Vous êtes sur la page 1sur 5

Messe chrismale

27 mars 2018 à la Cathédrale de Strasbourg

Les Anciens des derniers temps

Ce titre sonne comme le nom d’une secte. Et pourtant… si nous


sommes prêtres, nous le sommes dans ces derniers temps et parce que ce
sont les derniers temps. Il n’y a plus à attendre un autre moment du monde
que celui de l’Eternité. Il n’y a plus à guetter un nouvel âge où Dieu inscrirait
quelque chose de nouveau, quelque chose de plus facile à vivre, quelque
chose de moins dépendant de Lui et qui abolirait le régime actuel où le
disciple de Jésus est à la fois un mendiant et un guerrier. Avec le Christ et
avec son Eglise, nous sommes entrés dans les derniers temps. L’Eternité elle-
même commence à prendre corps dans ce temps qui est le nôtre sous la
forme de ce que Jésus appelle « le Royaume de Dieu ». Si le temps de notre
histoire poursuit sa course invincible, si le monde de la matière continue son
expansion spatiale, pourtant, déjà, la fin du monde est commencée.

Avec la Résurrection du Christ, quelque chose d’invisible a été


injecté dans l’univers visible, une part de notre Cosmos s’est trouvée modifiée
qui l’entraîne vers son ultime grandeur, vers sa décisive beauté, vers l’unité
de tout dans le Christ. Ce quelque chose se dessine et se déploie dans la
Fraternité entre les hommes que nous n’aurons de cesse de prêcher.

À partir de cette conviction, de foi, dessinons la figure du prêtre,


des prêtres de ces derniers temps.

Partons de ce qui existe. Il y a le monde, Dieu et l’homme. L’homme


situé exactement entre les deux, au point d’équilibre comme s’il pouvait y
avoir un point d’équilibre entre le fini et l’infini. Cette créature du mi-chemin,
tout à la fois immense et minuscule, c’est l’homme, entre Dieu et le monde,
qui réfléchit à l’un tout en pensant l’autre. Et il n’y a pas l’homme tout seul
mais l’homme avec les autres hommes, se cognant ou s’unissant à eux, au fil
des siècles, au gré de ses ambitions ou de ses amours. Voilà les trois
personnages en présence serrée : Dieu, l’homme, le monde. Tout cela est. Et
parce que tout cela est, surgit l’énorme question : pour quoi ?

1
Certains entendront : pourquoi quelque chose et pas rien ? Cette
question n’intéresse pas notre vie concrète puisque j’existe, quoi qu’on en
pense et quoi qu’il arrive. À supposer qu’on revienne un jour aux origines de
l’homme en remontant les milliers de siècles, la vraie question restera
intacte : quel est le sens de ma vie ? Vers quoi vais-je, emporté par le temps
au galop de l’histoire ? Vers quel néant ou quelle plénitude va s’achever ce
monde qui m’entoure et qui m’imbibe ?

Nous voilà devant la grande question contemporaine du sens. Or


Dieu répond à cette question par l’existence d’un peuple de prêtres.

Comme un artiste confie à quelqu’un d’autre son œuvre pour la


terminer, pour achever le monde, c’est à dire pour atteindre son but, et, dans
le même temps, dévoiler le sens de sa marche en avant, Dieu confie un
pouvoir de transformation du monde à des hommes, assemblés en un peuple
étrange qui ne s’identifie à aucune nation, à un peuple de prêtres :

« C'est pourquoi ce peuple messianique, bien qu'il ne comprenne pas


effectivement tous les hommes et qu'il apparaisse souvent comme un petit
troupeau, est cependant, pour tout le genre humain, le germe le plus fort de
l'unité, de l'espérance et du salut. Établi par le Christ, pour réaliser une
communion de vie, d'amour et de vérité, il lui sert d'instrument pour la
Rédemption de tous les hommes, et il est envoyé au monde entier comme
lumière du monde et sel de la terre. » (Lumen Gentium 9)
Ce peuple de prêtres se constitue grâce à un sacrement, le
sacrement du baptême. Ici, se rencontre la haute figure du laïc qui, par son
baptême oriente et transforme le monde tout entier.
Mais, de ce peuple, Dieu détache certains hommes pour servir les
autres dans leur vocation de baptisé. On le voit dès l’appel des douze apôtres
par le Christ. Il y a pour eux un redoublement d’appel, une nouvelle vocation
dans la vocation baptismale, et un pouvoir spirituel nouveau leur est donné
pour servir les dons faits au Peuple de Dieu.

Ces hommes sont nommés prêtres et évêques, et ils le deviennent


grâce à un sacrement particulier, le sacrement de l’Ordre dont le premier
degré ou étage s’appelle le « diaconat » pour que nous comprenions et
vivions que notre œuvre pour et avec les laïcs est enracinée dans le service,
réel, concret, délicat, permanent.

2
Et pour ce service, les prêtres reçoivent un pouvoir spirituel. Saint
Jean-Paul II nous l’a écrit : « Par la consécration sacramentelle, le prêtre est
configuré à Jésus Christ en tant que Tête et Pasteur de l'Église et reçoit le don
d'un «pouvoir spirituel » qui est participation à l'autorité avec laquelle Jésus
Christ, par son Esprit, guide l'Église. » (Pastores dabo vobis 21)

À quoi sert ce pouvoir spirituel ? Lisons-le en négatif, tout d’abord


puis en positif.

