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Romain Carnac

Master 2 Science politique


Spécialité Études politiques
Université de Rennes I
Année universitaire 2008 - 2009

Rousseau et
l’homme naturel

L’approche « paléoanthropologique » du problème humain


comme clé de la compréhension du système rousseauiste

Sous la direction de M. le Professeur Jean Baudouin

1
2
TABLE DES MATIÈRES

1 / Un thème central : la politique. 9

2 / Autour de la question « Qui suis-je ? » 10

3 / Le second Discours, clé de la compréhension de l’œuvre de Rousseau 14

PREMIÈRE PARTIE : JEAN-JACQUES ROUSSEAU À LA

RENCONTRE DE L’HOMME NATUREL 20

1. I - Connaître l’homme naturel 22

1. I. A - Le caractère essentiel de la connaissance de la nature humaine 22

1. I. A. 1 - La priorité de la connaissance de l'homme 22

1. I. A. 2 - La critique des tentatives antérieures 26

1. I. A. 3 - La nécessité d’une redéfinition de la « loi naturelle » 29

1. I. B - L'originalité de la méthode de Jean-Jacques Rousseau 30

1. I. B. 1 - Les obstacles à la connaissance de l'homme naturel 31

1. I. B. 2 - La méditation comme seule méthode fiable 34

1. I. B. 3 - De la sensation à la démonstration 37

1. II - La description rousseauiste de l'homme naturel : une remise en cause des


postulats fondamentaux de la philosophie politique 43

1. II. A - Une humanité naturellement viable, et même heureuse. 44

3
1. II. A. 1 - Un homme naturel doté seulement de deux caractéristiques «morales» positives 44

1. II. A. 2 - La vision d'un homme naturellement libre, solitaire et pacifique 50

1. II. A. 3 - Une condition supportable, voire enviable 60

1. II. B - Le basculement dans l'état social, un "accident" et non une "nécessité" 66

1. II. B. 1 - L'homme comme animal perfectible 66

1. II. B. 2 - L'histoire hypothétique de Rousseau : une succession de ruptures liées à des événements
accidentels 72

1. II. B. 3 - Une histoire contingente, dont on ne peut tirer aucun principe explicatif ou légitime 77

SECONDE PARTIE : L'APPLICATION DE CES DÉCOUVERTES

ANTHROPOLOGIQUES DANS LE CHAMP POLITIQUE 80

2. I - La critique de l'ordre social existant 81

2. I. A - La société comme force corruptrice 82

2. I. A. 1 - "L'homme" est bon, mais "les hommes" sont méchants 82

2. I. A. 2 - La dénaturation de l'amour de soi en amour-propre : le passage de l’être au paraître 85

2. I. A. 3 - L'hostilité de Rousseau au culte du progrès des Lumières 91

2. I. B - La dénonciation virulente de l'inégalité sociale 93

2. I. B. 1 - L'absence de fondement naturel aux inégalités sociales 93

2. I. B. 2 - L'institutionnalisation de l'inégalité par le droit 95

2. I. B. 3 - Le scandale de la polarisation extrême des inégalités sociales 101

2. II - Quels remèdes pour "guérir" cette société malade? 103

2. II. A - L'impossible rétrogradation 104

4
2. II. A. 1 - L'impasse du primitivisme 104

2. II. A. 2 - L'écartement de l'hypothèse révolutionnaire 106

2. II. A. 3 - L'homme naturel comme source d'inspiration plutôt que comme modèle 111

2. II. B - Les voies de la régénération 112

2. II. B. 1 - Redécouvrir la pitié pour y ancrer la morale sociale 113

2. II. B. 2. La religion "naturelle" et la pédagogie, vecteurs de la nouvelle morale 119

2. II. B. 3 - La re-création conventionnelle de l'équilibre naturel : le contrat social 126

Conclusion 134

1°) La cohérence autour du concept d'homme naturel 134

2°) Entre optimisme anthropologique relatif et pessimisme politique absolu 136

3°) Jean-Jacques Rousseau, le marcheur nostalgique 139

Bibliographie 142

5
Pour certains, il est le théoricien d’un ultra-individualisme ; pour d’autres, le pionnier du
républicanisme à la française. Les uns le présentent comme le précurseur du totalitarisme ; les
autres, comme un fervent défenseur des libertés fondamentales. On pourrait continuer ainsi :
pédagogue visionnaire qui a inspiré le non-directivisme ou éducateur incompétent et misogyne,
réactionnaire éhonté ou progressiste imprudent, chrétien authentique ou hérétique, rêveur naïf ou
sombre pessimiste... La réception de Rousseau, par ses contemporains comme ses exégètes du XXIe
siècle, est une somme de contradictions. S’il est indéniablement un des philosophes français les plus
influents, il est aussi de ceux dont l’interprétation suscite le plus de polémiques.
Et, il faut l’avouer d’emblée, cette postérité qui malmène l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau,
la tire en tous sens et finit par attaquer sa crédibilité à coups de constats d’incohérence n’est pas
totalement injustifiée. En cette occurrence, la responsabilité de l’auteur dans la mésinterprétation de
sa pensée n’est pas à écarter : on ne peut pas dire qu’il ait tout mis en œuvre pour diriger dans une
direction unique la compréhension du sens de ses propos.

6
Isaiah Berlin divisait la sphère intellectuelle entre les « penseurs hérissons » et les «
penseurs renards », les premiers restant toute leur vie au même lieu théorique pour approfondir leur
réflexion sur un sujet unique alors que les seconds explorent plusieurs zones de la pensée, allant et
venant entre des thèmes différents. C’est bien entendu dans cette dernière catégorie qu’il faudrait
classer Rousseau ; on pourrait même dire de lui que c’est un « renard » particulièrement nomade.
Peu de penseurs, en effet, ont laissé une œuvre aussi disparate que la sienne, sur le plan des thèmes
comme sur le plan des genres. Des Discours provocateurs, deux modestes opérettes, un traité de
philosophie politique concis et percutant, des études botaniques, une correspondance riche et variée,
une autobiographie plutôt romancée, un imposant manuel de pédagogie, des considérations sur les
relations internationales, un projet de notation musicale, un roman épistolaire... Les Œuvres
Complètes de Rousseau se présentent comme un inventaire hétéroclite qui a de quoi laisser perplexe
le lecteur. Et ce sentiment risque fort de se trouver amplifié lorsque celui-ci plonge dans les textes :
son raisonnement et ses conclusions changent d’un ouvrage à l’autre (et même parfois au sein du
même ouvrage) à un tel point qu’il semble souvent se contredire.
Il ne faut pas compter sur l’étude biographique pour clarifier l’interprétation : celle-ci ne
contribue en la matière qu’à apporter un peu plus de confusion. Les contemporains de Rousseau,
Voltaire en tête, n’ont pas manqué de lui rappeler que, contrairement à ce que préconise la célèbre
maxime de Montaigne (auteur auquel il se réfère pourtant souvent), sa vie n’était pas vraiment le
miroir de ses discours... Si on peut leur reprocher la tournure violente et déloyale qu’ont parfois pris
leurs remontrances, il semble difficile de leur donner tort sur ce point. Immédiatement après avoir
affirmé, dans son Discours sur les sciences et les arts, que les progrès des arts étaient la source de la
corruption des hommes, ne décidait-il pas de se retirer pour consacrer son temps à sa passion pour
la musique ? Celui qui, sentencieux, écrivait dans l’Émile que « celui qui ne peut point remplir les
devoirs du père n’a point le droit de le devenir » et qu’il n’y a « ni pauvreté ni travaux ni respect
humain qui le dispensent de nourrir ses enfants, et de les élever lui-même » 1 n’avait-il pas , dès leur
naissance, confié ses cinq enfants aux Enfants-Trouvés ? Et celui qui fustigeait la vanité de ceux
qu’il appelle les « Philosophes », l’inutilité et la prétention des « gros Livres des Moralistes » 2 et
affirmait que « l’homme qui médite est un animal dépravé » 3 ne nous a-t-il pas laissé une œuvre
colossale, qui témoigne indéniablement d’une activité intellectuelle très intense ?

1 Émile ou De l’Éducation, Livre I, Œuvres Complètes T. IV, La Pléiade, 1969, p. 262-263


2Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1755], Préface, Édition présentée et annotée
par Blaise Bachofen et Bruno Bernardi, Paris, Flammarion, 2008, p. 51
3 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 75
7
Face au constat de ces incohérences, entre la vie de Rousseau et sa pensée comme à
l’intérieur même de son œuvre, il est une explication toute trouvée : on se trouverait face au
déballage des contradictions intimes d’un génial fou, qui aurait livré dans ses Dialogues l’aveu de
sa schizophrénie. Cette lecture, si elle n’exclut pas l’intérêt d’une analyse littéraire ou même
philosophique des textes de Rousseau, impose de regarder l’œuvre de Rousseau avec recul et
méfiance et surtout de renoncer à l’entreprise visant à dégager une cohérence d’ensemble dans cette
pensée.
L’appréhension du monument que constitue l’œuvre de Rousseau dans l’histoire des idées a
longtemps été influencée par ce postulat de l’absence d’unité philosophique. Mais au XXe siècle,
l’idée d’une cohérence de la pensée de Rousseau s’est progressivement diffusée au sein de la
philosophie occidentale. Après Ernst Cassirer (Das problem J.-J. Rousseau, 1912), Henri Gouhier,
Raymond Polin, Jean Starobinski, Leo Strauss, Jacques Derrida et Victor Goldschmidt, entre autres,
ont contribué à la revalorisation de la pensée de Rousseau comme lui-même souhaitait qu’elle soit
lue 4, c’est à dire comme système philosophique à part entière. C’est ce point de vue que nous avons
choisi d’adopter et de défendre ici.
Il convient de préciser l’objectif de cette démarche : il ne s’agit pas de s’obstiner à donner
une cohérence à la pensée de Rousseau (ce qui reviendrait à la considérer comme absente à
l’origine, et impliquerait de réécrire Rousseau), mais de tenter de la montrer. Affirmer l’unité de la
pensée de Rousseau ne signifie pas nier les contradictions que l’on vient d’évoquer, ni prétendre
qu’il est possible de l’ordonner de façon parfaitement limpide et logique, mais montrer que sous les
irrégularités de sa surface, des lignes de force la traversent et lui donnent une « unité substantielle »,
selon l’expression de Victor Goldschmidt 5.

4 Rousseau lui-même évoquait son «système» et indiquait que ses ouvrages politiques « sont inséparables et forment
ensemble un même tout » (Lettre à Malesherbes du 12 janvier 1762, Œuvres Complètes T.1, La Pléiade, 1959, p. 1136)
5 GOLDSCHMIDT Victor, Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau [1974], Paris, Vrin, 2e éd.,
1983, p. 12 : « La cohérence d’un philosophe (ou la conséquence où Kant verra le principal office de celui-ci) n’est pas
dans la consonnance des formules, prises littéralement, et choisies, au besoin, de manière à se contredire (ici, c’est
l’exégèse traditionnelle du principe de pitié qui fournit un bon exemple) : elle est dans ce que, faute de mieux, on
pourrait appeler son unité substantielle. Celle-ci ne garantit pas toujours un accord à la lettre, encore qu’elle y pourvoie
plus généralement que ne l’imagine l’exégèse stochastique, à l’affût de formules apparemment incompatibles, cueillies
de-ci de-là. Mais elle répond de la concordance fondamentale de cette pensée avec elle-même, et doit recommander au
lecteur, quand il se croit en face d’incohérences, d’en chercher la cause, d’abord et de préférence, dans sa propre
inaptitude à la lecture, et en dernier lieu seulement et en désespoir de cause, chez son auteur. »
8
1 / Un thème central : la politique.

Difficile de déterminer dans quel rayon de bibliothèque doit se classer l’œuvre singulière de
Jean-Jacques Rousseau. Même en écartant ses ouvrages sur la musique et les sciences de la nature,
le problème persiste. La grande diversité de ses centres d’intérêt empêche de lui accoler les
étiquettes habituelles ; est-il écrivain, philosophe, juriste, historien, économiste, moraliste ou
psychologue ? Sans doute tout cela à la fois. Toutefois, il semble que ces études en apparence
dispersées soient traversées par une thématique transversale : la réflexion autour de la question du
meilleur régime.
Rousseau affirme avoir pris conscience que « tout tenait radicalement à la politique » 6 lors
de son séjour à l’ambassade de France à Venise, en 1743-1744. Il décide alors de se consacrer à
l’étude de la philosophie politique. Il se plonge alors, en autodidacte, dans les textes de Platon,
Aristote, Machiavel, Spinoza, Montesquieu... On sait aussi qu’il a lu avec une très grande attention
les juristes du droit naturel, courant de pensé avec lequel son contemporain (et concitoyen à
Genève) Burlamaqui lui a permis de se familiariser (Principes du droit naturel, 1747, Principes du
droit politique, 1751). La traduction du protestant français François Barbeyrac lui permettra de
découvrir le Droit de la nature et des gens (1672) de Pufendorf. Les fréquentes références au Droit
de la guerre et de la paix (1625) dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité et le
Contrat social indiquent qu’il avait aussi lu Grotius. Enfin, les Anglais Thomas Hobbes et John
Locke auront sur lui une influence considérable. C’est principalement par rapport à leurs travaux
qu’il cherchera à se positionner, souvent en s’opposant frontalement à eux. Mais il s’appropriera
aussi un grand nombre de leurs idées et concepts, même si, la plupart du temps, il se gardera bien de
le reconnaître ; ainsi, c’est en revisitant les outils conceptuels de Hobbes qu’il élabore sa théorie de
l’état de nature et de l’état de guerre. De même, John Locke, qu’il ne cite quasiment que pour le
critiquer, est notamment l’inspirateur de sa réflexion sur le droit de propriété et avait formulé avant
lui nombre des principes d’éducation qu’il développe dans l’Émile...
Affinant, au contact de ces auteurs, sa réflexion politique, il entreprend la rédaction de ce
qu’il imagine comme son œuvre maîtresse : Les Institutions politiques. L’importance qu’il donnait à
ce projet témoigne de la place particulière de ce sujet :

6 Les Confessions, Livre IX, Œuvres Complètes t. I, La Pléiade, 1959, p. 404


9
« Des divers ouvrages que j'avais sur le chantier, celui que je méditais depuis plus longtemps, dont
je m'occupais avec le plus de goût, auquel je voulais travailler toute ma vie, et qui devait selon moi
mettre le sceau à ma réputation était mes Institutions politiques. » 7

La réflexion politique de Rousseau ne doit donc pas être étudiée comme un thème de
recherche parmi d’autres, mais bien comme l’objet d’étude d’une vie. Progressivement, il va
resserrer son questionnement autour d’une question à laquelle Platon et Aristote accordaient déjà
une importance primordiale : celle du meilleur régime, entendu comme régime élevant le plus
possible sur l’échelle de la sagesse et de la vertu le peuple qui y est soumis :
« [...] De quelque façon qu'on s'y prît, aucun peuple ne serait jamais que ce que la nature de son
gouvernement le ferait être ; ainsi cette grande question du meilleur gouvernement possible me
paraissait se réduire à celle-ci: "Quelle est la nature de gouvernement propre à former le peuple le
plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enfin à prendre ce mot dans son plus grand
sens ? » 8

On trouve ici la problématique du Contrat social, qui n’est en fait qu’ « un extrait » 9 de ses
Institutions politiques, qui ne verront jamais le jour 10 . Si ce projet ultime avait été mené à bien, la
prédominance du questionnement politique de Rousseau apparaîtrait sans doute beaucoup plus
clairement (ne serait-ce que du point de vue quantitatif), et le regard que nous porterions sur son
œuvre serait certainement différent : le lisant comme un auteur pleinement politique, nous serions
sans doute plus enclins à percevoir l’unité en finalité de ses écrits.

2 / Autour de la question « Qui suis-je ? »

Le questionnement autour des formes politiques constitue donc un élément de continuité


dans la pensée de Rousseau. Mais ce n’est pas le seul : on pourrait également distinguer un autre

7 Les Confessions, Livre IX, Œuvres Complètes t. I, p. 404


8 Ibid., p. 405
9 Lettre à Moultou du 18 janvier 1762.
10Dans son « Avertissement » au Contrat social, Rousseau précise au lecteur : « Ce petit traité est extrait d'un ouvrage
plus étendu, entrepris autrefois sans avoir consulté mes forces, et abandonné depuis longtemps. Des divers morceaux
qu'on pouvait tirer de ce qui était fait, celui-ci est le plus considérable, et m'a paru le moins indigne d'être offert au
public. Le reste n'est déjà plus. » (Du Contrat social, Édition présentée et annotée par Bruno Bernardi, Paris,
Flammarion, 2001, p. 39)

10
motif récurrent dans sa pensée dans la question de l’identité, du moi. La question « Qui suis-je ? »
apparaît comme le point de convergence de tous les textes de Rousseau.
Si cette question ne s’impose pas d’emblée à nous comme le point commun qui unit son
œuvre, c’est parce qu’elle ne se pose jamais deux fois dans les mêmes termes. On ne saurait lui
reprocher de ne pas l’avoir plus explicitement mise en évidence : c’est justement cette capacité à
décliner cette question sur tous les modes, du niveau le plus intime au plus haut degré de généralité,
du registre lyrique à celui, plus austère, de l’écriture scientifique, qui contribue à faire le génie de
Rousseau.
C’est naturellement dans ses écrits autobiographiques que cette lancinante question
transparaît avec le plus d’évidence. L’incipit des Confessions révèle bien l’ambition de la démarche
de Rousseau : il s’agit, plus que de faire le simple récit de son existence, de se livrer à une véritable
expérience d’exploration de soi, et de participer aux progrès de la connaissance en partageant les
fruits de cette recherche.
« Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui existe
et qui probablement existera jamais. Qui que vous soyez que ma destinée ou ma confiance ont fait
l’arbitre du sort de ce cahier, je vous conjure par mes malheurs, par vos entrailles, et au nom de
toute l’espèce humaine de ne pas anéantir un ouvrage unique et utile, lequel peut servir de
première pièce de comparaison pour l’étude des hommes, qui certainement est encore à
commencer... » 11

La célèbre ouverture du Livre I des Confessions insiste encore sur le caractère insolite et
novateur de cette expérience :
« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur.
Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature ; et cet homme, ce
sera moi. » 12

On peut bien sûr nuancer, comme cela a été souvent fait, l’originalité et la rigueur de cette
expérience : même si Rousseau prétend en repousser les limites, le genre n’est pas entièrement neuf
(Rousseau, qui reprend le titre de l’ouvrage de Saint Augustin, ne pouvait le croire) et le pacte
autobiographique n’a très probablement pas été respecté à la lettre par Rousseau (à l’exception de
l’abandon de ses enfants, rendu public avant l’écriture de cet ouvrage par Voltaire, les fautes qu’il
confesse gravement sont dérisoires). Il n’en reste pas moins que Les Confessions témoignent d’une
volonté profonde de vérité dans la connaissance de soi.
Rousseau juge de Jean-Jacques et Les Rêveries du promeneur solitaire appartiennent moins
clairement au genre autobiographique, mais n’en constituent pas moins d’autres réponses à la

11 Les Confessions, Œuvres Complètes T.1, p. 3


12 Les Confessions, Livre I, Œuvres Complètes T.1, p. 7
11
question « Qui suis-je ? ». Cependant, si ces textes répondent à la même interrogation, les
différentes réponses n’ont pas les mêmes destinataires. Les Dialogues ont une vocation affichée :
montrer qui il est vraiment pour lutter contre le « complot » qu’il croit ourdi contre lui, et qui
viserait à dégrader sa réputation en le désignant comme un être criminel, cynique et menteur. Il
choisit pour cela la forme d’un dialogue entre lui-même (« Rousseau », dont le public qui le
conspue a jadis aimé les livres), le personnage imaginaire de « Jean-Jacques » qui est en fait
l’image démoniaque que son public a de lui et qu’il ne mérite pas et « le Français » qui représente le
peuple manipulé par ceux qu’il voit comme ses persécuteurs. Dans cette approche surprenante de la
question de l’identité, il oppose le soi et l’image de soi : pour les autres, je ne suis pas ce que je suis
vraiment. Son objectif est de réconcilier son personnage public, qu’il pense construit dans le but de
lui nuire par les « Messieurs » qui le persécutent, avec l’homme qu’il est véritablement. C’est pour
rétablir la vérité sur son compte qu’il s’est livré à ce « pénible travail » 13 , et c’est donc uniquement
pour les autres qu’il écrit.
À l’inverse, il affirme, en écrivant les Rêveries, que « le désir d’être mieux connu des
hommes s’est éteint dans [son] cœurœuvre » 14 :
« Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien : car il
n’écrivait ses Essais que pour les autres, et je n’écris mes rêveries que pour moi. » 15

... Écrit-on jamais pour soi seul ? Il est si difficile de répondre à cette question pour soi-
même que l’on ne saurait s’avancer à le faire pour autrui. Mais quoi qu’il en soit des motivations
profondes qui ont présidé à l’écriture des Rêveries et de leurs destinataires avoués ou non et
conscients ou non, elles peuvent être lues comme une ultime tentative de connaissance du moi
intime, en explorant cette fois l’univers de la sensation. Mais Rousseau semble constater, lucide,
l’impossibilité de la connaissance exacte de soi. La « contemplation pure et désintéressée », avec

13 Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, « Sujet et forme de cet écrit », Œuvres Complètes T.1, La Pléiade, 1959,
p. 665
14 Les Rêveries du promeneur solitaire, « Première promenade », Œuvres Complètes T.1, La Pléiade, 1959, p. 1001 : «
J’écrivais mes premières Confessions et mes Dialogues dans un souci continuel sur les moyens de les dérober aux
mains rapaces de mes persécuteurs pour les transmettre s’il était possible à d’autres générations. La même inquiétude ne
me tourmente plus pour cet écrit, je sais qu’elle serait inutile, et le désir d’être mieux connu des hommes s’étant éteint
dans mon cœur n’y laisse qu’une indifférence profonde sur le sort et de mes vrais écrits et des monuments de mon
innocence qui déjà peut-être ont été tous pour jamais anéantis. Qu’on épie ce que je fais, qu’on s’inquiète de ces
feuilles, qu’on s’en empare, qu’on les supprime, qu’on les falsifie, tout cela m’est égal désormais. Je ne les cache ni ne
les montre... »
15 Ibid., p. 1001
12
pour objectif plus modeste la conscience d’être au monde 16 , apparaît à la fois comme une réponse
alternative et comme une consolation. Ce sentiment est décrit avec une saisissante intensité dans la
Cinquième promenade :
« Quand le soir approchait , je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir au bord
du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes
sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la
nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit
continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux suppléaient aux
mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir
mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte
réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image : mais
bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me
berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m'attacher au point
qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne pouvais m'arracher de là sans effort. » 17

La question « Qui suis-je ? » n’est pas seulement envisagée par Rousseau dans ce sens
premier du moi. Elle est aussi entendue dans une acception beaucoup plus large, plus générale, et
prend finalement la forme d’un « Qu’est-ce que l’homme ? ». Il s’agit toujours de se connaître soi-
même, mais en tant que déterminé par sa condition humaine et non plus dans sa subjectivité et sa
singularité d’individu. Rousseau quitte alors la perspective psychologique de son œuvre
autobiographique pour se placer sur le terrain de la philosophie : Le Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes constitue l’exemple le plus évident de cette
généralisation du « Qui suis-je ? », mais on verra qu’on retrouve cette question dans le Contrat
social ou dans l’Émile...

Derrière son apparente désorganisation, la pensée de Rousseau serait donc sous-tendue par
les deux thèmes directeurs que l’on vient d’identifier : d’une part, l’idée que « tout tient à la
politique » 18 , d’autre part l’obsession de la connaissance de soi. Ces deux lignes de force sont en
apparence distinctes l’une de l’autre ; en fait, on s’aperçoit qu’elles se rejoignent et, en définitive,
n’en forment qu’une.
En effet, Rousseau, plus sans doute que n’importe quel autre philosophe, semble avoir fait
sienne l’idée de départ que toute pensée politique repose sur une vision de l’homme. La

16 Dans la Septième promenade, Rousseau insiste sur cette conscience d’appartenir à un tout, et sur les « délices » de
l’harmonie avec son environnement : « Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre pour ainsi dire
dans le système des êtres, à m'identifier avec la nature entière. » (Les Rêveries du promeneur solitaire, « Septième
promenade », Œuvres Complètes T.1, p. 1065)
17 Les Rêveries du promeneur solitaire, « Cinquième promenade », Œuvres Complètes T.1, p. 1045
18 Voir note 6 p. 9
13
connaissance de soi en tant qu’homme a pour vocation de servir la réflexion sur la question du
meilleur régime ; réciproquement, la politique elle-même ne doit avoir d’autre ambition que de
proposer aux hommes un modèle de vie qui convienne à ce qu’ils sont authentiquement. C’est sur
cette idée unique, qui est le produit de la relation entre les deux questionnements majeurs de
Rousseau, que nous fonderons pour essayer de comprendre l’œuvre de Rousseau dans sa totalité. La
clé de cette imbrication entre connaissance « anthropologique » (le terme n’apparaîtra que bien plus
tard) et réflexion sur le politique semble résider dans un seul ouvrage : le Discours sur l’origine et
les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

3 / Le second Discours, clé de la compréhension de l’œuvre de Rousseau

La philosophie politique retient généralement le Contrat social comme l’œuvre majeure de


Rousseau, celle où il a magistralement condensé toutes ses idées qui intéressent la discipline. Cette
préférence, est à bien des égards, justifiée : la rigueur et la concision avec laquelle il expose ses
principes dans ce livre est exemplaire, et c’est effectivement l’ouvrage le plus approprié pour
étudier les thèmes « classiques » de sa pensée politique que sont les concepts de contrat social, de
volonté générale ou de souveraineté populaire. Ce serait cependant une erreur que de se consacrer
exclusivement à l’étude de cet ouvrage : Rousseau lui-même, s’étonnant du retentissement de celui-
ci, signalait dans ses Confessions que « tout ce qu’il y a de hardi dans le Contrat social était
auparavant dans le Discours sur l’inégalité » 19 . Comment expliquer que ce conseil de lecture donné
par Rousseau n’ait pas été plus suivi ? Le fait que ce second Discours n’ait pas été lu comme un
texte « sérieux » de philosophie politique, comme l’a été plus tard le Contrat social, par la majorité
de ses contemporains (à l’exception notable de Voltaire, qui se dresse contre les thèses du Discours
et le prend à partie dans l’Essai sur les mœurs) doit beaucoup aux circonstances ; c’est pourquoi il
nous semble opportun, avant de commencer l’analyse de cet ouvrage, de profiter de cette
introduction pour exposer le contexte de l’écriture et de la publication du Discours sur l’origine et
les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Une première remarque que l’on pourrait faire pour situer le Discours sur l’inégalité serait
d’ordre chronologique : il a été publié en 1755, alors que Rousseau était âgé de quarante-trois ans.
Sa « carrière » d’homme de lettres ayant tardé à démarrer, cette œuvre est l’une de ses premières, en
tout cas la première qu’il considère comme importante : le Discours sur les sciences et les arts,

19 Les Confessions, Livre IX, Œuvres Complètes T.1, p. 407


14
publié cinq ans plus tôt, l’avait sorti de l’anonymat, mais ce n’est qu’avec le second Discours qu’il
a « l’occasion de développer tout à fait [ses principes] dans un ouvrage de plus grande
importance»20. Ce texte a, pour cette raison, pu être considérée comme une « œuvre de jeunesse »,
avec ce que cette expression a de péjoratif et de condescendant, par certains de ses commentateurs.
Rousseau a pourtant lutté toute sa vie pour que son Discours soit reconnu comme un de ses
meilleurs textes, y faisant fréquemment référence et s’efforçant de mettre en lumière les principes
fondateurs qui s’y trouvaient.
Un deuxième fait important est que ce texte a été écrit pour participer à un concours, celui
organisé par l’Académie de Dijon, que Rousseau avait déjà remporté en 1750 avec son Discours sur
les sciences et les arts. C’est donc sur un sujet imposé par elle que Rousseau a disserté — en
prenant, toutefois, quelques largesses et en débordant souvent le cadre de la question posée. Mais
s’il a ressenti le besoin de s’élever au-dessus des perspectives qu’elle délimitait, il reconnaît qu’elle
présentait en elle-même un extrême intérêt : il affirme avoir été « frappé de cette grande question »
et « surpris que cette Académie eût osé la proposer » 21.
Le sujet de l’Académie (« Quelle est la source de l'inégalité parmi les hommes et si elle est
autorisée par la loi naturelle ? ») avait été publié dans le numéro de novembre 1753 de la revue Le
Mercure de France, que Rousseau raconte avoir feuilleté en cheminant pour aller rendre visite à
Diderot emprisonné. Il l’a envoyé à l’Académie de Dijon en mars 1754 : Le Discours sur l’origine
et les fondements de l’inégalité a donc été préparé en moins de 5 mois 22 ! On connaît la capacité de
travail énorme de Rousseau (il sera encore plus productif dans les années qui suivront en rédigeant
La Nouvelle Héloïse, la Lettre à d'Alembert, le Contrat social et l'Émile en l'espace d'une demi-

20 Les Confessions, Livre VIII, Œuvres Complètes T.1, p. 388

21 Les Confessions, Livre VIII, Œuvres Complètes T.1, p. 388 : « Ce fut, je pense, en cette année 1753 que parut le
programme de l'académie de Dijon sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes. Frappé de cette grande question, je fus
surpris que cette Académie eût osé la proposer ; mais puisqu'elle avait eu ce courage, je pouvais bien avoir celui de la
traiter, et je l'entrepris ». Derrière l’éloge du « courage » des membres de l’Académie, on sent le mépris de Rousseau
pour ce qui n’est qu’un cercle de mondains souvent peu cultivés et qui feignent leur intérêt pour la philosophie, et pour
qui l’organisation de ce concours n’est qu’un moyen d’acquérir du prestige ; cette « grande question » qu’ils ont posée
sans doute sans en avoir pleine conscience les dépassait certainement, et, probablement effrayés par la subvesrsion de
Rousseau et d’autres, ils choisiront d’ailleurs de couronner deux discours en conformité avec l’étroitesse de leurs vues :
celui de l’abbé Talbert, qui légitime l’inégalité sociale par des arguments théologiques déjà développés par Bossuet
(l’inégalité est le « juste châtiment de l’homme coupable ») et celui d’un dénommé Etasse qui, lui non plus, ne
s’éloignait guère de la doctrine dominante de l’époque en affirmant que « l’inégalité parmi les hommes est l’ouvrage de
la providence du ciel »... (cités par TISSERAND Roger, Les concurrents de Jean-Jacques Rousseau à l'Académie de
Dijon, Paris, Boivin, 1936)
22 7 mois pour le Discours entier, comprenant la Dédicace, la Préface et les notes.
15
décennie), mais on ne peut qu'être surpris par le volume énorme de la documentation mobilisée 23
en si peu de temps, même si on sait que Rousseau avait déjà entrepris de travailler sur les
philosophes (Aristote, Grotius, Hobbes, Pufendorf, Locke, Condillac...), les naturalistes (Pline,
Linné, Buffon...) et les récits de voyageurs 24 dans le cadre de la préparation de son grand projet
d'Institutions politiques. Si Rousseau a déployé tant d’énergie pour ce travail, ce n’est pas dans
l’espoir obtenir le premier prix : il ne convoite guère cet honneur. Il travaille à son texte tout en
sachant qu'il ne gagnera pas le concours car « ce n'est pas pour les pièces de cette étoffe que sont
fondés les prix des Académies » 25. Il sait que le texte qu’il présente au jury est beaucoup trop long :
il excède largement la durée maximale de lecture, fixée par le règlement à trois quarts d'heure 26. Le
manuscrit de Rousseau est, à lui seul, aussi volumineux que tous ceux des dix autres concurrents
réunis 27 ... S’il s’affranchit des contraintes fixées par le règlement, c’est parce que son objectif n’est
pas de séduire les membres de l’Académie : son ambition est de s'adresser à un public plus large, au
« genre humain » tout entier :
« Mon sujet intéressant l'homme en général, je tâcherai de prendre un langage qui convienne à
toutes les nations, ou plutôt, oubliant les temps et les lieux, pour ne songer qu'aux hommes à qui je
parle, je me supposerai dans le Lycée d'Athènes, répétant les Leçons de mes maîtres, ayant les
Platons et les Xénocrates pour juges, et le genre humain pour auditeur. Ô homme, de quelque
contrée que tu sois, quelles que soient tes opinions, écoute: voici ton histoire telle que j'ai cru la
lire, non dans les livres de tes semblables qui sont menteurs, mais dans la Nature qui ne ment
jamais. » 28

23 Jean Morel a bien montré l'ampleur du corpus mobilisé dans ses « Recherches sur les sources du Discours sur
l'inégalité », publiées dans le tome V des Annales Jean-Jacques Rousseau, Genève, A. Jullien, 1909.
24 Rousseau a lu un grand nombre de ces descriptions de contrées lointaines, rapportées par des missionnaires ou des
explorateurs, dont le XVIIIe siècle était friand. Sur cette question, voir l’article de Huguette KRIEF, « Rousseau et la
"science" des voyageurs », in Rousseau et les sciences, Bernadette BENSAUDE-VINCENT et Bruno BERNARDI (dir.),
Paris, L'Harmattan, 2003
25 Les Confessions, L. VIII, Œuvres Complètes T.1, p. 388-389. Son intuition s'est avérée juste; en effet, l'examen de
son discours, le 21 juin 1754, sera interrompu pour longueur excessive et « mauvaise tradition » dans la forme, et le
discours sera mis hors concours.
26voir Correspondance complète de Jean Jaques Rousseau, édition établie par Ralph A. LEIGH, Oxford, 1965-1998,
vol. II, A. 98
27Les textes des candidats ont été publiés par Barbara DE NEGRONI dans le recueil Discours sur l'origine de l'inégalité,
Paris, Fayard, 2000. Voir aussi pour plus d'informations sur ces textes TISSERAND Roger, Les concurrents de Jean-
Jacques Rousseau à l'Académie de Dijon, Paris, Boivin, 1936
28 Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Exorde, p. 66
16
L’Exorde donne le ton de la suite du Discours : on retrouvera dans bien d’autres passages
cette défiance à l'égard des philosophes contemporains et la glorification symétrique des grands
Anciens 29.
Les choix de Rousseau, quant au fond comme à la forme, ne se plient donc aucunement à un
quelconque impératif de séduction, qui imposerait au lecteur de lire ce second Discours avec
méfiance. Un élément de fait supplémentaire atteste du détachement de Rousseau vis-à-vis des
contraintes d’un concours dont il n’espérait rien : il avait, avant même le résultat, préparé la
publication de son texte en négociant un contrat d'édition avec le libraire Pissot 30.

On voit donc que les arguments généralement invoqués pour faire du Discours un texte de
second plan, ou en tout cas un texte qui ne peut être d’aucune aide dans l’éclaircissement de ce que
Ernst Cassirer appelle le « problème Jean-Jacques Rousseau », ne résistent pas à l’examen.
Pourtant, il faudra attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que Leo Strauss 31 et Victor
Goldschmidt 32 , notamment, contribuent par leurs travaux à la reconnaissance de la profondeur
philosophique du second Discours.
La revalorisation de la place du Discours sur l’inégalité au sein de l’ensemble de l’œuvre de
Rousseau ouvre de nouvelles voies pour la compréhension globale de celle-ci. En effet, ce texte
extrêmement dense apparaît comme celui qui donne l’impulsion initiale au raisonnement de
Rousseau, qui imprègne ce « mouvement de la pensée qui constamment se relance » 33 , cette
oscillation continue entre la recherche des fondements théoriques et celle de l’application pratique.
Le Discours sur les sciences et les arts était certes original et incisif, mais le raisonnement semblait
moins solidement établi ; ce premier discours sera d’ailleurs en partie renié par Rousseau. Dans le
second Discours, en revanche, on lit déjà le grand philosophe : la hauteur de vue, l’ampleur des
connaissances mobilisées, l’implacable déroulement de l’argumentation, toutes les caractéristiques
de ce qui sera son « système » sont présentes.

29 Rousseau commet pourtant, évoquant cette période qui le fascine, une erreur historique : le Lycée a été fondé par
Aristote pour marquer son émancipation à l’égard du maître, Platon et son autre disciple Xénocrate enseignaient à
l'Académie...
30 Il quittera Pissot après un désaccord pour l'imprimeur-éditeur Marc-Michel Rey, installé à Amsterdam, auquel il
confiera le soin d'éditer tout le reste de son œuvre.
31 STRAUSS Leo, Natural Right and History [1953], (Droit naturel et histoire, trad. Monique Nathan et Éric de
Dampierre, Paris, Flammarion, 1997) : Le Discours sur l’inégalité « est l’ouvrage le plus philosophique de Rousseau ;
il contient ses réflexions fondamentales ».
32 GOLDSCHMIDT Victor, Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau, Op. cit.
33 CASSIRER Ernst, Le problème Jean-Jacques Rousseau, p. 8
17
Un concept, en particulier, est développé dans le détail : celui d’homme naturel, vocable
indifféremment substitué dans les textes de Rousseau par les termes « homme de la nature », «
homme Sauvage », « Sauvage » ou encore « homme à l’état de nature » 34 . L’usage de cette notion
constitue une illustration particulièrement frappante de la relation entre les deux lignes souterraines
de la pensée de Rousseau que sont la connaissance de l’homme et la question de l’organisation
politique. Ce concept d'homme naturel rejaillit fréquemment, de façon plus ou moins explicitée,
dans son œuvre ; elle n’est qu’un élément d’unité parmi d’autres, mais nous apparaît être une des
clés de la compréhension de la pensée de Rousseau comme « système », c’est-à-dire comme un tout
complet et cohérent. C’est dans la perspective d’une telle lecture que nous l’étudierons.

