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j Dans un entretien exclusif, le tombeur d'Abdou

LE SÉNÉGAL
À L'HEURE Diouf revient sur sa longue marche vers le
DE L'ALTER

pouvoir, précise le sort qu'il entend réserver à


son prédécesseur et s'explique sur ses relations
avec Moustapha Niasse. Peu amène à l'égard
de certains autres chefs d'État du continent, le
nouveau président sénégalais se dit toujours
disposé à recevoir leurs opposants.

Les vérités
d'un lutteur
de fond FRANCIS KPATINDÉ
Propos recueillis à Dakar par

L
e p r é s i d e n t d e la « R u e p u b l i q u e » a p o s i t i o n du c o n t i n e n t . Sa victoire f a c e à D i o u f m a r q u e
d o n c réalisé son vieux rêve : d e v e n i r le c o u r o n n e m e n t d ' u n e l o n g u e c a r r i è r e p o l i t i q u e p a r -
p r é s i d e n t de la R é p u b l i q u e et c a l i f e s e m é e d ' é c h e c s , de t r a h i s o n s ( b e a u c o u p de militants
à la p l a c e du c a l i f e . La c i n q u i è m e d e s d é b u t s ont fait d é f e c t i o n ) , d ' e m b a s t i l l e m e n t s ,
tentative - il a été c a n d i d a t en 1978 d ' e n t r é e s au g o u v e r n e m e n t s u i v i e s de d é m i s s i o n s
c o n t r e L é o p o l d S é d a r S e n g h o r , puis à q u a t r e r e p r i s e s s p e c t a c u l a i r e s , de r é s u r r e c t i o n s alors q u ' o n le d o n n a i t
c o n t r e A b d o u D i o u f - a u r a été la b o n n e p o u r fini...
M* A b d o u l a y e W a d e , élu le 19 m a r s p r é s i d e n t du T r o i s i è m e p r é s i d e n t du S é n é g a l , a p r è s S e n g h o r et
S é n é g a l par 58,5 % d e s s u f f r a g e s e x p r i m é s . D i o u f , A b d o u l a y e W a d e a d o n c créé, en 1974, le P D S ,
Il a c c è d e à la c h a r g e s u p r ê m e à un â g e - 7 4 a n s - q u ' i l p r é s e n t e alors c o m m e un « parti de c o n t r i -
où d ' a u t r e s a s p i r e n t à une retraite tranquille. Et, s u r - bution ». Il e x p l i q u e r a par la suite q u e c e t t e « a s t u c e »
tout, vingt-six ans a p r è s avoir créé, p a r u n e j o u r n é e de a p e r m i s d ' o u v r i r u n e b r è c h e d a n s le « bloc m o n o l i -
pluie d i l u v i e n n e , s o u s un c h a p i t e a u r a p i é c é p l a n t é t h i q u e d e s partis u n i q u e s sur le c o n t i n e n t ». Ainsi
d a n s le c e n t r e - v i l l e de T h i è s , le Parti d é m o c r a t i q u e d é b u t e p o u r cet é c o n o m i s t e et j u r i s t e f o r m é à
s é n é g a l a i s ( P D S ) , un d e s p r e m i e r s g r a n d s partis d ' o p - B e s a n ç o n , à Dijon et à G r e n o b l e , a n c i e n d o y e n d e la

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Viviane et
Abdoulaye Wade,
à leur domicile
de Dakar,
le 17 mars 2000.
faculté de droit de l'université de Dakar,
une longue carrière d'opposant qui l'a
finalement conduit au palais de «Je dois ma victoire à la
l'Avenue Roume, belle bâtisse coloniale
immaculée située en plein cœur de la seule volonté du peuple et
capitale.
Surnommé par la presse « Ndiombor » non pas, comme certains, à
(lapin), à cause de sa ruse légendaire,
« général Wade » ou « président de la un « dauphinat ». Elle n'en
Rue publique », cette dernière appella-
tion traduisant la popularité dont il jouit
auprès des populations urbaines, Wade
est que plus savoureuse ! »
est très vite devenu le « pape du Sopi »
(changement, en wolof), le slogan dont
il se sert pour électriser les foules. Petite
revanche du sort : il a obligé, cette
année, Abdou Diouf à faire campagne, sans pour
autant utiliser les deux syllabes magiques, autour du
thème du changement.
Né le 29 mai 1926 à Saint-Louis, Wade est marié
à une « Sénégalaise de nationalité française », Viviane
Vert, 67 ans, originaire de la région de Besançon. Il
est père d'un fils, Karim, 32 ans, banquier à la City, et
d'une fille, Sindjéli, 28 ans, travaillant chez Price
Waterhouse, à Genève. Précurseur de l'opposition non
violente en Afrique, le vice-président de l'Interna-
tionale libérale se considère avant tout comme un
« républicain ». Arrêté plusieurs fois sous Diouf, il a
siégé à deux reprises (d'avril 1991 à octobre 1992,
puis de mars 1994 à avril 1998), dans un gouverne-
ment « élargi » en tant que ministre d'État. Ses
détracteurs lui reprochent ses « humeurs changeantes » Dimanche 19 mars dans
et ses volte-face déroutantes. la unit : au Point E, ^ 4 t . **
Après l'annonce des résultats provisoires, le
22 mars, et en attendant leur confirmation par le
Wade, entouré de
Moustapha Niasse et
de Landing Savane
# , V '
'
V
, C^J

Conseil constitutionnel (les deux candidats ont annon- (à di:), s'adresse ci ses JL
cé qu'ils s'abstiendraient de déposer des recours), les partisans.
choses devraient aller très vite. La démission du gou-
vernement du Premier ministre Mamadou Lamine
Loum sera aussitôt suivie de la transmission du
témoin par Diouf à Wade, dont l'investiture aura lieu
le 1er avril. Dans la foulée, celui-ci formera son équipe
gouvernementale et présidera, le 4 avril, les cérémo-
nies marquant le quarantième anniversaire de l'indé-
pendance.
À la veille de son investiture, Abdoulaye
Wade revient, dans l'entretien exclusif qu'il nous a
accordé à Dakar, sur son parcours personnel, sur le
sort qu'il entend faire à son prédécesseur, Abdou
Diouf, sur ses futures relations avec les autres
membres du « syndicat » des chefs d'État africains et
leurs oppositions. Il lève le voile sur son propre projet
d'Union africaine, propose une communauté ouest-
africaine d'où serait exclu le Nigeria, parle de ses
relations passées avec le colonel Kaddafi et fait des
confidences sur sa famille... •
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EUNE AFRIQUE/L'INTELUGEHT : décidé de créer mon propre parti, le Il vous a tout de même fallu

