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LA PENSÉE RELIGIEUSE DE BODIN

Author(s): Pierre Mesnard


Source: Revue du Seizième siècle, T. 16 (1929), pp. 77-121
Published by: Librairie Droz
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Accessed: 13-01-2016 08:38 UTC

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LA

PENSÉE RELIGIEUSE DE BODIN

S'il est des mortsqu'il fautqu'on tue, il en est d'autres


qu'il importede ressusciterpériodiquement,pour exami-
ner à loisir tel traitnouveau de leur visage et pour pré-
ciser mieux quelque jeu subtil d'ombre et de lumière ca-
pable de laisser dans l'espritune impressionplus netteet
plus exacte. Bodin, dont le souvenirn'estplus cultivéque
par une élite,vaut cependantla peinede nouvellesétudes,
et, malgréles travauxdistinguésdont il a été l'objet, on
peut encore espérertrouverdans sa personne et dans son
œuvrematièreà réflexionsfécondes. Nous nous propo-
sons ici de dégagerun point importantde sa doctrineet
de montrerquel intérêtdurable s'attache à la pensée de
Bodin en matièrede religion.

La lettre a Bautru des Matras


et le prétendu protestantismede Bodin.

Les biographes, pourtant fort disertssur les faits et


gestes de Jean Bodin, nous ont laissé sur sa religion
quelques rarestextes,la plupartdu tempsdiscordants: il
n'est pas jusqu'aux faits eux-mêmesqui n'aient été con-
troversés.Fut-ilou non religieuxprofèsaux Carmes d'An-
gers,puis relevéde ses vœux? M. Chauviré,en 1914,nele
croyaitpas malgréun textede De Thou, d'ailleursdémenti
par Ménage. M. A. Ponthieux,dans la savanteétude qu'il
consacre à « Quelques documentsinédits sur Jean Bo-

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din1 », nous montreque nous devonsconclurepar l'affir-


mative.Bodin avait si bien pris l'habitaux Carmes d'An-
gers qu'en 1577 les religieux carmes de Paris faisaient
dressersur son compteun procès-verbald'enquête cons-
tatantqu'il avait quittél'habit.
Nous savons donc dorénavantque Bodin eut une solide
formationcatholique, non seulementà l'ombre de la ca-
thédraled'Angers,mais, en outre,commereligieux,ayant
suivi pendantdeux ans à Paris les cours de philosophie
du frèreGuillaume Prévost,un religieuxde son ordre,
avant de s'en retournerdans sa province2.Il n'en est que
plus originalde voir que la premièreposition rencontrée
par le critiquedans l'étude de la pensée religieusede Bo-
din soit une interprétation protestante.
La croyance au protestantisme, ou tout au moins au
de
protestantismetemporaire Bodin, repose surtoutsur
deux autorités,celle de Ménage et celle de Bayle. Elle est
de plus appuyée par un texteattribuéà Bodin, publié par
Golomiès et de nos jours par Chauviré, traduiten partie
par Baudrillart,la fameuselettreà Jean Bautru des Ma-
tras. Nous allons voir que les deux témoignagesprécités
se réduisenten définitiveà cettelettre.
En effet,Bayle déclare bien catégoriquement : « Il avait
été de la Religion : cependant, en 1589,il persuada aux
habitantsde Laon de se déclarerpour le duc de Maine3. »
Mais, comme à l'habitude,le plus importantest mis sous
forme de remarques, et nous trouvons à la note L :
« M. Ménage dit qu'il a su le Protestantisme de Bodin par
une de ses lettresà JanBautrudes Matras,Avocat célèbre
du Parlement de Paris. » Suit la référenceà Ménage et
celle à Colomiès pour le textede la lettre.
Examinons donc la lettreen question. Nous nous re-
porteronspour le texteà la publicationqu'en faitChau-
I. RevueduXVI*siècle, t. XV,1028, p. 56-oq.
2. Ibid.,p. 58.
3. Bayle,Dictionnaire et critique
historique , 5°éd. in-folio.
Ams-
terdam, 1735,t. II, p. 37.

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viré en appendice à son remarquableouvrage sur « Jean


Bodin, auteurde la République ». L'authenticitéde cette
lettre semble aujourd'hui universellementadmise : au
reste,les argumentsde Planchenault1 n'ont jamais con-
vaincu grand monde. Il nous suffiradonc d'estimerla va-
leur du documentqui nous est présenté.
Quand fut écrite cettelettre?On ne le sait, dit Chau-
viré,car rien dans son contenune permet d'en établirla
date. Bayle, cependant,la fixeaux environsde 1563. Cette
date, en effet,nous paraîtvraisemblable.JeanBautru des
Matras n'a pu êtreconnu de Bodin qu'à Paris, c'est-à-dire
après i56i, et, d'autrepart,Bodin nous montreune liberté
de parole incompatibleavec les hautes charges officielles
que nous le voyons remplirà partirde 1567. Or, il estfait
allusion dans l'épîtreaux troublesreligieux de l'époque,
puisque Bodin repousse l'allégationde son correspondant
qui voit dans le protestantismela cause de la récente
guerrecivile « hujus belli civilis quo gallia tota jam exar-
sit ». Ceci correspondaux dévastationsgénéralesdontl'an-
née i5Ó2fut le signal : passé ce temps,d'ailleurs, des re-
lations aussi cordiales entre gens de parti opposé n'au-
raientplus été possibles. Nous croyons donc que Bayle
avait encore un coup misé juste.
Voyons maintenantles opinions professéesà cettedate
par notre auteur. D'abord, Bodin ne se considère pas
comme catholique, puisque telle est l'attitudede Bautru
des Matras et que la discussion tientjustementà cetteop-
position de croyances: « Cum dissentiamusinter nos in
rerumdivinarumopinione » [p. 521].
Il se rangedonc à ce momentdu côté des dissidents: la
preuveen est que Bautru le considère comme ayantainsi
que ses congénèresla responsabilitédes récenteseffusions
de sang. « Ta réponse semble accuser sourdementma re-
ligion, ou plutôt celle du Christ, et en faire découler,
comme de leur premierprincipe,les causes de la guerre

i. Cf.Bulletin
de la Sociétéacadémique , 1.II, V etVII.
d'Angers

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civile qui a mis en feu toutela France. Assurément,j'en


tombe d'accord, mais j'ajoute qu'aucune preuvede la vé-
ritablereligionn'est plus forteque celle-ci,à savoir que
les forceshumainessontvraimentconjuréescontreelles. »
Il démontre,cependant,que les guerres de religion tra-
duisentplutôtun mal qu'elles ne le réalisent: « Au sur-
plus, si la religionpeut êtreappelée cause et principe de
guerrecivile, ce seraità la façon d'une médecinesalutaire
qui ne peut guérirune maladie invétéréesans un grand
sentimentde douleur et sans arracher des gémissements
au malade. »
La guerre sainte n'aurait d'ailleurs rien pour lui dé-
plaire. Elle est légitime et nécessaire pour déposer les
rois impies et les punir de leurs sévices enversles justes :
les exemplesabondentde ces pieux soulèvementssuscités
par la Providence.Ainsi « Constantin,s'appuyant grâce
à la confiancequ'inspiraitle nom chrétien,surles légions
gauloises, germaineset bretonnes,entreprit,n'étanten-
core tique parculier,une sainteguerrecontreson prince
pour l'honneurdu christianismeet précipita du pouvoir
des tyransqui abusaient au profitde leur cruautédu titre
de princes.Avantlui, Moïse et Judas Machabée n'avaient
pas hésité à tenirla même conduite, ils avaient rasé les
templeset les cités les plus florissantespour ne pas laisser
subsisterune seule traced'une si grandesuperstition: qui
pourraitdouterque cela même n'ait été tenté,par la per-
mission de Dieu, à cause des massacres et des supplices
des hommes de bien qui s'efforçaient de détruirela plus
honteuseidolâtrie» ?
Il y a plus. Bodin se déclare nettementsur tous les
points controverséscontre les superstitionspapistes. Il
renvoieaux catholiques leurs traitsfavoris,les tournant
soit directement,soit indirectementau bénéficede sa
propredoctrine: il refusel'argumentclassique de l'accep-
tation passive pendantquinze cents ans des usages nor-
maux de l'Église. « Pendant quinze centsans, disent-ils,
nous avons honoré par un culte les âmes des bienheureux

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et leurs statues; nous avons célébré la messe, nous avons


adoré l'eucharistie,nous avons cru aux feux du purga-
toire », et Dieu aurait permisune aussi longue contrefa-
çon de sa doctrine?« D'abord - répond Bodin - j'ac-
cuse d'erreurleur supputationdes années, car il n'y eut
aucune statueavantle vinesiècle; nulle apothéosede mor-
tels avant quatre cents ans; quant aux flammesvenge-
resses chargéesde purifierles âmes, les Grecs et les Asia-
tiques les ont toujoursen horreur1.»
Voilà qui semble bien confirmerl'opinion de Chauviré
sur la lettreà Bautru « si ardemmenthuguenote2». En ef-
fet,si nous résumons,nous y voyonsla thèsede la guerre
sainte,du tyrannicidelégal - si symptomatiqueavant la
Ligue - et le rejet des positions dogmatiques attaquées
par les novateurs.Mais Chauviré lui-mêmen'a pas pu ne
pas remarquer,du même coup d'œil, certaine« large et
généreuse pensée » qui vient violemmentdétoner dans
cetteprofessionde foi protestante.
Si l'on considèrecomme M. Strowski3et bien d'autres
que la Réformefut essentiellementune explosion irrai-
sonnée du sentimentreligieux,un approfondissement de
la piété, une impressionplus poignante de l'urgence du
salut, un culte ardentet farouchede la personne,de l'en-
seignementdu Christ,on ne peut manquer alors de trou-
ver que notreécrivainest un protestantbien à part.
Dès le début,en effet,le ton n'a rien de la véhémence
avec laquelle le bouillantLuther,le rigideCalvin ou les
« libertinsspirituels» admonestaientles croyantségarés
« dans la superstitionet dans l'erreur». Non, une contro-
verse toutacadémique, dans un latinexpressémentcicéro-
nien, où ne revient pas seulement l'onction sirupeuse,
mais l'éclectismebon enfantde l'auteur du De Finibus.
C'est la joute oratoire dans son ordinaire apparat, mais
aussi dans touteson habituelle politesse : l'adversaireest
dansJ. Bodinetsontemps
i. Trad.Baudrillart, , p. 136-140.
op.cit.,p. i63.
2. Chauviré,
3. SaintFrançoisde Sales. Introduction.
REV.DUSEIZIÈME SIÈCLE. XVI. 6

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un homme distingué,« d'un bon naturel,d'un excellent


caractère», à tel point que l'amitiépeut s'établiravec lui
malgréla différence d'opinions. La mise en scène estdonc
satisfaisanteet calquée en tout point de l'antique : aussi
bien Bodin se compare-t-illui-mêmeet complaisamment
avec Cicerón, Pomponius Atticusn'étantautre que Bau-
trudes Matras. Quoi d'étonnantdès lors à ce que la pen-
sée suivantparole et décor se teinte,elle aussi, quelque
peu de douceur cicéronienne?La salut de l'épée avant le
duel est des plus réussi : la luttesera courtoise et l'issue
loyale; on ne cherchequ'à établirla supérioritéde l'un
des deux antagonistes,et celle-ci enfinacquise, l'autre le
prendradésormaispour modèle : « Quod ut fiataliquando
se oro atque obtestor,vel ut me in sententiamdeducás
tuam,vel hortantimihi assentiare» [p. 522] que Baudril-
lart traduitélégamment: « Je te prie et te conjure quel-
quefois de m'amenerà ton avis ou de te rendreà mes ex-
hortations.» Et voilà ! Point de fanatismelà-dedansn'est-
ce pas ? aussi trouvons-nousdans le modèle ancien la
source de cettecourtoisie. Cicéron aussi offreun débat
correctà Torquatus : « Certe,inquam, pertinaxnon ero
tibique,si mihi probabis ea, quae dices, libenterassen-
nar 4. »
SeulementTorquatus et Cicéron discutentde la phy-
sique d'Épicure et non des fondements de la religionchré-
tienne; seulementTorquatus et Cicéron se meuventà leur
aise dans la société romaine et leur querelle n'a point
d'écho hors de la villa de Cumes : ici c'est la révolution
qui grondeet les campagnessanglantesqui formentl'ar-
rière-plan! N'y aurait-il pas dans cette politesse trop
grandela traced'une thèseoratoireplus que réelleetd'une
convictionénervéedont l'assiette n'est que verbale?Est-
elle d'un homme qui parteou qui puisse partirà la croi-
sade « cettebelle parole » qui ouvre le débat : « Les di-
versitésd'opinions ne doiventpas tetroubler,pourvuque
tu aies dans l'espritque la vraie religion n'est pas autre
i . De Finibus,
livreI, VIII,28.