Nous commencerons ici par suivre le cheminement intellectuel qui pousse Rousseau à partir
à la découverte de l'homme naturel, du constat socratique que la connaissance de soi, élargie à celle
de l’homme, est la question primordiale de toute philosophie (et a fortiori de tout droit et de toute
société) à la nécessité de « creuser jusqu'à la racine », c'est à dire de distinguer dans l’homme son
essence initiale et ce qu’il est devenu. La forme qu'il donne à cette démarche est toute aussi
intéressante que son fondement ; on verra que la méthode « méditative » qu’il choisit constitue une
rupture épistémologique avec tous les théoriciens du droit naturel qui l'ont précédé, bien que cette
radicalité de la méthode doive être nuancée : quoiqu’il en dise, Rousseau ne se démarque pas
totalement du positivisme scientifique des Lumières... Le portrait de cet homme naturel que
Rousseau dresse dans le Discours sur l’inégalité est, à bien des égards, révolutionnaire : il bouscule
toute la tradition de la philosophie politique depuis Aristote, attaquant avec une ardeur particulière
les philosophes jusnaturalistes du XVIIe et du XVIIIe siècle. Les justifications traditionnelles de
l’inégalité, mais aussi de l’autorité, de la propriété, du travail sont balayées, et la manière
d’envisager l’Histoire elle-même se trouve redéfinie.
Nous nous efforcerons de montrer ensuite la puissance du rayonnement de ces thèses
anthropologiques dans toute son œuvre : dans un premier temps utilisées comme outils pour
critiquer l’ordre social existant et « diagnostiquer » les maux dont il souffre, elles deviennent
ensuite source d’inspiration pour inventer un nouveau projet de société. Cette connaissance de
l’homme naturel est alors la boussole unique qui oriente ses trois projets majeurs : un premier,

34 Étudier sa vision de « l’homme à l’état de nature » ne revient-il pas à étudier, de façon plus classique, sa description
de l’ « état de nature » ? Ces deux notions, il est vrai, sont proches l’une de l’autre, souvent jusqu’à se confondre. Cette
distinction nous apparaît cependant utile ; nous souhaiterions mettre l’accent ici sur la théorie de Rousseau des facultés
naturelles de l’homme et non sur la description des relations entre les hommes entre eux dans l’état de nature — même
si la première question nous amènera inévitablement à traiter de la seconde. Voir aussi Conclusion p. 135.
18
d’ordre pédagogique, exposé principalement dans l’Émile ; un second, ayant pour ambition une
réforme de la morale et de la religion, dont le contenu est dévoilé dans le Discours sur l’inégalité,
dans la Profession de foi du vicaire savoyard, et dans certains chapitres du Contrat social ; un
dernier, enfin, de nature politique et juridique, dont le Contrat social se fait le principal — mais pas
le seul — réceptacle. Fondement théorique de ces piliers de la pensée de Rousseau, l’homme
naturel en est aussi l’horizon, vers lequel il faut tendre... mais qui semble devoir rester toujours
inatteignable.

19
PREMIÈRE PARTIE : JEAN-JACQUES
ROUSSEAU À LA RENCONTRE DE
L’HOMME NATUREL

20
« Rencontrer l’homme naturel » : l’idée semble naïve, légèrement ésotérique, voire penchant
vers la quête d’une spiritualité simpliste qui prête à sourire. Mais méfions-nous de cette caricature :
cet aspect de la pensée de Rousseau mérite d’être considérée avec sérieux. Ce n’est d’ailleurs pas
une idée en elle-même insolite : bien d’autres, avant Rousseau, ont eu l’intuition du caractère
indispensable de la connaissance de la nature humaine, la reconnaissant comme le préliminaire à
toute philosophie politique. Mais aucune de leurs recherches ne trouve grâce à ses yeux ; inventant
sa propre méthode, il entreprend alors une sorte de voyage intérieur. Ce qu’il découvre au terme de
celui-ci ébranle toutes les idées reçues de son temps sur l’image de l’homme des origines :
l’humanité première que Rousseau voit se dessiner devant ses yeux n’a rien d’invivable.

21
1. I - Connaître l’homme naturel

Pourquoi Rousseau éprouve-t-il si impérieusement la nécessité de connaître cet « homme


Sauvage » ? La réponse tient à la fois à son insatisfaction face aux résultats des travaux
antérieurement entrepris sur ce sujet qu’à ce qu’on pourrait appeler son intuition anthropologique,
qui lui commande de fonder sa réflexion sur ce « noyau dur » qu’est l’essence profonde de
l’homme. La deuxième question qui se pose lorsqu’on souhaite étudier sa démarche est la suivante :
comment entend-il procéder pour ne pas commettre la même erreur que ceux qu’il récuse ?

1. I. A - Le caractère essentiel de la connaissance de la nature


humaine

1. I. A. 1 - La priorité de la connaissance de l'homme

Il est, pour Rousseau, un domaine de la connaissance qui doit avoir la priorité sur tous les
autres, justement parce que c’est lui qui doit déterminer les priorités : ce domaine, c’est celui de la
connaissance de l’homme. Cette connaissance est véritablement première : elle fonde et donne du
sens à toutes les autres. Elle est « la plus utile », mais est paradoxalement négligée :
« La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle de
l'homme. » 35

Plutôt que de tenter vainement d’expliquer des mystères qui le dépassent, s’enlisant par là
dans la « tourbe philosophesque » 36, Rousseau incite ses contemporains à se concentrer sur ce qu’il

35 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 51
36Rousseau utilise ce néologisme dans la Note X du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, p. 179.
22
appelle la « véritable philosophie » 37 , qui est une philosophie modeste, aux ambitions plus réalistes
et aux applications plus aisément concevables : une philosophie à portée d’homme, en somme.
Fustigeant la prétention des « Philosophes » en général, il revalorise les interrogations
fondamentales, dont il donne pour plus parfait exemple le « Connais-toi toi-même » de Socrate :
« [...] j'ose dire que la seule inscription du Temple de Delphes contenait un Précepte plus important
et plus difficile que tous les gros Livres des Moralistes. » 38

C’est donc à la résolution de cette « difficile » énigme de la connaissance de soi que s’attelle
Rousseau dès la Préface du Discours sur l’inégalité, en lui donnant une portée anthropologique (la
connaissance de soi en tant qu’homme 39 ). Cette position de départ, qui relie d’emblée le problème
de l’origine de l’inégalité posé par l’Académie à celui de la nature humaine, conditionnera tous les
développements qui suivront en élargissant considérablement le sujet.
Pour Rousseau, s’interroger sur le droit ou la société, comme l’Académie propose de le faire
sur le thème de l’inégalité, requiert préalablement cette connaissance anthropologique :
« Tant que nous ne connaîtrons point l'homme naturel, c'est en vain que nous voudrons déterminer
la loi qu'il a reçue ou celle qui convient le mieux à sa constitution. » 40

La formulation de cette phrase est intéressante. La question de l'origine divine ou terrestre


de la loi naturelle est ici suggérée par Rousseau, mais il ne s'attarde pas à sa résolution ; elle

37Le terme « philosophie » est parfois connoté négativement chez Rousseau (Voir Annales de la société Jean-Jacques
Rousseau, t. 43, Genève, Droz, 2001, article « Rousseau et la philosophie », p. 129-179). C’est pourquoi Rousseau juge
nécessaire de lui ajouter ici l’adjectif « véritable » (Voir AUDI Paul, De la véritable philosophie, Rousseau au
commencement, Paris, Le Nouveau Commerce, 1994).
38 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 51. La critique des livres est une
constante chez Rousseau : il discute de l'opportunité de brûler les bibliothèques dans le Discours sur les sciences et les
arts (Œuvres Complètes, T. III, p. 28 : « Dieu tout puissant, toi qui tiens dans tes mains les Esprits, délivre-nous des
Lumières et des funestes arts de nos Pères, et rends-nous l’ignorance, l’innocence et la pauvreté, les seuls biens qui
puissent faire notre bonheur et qui soient précieux devant toi » et p. 55-56 : « Quoi! faut-il donc supprimer toutes les
choses dont on abuse? Oui sans doute, répondrai-je sans balancer : toutes celles qui sont inutiles ; toutes celles dont
l’abus fait plus de mal que leur usage ne fait de bien. Arrêtons nous un instant sur cette dernière conséquence, et
gardons-nous d’en conclure qu’il faille aujourd’hui brûler les Bibliothèques et détruire les Universités et les Académies.
Nous ne ferions que replonger l’Europe dans la Barbarie, et les mœurs n’y gagneraient rien. »). Dans la Lettre à
Christophe de Beaumont, il exprime également cette position (Œuvres Complètes, T. IV, p. 967 : « J’ai cherché la vérité
dans les Livres ; je n’y ai trouvé que le mensonge et l’erreur. J’ai consulté les Auteurs ; je n’ai trouvé que des Charlatans
qui se font un jeu de tromper les hommes... » et p. 971 : « Celui qui aime la paix ne doit point recourir à des Livres ;
c’est le moyen de ne rien finir. Les livres sont des sources de disputes intarissables ; parcourez l’histoire des Peuples :
ceux qui n’ont point de Livres ne disputent point. »). On retrouve cet méfiance à l’égard des livres dans l'Émile :
Rousseau n’en autorise qu’un seul pendant toute l’enfance (Le Robinson Crusoé de Daniel Defoe), et l’éducation qu’il
propose pourrait être qualifiée d’anti-érudite. Ce refus de l'érudition et cette méfiance à l'égard du savoir livresque
pourraient se rattacher à la tradition sceptique issue de Descartes.
39Voir Introduction, 2. Autour de la question « Qui suis-je ? ». Hegel rejoint également cette acception anthropologique
du précepte de Socrate (Précis de l'Encyclopédie des sciences philosophiques, §377, trad. G. Gibelin, Vrin, 1987, p.
215)
40 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 56
23
apparaît comme étant secondaire dans la mesure où, dans les deux cas, cette loi ne peut se trouver
qu'à travers l’approfondissement de la connaissance de l'homme. Peu importe, donc, que cette loi
soit d'origine divine ou non, puisque le moyen de la découvrir reste le même dans les deux
hypothèses 41 . Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de mettre à jour des lois virtuellement
préexistantes. La dernière partie de la phrase suggère la réversibilité du raisonnement : l’objectif des
lois et des institutions doit être de convenir le mieux à la constitution de ceux qui y sont soumis ;
leur pertinence s’évalue donc à l’aulne de leur adéquation avec la nature des hommes 42 . En
d’autres termes, la condition souhaitable des hommes doit se déduire de leur constitution.
Les recherches visant à améliorer la connaissance de l’homme sont donc les « seuls moyens
qui nous restent de lever une multitude de difficultés qui nous dérobent la connaissance des
fondements réels de la société humaine » 43 . Mais l’homme dont il s’agit ici n’est pas l’homme
actuel, observable facilement : celui-ci ne peut nous renseigner sur ce que l’homme est réellement.
« l'âme humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes, par
l'acquisition d'une multitude de connaissances et d'erreurs, par les changements arrivés à la
constitution des corps, et par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d'apparence
au point d'être presque méconnaissable; et l'on y retrouve plus, au lieu d'un être agissant toujours
par des principes certains et invariables, au lieu de cette céleste et majestueuse simplicité dont son
auteur l'avait empreinte, que le difforme contraste de la passion qui croit raisonner et de
l'entendement en délire. » 44

L’âme humaine se serait donc « altérée », au sens étymologique de « devenue autre », sous
l’effet de l’histoire. Pour connaître la nature profonde de l’homme, son essence, il faut donc
«creuser jusqu’à la racine » 45, c’est-à-dire connaître ce mystérieux homme naturel. Celui-ci n’a pas
totalement disparu dans l’homme de notre temps, mais il est enfoui, masqué, « méconnaissable ».
Pour exprimer cette idée, Rousseau reprend la métaphore de Platon de la statue du Dieu marin
Glaucus, cachée et déformée par les algues qui la recouvrent 46 . Pour qui voudrait l’observer au

41On reviendra sur cette question de la loi divine dans la Seconde partie, dans l’analyse des théories religieuses de
Rousseau, où il propose de trouver Dieu dans l’homme naturel.
42Ce point précis a fait l’objet d’une étude de Florent GUÉNARD, Rousseau et le travail de la convenance, Paris,
Champion, 2004
43 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 54
44 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 52
45Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 103 : « Si je me suis étendu si longtemps
sur la supposition de cette condition primitive, c'est qu'ayant d'anciennes erreurs et des préjugés invétérés à détruire, j'ai
cru devoir creuser jusqu'à la racine, et montrer dans le tableau du véritable état de Nature combien l'inégalité, même
naturelle, est loin d'avoir dans cet état autant de réalité et d'influence que le prétendent nos Écrivains. »
46 PLATON, La République, X, 611 c-d. Platon lui-même emprunte cette image à Pausanias (IX, 22, 7). Dans la
mythologie grecque, Glaucos est le fils de Poséidon. Il est immortel, mais son existence passée au fond des mers a
transformé son apparence de jeune et beau pêcheur en celle d'un monstre.
24
travers de l’homme altéré par la société — « l’homme civil », l’homme naturel est « semblable à la
statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée qu'elle ressemblait
moins à un Dieu qu'à une Bête féroce » 47. Platon utilisait cette métaphore pour montrer que l’âme
corrompue par le corps n’avait plus rien à voir avec l’âme « pure ». Rousseau utilise cette image à
des fins différentes : il souhaite illustrer sa thèse d’une altération de l'homme naturel dans l’homme
civil. Cette altération prend la forme négative d’une défiguration : d'un « Dieu », il est devenu une
«Bête féroce ».
C’est donc, pour disposer des éléments propres à déterminer le modèle social et la loi qui
leur convient, non sur les besoins et les comportements de l’homme civil qu’il faut se fonder, mais
sur ceux de l’homme naturel. Rousseau n’est pas le premier à considérer que c’est à la « nature »
qu’il faut se référer lorsqu’on cherche à savoir ce qui est nécessaire. Le courant jusnaturaliste qui
lui est contemporain et qui domine alors la réflexion politique repose précisément sur ce
présupposé. Rousseau reconnaît lui-même que cet aspect de sa démarche n’a rien d’innovant :
« Les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous senti la nécessité de
remonter jusqu'à l'état de nature. » 48

Mais l’étude spécifique de la constitution de l’homme naturel qu’il envisage est plus et autre
chose que celle de l’état de nature. Les premiers penseurs du droit naturel (Grotius, Pufendorf,
Barbeyrac...) ont certes été amenés à décrire l’homme à l’état de nature, mais ils faisaient découler
cette description de leur objet d’étude principal qui était la nature des relations qu’ils entretenaient
entre eux, alors que la logique, selon Rousseau, commande de raisonner en sens inverse. Citant les
Principes du droit naturel 49 de Jean-Jacques Burlamaqui, alors professeur de droit et homme
politique très populaire à Genève, il montre le paradoxe dont souffrent les théories qui se
revendiquent du « droit naturel » et qui font pourtant l’impasse sur cette connaissance de la nature
de l’homme :
« Ces recherches si difficiles à faire, et auxquelles on a si peu songé jusqu'ici, sont pourtant les
seuls moyens qui nous restent de lever une multitude de difficultés qui nous dérobent la
connaissance des fondements réels de la société humaine. C'est cette ignorance de la nature de
l'homme qui jette tant d'incertitude et d'obscurité sur la véritable définition du droit naturel: car
l'idée du droit, dit M. Burlamaqui, et plus encore celle du droit naturel, sont manifestement des

47 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 51-52
48 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 64
49 Cet ouvrage publié en 1747 et les Principes du droit politique (1751) connaissent immédiatement un grand succès à
Genève et en France et sont reconnus comme « le couronnement du jusnaturalisme » (BERNARDI Bruno, Le principe
d'obligation, Paris, EHESS / Vrin, 2007, chap. 5: « Consécration du droit naturel: Burlamaqui et l'Encyclopédie »).
Rousseau doit à Burlamaqui son intérêt pour les doctrines du droit naturel et l’idée que le droit naturel doit être déduit
de la nature de l’homme. Il le critiquera cependant pour avoir commis la même erreur que les autres jusnaturalistes dans
la description de l’homme naturel (voir 1. I. B. 1).
25
idées relatives à la Nature de l'homme. C'est donc de cette Nature même de l'homme, continue-t-il,
de sa constitution et de son État qu'il faut déduire les principes de cette science. » 50

Pour raisonner sur la sphère des choses humaines (qui englobe la société, le droit, la
philosophie, les arts...), il faut donc connaître l’essence de l’homme, et la seule voie pour y parvenir
est de le considérer non sous sa forme actuelle mais sous la forme pure qu’il avait à l’origine. Cette
science, pour Rousseau, reste entièrement à penser : il juge que tous ceux qui se sont confrontés
avant lui à ce mystère de l’homme ne nous ont pas permis de progresser dans ce domaine.

1. I. A. 2 - La critique des tentatives antérieures

La connaissance de l’homme, si précieuse aux yeux de Rousseau, reste selon lui


terriblement lacunaire. Comment expliquer le paradoxe qui fait que cette question si cruciale pour
les hommes ait si peu retenu leur intérêt, relativement à d’autres pourtant futiles ? Rousseau
entrevoit une explication dans l’Histoire Naturelle de Buffon, qui est un de ses ouvrages de
référence 51 :
« Quelque intérêt que nous ayons à nous connaître nous-mêmes, je ne sais si nous ne connaissons
pas mieux tout ce qui n'est pas nous. Pourvus par la Nature d'organes uniquement destinés à notre
conservation, nous ne les employons qu'à recevoir les impressions étrangères, nous ne cherchons
qu'a nous répandre au dehors, et à exister hors de nous ; trop occupés à multiplier les fonctions de
nos sens et à augmenter l'étendue extérieure de notre être, rarement faisons-nous usage de ce sens
intérieur qui nous réduit à nos vraies dimensions, et qui sépare de nous tout ce qui n'en est pas. » 52

Ce serait donc parce que nos facultés de raisonnement sont accaparées par les domaines
indispensables à notre survie que nous nous sommes intéressés prioritairement au monde, à « tout
ce qui n’est pas nous ». La réflexion sur notre propre existence n’étant pas un besoin vital, elle

50 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 64. Cette idée de Nature reste ambiguë
chez Rousseau. Il affirme qu’elle est l’objectif de son travail de recherche (par exemple lorsqu’il explique, dans
l’Exorde du Discours sur l’inégalité, que ses hypothèses ont pour but d’ « éclairer la nature des choses »). Mais elle est
aussi ce sur quoi il appuie son raisonnement pour avancer (à la fin de la Première partie du Discours, il affirme que ses
conclusions sont « les plus probables que l’on puisse tirer de la nature des choses »). Appliquée à l’homme, cette notion
de Nature demeure équivoque : on verra plus loin que l’homme naturel est à la fois un « modèle » dont il faut s’inspirer
et la « matière première » à notre disposition (Conclusion, p. 135).
51Rousseau pense sans doute à Buffon lorsqu’il évoque dans la Préface « les Aristotes et les Plines de notre siècle ».
C’est en effet, comme eux, un « naturaliste » au sens antique du terme, à la fois philosophe, physicien et biologiste.
52BUFFON, L’Histoire Naturelle, t. IV, chapitre « De la nature de l’homme ». Rousseau cite ce passage dans la Note II
du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 151
26
aurait été reléguée au rang de préoccupation de second ordre, et cette logique aurait perduré dans le
temps même quand la survie de l’homme n’exigeait plus qu’il mobilise pour elle toute son
intelligence.
Il s’est malgré cela trouvé, dans l’histoire, quelques esprits qui, se libérant de cette
aliénation intellectuelle du matériel, se sont consacrés à cette étude de l’homme inutile pour sa
survie autant que capitale pour toute philosophie. Rousseau devrait s’en réjouir, mais il déplore le
« peu d'accord qui règne sur cette importante matière entre les divers Auteurs qui en ont traité » 53 .
Celui qui est pourtant bon connaisseur de l’œuvre d’Aristote et de celle des stoïciens discrédite
d’emblée les Anciens : ils « semblent avoir pris à tâche de se contredire entre eux sur les principes
les plus fondamentaux » 54 . Cette contradiction est, pour Rousseau, une raison suffisante pour
décréter l’absence d’intérêt de ces travaux : il ne faut espérer, dans l’ambitieuse entreprise qui vise à
connaître l’homme, aucun secours de la Grèce antique.
Les réflexions des « jurisconsultes romains » (on sait que, dans sa jeunesse, Rousseau s’est
passionné pour les écrits d’Ulpien, de Paul, de Papinien, de Justinien...) ne permettent pas plus,
selon lui, d’améliorer la connaissance de l’homme naturel. S’ils proposent bien d’examiner ce que
peut être la « loi naturelle », ils ne la considèrent pas comme la loi que l’homme aurait reçue de la
nature (qui serait donc celle qui convient à sa constitution), mais plutôt comme l'ensemble des
principes de causalité mécanique à l'œuvre dans la nature, les « Lois » au sens physique du terme55 ,
qui permettent l’explication logique des phénomènes naturels :
« Les Jurisconsultes Romains assujettissent indifféremment l'homme et tous les autres animaux à
la même Loi naturelle, parce qu'ils considèrent plutôt sous ce nom la Loi que la Nature s'impose à
elle-même plutôt que celle qu'elle prescrit ; ou plutôt, à cause de l'acception particulière selon
laquelle ces Jurisconsultes entendent ce mot de Loi qu'ils semblent n'avoir pris en cette occasion
que pour l'expression des rapports généraux établis par la nature entre tous les êtres animés, pour
leur commune conservation. » 56

53 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 54
54 Ibid, Préface, p. 54
55 Sur ce point, Rousseau rejoint l'interprétation de François Barbeyrac qui, dans sa traduction annotée du Droit de la
nature et des gens de Pufendorf, assimile le « droit naturel » des jurisconsultes romains à ce que les modernes appellent
la physique: « [Ils] appellent souvent loi de la nature ce qui se fait en conséquence de l'ordre des causes physiques:
comme les philosophes modernes disent que telle ou telle cause se fait selon les lois du mouvement, qu'ils
détaillent.» (Droit de la nature et des gens [1671], trad. 1706, I, II, II, §3, note 7).
Cette acception du mot « Loi » rappelle aussi celle proposée par Montesquieu dans le célèbre incipit de L'Esprit des lois
(1748) : « Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des
choses; et, dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois... »
56 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 54
27
Cette conception du « droit naturel » comme identification des règles immuables qui
régissent tous les « êtres animés » est effectivement celle de Justinien, qui définit ainsi ce qu’il
considère comme une des sources du droit positif 57 :
« Le droit naturel est celui que la nature enseigne à tous les êtres animés. Ce droit, en effet, n'est
pas le propre du genre humain, mais de tous les êtres animés, qu'ils naissent dans les airs, sur la
terre ou dans la mer. De là vient l'union du mâle et de la femelle, que nous appelons mariage ; de là
la procréation des enfants, de là l'éducation. Nous voyons bien que les autres êtres animés aussi
peuvent d'expérience être comptés comme relevant de ce droit » 58

Derrière les figures de l’Antiquité romaine qu’il critique, il vise en fait surtout les
théoriciens modernes de l’état de nature, qui reprennent cette conception physicienne de la « loi
naturelle » 59 , se contentant de décrire des mécanismes à l’œuvre dans la nature sans se poser la
question de l’existence de règles non-agissantes qu’il faudrait découvrir et appliquer. Il reproche
donc à Hobbes, à Spinoza, à Locke d’exclure de leur réflexion sur la nature cette idée de la
possibilité de l’enfouissement, du recouvrement de cette nature, exclusion qui pénalise
particulièrement la connaissance de l’homme, dont Rousseau affirme qu’il s’est altéré.
Les jusnaturalistes modernes sont donc eux aussi dans l’erreur. Et, selon Rousseau, ils sont
d’autant moins crédibles que, comme les philosophes de l’Antiquité grecque, leurs points de vue
divergent sur une question qui appellerait pourtant une réponse univoque. Ces « savants hommes »,
comme il les appelle avec ironie, formulent la loi naturelle « chacun à sa mode » 60. Leur seul point
commun est le caractère ridiculement alambiqué de leurs raisonnements, toujours fondés sur « des
principes si métaphysiques qu’il y a, même parmi nous, bien peu de gens en état de comprendre ces
principes, loin de pouvoir les trouver d’eux-mêmes » 61 . Les Modernes se trompent donc
doublement : d’une part, ils n’ont pas compris que l’enjeu de la détermination de la loi naturelle est
de prescrire ce qui convient à l’homme (et non de recenser les mécanismes en œuvre dans la nature
en vue d’une compréhension et d’une connaissance empirique du monde), justement parce qu’elle
doit être une loi ; d’autre part, la loi naturelle ne peut être le produit d’un raisonnement intellectuel
aussi complexe que le leur, justement parce qu’elle est sensée être naturelle. Rousseau peut

57Justinien fait découler le droit privé de trois sources : le droit civil (propre à chaque cité), le droit des gens (commun à
tous les peuples policés) et le droit naturel (commun aux êtres humains et aux animaux)
58 JUSTINIEN, Institutes, 1. I.
59Voir STRAUSS Leo, Droit naturel et histoire [1953], trad. fr. Paris, Flammarion, p. 158 s. ; Concernant la conception
physicienne de la loi naturelle dans la pensée de Hobbes, voir TERREL Jean, Hobbes, matérialisme et politique, Paris,
Vrin, 1994, chap. 1 : « Empirisme et nominalisme. La porté ontologique de la connaissance », p. 51. s
60 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 55
61 Ibid., p. 55
28
conclure, moqueur : «Connaissant si peu la Nature et s’accordant si mal sur le sens du mot Loi, il
serait bien difficile de convenir d’une bonne définition de la Loi Naturelle. »
Cette démonstration de l’erreur des philosophes de tous les temps ouvre la voie à Rousseau ;
dans l’espace qu’il vient de libérer, il va pouvoir exposer sa propre conception du droit naturel et de
la nature humaine, qui sont pour lui, comme on l’a vu, un seul et même concept.

1. I. A. 3 - La nécessité d’une redéfinition de la « loi naturelle »

Pour présenter sa propre vision de ce qu’est l’essence de l’homme, Rousseau va reprendre le


concept de droit naturel inventé par ses prédécesseurs, mais va en modifier profondément le
contenu et la portée.
La tradition jusnaturaliste fait, selon lui, une erreur grave : en déduisant un ordre naturel
souhaitable d’une réflexion phénoménologique sur la construction historique de cet ordre, elle
confond l’origine et le fondement. Ainsi, la page de titre de l’édition originale du second Discours
est en elle-même un bouleversement de cette tradition : sous le sujet de l’Académie de Dijon
(«Quelle est la source de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi
naturelle ?»), Rousseau fait figurer sa reformulation de cette question, substituant, à la notion
unique et trop large de « source », « l’origine » et « les fondements ». Il distingue ainsi la question
de l’origine, qui amène à décrire les mécanismes de causalité à l’œuvre dans l’histoire, et qui
permet en l’occurrence d’expliquer l’émergence de l’inégalité, de celle du fondement, qui pose de
problème de la légitimité. L’usage traditionnel du concept d’état de nature consiste à analyser
seulement l’origine et à tirer de la nécessité de l’instauration du droit et des institutions humaines
leur justification : la légitimité se confond avec l’origine. Or c’est le constat que la justification
historique ne constitue pas une source de légitimité satisfaisante qui fait le véritable intérêt de la
problématique du droit naturel. Les jusnaturalistes, en déduisant ce qui doit être de ce qui est, sont
passés à côté de ce qui aurait du constituer le cœur de leur réflexion.
Rousseau ne s’arrête pas au constat de cette lacune ; non seulement la « loi naturelle », dans
la signification que lui ont donné les travaux des jusnaturalistes, ne peut constituer une source
légitime du droit positif, elle ne peut même pas, ajoute-t-il, être considérée ni comme une loi, ni
comme naturelle. D’abord, elle n’est pas une « loi », parce qu’elle est inconnaissable par tous. Or,

29
pour qu’elle ait effectivement une valeur normative, il faut que « la volonté de celui qui s’y oblige
puisse s’y soumettre avec connaissance » 62 . La loi naturelle telle que la conçoivent les traditions
romaine et hobbesienne, c’est à dire envisagée comme les mécanismes qui régissent les êtres sans
même qu’ils en aient conscience, n’est pas une loi, puisque la loi suppose la conscience de
l’obéissance à un principe. Ensuite, cette loi n’est pas non plus « naturelle », parce qu’ils la
conçoivent comme le produit d’une élaboration intellectuelle, d’une réflexion rationnelle, qui d’une
part n’est pas à la portée de tous les hommes (ce qui nous renvoie à la première objection), et
d’autre part fait que leur « loi naturelle » n’est pas issue de la nature mais de l’esprit des hommes. Il
faut que la loi naturelle « parle directement par la voix de la Nature » 63 , qu’elle soit immanente et
immédiate et que, par là, elle soit accessible à chacun.
« De cette manière, on n'est point obligé de faire de l'homme un Philosophe avant que d'en faire un
homme ; ses devoirs envers autrui ne lui sont pas uniquement dictés par les tardives leçons de la
Sagesse. » 64

Mais comment entendre cette voix ? Rousseau affirme que le seul caractère permettant à l’homme
de connaître cette loi que la nature lui prescrit, c’est à dire de se connaître, est la sensibilité.

1. I. B - L'originalité de la méthode de Jean-Jacques Rousseau

Le droit naturel est donc une matière où tous les progrès restent à faire. La tâche est même
plus ardue qu’elle ne le serait si personne n’avait jamais traité de cette question, car il faut, avant de
le refonder sur des bases saines, déconstruire les idées fausses qui ont été formulées. La refondation
du droit naturel ne pourra s’appuyer que sur la découverte de la véritable nature de l’homme. C’est
une entreprise difficile : pour ne pas tomber dans les pièges qui ont trompé ses prédecesseurs,
Rousseau va être forcé d’inventer une nouvelle méthode.

62 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 56
63Ibid., Préface, p. 56
64Ibid., Préface, p. 56
30
1. I. B. 1 - Les obstacles à la connaissance de l'homme naturel

Si tant de ses prédécesseurs — à vrai dire, tous — se sont fait une représentation fausse de
ce qu’est cette nature humaine, c’est que celle-ci est rendue particulièrement difficilement
connaissable du fait de l’altération de l’homme. L’homme naturel est, comme la statue de Glaucos,
défiguré. Tous les jusnaturalistes, selon Rousseau, se sont laissés abuser par cette transformation et,
croyant décrire l’homme naturel, ils lui ont prêté les traits qui sont l’exclusivité du seul homme
qu’ils avaient sous les yeux : l’homme civil.
« L'homme naturel s'évanouissant par degrés, la Société n'offre plus aux yeux du sage qu'un
assemblage d'hommes artificiels et de passions factices qui sont l'ouvrage de toutes ces nouvelles
relations, et n'ont aucun vrai fondement dans la Nature » 65

Cette idée, qui découle de la conviction que l’homme s’est dénaturé, est un des piliers de la
pensée de Rousseau. Il choisit d’ailleurs de faire figurer en tête de son Discours une épigraphe tirée
des Politiques d’Aristote dans laquelle cette critique semble déjà présente, en puissance du moins :
« Non in depravatis, sed in his quae bene secundum naturam se habent, considerandum est quid sit
naturale » 66 . C’est le même conseil que Rousseau professe à l’intention de ceux qui souhaitent
percer le mystère de la nature humaine : « Gardons-nous donc de confondre l'homme Sauvage avec
les hommes, que nous avons sous les yeux » 67 . S’il juge nécessaire de le rappeler après Aristote,
c’est qu’il juge que tous les jusnaturalistes sont tombé dans ce piège de l’« illusion rétrospective » :
ils ont attribué à l’homme naturel des facultés qu’il n’a acquis qu’après son passage dans la société,
ils ont « transporté dans l’état de nature les idées de l’homme social » 68 . Ainsi, Hobbes décrit un
homme naturel avide et orgueilleux, en rivalité perpétuelle avec les autres hommes : son état de
nature est donc, selon sa célèbre formule, un état de « guerre de tous contre tous » 69 . Pufendorf
décrit un état de nature également malheureux — quoique paisible, donc plus proche la vision de
Rousseau — mais prête lui aussi à l’homme naturel des traits de l’homme civil : il le voit sociable,

65 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 146
66 ARISTOTE, Les Politiques, 1. I. chap. 5, 1254a 35 : « Ce n’est pas dans les êtres dépravés mais dans ceux qui se
portent bien conformément à leur nature qu’il faut examiner ce qui est naturel ». Rousseau cite une traduction latine de
cette phrase (il ne lit pas le grec).
67 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 76
68 Ibid., Préface, p. 55
69Cette phrase revient plusieurs fois sous la plume de Thomas Hobbes ; ainsi on la retrouve en latin (« bellum omnium
contra omnes ») dans le De Cive (1647) (que Rousseau avait lu au moment où il écrivait le second Discours) dans la
section 14 de la Préface et dans « Libertas », chap. 1, section 12, et en anglais (« war [...] of every man against every
man ») dans le Léviathan (1651), I, chap. 13, section 62.
31
et même capable d’organiser avec ses semblables la sortie d’un état qui ne leur convient pas.
Buffon, pourtant admiré par ailleurs par Rousseau, n’échappe pas à cette « illusion rétrospective » :
il reste fidèle à une représentation cartésienne de l’homme, qui fait de la raison une faculté
naturelle. Locke en est lui aussi victime en supposant le désir d’appropriation dans l’état de nature,
erreur qui décrédibilise toute sa théorie :
« Le raisonnement de Locke tombe donc en ruine et toute la dialectique de ce philosophe ne l'a pas
garanti de la faute que Hobbes et d'autres ont commise. Ils avaient à expliquer un fait de l'État de
Nature [...] ; et ils n'ont pas songé à se transporter au-delà des Siècles de Société. » 70

Rousseau réfute toutes ces descriptions de l’homme naturel : ces « Livres scientifiques [...]
ne nous apprennent qu'à voir les hommes tels qu'ils se sont faits » 71. Pour lui, il semble évident que
l’homme à l’état de nature n’est ni sociable et raisonnable, ni égoïste et agressif, ni même
susceptible de passions, de désirs. Toutes les tentatives des jusnaturalistes pour entrevoir la nature
originelle de l’homme n’ont abouti qu’à une artificielle et illusoire naturalisation de l’homme civil.
Cette « illusion rétrospective » est une des causes de leur conception erronnée de la loi
naturelle : se trompant sur les facultés naturelles de l’homme, ils se trompent aussi sur le type
d’obligations susceptibles de s’imposer à lui. La conception de la loi naturelle de Grotius suppose
ainsi l’existence, à l’état naturel, de la recta ratio (la « droite raison »). Celle de Pufendorf exige à
la fois l’intellectus (l’entendement) et la volonté de se soumettre à une loi supérieure. Les deux
facultés de l’homme nécessaires à l’existence d’obligations naturelles telles que se les représente
Burlamaqui sont l’entendement et une volonté guidée par la raison. Pour Barbeyrac, c’est de la
capacité à discerner le bien du mal que naît cette loi naturelle. Enfin, Diderot imagine, dans son
article « Droit naturel » de l’Encyclopédie, un homme naturel guidé par une « volonté générale de
l’espèce » qui s’impose à lui 72 . Toutes ces facultés (la raison, la connaissance de la loi divine, la
connaissance du bien...) étant absentes dans le « véritable état de nature » 73 décrit par Rousseau, la
« loi naturelle » qu’elle prétendent faire exister doit être réexaminée entièrement.