J Quand avez-vous rêvé pour


la première fois d'être prési-
dent du Sénégal ?
ABDOULAYE WADE : Il y a
longtemps, très longtemps. Mais, pour
être franc, au début de ma carrière poli-
tique, mon ambition était, tout en conti-
Parti démocratique sénégalais (PDS),
pour aller à la conquête du pouvoir.
Pour être complet, laissez-moi vous
dire que Senghor a envisagé, un
moment, de me céder son fauteuil sur
un plateau. Il ne me l'a pas dit de vive
voix, mais je tiens cette confidence de
attendre vingt-six ans pour parve-
nir à votre fin...
Je dois cette longue attente au fait
que mon prédécesseur et ses amis du
Parti socialiste ont mis en place une
véritable industrie de la fraude qui
leur a permis de se maintenir presque
nuant d'exercer mon métier d'avocat et plusieurs témoins, qui pourront tou- deux décennies au pouvoir. Abdou
d'enseignant, de rester en arrière-plan jours vous la confirmer. Diouf a toujours été minoritaire dans
et d'inspirer les autres. Puis, j'ai changé ce pays, mais, disposant à sa guise de
d'avis. Après avoir milité pendant quin- Vous voilà aujourd'hui président l'appareil d'État, il a toujours organi-
ze mois au Mouvement de libération de la République ! sé des élections à son profit.
nationale (MLN) de Joseph Ki-Zerbo, Oui, et je dois ma victoire à la seule Lorsqu'il a succédé à Senghor, le
qui était panafricaniste, puis à l'Union volonté du peuple et non pas, comme 1" janvier 1981, il s'est aussitôt
progressiste sénégalaise [UPS, l'ancêtre certains, à un « dauphinat » ! Elle arrangé pour modifier le code électo-
du Parti socialiste actuel, NDLR], j'ai n'en est donc que plus savoureuse. ral. Sous Senghor, il y avait dans
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WAD
chaque bureau de vote d'imagination. Or il en faut pour mer des réformes, il faudra bien faire
un président, deux changer les choses et aller vers le un audit, ne serait-ce que pour avoir
assesseurs et les repré- progrès. une idée exacte de la situation écono-
LE SÉNÉGAL sentants de chacun des mique et financière. On ne peut quand
À L'HEURE
candidats en lice. Avec Permettez-moi encore une fois même pas tout passer par pertes et
Diouf, les représen- d'insister : Diouf a-t-il des profits. Tenez ! On m'a dit qu'il n'y
tants de l'opposition qualités ? avait plus rien au Trésor et que cer-
ont disparu du paysa- Bien évidemment ! Il est très poli, taines archives de cette vénérable
ge. Il les a remplacés il est même très policé dans ses rap- administration avaient été détruites.
par de simples obser- ports avec les gens et il ne se fâche Si l'information se révèle exacte, je
vateurs qui ne pou- pratiquement jamais. Durant les considérerais cela comme un acte cri-
vaient qu'émettre des années où nous avons travaillé minel qu'il faudra bien sanctionner.
réserves une fois les ensemble, je ne me souviens pas qu'il
bureaux de vote fer- se soit fâché plus de deux fois. Cela Comment voyez-vous la suite de
més. Il a tout fait pour dit, ce n'est pas la politesse et la la carrière de Diouf ?
conserver le pouvoir. courtoisie qui feront avancer le Posez-lui donc la question ! Il lui
Il a fallu lui arracher les libertés Sénégal ! appartiendra de décider de ce qu'il
démocratiques les unes après les fera, mais, s'il est intéressé, je suis
autres. Quel sort comptez-vous lui prêt à l'aider à devenir le président
réserver ? d'un Sénat réformé. Ainsi que je l'ai
Vous avez longtemps combattu Il a dirigé le Sénégal pendant une annoncé lors de la campagne, la
Diouf, certes, mais vous avez éga- vingtaine d'années. A ce titre, je lui Chambre haute pourrait être suppri-
lement travaillé à plusieurs dois des égards et de la considération, mée ou, à défaut, réformée. Le siège
reprises avec lui dans le gouverne- même si je l'ai longtemps combattu. de président du Sénat pourrait bien
ment. Que pensez-vous rétrospec- En conséquence, je n'entreprendrai lui aller-
tivement de lui ? aucune action contre lui ni contre un
Il a toujours été imbu de sa propre membre de sa famille. Je l'ai assez Dans l'entre-deux tours, certains
personne et reste persuadé qu'il est dit et répété au cours de la campagne chefs d'État africains ont fait pres-
né pour diriger le Sénégal. C'est électorale : il n'y aura pas de chasse sion sur des candidats pour qu'ils
presque mystique chez lui. Il a même aux sorcières au cours de mon man- appellent à voter, le 19 mars
dit un jour qu'il des-
cendait directement « Diouf ? Il était fasciné par les fastes de la royauté française. »
du sultan de Sokoto.
Ce n'était pas un président de la dat, même si tout nous pousse à dernier, en faveur de Diouf...
République, mais un souverain. Il demander des comptes à ceux qui, Je considère ces immixtions
était fasciné par les fastes de la pendant des années, ont impunément comme inacceptables, surtout lors-
royauté française. pillé les fonds publics. Comment qu'elles émanent du président congo-
expliquer que mon prédécesseur ait lais, Denis Sassou Nguesso, que j'ai
Vous ne lui reconnaissez donc laissé faire, qu'il n'ait jamais pour- aidé dans un passé récent et qui me
aucune qualité ? suivi les auteurs de détournement ? Il doit beaucoup.
Comme tout homme, il a beaucoup savait pourtant ce qui se passait dans
de qualités, mais, encore une fois, ce son entourage et à la tête de certaines Pouvez-vous être plus précis sur
n'était pas un homme d'État. Un entreprises publiques. ce point ?
homme d'État, particulièrement en Abdou Diouf et sa famille pourront Lorsqu'il est arrivé au pouvoir, en
Afrique, doit être un acteur du déve- aller et venir librement, car, dans tout 1997, par les voies qu'on sait, Sassou
loppement et non pas, comme on le ce que je fais, je pense certes à mon avait d'énormes difficultés avec la
croit généralement, un homme de pays, mais aussi au reste de l'Afrique. communauté internationale et il a sol-
dossiers. La charge de ceux-ci doit Si les chefs d'État se sentent mena- licité mon intervention. J'étais
revenir aux collaborateurs et autres cés, ils s'accrocheront indéfiniment au membre du gouvernement. C'est moi
experts. Qu'il y ait Chirac ou pas pouvoir. Il faut les rassurer et faire qui ai donc fait toutes les démarches
Chirac, la France fonctionne norma- comme les Béninois qui avaient qui ont conduit à la reprise de l'aide
lement ! Le seul pays, dans notre accordé une amnistie spéciale au pré- européenne au Congo. J'ai expliqué
sous-région, qui semble échapper à sident Mathieu Kérékou en 1991. aux Européens que Sassou avait quit-
cette règle convenue, c'est le té de bonne grâce le pouvoir lorsqu'il
Burkina. Un Abdou Diouf, un Bédié Il n'y aura donc pas d'audit avait été battu en 1992, qu'il y était
ou un Bongo sont, certes, des prési- de quarante ans de gestion socia- revenu contraint, et que la suspension
dents, mais force est de constater liste ? de l'aide risquait d'asphyxier un pays
qu'ils manquent dramatiquement Je n'ai pas dit cela ! Avant d'enta- qui était déjà en ruines. M a plaidoirie