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LA PENSÉERELIGIEUSE 83

chose que le regardd'un espritpur vers le vrai Dieu4. »


Alors à quoi bon les Machabées, Constantinet le reste!...
Sinon peut-êtreà favoriserla mise en œuvre d'un parti
politique où l'ambitieux avocat qui servit maîtres fort
diverspourraitaussitôtfairefigure?Nous voici déjà fixés
sur un point : l'opinion de Bodin est matièreà discus-
sion, donc à variations,et après tout les gens de bonne
foi, quelles que soientleurs croyances,serontles bienve-
nus de Dieu.
Mais il y a plus. Ce n'est pas seulementdans le sens
d'une bienveillanceà l'égard de tous les chrétiensqu'il
fautentendrecettedernièreparole. Le paradis de Bodin
s'ouvre à bien des gens, à tous ceux qui ont apporté sur
terrequelque penséefécondeet belle, voire quelque vertu
eminente: « Aussi serions-nousplongés dans la nuit et
dans de perpétuellesténèbres,si Dieu dans sa toute-puis-
sance ne faisaitparaître,à des tempsmarqués,en quelques
hommesd'éliteune vertuéclatante,afinqu'ils serventde
guide au restedes mortelsqui s'éloignentde la voie droite
de la vertu.Tels furent,il y a environdeux mille ans, les
pieux personnagesdont l'histoiresainte a raconté la vie,
et les prophètesdes deux époques. Je passe sous silence
Pythagore,Héraclite,Thalès, Solon, Aristide,Anaxagore,
Socrate, Platon, Xénophon, Hermodore, Lycurgue,
Numa, etlesScipion, etles Caton !... Tous se ressemblent
par les qualités morales les plus accomplies et par une
haute piété,et s'il fauten croireAugustin,les Platoniciens
sont bien près de devenir chrétiens.» Aussi ce n'est pas
seulementpour le princede Condé, mais pour Numa, que
les protestantsse soulèvent!Et ils appellentà leur secours
tous les antiques mobilisables qui accourentd'ailleursun
peu pêle-mêledans un désordrede territoriaux. Seul Aris-
tote,trop insolemment catholique, se voit le « Di-
refuser
gnus es intrare » : le Paradis de Bodin tourne au Pan-
théon philosophicopolitique!
Rien d'étonnantdès lors à ce que, entouréde ces saints,

op.cit.,p. i63.
i. Chauviré,

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le Dieu de notreauteur se soit un peu paganisé. Ce n'est


pas pour rien qu'il est dans toutela lettresignifiépar le
vocable Deus O. M., c'est-à-dire Optimus Maximus, ap-
pellationcaractéristiquede Jupiter.Il y a là plus qu'une
réminiscencecicéronienne,une tracetrèsnettede ce que
la notion de Dieu est perçue par Bodin dans un système
qui exclutla possibilitémême d'une théologiechrétienne.
Le caractèreďachriste que M. Henri Busson attribuesi
justementà notreauteurest ici saisi sur le vif. On va en
avoir une nouvelle preuvepar la présentationdirecteque
faitBodin de sa conception toute historique et prophé-
tique de l'Incarnation.
« Cum autem Plato unius Dei cultum animorumque
immortaliumvim ac potestatemubique praedicaret,tan-
tisper sibi credendumesse dicebat,dum se praestantior
sacratiusaliquid afferret : is erat Christusqui, cáelo de-
lapsus in terras,
quasi ferula Palladis aeternaesacros ignes
arripiens selectos vitae puriorishomines afflavit, ut flagi-
tiorumet scelerumimmanitatepollutum orbem perpur-
garet,ac mortalesexecrandasuperstitioneobligatosad ve-
rum praepotentisDei cultumperduaret;ipse tarnencum
suis crudelissimoac turpissimogenere supplicii affectus
est, quod violatis religionibus regnum affectaredicere-
tur1. »
Pour une fois nous remplaçons la traductionde Bau-
drillart,ici déficiente,par la nôtre propre : « Ainsi Pla-
ton, en prêchantpartoutle cultedu Dieu unique, la force
et la puissancedes âmes immortelles,semblaitne réclamer
la foi à son message que jusqu'à la venue d'un être plus
éminent,porteurde véritésplus hautes : c'était le Christ
qui, descendu du ciel sur la terreet s'emparantdu feu sa-
cré comme avec la férulede Pallas immortelle,insufflaà
des hommes d'élite une vie plus pure pour nettoyerà fond
un monde souillé de forfaitset de crimesinfâmes,et con-
duire au vrai culte du Dieu tout-puissantles mortelsen-

op.cit.,p. 522.
I. Chauviré,

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chaînés par une exécrable superstition;il fut cependant,


ainsi que les siens, condamné au supplice le plus cruel et
le plus ignominieuxsous prétextequ'en ébranlantla reli-
gion il convoitaitla royauté. »
Voilà la page capitale dans cettelettre,dont nous ne
possédons malheureusementplus la partie sans doute la
plus intéressante.Bodin nous indique ici le point limite
où sa pensée atteintà cetteépoque. Platon d'abord, y fait
figurede sur-prophète, de Jean-Baptisteintellectuelchargé
ďapporterà l'humanitéunévangileprovisoireen attendant
l'autre. Quant à la divinitédu Christ,aucune précision.
Il est venu du ciel surla terre,mais nous verronsplus tard
que cela ne le classe guère que dans les espritssupérieurs.
Il est à toutle plus le derniertraitd'une longue évolution
religieuse où les prophètes(y compris les Caton et les
Numa Pompilius) se passenttourà tourle flambeau.Son
prédécesseurPlaton avait déjà bien découvertla vérité.
Lui achève de la dévoiler; puis il retombe,commetousses
prédécesseurs, sous les coups d'une humanitéimpie,d'un
pouvoir tyranniqueet incroyant.De résurrection,pas le
moindremot : seule la doctrinesemble survivreau drame
sanglantdu calvaire. Bref,si nous voulons caractériserle
point de vue exposé dans ces lignes, nous dironsque Bo-
din se représenteun peu les rapports de Platon et du
Christcomme les Musulmans voientceux de Jésusà Ma-
homet. Un prophètebien plus grandque l'autreestvenu,
mais Dieu est encore trèsloin au-dessus de lui; il a fini
de dévoilerla loi, et maintenantl'humanitépeut honorer
Dieu de façon satisfaisante: pas trace là-dedans d'Incar-
nation en aucun sens. Et que dire d'ailleurs de ce Christ
qui se définitpar analogie avec Pallas Athéné, et dé-
marque pour ainsi dire ses inventions[si tantest que Bo-
din n'ait pas un peu brouillé les exploitsd'Athénéet ceux
de Prométhée*].Comme une telle comparaison eût dû
i. Monéruditet serviableami JeanCousinme renvoiesur ce
pointà Hésiode(Théogonie I, 7, 1,etOvide(Mé-
, 565),Apollodore,
I, 81.
tamorphoses),

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LA PENSÉERELIGIEUSE

choquer un chrétienvéritable,si légitimement susceptible


quand il s'agit du Rédempteur!
Résumons donc la théologiede Bodin à l'époque qui
nous occupe. Antipapisme,sympathiedéclarée pour les
réformésà qui il s'assimile. Mais large conception d'un
salut ouvertà tous, chrétiensou païens sur pied d'égalité;
Christhistoriqueconçu comme le derniertermed'une sé-
rie de prophètes débordant,du reste,la traditionjudéo-
chrétienne;terminologieet symboliquepaïennes,pensée
fortementimprégnée de platonisme padouan. Je doute
pour ma part qu'une telle doctrineait été agréable aux
oreilles de Calvin et que, si protestantismeil y a dans la
lettreà Bautru des Matras, celui-ci ait eu quelque chose
de communavec le soufflereligieuxqui, après avoiranimé
les martyrsde Paris, allait bientôtembraserles bûchers
de Genève.
J'yvois plutôtune attitudecomplexe,mi-politique,mi-
religieuse,etles évolutionsultérieuresde Bodin semblent
se prêterà cette hypothèseque l'humanisteet l'homme
d'étatsont déjà chez lui en rupturede ban. Bodin esquisse
ici déjà certains thèmes spirituelsqui se développeront
dans ses ouvrages ultérieurs : il cherche, d'autre part,
une coteriepolitique où appuyersa fortune.Les réformés
lui semblentoffrirun double avantage : d'abord sa ten-
dance à la religion naturelle paraît devoir rencontrer
moins d'obstacles dans un partide novateursoù la théo-
logie est pur devenir,ensuite une adhésion déclarée au
nouveau credo peut êtremesureopportunedans un mo-
mentoù les protestantsviennentd'affirmer leur puissance
et peuvent encore espérer l'emporter.De Thou a sans
doute entrevula connexion des deux motifsquand il
marque,à propos du ralliementultérieurà la Ligue : « Bo-
din, qui autrefoisavait professionde la religion protes-
tante et qui, n'ayant jamais eu beaucoup d'éloignement
pour cettedoctrine,avait toujours suivi le parti du duc
d'Alençon toutesles foisque ce princes'étaitbrouilléavec

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DE BODIN. 87

le roi son frère,etc.*. » En bref, un penchant marqué


pour la religionnaturelle qui se glisse dans une expres-
sion protestantepour des raisons mi-doctrinales (réforme
signifieencoreliberté),mais aussi mi-politiques(adhésion
à un clan riche d'espérances),telle nous paraît,pour au-
tantqu'on y trouvel'expressionsincèrede ses sentiments,
la positionde Bodin dans le document que nous venons
d'étudier.
Mais ce protestantisme n'a pas dû être de bien longue
durée. Nous en avons d'abord des preuvesnégatives.Dans
la maturitéde Bodin, lorsqu'il est devenu un des chefs
écoutés du partides Politiques, qu'il est un homme dou-
blementpublic, par son intervention capitale sur la scène
des États générauxet par le succès considérablede ses dif-
férentsouvrages,il n'est certesplus alors question de re-
ligion huguenote.Bodin qui aux États de Blois faitéchec
aux revendicationsdu particatholique extrémisteet s'op-
pose à ce que tous les sujets du roi soient contraintspar
forceà confesserl'orthodoxie,Bodin qui jusqu'à sa volte-
face finalecontinueà combattrela Ligue, qui dans la Ré-
publique censurevigoureusementles prétentionsdu Saint-
Siège à investirles rois de France, a toujours étéen butte
aux attaques les plus violentes et les plus acerbes des fa-
natiques. Les prédicateursdémagogues du temps l'at-
taquentavec feu du haut des chaires, où la République
est mise à mal : il s'en plaintnon sans humeurdans VApo-
logie de René Herpin. Les libellesles plus pernicieux,tels
celui d'Olivier de Serres viennent le cribler de mille
flèches,en attendantque le jésuite Possevin mène contre
lui une attaque de grand style; tous ses ouvrages les uns
après les autressont condamnéspar l'Inquisition. Et ce-
pendantdans toutcela pas traceď accusationdeprotestan-
tisme! Sans doute les doctrinesde Bodin paraissent,et à
bon droit, des plus suspectes et souvent contrairesà la
Théologie (c'est l'avis de son censeur le plus perspicace,
op.cit.,p. i33.
i. CitédansBaudrillart,