70 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Note XVII, p. 188
71 Ibid., Préface, p. 56
72 Ce à quoi Rousseau répond dans la première version du Contrat social que « l’art de généraliser ses idées est un des
exercices les plus difficiles et les plus tardifs de l’entendement humain » (Œuvres Complètes T. III, p. 286). La volonté
générale qu’il théorise n’est applicable que dans le champ politique et n’est jamais perçue comme une notion applicable
à l’état de nature.
73On retrouve fréquemment cette expression chez Rousseau, le « pur état de nature » ou le « premier état de nature » se
substituant parfois au « véritable état de nature » pour insister sur la même idée : l’état de nature décrit avant lui est
faux.
32
La grossière erreur de ceux qu’il appelle ironiquement les « Philosophes », qui leur fait
appeler « homme naturel » ce qui n’est finalement qu’un homme civil privé des institutions
sociales, ne serait pas innocente : il les accuse de ne chercher en fait qu’à légitimer l’ordre existant,
en décrivant un état de nature qui appellerait nécessairement l’institution de la société telle que nous
la connaissons. Le droit naturel qu’ils inventent à partir de ce faux état de nature n’est que le droit
qu’il faudrait établir dans un tel état — qui, heureuse coïncidence, correspond quasiment
parfaitement avec le droit positif... Rousseau dénonce ce détournement du concept de «loi
naturelle» qui le vide de sa substance :
« On commence par rechercher les règles dont, pour l'utilité commune, il serait à propos que les
hommes convinssent entre eux; et puis on donne le nom de Loi naturelle à la collection de ces
règles, sans autre preuve que le bien qu'on trouve qui résulterait de leur pratique universelle. Voilà
assurément une manière très commode de composer les définitions, et d'expliquer la nature des
choses par des convenances presque arbitraires. » 74

Sa conscience du fait de la dénaturation et sa méfiance vis-à-vis de cette « illusion


rétrospective » sont autant d’avantages que Rousseau estime avoir sur les autres philosophes pour
entrevoir la vérité de l’homme naturel. Mais sa tâche s’annonce, malgré cela, d’une extrême
difficulté. Au moment où il se penche sur la question, son espèce s’est déjà tellement éloignée de
l’état naturel qu’il lui est devenu quasiment impossible de se le représenter. C’est le drame de
l’homme civilisé : lui seul cherche à se connaître, parce que ses progrès lui ont permis de se
détacher des impératifs de connaissance du monde et de s’intéresser enfin à lui-même, mais ce sont
justement ses progrès qui l’empêchent, malgré ses efforts, de parvenir à cette connaissance :
« Ce qu'il y a de plus cruel encore, c'est que tous les progrès de l'Espèce humaine l'éloignant sans
cesse de son état primitif, plus nous accumulons de nouvelles connaissances, et plus nous nous
ôtons les moyens d'acquérir la plus importante de toutes, et c'est en un sens à force d'étudier
l'homme que nous nous sommes mis hors d'état de le connaître. » 75

Cruel est, en effet, ce paradoxe : il devient de plus en plus difficile pour l’homme de se
connaître lui-même, à mesure que son intelligence se perfectionne. En la matière, il est à la fois
l’instrument et l’objet d’étude, et l’évolution de l’instrument n’a pu se faire qu’au prix d'un
éloignement, d'une perte de vue de l'objet d'étude. En cherchant à mieux nous connaître, nous
développons des facultés qui ne sont pas celles de l'homme naturel, et nous dénaturons donc l'objet
d'étude par la simple démarche de nous y intéresser. Il est pourtant évident, pour Rousseau, que
nous ne pouvons nous permettre de nous passer de cette connaissance. Pour surmonter ces
difficultés, il va devoir redoubler d’inventivité.

74 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 55
75 Ibid., Préface, p. 52
33
1. I. B. 2 - La méditation comme seule méthode fiable

On a déjà eu l’occasion d’évoquer la grande méfiance de Rousseau à l’égard des


conceptions traditionnelles de la connaissance 76 . Pour remonter aux sources de l’humanité, les
«Livres scientifiques » ne lui apparaissent pas offrir de solution satisfaisante 77 . Quels sont les
moyens d’y parvenir ? Les sciences biologiques ne sont pas en elles-mêmes disqualifiées, mais
apparaissent à Rousseau, au moment où il écrit, insuffisamment avancées 78 . Les expériences
imaginées au XVIIIe siècle par les philosophes du courant sensualiste 79 , qui proposent par exemple
d’ « élever ensemble dès le plus bas âge » des enfants « sans aucun commerce avec d'autres
hommes » 80 pour pouvoir observer, dans un cadre parfaitement vierge de toute influence, leur
comportement et le développement de leurs facultés, se heurtent selon lui à des obstacles éthiques
évidents qui les rendent irréalisables : sur quel fondement moral sacrifier ces enfants ? Ce problème
pourrait être écarté par l’étude des « enfants sauvages », abandonnés dans des forêts à leur
naissance et parfois élevés par des animaux jusqu’à leur découverte. Les exemples extraordinaires
qu’ils fournissent fascinent les philosophes de l’époque, et Rousseau lui-même témoigne d’un vif
intérêt pour la question : il a lu les rapports de Buffon 81 sur plusieurs cas d’enfants sauvages (Victor
de l’Aveyron, Gaspard Hauser...). Ces cas accréditent sa thèse selon laquelle l’homme non socialisé

76 Sur le rapport de Rousseau aux livres, voir la note 38 p. 23


77 Cette idée paraît pouvoir être aisément réfutée par le constat de l'impressionnante documentation scientifique et
philosophique mobilisée dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, et plus
simplement dans le fait que, pour critiquer les livres, il ressente le besoin d’en écrire un. Mais Rousseau nous suggère
de ne pas y voir de contradiction : il n’attend de ces livres aucune vérité, mais les juge utile pour alimenter la réflexion
sur le sujet. « Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités
historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la nature
des choses, qu'à en montrer la véritable origine » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, p. 66)
78 « Je ne m'arrêterai pas à rechercher dans le système animal ce qu'il put être au commencement, pour devenir enfin ce
qu'il est ; je n'examinerai pas, si, comme le pense Aristote, ses ongles allongés ne furent point d'abord des griffes
crochues ; s'il n'était point velu comme un ours, et si marchant à quatre pieds, ses regards dirigés vers la terre, et bornés
à un horizon de quelques pas, ne marquaient point à la fois le caractère, et les limites de ses idées. Je ne pourrais former
sur ce sujet que des conjectures vagues, et presque imaginaires : l'anatomie comparée a fait encore trop peu de progrès,
les observations des naturalistes sont encore trop incertaines, pour qu'on puisse établir sur de pareils fondements la base
d'un raisonnement solide. » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 69)
79 Notamment présentées par Marivaux (La dispute, 1744) et Maupertuis (Lettre sur le progrès de la science, 1752)
80 MAUPERTUIS, Lettre sur le progrès de la science, Berlin, 1752, p. 116-121
81Voir le chapitre « Variétés dans l’espèce humaine » dans Histoire naturelle (1753), publié dans BUFFON, Œuvres, La
Pléiade, 2007, p. 383-384
34
ne possède aucune des facultés qu’on lui prête traditionnellement. Cependant l’intérêt de l’étude des
enfants sauvages reste pour lui limité : les observations que l’on peut faire ne permettent pas de
connaître les causes de la dénaturation de l’homme.
Pour se faire une idée juste de ce qu’a pu être l’homme avant sa dénaturation et de ce qui
explique celle-ci, le seul outil sur lequel il est possible de s’appuyer est ce « sens intérieur » dont
Buffon, avant Rousseau, a non seulement vu les potentialités, mais aussi pointé les difficultés de
mise en œuvre :
« C'est cependant de [ce sens intérieur] qu'il faut nous servir, si nous voulons nous connaître; c'est
le seul par lequel nous puissions nous juger; mais comment donner à ce sens son activité et toute
son étendue? Comment dégager notre âme, dans laquelle il réside, de toutes les illusions de notre
Esprit? Nous avons perdu l'habitude de l'employer, elle est demeurée sans exercice au milieu du
tumulte de nos sensations corporelles, elle s'est desséchée par le feu de nos passions. Le cœur,
l'esprit, le sens, tout a travaillé contre elle. » 82

La seule méthode possible pour rencontrer directement l’homme naturel est donc la
méditation. Rien de ce que nous pouvons voir à l’extérieur de nous-même, ni les mécanismes de la
nature que certains philosophes ont érigé en loi, ni nos semblables dénaturés, ne peut nous être
d’aucune aide dans cette quête. Le seul moyen d’y parvenir est de se livrer à un retour sur soi pour
retrouver ce qui subsiste de l’homme naturel en nous-mêmes ; car il existe encore, enfoui en nous.
De la même manière que l'homme social est un fait qu'il est possible de connaître directement à
travers l'observation de ses contemporains, l'homme naturel est un fait qu’il est possible d’observer
en soi-même.
« D'où le peintre et l'apologiste de la nature aujourd'hui si défigurée et si calomniée peut-il avoir
tiré son modèle, si ce n'est de son propre cœur ? Il l'a décrite comme il se sentait lui-même. » 83

Se sentir soi-même. Le succès de cette expérience quasi mystique dépend de la réunion de


certaines conditions. D’abord, le concours d’un homme hors du commun, capable de « sentir son
cœur » 84 ; ce sera lui. Ensuite, une situation propice à la libération de la pensée, c’est à dire
l’isolement dans un lieu retiré : « Si nos habitudes naissent de nos propres sentiments dans la
retraite, elles naissent de l'opinion d'autrui dans la société » 85 . La méthode de Rousseau est

82BUFFON, L’Histoire Naturelle, T. IV, chapitre « De la nature de l’homme ». Rousseau cite ce passage dans la Note II
du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 151
83 Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, Dialogue Troisième, Œuvres Complètes T. 1, La Pléiade, 1959, p. 936
(souligné dans le texte)
84 « Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être
fait comme aucun de ceux qui existent. » Les Confessions, Livre I, Œuvres Complètes T.1, La Pléiade,1959, p. 5
85 Lettre à d’Alembert, Œuvres Complètes T. 5, La Pléiade, 1995, p. 61
35
inséparable de cet aspect romantique, que Rousseau se plaît d’ailleurs à mettre en scène, par
exemple en racontant son « illumination » de 1953 :
« J'allais voir Diderot alors prisonnier à Vincennes ; j'avais dans ma poche un Mercure de France
que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'Académie de Dijon qui a
donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est
le mouvement qui se fit en moi à cette lecture ; tout à coup je me sens l'esprit ébloui de mille
lumières ; des foules d'idées vives s'y présentèrent à la fois avec une force et une confusion qui me
jeta dans un trouble inexprimable ; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à
l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en
marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une
telle agitation qu'en me relevant j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes sans
avoir senti que j'en répandais. Oh Monsieur si j'avais jamais pu écrire le quart de ce que j'ai vu et
senti sous cet arbre... » 86

Convaincu que seule la campagne peut lui procurer l’environnement propre à sa méditation,
il décide de commencer son travail par une sorte d’ermitage dans la forêt de Saint Germain, qu’il
décrit avec emphase dans Les Confessions :
« Je fis à Saint-Germain un voyage de sept à huit jours [...] Enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y
trouvais l'image des premiers temps, dont je traçais fièrement l'histoire; je faisais main-basse sur
les petits mensonges des hommes; j'osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et
des choses qui l'ont défigurée, et, comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel, leur
montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères. Mon âme, exaltée
par ces contemplations sublimes, s'élevait auprès de la Divinité; et, voyant de là mes semblables
suivre dans l'aveugle route de leurs préjugés, celle de leurs erreurs, de leurs malheurs, de leurs
crimes, je leur criais d'une faible voix qu'ils ne pouvaient entendre: "Insensés, vous qui vous
plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux viennent de vous". » 87

Face à cette mise en scène, que Blaise Bachofen appelle avec humour le « folklore
rousseauiste » 88 , on pourrait être tenté d’oublier ce que la description de l’homme naturel doit à la
raison. Nous verrons plus loin que ce serait une erreur : Rousseau, peut-être plus qu’un autre, est
animé par le souci de la rigueur et de la démonstration. Sa méthode méditative n’en reste pas moins
critiquable sur le plan de l’exactitude scientifique : on ne saurait reconnaître ses « illuminations »,
ses « intuitions » et ses « inspirations subites » comme des sources incontestables de vérité.
Rousseau en est bien conscient, et assume le caractère spéculatif de sa démarche : il n’a fait que
«hasarder quelques conjectures » 89...
Il tient cependant à ce que ses conjectures ne soient pas reçues comme de pures fictions ; ce
sont des hypothèses, certes, mais pour lesquelles il revendique le statut scientifique car elles sont à

86 Lettre du 12 janvier 1762 à Malesherbes, Œuvres Complètes T. 1, p. 1135


87 Les Confessions, Livre VIII, Œuvres Complètes T.I, La Pléiade, 1959, p. 388-389
88 BACHOFEN Blaise, Premières leçons sur le Discours sur l’inégalité, Puf, 1996, p. 8
89 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 53
36
ses yeux « semblables à celles que font tous les jours nos physiciens sur la formation du Monde »90.
Si les présupposés de départ ne sont formulés que comme des conjectures, le système de
conséquences qu’il en déduit est, lui, rigoureux et cohérent : on peut affirmer qu’il est possible qu’il
ait pu en être ainsi. Au final, ses hypothèses sont encore le moyen le plus scientifique et le plus
efficace pour faire progresser la connaissance :
« J'avoue que les événements que j'ai à décrire ayant pu arriver de plusieurs manières, je ne puis
me déterminer sur le choix que par des conjectures ; mais outre que ces conjectures deviennent des
raisons, quand elles sont les plus probables qu'on puisse tirer de la nature des choses et les seuls
moyens qu'on puisse avoir de découvrir la vérité, les conséquences que je veux déduire des
miennes ne seront point pour cela conjecturales, puisque, sur les principes que je viens d'établir, on
ne saurait former aucun autre système qui me fournisse les mêmes résultats, et dont je ne puisse
tirer les mêmes conclusions. » 91

On sent bien ici que Rousseau n’entend pas se limiter à ce rôle de doux rêveur, de poète
fantaisiste, dont les élucubrations auraient un intérêt « seulement » littéraire ou de divertissement.
Les « Recherches sur les sources du Discours sur l'inégalité » de Jean Morel apportent des éléments
qui permettent de bien percevoir la véritable ambition de Rousseau :
« Il y a chez Rousseau une tendance marquée à l'expérience, une recherche du fait scientifique. Le
Discours est moins logique, moins a priori que tous les traités qui l'ont précédé. Mais ce n'est pas
un roman. Ce n'est pas un "poème épique". Rousseau a voulu, en utilisant les moyens que lui
fournissait la science de son époque, écrire la réelle histoire des sociétés humaines. » 92

Pour que l’ « histoire » (on verra que cette notion est une des plus problématiques du
Discours) soit « réelle », Rousseau va s’efforcer de donner une crédibilité scientifique aux intuitions
qu’il a reçues de son « sentiment intérieur ».

1. I. B. 3 - De la sensation à la démonstration

La méditation de Rousseau va lui permettre de décrire directement l’homme naturel :


contrairement à la méthode traditionnelle analytique et régressive, qui part de « l’homme de
l’homme » et procède par soustractions successives (qui expose à « l’illusion rétrospective », car
l’acquisition des facultés nouvelles se fait par altération des facultés anciennes et non par addition),

90 Ibid., p. 53
91 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 106
92MOREL Jean, « Recherches sur les sources du Discours sur l'inégalité », Annales Jean-Jacques Rousseau, V, Genève,
A. Jullien, 1909, p. 198
37
il procède de manière synthétique, en « écartant tous les faits » 93 et en ne se fondant que sur les
«premières et plus simples opérations de l’Âme humaine » 94 . Ce qui s’impose alors à lui est un
homme « dépouillé » de tout ce qui n’est pas naturel en lui, « de toutes les qualités artificielles qu’il
n’a pu acquérir que par de longs progrès » 95 . La première définition qu’il donne de l’homme
naturel est d’abord négative : il cherche d'abord à dire tout ce qu'il n'est pas. Il montre ainsi
qu’aucune des facultés de l’homme civil n’est naturelle — il dénaturalise l’homme civil 96.
Mais Rousseau sait que cette vision de l’homme naturel qui s’impose à lui sur le mode de
l’évidence ne peut être exposée sous sa forme brute, sous peine d’être disqualifiée. Il va alors
travailler cette matière brute, étoffer ses argumentations, la renforcer de raisonnements scientifiques
et d’analyses empiriques, bref transformer une sensation en démonstration. Quoiqu’il en dise, il
sacrifie in fine à la tradition des Lumières dont il prétend pourtant se démarquer en « écartant tous
les faits ».
Cette transition est visible dans le changement de champ lexical : au fil de la progression de
sa pensée, Rousseau passe du registre du sentiment, de la sensation et de la conviction (« ...quoique
l'homme soit naturellement bon, comme je le crois, et comme j'ai le bonheur de le sentir... » 97 ), à
celui de la démonstration et de la certitude dans le Discours sur l'inégalité (« L'homme est
naturellement bon, je crois l'avoir démontré » 98 ; « Après avoir prouvé que l'inégalité est à peine
sensible dans l'état de Nature... » 99 ).
Pour appuyer ses développements, Rousseau va solliciter différents domaines de la
connaissance : les Notes III à VIII du second Discours peuvent par exemple être considérées
comme des observations de biologiste. Elles sont très largement inspirées de l'Histoire naturelle de
Buffon, dont on a déjà indiqué l’importance de l’influence sur Rousseau. Dans l’utilisation que
Rousseau fait de ses thèses, il faut cependant noter cette modification essentielle : la comparaison

93 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 65


94 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 56. Emmanuel Kant, qui a choisi
la première méthode (mais qui, loin de le mépriser, considère Rousseau comme un adversaire de choix) résume cette
alternative en des termes limpides : « Rousseau procède synthétiquement et part de l'homme à l'état de nature ; je
procède analytiquement et je pars de l'homme civilisé » (cité par DELBOS Victor, La philosophie pratique de Kant, A.
Fouillée, 3e édition, 1969, p. 99)
95 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 70
96Émile Durkheim, lecteur éclairé de Rousseau, est un des premiers à avoir décelé cet aspect du Discours ; il l'évoque
dans « Détermination du fait moral », in Sociologie et Philosophie, Paris, PUF, 1996, p. 79
97 Dernière réponse à Bordes, avril 1752, Œuvres Complètes T. 3, La Pléiade, 1964, p. 80
98 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, note IX, p. 161
99 Ibid.
38
entre l’homme et l’animal de Buffon est transformée en comparaison entre l’homme naturel et
l’homme social. Les traits que Buffon applique à l’animal sont donc appliqués par Rousseau à
l’homme naturel.
Une autre source de scientificité utilisée par Rousseau pour apporter un supplément de
crédibilité à sa réflexion est constituée par les récits de voyageurs, très en vogue au XVIIIe siècle.
Même s’il reproche à leurs auteurs leur manque de culture, il s’y réfère fréquemment. Il s’appuie
notamment sur les descriptions des Indiens Caraïbes rapportées par le voyageur espagnol Francisco
Correal dans ses Voyages aux Indes occidentales, traduits de l'espagnol en français en 1722. Les
Caraïbes forment selon Rousseau « celui de tous les peuples existants qui jusqu'ici s'est écarté le
moins de l'état de nature » 100 . Les « sauvages » qui peuvent être observés à son époque sont les
peuples qui sont restés les plus proches de l’état naturel, en chronologie comme en logique : ils
permettent donc de se faire une idée de l’homme naturel, en ce qu’on sait que l’homme naturel leur
ressemble plus qu’il ne nous ressemble. Mais ils sont « déjà loin du premier état de nature » 101 :
alors que dans cet état l’homme est incapable de faire le mal 102, tous font déjà preuve d'une forme
minimale de cruauté, donc de civilité. Les sauvages (« les sauvages », « les nations sauvages » ou
encore « un sauvage »), ces peuples à l’évolution moins avancée observables dans certaines régions
du monde, ne sont donc pas l’image du sauvage, (« le Sauvage », « l’homme Sauvage », « l’homme
primitif », « l’homme naturel », etc.) entendu comme l'homme dans le plus pur état de nature,
reconstitué grâce à l'expérience imaginaire du dépouillement 103 .
Les populations « sauvages » n’en servent pas moins l’argumentaire de Rousseau : même si
elle ne peuvent fournir une preuve de l’exactitude de sa description de l’homme naturel, elles vont
dans le sens de celle-ci et contribuent à invalider les autres. La thèse de « l’illusion rétrospective »
des jusnaturalistes est renforcée : si notre regard fait considérer ces peuples comme « anormaux »
ou « pré-humains » (pas encore hommes), c'est que celui-ci est biaisé par une représentation fausse
de la nature humaine, une confusion entre ce qui relève de l'homme naturel (et donc de l’universel)
et ce qui ne relève que de l'homme « civilisé ».

100 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 101
101 Ibid., p. 109
102 Voir 1. II. A
103 L’homme naturel n’est donc observable directement nulle part à l’époque moderne... à l’exception, peut-être, de
certains grands singes d’Afrique. Dans la note X du Discours sur l’inégalité, Rousseau se demande très sérieusement si
ces singes ne seraient pas en fait des « hommes primitifs » qui auraient survécu jusqu’à notre époque. (Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 171 à 177)
39
Des références aux réflexions classiques sur les sauvages (notamment à Montaigne 104 ) et
sur l’origine de l’humanité (Lucrèce 105 ) complètent ce travail de confirmation des intuitions nées
de la méditation. Les travaux mobilisés par Rousseau sont donc, contrairement à ce que laisse
accroire la présentation de sa pensée comme une « illumination », nombreux et reconnus comme
légitimes sur le plan scientifique. En fait, il est très informé des connaissances de son temps, et
presque toutes les avancées scientifiques qui peuvent alors être mises au service de ses idées sont
utilisées. Ses efforts de documentation scientifique seront reconnus : Jean Morel rappelle dans son
Enquête sur les sources du Discours sur l'inégalité que le Second Discours figurait dans la liste des
lectures conseillées aux étudiants en médecine en 1756.
Il reste que nous sommes en 1753, et que comme il le constate lui-même, la connaissance
scientifique est encore balbutiante. Il est d’autant plus étonnant de constater à quel point ses thèses
sur l’origine et l’évolution des hommes sont proches des résultats des ethnologues et des
paléontologues d'aujourd'hui... A cet égard, Victor Goldschmidt remarque avec justesse que la
reconstitution de Rousseau des premiers progrès de l'homme « n'est guère éloignée de ce que la
paléoanthropologie nommera plus tard le passage du paléolithique au néolithique » 106...

Les « hypothèses » de Rousseau se sont donc avérées exactes au vu de l’histoire réelle. Mais
il est difficile de déterminer si c’est dans cette perspective qu’il les a émises. Décrit-il l’homme à
l’état de nature comme un fait historique ou comme une fiction logique ? La frontière entre
l’histoire réelle et l’histoire hypothétique n’est jamais claire : Rousseau semble passer sans cesse de
l’une à l’autre, sans prendre le soin de prévenir le lecteur 107 . Il présente tantôt l’homme naturel
comme le point de départ de l’évolution humaine, tantôt comme une entité « qui n’a peut-être point
existé » 108 . Faut-il voir dans cette ambiguïté délibérée une précaution de Rousseau pour ne pas
heurter frontalement les dogmes religieux, en laissant ouverte la question de l’origine de l’homme
tel que nous le connaissons aujourd’hui ? Cette hypothèse est plausible. Diderot, alors très proche

104 Voir notamment Les Essais, Livre II, chap. 12 : « Apologie de Raymond Sebond »
105 LUCRÈCE, De natura rerum, Chants III et IV
106Victor GOLDSCHMIDT, Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau [1974], Paris, Vrin, 2e éd.,
1983, p. 483
107« Il ne faut pas faire au lecteur l’injure de tout lui dire », affirme Rousseau dans la Dernière réponse à Bordes, avril
1752, Œuvres Complètes t. III, p. 94
108 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 53 : « Car ce n'est pas une
légère entreprise de démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la Nature actuelle de l'homme, et de bien
connaître un État qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est
pourtant nécessaire d'avoir des Notions justes pour bien juger de notre état présent. »
40
de Rousseau, publiait au même moment ses Pensées sur l'interprétation de la nature où l’ironie et
le double-sens lui permettaient, tout en se garantissant de la censure, de suggérer l’existence
possible d’autres explications du mystère des origines :
« La religion nous épargne bien des peines et bien des travaux. Si elle ne nous eût point éclairés
sur l'origine du monde et sur le système universel des êtres, combien d'hypothèses différentes que
nous aurions été tentés de prendre pour le secret de la nature? Ces hypothèses, étant toutes
également fausses, nous auraient paru toutes également à peu près vraisemblables. » 109

Ce doute que Rousseau laisse planer sur le statut qu’il entend donner à ces descriptions
historiques a donc pu être motivé par le souci d’échapper à la désapprobation de l’Église, dont on
connaît la violence des formes qu’elle prenait encore au XVIIIe siècle — il en sera d’ailleurs
victime quelques années plus tard. Mais on peut aussi penser qu’il accorde à l’exactitude des faits
historiques une importance négligeable : il considère les « objets lointains » comme des « leurres de
dupes» 110, préférant « tirer de [lui]-même » ce que « tous les autres vont chercher si loin d'eux » 111.
L’ « histoire naturelle, morale et politique » qu’il fait le vœu de voir naître se préoccuperait moins
des dates et des événements que de la compréhension des phénomènes humains ; sa démarche, on le
comprend progressivement, est plus proche de celle de l’anthropologue que de celle de l’historien.
Rousseau serait-il un précurseur de l’anthropologie ? C’est en tout cas ce qu’affirme Claude
Lévi-Strauss, qui voit dans le Discours sur l'inégalité les premiers signes de l'ethnologie naissante
et fait de Rousseau « le plus ethnographe des philosophes » 112 :
« Rousseau ne fut pas seulement un observateur pénétrant de la vie paysanne, un lecteur passionné
des livres de voyage, un analyste averti des coutumes et des croyances exotiques : sans crainte
d'être démenti on peut affirmer que cette ethnologie qui n'existait pas encore, il l'avait, un plein
siècle avant qu'elle ne fît son apparition, conçue, voulue et annoncée, la mettant d'emblée à son
rang parmi les sciences naturelles et humaines déjà constituées. [...] Rousseau ne s'est pas borné à
œprévoir l'ethnologie : il l'a fondée. D'abord de façon pratique, en écrivant ce Discours sur
l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes qui pose le problème des rapports entre
la nature et la culture, et où l'on peut voir le premier traité d'ethnologie générale ; et ensuite, sur le
plan théorique, en distinguant, avec une clarté et une concision admirables, l'objet propre de
l'ethnologue de celui du moraliste et de l'historien. » 113

Ces louanges d’une éminence de la discipline ne peuvent que nous interpeller : la méditation
introspective revendiquée par Rousseau apparaît être aux antipodes de la méthode de

109 DIDEROT, Pensées sur l’interprétation de la nature, 1953, paragraphe LVIII


110 Les Confessions, Livre IX, Œuvres Complètes T. 1, p. 413
111 Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, Premier Dialogue, Œuvres Complètes T. 1, p. 728
112 Prenant position à propos d’une question qui divise le monde de l’anthropologie, Claude Lévi-Strauss considère que
l’ethnographie, l’ethnologie et l’anthropologie sont les trois étapes d’une même discipline.
113 LÉVI-STRAUSS Claude, Anthropologie Structurale Deux, Paris, Plon, 1973, « Jean-Jacques Rousseau fondateur des
sciences de l'homme », p. 45 à 56
41
l’anthropologue. Mais on a vu que son épistémologie était bien plus complexe : sa volonté de
conforter ses thèses par l’observation empirique montre qu’il juge nécessaire sortir son regard de
lui-même pour le poser sur l’ensemble de la population humaine.
« Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l'homme il
faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d'abord observer les différences pour découvrir les
propriétés. » 114

En prenant pour exemple ceux qu’il voit « au loin », Rousseau souhaite montrer que
l’homme peut se dénaturer de différentes manières, qu’il n’y a pas de modèle unique d’évolution
des sociétés humaines et que par conséquent l’homme occidental n’est pas le tout de l’humanité.
Cette reconnaissance du caractère pluriel des modes d’être induit une modification dans le regard
porté sur ces peuples. Celui-ci devient neutre, décentré, objectif tout en étant sensible à toutes les
subjectivités : on reconnaît là les caractéristiques de ce qui deviendra, bien plus tard, le « regard
ethnologique ». On peut d’autant plus reconnaître en Rousseau l’annonciateur de l’anthropologie
qu’il est même déjà conscient des difficultés posées par la réflexion tirée de l'observation
ethnologique. Il est lucide sur les limites de la compréhension inter-culturelle :
« Depuis trois ou quatre cents ans que les habitants de l'Europe inondent les autres parties du
monde et publient sans cesse de nouveaux recueils de voyages et de relations, je suis persuadé que
nous ne connaissons d'hommes que les seuls Européens ; encore paraît-il aux préjugés ridicules qui
ne sont pas éteints, même parmi les Gens de Lettres, que chacun ne fait guère sous le nom
pompeux d'étude de l'homme que celle des hommes de son pays. Les particuliers ont beau aller et
venir, il semble que la Philosophie ne voyage point, aussi celle de chaque Peuple est-elle peu
propre pour un autre. » 115

On est toujours prisonnier des structures et des représentations mentales propres à sa culture.
Rousseau ne lui donne pas encore ce nom, mais il a déjà tout perçu des dangers de
l’ethnocentrisme :
« Mais le moyen pour nous d'imaginer la sorte de plaisir qu'un sauvage prend à passer sa vie seul
au milieu des bois ou à la pêche, ou à souffler dans une mauvaise flûte, sans jamais savoir en tirer
un seul ton et sans se soucier de l'apprendre ? » 116

114 Essai sur l'origine des langues, chapitre VIII, Œuvres Complètes T. 5, La Pléiade, 1995, p. 394. Cette formule est
fréquemment citée par Claude Lévi-Strauss comme règle d’or de la démarche anthropologique.
115 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Note X, p. 178

116 Ibid., Note XVI, p. 192


42
Faisant usage de cette méthode sans précédent qui place sa confiance dans les intuitions
issues du sentiment intérieur sans négliger pour autant la nécessité de confirmer cette méditation par
une observation empirique qu’on peut qualifier d’ « anthropologique », Rousseau va dresser un
portrait de l’homme naturel qui est la contestation de toutes les représentations traditionnelles de
l’homme.

1. II - La description rousseauiste de l'homme naturel :


une remise en cause des postulats fondamentaux de la
philosophie politique

L’aspect le plus frappant et le plus révolutionnaire de la réflexion de Rousseau sur la nature


humaine est la différence radicale qu’il fait voir entre l’ « homme de l’homme », c’est-à-dire
l’homme que nous observons aujourd’hui, et l’homme naturel qu’il était avant sa dénaturation.
Dressant le bilan de ses recherches, Rousseau insiste sur le fossé qui sépare l’état de nature et l’état
social :
« En découvrant et suivant ainsi les routes oubliées et perdues qui de l'état Naturel ont dû mener
l'homme à l'état Civil ; en rétablissant, avec les positions intermédiaires que je viens de marquer,
celles que le temps qui me presse m'ont fait supprimer, ou que l'imagination ne m'a point
suggérées, tout lecteur attentif ne pourra qu'être frappé par l'espace immense qui sépare ces deux
états. » 117

C’est bien à la même espèce qu’appartiennent ces deux entités, mais ils n’ont pour ainsi dire
plus rien en commun : « le Genre-humain d'un âge n'[est] pas le Genre-humain d'un autre âge » 118 .
C’est selon lui ce qui explique « pourquoi Diogène ne trouvait point d’homme » 119 : il cherchait
dans l’Athènes du Ve siècle avant J.-C. un homme qui n’existait déjà plus, qui était déjà rendu
méconnaissable par sa dénaturation.

117 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 146
118 Ibid., p. 146
119 Ibid., p. 146. L’une des provocations qui ont fait passer le philosophe grec à la postérité aurait été de déambuler dans
les rues d’Athènes en plein jour, une lanterne à la main, en demandant à ses concitoyens : « Je cherche un homme... ».
43
L’homme naturel qu’il décrit est donc dépourvu de ce qui est traditionnellement considéré
comme constitutif de l’humanité ; on verra que cette affirmation remet profondément en cause les
justifications traditionnelles de la nécessité du basculement dans l’état de société.

1. II. A - Une humanité naturellement viable, et même heureuse.

Rousseau affirme que l’homme, à l’état de nature, ne possède aucune des qualités de
l’homme social. La sociabilité, la raison, les passions, le travail, la morale, la famille, la propriété,
toutes ces caractéristiques sont absentes chez l’homme naturel qu’il décrit. La même raison qui
amènera certains à voir là une bien triste condition sera, chez Rousseau, la preuve que l’état de
nature est pour l’homme viable, et même agréable.

1. II. A. 1 - Un homme naturel doté seulement de deux caractéristiques


«morales» positives

L’expérience de « dépouillement » par la méditation a permis à Rousseau d’identifier tout ce


que l’homme naturel n’est pas. Ce n’est pas un être raisonnable, mais seulement alors un être
sensible : son intelligence s’est développée ensuite progressivement, mais au commencement il fut
« un animal borné d’abord aux pures sensations » 120 . Le langage, qui est chez Rousseau à la fois
conséquence et condition de la pensée 121 , est également absent chez lui. Ce n’est pas non plus un
être travailleur, laborieux : l’homme naturel de Rousseau a une « haine mortelle [...] pour un travail
continu » 122 , et il passe ses journées dans l’oisiveté la plus complète, n’ayant pour assurer sa
subsistance qu’à tendre le bras pour cueillir des fruits 123 . Il n’a pas de passions amoureuses ou
sociales d’aucun ordre, pour la simple et bonne raison qu’il n’y a ni amour 124 , ni société. Pour finir,
il n’a même pas conscience d’être un homme : ce n’est qu’avec les premiers progrès de la raison, et

120 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 110
121 Sur l’énigme de l’émergence du langage, voir p. 73
122 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 83
123 Voir 1. II. A. 2, p. 56
124 Voir 1. II. A. 2, p. 57
44
donc de sa faculté de comparer, qu’il a pu ressentir le sentiment d’appartenir à une espèce différente
des autres animaux 125.
Est-il donc impossible de définir positivement cet homme naturel ? Non : Rousseau a
identifié au sein son âme réduite à sa portion congrue deux principes, deux instincts qu’il qualifie de
« moraux », au sens où ils déterminent ses rapports avec les autres : l’amour de soi, qui commande
l’autoconservation, et la pitié.
« Je crois apercevoir [dans l'âme humaine] deux principes antérieurs à la raison, dont l'un nous
intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire
une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos
semblables. » 126

L’amour de soi est, à la fois logiquement et historiquement, un principe premier : « Le


premier sentiment de l'homme fut celui de son existence, son premier soin celui de sa
conservation»127 . Le Contrat social fait même de ce principe le fondement de la première des
obligations de l’homme :
« Sa première loi est de veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu'il se doit à
lui-même, et, sitôt qu'il est en âge de raison, lui seul étant juge des moyens propres à se conserver
devient par là son propre maître. » 128

Ce principe semble n’être rien d’autre qu’une sorte d’instinct de survie. Rousseau n’en fait
d’ailleurs pas le propre de l’homme (« L’Amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout
animal à veiller à sa propre conservation. » 129 ). Il amène l’homme à chercher à éviter son propre
dépérissement, et donc à veiller à la satisfaction de ses besoins naturels, qui sont en fait les besoins
« biologiques » 130, dont Rousseau dresse ainsi la liste exhaustive : « la nourriture, une femelle et le
repos » 131 . La satisfaction de ces besoins est légitimée par ce premier fondement de la loi naturelle,
mais Rousseau ne va pas jusqu’à affirmer, comme Hobbes, qu’elle signifie que chacun ait un « droit

125 Rousseau voit d’ailleurs dans premier sentiment de distinction qu’est le sentiment d’appartenance à une espèce
différente l’origine de l’individualisme : « C'est ainsi que le premier regard sur lui-même y produisit le premier
mouvement d'orgueil ; c'est ainsi que sachant encore à peine distinguer le rangs, et se contemplant au premier par son
espèce, il se préparait de loin à y prétendre par son individu » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes, p. 111)
126 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 95-96
127 Ibid., p. 109
128 Du Contrat social, Livre I, chap. 2, p. 47
129 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Note XV, p. 190
130 Blaise Bachofen définit d’ailleurs très justement l’amour de soi comme l’amour de son « moi biologique », par
opposition à l’amour-propre qui est l’amour de sa personne sociale (Premières leçons sur le Discours sur l’inégalité, p.
32).
131 Ibid., p. 81
45
sur toutes choses » 132 . Hobbes ne parvient pas à penser la possession, qui n’est que la jouissance
actuelle de ce dont on le besoin présent, indépendamment de l’idée d’un droit de posséder, c’est-à-
dire de la notion de propriété, qui implique la privation permanente d’autrui de cette jouissance.
Pour Victor Goldschmidt 133, cette opposition entre les deux grandes conceptions du principe
de conservation, défendues par Rousseau pour l’une, par Hobbes pour l’autre, se retrouve dans la
philosophie allemande post-kantienne. La conception rousseauiste, qui ne fait de la conservation de
soi qu’un instinct qui pousse l’homme à satisfaire ses besoins primaires pour éviter la mort,
n’implique qu’une relation entre lui et les choses qui peuvent satisfaire ses besoins. Le « vouloir
vivre » de Schopenhauer reprend cette idée d’une sorte d’instinct de survie qui régirait
inconsciemment les actions des hommes, en faisant de ce principe le fruit d’une volonté étrangère à
l’homme (la « volonté du monde »). L’appréhension hobbesienne du principe de conservation, qui
inclut la volonté de s’approprier les objets de sa jouissance et donc d’en exlure autrui, serait plus
proche de ce que Nietzsche appelle la « volonté de puissance », en ce qu’elle est déjà porteuse d’un
désir de domination. Pour Rousseau il s’agit, une fois encore, d’une « illusion rétrospective » : un
tel désir ne peut résulter que de la rationalité et des passions, toutes deux absentes chez l’homme à
l’état naturel.

La seconde caractéristique « morale » positive de l’homme naturel est sa capacité à éprouver


cette « répugnance innée à voir souffrir son semblable » 134 , c’est-à-dire, en d’autres termes, à
ressentir le sentiment de pitié :
« tant qu'il ne résistera point à l'impulsion intérieure de la commisération, il ne fera jamais du mal
à un autre homme ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas où sa conservation se
trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même. » 135

La constatation de penchant naturel de l’homme à la pitié, s’il n’exclut pas par lui-même la
possibilité de la violence (puisque le principe de conservation prime sur lui), amène Rousseau à
affirmer qu’il n’y a jamais, dans l’état de nature, de violence gratuite ; contrairement à se
qu’affirment certains philosophes, qui se basent sur les observations des pratiques des « sauvages »
qu’ils confondent avec l’homme naturel, la cruauté n’est pas inhérente à la nature humaine.