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a été tellement convaincante que le En tout cas, vous
responsable de la Coopération inter- voilà enfin membre
nationale à Bruxelles - un Britan- du syndicat !
nique, à l'époque - m'a dit que Quelle reconnais-
c'était la première fois qu'il voyait un sance et quel bénéfice
Africain venir défendre la cause d'un pourrais-je tirer du
pays autre que le sien. fait d'appartenir à un
tel syndicat ? J'ai
Aviez-vous un mandat pour beaucoup d'amis
intervenir ? parmi les chefs d'État,
Je n'avais aucun mandat écrit, mais mais aussi parmi leurs
Sassou m'a sollicité parce qu'on se opposants. Je voudrais
connaissait depuis longtemps. On se que ce soit clair pour
tout le monde : je ne Alain Madelin, venu de Paris soutenir son ami politique,
téléphonait souvent et, parfois, on se
couperai pas les ponts attend fiévreusement les résultats chez les Wade.
rencontrait à Brazzaville, à Paris.

«J'ai beaucoup
d'amis parmi
les chefs
d'État, mais
aussi parmi
leurs
opposants. Je
ne couperai pas
les ponts avec
ces derniers. »

Dans le même ordre d'idées, je suis avec mes amis de l'opposition parce passible du peloton d'exécution pour
intervenu à Bruxelles en faveur du que je suis devenu chef d'État. Bien avoir comploté contre lui. Par la
Togo. Le président Eyadéma pourra évidemment, je ne vais pas pour suite, j'ai fait venir au Sénégal
vous le confirmer, d'autant plus que autant les aider à faire un coup d'État l'épouse d'Obasanjo, qui était à
j'ai également servi, en toute discré- chez eux. Prenez le cas du Nigeria ! l'époque dans un grand dénuement,
tion, de médiateur dans la brouille J'ai beaucoup fait pour Obasanjo, pour que le président Diouf puisse
récente entre son pays et Amnesty mais, depuis qu'il est revenu aux l'aider. À sa libération, en 1998,
International. affaires, il a carrément coupé les Obasanjo m'a même écrit pour me
ponts avec moi, sans doute pour ne remercier. Depuis, c'est le silence
Quels sont les chefs d'État afri- pas déplaire à Diouf. radio. Entre-temps, j'avais, il est vrai,
cains qui ont financé votre cam- quitté le gouvernement : j'étais sans
pagne électorale ? Pouvez-vous, là aussi, être plus doute devenu moins fréquentable.
Je n'ai bénéficié de l'aide financiè- précis sur les services que vous
re d'aucun chef d'État et, croyez-moi, lui avez rendus ? Revenons aux opposants...
je me suis bien gardé de leur deman- Lorsqu'il était en prison, je suis Je le répète : je continuerai,
der quoi que ce soit. Contrairement à allé, à deux reprises, voir le général comme par le passé, de les recevoir
une idée répandue, les membres de ce Sani Abacha pour demander sa libé- au grand jour. François Mitterrand
syndicat sont très prudents : ils évi- ration. J'étais alors ministre. Abacha recevait bien des opposants, voire
tent généralement de financer des m'a répondu qu'il devrait s'estimer des rebelles latino-américains, à l'E-
opposants. heureux d'être en vie parce qu'il était lysée sans que nul ne s'en offusque !

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Si on ne les « intègre » Lansana Conté en faveur de la car le bon exemple doit venir d'en
pas au plus vite, les libération d'Alpha Condé ? haut. Mon mandat actuel passera à
opposants n'auront Bien évidemment ! J'avais prévu cinq ans. À l'avenir, le premier
pas d'autre choix que depuis plusieurs mois d'entreprendre magistrat du Sénégal sera élu pour un
de prendre les armes une mission en ce sens auprès du pré- quinquennat, renouvelable une seule
et on assistera à une sident Lansana Conté, avec qui j'en- fois.
multiplication des tretenais de bonnes relations lorsque
mouvements de libé- j'étais ministre. Je lui ai écrit dès que On vous prête l'intention de
ration nationale. Mon j'ai appris l'arrestation d'Alpha réhabiliter l'ancien président du
rêve serait qu'on éla- Condé. Il ne m'a jamais répondu. Je Conseil, Mamadou Dia, arrêté en
bore, dans chacun de sais qu'il n'apprécie pas les ingé- 1 9 6 2 par Senghor sous l'accusa-
nos pays ou à l'échel- rences dans les affaires intérieures de tion d'avoir tenté un coup d'État...
le du continent, une la Guinée, ce que je peux d'ailleurs Dès que je serai aux commandes, je
véritable charte de comprendre, mais, en tant prendrai effectivement toutes les
l'opposition. Cela per- qu'Africain, je m'arroge le droit de mesures adéquates pour le réhabiliter.
\ \ mettrait, j'en suis per- m'impliquer dans tout ce qui se passe C'est un digne fils du Sénégal, un
suadé, d'éviter nombre de conflits. Il sur le continent. Le Sénégal et la grand patriote et un grand Africain.
faut que les Africains admettent que Guinée ont destin lié. A la place du
l'opposition fait désormais partie du président Lansana Conté, je remet- Moustapha Niasse est pressenti
décor et qu'elle constitue un rouage trais donc au plus vite Alpha Condé pour devenir votre Premier
essentiel dans la dynamique du pou- en liberté, quelles que soient les ministre. Vous ne donnez pas
voir. Le chef de l'opposition devrait accusations dont il fait l'objet. l'impression de très bien vous
être traité avec beaucoup de considé- connaître...
ration. Vous avez promis d'instaurer un Ce n'est pas exact ! Lorsque j'ai
mandat de cinq ans en remplace- créé mon parti, en 1974, il était direc-
Le président Abdoulaye Wade ment du septennat actuel. Cette teur de cabinet de Senghor et nous
interviendra-t-il auprès de son mesure s'appliquera-t-elle à vous ? avions de très bons rapports. Par la
homologue et voisin guinéen Elle s'appliquera à moi, bien sûr, suite, quelques années après l'accès-

