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CAHIERS D’ANALYSE TEXTUELLE 1964 tion sans. ut Tneratif Un sonnet d’Alfred de Musset : Tristesse Trai perdu ma force et ma vie, Et mes amis et ma guieté: Pai perl jusqu’a la fierié_ Qui faisait eroire & mon génie. Pai era que Quand je Vai comprise et sentic, Pen dais déji. dégoié, Et pourtans elle est ésernele, Bt ceux qui se sont passés Celle Teicbas ont tout ignoré Diew parle, it faut qu'on lui réponde. Lee seu bien qui me reste aw monde Est Tavoir quelquefois pleuré. Allrod os Musses, Podsies nowslles 4436-1882, dit. Meuriee Allem, Peri, Garnes, 1958, p. 185. Baudelaire aurait peut-éire donné le nom de Spleen & Vétat que Musset appelle ici Tristesse : cet hiver de Pame que connait parfois celui dont tous les espoirs, toutes les ‘Mlusions sont mortes; ee sentiment d’amertume qui s’em- pare de lui, le fait rovenir sur luiméme, oblige & se regarder aveo une eruelle lucidité. Car c'est bien un bilan de sa vie que Musset dresse ici face & son existence, il analyse avec une rigueur sans merci Véchee irréparable qu'elle a éé, Le ton du poéme est celui MUSSET, TRISTESSE 45 de la constatations au départ du sonnet, il y a cette impres- sion de vide, cctie découverte d'un appauvrissement sans bores + ai perda ma force et ma wie, Bt mes amis ct me gaicté Li perdi jusqu’t fiers Qui feisait croire & mon génie. Ltaffirmation initiale est renforeée par le parallélisme du vers 3 avec le vers 1, et cette reprise donne a la phrase un accent d’amertume que souligne encore la répétition des et devant chaque nouveau terme introduit. Le poéte accumule les motifs de sa tristesse; il contemple, arrachés de lui, ses biens les plus précionx, sa force, sa vie, ses amis, sa gaieté. On sent que l’ordonnance de cette énumération est plus affective que logique. En employant des termes aussi géné- raux, aussi absolus que force et vie, Musset n’évoque pas sculement Vaffaiblissement, Ia perte de I’énergie vitale, de la jeunesse; il suggére une cassure plus brutale et comme définitive : une force brisée & jamais, une vie gichSe sans retour. D’autre part le pote place la perte des amis sur Je méme plan que ses autres faillites, tout intéricures. Co qui donne bien la mesure de son attachement pour eux et de Vintime blessure que Ia solitude fait saigner en lui. Les amis, la gaieté, cela fait aussi penser & la jeunesse, & Vinsouciance, & la joie, & tout un bonheur qui appartenait ‘au podte, qui était le potte Tui-méme (cf. les nombreux possessifs) et qui maintenant s'est détaché de lui. ‘Au milien de ce désastre, l'art aurait copendant dO rester au pote. Mais est avee une extraordinaire dureté que Masset so refuse catte illusion. Dans une sorte de vertige de destruction, il va jusqu’ dénigrer en quelque sorte son passé d'artiste; son génic n’était qu’apparence, son succes, que mensonge, Et rien n'est plus poignant que le détour emprunté par le podte pour se dire (a Iuiméme, bien stir, et avec une souffranee que cache mal son cynisme 46 CAHIERS D'ANALYSE TEXTUELLE — 6 apparent) cette trop dure «vérité» : il feint den etre arrivé & déplorer non plus V'inexistence de son génic, mais seulement la perte de ce masque, de cette fierté qui en créait Villusion. Aprés avoir constaté In perte de tout ce qui était valeur humaine en lui, le potie se tourne maintenant vers l'autre aspect, plus profond encore, de sa personnalité : il entre- prond de considérer ce qu’a été sa vie spirituelle, Toute Thistoire de son éyolution philosophique et religicuse est évoquée dans Te second quatrain, Remarquons-en Paspect quelque peu sybillin : cette histoire, Musset ne nous la raconte pas; il en rappelle, et pour lui seul, les principales étapes. Le sonnet tout entier est un téte-d-téte du podte aver Ini-mémes et c'est peut-étre extte absence de confidence, d'un appel méme seulement implicite & 1a compréhension ou Ia pitié du lecteur qui donne a ce texte une noblesse particuliére. Quand Fai conn la Vérité, Fai cra que Céait une amie: Quand je Pai comprise et Pen éais déji. dégoié. Le premier contact du podte aver le monde spirituel n’a &é (c'est 'opposition entre connu et comprise et sentie qui nous le dit) qu'une rencontre assez superficielle et peut-étre Re... : ici encore, comme au vers 4, le podte semble piétiner avec ume rage douloureuse les ruines de ses anciennes illusions. Musset reconnait maintenant, dans cette errour de départ, la cause de T'échec tragique de sa vie intérieure; car sa compréhension de la Vérité est venue trop tard, lorsqu’é une premiére ferveur avait succédé Ia lassitude, Vindifférence, le dégoat. Remarquons combien, dans cette deuxiéme strophe, Panalyse se fait plus fouillée : Ia pensée, plus construite, se développe dans une phrase & la structure binaire et MUSSET, TRISTESSE a symétrique (comme dans Ia premiére strophe, mais ici le parallélisme est encore plus accentué). Cette rigueur est significative d'une certaine attitude psychologique : en contemplant, derriére lui, Pévolution spirituelle qu’ll a véoue, le poéte s’en reerée une image objective en appa- rence, en réalité orientée par cet instinct auto-destructeur présent dans tout le début du