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Martindel Rio) - mais l'adhésion expresse à la religion


réforméen'est nulle partretenue.Bien mieux,lorsqu'en
1592,Possevin, qui a dû avoir ventde quelque chose, pu-
blie son De quatuoi" Scriptoribusoù Bodin est exécuté
entrela Noue, Philippe de Mornay et Machiavel, la seule
tracede protestantisme qui relèvechez Bodin ce fougueux
polémiste,c'est d'avoir parlé en termeshonnêtesde Lu-
ther,de Calvin et de Melanchton, dans la Méthode de
l'Histoire. On voit que Bossuet lui-même n'échapperait
pas au grief!
Et en effetles deux attraits,politique et religieux,qui
avaient poussé notre écrivain du côté de la Réforme,
avaientdû bien vite cesser leur action. D'une part,le pro-
testantismes'empressaitde défendredes positions théo-
logiques plus rébarbativeset moins satisfaisantesencore
pour l'esprit libre de Bodin que la doctrine catholique
(nous le verrons dans VHeptaplomeres) ; d'autre part, le
soulèvementréforméperdait visiblementdu terrain.Les
excès mêmes des catholiques montraientà quel point la
conscience généraledu pays restaitfidèleà l'anciennere-
ligion. Les protestantsprenaientde plus en plus figurede
révoltéset de minoritéencombrante: ils avaient ameuté
contre eux non seulementles tenantsde l'ancienne foi,
mais tous les partisans résolus de l'autoritéroyale et du
respectdes lois. Or, c'étaitce dernierpartigrandissantau-
quel Bodin avait donné à Blois son adhésion; voire il en
étaitapparu comme un des chefs les plus éminents.En
1576, Bodin parle donc de tolérance,mais il n'estplus pro-
testant: ses bruyantsadversairesqui ne reculèrentdevant
aucune menace à son égard auraienteu trop de facilitéà
ruinerpar ce seul faitson prestigemal affermi.
Il est d'ailleurs manifesteque la République qui est de
la même année n'est pas le livre d'un protestant,à beau-
coup près : le loyalismeen est le thèmeconstantet pour
ainsi dire le premierprincipe.Même la Methodusad fa -
cilem historiarumcognitionem , antérieurede dix ans, ne
dégage pas la moindre odeur de réforme.Nous avons vu

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LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN. 89

le seul griefque Possevin formuleà son endroit: on pour-


raitaisémentplacer en regarddes traitsd'orthodoxiebien
plus accusés, en particulierle magnifiqueéloge de saint
Louis qui, par la vertu,surpasse à la fois tous les anciens
et tous les contemporains.Voilà qui est bien peu protes-
tant! Or nous sommes en 1566. Si Ton considère que la
lettreà Jean Bautru des Matras est fortprobablementde
1563, nous sommes conduitsà cettealternative,ou que la
lettreen question est un pur développementoratoiredans
lequel Bodin pousse jusqu'au bout une thèseà laquelle il
n'avait pas donné son adhésion publique - ou que de 1563
à 1566environnotreauteuravait reconnuqu'en se croyant
protestantil s'était fortementmépris sur la Réformeou
sur lui-même. Peut-êtremême la réalité réunit-elleces
deux interprétations. En toutcas, cetteadhésion au pro-
testantismefutde si courtedurée que les contemporains,
même les pires adversairesde Bodin, l'ignoraient.Elle ne
sauraitpar conséquentservirà repérerdans la périodeoù
se profilenotreauteur,sa silhouettesi particulière.
C'est dans la République quç nous saisissons au mieux
le renversement de point de vue survenu depuis la lettre
à Bautru des Matras. Ah, il n'est plus questionde s'insur-
ger au nom de la religion contre la juste autoritéd'un
prince,thèmehabituelet fondamentaldes publicistespro-
testants,les Poynet,les Buchanan, les Hotman, les Lon-
guet : ces défenseursdu tyrannicide,favorablesà l'aristo-
cratie,voire au gouvernementpopulaire, ce sontles prin-
cipaux adversairesde Bodin. Quant à lui, il estfermesur
cetteproposition« que les princessouverains,quels qu'ils
soient,doivent être inviolables aux sujets1 » et il précise
plus loin par la comparaison avec le père qui reste père
malgré ses défauts,voire blasphémateuret « athéiste2».
Si Bodin n'est plus partisande la guerre sainte contre
les tyransoppresseursde la foi, il a en outre un certain
i. Les Six Livresde la République
, de J.Bodin.Paris,in-8°,
1579,
p. 304.
2. Ibid.,p. 3o6.

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90 LA PENSEERELIGIEUSE
DE BODIN.

recul qui lui permetde juger les événements.C'est que la


fameuseguerre sainte a pris figurede brigandage : cer-
tains comme les anabaptistesde Münster1sont allés jus-
qu'à établirsur les ruinesde l'ordre chrétienle pur com-
munisme. A y regarderde plus près, les facteurspoli-
tiques apparaissentbien prépondérantsdans ces querelles
religieuses,voire même le désirde vol et de rapines.Mon-
2
taigne souligne dans VApologie de Raimond Sebond le
peu de foi qui vibreau cœur de la querelle, et comment
les passions humaines sont le levain réel de ces fausses
croisades. Plus historien,plus sociologue encore, Bodin
cherche les causes au-dessus des ambitions et des in-
trigues personnelles dans les déterminantssociaux : la
richesseconsidérablede l'Église lui paraîtla source réelle
des guerresde religion.
Après avoir fait,à titred'exemple,un tableau saisissant
des revenusecclésiastiquesen France, il ajoute ces lignes
importantesqui fontfigurede verdict équitable : « Je ne
parle point si les biens sont employés comme il faut,
mais je dis que l'inégalitésj grande a peut-êtredonné oc-
casion des troubleset séditionsadvenuespresque en toute
l'Europe contrel'état ecclésiastique,ores qu'en apparence
on faisaitvoile de la religion; car si cetteoccasion-là n'y
eût été, on en eût trouvé quelqu'autre, comme on fitan-
ciennementcontreles Templiers et contreles Juifs3.» Il
y a donc eu dans la Réformeun prétexteà guerresociale,
« on faisaitvoile », on se servaituniquementde la religion
pour atteindredes buts temporels.Croisades, non pas,
mais révolution,ou comme dit Bodin « sédition».
Ceci montreà quel point Bodin réprouve désormais
l'insurrectionprotestanteet par conséquent la politique
des Réformés.Mais cette condamnationde la politique
implique un rejet de la mystique.C'est que Bodin vient
de réaliser deux idées dont nous parlerons plus loin et
i. Les Six Livresde la République..., p. 16.
2. Essais, éd. Villey,t. II, p. i5o-i54-
3. Rép.yop.cit.,p. 711.

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DE BODIN.
LA PENSÉERELIGIEUSE 91

qui sont les deux colonnes de sa conception nouvelle :


Tidée de la religioncomme cimentnécessaire du pays et
l'idée de la tolérance.
L'attitudereligieusede Bodin ne saurait d'ailleurs en-
trerfacilementdans un cadretropnet,préparéaujourd'hui
par une vue rétrospectivefatalementfort schématique.
Son intérêtest justementde nous caractériserla réaction
personnelled'une familled'espritstrèsoriginauxqui, dé-
tachésde la religioncatholique par un humanisme trop
paganisant,ne purents'associer avec la Réformeque sur
un terrainforcémentnégatif,la critique du dogme tradi-
tionnel- mais qui, prisant la sécuritétemporelle aussi
haut que la libertéd'esprit,faussèrentcompagnieau pro-
testantismedès qu'ils virent en lui la possibilité d'une
théologiefaroucheet le prétextecaressé d'une agitation
politique. Nous venons de voir commentla lettreà Bau-
tru des Matras indique non la position finale,ni même
centrale,de la pensée bodinienne,mais la miseen marche
de cettemême pensée : mélange curieux d'effervescence
juvénile et d'éruditionavertie,d'enthousiasme théorique
et d'académisme réel, tous signesapparentsd'un équilibre
instable.Cet éveil confus a été suivi d'une organisation
plus durable dans laquelle, nous l'avons vu, le facteurpro-
testantn'a pas tardéà se résorber.Que nous réservedès
lors la pensée mûriede Bodin?

II

L' « Heptaplomeres » ET le PRÉTENDU


SCEPTICISME
de Bodin.

Cette pensée définitive,beaucoup d'auteurs désireux


d'aboutirvite en ont cherché l'expression la plus origi-
nale, et ont couru à YHeptaplomeres.On sait le sort cu-
rieux de cetouvrage,laissé manuscritpar son auteur,mais
entièrementterminé,que les contemporains soupçon-
nèrentà peine et sur lequel se sont jetés depuis non seu-

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92 LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN.

lementles éruditsles plus avisés, mais les amateursde cu-


riositésposthumes et de scandales enterrés.Les excel-
lenteséditionsde Gurhauer', en latin,et de Roger Chau-
viré2,d'après une traductionfrançaisede la Bibliothèque
nationale,nous permettent d'étudierl'ouvrage au moins
aussi bien que la reine Christine.Nous avons aussi pour
nous éclairerles avis motivés de Diecman, de Huet, de
Grotius et de Leibniz, sans compterles deux éditeurs.
C'est beaucoup, c'est presque trop,car tout ce monde est
loin d'être d'accord : Leibniz, lui-même en 1671 et en
1716,n'a pas le même avis... diversitéqui doit nous inci-
terà la prudence.
C'est qu'en effet,vouloir trouverdans VHeptaplomeres
la philosophie religieusede Bodin n'est point une tâche
aisée. L'ouvrage présente,en effet,à l'interprétationdu
critiqueune double difficulté. D'abord, c'estun dialogue,
que dis-je : un heptalogue ! et les sept personnagesdiffé-
rentsqui apparaissent sur la scène nous cachentun peu
l'auteur. S'il est facile de l'identifierà tel ou tel, il l'est
beaucoup moins de prouverpourquoi, tant Bodin nous
donne un spectacle en apparence absolument gratuit :
peut-êtrebien les sept ont-ilsdans leurs propos quelques
marques du mêmemaître?Cettedifficulté s'accroîtencore
du faitque le colloque n'a point été publié ni, de toute
évidence,destinéà voirle jour. Dès lors il esttrèspossible
de n'y voir qu'un jeu de l'espritdans lequel Bodin se com-
plaît avec volupté au momentoù l'agitationdes partis le
chasse provisoirementde la scène politique. Songeons
que le dialogue est terminéen pleine effervescence de la
Sainte-Union,en i5g3, et représentons-nousl'intérêtpas-
sionnantque peut trouverl'ancien ecclésiastique,le hu-
guenot manqué, l'humanistehardi, à manœuvreren paix
ses pantinsthéologiquestandis que le fanatismevienthur-
ler à sa porte et menacerjusqu'à son existence.Le com-
mentairepsychanalytique,s'il a jamais droit de cité dans
i. « Das Heptaplomeres
» de JeanBodin.Berlin,1841.
2. Colloquede JeanBodin.Paris,1914.

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LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN. 93

la critiquelittéraire,trouveraitici son emploi et Piran-


dello même y pourraitparacheverFreud.
Pour nous, nous préféronsne pas cherchera prioridans
cet écritune démonstrationquelconque, procédéqui s'est
révélé un peu excessifmême pour les dialogues de Pla-
ton. Les idées exposées dans YHeptaplomeresne sontpas,
à notreavis, un arrière-fondde mystèreoù nous devions
trouverà coup sûrune révélationésotérique: le moinsdog-
matique des écritsde Bodip ne sauraitsans dangerse subs-
tituerà tous les autres. Il nous faut au contraireexposer
avec précautionles idées que Ton nous présente,étudier
plus encore la tournuredu débat que les thèses et noter
précieusementles concordancesentreles discours des sept
sages et les doctrinesantérieuresde Bodin lui-même.
Voici donc réunis par les soins de notreauteurseptper-
sonnages de religion différente. Après avoir soupé chez
l'un deux, Paul Coronaeus ou Coroni, catholique, ses in-
vités,AntoineCurtius, le calviniste;FédérichPodamicus,
luthérien; OctaveFagnola renégatdevenumusulman; Sa-
lomonBarcassus, le juif; JérômeSenamus, académique, et
Diego Toralba , partisande la religionnaturelle,discutent
avec courtoisie sur leurs diverses opinions. L'ouvrage
comprend deux parties très distinctesà l'analyse, Tune
métaphysique,l'autre théologique.
Dans la première,qui comprendles livresII et III, To-
ralba apparaît comme le chefde chœur. C'est lui qui en-
tame à propos d'une tempêteracontée par Fagnola une
digression sur les miracles et la providence. Dieu est
libre,il peut changerles lois de la nature: on ne peutop-
poser aux miraclesni l'opérationdivine, ni le destin,ni
la nécessitéqui sont d'autresmanifestationsde Dieu. Un
Dieu libre peut seul mériternos louanges et nos prières.
Si Dieu a créé les lois naturelles,il peut s'y soustraire:
sur ce point il se formeentreles auditeursun accord gé-
néral, et Senamus, défenseurdes causes naturelles,estre-
poussé avec fracas. Il fautdonc croire aux miracles et à
tous les miracles.