Un moment d'h continent. Dans toutes les grandes capitales, la question se pose, non
ZYAD LIMAM, envoyé spécial exprimée, mais présente dans toutes les têtes : « Avec un tel exemple,
l est 22 heures, ce dimanche 19 mars. Devant la célèbre qui sera le prochain président à tomber ? »

I villa du Point E à Dakar, la foule commence à grossir.


Bientôt, la rue ne sera plus qu'un gigantesque embou-
teillage humain. Les « Sopi ! » « Sopi ! » se mélangent au bruit des
Dans le salon de sa villa du Point E, « Maître » paraît presque
absent. Wade touche à son but et, pourtant, il paraît comme en sus-
pension. Trop d'émotions et aussi beaucoup de fatigue. Wade a litté-
klaxons. Les radios privées égrènent les résultats, bureau par ralement mis tout ce qu'il avait dans le ventre pour gagner. Depuis
bureau. Les initiés de la république, au ministère de l'Intérieur et à la des années, il se bat, envers et contre tous. Ses proches l'entourent,
présidence, savent déjà depuis le début de la soirée que la défaite sa femme, bien sûr, son fils Karim, omniprésent durant toute la cam-
est consommée. Les écarts à Dakar et dans les principales villes pagne, des journalistes très introduits aussi et qui ont réussi à passer
sont trop grands. Les reports se sont mal faits et les abstentionnistes le barrage de la sécurité. Alain Madelin, le président de Démocratie
ont joué contre le candidat sortant. Abdoulaye Wade, l'éternel oppo- libérale, est venu de Paris soutenir son ami politique. Pierre Aïm,
sant, va battre Abdou Diouf, au pouvoir depuis pratiquement trente l'homme d'affaires français, compagnon des bons et des mauvais
ans ! jours, est également là.
C'est à la fois un séisme électoral et un moment d'histoire. Petit à petit, la pièce se remplit. Dans le bureau de « Maître », ses
Séisme électoral puisque le Parti socialiste (PS), parti-État qui domi- adjoints compilent les résultats, littéralement collés au téléphone.
ne la vie politique depuis l'indépendance, est devancé dans tous les À chaque bonne nouvelle, on se congratule. Les portables sonnent
grands centres urbains, y compris dans ses fiefs traditionnels. Et dans tous les sens. Wade sait qu'il a gagné et, pourtant, il ne veut pas
dans les campagnes lointaines, Wade fait mieux que se défendre. encore y croire totalement. Il se dit qu'on l'a déjà tant de fois privé de
Symbolique désaveu, le président-candidat Abdou Diouf est battu sa victoire... Anxieux, il attend le coup de fil qui scellera son triomphe.
dans son propre bureau de vote, en plein cœur de la capitale. Le lendemain, lundi 20 mars, à 11 heures, Abdou Diouf, digne et
À l'échelle nationale, le score final est sans appel : 58,5 % contre comme soulagé, l'appelle enfin et reconnaît le changement.
41,5%... Une victoire historique, donc, et, après coup, une victoire inéluc-
Moment d'histoire aussi. Le Sénégal, première démocratie afri- table. Les Sénégalais ont avant tout voté pour le changement et l'al-
caine, vit enfin l'alternance par les urnes, sans coup d'État, sans ternance. Diouf a été « tué » en grande partie par sa longévité au pou-
conférence nationale, sans crise institutionnelle. Malgré les enjeux et voir et par l'usure de son système. Avec un droit de vote à 18 ans, un
la tension, le vote s'est déroulé sans incidents réellement sérieux. Ni grand nombre d'électeurs n'ont connu que lui, Premier ministre ou
émeute ni bouleversement. Tout simplement ou presque, un prési- président. Deux générations ont grandi à l'ombre d'Abdou. La rue
dent réputé inamovible va céder la place à son challenger. Une véri- s'est lassée du président, de sa famille, des apparatchiks qui depuis
table leçon de démocratie et une onde de choc qui traverse tout le des années jouaient aux chaises musicales avec les sinécures de
sion d ' A b d o u D i o u f à la tête d e en tout cas, d o n n é des indications p o s t e d e P r e m i e r ministre. Ils ont
l ' É t a t , n o u s n o u s s o m m e s revus à claires en ce sens. A u Nigeria, vous r é p o n d u q u e c ' é t a i t un e x c e l l e n t
p l u s i e u r s reprises, d a n s le plus g r a n d vous en doutez bien, j e ne m e suis pas c h o i x , d ' a u t a n t q u e le p r o c h a i n g o u -
secret, p o u r d i s c u t e r d e s d é r a p a g e s au o c c u p é des contrats d e Niasse. Je m e v e r n e m e n t sera s o u t e n u par d e s socia-
sein du Parti socialiste et d e l ' a v e n i r suis c o n t e n t é d ' o b t e n i r q u e l'État listes, d e s libéraux et d e s p e r s o n n a l i -
du p a y s . Il m ' a m ê m e fait part, un sénégalais puisse avoir, lui aussi, sa tés d e la s o c i é t é civile.
j o u r , d e son intention d e c r é e r sa part d e pétrole nigérian. Rien d e plus.
p r o p r e f o r m a t i o n politique. Je lui ai À m o n retour, M o u s t a p h a Niasse, qui Est-ce qu'il n'y a pas un risque
s u g g é r é un n o m , Parti socialiste avait appris q u e j e n ' a v a i s pas prêté le de dyarchie à la t ê t e de l'État ?
démocratique (PSD). Préférant finale- flanc à cette mesquinerie, m ' a chaleu- Je ne le crois pas. D a n s u n e premiè-
m e n t lutter d e l ' i n t é r i e u r p o u r la r e u s e m e n t remercié et félicité. re phase, en attendant l'instauration
rénovation du PS, il a d é c l i n é l ' o f f r e d ' u n r é g i m e parlementaire, j ' a u r a i
tout en m e disant q u ' i l était p e r s u a d é Cela suffit-il à en faire votre e x a c t e m e n t les m ê m e s attributions et
q u e nos c h e m i n s se croiseraient d e Premier ministre ? pouvoirs q u e Diouf. M o u s t a p h a
n o u v e a u un j o u r . O n se c o n n a î t d e p u i s l o n g t e m p s , Niasse est un h o m m e d ' É t a t . Il connaît
D a n s le g o u v e r n e m e n t dont j ' é t a i s m ê m e si on n ' e s t pas d e s intimes. bien la Constitution et évitera, j ' e n
ministre d ' É t a t , M o u s t a p h a Niasse J ' a p p r é c i e l ' h o m m e . Il est entier, sin- suis convaincu, q u ' i l y ait d e s c o u a c s
était f a r o u c h e m e n t c o m b a t t u par le cère, d y n a m i q u e et t a l e n t u e u x . Il a avec le président d e la R é p u b l i q u e .
Premier ministre H a b i b T h i a m , qui b e a u c o u p d e relations à l'extérieur. D e toute façon, j e ferai d e m o n m i e u x
voulait, avec un entêtement surpre- J ' e n ai é n o r m é m e n t d a n s m a s p h è r e p o u r déléguer le plus possible m e s
nant, lui faire retirer les c o n c e s s i o n s d ' i n f l u e n c e . En F r a n c e , par e x e m p l e , pouvoirs, m ê m e p o u r ce qui a trait au
pétrolières que sa société avait décro- il est bien introduit c h e z les socia- f a m e u x d o m a i n e réservé...
chées au Nigeria. J ' a i m ê m e été listes, moi c h e z les libéraux. O n est
envoyé e x p r e s s é m e n t à A b u j a p o u r d o n c c o m p l é m e n t a i r e s . J ' a i bien Moustapha Niasse a-t-il des
d e m a n d e r au président Ibrahim e n t e n d u c o n s u l t é m e s tout p r e m i e r s défauts ?
B a b a n g i d a q u e les contrats en ques- partenaires, L a n d i n g S a v a n é , L e q u e l d ' e n t r e n o u s n ' e n a pas ? Je
tion soient annulés et réattribués à l ' É - A b d o u l a y e Bathily, A m a t h D a n s o k h o ne le c o n n a i s pas s u f f i s a m m e n t p o u r
tat sénégalais. H a b i b T h i a m m ' a v a i t , et les autres, avant d e lui p r o p o s e r le lui en trouver.