Évoquons d’abord ce qu’il est par son détournement.

Soyons prudent sur ce terme de pouvoir. S’il nous faut le garder


c’est en raison de son possible dévoiement. Car on n’abuse jamais d’un
service. Mais on peut abuser d’un pouvoir. Qu’il soit politique, économique,
affectif. Ou spirituel. Ce qui est le pire de tout.

Les abus de ce pouvoir spirituel sont tout d’abord un abus de


pouvoir. À ce titre-là, il vise toujours à réduire l’autre et il aboutit souvent à
le détruire. Un abus de pouvoir corrode la liberté, ampute la dignité, dégrade
l’humanité. Pensons à ces pouvoirs politiques dévoyés en tyrannie. À ces
pouvoirs financiers qui font les esclaves.

Mais, pire encore. Les abus de ce pouvoir spirituel sont des actes
spirituels retournés au Démon. Il faut se souvenir que l’esprit humain est ce
qu’il y a de plus intérieur à l’homme. L’esprit met plus longtemps à se mettre
en route que l’émotion car il est plus profond. Mais quand il se met en branle,
l’esprit fait tout trembler. Un dictateur politique peut contraindre la chair. Il
ne peut accéder à l’esprit que si nous le lui offrons. Mais le prêtre accède à
l’esprit d’un autre par la grâce de ce pouvoir spirituel. Par exemple, quand il
abuse de ce pouvoir pour entraîner son petit frère ou sa petite sœur dans une
relation abominable. Ce pouvoir spirituel n’est pas donné pour un « aimez-
moi » mais pour un « aimez-vous les uns les autres ». Qu’il soit de sexe ou de
fric, un abus de pouvoir spirituel revêt un caractère gravissime.

Solennellement, en cette messe chrismale, parlant en mon nom


propre et au nom de toute l’Église qui est en Alsace, je demande pardon à
toutes les victimes et à leurs familles pour tous les abus sexuels commis par
des prêtres. Je demande pardon pour les crimes et délits perpétrés sur des
mineurs, sur des adolescents. Je demande pardon aussi pour les actes
terribles, profondément pervers même s’ils ne sont pas ou plus susceptibles

3
de judiciarisation, commis sur des jeunes femmes ou des jeunes hommes, sur
des personnes consacrées, en profitant de ce pouvoir spirituel, alors
détourné de son but divin au profit du prêtre et de ses fantasmes.

Qu’attendent les hommes et les baptisés du pouvoir spirituel des


prêtres ?

Avant tout, ils attendent que ce pouvoir spirituel transforme


l’homme qui le reçoit. Car nos laïcs veulent que les prêtres les aident par ce
qu’ils sont, avant de les servir par ce qu’ils font.

Ils attendent de ce pouvoir spirituel qu’il fasse de nos prêtres des


hommes mûrs. C’est pourquoi, nous sommes appelés « prêtres », c’est à dire
« anciens ».

Ce pouvoir spirituel quand il est exercé selon le cœur de Dieu, fait


de nous, prêtres, même tout jeunes encore, des hommes remplis de
l’expérience des siècles. Et à ce titre, nous sommes moins naïfs que les autres
sur les idéologies qui courent le monde comme des modes et ne s’arrêtent
jamais aux visages concrets. L’ancien n’est ni blasé ni rassis. Il intègre
l’expérience de l’Église.

Ce pouvoir spirituel quand il est exercé selon le cœur de Dieu, fait


de nous des hommes sans ambition personnelle. Même à trente ans, l’avenir
du prêtre est derrière lui ! Il voit les autres croître et il s’en réjouit sans
jalousie puisqu’il existe pour cela, comme un grand-père voit ses petits-
enfants grandir et aller plus haut que lui.

Ce pouvoir spirituel quand il est exercé selon le cœur de Dieu, fait


de nous des hommes libres. Car la présence de la mort peut nous rendre
esclave de la peur ou, au contraire, et c’est une des fonctions du pouvoir
spirituel, elle peut nous rendre maître de notre amour. Maître en amour, si
vous préférez. Quand on n’a plus rien à perdre, on peut tout gagner en aimant
jusqu’à perdre sa vie, chaque jour, à tout instant car l’ancien vit avec la
conscience de n’en avoir plus pour très longtemps.

Ce pouvoir spirituel quand il est exercé selon le cœur de Dieu, fait


de nous des hommes sereins. Dans notre mission, les soucis nous
déborderont. Mais par l’intérieur, nous resterons dans la joie de rencontrer
Celui que notre cœur aime. Pour cela, ni nous ne nous plaindrons, ni nous ne

4
gémirons. Bien mauvais le serviteur qui gémirait des demandes du maître.
Qui se plaindrait des ordres qu’il ne comprend pas. Qui réclamerait sans
cesse des explications. Qui répugnerait à certains services jugés trop vils à
ses yeux…

Ce pouvoir spirituel nous fait porter le sacerdoce des laïcs. Mais,


d’abord et avant tout, il nous transforme en ces Anciens des derniers jours,
ceux que la droiture dirige et que l’Amour vivifie. Soyons-y fidèles.

+ Luc RAVEL, Archevêque de Strasbourg

Vous aimerez peut-être aussi