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94 LA PENSÉEreligieuse de bodin.

C'est par l'entremisedes esprits,bons ou mauvais, dé-


mons ou anges, que la Providence céleste s'exerce sur
notreglobe : la foudre,les tempêtes,les tremblements de
terresont en leurs mains. Cependant,ils ne sontpas éter-
nels, de même que toutechose créée : ils sontmême par-
fois susceptibles d'être à leur tour perturbés par les
hommes. L'eau bénite,quelle que soit la naturede son ac-
tion - peut-êtrepar sa compositionchimique- ne met-
elle pas les démons en déroute?
Quant à l'homme, sa partiela plus relevée,l'âme, n'est
rienplus que matièresubtile. Elle n'estdonc pas une par-
celle du Dieu incorporelet éternel,incapable qu'elle est
de concevoir même l'être suprême. La vraie valeur de
l'âme se comprend mieux,quand on la place à son rang
dans la hiérarchiedes esprits.Les espritscélestessontles
anges et les astres,les sublunairesles âmes séparées des
corps et les hommes.
Les âmes humainesaprès la mortsubirontla métamor-
phose analogue à celle du papillon naissant de la che-
nille : elles deviendrontéthérées,mais garderontun sou-
venirde leur étatantérieur.L'âme des gens de bien de-
viendraange ou astre,c'est-à-direjouira d'une vie supé-
rieurebien que non immortelle,puisque les anges même
sont périssables.Les voluptueuxqui ont étoufféleur âme
dans la matièremourronten entier,comme la brute; les
impiesressusciteront peut-êtrepour souffrir de longs tour-
ments[§ 166-193].
Cette question de la résurrectionprovoque un vif dé-
bat. Tous les chrétienssoutiennentl'affirmative, « Fédé-
rich montreque Dieu peut ressusciterles morts,Curce
qu'il le veut,Octave que le Coran y croit4». Salomon con-
fesseune incarnationnouvelle dans un corps d'air ou de
feu : mais Coronaeus montreque la résurrectionne peut
s'entendreque d'un corps déjà mort.Alors Salomon et Oc-
tave attaquentavec fougueles fondementshistoriquesdu

i. Chauviré,
Colloquede JeanBodin , p. 3i.La désignation
§ cor-
respondaux pagesde la traduction
de la Bibliothèque nationale.

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DE BODIN.
LA PENSÉERELIGIEUSE g5

dogme chrétien,puis Toralba et Octave concluent cette


joute oratoire en proposant mille raisons d'estimer in-
croyablela résurrectionde la chair [§ 194-206].
Que ces thèsessoient bien représentatives des disposi-
tions de Bodin, nous n'en saurionsdouterun seul instant.
On y retrouvetropnettement l'auteurde la Démonomanie*
et de YAmphitheatrum naturae2.
Le premierouvrage, sur lequel ont glissé bon nombre
de critiques,prouve à loisir combien la représentation de
l'universcomme truffé d'espritsdivers est habituellechez
Bodin. N'y étudie-t-ilpas au premierlivre, entre autres
questionssemblables,« l'association des esprits avec les
hommes, la différenceentre les bons et les malins es-
prits, les moyens naturels et humains pour savoir les
choses occultes ».
Quant au théâtrede la Naturequi, par la date etle mode
de composition,présenteavec l'Heptaplomeresdes affini-
tés importantes,on y trouve,sur la question de l'âme et
de l'immortalité,une doctrineassez voisine. Le livre IV,
qui est un véritabletraitéde l'âme, conclut par la bouche
de Theorus dans un sens averroïste.L'âme est une éma-
nation directe de Dieu, une nature véritablementsupé-
rieureou angélique : unie provisoirementau corps dans
ce microcosmequ'est l'homme, elle devra après la mort
reprendreson existencepropre d'esprit séparé, quoique
non éternel.
Devant cetteconvergencemanifestedes trois ouvrages,
il nous est impossiblede refuserà Bodin l'imputationdes
thèses de Toralba dans cette premièrepartie, à moins,
comme le faitjudicieusementremarquerBaudrillart,« de
ne voir dans la Démonomanie et dans VAmphitheatrum
que des monstresinexplicables3».
i. Éditions1578,i58o,1587,15g3,1604.
2. 1596.Lyon.
op.cit.,p. 206.
3. Baudrillart,

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g6 DE BODIN.
LA PENSÉERELIGIEUSE


* *
Examinons maintenantpar le mêmeprocédéla seconde
partie,plus spécifiquementthéologiqueet religieuse.Elle
comprenddeux développementstrèsdistincts,l'un consa-
cré à la question de la meilleure religion [§ 229-248]et
l'autre, la plus longue, à l'examen critique du christia-
nisme [§ 248-681].
Il étaitnaturel que čes sept représentantsde l'arc-en-
ciel confessionnel,réunis visiblementdans ce seul but,
arrivassentenfinà aborder de frontla questionreligieuse.
Et cependantBodin, même en cet ouvrage inédit,nous
paraît un peu gêné. Si fortlui tientson conservatisme
foncierque l'hypothèsemême du débatdont il se promet
une joie, ou tout au moins une délivrancede l'esprit,il a
peine à la réaliser concrètement.La discussion des sept
sages, qui ne conclut du restepas, ne s'engage qu'au mi-
lieu de mille réticences.« Est-il permis,est-il licite à un
homme de bien de discourirsur la religion?» Telle estla
question préalable sur laquelle les sept convives ne pa-
raissentqu'à demi rassurés[§ 235J.
Mais bientôtle débat s'engage et, chose unique dans le
corps du livre, il sera bien équilibré : voire un certain
unanimisme,un peu stupéfiantdu reste, sortirade cette
assemblée.
C'est d'abord la question de la Tolérance.
Fédérich le luthérien,Coroni le catholique et Salomon
le juif se déclarenten faveur d'une seule religion dans
l'état,donc pour le conformismeintégral.Leur principal
adversaire est Octave Fagnola, qui défend par l'exemple
du Grand Bacha la toléranceintégrale,et Senamus l'éclec-
tique qui réclamela possibilitépour chacun des sujets de
pratiquer lui-même et à la fois plusieurs cultes. Ainsi
AlexandreSévère honorait-il d'une dévotionégale Abra-
ham et Orphée, Hercule et le Christ[§ 229].
Si cette tolérance extrêmene séduit pas l'assemblée,

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LA PENSEERELIGIEUSE
DE BODIN. 97

celle-ci accepte par contre,avec une unamité absolue, la


thèse négativequant aux disputeset changementde reli-
gion. Cette doctrine,approuvée avec quelques variantes
par Salomon, Octave, Toralba et Federich, trouve sa
meilleure expression chez le « philosophe » et le catho-
lique :
Senamus: « Quoiqu'une nouvellereligionsoit meilleure
et plus vraie qu'une ancienne,je ne voudraispas pour cela
la publier,parce que la religion nouvelle ne semble pas
apporterun avantagecomparable à la diminutionque su-
bit l'antique piété du seul faitdu changement...»
Coranaeus : « Certainement,ces malheurs accompa-
gnentpresque toujoursles changementsde religion,c'est
pourquoi j'estimequ'on n'y peutapportertropde circons-
pection » [§ 235].
Cetteattitudeau sujet de la toléranceest tropconforme
aux discourset aux ouvragesantérieursde l'écrivainpour
que nous puissions avoir le moindre doute à son sujet.
Déjà la lettreà Jean Bautru des Matras nous a prouvé
qu'au momentmême où il semble prendreparti il garde
une conceptionsingulièrementouverte.Même la défense
des religionspaïennes « que les démonss'efforcent de per-
suader d'avoir à mépris » - argumentbizarre dans la
bouche de Senamus [§ 233] - etle polythéismeou toutau
moins polycultismede Sévère ne sont pas sans rencontrer
chez Bodin des résonnancesnombreuses.
L'admirationdes antiques,le mélangedes prophèteset
des héros profaneset sacrés tel que nous l'avons exposé
plus haut, cache chez lui une tendanceau syncrétisme in-
tégral qui, amorcé sur le terrainmoral dans la lettreà
Bautru,paraîtprès d'aboutirsur le terrainreligieuxavec
VHeptaplomeres.La conception des révélations succes-
sives et complémentairesparaît cependant avoir perdu
son prestigeau profitd'une admission délibérée de tous
les cultespositifscélébrantun Dieu unique.
Il n'en restepas moins que pratiquementles choses ne
peuventen resterlà, et Bodin ñe prétendpas ressusciter
REV.DUSEIZIÈME SIÈCLE.
XVI. 7

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g8 LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN.

le panthéonromain. C'est pourquoi il fautaboutiretdon-


ner une religionau peuple. Coroni est sur ce pointďune
candeur machiavélique! « Je crois que tout le monde est
persuadéqu'il est mieux de s'arrêterà unefausse religion
que de n'en point avoir du tout. » Sans s'en méfier,Bodin
met ici au comptedu ministrede la religioncatholiqueun
préceptedont il avait, dans la République, étendul'auto-
ritéjusqu'aux Incroyants.
« Et d'autant que les Athéistes mêmes sont d'accord
qu'il n'y a chose qui plus maintienneles états et Répu-
bliques que la religion,et que c'estle principalfondement
de la puissancedes monarques et seigneuries,de l'exécu-
tion des lois, de l'obéissance des sujets, de la révérence
des magistrats,de la craintede mal faire et de l'amitié
mutuelle envers un chacun, il faut bien prendre garde
qu'une chose si sacrée ne soit méprisée ou révoquée en
doute par disputes: car de ce pointlà dépend la ruinedes
Républiques1. »
Le premierpointacquis est donc la nécessitéd'avoirune
religionpour consoliderl'état. Si l'on a une force suffi-
sante pour capter au profitde l'état plusieurs religions,
comme le Bacha2, c'est parfait. Sinon, il convient au
princede fairerégnerson point de vue, mais par la dou-
ceur et non par la force.L'exemple proposé est la con-
duite de Théodose envers les Ariens3. C'est ainsi qu'on
essaie de réduireles factions,quand on n'a pu empêcher
leur essor.
Conclusion pratique : éviterles nouveautésen matière
de religionet, si elles s'implantent,tâcherpar une adroite
politique de reconstituerl'unité sous la tolérance.La so-
lution du point de vue pratique est donc à la fois con-
traireau protestantisme, puisqu'il apporteun principede
bouleversementmauvais en soi - et conformeà la doc-

I. Rép.,p. 652.
2. Op.cit.,p. 653.
3. Op.cit.,p. 652.

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LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN. Ç9

trineluthérienne« cujus regio ejus et religio » qui sera


d'ailleurs reconnuepar les traitésde Westphalie.
Mais Bodin n'entendpas, par la solutionpolitique,pré-
juger du dénouementintellectuel.Les réticenceset les
contradictionsapparentesde YHeptaplomeres sont dues
en grandepartieà ce que la pensée chevauche sur deux
plans différents : le licite et le logique, le positifet le rai-
sonnable. Aussi la positionconservatriceprise par Bodin
au point de vue de la religiond'étatn'empêchepas que le
problèmede la meilleurereligionne continueà se poser.
Qui ne saisiraitpas cette bifurcationrisqueraitde ne pas
comprendrecommentl'entretienpeutse poursuivreaprès
l'accord unanimedes participantssur le dangerdes con-
versionset la nécessitéde la tolérance.
C'est que si toutesles religionsmêmes faussesont pra-
tiquementpour premierintérêtcelui d'exister« summa
ratio est quae pro religionefacit», il n'en restepas moins
que le spectaclede leurs divergencesn'est pas satisfaisant
pour l'espritnaturellementépris d'unité. C'est ce qu'ex-
primentavec finesseplusieursdes interlocuteurs.
Salomon lui-même ne s'interditd'entreprendreautrui
sur sa religionqu'avec une réserve: « A moins que d'être
assuré de le rappelerdans une meilleure» [§ 234]. Fede-
rich le luthérienirait même, comme Mahomet, jusqu'à
employerla forcedes armes. Curce le calvinisteest per-
suadé qu'on peut trouveraisémentla meilleure des reli-
gions : « Quand les lois humaines sont publiées, si cha-
cun les doitsuivresans en pouvoirprétendrecause d'igno-
rance,à plus forteraison les lois de Dieu, étant annon-
cées par toutl'universdepuis tantde siècles,personnen'a
de sujet de les ignorer.» Et il y revientplus loin : « Il ne
fautpas chercherla meilleurereligiondans la multitude
des peuples, mais dans la force des raisons que Dieu a
prescrites,car il n'y a que Dieu qui sache et l'homme ne
peut seulementqu'opiner1. »
i. Heptaplomeres,
g 234,éd. Chauviré,
p. 55et 56.