istoire africaine.
l'État. « Si un arbre ou un fou s'était présenté contre Abdou, résume ration ne sera pas tous les jours facile. Les deux hommes sont l'un et
un membre du PS, les gens auraient quand même voté contre le l'autre ambitieux, intelligents et autoritaires... Mais cela aussi, c'est la
président. » démocratie.
À cette usure du pouvoir est venue s'ajouter l'impressionnante Enfin, la victoire de Wade est aussi celle d'une véritable démo-
misère sociale qui touche une grande majorité de la population. De cratie africaine, plus enracinée qu'on ne l'a cru. Les électeurs ont bien
crises en ajustements successifs, la jeunesse de ce pays a sombré sûr fait preuve de maturité. Mais, pour la première fois dans l'histoire
dans le désespoir et le chômage. Les campagnes ont été abandon- du Sénégal, l'administration a joué son rôle, c'est-à-dire celui d'un
nées à leur sort, à la désertification et à l'exode rural. Malgré les organisateur neutre. Le ministre de l'Intérieur, le général Lamine
chiffres rassurants des ministères, le pays souffre, et seul un change- Cissé, les préfets, les délégués, les chefs de bureau de vote ont le
ment radical est apparu comme susceptible de ramener au moins plus souvent mis un point d'honneur à remplir leurs obligations
l'espoir. Pour l'emporter dans ces conditions, Diouf aurait eu besoin légales et à assurer la régularité et la transparence du scrutin. Pour le
d'un miracle ou d'un impossible tripatouillage électoral à très grande Sénégal, et pour l'Afrique, c'est une évolution fondamentale.
échelle- Reste enfin à citer les héros méconnus de cette belle histoire.
La victoire de Wade est aussi celle d'un front uni. Pour les oppo- Sud Radio et Walfadjrl, les radios libres (dont on doit l'existence à
sitions africaines la
leçon est salutaire, on P a r m i les h é r o s m é c o n n u s de cette belle histoire, les radios.
aura suffisamment repro- — ~
ché à « Maître » d'avoir
rallié sous sa bannière une impressionnante coalition des contraires. Abdou Diouf ), tout d'abord, ont couvert cette élection, minute
Le Front pour l'alternance 2000 rassemble des libéraux, des gau- par minute, et de manière le plus souvent équilibrée. Le jour
chistes historiques, des islamistes, le populo de la rue et les classes du scrutin, leurs centaines de correspondants locaux ont donné les
moyennes... Mais ce qui compte, c'est que les principaux ténors de résultats, bureau par bureau, en direct, le nez sur le dépouillement,
cet attelage tirant à hue et à dia ont mis de côté leurs différences et rendant pratiquement impossible toute manipulation.
leurs ambitions pour viser le principal, la victoire à la présidentielle. Et puis, pour finir, il y a le téléphone cellulaire, sans qui aucun de
Les trois pôles principaux, les « libéraux populistes » d'Abdoulaye ces journalistes n'aurait pu communiquer avec Dakar, sans qui les
Wade, la gauche historique de Landing Savané, Abdoulaye Bathily et délégués des partis politiques n'auraient pu rester en relations avec
Amath Dansokho, et les sociaux réformateurs de Moustapha Niasse leurs états-majors. De Tambacounda à Ziguinchor, de Saint-Louis à
vont devoir maintenant s'entendre pour gouverner. Entre le président Djourbel, les informations, les réclamations, les protestations, tout est
Wade, l'homme du Sopi, désigné par les urnes et le quasi proclamé passé par le portable, ce magnifique petit supplétif de la démocratie
Premier ministre Moustapha Niasse, l'héritier de Senghor, la collabo- africaine. •
Comment allez-vous Kaddafi vient de relancer une secrétariat exécutif de la
vous y prendre pour idée qui vous tient depuis long- Cedeao...
offrir des emplois à temps à cœur : l'Union africaine... Toute union avec le Nigeria est
tous ces jeunes J'ai écrit l'année dernière à Kaddafi problématique, parce que forcément
désœuvrés qui ont et au président en exercice de l'OUA, déséquilibrée et injuste. Si nous éta-
voté pour vous ? Abdelaziz Bouteflika, pour leur faire blissons une citoyenneté communau-
Je ne leur ai pas pro- part de mes réserves. S'il s'agit d'une taire, les autres pays seront rapide-
mis des emplois, mais union de l'ensemble du continent, ment absorbés par des millions de
j'envisage de les elle est d'ores et déjà vouée à Nigérians. Le Nigeria lui-même
entraîner dans des l'échec, notamment à cause des tenta- patauge et son gouvernement n'arrive
dynamiques de créa- tions centrifuges. J'avais moi-même même pas à maintenir l'ordre sur son
tion d'emplois. Il est défendu la thèse d'une union conti- territoire, a fortiori dans une commu-
exclu de recruter à tour nentale dans mon ouvrage Un destin nauté d'États.
de bras dans la fonc- pour l'Afrique (Éditions Karthala,
tion publique. Il faut Paris, 1989), mais, depuis, j ' e n suis Que proposez-vous donc exacte-
donc innover, surtout revenu. Lorsque j'étais au gouverne- ment ?
dans les secteurs primaire et tertiaire. ment, j'ai proposé à Abdou Diouf Je milite désormais pour une confé-
II faut déterminer les produits ren- que soit créé un Parlement de la dération à l'américaine. On pourrait
tables à l'exportation, remettre de Cedeao (Communauté économique élire parmi les présidents en fonctions
l'ordre dans les circuits intérieurs... des États de l'Afrique de l'Ouest). Il un responsable de la communauté de
Par ailleurs, je connais assez bien les m'a donné le feu vert. Comme le quinze pays (Nigeria excepté). Dans
marchés extérieurs. Les négociations ministre de l'Intégration africaine un premier temps, le gouvernement
sont avancées avec une grande firme était membre de mon parti, j'ai fait confédéral aurait des compétences qui
allemande pour la construction d'une rédiger une Charte de l'intégration ne seraient pas en concurrence avec
usine de transfor- celles des États
mation des pro- nationaux.
duits agricoles au Notamment en
Sénégal. Cela per- matière de
mettra de recon- construction des
vertir beaucoup de routes, de télé-
jeunes dans l'agri- communications,
culture. Mais, au- d'environnement
delà, c'est tout et de santé, car les
notre système édu- maladies ne
catif qu'il faut connaissent pas de
revoir, développer frontières. Dans le
l'apprentissage cadre d'une telle
pour occuper les confédération, je
jeunes. suis prêt à accep-
J'envisage par ter le poste de
ailleurs de reboi- gouverneur du
ser notre pays, car Sénégal. Après
les dégâts provo- tout, le gouver-
qués par l'abattage des arbres est qui a été adoptée, après amendement, neur de la Californie a plus de
franchement intolérable. Je suis en par les chefs d'État de la Cedeao. Le moyens que le président du Sénégal !
contact depuis plusieurs années avec dossier ne semble pas avoir beaucoup Je préfère de beaucoup une union
un organisme de la place pour tra- progressé depuis mon départ du gou- régionale forte à une union africaine
vailler à la reforestation du Sénégal. vernement, en avril 1998. Je crois, comme la propose actuellement
Je ne prétends pas que nous devons aujourd'hui, qu'une union avec le Kaddafi.
construire des pyramides, comme les Nigeria n'est pas viable. Je militerai
Égyptiens, mais j e suis persuadé que, en conséquence pour une union des Vous étiez pourtant proche du
pour mener de grandes réformes, quinze autres États d'Afrique occi- colonel Kaddafi au début des
beaucoup de volonté et d'ambition dentale, à l'exception du Nigeria. années quatre-vingt. On vous a
politiques sont nécessaires. Il faut même reproché d'avoir envoyé des
faire appel au génie militaire, au Beaucoup de pays d'Afrique de gens s'entraîner en Libye...
volontarisme de nos opérateurs éco- l'Ouest, et même au-delà, ne peu- C'était en réalité une tempête dans
nomiques, à la contribution des vent pas se passer du Nigeria, qui un verre d'eau, une affaire montée en
Sénégalais de l'extérieur, etc. abrite par ailleurs le siège et le épingle par mes adversaires et pour

