'età antica all'età moderna e contemporánea, Perugia, IRRSAE, 1995 : 109-123. On se
rappellera que, dans la théorie du raisonnement rhétorique (enthúmema) que développe Aristote, Rhétorique
1357a 34 et 1402b 13-24 {supra, n. 16), le tekmérion est considéré comme un semeîon nécessaire.
22. Isocrate, Philippe 32-34 et 142-148. On remarquera à ce propos que lorsque le sujet de son discours
contraint l'orateur à évoluer à l'intérieur de l'âge des héros, il tente de recueillir autour des palaià l'ac-

Claude Caíame
Mais qu'en est-il quand l'argumentation, au-delà de la guerre de Troie,
au-delà du temps d'Héraclès, pousse l'orateur à faire une incursion dans le
temps des dieux ? L'éloge de la plus ancienne cité grecque (arkhaiotâte) '*'
et la justification de sa prétention à l'hégémonie exigent que, dans le
Panégyrique, on remonte au commencement ; début est raison. Le
commencement pour Athènes, c'est le début de la civilisation marqué par
l'accueil de Demeter et les dons accordés aux Athéniens par la déesse :
l'agriculture ainsi que l'espoir pour une vie prospère et pour l'existence
dans l'au-delà qu'accorde l'initiation éleusinienne. À remonter si haut dans
le temps, le doute est désormais permis : le logos est-il muthódes, le récit
est-il fictionnel ? L'orateur énumère une série de raisons pour lui accorder
sa confiance. Au fait que les mystères sont célébrés chaque année «
maintenant encore » (éti kai nun) s'ajoutent la tradition (ho lógos kai he phéme)
qui s'est établie autour de ces arkhaîa, inspirant la confiance, ainsi que les
indices (semeîa) que constituent les prémices envoyées par les cités de
Grèce, en mémoire de cet ancien (palaiâ) privilège, et le fait que la culture
a été accordée aux Athéniens par les dieux. C'est donc l'accord entre les
pratiques présentes (ta pâronta érga) et les récits d'autrefois (ta palai rhe-
ténta) qui est susceptible d'inspirer la foi (pisteúein) dans les événements
relatifs au temps des dieux23.
Comme c'est le cas dans ¥ Enquête d'Hérodote où ne sont cités que des
lógoi, l'argumentation isocratique se fonde, dans son recours aux mûthoi,
sur une distinction implicite entre « temps des dieux », « temps des héros »
et « temps des hommes ». Modernes, ces dénominations ne sont que des
instruments pour conceptualiser une distinction a posteriori, portant sur
une périodisation aux limites tout à fait floues. En effet, comme chez
Hérodote, et contrairement à ce qu'on a pu affirmer à ce propos, ces
différentes « époques » s'inscrivent en réalité dans une ligne de continuité
chronologique. Les événements qui les ont marquées font partie des ta tote
gegenemênalgenómena, de ces « antiquités », de ce long passé dans lequel

cord de leurs propres protagonistes : cf. Hélène 22 et 63 ; ce qui ne l'empêche pas de réorienter le sens
de la guerre de Troie pour en faire, par anticipation sur les guerres mediques, un premier affrontement
entre Grecs et Barbares, entre Europe et Asie (Hélène 49-5 1 et 67-68). Le rôle joué par les batailles
exemplaires de Marathon, de Salamine et des Thermopyles chez les orateurs classiques a été étudié par
M. Nouhaud, L'utilisation de l'histoire, op. cit., n. 18 : 147-161 et 183-186 ; pour Isocrate en particulier,
convaincu de la nécessité du combat contre la Perse, voir G. Mathieu, Les idées politiques dlsocrate, Paris,
Les Belles Lettres, 1966 : 51-64. On remarquera que la tradition de l'oraison funèbre exige aussi que,
pour les événements récents, on se limite à un éloge global des héros qui en ont été les protagonistes ; 52
voir N. Loraux, L'invention d'Athènes, op. cit., n. 18 : 129-141. u>
23. Isocrate, Panégyrique 26-33. De même, dans le discours placé dans la bouche de Nicoclès lui-même JS
{Nicoclès 26), la défense de la monarchie s' appuyé sur Y arkhaîon que constitue le pouvoir royal de Zeus ^J
sur les dieux ; s'il ne s'agit pas d'un alethès logos, l'attribution de la royauté à une divinité est au moins un j/>
indice (semeîon) de la préférence qu'ont les hommes pour la monarchie. On relèvera à ce propos qu'entre Q
arkhaîon et palaión il n'y a pas de différence quant à la référence chronologique puisque dans Evagoras -3
8 1 , le lien généalogique avec le même Zeus est présenté comme un palaión. *üj