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100 DE BODIN.
LA PENSÉERELIGIEUSE

Au luthérien qui croit trop aisément trouver dans


l'Evangile une véritéévidenteet universelle,Senamy et
Toralba vont rappelerla difficulté du problème: il ne doit
pas y avoir de véritési évidente,puisque Ton se tue pour
ce credo et qu'il n'est pas admis de tous.
Senamy. « Mais si les lois sont contrairesaux lois et les
législateursennemisles uns des autres,si la religioncom-
bat contrela religionet les pontifescontre les pontifes,
que ferontde malheureuxsujets qui d'une secteserontat-
tirésdans une autre?»
Toralba. « Dans une si grandediversitéde lois et de re-
ligions qui s'opposentles unes aux autres,il fautchercher
quelle est la meilleureet la vraie, et quand on l'aura trou-
vée il sera bien aisé de connaîtrecelui qui sera excusable
par son ignoranceou coupable par sa malice1. »
Mais Toralba va plus loin encore. La conclusion de ce
débat sur la meilleuredes religions,c'est lui qui la tire,
et dans YHeptaplomeresil y a là un signe de préférence
marquée.
Si la religion n'estqu'une opinion, elle esttoujoursdou-
teuse et suspendueentrele vrai et lefaux , et par la dis-
pute elle s'ébranle chaquejour de plus enplus. Si ďest une
science il faut qu'elle dépende de la démonstrationet
qu'elle soitfondée sur des principescertains et soutenue
par des conclusionsinfaillibles et nécessaires. Or, les
chosesqui sontde cettefaçon ne reçoiventpointde contes-
tation2.
Nous avons là un textecapitalqui nous paraîtla clefde
la pensée de Bodin. Si la tolérancela plus grandeestà ac-
corderaux fidèlesdes différents cultes,c'est que les reli-
gions dont ils se prévalentne sortent point le plus sou-
vent du domaine de l'opinion. Là aussi nous retrouve-
rions l'Apologiede RaymondSebond, où Montaignecons-
tatenon sans une certaine mélancolie que la religion se
meurtautour de lui sur le plan de l'opinion3. Or l'opi-
I. Op.cit § 234,p. 56.
2. Op.cit.,§ 244,p. 62.
3. Essais,éd. Villey,t. II, ch. xn,p. i5o.

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DE BODIN.
LA PENSÉERELIGIEUSE IOI

nion a droit à l'indulgenceet au respect quand elle est


utile ou louable comme c'est, d'après Bodin, le cas de
touteconfessionorganisée. Mais, à se placer sur ce seul
terrain,la religion use son prestige et risque en finde
comptede ne plus même pouvoir remplirla fonctionso-
ciale que l'on en attend. Car pour qu'une religion soit
vraimentune forceconstitutive de l'uniténationale,il faut
que son credo soit solide.
Ce texte de YHeptaplomeres est également très utile
pour comprendreun fragmentobscur et fortimportant
de la théorie des climats, qui doit d'autant plus attirer
notreattentionqu'il a passé dans Charron, et que par là
Bodin a nourrila pensée du courantlibertin.C'est le fa-
meux rapportde la religionau Peuple méridional.
Rappelons que pour Bodin il y a, d'après la situation
géographiquequ'elles occupent, trois populations diffé-
rentes,les Nordiques, les Méridionaleset celles de la ré-
gion moyenne. Bodin nous montre que les Nordiques
tranchentleurs affairespar le droitdes reîtres,c'est-à-dire
la forcede l'épée; et les peuples « moyens» par la chi-
cane, raison, juges et procès. Mais au Midi c'est la reli-
gion qui prévaut.« Le peuple de Septentrionpar force,le
peuple moyenpar justice, le méridionalpar religion.»
Qu'est-ce donc que cettereligion qui s'oppose à la rai-
son, c'est-à-dire- précisons-le,car Charron n'a pas très
bien compris- à l'éloquence parlementairedes Français
et autres « moyens». Écoutons Bodin :
« Les peuples du Midi ont recoursaux rusesetfinesses,
comme les renards,ou bien à la religion; étantle discours
de raison tropgentilpour l'espritdu peuple septentrional,
et trop bas pour le peuple méridional,qui ne veut point
s'arrêteraux opinions légales et conjecturesrhétoriques
qui balancenten contrepoidsdu vrai et du faux,mais il
veutêtre payé de certaines démonstrationsou ď oracles
divinsqui surpassentle discours humain.Aussi voyons-
nous que les peuples du Midi, Égyptiens, Chaldéens,
Arabes, ont mis en évidence les sciences occultes, natu-
relles, et celles qu'on appelle mathématiquesqui donnent

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102 LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN.

la gêne aux plus grands espritset les contraignent de con-


h
fesser la vérité . »
On voit où nous mène ce textequi feraitde Cicéron le
patron des raisonnableset d'Euclide celui des religieux:
le bon père Mersenneen tressailliraitd'aise! La religion
est identifiéeà toutes les disciplines de certitude,à tel
point que science ou religion,c'est tout un. Par exemple
la phrase suivante: « Et tout ainsi que la prudence du
bien et du mal est plus grandeaux peuples mitoyens,et
la sciencedu vrai et dufaux aux peuples du Midi, aussi
l'art qui gît ès ouvrages de main, est plus grande aux
peuples de Septentrionqu'aux autres2. »
C'est cetteassimilationde la religionà la science,déve-
loppée assez longuement,quoique en passant,dans la Ré-
publique, que Toralba reprendet presse si vigoureuse-
mentdans la conclusion précitéeque Ton en voit à peine
la teneur. Si la religion est une opinion, elle a tout à
craindrede la dispute,mais « si c'est une science, il faut
qu'elle dépende de la démonstrationetqu'elle soit fondée
sur des principescertainset soutenuepar des conclusions
infaillibleset nécessaires.Or les choses qui sont de cette
façon ne reçoivent point de contestation». Donc, si,
comme Bodin l'espère pour la gloire de l'esprithumainet
la stabilitéde la République, la religionestune science,il
fautlui chercherces principescertainsanalogues à ceux
des mathématiques,et ces démonstrationsqui donnentla
gêne aux plus grands esprits et qui assoient une vérité
dans la sphèredes doctrinesinattaquables.
Si cettetentativeréussissait,celui qui chercheraità cri-
tiquer une religion de la sorte serait absolument impie,
voire énergumène.Car « s'il n'est pas licite entreles phi-
losophes et les mathématiciensde mettreen débat les
principesde leurs sciences,pourquoi sera-t-ilpermis de
disputerde la religionqu'on a reçue et approuvée? Aris-

I. Rép p. 685etsuiv.
2. Op.cit.,p. 687.

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DE BODIN.
LA PENSÉERELIGIEUSE I03

totedisait que celui méritela peine des loix, qui révoque


en doute s'il y a un Dieu souverain,chose qui est par lui
démontrée* ».
Dès lors, nous pouvons comprendretoutela sévéritéde
Bodin pour les athées2,et les incidentesoù, après avoir
admis toutes les religionscomme ayant droit à la tolé-
rance et répondantau même office,il ajoute cetterestric-
tion : « Combien qu'il n'y a qu'une religion,une vérité,
une loi divinepubliée par la bouche de Dieu3. »
Il ne fautdonc pas s'empresserde déceler chez Bodin,
comme le fontcertainscritiques récents,une opposition
de la raison et de la foi, puisque le rêve de notre auteur
c'est de définirune religionqui s'identifieavec la science.
Quand M. Henri Busson écrit : « La séparation des do-
maines respectifsde la raison et de la foi, prônée par
l'école padouane et acceptée par beaucoup comme une
sauvegarde pour cette dernière,aboutit avant la fin du
siècle à rendrela foi impossibleaux esprits exigeants4»,
il définitpeut-êtreun schéma utile pour comprendreune
époque, mais à coup sûr la doctrinede Bodin lui échappe
totalement.Aussi bien la représentationqu'il donne du
xviesiècle, la foi (catholique)descendantau fur et à me-
sure que la raison monte,est-ellepar trop simpliste.Elle
ne rend pas comptede tous les essais nouveaux qui sont
tentésdans cette période et qui nous montrent,comme
chez Bodin, d'originalestentativespour concilieravec une
idée nouvelle de la foi un sentimenttrèsspécial de la cer-
titudescientifique.
Les phrases dans lesquelles notreauteurconclutà la va-
nité des discussions théologiques ont fourni une proie
tropfacileaux amateursde critiquevaine,et derrièrecette
apparence négativeils n'ontpas vu s'organiser la pensée
i. Rép.,p. 651.
2. Op.cit.,p. 844parexemple.
3. Op.cit.,p. 652.
4. H. Busson,Les sourceset le développement du rationalisme
dansla littérature de la Renaissance
française , p. 544.

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104 LA PENSÉEreligieuse de bodin.

nouvelle qui est la raison même de la démolitionconnexe.


Cetteconstructionnouvelle dont Taralba vient d'esquis-
ser le programme,nous en trouveronsles traces dans la
dernièrepartiede 1'Heptaplomeres.

#*
Le deuxième point de la seconde partie nous conduit,
en effet,à une critiquetrèssévèredes différentes confes-
sions religieuses.Bodin va dresserles uns contreles autres
ses championsthéologiques,et de leur joute,ce que nous
percevonsle mieux,c'est un grand fracas d'armuresbri-
sées. Aussi la plupartdes critiques n'ont pas poussé plus
loin et conclu à un scepticismesoit détaché,soit virulent.
Naudé, cité par Bayle : « C'est un livre bien fait,mais
fortdangereux,parce qu'il se moque de toutes les reli-
i
gions et enfinconclutqu'il n'y en a point », et Chauviré :
« il a fini par combattreavec âpreté, avec indignation,
avec sarcasme,les confessionsqui se partageaientles fi-
dèles de son tempset de son pays2 ». Une telle note est
évidemmentfausse,elle ne cadrerait d'ailleurs pas avec
l'idée de tolérance si importantechez Bodin, comme l'a
d'ailleursmagistralement établiChauvirélui-même.Nous
avons vu que Bodin respectetoutesles religions,et nous
savons pourquoi : d'abord elles constituent un lien social,
ensuiteelles contiennent peut-êtretoutes un fondcommun
capable de s'imposer avec évidence à l'assentiment una-
nime.
Il n'en restepas moins que ce fondcommun,ces prin-
cipes manifestesréclaméspar Toralba, ne peuventappa-
raîtrequ'après une décantationsoignée qui filtrepar une
critiqueéveillée les titresde chaque religion.C'est à cette
opérationque nous allons maintenantassister.
Nous avons vu que la plupart des assistants,malgré
leur réserve apparente,gardaientl'espoir de démontrer
i. Bayle,op.cit.,p. 37.
2. Colloque
, p. 24-25.