132 HOBBES Thomas, De cive, 1647, chap. I, § 10


133 GOLDSCHMIDT Victor, Anthropologie et politique, p. 314
134 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 95
135 Ibid., Préface, p. 56-57
46
L’homme à l’état de nature ne commet jamais le mal volontairement et sans raison, ce qui suffit a
Rousseau pour affirmer qu’il est naturellement « bon » 136.
Rousseau n’est pas le premier à reconnaître dans la pitié un sentiment naturel et universel :
dans sa Fable des abeilles, Bernard de Mandeville énonçait déjà cette idée. Mais Rousseau insiste
avec une force particulière sur le fait qu’elle constitue, avec la conservation de soi, l’essence
«morale» de l’homme. Dans le second Discours, Rousseau a recours à une citation du poète latin
Juvénal pour exprimer cette idée d’un homme « doté » par la nature d’une sensibilité particulière :
« Molissima corde
Humano generi dare se Natura fatetur
Quae lacrymas dedit. » 137

La dénaturation de l’homme l’a conduit à refouler cette sensibilité originelle. Cependant, la pitié est
si profondément ancrée dans l’âme humaine qu’elle continue de se manifester quotidiennement
chez chacun d’entre nous :
« Tel est le pur mouvement de la Nature, antérieur à toute réflexion : telle est la force de la pitié
naturelle, que les mœurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu'on voit tous les
jours dans nos spectacles s'attendrir et pleurer aux malheurs d'un infortuné. » 138

La pitié est donc, avec la conservation, ce qui nous permet de définir les relations que
l’homme doit, pour se conformer à la loi naturelle, entretenir avec ses semblables, mais aussi avec
le reste de son environnement, notamment avec les animaux. Ces derniers, affirment Rousseau, « ne
peuvent reconnaître [la loi naturelle qui découle de ces deux principes] » 139 , puisque l’adhésion à
une norme suppose des facultés dont les animaux, « dépourvus de lumières et de liberté » 140 , ne
disposent pas : ils ne peuvent être considérés comme des sujets de droit. Cependant, il considère
qu’ils « doivent aussi participer au droit naturel, et que l’homme est assujetti envers eux à quelque
espèce de devoirs » 141. Nous ne saurions donc nous considérer comme déliés de tout devoir envers
d’autres êtres que l’homme ; les autres êtres animés sont, chez Rousseau, titulaires de droits sans
être sujets de droits, comme l’étaient les « choses sacrées » en droit romain 142.

136 Sur la signification que Rousseau donne ici à la « bonté », voir p. 55


137
Juvénal, Satire XV, v. 131-133. « Par le don qu'elle lui a fait des larmes, la nature atteste doter le genre humain d'un
cœur très sensible ».
138 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 96
139 Ibid., Préface, p. 57
140 Ibid., Préface, p. 57
141 Ibid., Préface, p. 57
142
Cette analogie est suggérée par J.-L. GUICHET dans Rousseau, l’animal et l’homme. L’animalité dans l’horizon des
Lumières, Paris, Cerf, 2006.
47
Le respect de son inclination naturelle à la pitié impose à l’homme de ne jamais faire « du
mal à un autre homme ni à aucun être sensible » 143. Le critère d’identification des objets de la pitié
est donc la sensibilité :
« Il semble, en effet, que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c'est moins parce
qu'il est un être raisonnable que parce qu'il est un être sensible; qualité qui, étant commune à la
bête et à l'homme, doit au moins donner à l'une le droit de n'être point maltraitée inutilement par
l'autre » 144

Les animaux ont donc ce droit, qui doit leur être garanti par la loi naturelle, de « n’être point
maltraités inutilement » par les hommes. Ainsi, la pitié, qui fonde cette loi, oblige à adopter un
certain type de comportement à leur égard, sans leur en prescrire car il est tout simplement
impossible de le faire. Il ne faut cependant pas en déduire que les animaux ne peuvent qu’être les
objets de la pitié, et jamais l’éprouver :
« [La pitié est] si Naturelle que les Bêtes mêmes en donnent quelquefois des signes sensibles. Sans
parler de la tendresse de Mères pour leurs petits, et des périls qu'elles bravent pour les en garantir,
on observe tous les jours la répugnance qu'ont les Chevaux à fouler aux pieds un corps vivant ; Un
animal ne passe point sans inquiétude auprès d'un animal mort de son Espèce ; Il y en a même qui
leur donnent une sorte de sépulture ; Et les tristes mugissements du Bétail entrant dans une
Boucherie, annoncent l'impression qu'il reçoit de l'horrible spectacle qui le frappe. » 145

On note qu’ici Rousseau insiste que le fait que chez les animaux la pitié n’opérerait qu’entre
les membres d’une même espèce. Il n’y a pas là de contradiction avec la Préface du Discours, qui
étendait la pitié à tous les êtres sensibles : il s’agissait là de la pitié humaine, celle qui doit fonder la
loi naturelle qu’il s’appliquera à lui-même. Mais cette précision à propos des animaux nous
renseigne sur un point intéressant : chez Rousseau, la pitié procède d’une identification à l’être
souffrant, c’est-à-dire de l’idée que je pourrais être cet autre qui souffre 146. La différence résulterait
simplement du fait que les animaux, « dépourvus de lumières », ne peuvent pas opérer cette
généralisation de l’identification à tous les êtres sensibles, faute de pouvoir appréhender la notion
de sensibilité.

Rousseau distingue donc deux principes naturels au sein de l’âme humaine : l’amour de soi,
qui commande à l’homme d’assurer sa propre conservation en faisant de la satisfaction de ses
besoins la première priorité, et la pitié, qui le conduit à éviter la souffrance d’autrui. Il apparaît
qu’ils incarnent deux penchants bien distincts de l’homme, qui pourraient dans certains cas

143 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p 56, nous soulignons
144 Ibid., Préface, p. 57
145 Ibid., p. 95
146 Sur les implications de cette « dissection » du sentiment de pitié, voir 2. II. B. 1, p. 117-118
48
s’opposer. Rousseau semble voir dans cette concurrence entre les deux principes à l’œuvre chez
l’homme naturel un vecteur d’équilibre, de compensation : le principe de pitié a été « donné à
l'homme pour adoucir, en certaines circonstances, la férocité de son amour-propre, ou le désir de se
conserver avant la naissance de cet amour », il « tempère l'ardeur qu'il a pour son bien-être par une
répugnance innée à voir souffrir son semblable » 147. Définie fonctionnellement, la pitié est donc un
frein qui permet de limiter les excès de l’amour de soi, elle a pour rôle de limiter l’agressivité :
« C'est elle, qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : c'est elle
qui, dans l'état de Nature, tient lieu de Lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n'est
tenté de désobéir à sa douce voix : C'est elle qui détournera tout Sauvage robuste d'enlever à un
faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère
pouvoir trouver la sienne ailleurs : C'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice
raisonnée : Fais à autrui ce que tu veux qu'on te fasse, inspire à tous les Hommes cette autre
maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente. Fais
ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible. C'est en un mot dans ce sentiment Naturel,
plutôt que dans des arguments subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout
homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation. » 148

Cependant, Rousseau n’oppose pas radicalement la pitié à l’amour de soi, comme Saint
Augustin oppose l’amour de soi à l’amour de Dieu et d’autrui : la pitié apparaît plutôt comme « une
autre modalité de l’amour de soi » 149 . Elle ne serait en fait que la manifestation de l’instinct de
survie à un niveau plus global : en « modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-
même, [la pitié] concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce » 150.

La pitié et l’amour de soi constituent les seuls fondements du droit naturel tel que Rousseau
le conçoit :
« C'est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes,
sans qu'il soit nécessaire d'y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes
les règles du droit naturel » 151

Rousseau insiste particulièrement sur le fait qu’il se passe volontairement de la notion de sociabilité
pour élaborer sa vision du droit naturel. L’enjeu est, là encore, de montrer qu’il ne s’agit pas d’une
faculté naturelle de l’homme, et que les jusnaturalistes anciens comme modernes qui la placent au
fondement de la loi naturelle sont victimes de « l’illusion rétrospective ». Mais l’intérêt est

147 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 95
148 Ibid., p. 98
149 BACHOFEN Blaise et BERNARDI Bruno, Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité, Paris, Flammarion, 2008, p. 235
150 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 98
151 Ibid., Préface, p. 56
49
également, pour Rousseau, de pouvoir ainsi analyser et juger la socialisation elle-même à la lueur
d’un principe normatif antérieur à elle.
Contrairement à Tocqueville, qui fait découler une sociabilité quasi-naturelle des deux
caractéristiques originelles de l’homme que sont selon lui l’amour de soi et la « sympathie »,
Rousseau refuse de considérer que l’institution des sociétés découlerait, de façon automatique, des
dispositions naturelles de l’homme. L’homme naturel de Rousseau vit seul, et ni l’amour de soi ni la
pitié ne le poussent à rechercher la compagnie de ses semblables.

1. II. A. 2 - La vision d'un homme naturellement libre, solitaire et


pacifique

L’originalité de sa vision de l’homme naturel va amener Rousseau à critiquer toutes les


théories de la sociabilité naturelle : en faisant de l’homme un être naturellement solitaire, il va à
l’encontre de toute une tradition philosophique qui repose sur la conception aristotélicienne d’un
homme défini comme zôon politikon, un animal sociable et grégaire par nature. Diderot est
particulièrement visé par cette critique : son article « Droit naturel » dans l’Encyclopédie est un
condensé de toute la philosophie politique que Rousseau rejette vigoureusement. Mais il n’est bien
sûr pas le seul représentant contemporain de ce courant de pensée quasi hégémonique : Voltaire,
Pufendorf, Locke et même Buffon soutiennent tous que l’homme est naturellement sociable.

L’homme de la nature que décrit Rousseau est vigoureux : sa manière de vivre lui garantit
d’avoir « le cœur en paix, le corps en santé » 152. Sa robustesse psychologique et physique fait de lui
un être indépendant de ses semblables :
« Ce sont deux suppositions contradictoires dans l'état de Nature qu'être robuste et dépendant ;
L'Homme est faible quand il est dépendant, et il est émancipé avant que d'être robuste. » 153

L’attaque de Rousseau semble particulièrement tournée contre Samuel von Pufendorf, chez qui la
faiblesse naturelle de l’homme génère une sociabilité par conséquent elle aussi naturelle. À
l’Allemand qui, dans le Droit de la nature et des gens, décrit l’homme comme « un animal très
affectionné à sa propre conservation, pauvre néanmoins et indigent de lui-même, hors d'état de se

152 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 92
153 Ibid., p. 94
50
conserver sans le secours de ses semblables », qui est donc contraint pour survivre de « vivre en
bonne union avec ses semblables » 154, Rousseau répond que l’homme n’est nullement « indigent »
et dépendant d’autrui :
« On voit [...] au peu de soin qu'a pris la Nature de rapprocher les hommes par des besoins
mutuels, [...] combien elle a peu préparé leur sociabilité [...]. En effet, il est impossible d'imaginer
pourquoi dans cet état primitif un homme aurait plutôt besoin d'un autre homme qu'un singe ou un
Loup de son semblable, ni, ce besoin supposé, quel motif pourrait engager l'autre à y pourvoir, ni
même, en ce dernier cas, comment ils pourraient convenir entre eux des conditions. » 155

L’homme de la nature présenté par Rousseau n’a aucun besoin d’entretenir des liens stables avec
ses semblables ; contrairement à Aristote, pour qui la finalité d’autarcie ne peut être atteinte qu’au
niveau collectif (celui de la Cité), l’homme est ici un tout autosuffisant et donc indépendant à l’état
de nature. La société politique est donc entièrement artificielle. Dans le premier chapitre du Contrat
social, Rousseau récapitule ainsi la conclusion de sa démonstration du second Discours : « [l’ordre
social] ne vient point de la nature ; il est donc formé sur des conventions » 156 . L’affirmation de
l’indépendance naturelle de l’homme, et de la pure conventionnalité de la société qui en découle
logiquement, est la première étape d’un raisonnement qui le conduira à défendre une approche
individualiste de la politique que l’on aura l’occasion d’étudier plus loin 157.

Dans l’état de nature, cette vigueur de l’homme, dont il tire son indépendance, a une
conséquence immédiate : ne dépendant de personne, il jouit d’une pleine et entière liberté.
« Les liens de la servitude n'étant formés que de la dépendance mutuelle des hommes et des
besoins réciproques qui les unissent, il est impossible d'asservir un homme sans l'avoir mis
auparavant dans le cas de ne pouvoir se passer d'un autre ; situation qui n'existant pas dans l'état de
Nature, y laisse chacun libre du joug et rend vaine la loi du plus fort » 158

En affirmant cela, Rousseau s’attend bien sûr aux objections qui pourraient lui être adressées ; il sait
en effet que la domination du plus fort pourrait s’exercer même dans un contexte où les hommes se
suffiraient à eux-mêmes. Il anticipe cette critique en étayant son argumentation :
« Se trouvera-t-il un homme d'une force assez supérieure à la mienne, et, de plus, assez dépravé,
assez paresseux, assez féroce pour me contraindre à assurer sa subsistance pendant qu'il demeure
oisif ? Il faut qu'il se résolve à ne pas me perdre de vue un seul instant, à me tenir lié avec un très
grand soin durant son sommeil, de peur que je ne m'échappe ou que je ne le tue : c'est-à-dire qu'il

154 PUFENDORF, De jure naturae et gentium, 1672, II, II, §15


155 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 91
156 Du Contrat social, Livre I, chap. 1, p. 46
157Sur les prémisses individualistes de la pensée politique de Rousseau (qui l’amènent à des conclusions collectives),
voir la Seconde partie, notamment 2. II. B. 3
158 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 105
51
est obligé de s'exposer volontairement à une peine beaucoup plus grande que celle qu'il veut éviter,
et que celle qu'il me donne à moi-même. Après tout cela, sa vigilance se relâche-t-elle un
moment ? Un bruit imprévu lui fait-il détourner la tête ? Je fais vingt pas dans la forêt, mes fers
sont brisés, et il ne me revoit de sa vie. » 159

Ces considérations pratiques, pragmatiques, lui permettent d’écarter l’hypothèse de


l’asservissement des hommes les plus faibles dans l’état de nature. Dans ce dernier, en fait, le
rapport de force est beaucoup moins disproportionné que dans l’état civil. C’est la société qui forge
les chaînes des hommes ; un homme aussi dénudé que l’est l’homme naturel ne peut pas,
matériellement, réduire un autre en esclavage. En outre, il n’a même pas d’intérêt à le faire.
Mais si la servitude n’est pas naturelle à l’homme, pas même à certains d’entre eux,
comment expliquer que les esclaves et les sujets maltraités ne se révoltent pas ? Rousseau ne nie pas
cet état de fait. Cependant, selon lui, l’esclavage ne se perpétue pas parce qu’il est naturel, mais
seulement par la force de l’habitude :
« Ils naissaient sous le joug ; ils avaient l'habitude de le porter quand ils en sentaient la pesanteur,
et ils se contentaient d'attendre l'occasion de le secouer. Enfin, déjà accommodés à mille
commodités qui les forçaient à se tenir rassemblés, la dispersion n'était plus si facile que dans les
premiers temps où nul n'ayant besoin que de soi-même, chacun prenait son parti sans attendre le
consentement d'un autre. » 160

Il constate donc bien, avec Aristote 161 , que certains hommes sont « faits pour obéir » puisqu’ils ne
savent rien faire d’autre. Mais cet état n’a rien de naturel : c’est au contraire parce qu’ils n’ont
jamais fait l’expérience de cet état naturel de l’homme qu’est la liberté qu’ils ne peuvent prendre
conscience de leur aliénation et imaginer d’en sortir.
« Aristote avait raison, mais il prenait l'effet pour la cause. Tout homme né dans l'esclavage naît
pour l'esclavage, rien n'est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu'au désir
d'en sortir : ils aiment leur servitude comme les compagnons d'Ulysse aimaient leur abrutissement.
S'il y a donc des esclaves par nature, c'est parce qu'il y a eu des esclaves contre nature. La force a
fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués. » 162

« Ce n’est pas à des esclaves de raisonner sur la liberté » 163 : les hommes qui n’ont connu que la
servitude ne peuvent concevoir la liberté, dont il est évident qu’il la désireraient si ils étaient en
mesure de l’imaginer. Le raisonnement qui conduit du constat de l’acceptation de la servitude à la
naturalisation de cet état est, encore une fois, une forme d’ « illusion rétrospective » :

159 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 105
160 Ibid., Note XVII, p. 195
161 ARISTOTE, Les Politiques, I, 4
162 Du Contrat social, Livre I, chap. 2, p. 48
163 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 133
52
« [Les philosophes modernes] attribuent aux hommes un penchant naturel à la servitude par la
patience avec laquelle ceux qu'ils ont sous les yeux supportent la leur, sans songer qu'il en est de la
liberté comme de l'innocence et de la vertu, dont on ne sent le prix qu'autant qu'on en jouit soi-
même, et dont le goût se perd sitôt qu'on les a perdues. » 164

Même si les hommes en ont, avec la généralisation de la servitude, perdu le goût et jusqu’à
l’idée même, la liberté un état qui découle de la constitution naturelle de l’homme. La première
phrase du Contrat social formule magistralement cette thèse : « L’homme est né libre » 165 . Le
célèbre incipit inspirera directement les rédacteurs de la Déclaration des Droits de l’Homme et du
Citoyen en 1789, qui proclameront dans l’article premier : « Les hommes naissent et demeurent
libres, et égaux en droit ». Rousseau ne s’arrête pas à la simple affirmation de la naturalité de la
servitude ; il en fait « la plus noble des facultés de l’homme » 166 , « son plus bel ouvrage » 167 ...
Cette dernière formulation est par ailleurs surprenante sous la plume de Rousseau, dont l’objectif
est précisément de démontrer que la liberté n’est pas une construction humaine mais un état naturel.
Cela étant dit, ce qu’il faut retenir de cette expression n’est probablement pas la métaphore
constructiviste mais plutôt la volonté de faire l’éloge d’une liberté qui représente ce que l’homme
peut atteindre de plus élevé. La liberté revêt même un caractère presque sacré lorsque Rousseau en
fait un état qui s’impose à l’homme, et qu’il a l’obligation de protéger : dans le Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, il affirme que « ce serait offenser à la
fois la Nature et la raison que d'y renoncer à quelque prix que ce fut » 168 . À cette formulation fait
écho une phrase du Livre I du Contrat social : « renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité
d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs » 169.
Seulement, Rousseau constate que la liberté est mise à mal par toutes les sociétés
observables ; elle n’était complète que dans l’état de nature, où l’homme n’était soumis à aucune
loi, à aucune autorité, à aucune contrainte autre que la satisfaction de ses besoins essentiels. Dans
une appréhension hobbesienne de l’état de nature, cette liberté sans limites conduit à un état de
violence perpétuelle, une « guerre de tous contre tous ». Mais sur ce point encore, Rousseau adopte
une position critique : il n’y a, selon lui, aucun motif de violence dans l’état de nature.

164 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 132
165 Du Contrat social, Livre I, chap. 1, p. 46
166 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 134
167 Ibid., p. 135
168 Ibid., p. 136
169 Du Contrat social, Livre I, chap. 4, p. 51
53
La vision terrifiée de l’état de nature exposée par les jusnaturalistes modernes exaspère
Rousseau. Il dénonce, bien sûr le pessimisme hobbesien, qui « prétend que l’homme est
naturellement intrépide, et ne cherche qu’à attaquer, à combattre » 170 . L’homme naturel avide,
orgueilleux et belliqueux dépeint par Hobbes vit dans un état de guerre de tous contre tous 171 , ou
chacun redoute perpétuellement une mort qui peut être donnée par n’importe qui et à n’importe quel
moment. Cette vision de l’homme naturel comme la forme de contrat social auquel elle conduit sont
abondamment critiquées par Rousseau, dans le Discours sur l’inégalité et dans le Contrat social,
mais aussi dans les Principes du droit de la guerre, manuscrit inachevé auquel Rousseau aurait
travaillé entre 1755 et 1763. Mais les philosophes qui, au contraire, voient l’homme comme une
créature timide et craintive, sont selon lui tout aussi éloignés de la vérité :
« Un philosophe illustre 172 pense au contraire [de ce qu’affirme Hobbes], et Cumberland et
Pufendorf l'assurent aussi, que rien n'est si timide que l'homme dans l'état de Nature, et qu'il est
toujours tremblant, et prêt à fuir au moindre bruit qui le frappe, au moindre mouvement qu'il
aperçoit. » 173

Chez Rousseau, l’homme n’est, dans l’état de nature, jamais confronté à la violence, ni comme
auteur (comme chez Hobbes), ni comme victime (comme le suggèrent Montesquieu, Cumberland et
Pufendorf). À l’état de nature, l’homme n’est ni un prédateur, ni une proie : son régime alimentaire
essentiellement frugivore 174 lui évite d’avoir à chasser d’autres espèces, et l’absence de prédateurs
capables de défier son agilité et son ingéniosité le dispense de recourir à l’affrontement pour
défendre sa vie 175.
Dans l’état de nature, la violence est donc absente de la relation que les hommes
entretiennent avec les autres espèces animales. Rousseau va plus loin, en affirmant que les rapports
entre les hommes sont également pacifiques. Contre les thèses de Hobbes, qui font de l’état de
nature un état de guerre, il écrit dans le Contrat social : « Les hommes vivant dans leur primitive

170 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 71
171HOBBES Thomas, De Cive, 1647, chap. I, § XII: « L'état naturel des hommes, avant qu'ils eussent formé des sociétés,
était une guerre perpétuelle, et non seulement cela, mais une guerre de tous contre tous »
172 Rousseau fait ici référence à Montesquieu, qui traite cette question dans L’Esprit des Lois (1748), I, II.
173 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 71-72. Le fragment de Richard
Cumberland dont il est question ici est le chap. 1, § 32, du De legibus naturae, composé en 1672, dont Rousseau a lu la
traduction française publiée par François Barbeyrac en 1744 sous le titre Traité philosophique des lois naturelles. Le De
jure naturae et gentium de Samuel von Pufendorf est souvent cité par Rousseau. Il fait ici référence au II, II, § V-IX.
174Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 70. Voir aussi la note V de Rousseau, où
il mobilise des arguments scientifiques pour démontrer que la consommation de viande n’est nullement nécessaire à
l’homme.
175 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 72-73
54
indépendance n'ont point entre eux de rapport assez constant pour constituer ni l'état de paix ni l'état
de guerre, ils ne sont point naturellement ennemis. » 176 . La guerre trouve donc chez Rousseau son
origine non dans l’état de nature, mais bien dans l’état de société. Il s’agit pour lui de dénaturaliser
la violence en montrant qu’elle n’a aucune raison d’être avant l’institution de la société.
On a souvent tendance à caricaturer la vision rousseauiste du « bon sauvage ». Cette
expression, au sujet de laquelle il faut signaler quelle n’apparaît à aucun endroit sous la plume de
Rousseau, véhicule l’idée d’un homme qui serait investi, à l’état naturel, d’une « bonté » innée,
mélange de sagesse et d’amour de son prochain. Or, il est important d’insister sur le fait que
l’homme naturel de Rousseau n’est rien de tout cela : il est « un animal stupide et borné » 177 et
n’aime que lui-même. S’il est « bon » — non au sens moral du mot, mais seulement en ce qu’il est
pacifique, non-agressif, c’est en quelque sorte par défaut : dans l’état dans lequel il vit, il n’a tout
simplement pas de raisons de faire le mal.

Rousseau commence par écarter toute lutte qui aurait pour motivation l’honneur, la
considération ou le pouvoir : c’est pour lui une évidence que toutes ces passions ne se développent
que dans la société. Ceux qui croient, comme Hobbes, que les hommes sont naturellement enclins à
se battre pour la « vaine gloire », pour conquérir l’estime de leurs semblables, se trompent
radicalement ; ils sont abusés par l’illusion rétrospective qui les conduit à considérer l’amour-
propre, qui est l’amour non de soi mais de sa personne sociale (c’est à dire de l’image que les autres
ont de soi), comme naturel. Victor Goldschmidt rapproche d’ailleurs des positions hobbesiennes
contre lesquelles Rousseau s’avance l’idée que l’on trouve ensuite chez Hegel d’une « lutte pour la
reconnaissance » qui serait constitutive de la nature humaine 178.
Contrairement à ce qu’affirment les jusnaturalistes, l’état de nature n’est pas non plus le
théâtre d’une lutte féroce pour la propriété : Rousseau affirme que, dans cet état primitif, l’homme
n’est jamais placé dans la nécessité de se battre pour conserver ou élargir ses possessions. Il n’a pas
de territoire à défendre, tout simplement parce qu’il ne peut concevoir la notion même de territoire :
l’homme naturel n’est retenu dans aucun lieu par un quelconque sentiment d’appartenance
géographique (ce sentiment ne pourra naître qu’avec le développement de la raison et des passions),
pas plus que par des intérêts matériels à la sédentarité : il ne cultive pas la terre et n’a pas d’abri
fixe. Il mène une vie nomade, se nourrissant des fruits qu’il cueille dans les arbres et se reposant

176 Du Contrat social, Livre I, chap. 4, p. 51. On retrouve cette idée au fondement des Principes du droit de la guerre.
177 Ibid., Livre I, chap. 8, p. 61
178 GOLDSCHMIDT Victor, Anthropologie et politique, I, chap. 3, p. 360
55
sous leur feuillage. On comprend que cette mobilité extrême se traduit par l’absence de ce qui est,
dans l’état de société, une source intarissable de conflit entre les hommes : « si l'on me chasse d'un
arbre, j'en suis quitte pour aller à un autre. Si l'on me tourmente dans un lieu, qui m'empêchera de
passer ailleurs ? » 179.
L’absence de territoire ne suffit pas à affirmer qu’il n’y a pas de lutte pour la propriété entre
les hommes à l’état de nature : on peut constater, dans l’état de société, que la possession des autres
biens est également le motif d’affrontements violents. Le nombre et la variété des biens dans l’état
de nature est certes très limité, mais on peut imaginer que les hommes pourraient se battre pour la
nourriture, par exemple. Rousseau répond à cette objection en rappelant que le désir d’accumulation
est une passion propre à l’homme social : l’homme naturel qu’il décrit se contente de la satisfaction
de ses besoins immédiats, et l’idée même d’anticipation lui est totalement étrangère. La possession
est donc extrêmement restreinte, puisqu’elle n’existe que pendant l’intervalle très court entre la
découverte du bien et sa consommation. On pourrait cependant, dans une situation de pénurie,
imaginer que l’accès à la nourriture suscite des disputes. Cette hypothèse ne mérite pas, selon
Rousseau, d’être examinée : elle est pour lui irréaliste. Il est convaincu que les fruits de la terre sont
surabondants dans la nature laissée à l’état sauvage : « La Terre abandonnée à sa fertilité naturelle,
et couverte de forêts immenses que la Cognée ne mutila jamais, offre à chaque pas des Magasins et
des retraites aux animaux de toute espèce » 180 . Le terme mutiler employé ici par Rousseau a une
signification très forte : exploiter la nature en la cultivant revient à la mutiler, à la priver de son
potentiel nourricier. On retrouve cette idée d’une générosité de la nature inculte, qui subviendrait
aux besoins matériels des hommes comme à ceux des autres animaux, dans les Rêveries du
promeneur solitaire :
« J'ai toujours pensé en regardant de près les champs, les vergers, les bois et leurs nombreux
habitants que le règne végétal était un magasin d'aliments donnés par la nature à l'homme et aux
animaux. » 181

L’exploitation de la nature à des fins productives, notamment par l’agriculture, mènerait donc à
l’épuisement des ressources disponibles. On remarque que cette idée trouve un écho dans la
modernité avec les thèses anarcho-primitivistes, et plus spécialement avec l’analyse critique du
fonctionnement des « sociétés à économie de prédation » menée par l’ethnologue et anthropologue

179 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 105
180 Ibid., p. 70
181 Rêveries du promeneur solitaire, Septième promenade, Œuvres Complètes T. 1, p. 1064
56
Pierre Clastres 182 , même si ce dernier se démarque de la pensée rousseauiste sur d’autres points,
notamment sur celui, essentiel, de l’innocence originelle de l’homme.
Sur ce point encore, Rousseau dénonce l’erreur des jusnaturalistes 183 qui affirment que
l’homme, de par sa constitution et son régime alimentaire, est forcé de cultiver la terre et d’exploiter
la nature pour subvenir à ses besoins : dans l’état de nature, « les productions de la terre lui
fournissaient tous les secours nécessaires » 184 . En outre, sa capacité à assimiler différents types
d’aliments lui donne un avantage qui le protège encore mieux contre la faim : il « se nourrit
également de la plupart des aliments divers que les autres animaux se partagent, et trouve par
conséquent sa subsistance plus aisément que ne peut le faire aucun d'eux » 185 . L’agriculture n’est
donc nullement une nécessité, mais bien un luxe : elle « ne nous sert pas tant à tirer de la Terre des
aliments qu'elle fournirait bien sans cela qu'à la forcer aux préférences, qui sont le plus de notre
goût » 186...
Il est un autre motif de discorde entre les hommes qui apparaît comme un mal éternel : la
rivalité amoureuse. On pourrait croire que la lutte pour la conquête des femmes (car la rivalité
amoureuse est bien à comprendre, chez Rousseau, dans cette acception unidirectionnelle) est aussi
ancienne que l’existence d’hommes et de femmes. Rousseau s’attelle, là encore, à bousculer les
évidences. Il ne conteste pas la naturalité du désir sexuel : l’homme naturel n’échappe pas à cette
passion 187 « ardente, impétueuse, qui rend un sexe nécessaire à l’autre ». Le désir sexuel, qui est la
traduction perceptible de l’instinct de reproduction, est décrit par Rousseau comme une « passion
terrible qui brave tous les dangers, renverse tous les obstacles, et qui dans ses fureurs semble propre
à détruire le Genre humain qu'elle est destinée à conserver » 188 . Cependant, bien qu’il puisse être

182 CLASTRES Pierre, La Société contre l'État, Paris, Minuit, 1974, rééd. 2001, chap XI, p. 161-169
183 Ce thème est commun à une grande partie des juristes et philosophes de son époque. Grotius l’aborde dans les
Prolégomènes de son Droit de la guerre et de la paix (§ XVI), Hobbes dans son De Cive (chap. 1, § XIV), Pufendorf
dans Les devoirs de l’homme et du citoyen (II, chap. 1, § 2-5) et Locke dans le Second Traité du gouvernement civil
(chap. 5, § 41).
184 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 109
185 Ibid., p. 70
186 Ibid., p. 83
187 C’est Rousseau lui-même qui emploie le terme de « passion » pour désigner le désir sexuel, terminologie
surprenante puisqu’il assure que toutes les passions n’apparaissent que concomitamment à la raison, après le
basculement dans la société. Qualifier ce désir de « passion » est donc apparemment contradictoire avec l’affirmation de
son caractère naturel ; c’est pourquoi il semble qu’il faille plutôt donner à ce mot, en l’occurrence, le sens de pulsion.
188 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 99. Le désir sexuel a donc, chez
Rousseau, vocation à garantir la perpétuité l’espèce. Il découlerait donc de cet instinct de conservation de l’espèce, qui
ne serait qu’une abstraction de l’amour de soi. Cette idée, qui reste dans l’œuvre de Rousseau implicite, sera creusée en
profondeur par Schopenhauer, grand lecteur de Rousseau.
57
ressenti violemment, ce désir sexuel n’engendre pas de façon systématique la violence : seul le désir
amoureux, dont il doit être distingué, peut provoquer une rivalité entre les hommes. Cette séparation
est la première étape essentielle de la réflexion de Rousseau sur l’amour :
« Commençons par distinguer le moral du Physique dans le sentiment de l'amour. Le Physique est
ce désir général qui porte un sexe à s'unir à l'autre ; Le moral est ce qui détermine ce désir et le fixe
sur un seul objet exclusivement, ou qui du moins lui donne pour cet objet préféré un plus grand
degré d'énergie. » 189

Rousseau précise plus loin dans le Second discours la nature et les effets du premier composant de
l’amour, le désir « physique » :
« Il y eut [un appétit] qui invita [l’homme] à perpétuer son espèce ; et ce penchant aveugle,
dépourvu de tout sentiment du cœur, ne produisait qu'un acte purement animal. Le besoin satisfait,
les deux sexes ne se reconnaissaient plus... » 190

Alors que le désir amoureux est un sentiment moral qui lie une personne à une autre, le désir sexuel
est un besoin purement organique, « animal ». Ce désir peut être qualifié d’aveugle, en ce qu’il ne
prend pas pour objet une personne mais seulement la réalisation d’un acte. L’amour-préférence ne
naît qu’avec le développement des facultés intellectuelles de l’homme ; l’homme naturel, incapable
de faire des comparaisons car incapable de raisonner sur des critères abstraits, ne possède pas les
notions de « beauté » ou de « mérite » qui déterminent le choix de l’objet du désir amoureux 191 .
Rousseau peut donc résumer la condition sexuelle de l’homme naturel par cette formule quelque
peu abrupte : « toute femme est bonne pour lui » 192. Il nous apprend en outre que les êtres humains
ont la chance d’appartenir à une espèce où il n’y a ni déséquilibre numérique entre les sexes, ni
période de reproduction limitée. Dans ces conditions, il est toujours possible de trouver un
partenaire sexuel « disponible » : la satisfaction du désir sexuel ne contraint pas les hommes à entrer
en concurrence et à combattre.
La seule composante naturelle de l’amour est donc, pour Rousseau, ce désir physique,
ponctuel et qui n’est pas dirigé vers une personne en particulier. Il résulte de ce constat que l’amour
moral est un pur artefact :
« il est facile de voir que le moral de l'amour est un sentiment factice ; né de l'usage de la société,
et célébré par les femmes avec beaucoup d'habileté et de soin pour établir leur empire, et rendre
dominant le sexe qui devrait obéir » 193

189 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 100
190 Ibid., p. 110
191 Ibid., p. 100-102
192 Ibid., p. 100
193 Ibid., p. 100
58
Cette phrase fait partie de celles qui ont nourri la critique des auteurs féministes envers Rousseau.
Non sans raison : dans la même phrase, il accuse les femmes d’avoir patiemment comploté, au
cours des siècles, pour prendre le pouvoir, et proclame comme une vérité logique scientifique
l’infériorité définitive du sexe féminin, condamné à l’obéissance... Force est de reconnaître que
l’indéniable misogynie de ces propos ne peut que heurter le lecteur du XXIe siècle. Cependant, ce
qui apparaît aujourd’hui (beaucoup moins dans le contexte moral de l’époque, naturellement)
comme une provocation ne doit pas occulter le message délivré ici par Rousseau : l’amour tel que
nous le concevons est un « sentiment factice ». C’est uniquement cet artifice qui est producteur de
la rivalité, de la violence et des désordres dont on accuse ordinairement le désir sexuel naturel :
« La jalousie des Amants et la vengeance des Époux causent chaque jour des Duels, des Meurtres,
et pis encore ; [...] le devoir d'une éternelle fidélité ne sert qu'à faire des adultères, et [...] les lois
mêmes de la continence et de l'honneur étendent nécessairement la débauche, et multiplient les
avortements » 194

Tous les motifs de violence traditionnellement considérés comme inévitables depuis les
origines de l’humanité (la distribution des ressources, la cupidité, l’honneur, le pouvoir, la jalousie)
sont donc parfaitement étrangers à l’état de nature tel que nous le décrit Rousseau. Il faut ajouter à
cette absence de raisons de faire le mal l’interdiction de la violence gratuite imposée par le principe
de pitié. Le résultat est que les hommes vivant dans l’état de nature ne connaissent aucun conflit
sérieux :
« Avec des passions si peu actives, et un frein si salutaire, les hommes plutôt farouches que
méchants, et plus attentifs à se garantir du mal qu'ils pouvaient recevoir que tentés d'en faire à
autrui, n'étaient pas sujets à des démêlés fort dangereux : Comme ils n'avaient entre eux aucune
espèce de commerce, qu'ils ne connaissaient par conséquent ni la vanité, ni la considération, ni
l'estime, ni le mépris ; qu'ils n'avaient pas la moindre notion du tien et du mien, ni aucune véritable
idée de la justice ; qu'ils regardaient les violences qu'ils pouvaient essuyer comme un mal facile à
réparer, et non comme une injure qu'il faut punir, et qu'ils ne songeaient pas même à la vengeance
si ce n'est peut-être machinalement et sur-le-champ, comme le chien qui mord la pierre qu'on lui
jette ; leurs disputes eussent rarement des suites sanglantes, si elles n'eussent point de sujet plus
sensible que la Pâture. » 195

En définitive, le caractère extrêmement neutre et limité des relations qu’entretiennent les


hommes entre eux et leur incapacité à raisonner les protègent des périls graves. Ils vivent donc dans
un état d’insouciance totale, sachant qu’aucun conflit ne peut avoir une importance telle qu’il
pourrait menacer le seul bien qui leur importe : leur vie. On le voit, l’état de nature de Rousseau est

194 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 102
195 Ibid., p. 99
59
beaucoup moins angoissant que celui que dépeignent les philosophes de son temps. On pourrait
même y voir un état souhaitable, à bien des égards, pour l’humanité.