Mûthos, logos et histoire


sont également incluses les guerres mediques ; ces événements du passé
reculé conduisent sans interruption aux neostï gegeneména, au passé
récent24. Cette continuité constitue les mûthoi en histoire ; l'orateur peut
y puiser des exemples et des arguments qui ont la force que leur confèrent
non seulement la tradition poétique, mais aussi leur usage fréquent dans
la tradition du logos rhétorique.

Les errements du Grand Partage

Après avoir légitimé en particulier par le rappel de mûthoi la prétention


d'Athènes à l'hégémonie, le Panégyrique constitue dans sa seconde partie
un appel vibrant à la réconciliation entre Athènes et Lacédémone en vue
de reprendre la lutte contre les Barbares et dominer l'Asie. Que l'hostilité
des Grecs à l'égard des Perses soit inscrite dans la nature même des
Athéniens, le succès connu par les mûthoi relatifs à la guerre de Troie et
aux guerre mediques est là pour le prouver. Ces mûthoi, dans lesquels sont
désormais inclus également les événements récents des luttes contre les
Perses, sont écoutés avec d'autant plus de plaisir qu'ils sont l'objet de
chants (húmnoi) exécutés à l'occasion de festivités publiques. Si la poésie
d'Homère jouit d'une telle faveur aussi bien dans les concours musicaux
que dans l'éducation des jeunes, c'est parce qu'elle fait l'éloge de ceux qui
ont lutté contre les Barbares. Par l'intermédiaire de chants poétiques
exécutés à l'occasion des fêtes de la communauté civique, les mûthoi de la
guerre de Troie ont donc pour effet de confirmer une haine innée à l'égard
des Barbares et d'inciter à la guerre contre eux25. On ne saurait mieux
définir et utiliser comme argument la dimension pragmatique et des thèmes
héroïques et de la forme d'exécution de la poésie homérique.
On est ainsi renvoyé au problème de la confiance que l'on peut
placer dans les événements du passé, dans les palaiâ. Relatifs dans le

24. Les tote gegeneména couvrent aussi bien le passé en général {PLttaïque 14, Aréopagitique 18, etc.) que
les actions du passé héroïque mises en scène par les tragiques {Panégyrique 122), les protagonistes de la
guerre de Troie {Évagoras 66) ou les événements des guerres mediques (Panégyrique 156, Plataïque 59) ;
pour le passé récent, voir Panégyrique 8 et 37, par exemple. À propos de l'étendue de l'espace historique
chez Hérodote et du caractère artificiel de la distinction entre « temps des dieux » et « temps des
hommes », on renverra à V. Hunter, Past and Process in Herodotus and Thucydides, Princeton, Princeton
University Press, 1982 : 86-90 et 103-107, qui affirme avec raison que Thucydide pas plus qu'Hérodote
ne distinguent entre une période « mythique » et une période « historique », à C. Darbo-Peschanski, Le
discours du particulier. Essai sur l'enquête hérodotéenne, Paris, Seuil, 1987: 25-38, ainsi qu'à mon étude
intitulée « Réciprocité dans la mémoire collective : temporalités en contact (Somare et Hérodote) », à paraître
dans Revue de l'Histoire des Religions. Pour l'oraison funèbre, voir les remarques de N. Loraux, L'invention
d'Athènes, op. cit., n._18 : 160-165, en dépit de l'affirmation formulée p. 159 à propos de Platon.
25. Isocrate, Panégyrique 158-160. L'inclusion des guerres mediques dans les mûthoi rappelle l'intention
affichée au début du discours (§ 8) de parler « de façon antique » (arkhaîos) des événements récents. La
nature du « panhellénisme » affiché par Isocrate est étudiée par P. Cartledge, The Greeks. A Portrait of Self
and Others, Oxford-New York, Oxford University Press, 1994 : 42-45.