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laquelle j'ai été blanchi par les tribu- besoin de réfléchir, de prendre des UDF, le président du Sénat, Christian
naux. La taupe, qui avait infiltré notre contacts politiques en France, en Poncelet, ainsi que le questeur de
mouvement pour le compte du gou- Belgique et en Angleterre. J'ai ren- l'Assemblée nationale, le socialiste
vernement a, en revanche, été contré des hommes politiques, exposé Serge Janquin, qui préside le groupe
condamnée. Certains de nos partisans mes opinions et défendu ma cause. d'amitié France-Sénégal.
se sont rendus en Libye pour les Ce séjour m'a surtout permis de
besoins d'une formation à la protec- « déboulonner » Diouf en France. Vous comptez donc au moins un
tion rapprochée. Rien de plus. On J'ai manifesté contre lui devant l'As- socialiste dans vos relations ?
m'a également accusé d'être pro- semblée nationale française, j'ai orga- Serge Janquin et moi nous sommes
Kaddafi lorsque je me suis élevé nisé des conférences de presse, etc. connus tout à fait par hasard. Un jour,
contre le bombar- il s'est confié à
dement de Tripoli Amath Dansokho
et de Benghazi par [ancien ministre
l'aviation améri- sénégalais, leader
caine en avril du Parti de l'indé-
1986. Je n'étais pendance et du
pourtant pas le travail, NDLR| en
seul à réprouver ces termes :
cette action qui a « Puisque Diouf a
causé la mort de échoué, pourquoi
nombreux inno- ne pas essayer
cents. Je n'ai pas Wade ? »
moi-même remis Dansokho m'a
les pieds en Libye aussitôt demandé
depuis au moins de le contacter, ce
quinze ans. Cela que j'ai fait lors
n'empêche pas d'un voyage à
En campagne avec ses alliés de toujours, dont Abdoulaye Bathily
certains journaux (à l'extrême gauche) et Landing Savane (à l'extrême droite). Paris. Il m'a tout
de continuer de suite reçu à
l'Assemblée nationale et m'a invité à
d'écrire que je compte Kaddafi parmi On vous voit beaucoup, depuis
déjeuner. Depuis, nous sommes deve-
mes amis. Je ne l'ai pas rencontré quelques mois, avec Alain
nus amis.
depuis très longtemps, mais je l'invi- Madelin, le leader de Démocratie
terai à mon investiture, début avril. libérale, un parti de la droite
française... Madelin a milité, lorsqu'il
Vous semblez renier les engage- C'est avant tout une question de était étudiant, dans les rangs
ments ouvertement panafrica- tempérament. Le premier responsable d'Occident, un groupuscule d'ex-
nistes de votre jeunesse... politique français avec qui j'ai entre- trême droite...
Pas du tout. J'assume tout ce que tenu des relations étroites, c'est De tous mes amis libéraux, c'est, à
j'ai fait jusque-là. En France, j'ai été François Léotard. Il m'a été présenté mon sens, le plus opérationnel. Les
l'avocat du FLN (Front de libération par un de ses conseillers qui est un autres se contentent de discuter avec
nationale) contre l'OAS. J'ai égale- vieil ami. Mais nous ne nous sommes moi ou me font de vagues promesses.
ment été le bailleur de fonds du plus revus après son départ de la Madelin, lui, réagit toujours au quart
MPLA (Mouvement pour la libération direction de l'UDF (Union pour la de tour. Qu'il ait appartenu il y a
de l'Angola). Je compte d'ailleurs démocratie française). Alain Madelin longtemps à un mouvement d'extrême
inviter Ahmed Ben Bella, avec qui je m ' a été présenté par un intellectuel droite ne me gêne nullement, puisque
suis resté en relation, à mon investi- malien résidant à Paris, Modibo c'est aux antipodes de ses idées poli-