1. II. A. 3 - Une condition supportable, voire enviable

Il est faux de dire que la condition naturelle de l’homme présentée par Rousseau est
idyllique : avant l’institution de la société, dont le développement a permis l’amélioration du
confort, la vie de l’homme était évidemment d’une grande rudesse : même en admettant qu’il ne
vivait pas perpétuellement dans la crainte d’être attaqué par ses semblables ou par des bêtes
sauvages, il n’en restait pas moins exposé aux rigueurs climatiques et à l’austérité d’une vie qui ne
pouvait être qu’une succession de journées semblables toutes entières consacrées à la quête de
nourriture et de repos. Mais Rousseau imagine que ces conditions de vie plus que rudimentaires lui
forgeaient « un tempérament robuste et presque inaltérable », qui les lui rendaient supportable :
« Accoutumés dès l'enfance aux intempéries de l'air, et à la rigueur des saisons, exercés à la
fatigue, et forcés de défendre nus et sans armes leur vie et leur Proie contre les autres Bêtes
féroces, ou de leur échapper à la course, les Hommes se forment un tempérament robuste et
presque inaltérable ; Les enfants, apportant au monde l'excellente constitution de leurs Pères, et la
fortifiant par les mêmes exercices qui l'ont produite, acquièrent ainsi toute la vigueur dont l'espèce
humaine est capable. La nature en use précisément avec eux comme la Loi de Sparte avec les
Enfants des Citoyens ; Elle rend forts, et robustes ceux qui sont bien constitués et fait périr tous les
autres ; différente en cela de nos sociétés, où l'État, en rendant les enfants onéreux aux Pères, les
tue indistinctement avant leur naissance » 196

La fin de cet extrait interpelle : on serait tenté de rapprocher le propos de Rousseau des théories du
darwinisme social, qui appliquent le principe de sélection naturelle à l’humanité dans une optique
de purification de l’espèce. Rousseau aurait-il des tendances eugénistes ? Cette accusation doit être
récusée, d’abord parce qu’elle repose sur un raisonnement anachronique, ensuite parce qu’il ne faut
sans doute pas prendre au premier degré cet éloge de la sélection : Blaise Bachofen et Bruno
Bernardi nous invitent à y voir plutôt une illustration du « goût de Rousseau pour le paradoxe
provocateur » 197 . C’est à dessein que Rousseau exposerait cette thèse en des termes choquants,
pour mieux placer les sociétés modernes face à leur barbarie : il met en parallèle un mécanisme

196 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 70
197 BACHOFEN Blaise et BERNARDI Bruno, Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité, Paris, Flammarion, 2008, p. 218
60
naturel cruel qui sauvegarde les forts et « fait périr tous les autres » et un mécanisme social où la
misère empêche les enfants d’être conçus. Il y a donc ici probablement une part de sérieux
(Rousseau est réellement fasciné par le modèle spartiate d’éducation par la sélection et s’y réfère
fréquemment, notamment dans l’Émile) et une part d’exagération à des fins rhétoriques.
L’homme est donc naturellement apte à affronter les difficultés de la vie dans l’état de
nature, il se suffit à lui-même ; Rousseau le décrit dans le Contrat social comme étant « par lui-
même un tout parfait et solitaire » 198 capable d’assurer seul la satisfaction de ses besoins. La
réduction de ceux-ci à leur plus simple combinaison explique cette auto-suffisance de l’homme :
«Je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied
du même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits » 199 . Rousseau tire sans
doute cette idée selon laquelle une existence qui se réduirait aux exigences biologiques serait plus
paisible, plus harmonieuse, et peut-être même plus heureuse (pour autant que le bonheur peut être
ressenti sans être porté à l’état de conscience), de la lecture des Essais où Montaigne évoque le sort
des cannibales qui « jouissent l'heur d'une longue vie, goustant grand soulas sans passion,
crochettant calepost au frais dessous arbres fruictiers, tranquilles et paisibles sans les préceptes
d'Aristote, et sans la connoissance du nom de physique ni de philosophie » 200 ...
Il ne faut donc pas, parce que nous n’imaginons pas pouvoir supporter une telle existence, se
représenter la condition de l’homme naturel comme malheureuse et pitoyable. Les besoins que
l’homme de la société considère comme vitaux ne sont, à l’évidence, pas universels :
« Ce n'est donc pas un si grand malheur à ces premiers hommes, ni surtout un si grand obstacle à
leur conservation, que la nudité, le défaut d'habitation, et la privation de toutes ces inutilités, que
nous croyons nécessaires » 201

Ni le besoin de se protéger des intempéries, ni le besoin de se soigner ne sont des besoins vitaux
pour l’homme naturel accoutumé à la vie sauvage. Par un raisonnement logique qu’il veut
imparable, Rousseau démontre que les vêtements et les abris sont chose superflue :

198 Du Contrat social, Livre II, chap. 7, p. 80


199 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 70
200 MONTAIGNE, Les Essais, 1, II, chap. XII
201 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 76
61
« Le premier qui se fit des habits ou un Logement se donna en cela des choses peu nécessaires,
puisqu'il s'en était passé jusqu'alors, et qu'on ne voit pas pourquoi il n'eût pu supporter homme fait,
un genre de vie qu'il supportait dans son enfance. » 202

La médecine n’est pas non plus une nécessité vitale, pas plus pour l’homme que pour les animaux :
les maladies sont la conséquence de l’affaiblissement de l’homme dû à un mode de vie sédentaire et
malsain. Dans les Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau va jusqu’à affirmer que la médecine
elle-même participerait à la détérioration de la constitution physique, prenant pour exemple sa
propre expérience :
« D'ailleurs, sans avoir eu jamais grande confiance à la médecine j'en ai eu beaucoup à des
médecins que j'estimais, que j'aimais, et à qui je laissais gouverner ma carcasse avec pleine
autorité. Quinze ans d'expérience m'ont instruit à mes dépens ; rentré maintenant sous les seules
lois de la nature, j'ai repris par elles ma première santé. Quand les médecins n'auraient pas contre
moi d'autres griefs, qui pourrait s'étonner de leur haine ? Je suis la preuve vivante de la vanité de
leur art et de l'inutilité de leurs soins. » 203

Les conditions de vie dans l’état de nature sont donc bien loin de l’enfer que décrivent les
autres jusnaturalistes. Finalement, on peut même se demander si cette vie ne serait pas préférable à
la vie que nous menons dans l’état de société :
« Je sais qu'on nous répète sans cesse que rien n'eût été si misérable que l'homme dans cet état ;
[...] Mais, si j'entends bien ce terme de misérable, c'est un mot qui n'a aucun sens, ou qui ne
signifie qu'une privation douloureuse et la souffrance du Corps ou de l'âme : Or je voudrais bien
qu'on m'expliquât quel peut être le genre de misère d'un être libre, dont le cœur est en paix, et le
corps en santé. Je demande laquelle, de la vie Civile ou naturelle, est la plus sujette à devenir
insupportable à ceux qui en jouissent? Nous ne voyons presque autour de nous que des Gens qui se
plaignent de leur existence ; plusieurs même qui s'en privent autant qu'il est en eux, et la réunion
de Lois divine et humaine suffit à peine pour arrêter ce désordre : je demande si jamais on a ouï
dire qu'un Sauvage en liberté ait seulement songé à se plaindre de la vie et à se donner la mort?
Qu'on juge donc avec moins d'orgueil de quel côté est la véritable misère. » 204

Le suicide est ici pointé par Rousseau comme un symptôme qui devrait nous alarmer sur le bien-
fondé de l’évolution de la société. À ceux qui affirment que le progrès rend la vie des hommes plus
facile et plus agréable, il répond par cette interrogation : comment expliquer que les hommes qui
vivent dans les sociétés avancées se plaignent-ils plus de la difficulté de l’existence, et en souffrent
réellement plus (puisqu’ils vont jusqu’à commettre le suicide) que les « Sauvages » ? Rousseau
avance également un autre argument pour remettre en cause l’idée d’une supériorité de la condition

202Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 77. On retrouve la même formulation à
l’ouverture de la Seconde partie du Discours (« le premier qui, ayant enclos un terrain... »), toujours dans la même
perspective : en mettant en scène le moment extrêmement ponctuel de l’apparition de ces pratiques ou facultés de
l’homme, Rousseau cherche à montrer le caractère entièrement historique, et non naturel, de ces acquis.
203 Rêveries du promeneur solitaire, Septième promenade, Œuvres Complètes t. I, p. 1065
204 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 92
62
civilisée sur la condition primitive : on trouve encore (à son époque, et encore aujourd’hui) des
populations vivant dans un état proche de l’état de nature, qui luttent pour se maintenir dans celui-ci
et refusent les propositions d’accéder au progrès de la civilisation.
« C'est une chose extrêmement remarquable que depuis tant d'années que les Européens se
tourmentent pour amener les Sauvages des diverses contrées du monde à leur manière de vivre, ils
n'aient pas pu encore en gagner un seul, non pas même à la faveur du Christianisme ; car nos
missionnaires en font quelquefois des Chrétiens, mais jamais des hommes Civilisés. Rien ne peut
surmonter l'invincible répugnance qu'ils ont à prendre nos mœurs et vivre à notre manière. Si ces
pauvres Sauvages sont aussi malheureux qu'on le prétend, par quelle inconcevable dépravation de
jugement refusent-ils constamment de se policer à notre imitation ou d'apprendre à vivre heureux
parmi nous ; tandis qu'on lit en mille endroits que des Français et d'autres Européens se sont
réfugiés volontairement parmi ces Nations, y ont passé leur vie entière, sans pouvoir quitter une si
étrange manière de vivre, et qu'on voit même des Missionnaires sensés regretter avec
attendrissement les jours calmes et innocents qu'ils ont passés chez ces peuples si méprisés ? » 205

Si les « Sauvages » refusent avec autant d’acharnement de se convertir à la manière de vivre


occidentale, ce n’est pas par simple attachement à leurs traditions ou par manque d’ouverture
d’esprit : Rousseau démontre, encore une fois, que cette hypothèse ne résiste pas à la confrontation
avec la réalité observable.
« Peut-être me dira-t-on que c'est l'habitude qui, attachant chacun à sa manière de vivre, empêche
les Sauvages de sentir ce qu'il y a de bon dans la nôtre : Et sur ce pied-là il doit paraître au moins
fort extraordinaire que l'habitude ait plus de force pour maintenir les Sauvages dans le goût de leur
misère que les Européens dans la jouissance de leur félicité. » 206

C’est donc autre chose qui retient l’homme dans sa condition primitive. Certes, on pourrait avancer
que les « Sauvages » dont parle Rousseau n’étant pas en mesure de comparer avec raison et
objectivité les avantages respectifs des deux états, ils seraient conduits par une sorte de méfiance
instinctive à rejeter toute proposition de changement. Mais le constat du défaut de leurs facultés de
jugement ne suffit pas pour affirmer que leurs choix ne méritent pas d’être considérés avec sérieux :
« Si l'on répond qu'ils n'ont pas assez de lumières pour juger de leur état et du nôtre, je répliquerai
que l'estimation du bonheur est moins l'affaire de la raison que du sentiment. » 207 . Par cette
dernière phrase, Rousseau révèle une position propre à éclairer sa conception du bonheur : le
bonheur ne se pense pas, il se ressent. Il est donc tout à fait possible d’affirmer que l’homme
primitif, dépourvu de raison, est heureux. Même si il ne parvient pas à le faire émerger
consciemment, le sentiment de son bonheur l’incite à préserver sa condition sauvage.

205 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Note XVI, p. 191
206 Ibid., Note XVI, p. 193
207 Ibid., Note XVI, p. 192
63
Pour étayer son argumentation d’un exemple concret, Rousseau cite le cas d’un Hottentot
adopté dès l’enfance par le Gouverneur hollandais du Cap, élevé par ses soins à l’occidentale, et
qui, parvenu à l’âge adulte, avait pris la décision de retourner vivre parmi ses semblables et à leur
manière. Cette anecdote est précieuse pour Rousseau : elle montre qu’un homme peut, en
connaissance de cause, préférer la condition primitive à la condition sociale. Preuve de l’importance
conférée par Rousseau à cette symbolique, la gravure qui accompagnait l’Histoire des voyages de
l’Abbé Prévost, dont il tire cette anecdote, agrémente le frontispice de l’original du Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

L’état de nature n’est pas un état misérable, puisque les hommes ne ressentent aucun
manque des acquis de la société civile. Ces acquis ne doivent en rien être considérés comme
indispensables pour remédier à une déficience originaire de l’homme : tous les besoins de l’homme
naturel sont satisfaits dans l’état de nature, il y jouit paisiblement de sa liberté, de son équilibre et
de son heureuse solitude. Indifférent à toute tentation, l’homme de la nature passe sa vie dans une
impassibilité complète, « errant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans domicile, sans
guerre, et sans liaison, sans nul besoin de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire [...] »
208. Rien ne le porte à sortir de cet état :

208 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 102
64
« Mais sans recourir aux témoignages incertains de l'Histoire, qui ne voit que tout semble éloigner
de l'homme Sauvage la tentation et les moyens de cesser de l'être? Son imagination ne lui peint
rien ; son cœur ne lui demande rien. Ses modiques besoins se trouvent si aisément sous sa main, et
il est si loin du degré de connaissances nécessaires pour désirer d'en acquérir de plus grandes, qu'il
ne peut avoir ni prévoyance, ni curiosité. » 209

La révolte vis-à-vis de l’état de fait existant, qui est un moteur de l’histoire, est un sentiment
totalement étranger à l’homme naturel. Ses facultés intellectuelles ne sont pas suffisamment
développées pour porter un jugement sur l’ordre qui l’environne, encore moins pour imaginer agir
sur celui-ci et le transformer :
« Le spectacle de la Nature lui devient indifférent, à force de lui devenir familier. C'est toujours le
même ordre, ce sont toujours les mêmes révolutions ; il n'a pas l'esprit de s'étonner des plus
grandes merveilles ; et ce n'est pas chez lui qu'il faut chercher la Philosophie dont l'homme a
besoin, pour savoir observer une fois ce qu'il a vu tous les jours. » 210

Au sein de cet état de nature, il n’y a donc rien qui appelle un ordre nouveau, ni même qui
l’annonce ou le laisse deviner. Rousseau le présente comme un état qui, théoriquement, aurait pu
perdurer indéfiniment, sans connaître aucune évolution au cours des siècles. En effet, le défaut des
capacités que l’homme n’acquiert qu’en se socialisant (l’industrie, le langage, l’association, la
réflexion abstraite...) empêche toute transmission inter-générationnelle, donc tout progrès
historique :
« Si par hasard [l'homme naturel] faisait quelque découverte, il pouvait d'autant moins la
communiquer qu'il ne reconnaissait même pas ses enfants. L'art périssait avec l'inventeur ; Il n'y
avait ni éducation ni progrès, les générations se multipliaient inutilement ; et chacune partant
toujours du même point, les Siècles s'écoulaient dans toute la grossièreté des premiers âges,
l'espèce était déjà vieille, et l'homme restait toujours enfant. » 211

Cet état immuable, dépourvu d’histoire, apparaît donc comme potentiellement éternel. Ce qui est
surprenant n’est pas, comme le croient les jusnaturalistes, que les hommes aient pu survivre dans un
tel état, mais qu’ils aient pu le quitter. La sortie de l’état de nature n’apparaît pas à Rousseau
comme logique, puisqu’elle ne correspond à aucun besoin. Le basculement dans l’état social ne doit
donc pas être appréhendé comme un événement nécessaire, mais plutôt comme un pur accident.

209 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 82
210Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 82 (Le mot « révolution » prend ici son
sens ancien de « cycle »)
211 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 103
65
1. II. B - Le basculement dans l'état social, un "accident" et non
une "nécessité"

La transformation de l’homme sauvage en homme civil apparaît à ce stade comme un


mystère : la socialisation ne correspond à aucun besoin et les moyens intellectuels de l’homme
(notamment l’absence de langage) ne semblent pas l’autoriser. Comment expliquer que l’homme ait
pu changer de condition ? La résolution de cette énigme passe, dans l’anthropologie rousseauiste,
par le concept de perfectibilité, dont la subtilité est qu’elle n’est pas une faculté interne à l’homme
mais seulement une potentialité. L’évolution de l’homme reste entièrement tributaire d’événements
extérieurs à lui, dont la survenance doit tout au hasard... Une telle conception de l’histoire a
évidemment des conséquences en matière politique : quelle légitimité peut-on tirer d’une histoire
qui ne serait pas un processus d’amélioration de l’humanité mais simplement un scénario aléatoire
parmi d’autres possibles ?

1. II. B. 1 - L'homme comme animal perfectible

Pour Rousseau, ce qui fait la spécificité de l’homme est qu’il est un « agent libre » 212 . Sa
conception de la liberté humaine doit cependant être bien distinguée de celle proposée par la
tradition cartésienne ; ce n’est pas sa faculté de dominer la nature par la seule puissance de sa raison
qui fait de lui un être libre. L’homme naturel de Rousseau ne diffère pas fondamentalement de
l’animal sur le plan intellectuel :
« Tout animal a des idées puisqu'il a des sens, et il combine même ses idées jusqu'à un certain
point, et l'homme ne diffère à cet égard de la Bête que du plus au moins : Quelques Philosophes 213
ont même avancé qu'il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle
bête ; Ce n'est donc pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de

212 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 78
213 Rousseau fait ici allusion à deux auteurs auxquels il se réfère souvent : Plutarque (Que les bêtes brutes usent de la
raison, 343, 2) et Montaigne (Essais, 1, I, chap. XLII).
66
l'homme que sa qualité d'agent libre. La nature commande à tout animal, et la Bête obéit. L'homme
éprouve la même impression » 214

Si il s’oppose à la vision d’un homme « maître et possesseur de la nature », Rousseau se rapproche


cependant de Descartes en mettant l’accent sur le libre-arbitre de l’homme. Car bien que, comme
l’animal, il reste régi par les lois de la nature et par son instinct, l’homme a la capacité de s’écarter
de son instinct, de le nier :
«Il se reconnaît libre d'acquiescer, ou de résister ; et c'est surtout dans la conscience de cette liberté
que se montre la spiritualité de son âme : car la Physique explique en quelque manière le
mécanisme des sens et la formation des idées ; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de
choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont
on n'explique rien par les Lois de la Mécanique. » 215

L’homme ne peut pas maîtriser la nature, mais il peut résister à son instinct et échapper à une part
de déterminisme naturel. C’est cette faculté de se perfectionner, c’est-à-dire de s’écarter de sa
nature, qui le distingue de façon absolue de la bête, alors que l’intelligence n’établit entre eux
qu’une différence de degré :
« Une [...] qualité très spécifique qui distingue [l'homme et l'animal] [...] est la faculté de se
perfectionner ; faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres et
réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de
quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la
première année de ces mille ans. » 216

Cette spécificité lui confère un avantage précieux sur tous les autres êtres vivants et compense sa
relative faiblesse physique :
« En dépouillant cet Être, ainsi constitué, de tous les dons surnaturels qu'il a pu recevoir, et de
toutes les facultés artificielles qu'il n'a pu acquérir que par de longs progrès ; en le considérant, en
un mot, tel qu'il a dû sortir des mains de la Nature, je vois un animal moins fort que les uns, moins
agile que les autres, mais à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous. » 217

Son indétermination fait de l’homme est un animal « avantageusement organisé » : il ne possède


aucune qualité en propre mais peut les acquérir toutes. Il n’est pas supérieur aux autres êtres animés
au départ, mais il peut les dépasser en se perfectionnant :
« L'homme Sauvage, livré par la Nature au seul instinct, ou plutôt dédommagé de celui qui lui
manque peut-être, par des facultés capables d'y suppléer d'abord, et de l'élever ensuite fort au-
dessus de celle-là » 218

214 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 79
215 Ibid., p. 79
216 Ibid., p. 79
217 Ibid., p. 70
218 Ibid., p. 80
67
On perçoit ici l’hésitation de Rousseau sur la question de savoir si les deux principes de l’amour de
soi et de la pitié constituent à proprement parler un « instinct » ; en tout cas cet instinct de départ, si
il existe, est bien moins sophistiqué que chez les autres animaux. Mais la formidable faculté
d’adaptation que constitue sa perfectibilité lui permet de faire de son défaut d’instinct une force :
« Les Hommes imitent l'industrie [des animaux], et s'élèvent ainsi jusqu'à l'instinct des Bêtes, avec
cet avantage que chaque espèce n'a que le sien propre, et que l'homme n'en ayant peut-être aucun
qui lui appartienne, se les approprie tous, se nourrit également de la plupart des aliments divers
que les autres animaux se partagent, et trouve par conséquent sa subsistance plus aisément que ne
peut le faire aucun d'eux. » 219

La perfectibilité de l’homme est ce qui va lui permettre, en développant la sociabilité, le


langage, les techniques et les arts, de s’élever « au-dessus de son état originel » 220. Mais on sait que
ces évolutions sont aussi perçues, chez Rousseau, comme la cause de la dégénérescence morale de
l’homme : son Discours sur les Sciences et les Arts avait montré que le progrès des facultés
intellectuelles et celui des mœurs n’étaient pas systématiquement corrélés. La perfectibilité est donc
ambivalente, elle ne doit pas être entendue sous une connotation exclusivement méliorative ; elle ne
désigne pas un mouvement qui tend vers la perfection au sens moral du terme mais une évolution
de ses facultés qui peut être analysée comme positive par certains aspects, négative par d’autres.
Cette perfectibilité représente, d’une part, la possibilité de l’accomplissement de l’homme
comme être moral. Il est absolument faux de dire que Rousseau, parce qu’il affirme que l’état de
nature est heureux, considère la condition naturelle de l’homme comme un idéal 221 . Dans cet état,
écrit-il à Christophe de Beaumont, l’homme est « borné au seul instinct physique, il est nul, il est
bête ; c'est ce que j'ai fait voir dans mon Discours sur l'inégalité » 222 . Dans le Contrat social, il
insiste encore sur le fait qu’il ne condamne pas le progrès de l’humanité lui-même, mais seulement
ses « abus » :
« Quoi qu'il se prive [en basculant dans l'état civil] de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il
en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses
sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle
condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse
l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être
intelligent et un homme » 223

219 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 70
220 Ibid., Note X, p. 175

221 Voir 2. II. A. 1


222 Lettre à Christophe de Beaumont, Œuvres Complètes t. IV, p. 936
223 Du Contrat social, Livre I, chap. 8, p. 60-61
68
Rousseau affirme que c’est seulement en quittant l’état de nature que l’homme réalise pleinement
son humanité, s’élève, s’ennoblit. L’acquisition de la raison fait de lui un être capable de porter un
jugement moral sur ses actes, elle le rend libre de choisir entre faire le bien ou faire le mal. La
possibilité de ce choix est la condition de la véritable liberté : « seule la liberté morale rend
l’homme vraiment maître de lui » 224.
Cependant, la perfectibilité de l’esprit humain ne prend pas seulement la forme d’un progrès
moral. La perfectibilité est aussi le moyen par lequel l’homme s’éloigne des principes initiaux qui
faisaient d’eux des êtres pacifiques et heureux : Blaise Bachofen et Bruno Bernardi résument cette
ambivalence en une formule concise : « Perfectibilité et dénaturation sont les deux faces du même
concept » 225 . Le meilleur et le pire sont indissociables, puisque c’est le même mouvement de
perfectionnement, qui se traduit notamment par dénaturation de l’amour-propre en amour de soi,
qui permet à l’homme d’accéder au plus au niveau de spiritualité et aggrave sa dépravation morale :
« Je montrerais que c'est à cette ardeur de faire parler de soi, à cette fureur de se distinguer qui
nous tient presque toujours hors de nous-mêmes, que nous devons ce qu'il y a de meilleur et de
pire parmi les hommes, nos vertus et nos vices, nos sciences et nos erreurs, nos Conquérants et nos
Philosophes, c'est à dire une multitude de mauvaises choses sur un petit nombre de bonnes. » 226

Le pire l’emporte donc sur le meilleur : le regard que porte Rousseau sur le résultat du
perfectionnement de l’homme reste globalement négatif, même si il y voit le moyen incontournable
du progrès de l’humanité.
L’idée d’un perfectionnement de l’homme au cours de l’histoire se retrouve chez d’autres
penseurs, y compris chez les philosophes du droit naturel contre lesquels Rousseau s’élève. Mais sa
conception de la perfectibilité de l’homme se distingue en ce qu’elle considère que l’évolution de
l’homme ne se fait pas dans un cadre déterminé par la nature initiale de l’homme, qui, dès l’origine,
poserait les limites de ce que peut faire l’homme, mais consiste en une transformation de cette
nature initiale. L’indétermination, ou plus précisément la plasticité de la nature humaine est ce qui
rend possible la perfectibilité : l’homme est cet animal qui peut se modifier lui-même, changer ses
propriétés, devenir autre. La vision de l’évolution de l’homme de Rousseau doit en cela être
distinguée de celle de Condorcet 227 ou, dans un autre registre, d’Auguste Comte 228, qui considèrent

224 Du Contrat social, Livre I, chap. 8, p. 61


225 BACHOFEN Blaise et BERNARDI Bruno, Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité, p. 30
226 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 142-143
227 CONDORCET Nicolas, Avant-propos à l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1793
228 COMTE Auguste, Cours de philosophie positive, 1830-1842, 48e et 49e leçons
69
que les facultés qui apparaissent progressivement au fil de l’évolution de l’homme étaient déjà
présentes en puissance, virtuellement, mais qu’elles n’étaient pas encore développées car pas encore
stimulées. Ces théories impliquent non seulement l’affirmation qu’il est dans l’essence même de
l’homme qu’il ait une histoire, mais aussi l’idée que cette histoire est déjà tracée dans ses grandes
lignes, même si elle n’est pas prévisible : chaque étape réveille une faculté jusqu’alors en sommeil.
Le processus de perfectionnement, chez Rousseau, ne passe pas par l’ajout ou l’activation de
facultés nouvelles aux facultés anciennes mais par l’altération des facultés primitives de l’homme.
Rousseau considère les deux principes de pitié et de conservation de soi comme naturels non parce
qu’ils seraient inaltérables en l’homme et formeraient le « noyau dur » immuable commun à tous
les hommes de tous les temps, mais au contraire parce que c’est l’altération de ces principes qui fait
que l’homme est devenu ce qu’il est aujourd’hui. C’est justement cette altération qui permet de
distinguer l’homme civil de l’homme naturel et d’expliquer la distance qui les sépare. Le
perfectionnement de l’homme a entraîné la dénaturation de l’amour de soi en amour-propre 229 ,
mais a aussi touché la pitié, qui a été recouverte par les passions sociales et par la réflexion abstraite
nées du développement de la raison, qui empêchent la libre expression du penchant naturel à la
compassion :
« c'est par [la réflexion] que [l’homme] dit en secret, à l'aspect de l'homme souffrant, péris si tu
veux, je suis en sûreté. [...] On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n'a qu'à
mettre ses mains sur ses oreilles et s'argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en
lui de l'identifier avec celui qu'on assassine. »

L’homme qui « philosophe » (le terme est ici à prendre au sens péjoratif que lui donne parfois
Rousseau) enfouit sa pitié sous des considérations abstraites, intellectualisées. Le cas de la pitié est
cependant particulier car, si l’amour-propre a purement et simplement remplacé l’amour de soi au
terme d’un processus d’altération, la pitié, elle, n’a pas complètement disparu dans l’état de société.
Rousseau garde l’espoir de la voir rejaillir 230, même si il constate qu’elle n’agit presque plus.
La constitution de l’homme évolue donc au gré de l’altération des principes qui le
définissent. Ainsi, lorsque Rousseau évoque « la Nature actuelle de l’homme » 231 , la contradiction
avec l’idée d’un homme actuel « dénaturé » n’est qu’apparente : la nature de l’homme est
modulable, évolutive. Affirmer qu’il existe une « nature actuelle » de l’homme civil ne signifie pas,
bien sûr, que le concept d’homme naturel perd son sens. Ce dernier reste le point de départ de
l’évolution de l’homme. Cette terminologie a simplement pour fonction d’indiquer au lecteur que la

229 Voir 2. I. A. 2
230 Voir 2. II. B. 1
231 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 53
70
constitution de l’homme s’est transformée en profondeur au fil de son évolution. C’est à cette fin
qu’il emploie encore le terme de Nature à la fin du Discours sur l’inégalité : « l’âme et les passions
humaines s'altérant insensiblement, changent pour ainsi dire de Nature » 232 .
La confusion entre l’idée d’une nature de l’homme qui renvoie à son origine naturelle (qui est une
et définie) et celle d’une nature de l’homme qui renvoie à ce qui constitue son essence, sa
constitution profonde (qui est, elle, susceptible de transformations radicales) a perturbé la réception
de la pensée de Rousseau, notamment par ses contemporains. La Lettre de M. Philopolis (en fait
écrite sous ce pseudonyme par le philosophe et naturaliste genevois Charles Bonnet) illustre bien
cette incompréhension :
« Tout ce qui résulte immédiatement des facultés de l'homme ne doit-il pas être dit résulter de sa
nature ? [...] Si donc l'état de société découle des facultés de l'homme, il est naturel à
l'homme. » 233

L’entreprise de Rousseau consiste justement à démontrer le contraire de ce que Charles Bonnet


pointe ici comme la conséquence logique de sa pensée : les facultés de l’homme social (qui
constituent sa « nature actuelle ») ne lui sont pas naturelles, mais sont le fruit d’une dénaturation
provoquée par la socialisation qui résulte elle-même d’une histoire complexe, d’une succession
d’événements.

L’évolution de l’humanité, que Rousseau retrace dans la Seconde partie du Discours sur
l’inégalité, est en effet conditionnée par des facteurs extérieurs à l’homme. Le grand récit de
l’histoire des hommes qu’il donne à voir, de la sortie de l’état de nature au « dernier degré de
l’inégalité », n’a pas de prétention à l’exactitude historique ; Rousseau affirme qu’on ne peut avoir
qu’une connaissance hypothétique de la genèse de l’humanité. Mais ce n’est pas pour autant une
fiction, puisqu’il estime qu’il est possible de reconstituer une histoire logique en reconstituant
l’enchaînement des événements qui a provoqué cette évolution.
Dans la conception de Rousseau, l’évolution des hommes reste toujours tributaire de
circonstances indépendantes de leur volonté. La perfectibilité de l’homme doit s’entendre comme la
possibilité de l’évolution, non comme le moteur de celle-ci. L’homme n’est pas porteur d’un
principe interne de changement, il ne se perfectionne que lorsque le changement des circonstances

232 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 146
233Lettre de M. Philopolis publiée dans Le Mercure de France d’octobre 1755 en réaction à la publication du Discours
sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Œuvres Complètes t. III, p. 232
71
extérieures appelle une évolution, que lorsque qu’il est contraint de le faire par ce que Rousseau
nomme « l’aiguillon de la nécessité » 234 :
« [J'ai] montré que la perfectibilité, les vertus sociales et les autres facultés que l'homme naturel
avait reçues en puissance ne pouvaient jamais se développer d'elles-mêmes, qu'elles avaient besoin
pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne jamais naître, et sans
lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa constitution primitive. » 235

La perfectibilité n’est donc pas, à proprement parler, une tendance de l’homme puisqu’elle a
besoin, pour s’activer, de l’intervention d’événements extérieurs à lui. La volonté de Rousseau de
reconstituer l’histoire de l’homme le conduit à rechercher les causes qui ont pu provoquer les
bouleversements dont il a été l’objet.

1. II. B. 2 - L'histoire hypothétique de Rousseau : une succession


de ruptures liées à des événements accidentels

Dans la Seconde partie du Discours sur l’inégalité, Rousseau tente de reconstituer le


processus qui a pu transformer si profondément la condition de l’homme. Comment cet animal
oisif, libre et pacifique qu’il était à l’origine a-t-il pu devenir l’être corrompu et malheureux qu’il
est aujourd’hui ? Pour Rousseau, cette évolution procède d’une succession de ruptures qui apportent
leur lot de bouleversements : le langage a permis le progrès de la raison, l’approfondissement de la
sociabilité et la transmission des connaissances, la propriété a permis l’agriculture... Chaque rupture
a des conséquences sur l’évolution de l’homme, mais pas sur les ruptures suivantes : elles ne sont
pas consécutives, ne s’engendrent pas entre elles. Le récit rousseauiste de l’histoire de l’humanité
ne doit pas être lu comme un cheminement par étapes vers une fin connue ou prévisible, mais
comme une marche à reculons vers l’inconnu. Le seul point de repère est la condition originelle de
l’homme, dont il s’éloigne par une succession de convulsions sans cohérence, qu’il est impossible
d’anticiper. La vision chaotique de l’histoire de Rousseau rejoint celle de Walter Benjamin, qui nous
décrit un « Ange de l’histoire » dont le visage est « tourné vers le passé », contemplant « la tempête
que nous appelons progrès » 236 . Pour mieux accréditer cette conception, Rousseau imagine les

234 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 82
235 Ibid., p. 105-106
236BENJAMIN Walter, Sur le concept d’histoire [1940], § 9, traduction de Maurice de Gandillac, Œuvres t. III, Paris,
Gallimard, 2000, p. 434
72
causes aléatoires des grands bouleversements de l’histoire humaine et explique par quel processus
elles ont façonné l’homme.
Selon lui, le langage, par exemple, s’est développé après une catastrophe naturelle qui aurait
forcé les hommes au rapprochement, comme de grandes inondation ou des tremblements de terre
qui auraient isolé certains territoires 237 . Face à la nécessité de communiquer, les hommes auraient
alors été amenés à convenir entre eux d’un code. Le langage humain est donc, chez Rousseau,
entièrement conventionnel ; cette genèse imaginée explique qu’il n’en fasse pas un attribut de
l’homme naturel. Cette hypothèse d’un langage apparu pour s’adapter à une situation de
cohabitation sur un territoire soudainement restreint est crédible aux yeux de Rousseau, cependant
elle ne résout pas entièrement l’énigme de son apparition : en effet, l’institution d’un langage
suppose la préexistence d’une société, qui elle-même ne peut exister que par le langage. De la
même manière, il est nécessaire, pour inventer le langage, d’être parvenu à un niveau d’intelligence
abstraite que l’on ne peut atteindre que par... les mots 238 ! Confronté à ce mystère, comme l’a été
avant lui l’Abbé de Condillac (auquel il se réfère très fréquemment), Rousseau n’écarte pas
l’hypothèse de la révélation divine proposée par ce dernier. Il se dit de toute manière « convaincu
de l'impossibilité presque démontrée que les Langues aient pu naître et s'établir par des moyens
purement humains ».
De même, la pêche, la chasse et les vêtements auraient été inventés lorsque « des années
stériles, des hivers longs et rudes, des étés brûlants qui consument tout, exigèrent d'eux une
nouvelle industrie » 239 : là encore, c’est « l’aiguillon de la nécessité » qui a contraint l’homme a
évoluer. La découverte du feu, elle aussi, tient à des causes naturelles et aléatoires. Elle n’est pas
une conquête qui vient couronner les progrès intellectuels des hommes, mais une compétence qui
leur parvient subitement et par hasard : « Le tonnerre, un Volcan, ou quelque heureux hasard, leur
fit connaître le feu » 240. La division du travail, enfin, trouverait son origine dans les premiers temps
de la métallurgie, découverte elle aussi « par la circonstance extraordinaire de quelque Volcan » 241 .
Dans chaque cas, les progrès sont issus de la confrontation entre l’homme et son environnement. Le
constat que cet environnement ne produit pas partout les mêmes événements et, par là, pose des