Claude Caíame
Panathénaïque aux actions des rois légendaires d'Athènes — Cécrops,
Érichthonios, Thésée - puis à celles du peuple athénien jusqu'à l'époque
de Solon et de Pisistrate, ces palaiâ sont opposés aux événements que Tora- '^
teur pourrait connaître exactement (akribôs) pour y avoir assisté. Si à la
vue il faut néanmoins préférer l'ouïe, c'est d'une part en raison de l'accord
qui règne parmi de nombreuses personnes sensées au sujet de ce que l'on
dit et de ce que l'on écrit quant aux palaiâ ; mais c'est d'autre part, dans
ce qui est présenté par l'orateur comme une preuve et un argument (éleg-
khos kaï logos), parce que les actions transmises par la tradition orale sont
plus grandes et plus belles que celles auxquelles le hasard nous fait assister.
Conclusion : en se fiant aux « dits » (legómena) portant sur les palaiâ et
aux écrits (grámmata) transmis depuis « ce temps-là », l'orateur ne fait rien
à' Mogos26' il ne cède nullement à 1'« irrationnel ».
Il appartient donc à Isocrate lui-même de nous ramener au problème de
fond. Transmis sous la forme poétique qui les destine à l'audition et qui
les confie à la tradition orale, les mûthoi sont mis au service du logos et de
ses différentes procédures d'argumentation. Ils ne correspondent donc en
rien à ces « unargued fables » qu'on a voulu opposer à F« argued theory » ;
ils ne correspondent pas à ces assertions et à ce dogme qui départageraient
les mythes des arguments et de la logique développés par les philosophes
présocratiques. Mais leur désignation comme mûthoi ne passe pas non
plus au Ve siècle, et à plus forte raison au IVe siècle, du sens de « narrative
account » à celui de « fiction », accompagné d'une connotation
péjorative27. Si l'on reconnaîtra volontiers que dans leurs sens premiers
respectifs, mûthos aussi bien que logos désignent la parole ou le discours, si l'on
admettra que les mûthoi ne correspondent pas à une catégorie précise de
récits, si l'on en déduira qu'assurément mûthos ne saurait en Grèce
correspondre à une forme spécifique de pensée, on ne saurait en revanche
affirmer, au moins en ce qui concerne Isocrate, que le mûthos est « disqualifié
du point de vue du vrai dans son contraste avec logos »28.

26. Isocrate, Panathénaïque 149-150. À ce propos, M. Nouhaud, L'utilisation de l'histoire, op. cit., n. 18 :
9-10, a tort de vouloir rompre avec la « conception continue des événements » que présente Isocrate.
27. Ceci dit par référence aux affirmations de J. Barnes, The Presocratic Philosophers, op. cit., n. 7 : 4-5,
puis par rapport à celles de G. E. R. Lloyd, Demystifying Mentalities, Cambridge, Cambridge University
Press, 1990 : 23-24 et 44-46, qui se réfère lui-même à l'étude de M. Détienne, L'invention de la
mythologie, op. cit., n. 6 ; si Lloyd reconnaît bien que chez Platon (Gorgias 523a-524b et Timée 59cd) mûthos et
logos peuvent désigner le même récit suivant le point de vue adopté à son sujet, par contre en
mentionnant la formule de « signature » qui ouvre les Généalogies d'Hécatée {Fragmente der Griechischen Historiker S2
1 F la), il traduit abusivement par « taies » les lógoi critiqués par un historiographe qui désigne par le 55
verbe mutheîsthai sa propre déclaration autoriale quant à l'écriture de ce qui lui semble vrai (alethéa) ! J2
28. Pour suivre les affirmations de J.-P. Vernant dans la « Préface » à la nouvelle édition de Les origines ^J
de la pensée grecque, Paris, PUF, 1992, 2e éd., un ouvrage qui, datant de 1962, fait par ailleurs la part belle <o
au développement de cette « première forme de rationalité » que serait, avec son fondement politique, la Q
« Raison grecque » (avec majuscule) ; voir également, dans le même sens, Mythe et pensée chez les Grecs. ^
Études de psychologie historique, Paris, La Découverte, 1985, 3e éd. : 373-410 (dans une section intitulée >uj