communautés afri- « Le projet d'union africaine de Kaddafi est voué à l'échec. »


c a i n e s en E u r o p e
regorgeaient d'idées et d'hommes de Diagouraga. Je lui ai dit que je vou tiques actuelles. Après tout, certains
talent. Ce n'est plus, hélas, le cas. lais créer, à l'instar du Libéral euro ont écrit que Mitterrand a flirté avec
péen, une revue défendant la cause l'extrême droite dans sa jeunesse ! Ce
Pouvez-vous nous en dire plus du libéralisme en Afrique. Il a promis qui me plaît chez Madelin, c'est son
sur les causes de votre longue de mettre ma revue, Le Libéral afri- côté fonceur. Il est venu à Dakar à
absence - 373 jours - du Sénégal cain, sur le site Internet de son parti, l'occasion des deux tours de scrutin
en 1998-1999 ? de m'aider à trouver de la publicité, pour observer ce qui se passe dans
Il ne faut pas chercher de raisons etc. En dehors de Madelin, je connais mon pays. Et puis, j'avais besoin de
occultes à cette absence. J'avais bien Gilles de Robien qui est député quelqu'un pour dire au président

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Jacques Chirac : « Toi, pas non plus beaucoup ma femme dédicacés à mon nom. Avant de ren-
tu soutiens Diouf. Moi, d'ailleurs ! Il m'est déjà arrivé de lui trer au Sénégal, en octobre 1999, j'ai
je soutiens Wade. » donner rendez-vous à Paris pour qu'on de nouveau écrit à Senghor pour le
LE SENEGAL Ces propos, Madelin puisse trouver le temps de se voir. voir et l'informer de l'évolution de la
À L'HEURE les a bien tenus devant Depuis mon arrestation, au lendemain situation au Sénégal. Il ne m'a jamais
DE L'ALTERli
Chirac. Le président des élections de 1988, Karim et répondu.
lui a alors lancé : « Je Sindjéli se sont habitués à l'idée que
croyais qu'on soutenait leur père pouvait être arrêté et jeté en Parlons un peu de la Côte
Diouf ? » Il a prison à tout moment. Ils ont de d'Ivoire. Le président Bédié a été
rétorqué : « Pas ques- solides ambitions, tout en gardant, renversé par un coup d'État, mais
tion ! Diouf est un bien entendu, les pieds sur terre. Ma le concept d'ivoirité semble avoir
socialiste, Wade un fille n'a pas pu fêter ma victoire avec survécu à son régime...
libéral. » Tout cela a moi parce qu'elle était retenue à On n'aurait jamais dû ouvrir ce
permis, cette année, de Genève par ses obligations profession- débat en Côte d'Ivoire. J'avais bien
relativiser le soutien de nelles, mais je suis persuadé qu'elle dit au président Bédié, lorsqu'il m'a
la France à Diouf. Je viendra à mon investiture. Elle parle reçu à Daoukro, qu'il était en train
puis vous confier que Madelin m'a très peu et ne se confie généralement de semer les graines d'une explosion
invité un jour à un dîner de quatre qu'à sa mère. Je suis sûr qu'elle aurait ethnique et sociale. Je lui ai suggéré
mille couverts. Les plus grands chefs voulu que je me retire plus tôt de la d'élaborer un code de la nationalité
d'entreprise et investisseurs de France politique. Karim, en revanche, est un ouvert. 11 ne m ' a pas écouté. Il a
étaient là, presque à ma portée. homme d'action. Son patron, à la multiplié les déclarations publiques
Comme il a été ministre de l'Indus- Warburg Dillon Read, la banque d'af- et a même écrit un ouvrage pour pro-
trie, mais aussi des Finances, il peut faires dans laquelle il travaille à pager un peu plus ses idées. Il a
me faciliter les contacts avec le milieu Londres, est particulièrement fier de
réveillé le démon. Il ne faut donc pas
des affaires. lui. Comme il est très bien introduit
s'étonner que le concept survive à
dans les milieux financiers africains,
son régime...
Où s'est tenu ce
fameux dîner ? « Je suis persuadé que Senghor doit être heureux pour moi. »
Dans les anciennes
halles de Bercy, au sud-est de Paris. asiatiques et européens, la banque a Alassane Ouattara peut-il se
tout intérêt à le garder. C'est d'ailleurs présenter à la prochaine présiden-
Dans quelles circonstances bien ainsi, parce que je ne souhaite tielle ?
avez-vous rencontré Viviane Vert, pas qu'il se lance dans la politique... Je suis pour qu'on le laisse se pré-
qui est devenue votre épouse ? senter. On verra ainsi ce qu'il pèse !
J'étais étudiant en droit à Avez-vous une idée de la réac-
Besançon, où je présidais la section tion de Senghor à l'annonce de Quid du général Robert Gueï ?
locale de la FEANF [Fédération des votre élection ? Ce sera difficile de l'empêcher de se
étudiants d'Afrique noire en France, Il a dû être surpris par ma victoire, présenter, mais il lui faudra, sans
NDLR], Elle était étudiante en philo- mais je suis persuadé qu'il doit être quel- doute, au préalable, quitter l'armée. Le
sophie. Si mes souvenirs sont bons, que part heureux pour moi. Il sait que drame, en Côte d'Ivoire, c'est qu'au-
nous nous sommes croisés pour la je suis patient et déterminé. On m'a cun candidat et aucune personnalité
première fois à une AG de l'Unef assuré qu'il a sérieusement pensé un forte ne semblent réellement émerger
(Union nationale des étudiants de moment faire de moi son successeur du lot. Il y a des systèmes qui ne per-
France). Nous nous sommes revus un constitutionnel, mais les pressions ont mettent pas l'éclosion de têtes nou-
soir dans un café du centre-ville. Les été telles qu'il y a finalement renoncé. velles. Je crains que cela ne soit le cas
amis avec qui elle se trouvait vou- de la Côte d'Ivoire.
laient aller finir la soirée en boîte de Avez-vous de ses nouvelles ?
nuit. Elle a posé une condition pour Je n'ai aucune nouvelle fraîche, à Quels sont les chefs d'État afri-
les accompagner : qu'ils acceptent vrai dire. J'avais envoyé, il y a cains qui vous ont déjà téléphoné
que je sois de la partie. C'était en quelques mois, un télégramme à son pour vous féliciter ?
1952. Nous nous sommes mariés épouse pour tenter de récupérer plu- Certains ont téléphoné, d'autres ont
beaucoup plus tard. sieurs recueils du poète suisse Osiris envoyé des télégrammes. Le premier à
que je lui avais prêtés, il y a quelques m'avoir téléphoné à la maison, dès le
Un mot sur vos enfants, Karim années. Je n'ai pas eu de suite, mais lundi matin, est Biaise Compaoré, du
et Sindjéli ? Moustapha Niasse, qui a le double Burkina.
Je ne les vois pas assez à cause de des clés de leur domicile dakarois, a
la vie que je mène et du fait de mon promis de faire faire des recherches Bongo et Sassou vous ont-ils
engagement politique. Je ne vois pour retrouver ces ouvrages qui sont appelé ?