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DE BODIN.
LAPENSÉERELIGIEUSE I05

la précellenced'une conceptionreligieuse. Puisque le dé-


bat se prolongeet qu'ils vont chercheren commun,cette
conceptionreligieusesera le produitdes abattementsque
la majoritéferasubir aux croyances de chacun des sept
présents.
Mais n'allons-nouspas voir jaillir tout de suite un pre-
mierprojetd'accord, un premierprogrammerestreint, ce-
lui auquel les politiques de France et d'Allemagne ont
rêvé plus de cent années, quand ils essayaient par des
réunions,des entretiensou conférences,d'aplanir les dif-
férendsentrenovateurset conservateurs,entrecatholiques
et réformés?Est-ce à un christianismeintégral,œcumé-
nique, que va nous convierBodin? Peut-êtrey a-t-ilsongé
un moment,mais YHeptaplomeresne rend pas ce son-là,
à beaucoup près.
Federich le luthérien,qui définitpar conséquentla po-
sitionmoyennedes confessionschrétiennes,lorsque To-
ralba lui propose la rechercheloyale et vigoureuse de la
meilleurereligion,répond en effetaussitôt: « Qui doute
que la religionchrétiennen'est pas la vraie ou plutôt la
seule4? » Mais il s'attireimmédiatementla réponsesévère
du renégatOctave : « Presque toutela terre,toutel'éten-
due de l'Asie, presquetoutel'Afrique,la plus grandepar-
tie de l'Europe. Et parmi cette infinitéde sectes,chacun
croitque la religionqu'il aime le mieux est la plus belle
et la plus influente.» Curce le calvinistea beau répliquer
en invoquant« la forcedes raisonsque Dieu mêmea pres-
crites», le coup est cependantporté,et par le faitmême
le débat va prendreune orientationnouvelle.
Pour avoir affirmé trop imprudemmentleur inaltérable
confiancedans la religiondu Christ, les chrétiensvont
avoir à subir les assauts de la critique et feronttous les
fraisde la discussion.Non seulementles principessolides
que désire Toralba ne seront pas recherchés dans les
dogmes communsaux trois grandes confessions,catho-
I. g234,p. 56,

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I06 LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN.

lique, luthérienneet calviniste, mais la poursuite sera


presque dirigéecontreelles.
Et cela tout naturellementpour deux raisons, dont
Tune tientà l'aréopage, et l'autreà la méthode de la dis-
cussion.
Tout d'abord nous avons septsages, dans lesquels il n'y
a que trois chrétiens,ils sont donc en minorité;ils le se-
rontd'autant plus que n'étant pas d'accord sur tous les
dogmes, leur défensesera mal concertéeet qu'ils se lais-
serontbattreen détail, ne formantmême pas l'indispen-
sable frontunique.
En outre, la méthode de discussion employée est un
peu - comme dans toute société de pensée ou toute
église à vague œcuménisme- la méthodedu plus grand
commun diviseur.Sitôt que l'un des interlocuteursap-
porte une croyanceun peu moins exigeante,l'espritcom-
mun se déplace légèrementdans son sens : les concessions
sont toutes faites au bénéficedu moins dogmatique, et,
par conséquent,le simplejeu de la controversecommune
dessert au maximum l'extrême-droiteau profitde l'ex-
trême-gauche.
Bodin, homme de loi et orateur parlementaire,a par-
faitementvu la situationet le jeu qu'elle commandeà cha-
cun des champions. La gauche et l'extrême-gauche
poussentles questionsembarrassantes, sèmentles ferments
de discorde,puis Toralba ou Senamus se retirent dans un
silence prudent,laissant la discorde naîtreau camp des
chrétienset les affaiblird'autant. Cette tactique aboutità
mettreen évidence le rabbin Salomon. Par sa situation
même il est l'arbitredésigné de la dispute : le musulman,
un peu effacé,et dont les interventions sont toutes mar-
quées par un espritfranchement « laïque », rejoint nette-
mentle groupe de Senamus et de Toralba. Salomon sera
donc le pivot de l'assemblée,l'arbitrede la majorité.C'est
lui qui, en attaquantviolemmentles preuvesdu christia-
nisme,assurerale succès de la gauche ; c'estlui par contre
qui sauvera par son adhésion le caractèrestrictement reli-
gieux de la croyancemoyenne.

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DE BODIN.
LA PENSÉERELIGIEUSE IO7

Un personnageégalementtrès bienvenu,c'est Coroni,


dont on a tortde signalerl'insignifiance.Coroni, le cham-
pion catholique, est tout à fait dans son rôle. C'est lui
dont la thèse comportele plus d'exigences: s'il entraitvi-
goureusementdans la discussion,c'est donc lui qui aurait
à fairele plus grandnombrede concessions.Il seraitdonc
à la fois battupar le nombre,et ridicule,car son dogma-
tismerépugneau libreexamenstérile.Aussi n'intervient-il
que pour préciserd'une phrase brève la positionde son
Credo sur tel dogme controverséet pour proclamer son
attachementà l'Église. Cettedéclarationfréquenteoù l'on
a voulu voir à tortune malice de l'auteurest au contraire
assez impressionnante.Elle a frappé Bayle et surtout
Leibniz qui y voit, et à bon droit, le seul point précis
marqué dans la discussion. « Sed nihildefinitur, nisi quod
Romanistasempersuum solemneepiphonemainterponit:
Ecclesiae credendumest1. »
Aussi Coroni aura-t-ilbeau se trouvertoujoursen mi-
norité,comme il n'acceptepas le jeu, c'est-à-direle prin-
cipe du libre examen, sa positionn'en sera pas diminuée,
loin de là; et à la fin,quand toutesles thèsesadverses se
serontentrechoquéesjusqu'à destructionpartielle,quand
les adversairesse séparerontsans avoir pu se mettred'ac-
cord sur un programmecatégorique,chacun d'entreeux
aura ses blessuresapparentes,tandisque le catholiqueres-
tera inébranlé. Les vrais vaincus de la dispute, ce sont
surtout les protestantsqui, eux, conformémentà leurs
principes, acceptent la bataille, c'est-à-diresoumettent
leurs croyancesà l'exégèse rationaliste,et y sont vite dé-
bordés : c'est la souplesse cabalistique de Salomon, c'est
le laïcisme de Toralba qui leur montrentavec évidencela
nécessitéde pousserplus loin leurévasiondu dogmechré-
tienjusqu'à la libre pensée totale. L 'Heptaplomeresà lui
seul suffiraità établirque Bodin està ce momentbienplus
éloigné du protestantisme que de l'église catholique : les
dogmes communs aux deux confessions,c'est dans leur
I. Cf.Bayle,op.cit,

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I08 LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN.

formulationprotestantequ'il les attaque,et à plusieursen-


droitsil souligne ce que la conceptioncalvinisteade spé-
cifiquementinhumain.Nous verronstout à l'heure com-
mentinterpréter cetteattitudeoriginale : il étaitutiled'en
indiquer dès maintenant la complexitédélicate.
*
* *
C'est surtoutdans le livre IV que le débatse développe.
Parmi les fluxet les refluxd'une discussionassez confuse,
nous pouvons notertroispointsprincipaux: la naturede
la véritableÉglise, la divinitéde Jésus-Christ,les princi-
paux dogmes et usages des chrétiens.
a) V Eglise. - Nous avons vu que la recherchedes
principesavait conduit Federich à invoquerseulementla
loi du Christtoutenue. Devant le refusde Toralba, fondé
sur la diversitédes religions, Curce a accepté de sou-
mettreà la raison les fondementsde sa croyance.Il nous
fautchercherune autoritéqui tranchele débat.
Quel sera donc le critériumde la certitude,sinon l'avis
d'une Église habile à décider?N'est-cepas à elle d'appré-
cier l'Évangile et d'en dégagerles préceptes?C'est ce que
nous propose Coroni : « L'Église, selon le sentimentde
saint Augustin,commeil estapprouvépartout: « Non cre-
derem Evangelico nisi Ecclesia ad ipsum confirmarei, je
ne croiraispas l'Évangile si l'Église ne l'avaitapprouvé.»
Mais la réponsede Coroni n'aura pas meilleur succès
que celle de Frédéric. Cette fois c'est Senamus qui lui en
montrel'insuffisance : « La difficulté
n'estpas moindreen-
core de savoir quelle est cetteÉglise : les juifs tiennent
pour la leur, les Mahométans au contraire,les chrétiens
se l'attribuentet les payens de toutes les Indes veulent
l'emporterpar l'antiquité.»
Non seulementCoroni n'a pas appuyé Curce, mais leurs
deux affirmations conjuguées ont formésans le vouloirle
cercle vicieux de l'apologétique que Descartes dénonce
dans la préface des Méditationset que Jean-Jacquesde-
-
vait fortement soulignerdans la Professionde foi du Vi

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LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN. IO9

caire savoyard : « Et commentsavez-vousque votresecte


est la bonne? - Parce que Dieu Ta dit. - Et qui vous a
dit que Dieu l'a dit? - Mon pasteurqui le sait bien. »
L'autoritéd'une église ne suffitdonc pas à nous donner
une assiettefermeet solide. Il faudraque telle église as-
sure sa supérioritésur toutes les autres par un nouveau
caractère.C'est le problème bien connu des « notes » de
la véritableÉglise. Mais ce problème facile à résoudreà
l'intérieurdu christianisme,devientdes plus délicat sitôt
qu'on en sort. La preuvedes prophéties qu'allèguent ici
les chrétiens,si elle satisfaitla méditationattentive,ne
vaut rienen discussion,car elle estimmédiatementenva-
hie par les champignonsvénéneux de l'exégèse. Cela ne
manque pas dans le cas présentet Salomon, qui a à sa
dispositionune connaissancecomplètede la littérature ra-
binnique,y trouve l'occasion d'étaler avec complaisance
son savoir et sa subtitilitédialectique : cf., par exemple,
ses exercicesde hautevoltigelinguistiqueà propos du mot
Christ4.
L'argument chrétien des prophéties une fois aban-
donné, la thèse israélites'étale avec satisfaction: « La vé-
ritableet seule Église de Dieu a été parmi le peuple d'Is-
raël qui seul en toutela terreconservaitle culte du Dieu
éternelet son alliance2. » La religionjuive,plus ancienne
que le christianismeet portantavec elle les preuvesd'une
assistanceconstantedu Très-Haut, constituedonc la seule
Église véridique.
Mais si Moïse est supérieurau Christ par sa plus haute
antiquité,la religiond'avant Moïse ne prendra-t-elle point
à son tour le pas sur le judaïsme de Salomon? C'est ce
qu'objecte Toralba, et l'argumentsemble porterau béné-
ficede la religionnaturelleantérieureà tout dogme fixe
et à tout culte constitué.Aussi Senamus vient-ilpour-
suivre l'offensiveen critiquantles additions que le ju-
daïsme a fâcheusementapportéesà ce programmemini-

1. 1 395-396.
2. g 248.

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IIO LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN.

mum : cérémoniesbarbares,sacrificessanglantsetparfois
humains, etc... Mais Salomon estun hommede ressource
et il fait victorieusementtête à l'agresseur : la religion
juive, à Fen croire, n'est qu'un admirable symbolisme
dont il fautpénétrerle sens si l'on veut pouvoir la com-
prendre.Le Décalogue, en effet,n'est que la promulga-
tion solennelle, faitepar Dieu lui-même,de la loi natu-
relle; aussi tous ses articles satisfont-ilsà travers les
siècles et la raison et la consciencehumaine : quant aux
sacrifices,quant aux cérémonies,il y en a point qui n'ait
pour objet de traduiredes relationscachées,d'admirables
secretsenfouisdans la natureet que l'intelligencehumaine
n'y discernepas encore.
Dans cettedéfensesi intéressante,Salomon reçoit l'as-
sistanceprécieuseet naturelledu musulmanOctave, qui
défenddu même coup les partieshébraïquesdu mahomé-
tisme. Ceci n'est pas du goût de Frédéric,qui vient lui
rappelerles bassesses du Coran. Mais Octave lui-mêmea
raison du pauvre huguenot,et, comme l'a finement relevé
Baudrillart,« le monothéismedes Musulmans,leurhaine
de l'idolâtrie,leur charité,sont relevéesici avec une sorte
de verveet un heureuxchoix de raisons1».
Mais nous nous acheminonsde plus en plus versla con-
ceptionde l'Église ouverte à tous et,par conséquent,ca-
ractériséepar les seules dispositionsdu cœur. C'est ce que
vient formulernettementToralba : la religion naturelle
admet le salut de tous ceux qui ontcru en un Dieu unique
et pratiquéla morale empreinteau cœur de tout homme.
Salomon ne peut se sauver qu'en s'appliquantà définirle
judaïsme comme l'organisation voulue par Dieu de ce
programme;il n'en a pas moins reniésa positioninitiale,
où il représentaitaux côtés de Coroni la doctrine tradi-
tionnelle: « Hors de l'Eglise, point de salut! »
b) La Divinité de Jésus-Christ.- C'est sur la divinité
de Jésus-Christque Salomon va remporter ses plus grands
avantages.Dans une critiqueacerbeet vigoureuse,que cer-
I. Baudrillart,
op.cit.,p. 212.