Mûthos, logos et histoire


En passant du champ lexical, où l'on tente de délimiter les significations
en contexte de mûthos par rapport à celles de logos, au champ sémantique,
où l'on explore l'étendue du domaine assigné à mûthos, on remarque en
effet que, chez un orateur comme Isocrate, les mûthoi ne définissent pas
non plus une classe narrative aux contenus spécifiques. Mais on a vu que
les récits souvent allégués par le rhéteur en tant que mûthoi sont relatifs aux
palaiâ ou aux arkhaîa, c'est-à-dire à l'histoire ancienne de la Grèce. Dans
les cas, rares, où est mise en question la confiance que l'on peut témoigner
à leur égard, le doute porte moins sur la valeur de vérité des faits
rapportés que sur leur éventuelle amoralité et avant tout sur la forme poétique
qu'ils assument. En dépit des soupçons que peut parfois éveiller le
caractère fictionnel de certains palaiâ, Isocrate, contrairement à Platon, saisit ces
occasions pour exprimer son admiration à l'égard de la tradition poétique.
Ainsi, dans le discours d'éloge qu'il adresse à Evagoras, Isocrate se réfère
une fois encore aux palaiâ transmis par la tradition poétique pour y
trouver des exemples de retours d'exil couronnés de succès. Il procède alors à
une distinction sans ambiguïté entre la narration de retours heureux qui
se sont effectivement produits et la composition d'exemples « nouveaux »,
et par conséquent fictifs. Mais les uns et les autres apparaissent relever de
l'activité du muthologeîn ; cette mise en discours narrative, cette mise en
intrigue revient aux poètes qui transforment ce qui est arrivé ou non en
exemples forçant l'estime (eudokimoûsin)73 '.
Par la pratique de l'éloge, poètes et orateurs, poursuivent en effet le
même but. Dans ces conditions, il est hors de question de douter de la
réalité des exploits héroïques et des événements anciens que l'on cite en
exemple parce qu'ils appartiennent à l'histoire de la communauté. Dans
l'introduction pédagogique à ses Progymnasmata, le rhétoricien Théon
reconnaît dans le mûthos, encore au Ier siècle ap. J.-C, « un récit
mensonger » (logos pseudés) qui figure (eikonizon) la vérité ; ainsi le mûthos, loin
de mériter un examen critique régulier, peut servir le logos50. Les praticiens

(Suite de la note de la page précédente)


« Du mythe à la raison »), ainsi que Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1974 : 195-217 ;
en écho aux nuances introduites par J.-P. Vernant en 1992, on verra aussi la tentative de M. Détienne de
reformuler le concept de « pensée mythique » dans l'ouverture à la nouvelle édition de Les maîtres de
vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Pocket, 1994, 3e éd. : 22-28. Pour les différentes étapes qui ont
conduit de la constitution de la notion de mythe à celles de pensée mythique puis de mythologie, je
renvoie à C. Caíame, Mythe et histoire, op. cit., n. 5 : 12-20.
29. Isocrate, Evagoras 35-37, où l'orateur ajoute l'exemple plus récent de Cyrus pour souligner le
caractère exceptionnel des exploits du souverain de Salamine de Chypre.
30. Théon, Progymnasmata 3 (voir aussi Nicolaos Sophistes, Progymnasmata 1) que cite F. Graf, Greek
Mythology. An Introduction, Princeton, Princeton University Press, 1993 : 3-5, pour montrer que les
mutations connues par les récits que nous appelons « mythes » sont déterminées par leur adaptation constante
aux circonstances du présent ; voir aussi, à ce propos les remarques de R. Buxton, Imaginary Greece, op. cit.,
n. 2 : 18-44. La foi accordée aux récits sur les palaiâ dépend précisément de leur « cultural relevance ».