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M' Wade en 1975 : il vient de Mai 1988, ¿1 la sortie du tribunal de Dakar : candidat à la présidentielle
fonder son parti, le PDS. du mois de février, Abdoulaye Wade avait été inculpé après le scrutin.

B o n g o n ' a pas téléphoné. Sassou, que l ' h o m m e peut faire d e


lui, a fait appeler par un de ses offi- grand lorsqu'il en a la
ciers, mais j e n ' é t a i s pas là. volonté. C ' e s t p o u r moi un
h o m m e d e s paris f o u s . Je
On connaît très peu vos goûts suis p a s s i o n n é par tout ce
littéraires et artistiques... qui t o u c h e à la G r è c e , à
M o n principal défaut, c ' e s t la lecture. R o m e et à l ' E g y p t e
Je lis de p r é f é r e n c e les o u v r a g e s poli- ancienne.
tiques, les m o n o g r a p h i e s , les biogra-
phies des g r a n d s h o m m e s d ' É t a t et V o t r e p o è t e préféré ?
c o n q u é r a n t s c o m m e A l e x a n d r e le Clément Marot, un auteur
G r a n d , l ' e m p e r e u r Julien. A mon sens, français du M o y e n Âge.
les m o n o g r a p h i e s complètent assez
bien l'histoire, qui est g é n é r a l e m e n t Votre discipline sporti-
rébarbative- ve préférée ?
J ' a i fait dans le t e m p s un
Quel est en c e moment votre peu d e cheval. J ' a d o r e ,
livre d e c h e v e t ? c o m m e tout le m o n d e , le
Je t e r m i n e un o u v r a g e écrit par un football, sans être pour autant un f a n a - Une dernière question : dans
A m é r i c a i n , R o g e r D a w s o n , sur la tique. En revanche, j e suis un grand quelles circonstances e x a c t e s
c o m m u n i c a t i o n et la persuasion. m é l o m a n e et j e regrette d e ne plus a v e z - v o u s t r o u v é le m o t « sopì »
Secrets of Power Negotiating. Je lis trouver le t e m p s d ' é c o u t e r d e la qui a tellement contribué à votre
tous les jours, bien entendu, les quoti- musique. succès ?
d i e n s sénégalais, f r a n ç a i s et autres. C'était en 1974, à Pikine. À l'époque,
P o u r ce qui c o n c e r n e le Sénégal, j ' a i Jouez-vous d'un instrument ? nous n o u s réunissions d a n s les c o n c e s -
fait m i e n le précepte d e S e n g h o r : Je j o u a i s du violon et d e la guitare sions parce q u ' o n refusait de n o u s
c h a q u e matin, au réveil, j e lis en prio- d a n s l'orchestre des élèves d e l ' É c o l e louer des salles. N o u s étions d o n c
rité les j o u r n a u x censés refléter les William-Ponty, à Sébikotane. L o r s q u e d a n s une maison, à Pikine, l o r s q u ' u n
vues de m e s adversaires. j ' é t a i s étudiant à B e s a n ç o n , m a participant - c'était un vieux - a lancé
c h a m b r e était le siège du club d e j a z z . subitement en wolof « fàw nu sopì
Si v o u s c h o i s i s s i e z d e v o u s reti- J ' a i une collection i m p r e s s i o n n a n t e d e reew-mi », en f r a n ç a i s « il faut chan-
rer s u r u n e île, q u e l livre e m p o r t e - d i s q u e s vinyle : du classique, du j a z z , ger ce pays ». J ' a i aussitôt réagi : le
riez-vous ? du blues. mot sopi sonnait bien d a n s sa phrase.
L e s d e u x t o m e s d ' u n recueil c o n s a - J ' a i alors lancé à la c a n t o n a d e « sopi,
cré aux plus b e a u x p o è m e s sur la Combien de langues parlez-vous sopi », que m e s partisans ont aussitôt
liberté, ainsi q u ' u n e b i o g r a p h i e d e couramment ? repris. Par la suite, j ' a i décidé d ' e n
l ' e m p e r e u r Julien par Benoist- Trois : le français, l ' a n g l a i s et le faire un slogan d e c a m p a g n e . P o u r
M é c h i n . Julien symbolise pour moi ce wolof. m o n plus grand bonheur... •

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