237 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 115
238Ibid. p. 84 : « Qu'on songe de combien d'idées nous sommes redevables à l'usage de la parole ; Combien la
Grammaire exerce, et facilite les opérations de l'Esprit... »
239 Ibid., p. 110-111
240Ibid., p. 111
241Ibid., p. 121
73
contraintes différentes selon les lieux géographiques, conduit Rousseau à formuler une idée qui
rejoint la « théorie des climats » de Montesquieu pour expliquer que l’évolution des hommes n’ait
pas été partout identique : « La différence des terrains, des Climats, des saisons, put les forcer à en
mettre dans leurs manières de vivre » 242.
L’histoire de l’homme ne peut se comprendre qu’à la condition de l’étudier en considérant la
relation d’interdépendance étroite qui le lie à son milieu. Lorsque Rousseau qualifie les progrès de
l’homme de « nécessaires », c’est pour signifier qu’ils sont suscités par les modifications du milieu.
L’homme n’est pas programmé pour évoluer, mais la transformation de son environnement le
contraint à le faire. L’affirmation du caractère « nécessaire » de l’évolution de l’homme ne s’oppose
donc pas, dans cette signification donné par Rousseau, à sa « contingence » : dire que des causes
dues au hasard ont rendu l’évolution inévitable ne revient pas à dire que l’évolution était par elle-
même inévitable.
Après ces premières ruptures, une autre, plus bouleversante encore, va entériner la
dénaturation profonde et irréversible de l’homme. Elle est constituée par l’invention de la propriété,
que Rousseau qualifie de « grande révolution ». Avant ce moment, les hommes avaient déjà depuis
longtemps quitté le premier état de nature : le développement de leur sociabilité était amorcé grâce
au langage, et ils avaient commencé à bâtir des abris. Dans cet état intermédiaire que Rousseau
nomme « la société commencée », les conflits entre les hommes étaient logiquement plus nombreux
que dans l’état de nature, où ils ne se fréquentaient guère. Mais pour Rousseau, on ne peut pas
parler, à cette période, d’un « véritable état de guerre » ; les conflits ne prenaient pas encore la
tournure dramatique que l’on connaît dans la société civile et, globalement, les joies de la
socialisation l’emportaient sur ses désagréments. Rousseau voit même dans cette période que Victor
Goldschmidt nomme « l’âge des cabanes » la période la plus heureuse de l’histoire de l’humanité
où l’homme, placé « à distances égales de la stupidité des brutes et des lumières funestes de
l'homme civil » 243 , goûtait déjà ce que Rousseau appelle dans le Contrat social « les avantages de
l’état civil » (la famille, les relations amicales, les jouissances intellectuelles, le sens esthétique, la
moralité...) sans pour autant souffrir de ses « abus » 244 :
« [Ce] juste milieu entre l'indolence de l'état primitif et la pétulante activité de notre amour-propre,
dut être la période la plus heureuse et la plus durable. Plus on y réfléchit, plus on trouve que cet
état était le moins sujet aux révolutions, le meilleur à l'homme, et qu'il n'en a du sortir que par
quelque funeste hasard qui pour l'utilité commune eût dû ne jamais arriver. L'exemple des

242 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 110

243 Ibid., p. 117


244 Ces expressions sont employées par Rousseau dans le Contrat social, Livre I, chap. 7.
74
sauvages qu'on a presque tous trouvés à ce point semble confirmer que le Genre-humain était fait
pour y rester toujours, que cet état est la véritable jeunesse du Monde, et que tous les progrès
ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l'individu, et en effet vers la
décrépitude de l'espèce. » 245

Mais l’histoire est tragique : paradoxalement, cet âge d’or théorique, qui représente selon Rousseau
la période « la plus durable » n’a été qu’un intervalle fugace. L’agriculture naissante a rapidement
conduit à l’institution de la propriété foncière (« De la culture des terres s'ensuivit nécessairement
leur partage » 246 ). La métallurgie, elle, a engendré la division du travail, porteuse d’inégalité,
d’exploitation et de dépendance mutuelle. C’est en fait à partir du moment où les hommes ont
commencé à travailler ensemble et à distribuer les biens du travail que l’inégalité, la conflictualité
et la servitude sont apparues :
« La Métallurgie et l'agriculture furent les deux arts dont l'invention produisit cette grande
révolution. Pour le Poète, c'est l'or et l'argent, mais pour le Philosophe, ce sont le fer et le blé qui
ont civilisé les hommes et perdu le Genre-humain. » 247

Cette situation va engendrer l’état de guerre, qui va contraindre les hommes à faire société.
Comme chez Hobbes, c’est la nécessité de se protéger de la violence qui va pousser les hommes à
se soumettre à une autorité et à des lois. Cependant, dans la conception de Rousseau, l’état de
guerre n’est pas la caractéristique de l’état de nature mais plutôt le signe que l’homme est sur le
point de basculer dans l’état civil, qu’il est arrivé à l’extrême limite de l’état de nature (il a déjà
quitté le « véritable état de nature »). À ce stade l'homme est déjà dénaturé: ce n'est plus l'amour de
soi et la pitié qui orientent les conduites, mais « l'amour-propre intéressé » 248 . Il a alors plus de
raisons de nuire à ses semblables que de coopérer avec eux, puisqu’il ne tire plus son bonheur de
son bien-être considéré pour lui-même mais de la supériorité de sa situation sur celle d’autrui 249 .
C’est seulement à ce moment que la violence s’est généralisée, rendant inévitable le passage à
l’étape suivante, l’institution de la société civile :
« C'est ainsi que les plus puissants ou les plus misérables, se faisant de leur force ou de leurs
besoins une sorte de droit au bien d'autrui, équivalent, selon eux, à celui de propriété, l'égalité
rompue fut suivie du plus affreux désordre : c'est ainsi que les usurpations des riches, les
Brigandages des Pauvres, les passions effrénées de tous étouffant la pitié naturelle, et la voix
encore faible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux et méchants. Il s'élevait entre le
droit du plus fort et le droit du premier occupant un conflit perpétuel qui ne se terminait que par
des combats et des meurtres. La Société naissante fit place au plus horrible état de guerre : Le

245 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 118
246 Ibid., p. 121
247 Ibid., p. 119
248 Ibid., p. 123
249 Voir 2. I. A. 2
75
Genre-humain avili et désolé ne pouvant plus retourner sur ses pas, ni renoncer aux acquisitions
malheureuses qu'il avait faites et ne travaillant qu'à sa honte, par l'abus des facultés qui l'honorent,
se mit lui-même à la veille de sa ruine. » 250

Cet « horrible état de guerre » marque donc la fin du second état de nature, que Rousseau distingue
du « véritable état de nature » dans lequel il ne pourrait pas survenir. À partir de ce stade, le
changement cesse d’être entièrement aléatoire pour devenir nécessaire. L’évolution des hommes
entre alors dans un ordre contraignant : les événements s’engendrent les uns les autres, à l’image de
l’état de guerre appelant l’institution de la société, appelant elle-même l’institution de l’État.
À partir d’un certain moment, donc, l’histoire de l’humanité n’aurait plus pour moteur le
hasard mais l’enchaînement nécessaire des événements. Cela ne signifie pas, pourtant, que l’histoire
cesse d’être « contingente » : Louis Althusser opère une distinction entre le hasard, qui est l’absence
de causes, et la contingence, qui est l’existence de causes qui échappent à la prévisibilité, dont les
effets constituent eux-même des sources plus imprévisibles encore 251 . Comme le concluent
justement Blaise Bachofen et Bruno Bernardi, la nécessité n’est rien d’autre que de la « contingence
sédimentée » : rétrospectivement, on peut appliquer des explications causales aux événements
survenus, après que ceux-ci ont produit leurs effets. Ce sont les effets qui produisent de la causalité,
celle-ci ne peut être perçue comme mécanique, la connaissance des seules causes ne permettant pas
de prédire les effets, ni même d’affirmer que ceux-ci étaient contenus en puissance dans la situation
qui précédait leur apparition. Rousseau développe sa propre conception de la causalité, revisitant la
pensée de Malebranche chez qui les « causes occasionnelles » désignent les occasions particulières
au cours desquelles se manifestent les lois de nature (qui sont, pour Malebranche, les « volontés
générales de Dieu »). Rousseau reprend à son compte cette idée de « cause occasionnelle » en
redéfinissant son contenu : chez lui elles ne révèlent pas des principes préexistants, mais sont
seulement des événements qui ne sont voulu par aucune volonté humaine ou divine, dont l’effet est
de précipiter le passage d’un ordre à un autre. Dans une telle conception, rien ne justifie le recours
théorique à une finalité de l’histoire telle que l’envisage Emmanuel Kant dans son Idée d’une
histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique : pour Rousseau l’histoire ne peut être
considérée autrement que comme une simple constatation des événements passés.

250 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 123
251ALTHUSSER Louis, « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre », publié dans Écrits philosophiques et
politiques, t. I, Paris, Stock/imec, 1994, p. 539-576
76
1. II. B. 3 - Une histoire contingente, dont on ne peut tirer aucun
principe explicatif ou légitime

Cette vision particulière de l’histoire fait partie intégrante de la conception de l’état de


nature spécifique à Rousseau. Chez tous les autres jusnaturalistes, la volonté de retracer l’histoire de
l’homme en remontant jusqu’à l’état de nature a pour but d’expliquer pourquoi l’homme est devenu
ce qu’il est, de donner des causes naturelles à l’ordre social : chez Hobbes, la nécessité de protéger
sa vie explique l’apparition de l’État ; chez Locke, c’est le caractère insupportable d’une condition
où la propriété n’était pas assurée qui a mené à l’institution du droit. L’état de nature revêt pour eux
une fonction que Victor Goldschmidt qualifie d’ « étiologique » 252 vis-à-vis de la société politique :
il s’agit d’expliquer pourquoi l’homme ne peut pas vivre autrement. Pour les jusnaturalistes que
Rousseau va critiquer, l’état de nature renseigne sur la nécessité de l’homme, mais aussi sur son
essence, ainsi que sur sa destination : il permettrait de déduire la finalité de l’homme, ce qu’il doit
être : un être moral, un être sociable... Ces différentes fonctions théoriques de l’état de nature sont
en général réunies dans l’unité de la loi divine, ou, chez Diderot, dans celle de la loi de la nature 253.
Ces paradigmes sont invalidés par Rousseau : selon lui, on ne trouve, dans l’état de nature,
ni l’origine de la société civile, ni ses fondements. La fonction de l’état de nature n’est pas, chez lui,
d’annoncer, d’expliquer ou de justifier l’ordre existant, puisqu’on ne peut tirer aucun principe de
légitimité du mouvement amorcé par des causes contingentes qui a fait sortir l’homme de cet état.
En outre, contrairement à ses prédécesseurs qui pensent que l’état qu’ils étudient a réellement existé
au commencement de l’histoire de l’homme et existe encore dans certaines sociétés primitives,
l’état de nature tel que se le représente Rousseau n’a pas forcément d’existence historique : il le
décrit comme un état « qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé et qui n’existera
probablement jamais » 254 . Rousseau ne prétend pas restituer une histoire réelle qui entrerait en
contradiction avec les dogmes religieux et les théories des historiens : il se borne à énoncer une
simple « hypothèse », « semblable à celles que font tous les jours les physiciens sur la formation du

252 GOLDSCHMIDT Victor, Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau, p. 180-185. Pour Victor
Goldschmidt, l’état de nature revêt, pour les jusnaturalistes, une triple fonction :« étiologique », « paradigmatique » et
« exégétique ».
253
Voir l’article Droit naturel signé par Diderot dans l’Encyclopédie (novembre 1755) et son Supplément au voyage de
Bougainville (1771)
254 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 53
77
Monde » 255 , dont l’objectif n’est pas de parvenir à la formulation de lois universelles mais, plus
modestement, « d’éclaircir la nature des choses » :
« Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités
historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels; plus propres à
éclaircir la nature des choses, qu'à en montrer la véritable origine. » 256

Dans ce contexte, on pourrait remettre en question l’utilité, dans une perspective politique, d’un
concept aussi dépouillé et incertain que l’état de nature de Rousseau. Ce serait méconnaître la
redoutable efficacité critique que recèle cette « hypothèse de travail » lorsqu’elle est utilisée
négativement, c’est-à-dire lorsqu’elle est employée pour dire non ce que la loi de nature impose à
l’homme, mais tout ce qu’elle ne lui impose pas. L’état de nature de Rousseau permet
essentiellement de mettre en évidence tout ce qu’il ne justifie pas : l’absence de misère,
d’insécurité, de guerre remet en cause les théories de la nécessité « naturelle » des conventions
sociales, juridiques et politiques. Il lui permet aussi de rejeter les conceptions hiérarchiques de la
société qui font procéder la dépendance de l’inégalité naturelle ; l’affirmation aristotélicienne qu’il
existerait ainsi des « esclaves par nature » est radicalement incompatible avec la vision d’un état de
nature où les hommes jouissent tous d’une égale liberté et où la soumission est absente. On ne
saurait donc invoquer la nature pour transformer systématiquement la soumission de fait de la
société civile en règle de droit :
« En effet, il est aisé de voir qu'entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent
pour naturelles qui sont uniquement l'ouvrage de l'habitude et des divers genres de vie que les
hommes adoptent dans la Société » 257

L’état de nature joue également un rôle normatif en ce qu’il fournit un pôle de comparaison
qui permet de définir l’état social. L’épistémologie de Rousseau s’inspire de Buffon, chez qui toute
connaissance commence par la comparaison. Chez Buffon, c’est l’animal qui permet de comprendre
ce qu’est l’homme. Chez Rousseau, c’est grâce à la construction intellectuelle d’un « homme
naturel » que l’on peut affiner la connaissance anthropologique, mieux connaître l’homme civil, et
même le juger par rapport à cette norme : l’état de nature permet de mesurer la dégradation sociale
de l’homme par rapport à ce point de référence.
La conception de l’histoire de Rousseau laisse donc ouverte la possibilité d’une comparaison
entre ce qui était et ce qui est. Mais sa vision de la contingence suggère également une réflexion
vertigineuse qui compare ce qui a eu lieu avec ce qui aurait pu avoir lieu, préalable indispensable à

255 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 66
256 Ibid., p. 66
257 Ibid., p. 103
78
l’interrogation sur la légitimité de ce qui découle des événements historiques. Le refus d’une
histoire inéluctable est ce qui donne sens à la distinction entre le droit et le fait : l’ordre existant
peut parfois être factuellement contraignant, voire inévitable, il n’est pas pour autant justifié par une
nécessité naturelle qui guiderait l’histoire dans une direction déterminée. Ainsi que le note Henri
Gouhier, la manière dont Rousseau imagine « une humanité sans histoire258 n’est pas contradictoire.
Relative à l’univers dans lequel nous vivons, l’histoire est une nécessité de fait » 259 , non une
nécessité naturelle. Finalement, on s’aperçoit que la critique acerbe de ce que sont devenus les
hommes est moins le produit de la nostalgie de ce qu’ils étaient que du regret qu’ils ne soient pas
devenus autres. L’étape suivante de son raisonnement conduit Rousseau à affirmer non seulement
que ce qui est aurait pu être autre, mais aussi que ce qui est peut devenir autre : l’histoire n’est pas
fermée puisqu’elle reste exposée à l’irruption de nouvelles révolutions déclenchées par des
événements contingents. Une société qui n’est déterminée ni par la nature, ni par une histoire
causale n’est pas figée : dans un accès d’optimisme, Rousseau évoque dans le second Discours la
possibilité « que de nouvelles révolutions dissolvent tout à fait le gouvernement, ou le rapprochent
de l’institution légitime » 260...

258 Il ne semble pas tout à fait exact d’affirmer que l’histoire soit exclue du schéma de pensée de Rousseau : Gouhier
emploie sas doute ici le mot « histoire » au sens traditionnel d’enchaînement logique de causes, non au sens plus
restreint que lui donne Rousseau de constatation rétrospective de la survenance et des conséquences d’événements.
259GOUHIER Henri, Les Méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Vrin, 1984, « Nature et histoire
dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau », p. 23-24
260 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
79
SECONDE PARTIE : L'APPLICATION DE
CES DÉCOUVERTES
ANTHROPOLOGIQUES DANS LE
CHAMP POLITIQUE

80
La « dénaturalisation » de la société civile et l’affirmation du caractère contingent de
l’histoire balayent le paradigme du déterminisme naturaliste et ouvrent la voie à de nouvelles
approches de l’homme et de la société ; on comprend ainsi que des sociologues comme Émile
Durkheim et Gérard Namer ou des ethnologues comme Claude Lévi-Strauss reconnaissent en
Rousseau un « précurseur » (selon le mot de Durkheim) des sciences de l’homme. L’absence d’une
justification naturelle de la violence, de la servitude et des inégalités fait de l’ordre existant un
véritable scandale : il n’est pas seulement injuste, il est aussi injustifié. Rousseau porte un regard
très sombre sur ce que sont devenus les hommes : la société les a rendus dépendants, méchants,
superficiels, inaptes au bonheur. L’inégalité sociale, qui lui semble proche de son ultime degré, le
révolte profondément. Cette société ne peut engendrer que le malheur des hommes, il est urgent de
l’abolir, cependant la marge de manœuvre est étroite : un retour à l’état de nature n’est ni possible,
ni même souhaitable. Pourtant, c’est bien vers l’homme naturel qu’il faut se tourner pour puiser
l’inspiration de ce qui pourrait être un mouvement global de régénération de l’humanité.

2. I - La critique de l'ordre social existant

L’institution de la société, par un « funeste hasard » 261 , a précipité les hommes dans la
corruption et la misère. Une fois l’histoire enclenchée, elle s’est alimentée elle-même, chaque degré
de dénaturation tendant à rapprocher l’homme du degré suivant. Là où ses contemporains louent le
« progrès » de l’humanité, Rousseau ne voit que la dégénérescence et la croissance des inégalités.

261 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 118
81
2. I. A - La société comme force corruptrice

2. I. A. 1 - "L'homme" est bon, mais "les hommes" sont


méchants

La connaissance de l’homme naturel a pour fonction de nous fournir des « Notions justes
pour bien juger de notre état présent » 262 , en nous permettant d’accéder à la « connaissance des
fondements réels de la société humaine » 263 et par là, de ce que nous devons réellement à la société
dans notre condition actuelle. L’homme naturel doit être considéré comme un étalon qui permet de
juger le présent en évaluant le degré d’éloignement de l’homme social par rapport à sa première
nature. Cet éloignement est globalement perçu par Rousseau comme une décadence, qui affecte en
premier lieu sa vigueur et sa bravoure :
« En devenant sociable et Esclave, il devient faible, craintif, rampant, et sa manière de vivre molle
et efféminée achève d'énerver à la fois sa force et son courage. » 264

C’est « en devenant sociable », c’est à dire en basculant dans l’état de société, que l’homme devient
corrompu et malheureux. Déjà en 1750, dans le Discours sur les sciences et les arts, Rousseau
présentait sa thèse selon laquelle l’homme naît (historiquement, ou plutôt avant l’histoire, mais
aussi biologiquement, au commencement de sa vie) bon et heureux. La même idée est ainsi
exprimée dans l’ouverture de l’Émile douze ans plus tard : « Tout est bien sortant des mains de
l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme » 265 . Rousseau persiste dans son
affirmation que la volonté divine, ou la nature (on a vu que cette question était pour Rousseau d’une

262 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 53
263 Ibid., Préface, p. 54
264 Ibid., p. 76

265 Émile ou De l’Éducation, Livre I, Œuvres Complètes t. IV, p. 245. On retrouve également ce postulat formulé dans
la Lettre à Christophe de Beaumont, Œuvres Complètes t. IV, p. 935-936 : « Le principe fondamental de toute morale,
sur lequel j’ai raisonné dans tous mes Écrits, et que j’ai développé dans ce dernier avec toute la clarté dont j’étais
capable, est que l’homme est un être naturellement bon, aimant la justice et l’ordre ; qu’il n’y a point de perversité
originelle dans le cœur humain, et que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits. J’ai fait voir que
l’unique passion qui naisse avec l’homme, savoir l’amour de soi, est une passion indifférente en elle-même au bien et
au mal ; qu’elle ne devient bonne ou mauvaise que par accident et selon les circonstances dans lesquelles elle se
développe. J’ai montré que tous les vices qu’on impute au cœur humain ne lui sont pas naturels ; j’ai dit la manière dont
ils naissent ; j’en ai, pour ainsi dire, suivi la généalogie, et j’ai fait voir comment, par l’altération de leur bonté
originelle, les hommes deviennent enfin ce qu’ils sont ».
82
importance secondaire) a créé l’homme bon et parfait. Cependant cette phrase pourrait susciter, par
sa formulation, une hésitation : le mal viendrait des « mains de l’homme », l’homme serait donc en
lui-même porteur d’une puissance maléfique et ne saurait donc être considéré comme bon 266. Faut-
il voir ici une contradiction dans les termes ? Le Narcisse est considéré comme une œuvre de
jeunesse, mais sa Préface peut nous éclairer dans l’interprétation de cette citation : Rousseau
affirme que les vices humains qu’il dépeint dans sa pièce « n’appartiennent pas tant à l’homme qu’à
l’homme mal gouverné » 267 . Ce n’est donc pas l’homme lui-même, mais l’homme placé dans un
contexte social dont le second Discours nous enseigne qu’il ne peut être que néfaste, qui cause sa
propre dégénérescence. Les maux dont souffrent les hommes sont bien « leur propre ouvrage » 268 ,
mais ils sont une création de la société humaine et non de l’homme isolé : Rousseau peut dont
affirmer sans craindre le paradoxe que « les hommes sont méchants ; une triste et continuelle
expérience dispense de la preuve ; cependant l'homme est naturellement bon, je crois l'avoir
démontré » 269. Selon Cassirer 270 , Rousseau résout ainsi le problème de l’origine et de l’imputation
du mal 271 en le transposant du domaine métaphysique et théologique au domaine de la morale : le
mal n’est ni issu du « péché originel », ni le fait d’une puissance maléfique ou d’une destinée sur
laquelle ils n’ont pas de prise, il dérive simplement des effets de la socialisation :
« Qu'on admire tant qu'on voudra la société humaine, il n'en sera pas moins vrai qu'elle porte
nécessairement les hommes à s'entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent, à se rendre
mutuellement des services apparents et à se faire en effet tous les maux imaginables. Que peut-on
penser d'un commerce où la raison de chaque particulier lui dicte des maximes directement
contraires à celles que la raison publique prêche au corps de la Société et où chacun trouve son
compte dans le malheur d'autrui ? » 272

266On retrouve dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes l’idée que les hommes
ont eux même travaillé à cet état : « Ce n'est pas sans peine que nous sommes parvenus à nous rendre si malheureux.
Quand d'un côté l'on considère les immenses travaux des hommes, tant de Sciences approfondies, tant d'arts inventés ;
tant de forces employées ; des abîmes comblés, des montagnes rasées, des rochers brisés, des fleuves rendus navigables,
des terres défrichées, des lacs creusés, des marais desséchés, des bâtiments énormes élevés sur la terre, la mer couverte
de Vaisseaux et de Matelots ; et que de l'autre on recherche avec un peu de méditation les vrais avantages qui ont résulté
de tout cela pour le bonheur de l'espèce humaine, on ne peut qu'être frappé de l'étonnante disproportion qui règne entre
ces choses, et déplorer l'aveuglement de l'homme qui, pour nourrir son fol orgueil et je ne sais quelle vaine admiration
de lui-même, le fait courir avec ardeur après toutes les misères dont il est susceptible, et que la bienfaisante nature avait
pris soin d'écarter de lui. » (Note IX, p. 161)
267 Préface de Narcisse, Œuvres Complètes t. II, p. 969
268 Lettre à Philopolis, Œuvres Complètes t. III, p. 232
269 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Note IX, p. 161
270 CASSIRER Ernst, Le problème Jean-Jacques Rousseau, 1912
271On reconnaît ici la fameuse question de la théodicée traitée par Leibniz, dont Rousseau a lu les Essais de théodicée
publiés en 1710, comme en témoigne la lettre qu’il écrit à Voltaire le 18 août 1756.
272 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Note IX, p. 161
83
En plus de rendre les hommes hostiles les uns aux autres et prêts à toutes les bassesses pour nuire à
leurs semblables, l’institution de la société les rend dépendants les uns des autres, leur rendant
inévitable la forme de vie qui cause leur malheur :
« D'un autre côté, de libre et indépendant qu'était auparavant l'homme, le voilà par une multitude
de nouveaux besoins assujetti, pour ainsi dire, à toute la Nature, et surtout à ses semblables dont il
devient l'esclave en un sens, même en en devenant le maître ; riche, il a besoin de leurs services ;
pauvre, il a besoin de leur secours, et la médiocrité ne le met point en état de se passer d'eux. »

Le thème de la dépendance du puissant à l’égard de celui fait sa puissance en le servant, qui n’est
pas sans rappeler la célèbre « dialectique du maître et de l’esclave » qui sera plus tard théorisée par
Hegel 273 , est déjà assez développé dans la pensée de Rousseau ; il n’est d’ailleurs pas absurde
d’imaginer que Hegel y ait trouvé son inspiration. On retrouve notamment cette réflexion dans le
Contrat social (« Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d'être plus esclave qu'eux » 274 )
ou dans les Lettres écrites de la Montagne (« Quiconque est le maître ne peut être libre, et régner
c’est obéir » 275 ). Riche ou pauvre, maître ou serviteur, l’homme civil est toujours dans une situation
de dépendance à l’égard d’autrui. C’est là son grand malheur : « dans les relations d’homme à
homme, le pis qui puisse arriver à l’un est de se voir à la discrétion de l’autre » 276. Face à ce constat
de l’aliénation universelle des hommes vivant en société, on peut légitimement se demander si la
liberté de l’état de nature ne représente pas un état préférable et si les hommes « ne seraient pas, à
tout prendre, dans une situation plus heureuse de n'avoir ni mal à craindre ni bien à espérer de
personne, que de s'être soumis à une dépendance universelle, et de s'obliger à tout recevoir de ceux
qui ne s'obligent à leur rien donner » 277.
La socialisation engendre donc la haine et la dépendance, deux fléaux dont la nuisance est
démultipliée par leur association. Cette mutation radicale de la nature humaine s’opère notamment,
selon Rousseau, par l’altération du principe d’amour de soi en amour-propre.

273HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, Phénoménologie de l’Esprit, 1807, chap. IV. Marivaux amorçait déjà une réflexion
sur ce thème en 1725 avec L’île aux esclaves, dont on peut imaginer que la lecture a influencé Rousseau...
274 Du Contrat social, Livre I, chap. 1, p. 46
275 Lettres écrites de la Montagne, Œuvres Complètes t. III, p. 841-842
276 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 131
277Ibid., p. 93
84
2. I. A. 2 - La dénaturation de l'amour de soi en amour-propre : le
passage de l’être au paraître

L’analyse détaillée des mécanismes par lesquels l’institution de la société a abouti à la


mutation morale radicale de l’homme qu’il constate amène Rousseau à manier deux concepts-clé :
l’« amour de soi », expression de la conservation de soi dont il fait, comme on l’a vu, l’un des deux
principes moraux présents chez l’homme naturel, et l’« amour-propre ». La terminologie employée
par Rousseau est ambiguë ; elle peut laisser croire que ces deux notions sont similaires. Conscient
du danger que représente ce point pour la compréhension de sa théorie, il les définit dans la Note
XV de son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes en mettant en
garde son lecteur contre une éventuelle confusion :
« Il ne faut pas confondre l'Amour propre et l'Amour de soi-même ; deux passions très différentes
par leur nature et par leurs effets. L'Amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout
animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l'homme par la raison et modifié par la
pitié, produit l'humanité et la vertu. L'Amour propre n'est qu'un sentiment relatif, factice, et né
dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire
aux hommes tous les maux qu'ils se font mutuellement et qui est la véritable source de
l'honneur.»278

Rousseau revient à maintes reprises sur cette distinction. Dans sa Lettre à Christophe de Beaumont,
il résume ainsi les étapes de la transition de l’un à l’autre :
« Quand, par un développement dont j’ai montré le progrès, les hommes commencent à jeter les
yeux sur leurs semblables, ils commencent aussi à voir leurs rapports et les rapports des choses, à
prendre des idées de convenance, de justice et d’ordre ; le beau moral commence à leur devenir
sensible et la conscience agit (...) quand enfin tous les intérêts particuliers agités s’entrechoquent,
l’amour de soi mis en fermentation devient amour-propre, que l’opinion, rendant l’univers entier
nécessaire à chaque homme, les rend tous ennemis nés les uns des autres et fait que nul ne trouve
son bien que dans le mal d’autrui, alors la conscience, plus faible que les passions exaltées, est
étouffée par elles. » 279

Il reprend également sa distinction dans les Dialogues :


« Les passions primitives, qui toutes tendent directement à notre bonheur, ne nous occupent que
des objets qui s’y rapportent et n’ayant que l’amour de soi pour principe sont toutes aimantes et
douces par leur essence ; mais quand, détournées de leur objet par des obstacles, elles s’occupent
plus de l’obstacle pour l’écarter que de l’objet pour l’atteindre, alors elles changent de nature et

278 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Note XV, p. 190

279 Lettre à Christophe de Beaumont, Œuvres Complètes t. IV, p. 936


85
deviennent irascibles et haineuses, et voilà comment l’amour de soi, qui est un sentiment bon et
absolu, devient amour-propre ; c’est à dire, un sentiment relatif par lequel on se compare, qui
demande des préférences, dont la jouissance est purement négative, et qui ne cherche plus à se
satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le mal d’autrui. » 280

Ces passages nous apprennent, pour commencer, que l’amour-propre n’est pas une qualité naturelle
de l’homme (« Je dis que dans notre état primitif, dans le véritable état de nature, l'Amour propre
n'existe pas » 281 ) ; il ne se développe qu’avec l’institution de la société et les progrès qui lui sont
corrélés :
« C'est la raison qui engendre l'amour-propre ; et c'est la réflexion qui le fortifie ; C'est elle qui
replie l'homme sur lui-même ; c'est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l'afflige : C'est la
Philosophie qui l'isole [...] » 282

Alors que l’amour de soi est synonyme de simplicité absolue, puisqu’il conduit simplement
l’homme à rechercher son propre bien, l’amour-propre induit une relation complexe avec autrui ; la
vie en société a pour conséquence de faire interférer le jugement d’autrui sur le sien propre.
L’amour-propre n’est plus l’amour de soi en tant qu’être vivant, jouissant, souffrant mais l’amour
de soi en tant qu’être social, l’amour de son image sociale. Pour être en société, selon Rousseau, il
faut être aux yeux des autres. De cette nécessité naît le désir de « considération » qui crée une
nouvelle priorité : agir de manière à se faire voir tel que l’on souhaite être vu, et non tel que l’on est
réellement. Le passage de l’amour de soi à l’amour-propre correspond finalement à l’émergence
d’une dualité entre l’être et le paraître :
« Il fallut pour son avantage se montrer autre que ce qu'on était en effet. Être et paraître devinrent
deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse
trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège. » 283

L’homme social vit entièrement dans le paraître, au point de ne plus distinguer son être véritable de
sa personne sociale. Le développement de sa raison a anesthésié sa sensibilité ; il n’est plus capable
d’évaluer ce qu’il croit être son bonheur que par l'intermédiaire d'autrui, en comparant l'image que
ses semblables ont de lui avec celle qu'il a d'eux.
« il y a une sorte d'hommes qui comptent pour quelque chose les regards du reste de l'univers, qui
savent être heureux et contents d'eux-mêmes sur le témoignage d'autrui plutôt que sur le leur
propre. Telle est, en effet, la cause de toutes ces différences : le Sauvage vit en lui-même, l'homme

280 Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, Œuvres Complètes t. I, p. 669

281 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Note XV, p. 190

282 Ibid., p. 97

283 Ibid., p. 123


86
sociable toujours hors de lui ne fait vivre que dans l'opinion des autres, et c'est, pour ainsi dire, de
leur seul jugement qu'il tire le sentiment de sa propre existence. Il n'est pas de mon sujet de
montrer comment d'une telle disposition naît tant d'indifférence pour le bien et pour le mal, avec
de si beaux discours de morale ; comment tout se réduisant aux apparences, tout devient factice et
joué ; honneur, amitié, vertu, et souvent jusqu'aux vices mêmes, dont on trouve enfin le secret de
se glorifier ; comment, en un mot, demandant toujours aux autres ce que nous sommes et n'osant
jamais nous interroger là dessus nous-mêmes, au milieu de tant de Philosophie, d'humanité, de
politesse et de maximes sublimes, nous n'avons qu'un extérieur trompeur et frivole, de l'honneur
sans vertu, de la raison sans sagesse, et du plaisir sans bonheur. » 284

L'homme naturel est un « tout parfait » 285 en ce sens qu'il est tout entier en lui-même ; son identité
se résume à la sensation de son existence, son bonheur à la sensation de l’absence de souffrance.
L'homme civil, en revanche, est extérieur à lui-même : il se regarde et tente de savoir qui est cet être
et si il est heureux. Sa raison seule ne peut répondre à ces interrogations, c’est pourquoi il a sans
cesse besoin des autres, il leur demande toujours ce qu'il est. L’incapacité de l’homme civil à penser
son identité l’oblige à se différencier de ses semblables pour être reconnu comme un individu. Cette
« fureur de se distinguer » 286 est à la fois le produit et l’aliment de l’amour-propre : c’est elle qui
«tient [l’homme] presque toujours hors de [lui]-même » et le rend dépendant du jugement d’autrui.
Ce problème ne se posait évidemment pas à l’homme naturel, chez qui la ressemblance entre des
individus qui avaient tous des conditions d’existence identiques ne suscitait aucun trouble
identitaire, car ils vivaient isolés les uns des autres et étaient, en outre, dépourvus de la faculté de se
comparer.
La tendance de l’homme civil a évaluer son bien-être par comparaison avec celui d’autrui et
non comme une sensation absolue 287 le conduit, quant à elle, à souhaiter le malheur de ses
semblables, afin qu’il puisse se juger dans une situation satisfaisante relativement à eux :
« Enfin l'ambition dévorante, l'ardeur d'élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin
que pour se mettre au-dessus des autres, inspirent à tous les hommes un noir penchant à se nuire
mutuellement, une jalousie secrète d'autant plus dangereuse que, pour faire son coup plus en
sûreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance ; en un mot, concurrence et rivalité d'une

284 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 147-148

285 Du Contrat social, Livre II, chap. 7, p. 80

286 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 142

287 Sur ce point, voir FRIDÉN Bertil, Rousseau’s Economicc Philosophy, Londres, Kluwer Academic Publishers, 1998, p.
79 et 140-141. Il y a donc une conflictualité structurelle des relations sociales, dûe à ce mode aberrant d’évaluation de la
richesse et du bonheur : « Je prouverais enfin que si l'on voit une poignée de puissants et de riches au faîte des
grandeurs et de la fortune, tandis que la foule rampe dans l'obscurité et dans la misère, c'est que les premiers n'estiment
les choses dont ils jouissent qu'autant que les autres en sont privés, et que, sans changer d'état, ils cesseraient d'être
heureux, si le Peuple cessait d'être misérable » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes,
p. 143).
87
part, de l'autre opposition d'intérêts, et toujours le désir caché de faire son profit aux dépens
d'autrui ; tous ces maux sont le premier effet de la propriété et le cortège inséparable de l'inégalité
naissante. » 288

Cet amour-propre place donc l’homme dans une situation où ce qu’il perçoit comme son intérêt est
de nuire à ses semblables : il est le « principe de toute méchanceté » 289, méchanceté qui est d’autant
plus débridée qu’elle n’est plus arrêtée par le frein de la pitié ; le recouvrement de celle-ci par la
raison et les passions sociales est en effet concomitant avec la dénaturation de l’amour de soi. Alors
que l’amour de soi n’occasionnait tout au plus que quelques rares affrontements aussi ponctuels que
bénins (il ne s’agissait que de se conserver), l’amour de soi génère une volonté de rabaisser l’autre
aussi durablement que possible et même, lorsque cette volonté est poussée à son paroxysme, de le
détruire. Cependant — c’est ce qui fait toute la sournoiserie de l’homme civil — cette hostilité doit
rester cachée, car l’amour-propre commande aussi à l’homme de rechercher l’intérêt, l’admiration
et le respect de ses semblables : pour s’estimer il a besoin d’être estimé. En un mot, il cherche à se
faire aimer de ceux à qui il souhaite nuire. Dépendance et rivalité sont indissociables ; Les rapports
sociaux, dans ce contexte, ne peuvent être que biaisés, trompeurs et contraignants.
« Il faut donc qu'il cherche sans cesse à les intéresser à son sort, et à leur faire trouver en effet ou
en apparence leur profit à travailler pour le sien : ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns,
impérieux et dur avec les autres, et le met dans la nécessité d'abuser tous ceux dont il a besoin,
quand il ne peut s'en faire craindre, et qu'il ne trouve pas son intérêt à les servir utilement. » 290

Les Dialogues permettent de mieux saisir l’opposition entre amour de soi et amour-propre.
Cette opposition semble a priori difficile à mettre en scène : chaque principe appartient à une forme
d’humanité distincte, et on ne peut guère plus observer, chez les hommes socialisés, que l’amour
propre. C’est sans compter l’exceptionnalité dont Rousseau, ou plutôt l’homme « Jean-Jacques »,
s’estime porteur : chez lui, l’amour de soi est par miracle resté pur et entier... Comme l’écrit Gérald
Allard, « on résumera tout en disant que grâce à un inexplicable accident de la nature, "Jean-
Jacques" vit depuis toujours dans l’amour de soi » 291 . Les « Messieurs » qui complotent contre lui
et le persécutent sont, eux, habités par la passion d’amour-propre, et ne conçoivent pas qu’il puisse
être guidé par un principe différent. L’opposition entre le « Jean-Jacques » d’amour propre imaginé

288 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 123-124

289 Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, Œuvres Complètes t. I, p. 789

290 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 123-124

291 ALLARD Gérald, « La pensée politique des Dialogues: le juste, l'injuste et le juge », in BROUARD-ARENDS Isabelle
(dir.), Lectures de Rousseau, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 112
88
par ses détracteurs et le « Jean-Jacques » décrit par lui-même résume bien les antagonismes entre
les deux principes :
« Le leur est cruel, féroce et dur jusqu'à la dépravation ; le mien est doux et compatissant jusqu'à la
faiblesse. Le leur est intraitable, inflexible et toujours repoussant ; le mien est facile et mou, ne
pouvant résister aux caresses qu'il croit sincères et se laissant subjuguer, quand on sait s'y prendre,
par les gens mêmes qu'il n'estime pas. Le leur, misanthrope farouche, déteste les hommes ; le
mien, humain jusqu'à l'excès et trop sensible à leurs peines, s'affecte autant des maux qu'ils se font
entre eux que de ceux qu'ils font à lui-même. Le leur ne songe qu'à faire du bruit dans le monde
aux dépens du repos d'autrui et du sien ; le mien préfère le repos à tout et voudrait être ignoré de
toute la terre pourvu qu'on le laissât en paix dans son coin » 292

L’amour-propre est ce sentiment « féroce » 293 et dévastateur, duquel naissent la haine, la vanité,
l’orgueil. L’homme qui vit d’amour de soi, lui, est doux, paisible, pacifique ; il représente pour
Rousseau le citoyen idéal, comme le suggère Gérald Allard :
« Tout le mal que les hommes se font entre eux, qu'ils se sont fait et qu'ils se feront, s'enracine dans
l'amour-propre : le bien-être politique, social et individuel de tous dépendrait du rétablissement de
l'amour de soi. » 294

Malheureusement, cet homme semble avoir disparu, à l’exception de Rousseau, qui se voit
comme son ultime et flamboyante incarnation. Rousseau exprime, par la bouche du « Français » des
Dialogues, son affliction face à cette transformation des hommes, qui désormais se nuisent entre
eux comme à eux-mêmes :
« Mais où est-il, cet homme de la nature, qui vit vraiment de la vie humaine, qui comptant pour
rien l'opinion d'autrui se conduit uniquement d'après ses penchants et sa raison, sans égard à ce que
le public approuve ou blâme ? On le chercherait en vain parmi nous. Tous avec un beau vernis de
paroles tâchent en vain de donner le change sur leur vrai but ; aucun ne s'y trompe, et pas un n'est
la dupe des autres, quoique tous parlent comme lui. Tous cherchent le bonheur dans l'apparence,
nul ne se soucie de la réalité. Tous mettent leur être dans le paraître ; tous, esclaves et dupes de
l'amour-propre, ne vivent point pour vivre, mais pour faire croire qu'ils ont vécu. » 295

C’est ce changement par lequel les hommes sont devenus autres que ce qu’ils étaient
réellement qui a causé leur perte. Jean Starobinski a saisi avec beaucoup de finesse la dimension
sacrée dont Rousseau investit la fidélité au moi profond :

292 Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, Œuvres Complètes t. I, p. 798

293 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 95

294 ALLARD Gérald, « La pensée politique des Dialogues: le juste, l'injuste et le juge », in BROUARD-ARENDS Isabelle
(dir.), Lectures de Rousseau, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 116

295 Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, Œuvres Complètes t. I, p. 936


89
« Rester ce que l'on était ; se laisser altérer par le changement : nous touchons ici à des catégories
qui sont pour Rousseau l'équivalent des catégories théologiques de la perdition et du salut.
Rousseau ne croit pas à l'enfer, mais en revanche il croit que la perte de la ressemblance est un
malheur essentiel, tandis que rester semblable à soi-même est une façon de sauver sa vie, ou du
moins une promesse de salut. » 296

Une fois encore, les analyses de Rousseau apparaissent singulièrement actuelles ; dans son
constat de l’aliénation de l’humanité sous le règne du paraître — l’homme devient littéralement
étranger à lui-même — on trouve déjà la substance des théories situationnistes qui se développeront
à partir des années 1950. La « société du spectacle » de Debord semble n’être finalement qu’une
description plus détaillée (et surtout, conceptualisée jusqu’à l’excès, l’héritage de la tradition
marxiste se faisant lourdement sentir) de cette société où les rapports entre les individus, et même le
rapport à soi-même, sont dégradés, et où les hommes, selon la belle formule de Rousseau, ne vivent
plus vraiment de la vie humaine. Pour en finir avec la « société du malheur », Rousseau préconisait
déjà de commencer par restaurer l’authenticité dans la vie quotidienne. Pour retrouver l’amour de
soi, il vient à l’esprit une première solution, évidente et radicale : le retour à l’isolement.
« L'amour-propre, principe de toute méchanceté, s'avive et s'exalte dans la société qui l'a fait naître
et où l'on est à chaque instant forcé de se comparer ; il languit et meurt faute d'aliment dans la
solitude » 297

Si c’est sans doute à elle qu’il doit, au moins en partie, d’avoir été préservé de l’amour-propre, cette
solution n’est pas sérieusement proposée par Rousseau comme le moyen de régénérer moralement
l’humanité entière 298 . Il imagine d’autres voies, compatibles celles-là avec la vie en société,
auxquelles nous aurons l’occasion de revenir plus en détail : enseigner l’écoute de soi et détourner
du jugement d’autrui par la pédagogie, d’une part, et la quête religieuse de notre « instinct divin »,
d’autre part 299.