Claude Caíame
de l'art oratoire ne sont d'ailleurs pas les seuls à mettre les mûthoi au
service de l'argumentation rhétorique puisque — on le sait bien — chez un
philosophe comme Platon, le mûthos peut parfois se substituer à une '^*
exposition ou une démonstration (apódeixis) qui ne serait pas en elle-
même entièrement probante31.
Pour passer des notions anciennes aux catégories récentes, la question de
la croyance fondée sur une valeur de vérité se situe à l'origine même du
concept moderne de mythe. C'est parce qu'il a été d'emblée conçu comme
un récit fabuleux, mettant en scène dans un temps transcendant des êtres
imaginaires, que le mythe ne peut être attribué en propre aux cultures
« primitives » ; c'est en tant que fabula que le mythe a pu être présenté
comme l'un des traits distinctifs fondamentaux de la « pensée sauvage » ;
c'est comme emblème de l'irrationnel qu'il est devenu l'un des critères
déterminants du Grand Partage. Dans la projection sur l'Antiquité des
traits attribués en propre aux sociétés exotiques pour y situer l'origine du
développement de la pensée rationnelle, le mythe et la pensée mythique
ont pris place à côté de la magie, de la tradition, de la croyance ou de la
« science du concret » pour être opposés respectivement à l'histoire, à
la connaissance scientifique, au progrès, à la vérité empirique ou à la
« science de l'abstrait »32. Erigée en forme de pensée fondée sur la
perception, l'intuition et l'imagination, la mythologie se voyait dès lors peu à
peu remplacée, dès la culture grecque, par une pensée scientifique fondée
sur les procédures propres à la logique deductive et formelle de la raison
aristotélicienne, puis cartésienne.
En anthropologie culturelle et sociale comme en histoire de l'Antiquité,
on est désormais devenu plus prudent. En particulier les historiens de la
religion grecque semblent désormais s'accorder sur une définition
purement opératoire du mythe. Le mythe devient ainsi « a traditional tale with

31. Voir, par exemple, Platon, Phèdre 245c-246a et 253c, où la démonstration (apódeixis) sur
l'immortalité de l'âme est rapidement remplacée par la longue comparaison avec l'attelage, elle-même finalement
désignée comme un mûthos ; voir ce qu'en dit Théon, Progymnasmata 3, qui montre que pour les palaioi,
mutheîsthai est synonyme de légein, ainsi que le commentaire de G. E. R. Lloyd, The Revolutions of
Wisdom. Studies in the Claims and Practice of Ancient Greek Science, Berkeley-Los Angeles-London,
University of California Press, 1987 : 8-11, 135-137 et 181-182 ; on lira aussi celui de G. R. F. Ferrari,
Listening to the Cicadas. A Study of Plato's Phaedrus, Cambridge, Cambridge University Press, 1 987 : 64-
67 et 125-132.
32. Les traits distinctifs du Grand Partage ont été résumés, pour être réinterprétés à l'aide de
l'opposition « oral/écrit », par J. Goody, The Domestication of the Savage Mind, Cambridge, Cambridge
University Press, 1977: 146-162. On verra à ce propos l'essai célèbre de R. Horton, «African Î2
Traditional Thought and Western Science », Africa 1967, 37 : 50-71 et 155-187, avec l'autocritique S5
qu'il en a présenté dans M. Hollis & S. Lukes, eds., Rationality and Relativism, Oxford, Blackwell, 1982 : m
201-260, où il postule dans une perspective universaliste un « noyau commun de rationalité » ; on ajou- ^J
tera les essais réunis à ce sujet par R. Horton & R. Finnegan, eds., Modes of Thought. Essays on Thinking {/>
in Western and Non-western Societies, London, Faber & Faber, 1973, et dans R. Horton, G. Berthoud, Q
B. Latour, E. Ascher, P. J. Hountondji et al, La pensée métisse. Croyances africaines et rationalité occiden- j^
taie en question, Paris-Genève, PUF/IUED, 1990 ; voir encore infra, n. 36. ki*j

, logos et histoire
secondary, partial reference to something of collective importance » ou,
dans une formulation simplifiée, « a traditional tale relevant to society »33.
Cette définition présente le défaut, par l'usage de la notion de « taie »,
c'est-à-dire de légende, d'entretenir une ambiguïté quant à la valeur de
vérité du mythe qui est ainsi replacé dans la perspective de notre propre
culture et de ses critères de croyance. Envisagée du point de vue de
l'opposition canonique entre mûthos et logos, une tentative de définition peut
rester plus proche des catégories indigènes. Par référence à des cas précis,
on passe alors du singulier au pluriel, et de la notion de « taie » à celle de
« narrative ». Dès lors, les récits grecs que nous appréhendons en tant que
mythes se révéleront aussi explicites que les discours des hommes de
science : ils sont marqués comme eux par la causalité et la motivation
ainsi que par l'exploration de différents domaines, mais, à l'instar d'autres
phénomènes culturels, ils semblent se distinguer par leur « provocative
ambiguity »34. Il serait abusif de déduire de cet effet d'ambiguïté que
les mythes dépendent d'un mode de pensée spécifique, attaché à une
« logique de l'ambigu » ou à une « logique du tiers inclus » qui ignorerait
le principe de la non-contradiction. Le croire reviendrait finalement à nier
aux récits hellènes toute cohérence.
Il convient donc d'insister sur le fait que les récits que les Grecs
appellent volontiers mûthoi relèvent de l'ordre du logos, de l'ordre du discursif :
ce sont des discours. En tant que tels, ils ne semblent pas se démarquer
fondamentalement d'autres types de discours où nous percevrions en
revanche le travail de la raison. Subsiste cette stimulante ambiguïté que
l'on rattachera à leur fonctionnement métaphorique plutôt qu'à un mode
de pensée spécifique. Ce qui frappe en effet dans les discours que les Grecs