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DE BODIN.
LA PENSÉERELIGIEUSE III

tains historiensont jugée très supérieureà celle de Spi-


noza, Salomon, assisté de Toralba et d'Ocave, va re-
prendreen les déguisanttous les argumentsclassiques de
Gelse et de Julien, retrouvésdepuis peu par l'école pa-
douane.
D'abord la divinitédu Christne repose sur aucun texte
valable. Lui-mêmene s'est dit filsde Dieu qu'au sens où
tousles hommes le sont : les prophéties,nous l'avons vu,
ont été mal utilisées,avec des contresensévidents;quant
aux Évangiles, ils ne sont pas dignes de foi puisqu'ils ne
concordentpas. Salomon va même jusqu'à ajouter avec
une rare audace : « C'est dans le vieux Testament qu'il
n'y a aucune contrariété!», propositionau moins diver-
tissante.
Mais la réfutationprincipale porte sur l'impossibilité,
nous dirons même l'inconvenance, d'une Incarnation.
Cette critique de l'incarnation comprend deux parties,
l'une historique,l'autre philosophique.
La premièreest directementempruntéeà l'école ita-
lienne, à Pomponace et à Cardan..Elle consiste à établir
dans les faitsl'humanitémédiocrede Jésus et à lui oppo-
ser des réformateurs plus heureux. C'est ainsi que Salo-
mon pousse à plusieurs reprisesses pointesà ce sujet.Jé-
sus a connu la faim, la soif, la douleur, la tristesse,la
crainte,l'effroiet la consternation,toutes« indignesd'un
grandcœur ». La science, la prudenceet l'intelligencelui
fontcomplètementdéfaut4.Toralba dresse en contraste
la faiblesse du Christ et l'attitudehéroïque de Zénon
Eliates, d'Anaxarchus; Salomon enfinoppose aux faibles
guérisonsaccomplies par Jésus les miracles bien supé-
rieurs des grands thaumaturges,Apollonius de Thyane,
Judas le Galiléen, Simon le magicien.Voilà le médiocre
arsenal où pourtantpuiserontencore à loisir des milliers
de successeurs.Mais Coroni ne répond-ilpas à l'avance
et avec une force singulière à l'objection comparatiste
quand il assène ce coup droit : vos thaumaturgesn'ont
i. Cf.I 444et445.

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112 LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN.

rien fondé, leurs prétendus miracles sont stériles,alors


que sur ceux de Jésus-Christl'Église s'est établie pour
toujours{.
La critiquephilosophique, plus vigoureuse,portesurle
dogme même de l'Incarnation. Rien ne saurait d'abord
établirla venue de Dieu sur la terre,pas même la Résur-
rection- d'ailleurs des plus suspecte- puisque Dieu est
indéfinissableà l'infirmité humaine[§ 445-474].Mais, ob-
jecte Frédéric, les deux natures,divineet humaine,sont
distinctesdans Jésus.Il n'en restepas moins,rétorqueTo-
ralba, qu'il y a là une confusionindignede Dieu. L'incar-
nation est de toutemanièreune chute; elle n'étaitpas né-
cessaire, elle suppose chez Dieu une inconstance de na-
ture et une véritabledéchéance. Sénamus poursuit l'at-
taque avec violence2.Dieu n'avaitpas besoin,pour sauver
le monde, que son fils, issu d'un ventrevirginal, aille
mourirsur le gibetà la fleurde son âge. A cette charge
brutale Curce le calviniste ne sait trop comment faire
front: sans doute était-ce là la volonté de Dieu, dont il
est criminel de chercher les motifs. Coroni, à tout le
moins, explique que l'Incarnation a pour but de nous
donnerl'horreurde nos péchés, mais Toralba lui objecte
alors qu'une attentede plusieurs millions d'années ne se
conçoit toujourspas.
Salomon indique d'un traitl'injusticequ'il y a au sacri-
ficed'un bon pour les méchants,Octave le ridicule « que
Dieu courroucé contreles hommes en voulût prendresa-
tisfactionsur soi-même ». Toutes ces objectionssontblo-
quées dans le texteque relèvetrèsjudicieusementM. Henri
Busson : « Cela se peut persuaderaux chrétienset aux
ignorants,mais nullementaux philosophes, qu'un Dieu
éternelait demeurépendantune infinitéde millionsd'an-
nées immuable, et que ce même Dieu depuis quelques
siècles soit déchu de cettenatureexcellentepour se revê-
tird'un corps comme nous composé de sang,de chair,de
i. Cf.§ 486.
2. Cf.g 541etsuiv.

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LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN. I I3

nerfet ďos et pris une figurenouvelle pour s'exposeraux


tourmentsďune mortignominieuseet à la puissance in-
fâme des bourreaux,afinde ressusciteret de porter dans
le ciel cettemasse corporelle,où jamais auparavantil n'en
étaitentré1.»
Devant de telles déclarations,les protestantsrépondent
uniquementen criantau sacrilège,tandisque Coroni rap-
pelle avec sang-froidson invariablecertitude: « Creden-
dum est Ecclesiae ».
c) Les dogmeset usages. - Il ne resteplus aux adver-
saires des chrétiensqu'à pousser jusqu'au bout la défaite
de leurs antagonistes.A vrai dire, la position principale
emportée,le restene tientplus guère,et la critiqueen dé-
sordredes dogmes et des sacrementsn'offrequ'un intérêt
restreint.Citons cependantplusieurstraitspour montrer
la manièredont évolue le débat.
Les miraclesdu Christsonttantôtavoués, mais perdent
leur valeur de signe,car alors toutle mondeen faitautant,
tantôtniés ou critiquésavec vigueur. Salomon même, au
nom de la morale, proteste contre celui des noces de
Cana et juge inadmissiblela conduitedu Christ,qui s'en
va changerl'eau en vin. « Il eût plus sagementfait,à mon
avis, de n'en rien faire,mais d'invitertous ceux du festin
à la sobriété.» On croirait entendrelà quelque moderne
puritain!
Le péché originelfournitprétexteà une discussionplus
serrée2.La fauted'Adam ne saurait se transmettreà ses
descendants.S'il en est ainsi, ditToralba, c'estune grande
injustice! Salomon, de son côté, nie la transmissionet ne
voit dans son histoirequ'un sens allégorique. L'exemple
d'Adam doit nous éclairer et nous empêcher de tomber
dans la même faute: si nous nous abandonnons comme
lui aux sens et à la volupté,il nous en arrivera tout au-
tant.
Cette question du péché originel entraînepar ricochet
i. § 544.Chauviré,
Colloque, p. 177.
2. g 573etpassim.
REV.DUSEIZIÈMESIÈCLE.
XVI. 8

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114 DE BODIN.
LA PENSÉERELIGIEUSE

celle du libre arbitre.Coroni accuse les luthériensd'avoir


enseigné que le péché originelentraînela destructiondu
libre arbitre.Toralba et Salomon tombentà leur toursur
Federich et la doctrinede la prédestinationdes bons et
des méchantsreçoitune réprobationgénérale.
Une digressionsur le culte des saintsmetaux prisesca-
tholiqueset protestantsavec les argumentshabituels.Plus
importanteest la partiequi traitedes sacrements.
Le baptêmea déjà été critiquépar Toralba au sujet du
péché originel: si celui-ci esteffacépar la mortdu Christ,
pourquoi donc baptise-t-onles nouveaux-nés!D'ailleurs
quelle peut bien être l'efficacitédu sacrement,alors que
nous voyons dans la vertule seul fruitde l'éducation,que
l'enfantait reçu ou non l'onction basptismale.Quant à la
confession,Coroni en présenteune assez heureuse dé-
fense, encore que Fédérich y souligne la place capitale
qu'y tiennentles méritesde Jésus-Christ.L'eucharistie
donne lieu aux controversesclassiques entrechrétiensau
sujet de la présenceréelle. A Coroni qui défendle pou-
voir des paroles sacramentelles,Salomon objecte que
pour avoir identifiéDieu à une substance,trois mille Is-
raélitesfurentpulvérisés: il oublie de préciserque le culte
riende com-
du veau d'or, dont il estici question,n'offrait
parable à celui du saint sacrement.
Encore quelques flècheséchangées sur l'enfer,les in-
dulgences et le purgatoire,et le débat s'éteint de lui-
même,fauted'aliment.Les sept protagonistesse retirent
avec dignité: chacun en respectantla croyancede tous les
autresrestefixedans la sienne.

* *

Voilà donc la conclusion en apparence négativequi a


transforméBodin pour la plupartde ses commentateurs
en un sceptiqueabsolu, que son nihilismereligieux con-
duit naturellementà la tolérance: « C'est un livre bien
fait- juge Patin - mais fortdangereux,parce qu'il se

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LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN. I I5

moque de toutesles religions,etenfinconclut qu'il n'yen


a point1. »
Et en effetles apparencessont pour Patin, mais les ap-
parences seulement. Bodin, certes, ne nous a pas défini
d'une manièreexplicite les fameuxprincipes fermessur
lesquels Toralba voulait fonderune religionégale en cer-
titudeaux mathématiques.Mais dans le cadre qu'il s'était
fixé,une telle opération n'était guère possible. En effet,
une démonstrationen règleeût impliqué une conversion
générale,un ralliementcompletdes sept interlocuteurs à
la croyancenouvelle. Cette fin eût peut-êtresatisfaitles
amateursde dogmatisme,elle nous seraitpar contre ap-
parue comme crianted'invraisemblance.C'est que les sept
championssont des hommes en chair et en os, et non de
purs esprits : leurs idées religieuses représententdonc
pour chacun une conviction personnelle résultantde sa
vie antérieureet de son expériencepropre.Bodin nous en
avait d'ailleurs prévenu: ce n'est pas une discussion qui
faitchangersi aisémentde doctrine,et d'ailleurscela vaut
mieuxainsi. Alors pourquoi cet entretien?Et que devient
le plan proposé? Attendez!
Si le changementd'opinion n'a pu s'opérer chez les
sept orateursau cours de leur débat palpitant,la fauteen
est à la règledu genre, à l'objectivitédes personnages,si
bien signalée par Diecman. Quelles que soient les sym-
pathies de Bodin pour tel ou tel de ses champions, cha-
cun agit dans son hypothèseavec une parfaitecohérence
et aux erreursprès de théologie que pouvait commettre
l'auteur,chacun esttrèsreprésentatif de la position de son
au
église tempsqui nous occupe. Dès lors, la conversion
de Coroni par exempleà un nouveau credo, ou d'Octave,
eût signifiéque le catholicismese ralliaità la religionna-
turelle,ou qu'il n'y avait plus de musulmans : déclara-
tions absurdes. La recherchede la meilleurereligionpos-
sible ne pouvait donc dans ces conditions aboutir à une
définitionpositive. Il nous reste à chercher si l'action
i. CitéparBayle,op.cit.,p, 37.