296 STAROBINSKI Jean, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, Paris, Plon, 1957, p. 28

297 Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, Œuvres Complètes t. I, p. 789-790

298 Voir 2. II. A. 1

299 Voir 2. II. B. 2


90
2. I. A. 3 - L'hostilité de Rousseau au culte du progrès des
Lumières

On trouve bien, sous la plume de Rousseau, l’évocation du « progrès » de l’humanité. Mais


ce terme est seulement à prendre dans le sens de progression, de changement, d’évolution, et non au
sens d’une amélioration quantitative. Il se distingue en cela des philosophes des Lumières, qui
vouent un véritable culte au progrès, considérant que c’est de lui que viendra le salut des hommes.
Chez Rousseau, le progrès ne doit jamais être connoté positivement de façon systématique. Il en fait
même, au contraire, la cause des maux de l’humanité. Dans la préface à son Narcisse, Rousseau
annonce déjà ce qui sera la thèse centrale du Discours sur les Sciences et les Arts : « les mœurs ont
dégénéré chez tous les peuples du monde à mesure que le goût et l’étude des lettres s’est étendu
parmi eux » 300 . Plus généralement, tout l’art humain est générateur de malheur et de déliaison
sociale : « De la société et du luxe qu'elle engendre, naissent les arts libéraux et mécaniques, le
commerce, les lettres ; et toutes ces inutilités qui font fleurir l'industrie, enrichissent et perdent les
États » 301 . Le commerce, tout particulièrement, est un facteur de perversion ; contrairement à
Montesquieu qui louait les vertus du « doux commerce », avançant que « c'est presque une règle
générale, que partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du
commerce, il y a des mœurs douces » 302 , Rousseau constate que la vertu disparaît là où il est
installé : « Les anciens politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent
que de commerce et d'argent » 303 . La période la plus heureuse de l’histoire de l’humanité
correspond d’ailleurs à celle qui précède l’apparition de la division du travail et des échanges
commerciaux :
« Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre
leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes ou de coquillages, à se
peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à
tailler avec des pierres tranchantes quelques Canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments
de Musique ; En un mot tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et

300 Préface de Narcisse, Œuvres Complètes t. II, p. 965

301 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Dans le débat sur l’utilité sociale du
commerce, du luxe et de la poursuite de l’enrichissement personnel initié par la Fable des abeilles de l’écossais Bernard
Mandeville (1714) et l’Essai politique sur le commerce de Jean-François Melon (1734), Rousseau prend fermement
position contre la thèse des « bénéfices publics des vices privés » développée par ces auteurs : les arts et les techniques
causent la dégénérescence morale de l’homme, qui elle-même nuit directement à la société.

302 MONTESQUIEU, De l’Esprit des Lois, 1748, Livre XX

303 Discours sur les sciences et les arts, Œuvres Complètes t. III
91
qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains,
bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature, et ils continuèrent à jouir entre eux
des douceurs d'un commerce indépendant : mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours
d'un autre ; dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité
disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en
des Campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt
l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. » 304

La thèse selon laquelle l'essor des sciences et des arts serait responsable de la dégradation
des mœurs pu être reçue comme une provocation venant du rédacteur de plusieurs articles sur la
musique dans l'Encyclopédie, d'autant plus que les textes courts présentés dans ce genre de
concours se devaient de satisfaire aux exigences du genre : être percutants, jouer avec la rhétorique
jusqu’à la limite la mauvaise foi, démontrer la capacité d'interpellation des candidats. C’est pourtant
avec sérieux que Rousseau défend l’idée selon laquelle la « décrépitude de l’espèce » résulterait des
progrès de la civilisation. Cependant il convient de bien rappeler quelles conséquences il entend
faire découler de cette position : en affirmant, dans l’histoire de l’humanité, que les progrès des arts
et des sciences vont de pair avec l’aggravation corruption morale, il n’appelle pas au rejet de toute
culture. Il est absurde de croire, comme Voltaire affecte de le faire 305 , que les conquêtes les plus
nobles de la raison humaine ont directement causé les pires catastrophes sociales. Rousseau entend
simplement démontrer que les inventions des hommes, loin de leur rendre l’existence plus heureuse,
peuvent travailler contre eux-mêmes et leur nuire sans qu’ils s’en aperçoivent.
En prenant le contre-pied de l’idéal des Lumières, et plus particulièrement de leurs
représentants les plus caractéristiques, les Encyclopédistes, Rousseau ébranle la pensée dominante
de son temps qui regarde béatement l’évolution des hommes et y voit un phénomène quasi-
magique, qui améliorerait à chaque étape la condition humaine. Cette position défiante à l’égard de
la modernité lui permet de critiquer avec plus de force et de liberté l’ordre social qu’il a devant les
yeux.

304 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 118-119

305« Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent pas naître les troubles de l'Italie; avouez que le badinage de Marot n'a
pas produit la Saint-Barthélemy, et que la tragédie du Cid ne causa pas les troubles de la Fronde. Les grands crimes
n'ont guère été commis que par de célèbres ignorants. » (Lettre de Voltaire à Rousseau du 30 août 1755)
92
2. I. B - La dénonciation virulente de l'inégalité sociale

L’absence de légitimation naturelle de l’ordre existant le prive de l’immunité dont les


jusnaturalistes, selon Rousseau, voulaient le couvrir. En le regardant avec lucidité et objectivité, il
est impossible de ne pas être scandalisé par son caractère profondément injuste. Les inégalités
sociales sont d’institution purement humaine ; cela signifie qu’elles sont dépourvues de fondement
légitime et même qu’elles contreviennent à ce que prescrirait la loi naturelle. Cet aspect social de la
pensée de Rousseau, auquel les révolutionnaires de 1789 croiront pouvoir le résumer, est cependant
plus complexe qu’un simple appel à la lutte contre toute inégalité.

2. I. B. 1 - L'absence de fondement naturel aux inégalités


sociales

Comme on a déjà eu l’occasion de le souligner 306, le titre que Rousseau choisit de donner à
son second Discours nous renseigne en lui-même sur ses intentions : en opérant une distinction
entre l’origine et les fondements de l’inégalité, il insiste bien sur le fait qu’il entend distinguer la
démarche historique qui vise à retracer le long processus qui a abouti à l’état social présent et la
question de la légitimité de l’inégalité. La question de l’origine reçoit, chez Rousseau, une réponse
duale : une part d’inégalité est considérée comme naturelle, une autre comme le produit
d’opérations humaines.
L’inégalité établie par la nature, qui « consiste dans la différence des âges, de la santé, des
forces du corps, et des qualités de l'esprit, ou de l'âme » 307 est indépassable ; elle existe depuis
toujours, chez l’homme comme chez les autres animaux, et ne peut être réduite : il est impossible de
lutter contre le fait que les forces et les talents sont inégaux à la naissance. Rousseau utilise
indifféremment le terme d’ « inégalité naturelle » et celui d’ « inégalité physique », pour bien
marquer le fait que cette inégalité est attachée à l’essence même de l’individu. Cela ne signifie pas

306 Voir 1. I. A. 3

307 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 64
93
que cette inégalité réside uniquement dans les différences physiques, puisqu’il précise qu’elle
concerne aussi « les qualités de l’esprit, ou de l’âme » : à la fin du Discours sur l’inégalité,
Rousseau oppose à titre d’exemple la « sagesse » et l’ « imbécilité » 308, deux attributs inégalement
répartis parmi les hommes « dénaturés ». Ainsi, la différence entre les facultés intellectuelles, qui
sont une qualité exclusive de l’homme civil, sont qualifiées par Rousseau de « naturelles ». Ce
terme doit donc moins être compris comme renvoyant à ce qui existait dans l’état de nature —
puisque certaines inégalités « naturelles » ne se rencontrent que dans l’état de société — que
comme caractérisant ce qui est propre à l’individu, et ne dépend ni ne sa position sociale, ni de son
statut, ni d’aucune convention ou institution.
À cette inégalité naturelle, Rousseau oppose justement une inégalité qu’il appelle « morale »
ou « politique », qui « dépend d’une sorte de convention » 309 . Cette inégalité est d’institution
purement humaine : elle « est établie, ou du moins autorisée par le consentement des hommes » 310 .
C’est elle qui génère l’ordre de misère et d’exploitation que décrit Rousseau : elle « consiste dans
les différents privilèges, dont quelques-uns jouissent, au préjudice des autres, comme d'être plus
riches, plus honorés, plus puissants qu'eux, ou même de s'en faire obéir » 311 . Cette inégalité ne peut
se prévaloir qu’une légitimité qu’elle tirerait de la nature : ces deux inégalités n’ont pas entre elles
de lien de corrélation, les individus les plus puissants ne le sont pas en raison de facultés naturelles.
Chez Rousseau, l’inégalité morale ne repose donc pas directement sur des différences entre
les hommes. Cependant, elle est historiquement issue de celles-ci : l’inégalité est véritablement née
(il n’y avait auparavant que des « différences » sans effets sensibles sur le sort des individus), selon
Rousseau, lorsque les hommes ont atteint un niveau de raison suffisant pour pouvoir se comparer
entre eux 312 . Mais elle restera modérée jusqu’à l’institution de la propriété ; celle-ci, en se
combinant avec les talents de chacun, va décupler les effets des différences naturelles :
« C'est ainsi qu'avec l'inégalité naturelle se déploie ostensiblement avec celle de combinaison et
que les différences des hommes, développées par celles des circonstances, se rendent plus
sensibles, plus permanentes dans leurs effets, et commencent à influer dans la même proportion sur
le sort des particuliers » 313

308 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 148

309 Ibid., p. 64

310 Ibid., p. 64

311 Ibid., p. 64

312 Ibid., p. 117

313 Ibid., p. 122


94
L’inégalité va continuer de se creuser sous l’effet de trois « révolutions » successives :
« Si nous suivons le progrès de l'inégalité dans ses différentes révolutions, nous trouverons que
l'établissement de la Loi et du Droit de propriété fut son premier terme ; l'institution de la
Magistrature le second ; que le troisième et dernier fut le changement du pouvoir légitime en
pouvoir arbitraire ; en sorte que l'état de riche et de pauvre fut autorisé par la première Epoque,
celui de puissant et de faible par la seconde, et par la troisième celui de Maître et d'Esclave, qui est
le dernier degré de l'inégalité, et le terme auquel aboutissent enfin tous les autres, jusqu'à ce que de
nouvelles révolutions dissolvent tout à fait le Gouvernement, ou le rapprochent de l'institution
légitime » 314

À chaque fois, une transformation de la société « autorise », selon le mot employé par Rousseau,
une différence de condition ; les inégalités de fait sont progressivement instituées en inégalité de
droit.

2. I. B. 2 - L'institutionnalisation de l'inégalité par le


droit

La formule par laquelle débute la seconde partie du discours est restée célèbre : « Le premier
qui ayant enclos un terrain, s'avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le
croire, fut le vrai fondateur de la société civile » 315. L’apparition de la propriété est, chez Rousseau,
un point de basculement dans l’histoire de l’homme, un marqueur qui signale que la grande marche
vers la « civilisation » est enclenchée. Cependant, l’appropriation ne peut, en elle-même, être
considérée comme l’acte fondateur de la société : cette dernière s’est développée, comme on la vu,
d’abord par un concours de circonstances fortuites. Il est en revanche juste d’affirmer que dans le
système de Rousseau, la propriété joue un rôle capital dans la consolidation de l’état d’inégalité
entre les hommes :
« L'inégalité, étant presque nulle dans l'État de nature, tire sa force et son accroissement du
développement de nos facultés et des progrès de l'Esprit humain, et devient enfin stable et légitime
par l'établissement de la propriété et des Lois. » 316

314 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 140

315 Ibid., p. 109

316 Ibid., p. 148


95
Par le récit imagé qu’il propose de la naissance de la propriété, Rousseau veut d’abord montrer
qu’elle est le produit d’une volonté humaine (« Le Droit de propriété n'[est] que de convention et
d'institution humaine » 317 ). La mise en scène qu’il décrit est bien sûr schématique : il présente ce
pacte comme un événement ponctuel pour mieux montrer qu'il repose non pas sur un processus qui
échapperait aux hommes mais bien sur le consentement de tous. Le droit de propriété est né de
l’idée et de la proclamation de la propriété, mais aussi de l’acceptation générale (« et trouva des
gens assez simples pour le croire »). Il n’a évidemment pas échappé à Rousseau que le
consentement est nécessairement progressif, informel, tacite, et que le droit de propriété ne s’est pas
établi instantanément :
« [...] cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que
successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain : Il fallut faire bien des
progrès, acquérir bien de l'industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d'âge en âge,
avant que d'arriver à ce dernier terme de l'état de Nature. » 318

Comme chez David Hume 319 et La Boétie 320 , c’est par l’habitude que l’usurpation que constitue
l’appropriation est progressivement admise. Sans doute sous leur influence conjuguée, Rousseau
explique ainsi l’absence de révolte des hommes lésés par le droit de propriété :
« ils naissaient sous le joug ; ils avaient l'habitude de le porter quand ils en sentaient la pesanteur,
et ils se contentaient d'attendre l'occasion de le secouer. Enfin, déjà accommodés à mille
commodités qui les forçaient à se tenir rassemblés, la dispersion n'était plus si facile que dans les
premiers temps où nul n'ayant besoin que de soi-même, chacun prenait son parti sans attendre le
consentement d'un autre. » 321

Ce consentement à la propriété, qui n’est en fait qu’un mélange de duperie et d’habitude, constitue
une bien fragile assiette pour la propriété ; pour légitimer le droit de propriété, il faudrait « un

317 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 135

318 Ibid., p. 109

319HUME David, Traité de la nature humaine, 1739-1740, III, II-10 : La nature humaine est constituée de telle sorte que
nous ne pouvons concevoir un futur qui ne serait pas une reproduction du présent.

320 DE LA BOÉTIE, Étienne Traité de la servitude volontaire, vers 1548 : Les hommes s’aliènent volontairement car ils
sont « accoutumés à la sujétion » (« La première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude » ; « Les hommes nés
sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés
et ne pensent point avoir d’autres bien ni d’autres droits que ceux qu’ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de
nature l’état de leur naissance »), mais aussi parce qu’ils sont « lâches et efféminés » (ils ne sont pas prêts à renoncer à
la servitude « sucrée » — « du pain et des jeux » — que leur proposent les tyrans) et enfin parce que chacun trouve, à
son niveau, un intérêt immédiat à cet état, à l’exception des plus soumis de tous qui n’ont pas les moyens de se rebeller.

321Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Note XVII, p. 195. On peut remarquer la
proximité avec la formulation de La Boétie.
96
consentement exprès et unanime du Genre-humain » 322 , ce qui n’est guère envisageable. Sous la
forme que l’humanité a toujours connue, la propriété est dépourvue de fondement légitime. En effet,
elle ne repose que sur la force :
« D'ailleurs, quelque couleur qu'ils puissent donner à leurs usurpations, [les propriétaires] sentaient
assez qu'elles n'étaient établies que sur un droit précaire et abusif, et que n'ayant été acquises que
par la force, la force pouvait les leur ôter sans qu'ils eussent raison de s'en plaindre » 323

La propriété est donc extrêmement instable, car « le plus fort n'est jamais assez fort pour être
toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir » 324 . Il est
impossible d’opérer la nécessaire conversion de la contrainte, sur laquelle repose initialement le
respect du droit de propriété, en choix véritable :
« La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets.
Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c'est tout au plus un acte de prudence. En
quel sens pourra-ce être un devoir ? [...] On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à la force ;
il ne signifie ici rien du tout. » 325

Il est hors de propos d’imaginer offrir au droit de propriété une légitimité tirée du droit naturel :
contre Hobbes et surtout Locke qui voient un droit de propriété antérieur à toute institution (la
société a seulement pour fonction de le garantir), Rousseau affirme l’absence d’un tel droit — et
même l’absence de toute appropriation, en dehors de celle qui précède immédiatement la
consommation alimentaire — dans l’état de nature. Il va même plus loin en affirmant que le
principe du droit de propriété s’oppose au droit naturel de tous à jouir de tous les « fruits » de la
nature, c’est-à-dire des biens consommables qu’elle produit spontanément. Il formule ainsi ce
conseil désespéré aux hommes : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur [le propriétaire] : vous êtes
perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne » 326 . La loi
naturelle telle qu’elle est énoncée ici serait donc compatible avec une possession commune, mais
pas avec l’appropriation de la terre, contrairement à ce qu’affirme Locke.

322 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 124

323 Ibid., p. 125

324 Du Contrat social, Livre I, chap. 3, p. 49

325 Ibid., p. 49

326 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 109
97
L’appropriation de la terre et de ses ressources par une partie de l’humanité est bien ce qui a
« perdu » les hommes. Certains d’entre eux ont été « expropriés par cette appropriation » 327 : ils se
sont vus privés des biens dont ils jouissaient auparavant sans en avoir la propriété. Ces « exclus du
grand partage » 328, que Rousseau appelle les « surnuméraires », sont « devenus pauvres sans avoir
rien perdu » 329 . L’existence nouvelle de pauvres et de riches a immédiatement généré, en même
temps qu’un renforcement de l’inégalité par la combinaison entre talents et propriété, une sorte de
guerre civile entre les possédants et ceux qui ne possédaient rien :
« [Les pauvres] furent obligés de recevoir ou de ravir leur substance de la main des riches, et de là
commencèrent à naître, selon les divers caractères des uns ou des autres, la domination et la
servitude, ou la violence et les rapines. » 330

La propriété est à l’origine de la division de toute société en deux groupes aux intérêts opposés (les
riches aspirant à conserver, les pauvres à acquérir) que Machiavel appelle les « deux humeurs » de
la société. Elle porte donc, pour Rousseau, une part de responsabilité considérable dans la
conflictualité qui caractérise l’état de société :
« Il est clair qu'il faut mettre aussi sur le compte de la propriété établie, et par conséquent de la
Société, les assassinats, les empoisonnements, les vols de grands chemins, et les punitions
nécessaires pour prévenir de plus grands maux, mais qui, pour le meurtre d'un homme coûtant la
vie ou deux ou davantage, ne laissent pas de doubler réellement la perte de l'espèce humaine. » 331

La violence générée par cette situation rend nécessaire la mise sur pied d’institutions pour protéger
la sécurité de tous. Mais la construction de la société ne profite pas également à tous : la puissance
des possédants s’en trouve renforcée. En effet, le « pacte d’association » que les individus
contractent entre eux pour mettre un terme à cette insécurité est à l’initiative et surtout au bénéfice
des plus riches. Ceux-ci, sous couvert de proposer aux pauvres « des règlements de justice et de
paix auxquels tous soient obligés de se conformer » 332 leur permettant d’échapper à un état qui leur

327 BACHOFEN Blaise et BERNARDI Bruno, Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité, p. 25. Cette expression n’est pas tout à fait juste puisque ceux qui n’étaient pas propriétaires ne peuvent pas
être exproprié. Cependant, elle traduit bien l’idée selon laquelle l’appropriation retire nécessairement à certains ce dont
elle confère l’exclusivité à d’autres.

328 BACHOFEN Blaise et BERNARDI Bruno, Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité, p. 254

329 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 124

330 Ibid., p. 124

331Ibid., Note IX, p. 165

332 Ibid., p. 126


98
est également insupportable, vont en réalité manœuvrer pour protéger leur bien et asseoir leur
domination :
« De cette vue, après avoir exposé à ses voisins l'horreur d'une situation qui les armait tous les uns
contre les autres, qui leur rendait leurs possessions aussi onéreuses que leurs besoins, et où nul ne
trouvait sa sûreté ni dans la pauvreté ni dans la richesse, il inventa aisément des raisons spécieuses
pour les amener à son but. » 333

En souscrivant à ce pacte, les déshérités n’ont à gagner que leur sécurité personnelle ; les
possédants ont, eux, en plus de la sécurité de leur personne, celle de leurs biens, la domination
économique, le pouvoir politique, et l’inestimable légitimation d’une situation qui repose seulement
jusqu’alors sur la force. Rousseau fait de ce contrat d’association initial le fondement de l’ordre
inique du monde qu’il a sous les yeux :
« Telle fut, ou dut être, l'origine de la Société et des Lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au
faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour
jamais la Loi de la propriété et de l'inégalité, d'une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et
pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le Genre-humain au travail, à la
servitude et à la misère. » 334

Toutefois, selon la lecture surprenante qu’en fait Victor Goldschmidt, le fait que ce pacte réponde à
une nécessité partagée par tous le rend, dans le système de Rousseau, « historiquement nécessaire et
juridiquement valide » 335 ... Quoi qu’il en soit de sa validité, ce contrat n’en est pas moins
indiscutablement inéquitable et Rousseau semble ne pas avoir de mot assez forts pour dénoncer ce
« discours insensé » 336, en l’énonçant sous une forme qui fait bien voir l’asymétrie des obligations
instituées par ce pacte. Ainsi, dans son article « Économie politique » de l’Encyclopédie, il le rédige
de la façon suivante :
« Résumons en quatre mots le pacte social des deux états. Vous avez besoin de moi, car je suis
riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez
l'honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que
je prendrai pour vous commander. » 337

333 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 126

334 Ibid., p. 127

335GOLDSCHMIDT Victor, Anthropologie et politique, p. 579 : « Le contrat de "l’imposteur" est historiquement


nécessaire et juridiquement valide ».

336 Du Contrat social, Livre I, chap. 4, p. 54

337 Article « Économie politique », Œuvres Complètes t. III, p. 273


99
Dans le Contrat social, l’absurdité d’un tel contrat est également rendue frappante par la
formulation imaginée de ce qu’aurait pu être la proposition du fort au faible : « Je fais avec toi une
convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j'observerai tant qu'il me plaira, et que tu
observeras tant qu'il me plaira » 338 . Bien entendu, ce n’est pas en ces termes que le contrat a été
présenté : il n’était constitué que de règles erga omnes, assurant à tous la sécurité des personnes et
des biens. Mais Rousseau nous explique que, par un mécanisme particulièrement pervers, cette
égalité instituée par la loi maintient l’inégalité sociale : dans une note ajoutée au chapitre 9 du
Contrat social, il énonce le principe général selon lequel « les lois sont toujours utiles à ceux qui
possèdent et toujours nuisibles à ceux qui n’ont rien » 339.
Le succès de ce pacte tiendrait donc à un glissement du point de vue d’où l’on évalue une
situation de fait vers celui d’où l’on juge la légitimité des principes abstraits qui la sous-tendent. Le
développement des facultés de raisonnement, amplifié par l’idéalisme véhiculé par ceux que
Rousseau appelle avec mépris les « moralistes », serait responsable de ce transfert malheureux au
terme duquel le peuple se serait « résolu à acheter un repos en idée, au prix d’une félicité réelle »340,
et à respecter l’injustice dont il est victime. Rousseau reprend une phrase de Tacite pour exprimer la
tromperie dont les pauvres ont été au moment de la conclusion ce pacte, et sont toujours, les
victimes : « Miserrimam servitutem pacem apellant » 341.
La méthode qui consiste à établir le droit en partant des faits, par exemple en conférant au
plus fort un statut légal de maître, est donc à bannir si l’on veut pouvoir déterminer si la situation
existante est juste ou injuste. Rousseau raille Grotius, qui suit ce raisonnement pour bâtir sa théorie
du droit naturel : « Sa plus constante manière de raisonner est d'établir toujours le droit par le fait.
On pourrait employer une méthode plus conséquente, mais non pas plus favorable aux Tyrans » 342 .
Rousseau entend au contraire « examiner les faits par le droit » 343 ; en d’autres termes, il examine
la conformité de l’histoire au fondement légitime.

338 Du Contrat social, Livre I, chap. 4, p. 54

339 Ibid., Livre I, chap. 9, p. 64

340 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 132

341« Ils nomment paix une misérable servitude » (Tacite, Histoires, IV, XVIII). Cette phrase, citée dans le Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes p. 132, a été souvent reprise par les auteurs républicains
(notamment par Algernon Sidney).

342 Du Contrat social, Livre I, chap. 2, p. 47

343 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 134
100
2. I. B. 3 - Le scandale de la polarisation extrême des inégalités
sociales

Les dernières pages du Discours sur l’inégalité sont très violemment critiques à l’égard de
l’état existant, qui lui apparaît comme une aberration au regard du véritable droit naturel :
« L'inégalité morale, autorisée par le seul droit positif, est contraire au Droit Naturel, toutes les fois
qu'elle ne concourt pas en même proportion avec l'inégalité Physique ; distinction qui détermine
suffisamment ce qu'on doit penser à cet égard de la sorte d'inégalité qui règne parmi tous les
Peuples policés ; puisqu'il est manifestement contre la Loi de Nature, de quelque manière qu'on la
définisse, qu'un enfant commande à un vieillard, qu'un imbécile conduise un homme sage et qu'une
poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire »344

Les exemples de violation de la loi naturelle choisis par Rousseau sont significatifs. L’âge, d’abord,
constitue un critère de différence « physique » qui doit être respecté : dans le Contrat social,
Rousseau manifeste son indignation à l’égard des régimes aristocratiques héréditaires où l’on voit «
des Sénateurs de vingt ans » 345 . Les différences d’intelligence et de sagesse, ensuite, sont elles
aussi légitimes. Le troisième exemple diffère des deux autres en ce qu’il ne précise pas comment le
pouvoir doit être distribué pour respecter l’ordre naturel, mais proclame un droit universel à l’accès
aux denrées nécessaires à la conservation. La cœxistence de l’extrême misère et du luxe constitue,
aux yeux de Rousseau, une violation « manifeste » de la loi de nature.
L’inégalité morale, particulièrement lorsqu’elle prend des formes aussi extrêmes, est non
seulement illégitime, mais aussi nuisible à l’ensemble du corps social. Contrairement à ce
qu’affirment Mandeville et Smith, la concentration des richesses et du pouvoir entre les mains de
quelques-uns ne produit que des effets néfastes pour la collectivité. Seuls les riches peuvent retirer
des « utilités » de cette forme de « confédération sociale », alors qu’on « laisse à peine un misérable
jouir de la chaumière qu’il a construite de ses mains » 346.
Selon Rousseau, l’humanité est sur le point de parvenir au « dernier terme de l’inégalité » 347
qu’est la tyrannie, où « les particuliers redeviennent égaux parce qu’ils ne sont plus rien » et où «les
Sujets n’ayant plus d’autre Loi que la volonté du Maître, ni le Maître d’autre règle que ses passions,

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 148. On perçoit encore l’influence de
344

Montaigne dans cet extrait (voir Essais, 1, I, chap. XXX)

345 Du Contrat social, Livre III, chap. 5, p. 108

346 Article « Économie politique », Œuvres Complètes t. III, p. 271

347 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 145
101
les notions du bien et les principes de la justice s’évanouissent derechef » 348 . Au terme du
processus de creusement des inégalités sous l’effet de la loi, il y a la disparition de la loi. On assiste
alors à l’avènement d’un « nouvel État de Nature différent de celui par lequel nous avons
commencé, en ce que l'un était l'État de Nature dans sa pureté, et que ce dernier est le fruit d'un
excès de corruption » 349 . Cet état de nature post-social verrait se réaliser les fantasmes de Locke et
de Hobbes du règne de la « Loi du plus fort » 350 et d’une inquiétude perpétuelle des individus sur
une destinée qui leur échappe. Dans son Second traité du gouvernement civil, Locke effectue
d’ailleurs, lui aussi, ce rapprochement entre le despotisme et l’état de nature 351.
Ce pacte à l’avantage des puissants n’est donc, en aucune façon, un modèle de société
viable. Dans le Discours sur l’inégalité, Rousseau fait déjà état de la nécessité de refonder la société
sur les bases d’un « vrai contrat », annonçant ainsi le projet du Contrat social. Au moment où
Rousseau écrit son second Discours, sa théorie du contrat social est encore bien loin d’être aboutie :
il s’en tient encore à la théorie traditionnelle du double contrat (un pacte d’association combiné
avec un pacte de soumission à une autorité). Toutefois, on trouve bien dès 1754 « tout ce qu’il y a
de hardi dans le Contrat social » 352 : le caractère incontournable du respect des « lois
fondamentales » dictée par la loi de nature, l’insistance plus marquée sur les obligations des chefs
que sur celles des peuples (les premiers devant être les « commis » des seconds) et enfin la volonté
de réunir le souverain et le peuple en « une seule et même personne ».

348 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 145

349 Ibid., p. 145

350 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 145. La « Loi du plus fort » est
clairement présentée ici comme l’aboutissement de la dégénérescence de la société. Il apparaît évident pour nous
qu’elle représente le principe de fonctionnement d’un système scandaleux. Pourtant, si l’on pousse jusqu’au bout le
raisonnement de Rousseau, l’inégalité instaurée par ce principe n’est-elle pas légitime au regard du droit naturel ?
Rousseau définit en effet la « différence [...] des forces du corps » (Discours sur l’inégalité, p. 64) comme une des
composantes de l’inégalité naturelle, et affirme que «l'inégalité morale, autorisée par le seul droit positif, est contraire
au Droit Naturel, toutes les fois qu'elle ne concourt pas en même proportion avec l'inégalité Physique » (Discours sur
l’inégalité, p. 148). Comment comprendre, dans ces conditions, son aversion pour le retour de la « Loi du plus fort » ?
L’explication pourrait être celle-ci : il semble que cette expression soit plutôt à comprendre sous la signification de loi
du plus puissant, c’est à dire loi de celui à qui a profité le plus le creusement injuste de l’inégalité sous l’effet des
artifices de la société. Le pouvoir de celui qui est sorti gagnant des bouleversements que sont l’appropriation, la
division du travail ou l’institution de la magistrature est pour lui indiscutablement usurpé. On peut cependant penser
qu’il jugerait légitime les avantages dont jouirait un homme de constitution plus robuste que ses semblables, à condition
bien sûr que celle-ci « concoure à même proportion » avec ses dons physiques...

351 LOCKE John, Deux traités de gouvernement civil, 1690, Second traité, § 90

352 Les Confessions, Livre. IX, Œuvres Complètes t. I, p. 407


102
Il y a urgence à donner une nouvelle orientation à l’histoire des hommes, cependant la marge
de manœuvre est étroite et la direction à suivre incertaine. L’homme de la nature, qui a déjà donné à
Rousseau les moyens de critiquer l’ordre existant, peut alors servir de guide pour ce renouveau.

2. II - Quels remèdes pour "guérir" cette société malade?

L’éloignement de sa première nature a causé la dégénérescence morale de l’homme ; chaque


étape de la civilisation l’a rendu un peu plus dépendant, un peu plus méchant, un peu plus
malheureux. La solution dictée par l’évidence serait donc de faire marche arrière, mais ce n’est pas
si simple : la rétrogradation de l’humanité n’est ni possible, ni souhaitable ; il s’agit bien de sauver
l’homme civil, non de le faire disparaître. De profonds bouleversements sont cependant à prévoir.
La critique acerbe de Rousseau des institutions sociales, du travail, de la propriété, de la domination
politique et économique semble appeler une transformation radicale de la société : suggérerait-il la
révolution ? Cette interrogation nous place face à une des difficultés d’interprétation majeures de la
pensée de Rousseau. Nous verrons que le monde nouveau qu’il appelle de ses vœux ne se construit
pas dans le renversement brutal de ce qui est établi mais dans un patient travail de régénération de
l’âme humaine.

103
2. II. A - L'impossible rétrogradation

2. II. A. 1 - L'impasse du primitivisme

Affirmons-le d’emblée : la lecture primitiviste de Rousseau que l’on rencontre souvent est
un contre-sens. À aucun moment, il ne fait l’apologie de l’homme naturel, cet « animal stupide et
borné » 353 qui ne peut même pas être considéré comme pleinement humain. Anticipant une
interprétation réductrice de son propos, il souligne qu’il ne prône pas le retour à l’état de nature :
« Quoi donc? Faut-il détruire les Sociétés, anéantir le tien et le mien, et retourner vivre dans les
forêts avec les Ours? Conséquence à la manière de mes adversaires, que j'aime autant prévenir que
de leur laisser la honte de la tirer » 354

Cette avertissement n’arrêtera pas Voltaire, qui se livrera sans vergogne à la lecture caricaturale que
craignait Rousseau :
« J'ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain, je vous en remercie. [...] On n'a
jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de marcher à quatre pattes,
quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j'en ai perdu
l'habitude, je sens malheureusement qu'il m'est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure
naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. » 355

Rousseau répondra à l’ironie et à la mauvaise foi de celui qui fut son mentor par un éloge
révérencieux à l’excès :
« Vous voyez que je n'aspire pas à nous rétablir dans notre bêtise, quoique je regrette beaucoup,
pour ma part, le peu que j'en ai perdu. À votre égard, Monsieur, ce retour serait un miracle, si
grand à la fois et si nuisible, qu'il n'appartiendrait qu'à Dieu de le faire et qu'au Diable de le
vouloir. Ne tentez donc pas de retomber à quatre pattes ; personne au monde n'y réussirait moins
que vous. Vous nous redressez trop bien sur nos deux pieds pour cesser de vous tenir sur les
vôtres. » 356

353 Du Contrat social, Livre I, chap. 8, p. 61

354 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Note IX, p. 169

355Lettre de Voltaire à Rousseau du 30 août 1755, en réponse à l’envoi d’un exemplaire du Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes.