33. Il s'agit de la définition formulée par W. Burkert, Structure and History in Greek Mythology and
Ritual, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 1 979 : 22-26, et simplifiée par
J. Bremmer, « What is a Greek Myth ? », in J. Bremmer, ed., Interpretations of Greek Mythology, London-
Sydney, Croom Helm, 1987 : 1-9 ; voir aussi F. Graf, Greek Mythology, op. cit., n. 30 : 1-8, qui, en s'
appuyant sur le sens indigène de mûthos, substitue au terme taie celui de story, K. Dowden, The Uses of
Greek Mythology, London-New York, Routledge, 1992 : 3-7 et 169-171, pour une définition exhaustive
limitée à la Grèce antique, et S. Said, Approches de la mythologie grecque, Paris, Nathan, 1993 : 5-10. On
pourra encore se référer aux précisions apportées par W. Burkert lui-même dans « Mythos-Begriff,
Struktur und Funktionen », in F. Graf, ed., Mythos in mythenloser Gesellschaft. Das Paradeigma Roms,
Stuttgart-Leipzig, Teubner, 1993 : 9-24.
34. R. Buxton, Imaginary Greece, op. cit., n. 2 : 207-213, répondant en particulier à la conception du
mythe développée par G.E.R. Lloyd, The Revolutions of Wisdom, op. cit., n. 31 : 4-6. Refusant de voir
dans la pensée présocratique un passage du mûthos zu logos, L. Couloubaritsis, Aux origines de la
philosophie européenne. De la pensée archaïque au néoplatonisme, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1994, 2e éd. :
29-36, substitue à la notion de « mythe » celle d'une logique de l'ambivalence qui s'opposerait à la
logique de type aristotélicien, alors que J.-P. Vernant, Mythe et société, op. cit., n. 28 : 250, entend
réserver au mythe une « logique de l'ambigu, de l'équivoque, de la polarité » pour l'opposer à la logique de la
non-contradiction des philosophes. De son côté, J. Boulogne, « Pensée scientifique et pensée mythique
en Grèce ancienne », Études classiques, 1996, 64 : 213-226, voit dans la science grecque, opposée au
mythe, la collaboration d'une modalité « assertorique » de la pensée (principe du tiers inclus) et d'une
modalité « apodictique » (obéissant au principe de la non-contradiction).

Claude Caíame
désignaient aussi bien par le terme mûthos que par celui de logos, et que
nous ressentons comme « mythiques », c'est leur aspect figuratif. Or, loin
de renvoyer à une pensée figurative ou à un mode de penser concret, ces '*'
figures sont de l'ordre du discours, un discours dont la logique est en
général celle d'une mise en intrigue. Ce discours figuratif répond donc à une
logique de l'action narrative et, à ce titre, il met volontiers en scène des
acteurs anthropomorphes. Chaque culture semble disposer de la
possibilité de raconter et de se figurer différents aspects du monde naturel et
social environnant, parmi lesquels l'histoire de la communauté occupe
une place de choix ; par la mise en discours narrative, elle les inscrit
notamment dans une configuration temporelle ; et par ce biais, elle les
constitue en une mémoire collective. Mais les modes du récit, en tant que
représentations, sont aussi des moyens d'interroger ces aspects d'un
système écologique et social particulier ; ils permettent de spéculer à leur
propos. Parmi d'autres manifestations de la culture comprise comme
ensemble de pratiques fondées sur des représentations, les récits que
nous classons dans la catégorie opératoire du mythe (mais qui dans la
perspective de la communauté concernée entreraient dans notre catégorie
de l'histoire) dépendent d'un processus symbolique auquel le discours
scientifique n'échappe d'ailleurs pas35.
Par ailleurs, ces récits ou ces intrigues assument les formes d'énonciation
et de communication, en général poétiques, les plus différentes. Ils sont
portés à leur public par des genres littéraires qui les insèrent dans un
contexte institutionnel particulier. Ainsi, ils trouvent un usage notamment
dans l'argumentation qui traverse le discours de type rhétorique. Leur
logique est dès lors dépendante de la logique naturelle qui subordonne
le raisonnement discursif moins à la preuve qu'à la persuasion.
Contrairement à la logique formelle, la logique naturelle organise les
formes et le contenu de discours composés pour la communication et
destinés, au-delà, à avoir un effet : discours pour la transmission d'un savoir
certes, mais aussi discours pour l'action. Dans cette mesure, les procédures
argumentatives qui les orientent sont fortement marquées par la présence