poéme; ume image figée dans ses lignes les plus dures par V'acte méme de la prise de conscience. De la vient cette forte géométrie de Pexpression; de li aussi, Vinsistance avec laquelle le potte souligne Vabsurdité de son attitude visi-vis de la Vérité*. La méditation sur Ia Vérité se prolonge dans les tercets. Mais maintenant Musset oppose & son histoire personnelle des considérations de portée générale, qui par contre-coup éclairent mieux la gravité irréparable de la perte qu'il a faite. Ce que le poste a senti, ce qu'il a compris de la Vérité, est en définitive son earactére absolu ct néecs- saire ¢ Bt pourtant elle ext éteraclle, Et ceux qui se sont passés Pelle Teirbas ont tout ignoré. Diew parle, i faut qu’on lui réponde. Ces vers d'une sobre puissance évoquent admirablement aspect imposant et sévére de Ta transcendance telle que Ja voit Musset. Tout ici est affirmé avec force : Ix Vér usr éternelle, les indifférents ont Tour ignoré, Dieu ranuz, m FAur quon lui réponde. Et quelle grandeur dans cette brusque vision de Dien s’adressant Phomme! En recon- naissant ainsi, comme une évidence qui s’impose a lui, non seulement Vexistence dun monde spirituel, mais surtout la nécessité impérieuse dune réponse & Yappel divin, Musset * Une inyersion presque imperceptible améne en fn de strophe lo vers Tron tats déja dégolés qui représente en réalisé uno tape, chronologique- ment antézieure & Quond je Tal comprise ot sontie, Cte dlapostion rend ples frxppant le contcaste par lequel & la connaissance sapecticielle do la Verid eareespond Pattvalo Tavorablo da poste, andi qua la vomprébension hus profonde semble correspond ctroutement une aiitude negative, 48 cAMERS D’ANALYSE TEXTUELEE — 6 montre du méme coup combien il est concomé par cette Joi, et dénonce Ie non-sens déchirant de son propre refus, de ce dégoit qui Y’a mis et le maintient dans le rang: des aveugles qui se sont passés de Ia Vérité. Depuis Vimpression de départ — cette sensation doulou- reuse d'avoir perdu tout ce qui semblait le plus intimement Tig & luiméme — la pensée du podte a suivi un chemine- ment affectif qui V'a porté A constater la mistre de sa vie intérieure, puis, par un recul en quelque sorte objectif, & mesurer toute Pétendue de cette misére. Et c'est tout au fond de cette amertume qu'il vient de remuer en lui, que le podte découvre l'ultime part de lui-méme pouvant encore résister & son examen impitoyable ¢ Le seul bien qui me reste ou monde Est @avoir quelquefois pleuré. Cette phrase conclut le bilan établi par Musset* : & Vim- mense détresse qu’évoque le reste du sonnet s’oppose ce bien paradoxal qui est, lui aussi, une souffrance. Un bien qui @aillenrs semble dérisoirement petit : le poéte insiste sur tout ce qui cn limite Vimportance (seul, reste, az monde, quelquefois). Mais, paradoxslement aussi, toutes ces res- trictions ne font qu’attirer notre attention sur la valeur réelle de ce bien, Le mot pleuré — en fin de vers — pred dans ce contexte son sens Je plus plein et acquiert méme tune résonance. positive : Ia souffrance, une souffrance vraie, peut @ire un bien; et le potte n'a pas tout ignoré puisqu’il a connu, au moins quelquefois, cette parcelle’ d’absolu quest un instant de douleur profondément sincére. Telle est la conclusion humble ct amére de co poéme. ‘Mnsset y parvient au terme d’un examen de soi cruellement méthodique, et pourtant toujours frémissant de douleur contenue, aprés avoir contemplé en face Mhomme amoindri et désespéré qu'il est devemu. La sincérité de cette confes- eat Iniéremant de noter que, dans certines éditions, le vers 13 est précédé un tire. MUSSET, TRISTESSE 49 sion — absolue, ot pathétique finalement par sa rigueur méme — se traduit jusque dans le dépouillement de ce style olt pas une seule épithéte, pas une image ne viennent adoucir expression; oi chaque phrase, presque chaque vers semblent durcis et aiguisés comme une lame blessante*, Aletta Grisay-Exgeter, 3 Lanabee qu'on vient de lite considre le texte en Inbinfine. Mae tout se samc, Sng ae de es mores Sen le Ime Te: mouvement popetologique. Comment pourrait en aie sutromeat? pote purle Bum éiat dame oti lo ait de tlle Jaron que le lecteur et um ecnaible aux chon dies quar mets et rox phrase ues tnoneene ‘A cette analyc, now Tecears feront bien dp comparer‘le commentaire a. Cann Se ont i dae ew Mae ay Ge ras Frngaises V, 300 sitele ppr 15126, et don vie Te dint © “Introduction. — Le sonnet Trstese a &6 convert un matin de Tannée 1040 par vp amt de MunotAlled Ta ur la table de cheer du pote, gl arat hitioment crayonnd cou vere sur le papier peafant une incom: Gn ne sauraly tourer un tenoisuage pias direct ee plus émowvant si con lime’ donomeuse que ctl confidence a peine turmarce en tne heart sttement >» Ersentilonent peycholopigue, comme Te Inisent prévir ees premiéeé Tignes, le commentalre de Casio ot Surerapperient eis au, pe Iybride¢ iUmelange a biowaphie &t Pewee; il rapproce le samt d'auies potmes Ta sonmns toue, Ht aaccorde &Texpreion, cw ire f Teapect propre liséraice, surune.plaeo tess redulte, une disaine Ge lignes pawete sur soizanted ae Te

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