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I 16 DE BODIN.
LA PENSÉERELIGIEUSE

même de personnages,pourtantliés à leur rôle, n'a pas


dégagé un credo nouveau qui seraitcelui de l'auteur.
Tout d'abord, et quoi qu'il y paraisse, aucun scepti-
cisme. La discussion est sérieuse d'un bout à l'autre ou
presque, et l'on sent dans Bodin un soufflereligieuxqui
n'a pas échappé aux plus perspicacesde ses critiques.Mais
de quoi sera faite cette religion? Il semble bien, tout
d'abord, qu'elle ne puisse s'identifierà aucune des confes-
sions représentées, puisqu'aucun adversairen'a su conqué-
rirl'assentimentgénéral.
Il n'en restepas moins que la critiquede Salomon etde
Toralba a démoli un certainnombrede positionsqui sont
dorénavantinhabitables : ces ruines, ce sont toutes les
données du dogmechrétien,aussi biencatholiqueque cal-
viniste ou luthérien.La pensée religieusede Bodin, no-
tons nettementce premierpoint, se définittout d'abord
comme antithéologiqueau plus haut degré. Antithéolo-
gique sans doute, objectera-t-on, mais on pourraità la ri-
gueur concevoir un christianisme allégé de certainespo-
sitionsdogmatiqueset réduità une vie intérieure,à une
piété essentiellecentréesur la dévotionau Christ?Il suf-
fitde formulercette pensée pour s'apercevoir de la dis-
tance formidablequ'elle établitentreBodin et nous. Non,
Bodin n'est pas chrétien,même au sens le moinscontrai-
gnantdu mot, et, pour une seule et bonne raison, c'est
que la personnalitédu Christlui demeureabsolumentfer-
mée et incompréhensible.C'est peut-êtrelà qu'on a senti
en lui l'Israélite, quoique bien des penseurs juifs aient
mieux comprisl'importanceexceptionnelledu messagede
Jésus. Bodin, lui, ne croit pas à la divinitédu Christ; il
ne voit en lui, dès la lettreà Bautru des Matras, qu'un
prophèteparticulièrement marquant,dontla prééminence
semble avoir toutà faitdisparudans YHeptaplomeres.Ce
Christ,inconciliableavec la sagesse antique, a fini,chez
cet érudit,par disparaîtresous les citationsgréco-latines
et la vertudes païens : ce qui disparaîtavec lui c'est cette
religiondu cœur qui est l'essence même du christianisme

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LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN. I 17

et la solution de tous ses mystères.Cet immense amour


des hommes qui caractérisela personnehistoriquede Jé-
sus, Bodin ne le partagepas et le trouveau fond un peu
déraisonnable et excessif.Comment un auteur,n'admet-
tant pas la bienveillance toute humaine des noces de
Cana, comprendrait-il la débauche d'amour de l'Incarna-
tion et de la Rédemption? On sent bien à la discussion
des dogmes que Bodin n'a pas pénétréle sens avoué de
ces grandsmystères,ni vu dans l'immensecharitédivine,
constitutivede la Trinité,le moteurde la créationpuis du
rachat d'un monde corrompu. Par là, la pensée de Bodin
se sépare violemmentdu protestantisme qui représenteau
xviesiècle l'explosionanarchiqued'un sentimentreligieux
à formemystique,il est au contraireéminemmentrepré-
sentatifde cet humanismepaïen et un peu sec de l'école
de Padoue, dont M. Busson caractériseen deux motsles
limites: « Mais le Dieu de la Renaissance est la raison
aristotélicienne;il n'a point les folies de l'amour ni de la
croix4. » Bodin est donc non seulementantithéologique,
il est encore « achriste».
Par contrec'est un théisteconvaincu. Une foiprofonde
en l'existenced'un Dieu personnelet rémunérateur circule
à traverstoutesces diatribes,mêmeles plus violentes.Le
débutde VHeptaplomeresconsacréà cettequestionrejoint,
comme nous l'avons vu, les positionslargementétablies
de l'Amphitheatrum naturae : Existence de Dieu, Provi-
dence, Immortalité de l'àme, ce sont les points classiques
de la Theologia platonica, mais repensés fortementpar
un individuqui en a faitle fondde ses croyancesperson-
nelles et leur donne une saveur particulière.C'est donc
en somme « la Religion dans les limitesde la raison » que
nous retrouverionsici, mais pensée par un humanistedu
xvie.Que ce soit là le derniermot de la pensée de Bodin,
nous en sommes doublementsûrs : les critiquesde YHep-
taplomeresne fontque mettreen évidence l'accord una-
I. Busson,op.cit.,p. 566.

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I 18 DE BODIN.
LA PENSÉERELIGIEUSE

nime sur ce point,et le Théâtre de la Nature, dontla dé-


dicace est du Iermars 1596,le chant du cygne de notre
auteur,n'esttout entierqu'une exaltationdu Dieu Tout-
Puissant. La religionaux principesaussi solides que ceux
des mathématiques,ce sera donc un théisme vigoureux
assez semblable sur bien des points à celui de la Kabale.
Mais il y a dans la pensée religieusede Bodin un autre
pôle non négligeableet dont les critiquesont un peu trop
méconnul'intérêt.C'est la notiond'Église. Tandis que les
nécessitéspolitiques conduisentl'auteurde la République
à prônerla féconditédu magistèreépiscopal pour la paix
de l'état,le désir des consciencesd'avoir une véritéferme
et définiefaitgraviterplus ou moinsvolontairement le col-
loque des sept sages autour de ce pivot invisible. Si les
confessionsne sont pas définies,il y aura dans la Répu-
blique une perturbationcontinue; si les Églises ne sont
pas établies il n'y aura aucune autoritécapable d'enrayer
la licence des mœurs. Songeons que Bodin, au cha-
pitre xviii de la République, confie aux ecclésiastiques
l'exercicede la censure, tout au moins quant aux mœurs;
c'est-à-direla surveillancede la jeunesse et le contrôledu
théâtre!Voilà qui n'a rien d'un libre penseurmoderne,ni
d'un « philosophe » du xvmesiècle, mais qui nous ramène
bien plutôt au Vicaire savoyard, partisan lui aussi d'un
êtresuprême, peu suspectde théologie, et trouvantdes
satisfactionsinfiniesdans son humble rôle « d'officierde
morale ».
Il y a donc dans Bodin une premièrenotionde l'Église
comme institutionpolitique et morale indispensableà un
État, mais il y en a une autre,comme source de véritéet
comme pouvoir spirituel.C'est le momentde revenirsur
le fameux a Credendum est Ecclesiae » de Coroni, qui
avait tantfrappéLeibniz à la lecturede VHeptaplomeres.
Voici sept savantsqui se réunissentet cherchentà définir
la véritéreligieuse: malgréleur bonne foi et leur courtoi-
sie mutuelle,ils n'ont pu aboutirà riende définitif.Alors,
commentorganiserla religionde l'avenir?Sans doute la

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LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN. II9

toléranceamènera-t-elleles espritsà des contactsplus pa-


cifiques,et de cet examenrationnelse dégagerapeu à peu
une position moyenne,celle que circonscriventles néga-
tions des interlocuteurs, ce théismefondamentalque nous
venonsde définir- et c'est là la justification
de YHeptaplo-
meres; mais en attendantil fautun gouvernementdes es-
prits,une base solide et résistantaux controverses.Il faut
évitersur les questions vitalesces débats qui énerventla
foi, « car toutes choses mises en dispute sont aussitôtré-
voquées en doute », et alors l'infaillibilitédoctrinale se
présented'elle-mêmeà l'espritde notreauteur.
Et qu'on ne nous soupçonne pas de forcernotrethèse.
Même au momentoù Bodin définitsa conception de la
science, il nous montreson autorité bornée par celle des
livressaintsK«laquelle nous préféronsà toutesles raisons
que l'on pourraitalléguerà l'encontre». En outre,comme
nous l'avons vu, dans la fameusethéoriedes climats,Bo-
din, caractérisantle moyende gouvernerles méridionaux,
met sur le même pied les démonstrationsmathématiques
et les oracles divins. Loin de s'opposer à la conception
ďune religion dans les limites de la raison, l'inffaillibi-
lité doctrinaleen facilitera la réalisation, l'autoritédu
magistèreétantde soi homogèneà celle de l'esprit. (Qu'on
ne crie pas au scandale logique : Malebranche établira
bien, lui aussi, l'égalité des propositionsde foi et des vé-
ritésévidentes,au royaumedes idées claireset distinctes.)
Cetteautoritédoctrinale,cetteinfaillibilitéde l'Église,
Bodin ne la conçoit de toute évidenceque sur le modèle
du catholicisme : la République nous en donne mille
exemples,et le refrainde Coroni nous le rappelle à tout
momentdans VHeptaplomeres.Cela n'a d'ailleurs rien
d'étonnantchez un hommeayantappartenu au corps ec-
clésiastique et fortcapable d'apprécierles avantagesin-
comparablesde sa disciplineet de son unité de doctrine.
Nous avons vu, dans les tempsmodernes,un positiviste

i. Chauviré,
op.cit.,p. 261.

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120 LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN.

comme Auguste*Comteadmirerla hiérarchiecatholique


au pointde lui offriralliance dans rétablissementdu pou-
voir spirituel,un agnostiquecommeCharles Maurras,re-
connaîtredans le catholicismel'institutionla plus apte à
organiser matériellementet spirituellementl'humanité;
pourquoi interdirait-onà un théistecomme Bodin d'en
avoir eu la vue fort nette et d'en avoir tiré des consé-
quences encore plus directes?
Car, ne l'oublions point, Bodin est morten catholique.
Par son testament,daté du 7 juin 1596,il demande qu'on
l'enterredans l'église des Cordeliersde Laon, et les con-
temporainsqui lui sont favorablesvoient dans ce vœu la
marque non équivoque de ses sentimentsreligieux. Or,
nous sommes là trois ans après YHeptaplomeres, trois
mois après la dédicace de YAmphitheatrum. Sans vouloir
forcerla pensée de Bodin, il nous semble qu'il y a dans ce
gesteplus qu' « une adhésion bienséanteet purementfor-
melle à la religionde la plupart,un acte suprême de to-
lérance1 », et toutau moins l'affirmationsolennelle que
l'homme qui avait écritVAmphitheatrum se trouvaità sa
place au sein d'une chapelle catholique.
Loin d'êtreun acte de minimeimportance,cettesépul-
turecatholique va peut-êtrenous donner le derniermot
d'une pensée religieuseassez complexe et, nous l'avons
vu, fortoriginale. Bodin est achriste,mais il est théiste,
et il est d'église. Son testamentmontresimplementque le
derniertermeest pour lui le plus important.Sans doute
il a rêvé d'un œcuménismeoù les différentes sectesse fon-
draientdans l'obéissance à un credo rationnel- et c'est
peut-êtrela raison pour laquelle Leibniz a consacré à
YHeptaplomeres une attentionsi bienveillante.Mais, en
attendantque la toléranceait permisà la raison de déga-
gerces principescommunsetd'organiserun nouveau pou-
voir spirituel,Bodin entendsauvegarderce qui lui semble
l'essentiel,à savoir l'organisationd'une hiérarchierespec-
tée et la conservationd'un credo défini.
i. Chauviré,
op. cit.,p. 93-94.

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LA PENSÉERELIGIEUSE
DE BODIN. 121

Ces raisons lui ont paru suffisantes pour professerjus-


qu'à la finun catholicismedontnous n'avons aucune rai-
son de suspecterla sincérité,encore que nous puissions
émettreplus d'un doute sur son orthodoxie.De nos jours
on est plus délicat sur ce chapitre,et tel apologiste du
dehors n'a pas cru devoir pénétrerdans une confession
dont le credo ne le touchait plus. Mais, au xvie siècle,
nous sommes,il fautle voir, dans un tempsparticulière-
ment troublé où les valeurs s'entrechoquent jusqu'à
perdrepar momentsle contactavec les réalitésqui les in-
carnentd'habitude: la Ligue qui se donne pour l'expres-
sion du catholicisme intégral,multiplie étrangementles
erreursde doctrine,Calvin dans sa Genèveréforméesus-
pend violemmentle libre examen. On ne sait encore ce
que donnerontces deux entitésdont les noms sont sur-
tout des cris de ralliement: catholicisme et protestan-
tisme.
Bodin a eu au moins le méritede percevoirque la pre-
mière implique l'Église, et il s'y tientpour ce motif: on
ne sauraitlui en faire grief.Son attitudeméritaitseule-
ment d'être mise en valeuret signalée. En adhérantou-
vertementà son église, mais en y apportantau lieu de la
piété chrétiennequi en est à la fois la vie et la raison,son
théismejudéo-classique, Bodin ouvre une voie nouvelle,
celle où s'engagerontà sa suiteun grandnombred'huma-
nistes,les déistesdu xvne,biendes illuminésdu xvine,en-
fin,plus près de nous, les modernistesde tout genre,tous
ceux qui ont rêvé d'un catholicismesans la foi comme
d'une forme sociale, solide et vénérable, riche en vertus
pratiqueset spirituelles,et dans laquelle peut se couler,à
conditionde resterdiscrète,une représentation religieuse
personnellesouvent fortdifférente du credo officielpro-
fessépar l'Église.
Pierre Mesnard,
Professeur au lycéePierre-Loti.

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