35. Tout en étant très critique à l'égard de l'usage de la métaphore, notamment dans les domaines de la
logique formelle et de la démonstration théorique, Aristote recourt volontiers à ce processus dans son
discours philosophique; voir G. E. R. Lloyd, The Revolutions of Wisdom, op. cit., n. 31 : 183-187, et
M. Vegetti, « Quand la science parle à vide : procédés dialectiques et métaphoriques chez Aristote », in
V. de Coorebyter, ed., Rhétoriques de la science, Paris, PUF, 1994 : 7-32. Sur ce que j'entends par pro- Í2
cessus symbolique, je renvoie, ici aussi, à C. Caíame, Thésée et l'imaginaire athénien. Légende et culte en S)
Grèce classique, Lausanne, Payot, 1996, 2e éd. : 29-54. Quant au concept de mythe et aux théories m
modernes du mythe, I. Strenski, Four Theories of Myth in Twentieth-Century History. Cassirer, Eliade, Lévi- ^J
Strauss and Malinowski, London, Macmillan, 1987 : 2 et 199, n'hésite pas à y voir de purs « artifacts ». JO
Cet ouvrage a été signalé à mon attention par C. Grottanelli à l'occasion de son exposé au XXXVI Q
Convegno internazionale sulla Magna Grecia de Tárente (octobre 1996), qui portait sur « Mito e storia jj
in Magna Grecia ». "Ul

Mûthos, logos et histoire


du locuteur, de même que la logique naturelle peut être elle-même définie
comme une « logique de sujets ». Postuler l'existence d'une mentalité pré-
logique et en faire une mentalité primitive est un abus épistémologique et
historiographique36 : c'est un mythe ! Comme d'autres formes de discours,
le récit dit « mythique » n'est pas moins logique, il n'est pas moins «
rationnel » que le discours raisonné ou théorique. Il est sans doute, et seulement,
moins formel et probablement davantage orienté vers la pratique. Loin
d'opposer le mythe à la raison, l'usage rhétorique des récits fictionnels sur
les palaid nous met face à l'existence de différents régimes d'intelligibilité, ou
de pratiques d'intelligibilité. En accord avec Claude Reichler, je dirai que
cette pratique coïncide avec une « poétique de l'argumentation ».
L'aspect spéculatif et symbolique de même que les usages argumentatifs
des manifestations discursives et narratives que nous dénommons
« mythes » rendent vains les efforts déployés pour tenter de délimiter le
domaine de la « mythologie » à l'égard de celui de la littérature. En
particulier en Grèce antique, ces récits sont donc présentés à leur public dans
des formes poétiques ou prosaïques qui les insèrent dans ce qui est pour
nous le domaine de la littérature. Recourant aux procédures d'une
narration figurative et aux différents modes de la métaphore, ils élaborent des
mondes en partie fictionnels qui se prêtent, dans la constitution d'une
tradition et d'une mémoire, à de constantes réorientations et
réinterprétations, tout en sollicitant notre propre curiosité herméneutique. Mais c'est
aussi grâce à des formes de communication laissées à la voix d'un
spécialiste de la parole rythmée ou de ses représentants que ces manifestations
discursives du processus symbolique acquièrent leur efficacité. Dans leur
aspect pragmatique, elles fondent en effet une vérité pour une
communauté de croyance précise ; elles requièrent donc de notre part une
véritable anthropologie des genres discursifs.
C'est ainsi que, dépendant du poieîn, du pouvoir créateur d'un homme
ou d'une femme de lettres, les discours figurés et métaphoriques suivent
les règles discursives et extra-discursives des genres poétiques et littéraires
pour construire des mondes possibles susceptibles d'agir sur la réalité.
C'est ainsi qu'en Grèce antique, grâce au travail d'exploration symbolique
du poète ou de l'auteur tragique, mais aussi de l'orateur ou du philosophe

36. Sur les traits distinctifs de la logique naturelle, à l'œuvre en particulier dans l'argumentation, voir
M.-J. Borel, « Argumentation et schématisation », in M.-J. Borel, J.-B. Grize & D. Miéville, Essai de
logique naturelle, Berne, Lang, 1983 : 1-95, et J.-B. Grize, Logique et langage, Paris, Ophrys, 1990 : 21-
23. Les développements de la notion de « mentalité prélogique » à partir de l'ouvrage de L. Lévy-Bruhl,
La mentalité primitive, Paris, Alean, 1922, ont été bien tracés et soumis à une critique rigoureuse par
G.E.R. Lloyd, Demystifying Mentalities, op. cit., n. 27 : 1-7 et 135-145 ; de ce point de vue, le Grand
Partage {supra, n. 32) est l'objet de la réflexion de S. J. Tambiah, Magic, Science, Religion and the Scope of
Rationality, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 : 84-110, qui tente néanmoins d'opposer au
mode de la « causalité » celui de la « participation ».

Claude Caíame
présocratique, le fictionnel devient connaissance. Indépendamment de
toute exclusion de la raison du domaine de la narration symbolique, on
dira que ces différents spécialistes de la parole efficace organisent leur 149
savoir selon différents régimes d'intelligibilité. Croire à l'existence
universelle du mythe, le constituer pour chaque culture en une mythologie, y
voir un cadre de pensée spécifique, c'est réduire des discours symboliques
actifs à une série d'intrigues et de thèmes grossièrement généraux. Comme
les sommets des Alpes, ces discours s'offrent à nous dans toutes leurs
potentialités symboliques. À nous de les explorer, à nous de les
interpréter, à nous de les pratiquer, dans une constante recréation.

MOTS CLÉS : mythe - pensée rationnelle — Antiquité — rhétorique — anthropologie critique.

RÉSUMÉ/ABSTRACT

Claude Caíame, Mûthos, logos et histoire. Claude Caíame, Mûthos, logos and history.
Usages du passé héroïque dans la rhétorique Uses of the heroic past in Greek rhetoric. —
grecque. — Au mythe en tant que forme Myth as a narrative form is said to be
narrative on reconnaît une existence universelle universal, since such narratives are attributed to
puisqu'à chaque culture on attribue des récits each culture. When critically scrutinized
de ce type. Or, à l'examen critique, le mythe however, myth turns out to be a western
se révèle constituer une catégorie occidentale category that emerged in nascent anthropological
apparue dans la pensée anthropologique thought during the Enlightenment. Only at a
naissante, au siècle des Lumières. Ce n'est very late date in Ancient Greece did the term
que tardivement qu'en Grèce ancienne même mûthos (which refers to « performative
le terme mûthos (relatif à la parole « speech ») apparently take on a meaning
performative ») semble assumer un sens analogue à similar to what it commonly suggests nowadays.
celui qu'évoque « mythe » dans le savoir The study of how Isocrates, a 4th century
partagé des modernes. L'étude de l'emploi des rhetorician, used terms belonging to mûthoss
termes appartenant au champ sémantique et semantic and lexical fields shows that the
au champ lexical de mûthos chez un rhéteur narratives in question served to focus attention
du IVe siècle comme Isocrate montre qu'avec on the major episodes in the community's
les récits ainsi désignés on focalise l'attention history (the mighty deeds of ancestors, gods
sur les grands épisodes de l'histoire de la and heroes). These arkhaîa or palaiá can fit
communauté : hauts faits des ancêtres, héros into the rhetorical category of logos. They
et dieux. Ces arkhaîa ou palaid peuvent être serve as a decisive element in argumentation ;
inclus dans l'ordre du logos rhétorique : ils any attempt to distinguish between «
constituent un élément décisif de mythical » and « rational » thought is thus made
l'argumentation, rendant vaine toute tentative futile.
de distinction entre « pensée mythique » et
« pensée rationnelle ».
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Mûthos, logos et histoire

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