356 Réponse de Rousseau à Voltaire du 10 septembre 1755


104
Derrière ce ton extrêmement courtois, voir obséquieux, faut-il voir de l’hypocrisie dans la réponse
de Rousseau, ou de l’ironie à un degré plus fin que celle employée par Voltaire ? L’essentiel, ici, est
que cette réponse lui permet de rétablir clairement la vérité sur ses idées et de montrer à ceux qui se
laisseraient influencer par la mauvaise lecture de Voltaire l’erreur d’interprétation — plus ou moins
naïve — qu’il a commise.
La nostalgie intime de l’insouciance exprimée par Rousseau 357 (« quoique je regrette
beaucoup, pour ma part, le peu que j’en ai perdu ») ne doit pas être confondue avec celle,
philosophique et politique, de l’état de nature : l’objectif de Rousseau n’est pas de faire revenir
l’homme à sa condition primitive, mais de connaître mieux cette celle-ci pour améliorer sa situation
actuelle. La connaissance de l’homme naturel doit servir l’homme civil, en lui permettant de
comprendre ce qu’il est devenu et comment il a évolué ainsi, et en lui fournissant les critères qui lui
permettent d’évaluer, de critiquer et d’améliorer son état.
En tout état de cause, le débat pour savoir si l’état de nature serait préférable à l’humanité
n’a qu’une porté purement spéculative, puisqu’il est impossible d’y retourner. Résumant ses
convictions sur ce point dans les Dialogues, Rousseau assure que « la nature humaine ne rétrograde
pas » 358 . L’état de société est établi de manière irréversible ; le point de non-retour a été depuis
longtemps dépassé. L’irréversibilité des bouleversements qui ont abouti à la situation actuelle se
traduit dans le texte par l’emploi du mot « révolution » : à la « première révolution » 359 , qui a été
celle de la transformation du mode d’habitat et de la formation de la cellule familiale (le
basculement dans l’heureux « âge des cabanes ») a succédé la « grande révolution » 360, qui a abouti
à l’institution de la propriété après que l’agriculture et la métallurgie ont engendré la division du
travail et l’accumulation des richesses. Chacun de ces basculements est définitif : la famille ne
pourra pas être dissoute, la propriété perdurera toujours. La raison elle-même constitue la plus
permanente acquisition de l’homme : il ne peut prendre la décision d’y renoncer pour retrouver le
mode de fonctionnement instinctif qui régissait ses actions. Lorsque Rousseau écrit que, de même
que l’homme « avait dans le seul instinct tout ce qu’il lui fallait pour vivre dans l’état de Nature, il
n’a dans une raison cultivée que ce qu’il lui faut pour vivre en société » 361 , il signifie que chaque

357 Nous reviendrons sur cette nostalgie dans la dernière partie de la Conclusion.

358 Rousseau juge de Jean-Jacques, Dialogues, Troisième Dialogue, Œuvres Complètes t. I, p. 935

359 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 113

360 Ibid., p. 119

361 Ibid., p. 93
105
principe d’action correspond à un état déterminé auquel il est parfaitement adapté ; en d’autres
termes, l’instinct est à la fois inutile et inaudible pour l’homme civilisé.
Il est vain de chercher à résister à l’évolution de l’humanité en cherchant à transposer
l’homme de la nature dans la société (ce qui est en soi une contradiction dans les termes) ou en
cherchant à détruire la société (l’homme social hors de la société ne peut être qu’un barbare). Il faut
composer avec la matière qui est à notre disposition : face à la faillite de la société, nous n’avons
d’autre choix que de chercher à la remodeler pour tenter de la rendre plus vivable.

2. II. A. 2 - L'écartement de l'hypothèse révolutionnaire

Rien ne s’oppose à ce changement de la société qui se présente comme inévitable et urgent :


Rousseau nous a démontré que l’ordre social existant n’est pas fondé en nature. Il écarte également
toute justification théologique qui conduirait à l’acceptation de la soumission : « Toute puissance
vient de Dieu, je l'avoue ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu'il soit défendu
d'appeler le médecin ? » 362 . Les théories de Bossuet 363 , qui reprenait l’argument conservateur de
Saint Paul (« Celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu » 364 ), sont
particulièrement visées ; sans remettre en cause directement la toute-puissance divine, Rousseau
rend aux hommes les rênes de leur destinée politique. Les hommes ont donc le pouvoir et même de
devoir d’améliorer l’ordre social. À cette fin, Rousseau semble préconiser la méthode forte :
« L'État Politique demeura toujours imparfait, parce qu'il était presque l'ouvrage du hasard, et que
mal commencé, le temps en découvrant les défauts, et suggérant des remèdes, ne put jamais
réparer les vices de la Constitution. On raccommodait sans cesse, au lieu qu'il eût fallu commencer
par nettoyer l'aire et écarter tous les vieux matériaux, comme fit Lycurgue à Sparte, pour élever
ensuite un bon Édifice. » 365

À lire ce passage de Rousseau, on pourrait le penser partisan de la « table rase » : rien, de l’ordre
injuste du passé, ne mérite d’être conservé. Pour construire sur des bases saines, il faut commencer

362 Du Contrat social, Livre I, chap. 3, p. 49

363BOSSUET Charles-Bénigne, Politique tirée des propres paroles de l’écriture sainte, 1709, Livre VI, article II, « De
l’obéissance due au prince »

364 Saint Paul, Épitre aux Romains, chap. 13

365 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 130
106
par liquider entièrement l’ordre ancien, ce qui passe par la destruction des lois et des institutions,
mais aussi par l’élimination physique des gouvernants illégitimes :
« L'émeute qui finit par étrangler ou détrôner un Sultan est un acte aussi juridique que ceux par
lesquels il disposait la veille des vies et des biens de ses Sujets » 366

Aux grands maux, les grands remèdes : comme chez Locke 367 , la révolte violente est rendue
légitime par la nécessité mettre un terme à une situation elle-même violente. Le tyrannicide est
justifié par l’exceptionnalité de la situation : là où le droit n’est pas respecté, on peut l’enfreindre
pour le rétablir. Le Contrat social théorise ainsi le recours à la force :
« Si je ne considérais que la force, et l'effet qui en dérive, je dirais ; tant qu'un Peuple est contraint
d'obéir et qu'il obéit, il fait bien ; sitôt qu'il peut secouer le joug et qu'il le secoue, il fait encore
mieux ; car, recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre,
ou l'on ne l'était point à la lui ôter » 368

Certaines lignes troublantes donnent même le sentiment qu’il prophétise la Révolution, avec
plusieurs décennies d’avance. Il écrit ainsi dans l'Émile :
« Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société, sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions
inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos
enfants. Le Grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet : les coups du
sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempt ? Nous approchons de l’état de
crise et du siècle des révolutions (note de Rousseau : Je tiens pour impossible, que les grandes
monarchies de l’Europe aient encore longtemps à durer ; toutes ont brillé, et tout État qui brille est
sur son déclin. J’ai de mon opinion des raisons plus particulières que cette maxime ; mais il n’est
pas à propos de les dire, et chacun ne les voit que trop.) Qui peut vous répondre de ce que vous
deviendrez alors ? Tout ce qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire : il n’y a de
caractères ineffaçables que ceux qu’imprime la nature [...] » 369

Cependant, la position de Rousseau semble bien plus complexe qu’une simple incitation à la
destruction d’un ordre social jugé opprimant. Le paradoxe saute aux yeux dans les dernières lignes

366 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 145

367 LOCKE John, Deux traités de gouvernement civil, 1690, Second traité, § 226-227

368 Du Contrat social, Livre I, chap. 1, p. 46

369 Émile ou de l’Éducation, Livre III, Œuvres Complètes t. IV, p. 468-469. On retrouve ce pressentiment, cette
«prévoyance», dans Les Confessions, Livre XI, Œuvres Complètes t. I, p. 565 : « je pensais [...] que la constitution
déclinante menaçait la France d’un prochain délabrement. Les désastres d’une guerre malheureuse qui tous venaient de
la faute du gouvernement ; l’incroyable désordre des finances, les tiraillements continuels de l’administration partagée
jusqu’alors entre deux ou trois Ministres en guerre ouverte l’un avec l’autre, et qui pour se nuire mutuellement
abîmaient le Royaume ; le mécontentement général du peuple et de tous les ordres de l’État : l’entêtement d’une femme
obstinée qui sacrifiant toujours à ses goûts et ses Lumières, si tant est qu’elle en eut, écartait presque toujours des
emplois les plus capables pour placer ceux qui lui plaisaient le plus, tout concourait à justifier [ma] prévoyance [...] »
107
de la Préface du Discours sur l’inégalité lorsqu’il décrit la société qu’il n’a cessé de condamner tout
au long de son texte comme une chance et une source de bienfaits :
« En considérant ce que nous serions devenus, abandonnés à nous-mêmes, nous devons apprendre
à bénir celui dont la main bienfaisante, corrigeant nos institutions et leur donnant une assiette
inébranlable, a prévenu les désordres qui devraient en résulter, et fait naître notre bonheur des
moyens qui semblaient devoir combler notre misère. » 370

Comment Rousseau peut-il affirmer ici que l’ordre du monde qu’il décrit ailleurs comme
inique, absurde et illégitime doive être « béni » ? L’institution de la société n’est-elle pas cette
catastrophe qui a provoqué notre malheur, qui nous a transformés en êtres seulement capables de
souffrir et de faire souffrir ? On peine à croire que c’est bien le même homme qui tient la plume. On
pourrait résoudre cette contradiction flagrante en voyant là une précaution contre la censure
religieuse, mais ce serait probablement ignorer un aspect particulièrement intéressant de la pensée
de Rousseau, qui est justement structurée par cette contradiction. La posture qu’il adopte à l’égard
de la société est faite d’un mélange d’indignation et d’admiration. On retrouve cette ambivalence
dans le Contrat social, lorsqu’il écrit, dans un passage déjà cité, que le processus de dénaturation
par lequel l’homme s’est dégradé au dessous de sa condition primitive est aussi celui qui, « d’un
animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme » 371 . La société et son cortège
d’institutions humaines sont donc, de ce point de vue, une source de bienfaits qu’il faut respecter :
« [...] les établissements humains paraissent au premier coup d'œil fondés sur des monceaux de
sables mouvants; ce n'est qu'en les examinant de près, ce n'est qu'après avoir écarté la poussière et
le sable qui environnent l'édifice, qu'on aperçoit la base inébranlable sur laquelle il est élevé, et
qu'on apprend à en respecter les fondements. » 372

L’ordre social existant pourrait être bien pire. Les injustices et les maux qui l’accompagnent
sont certes choquants, ils ne doivent pas mener à la remise en cause de l’ensemble de l’ « édifice ».
Au contraire, il faut respecter et préserver la société, car elle doit être perçue comme le seul lieu où
les hommes peuvent œuvrer à améliorer leur condition.
Nous savons ce que nous avons avec cette société, nous ne savons pas ce que nous aurions
dans une autre, et nous savons qu’ « abandonnés à nous-mêmes », nous ne pouvons attendre que la
misère et la barbarie. On comprend que le Rousseau qui se découvre à nous ici incline plutôt vers le
conservatisme que vers la révolution. D’où il suit qu’il faut considérer que les révolutionnaires de

370 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 58

371 Du Contrat social, Livre I, chap. 8, p. 61

372 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 57-58
108
1789, Robespierre en tête, qui ont revendiqué son héritage l’ont mal compris — ou qu’ils se sont
livrés sciemment à un travestissement de sa pensée.
Rousseau n’encourage pas la révolution : bien que révolté par la misère et le malheur dont
souffrent ses semblables, il considère la révolution comme un remède pire que le mal. Il est
intéressant de noter que Karl Marx, qui rejoint Rousseau sur les grands axes de sa dénonciation de
l’injustice sociale, met l’accent sur son « refus de tout compromis » 373 : la crainte de perdre les
fragiles acquis de la société l’empêche, en effet, d’envisager la mise en actes de ses critiques.
Les aspirations politiques de Rousseau sont donc bien éloignées de celles qui ont animé les
révolutionnaires. La conception de la liberté et de l’égalité de Rousseau est, elle aussi, très
différente de celle qui a constitué l’arrière-plan philosophique de la Révolution française. La liberté
de Rousseau, c’est l’obéissance aux lois de la nature. La citation qu’il choisit pour clore la Préface
du Discours sur l’inégalité pourrait être présentée comme sa recette de la liberté :
« Quem te Deus esse
Jussit, et humana qua parte locatus es in re
Disce » 374

Pour être libre, selon Rousseau, il faut trouver sa place 375 et y rester 376 : la définition de la liberté
donnée par les Lumières, lourdement influencées par l’idéal cartésien d’un homme que la puissance
de sa raison tend à rendre « maître et possesseur de la nature », est précisément antagonique. Là où
les révolutionnaires érigent l’égalité en principe sacré, Rousseau se démarque encore. Il ne
condamne pas l’inégalité en général : on a vu qu’à ses yeux l’inégalité naturelle était légitime, et, de
toute façon, irréductible. Mais il n’exclut pas non plus la possibilité d’accorder une légitimité à
certaines inégalités conventionnelles, si elles sont proportionnées à l’inégalité naturelle 377 . Fidèle
aux préceptes énoncés par Aristote dans son Éthique à Nicomaque, Rousseau adopte une certaine
méfiance à l’égard de l’égalité pure, « arithmétique » (qui sera celle que défendront les
révolutionnaires), lui préférant le concept plus souple d’égalité «proportionnelle» ou

373 MARX Karl, Lettre à Schweitzer, 24 janvier 1865

374 « Ce que la divinité a ordonné que tu sois, et à quelle place tu as été situé dans l'ordre des choses humaines,
apprends-le ». Cette sentence de Perse (Satires, III, 71-73) est citée dans le Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes (Préface, p. 58).

375 On peut envisager cette injonction comme un écho au « Connais-toi toi-même » qui ouvrait le second Discours.

376L’idée selon laquelle la société idéale est celle dans laquelle chacun est à sa place est peut-être empruntée à la pensée
politique de Platon, à laquelle Rousseau fait fréquemment référence.

377 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 148
109
«géométrique»378. Ainsi, il lui semble par exemple que « c’est l’ordre le meilleur et le plus naturel
que les plus sages gouvernent la multitude » 379 . Dans le gouvernement aristocratique électif qui a
sa préférence (l’aristocratie naturelle « ne convient qu’à des peuples simples ») parmi toutes les
formes d’aristocratie 380 , « il semble qu’une égalité rigoureuse serait déplacée », car il est dans
l’intérêt général que « l’administration des affaires publiques soit confiée à ceux qui peuvent le
mieux y donner tout leur temps » 381 . L’égalité doit plutôt s’entendre comme équité, d’une part, et
comme lutte contre les inégalités extrêmes, d’autre part :
« à l'égard de l'égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse
soient absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessous de toute violence
et ne s'exerce jamais qu'en vertu du rang et des lois, et quant à la richesse, que nul citoyen ne soit
assez opulent pour pouvoir en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se
vendre » 382

Plutôt qu’un nivellement scrupuleux des conditions, Rousseau se contente d’exiger « la modération
dans les riches et le contentement dans les pauvres » 383 , un idéal collectif dont la poursuite
constitue, pour l’ordre social établi, une menace bien moindre que celle qui découle de la recherche
d’une égalité « pure ». À ce sujet, on remarque d’ailleurs que le fait qu’il accuse la propriété du
creusement des inégalités n’aboutit jamais à une remise en cause sérieuse de celle-ci : Rousseau va
jusqu’à décréter que « le droit de propriété est le plus sacré des droits individuels », en ce qu’il est
une garantie contre l’arbitraire et la négation du système féodal. Bien qu’elle soit responsable de
l’aggravation des inégalités, on ne peut donc pas envisager l’abolition de la propriété.
Bien loin d’être l’instigateur intellectuel de la Révolution, Rousseau doit plutôt être considéré
comme l’auteur d’une vaine tentative d’éviter celle-ci, en défendant contre la brutalité
révolutionnaire une position assez conservatrice, respectueuse de la propriété et des institutions
politiques. Rousseau reste convaincu de la pertinence d’une transformation de la société, mais les
modalités d’action politique qu’il plébiscite se rapprochent davantage d’un réformisme limité,

378 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, V, 1131b - 1132a

379 Du Contrat social, Livre III, chap. 5, p. 109

380« Il y a donc trois sortes d’Aristocratie : naturelle, élective, héréditaire. La première ne convient qu’à des peuples
simples ; la troisième est le pire de tous les gouvernements. La deuxième est le meilleur : c’est l’Aristocratie
proprement dite » (Du Contrat social, Livre III, chap. 5, p. 108)

381 Du Contrat social, Livre III, chap. 5, p. 109

382 Ibid., Livre II, chap. 11, p. 91

383 Ibid., Livre III, chap. 5, p. 109


110
prudent et réfléchi. Il reste à étudier comment sa vision radicale de la dénaturation corruptrice de
l’humanité se combine avec cette modération dans le choix des solutions politiques.

2. II. A. 3 - L'homme naturel comme source d'inspiration plutôt


que comme modèle

Les considérations que l’on vient d’évoquer jettent le trouble sur le statut du concept
d’homme naturel dans le système de pensée philosophique et politique élaboré par Rousseau. On
croyait que sa dénonciation virulente de la perversion de l’humanité par la société le porterait à
exhorter les hommes à la rétrogradation, à la destruction de la société ; il n’en est rien. Son appel à
la modération des inégalités les plus frappantes paraît bien tiède après les fiévreuses envolées où il
condamnait en bloc tous les artifices humains, qu’il tenait pour responsables du malheur de
l’humanité.
Sa vision de l’homme naturel ne semble plus avoir un grand rôle à jouer dans son projet
politique, où il s’agit d’opérer des petits arrangements au sein de la société plutôt que de changer
radicalement de mode d’existence. Elle est pourtant centrale, et exerce une grande influence au
moment du choix de l’orientation, mais aussi de la sélection des leviers d’action les plus efficaces
pour réformer en profondeur la société. La compréhension de ce point tient toute entière à cette
subtilité : Rousseau ne souhaite pas revenir à l’homme naturel ou le recréer, mais il entend s’en
inspirer pour régénérer l’humanité.
La réflexion autour de l’homme naturel a d’abord permis a Rousseau de diagnostiquer les
causes du malheur humain : la dépendance, la dictature du paraître, l’étrangeté à soi. Ce sont ces
tendances qui sont responsables de la méchanceté des hommes et de leur incapacité à être heureux.
La priorité logique est donc la lutte contre l’amour-propre, par la restauration symétrique de
l’instinct d’amour de soi. Mais ce redressement ne suffira pas à assurer l’apaisement des relations
sociales : il sera aussi nécessaire de renouer avec le principe oublié de la pitié. L’instauration de la
servitude et de l’inégalité ont encore noirci le tableau de la dégénérescence humaine ; il faudra
également combattre ces maux, tout en étant lucide sur l’impossibilité de les éradiquer totalement
dans l’état social : on a vu que l’inégalité ne pouvait et ne devait pas être complètement effacée, et
on verra que la société suppose un degré minimal de soumission. La liberté et l’autonomie

111
individuelles sont néanmoins incontournables dans la perspective d’une amélioration de la
condition humaine.
On a réussi à identifier les directions dans lesquelles il va falloir travailler, mais qu’en est-il
des moyens qui vont être mis en œuvre pour y parvenir ? Là encore, on s’aperçoit que c’est dans sa
méditation sur la nature de l’homme que Rousseau va puiser son inspiration. C’est l’âme humaine
qui, en évoluant, a causé les transformations malheureuses qui ont fait de l’homme ce qu’il est
aujourd’hui. C’est donc directement sur elle qu’il faut agir en priorité. Rousseau va alors passer en
revue les différents moyens de toucher l’âme, de l’épurer, de la façonner : la spiritualité ou la
religion, bien sûr, mais aussi l’éducation, la morale et ... la politique.

2. II. B - Les voies de la régénération

L’homme naturel est la boussole de Rousseau : quand on étudie le contenu de ses projets, on
s’aperçoit en effet que l’objectif qui leur est commun est la restauration des deux « principes »
originels dénaturés la société, l’amour de soi et la pitié. Rousseau ne désespère pas de les voir
réapparaître dans la société, car ils sont toujours présents au plus profond de l’âme de l’homme
civil. Il confirme cet espoir lorsque, s’expliquant sur les points de sa pensée qui ont suscité la
controverse dans ses Dialogues, il compare l’homme aux végétaux dont la semence n’est jamais (à
l’époque où il écrit...) altérée par les modifications que l’artifice humain lui a fait subir :
« Ces sentiments innés que la nature a gravés dans tous les cœurs pour consoler l'homme dans ses
misères et l'encourager à la vertu peuvent bien à force d'art, d'intrigues et de sophismes être
étouffés dans les individus, mais prompts à renaître dans les générations suivantes, ils ramèneront
toujours l'homme à ses dispositions primitives, comme la semence d'un arbre greffé redonne
toujours le sauvageon. » 384

La liberté et l’équilibre dont jouit l’homme à l’état de nature sont des également des idéaux qui
guident le renouveau social dont Rousseau s’attache à dessiner les traits. Comme on l’a dit, il ne
s’agit pas d’imiter ces caractéristiques de l’état de nature mais de les conserver en ligne de mire afin
de tenter de s’en rapprocher, ou du moins de cesser de s’en éloigner.

384 Rousseau juge de Jean-Jacques, Dialogues, Troisième Dialogue, Œuvres Complètes I, p. 972
112
Le projet de réforme globale de Rousseau est extrêmement hétéroclite, au point d’être
parfois déroutant : que peuvent bien avoir en commun la méthode pédagogique, la vie religieuse et
les institutions politiques ? La cohérence de ce large spectre de propositions ne se laisse entrevoir
qu’à condition de tenir compte de l’influence fondamentale exercée sur la pensée de Rousseau par
la vision de l’homme naturel.

2. II. B. 1 - Redécouvrir la pitié pour y ancrer la morale sociale

Le salut de l’humanité passe inévitablement, pour Rousseau, par l’élaboration et la diffusion


d’une nouvelle morale. Il est convaincu de l’étroite interaction qui lie les mœurs à la société
politique ; dans l’Émile, il assène à « ceux qui voudront traiter séparément de la morale et de la
politique » qu’ils « n’entendront jamais rien à aucune des deux » 385. Avant de poursuivre l’étude de
l’imbrication entre le droit et la morale, il est utile de préciser le statut de la loi dans la pensée
politique de Rousseau : selon lui, elle est indispensable au bon fonctionnement de la société
politique car l’individu, indépendamment de toute bonté ou méchanceté, n’est pas spontanément
porté vers des comportements socialement bénéfiques :
« Son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l'intérêt commun ; son existence absolue
et naturellement indépendante peut lui faire envisager ce qu'il doit à la cause commune comme une
contribution gratuite, dont la perte sera moins nuisible aux autres que le payement n'en est onéreux
pour lui, et regardant la personne morale qui constitue l'État comme un être de raison parce que ce
n'est pas un homme, il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ;
injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique. » 386

Il y a donc une nécessité sociale de faire régner la loi, ce qui pose difficulté car les hommes n’ont
pas d’intérêt personnel à s’y soumettre : elle représente une contrainte dont il est difficile de se
représenter l’enjeu. La raison de l’homme ne lui dictant pas spontanément l’obéissance à la loi, il
faut donc trouver le moyen de la faire respecter :

385 Émile ou De l’éducation, Livre I, chapitre IV, Œuvres Complètes t. IV, p. 524

386 Du Contrat social, Livre I, chap. 7, p. 59


113
« Ainsi donc le Législateur ne pouvant employer la force ni le raisonnement, c'est une nécessité
qu'il recoure à une autorité d'un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence et persuader sans
convaincre. » 387

Cette autre autorité doit venir de la conscience même des individus. S’inspirant de Montesquieu (il
reconnaît d’ailleurs explicitement cette influence dans l’Émile 388 ), Rousseau suggère l’élaboration
d’une « profession de foi civile » qui serait une sorte de code de bonne conduite morale reconnu par
tous :
« Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain de fixer les
articles, non pas précisément comme dogmes de Religion, mais comme sentiments de sociabilité,
sans lesquels il est impossible d'être bon Citoyen ni sujet fidèle. » 389

La morale, qui se définit chez Rousseau comme une alternative à l’utilitarisme pur (la morale ajoute
d’autres critères de choix de comportements au strict calcul des coûts et des avantages), apparaît
donc comme le complément indissociable de la loi. Elle peut elle-même être considérée comme une
loi, « la plus importante de toutes », puisqu’elle commande aux citoyens le respect de toutes les
autres. La morale joue le rôle d’une clef de voûte, sans laquelle tout le dispositif législatif
s’effondre :
« À ces trois sortes de lois [politiques civiles et criminelles], il s'en joint une quatrième, la plus
importante de toutes ; qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l'airain, mais dans les cœurs des
Citoyens ; qui fait la véritable constitution de l'État ; qui prend tous les jours de nouvelles forces ;
qui, lorsque les autres lois vieillissent ou s'éteignent, les ranime ou les supplée, conserve un peuple
dans l'esprit de son institution, et substitue insensiblement la force de l'habitude à celle de
l'autorité. Je parle des mœurs, des coutumes, et surtout de l'opinion ; partie inconnue à nos
politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes les autres ; partie dont le grand Législateur
s'occupe en secret, tandis qu'il paraît se borner à des règlements particuliers qui ne sont que le
cintre de la voûte, dont les mœurs, plus lentes à naître, forment enfin l'inébranlable Clef. » 390

La loi, et avec elle toute la société politique, reposent donc entièrement sur la morale... Mais sur
quoi faire reposer cette dernière ?

Le problème qui se pose à ce stade est donc de trouver un moyen de contraindre l’homme à
adopter une conduite conforme à la morale, qui se définit chez Rousseau comme une alternative à

387 Du Contrat social, Livre II, chap. 7, p. 82

388 Émile ou De l’éducation, Livre V, Œuvres Complètes t. IV, p. 850-851

389 Du Contrat social, Livre IV, chap. 8, p. 178

390 Ibid., Livre II, chap. 12, p. 94


114
l’utilitarisme pur (la morale ajoute d’autres critères de choix de comportements au strict calcul des
coûts et des avantages). La raison ne semble pas suffisante pour fonder la conduite morale : si il
existe bien une bonté « morale », « raisonnée », elle n’est pas à la portée de tous les esprits
humains. Seules quelques « grandes âmes cosmopolites » 391 sont capables d’en témoigner :
« Quoiqu'il puisse appartenir à Socrate, et aux Esprits de sa trempe, d'acquérir de la vertu par
raison, il y a longtemps que le Genre humain ne serait plus, si sa conservation n'eût dépendu que
des raisonnements de ceux qui le composent » 392

La raison du commun des hommes ne leur permet pas de s’élever au niveau d’abstraction qui leur
permettrait de saisir que la bonté est rationnellement le meilleur choix de comportement possible.
Rousseau accuse donc le cosmopolitisme de faire preuve d’un optimisme excessif quant aux
facultés de raisonnement des hommes. Le seul fondement solide qui se pourrait donner à la morale
n’est pas à chercher du côté de l’intelligence mais plutôt dans la sensibilité.
Serait-il possible de dégager du plus profond de l’âme humaine un principe qui générerait
une obligation morale ? A priori, cela ne semble pas être le cas. En effet, dans la pensée de
Rousseau, la moralité est totalement étrangère à la nature première de l’homme : s’il est, selon lui,
« naturellement bon », c’est uniquement parce qu’il n’a pas de motifs de faire le mal. La « bonté
naturelle » est purement fonctionnelle, physique, elle ne procède pas d’une morale : dépourvus de
raison, les hommes à l’état de nature n’ont pas de « devoirs connus », ils ne sont « pas instruits du
bien qu’ils devraient se faire » 393 . Ils obéissent seulement à leur double instinct d’amour de soi et
de pitié, sans que l’observation de ces principes soit le produit d’une décision consciente et
délibérée. La pitié de Rousseau est donc une vertu naturelle et non morale ; si Blaise Bachofen en
fait « une morale naturelle » 394 , c’est seulement pour souligner la coïncidence entre le
comportement prescrit par la morale et celui vers lequel la pitié incline naturellement. D’un point de
vu moral, l’homme naturel n’est par conséquent « ni bon ni méchant » 395 ; son incapacité à
concevoir l’idée même de bonté morale ne le mène pas à la méchanceté et au vice :
« N'allons surtout pas conclure avec Hobbes que pour n'avoir aucune idée de la bonté, l'homme
soit naturellement méchant, qu'il soit vicieux parce qu'il ne connaît pas la vertu, qu'il refuse
toujours à ses semblables des services qu'il ne croit pas leur devoir, ni qu'en vertu du droit qu'il

391 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 128

392 Ibid., p. 98

393 Ibid., p. 93

394 BACHOFEN Blaise, Premières leçons sur le Discours sur l'inégalité, PUF, 1996, p. 34

395 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 93
115
s'attribue avec raison aux choses dont il a besoin, il s'imagine follement être le seul propriétaire de
tout l'Univers. » 396

Une nouvelle fois, Rousseau reproche à Hobbes de ne reconnaître que le principe de conservation
de soi et de n’avoir pas vu la pitié, source de la « bonté naturelle » de l’homme sauvage. Mais cette
idée selon laquelle l’action de l’homme dans l’état de nature serait guidée vers un « Bien » factuel
et objectif par la combinaison entre les deux principes essentiels semble contredite quelques pages
plus loin dans le Discours sur l’inégalité, lorsque Rousseau se dit « instruit par l’expérience que
l’amour du bien-être est le seul mobile des actions humaines » 397 . Nous verrons plus loin que cette
contradiction entre exclusivité de l’amour de soi et partage entre amour de soi et pitié n’est que
superficielle chez Rousseau : la dissection poussée du sentiment de pitié lui fera voir qu’elle n’est
pas véritablement distincte de l’amour de soi.

Bien qu’on ne puisse pas attendre de l’homme naturel qu’il se conduise « moralement », il y
aurait bien dans la pitié un principe naturel qui porterait l’homme à adopter presque malgré lui une
conduite conforme à la morale. Elle constitue donc un point d’appui parfait pour la morale, bien
plus sûr que la raison, car elle est potentiellement présente chez tous les hommes. Cela ne signifie
pas que les facultés intellectuelles doivent être complètement exclues du dispositif de diffusion et
de consolidation de la morale :
« Les affections sociales ne se développent en nous qu'avec nos lumières. La pitié, bien que
naturelle au cœur de l'homme, resterait éternellement inactive sans l'imagination qui la met en
jeu.» 398

Le concours de la raison va permettre de faire jaillir toutes les « vertus sociales » nécessaires à une
vie en société harmonieuse du principe de pitié :
« [Mandeville] n'a pas vu que de cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales qu'il veut
disputer aux hommes. En effet, qu'est-ce que la Générosité, la Clémence, l'Humanité, sinon la Pitié
appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l'espèce humaine en général ? La Bienveillance et
l'amitié même sont, à le bien prendre, des productions d'une pitié constante, fixée sur un objet
particulier : car désirer que quelqu'un ne souffre point, qu'est-ce autre chose, que désirer qu'il soit
heureux ? » 399

396 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 93

397Ibid., p. 112

398 Essai sur l’origine des langues, chap. IX

399 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 97
116
Si ils dérivent bien du principe de pitié, tous ces sentiments ne sont pas pour autant considérés
comme naturels par Rousseau. L’émergence de chacun d’entre eux implique une opération de la
raison que seul un intellect développé peut accomplir : la représentation de la possession pour la
générosité, celle de la justice pour la clémence, la généralisation pour l’humanité, la préférence (qui
suppose elle-même la comparaison) pour l’amitié, etc. Cependant, Rousseau insiste bien dans ce
passage sur le fait que la pitié est à l’origine de tous ces sentiments, et qu’ils n’existeraient pas sans
elle.
L’existence de ce principe de pitié, au sein même de la nature humaine, est donc une aubaine
pour la société à la recherche d’une consolidation de l’assise de la morale. Dans son Cours familier
de philosophie politique, Pierre Manent 400 propose une lecture de Rousseau qui permet de
comprendre le mécanisme par lequel la pitié conduit les individus à « désirer [qu’autrui] soit
heureux » 401 alors même que « l’amour du bien-être est le seul mobile des actions humaines » 402 .
Pour dépasser cette contradiction, Pierre Manent commence par en retenir le second terme : il
constate que, pour Rousseau, l’homme n’est pas capable d’un sentiment désintéressé. Pour qu’il y
ait cohérence, il faut donc considérer que c’est dans son intérêt propre que l’homme « désire que
quelqu’un ne souffre point » 403 . La clé de la compréhension réside dans le fait que la pitié procède,
chez Rousseau, d’un sentiment spontané d’identification, c’est à dire du sentiment que cet autre qui
souffre pourrait être moi. Pierre Manent montre que la pitié de Rousseau est un sentiment altruiste
décomposable en deux sentiments égoïstes : la crainte à l’idée que je pourrais souffrir à la place de
l’autre et le soulagement de constater que ce n’est pas moi qui souffre. Celui qui compatit est tiraillé
entre l’affection et le réconfort, ce qui le place dans une situation psychologique pénible ; si la pitié
le pousse à agir de manière à soulager sa souffrance, c’est finalement pour s’apaiser lui-même 404.
On voit donc que la pitié est un sentiment entièrement intéressé ; au fond, je ne souffre pas
pour autrui mais pour moi à travers l’image de la souffrance qu’il m’envoie. La pitié s’adresse donc

400Les développements qui suivent sont inspirés du Cours familier de philosophie politique de Pierre MANENT, Fayard,
2001, p. 314 s.

401 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 97

402 Ibid., p. 112

403 Ibid., p. 97

404 François LA ROCHEFOUCAULD avait déjà exprimé une thèse semblable au siècle précédent, ramenant la pitié à
l’intérêt personnel : « La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d’autrui. C’est une habile
prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber [...] » (Réflexions ou Sentences et Maximes Morales, 1693, Maxime
CCLXIV). On peut d’ailleurs penser que Rousseau n’aurait pas renié son célèbre aphorisme qu’il fait figurer en exergue
de son recueil : « Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés »...
117
moins à la personne d’autrui qu’au corps souffrant — ce qui explique que l’on peut la ressentir pour
un autre homme, mais aussi pour un animal 405 . L’expérience de la souffrance joue un rôle
fondamental dans le processus d’identification, au point que, selon Rousseau, seul celui qui connaît
la souffrance peut ressentir la pitié : En réponse à « M. Philopolis », qui lui avait demandé si « un
homme ou tout autre être sensible qui n’aurait jamais connu la douleur, aurait-il de la pitié, et serait-
il ému à la vue d’un enfant qu’on égorgerait ? » 406 , il tranche : « Je réponds que non ».
On comprend que si pitié et amour de soi sont indissociables au sein de l’âme de l’homme
naturel, c’est parce qu’ils se confondent : bien loin de s’opposer à l’amour de soi, comme on
pourrait le croire lorsque Rousseau la définit comme un frein à l’amour de soi, « donné à l'homme
pour adoucir [...] le désir de se conserver » 407 , la pitié se définit plutôt comme une modalité de
l’amour de soi. Si la révélation du secret de sa composition rabaisse ce sentiment sur le plan moral,
la pitié n’en reste pas moins un mécanisme formidablement utile pour la société : elle permet de
fabriquer de l’altruisme sur le fondement de l’égoïsme, ce qui est, comme le souligne Pierre
Manent, « moralement économique » : le « coût » individuel de la compassion est nul, et son
bénéfice pour la société peut être très important. Fonder la morale sociale sur la pitié n’a donc rien
d’idéaliste ou d’utopique : au contraire, ce choix procède, chez Rousseau, d’un raisonnement
pragmatique.
Évidemment, un tel choix implique de faire le deuil d’une société où les hommes se
comporteraient moralement par pure bonté : la pitié que Rousseau propose de restaurer et sur
laquelle il souhaite faire reposer la morale sociale est un sentiment impur, mêlé — pour tout dire
immoral. Dans le modèle de société que nous présente Rousseau, c’est encore et toujours l’intérêt
privé qui guide les individus : je ne cherche à éviter le malheur d’autrui que parce qu’il altérerait
mon bonheur. Certes, ce n’est pas une perspective exaltante mais c’est, nous dit Rousseau, ce que
nous pouvons espérer de mieux. Pierre Manent nous suggère le constat de l’étonnante actualité de
ces considérations : ce qui est décrit par Rousseau, « c’est la société des Resto du cœur »...

405Pierre Manent explique ainsi, s’appuyant sur la conception rousseauiste de la pitié, la volonté d’obtenir que les
animaux destinés à la nourriture des hommes vivent dans les conditions les plus confortables possibles avant d’être mis
à mort de la manière la plus indolore possible. Certes, on continue de les tuer, mais là n’est pas l’important ; au
contraire, cela montre bien que ce qui compte n’est pas tant la mort (que nous avons les plus grandes difficultés à nous
représenter, faute d’expérience) que la souffrance physique. C’est pour la même raison, poursuit P. Manent, que l’on
promeut la « mort humanitaire » des humains dont les souffrances sont extrêmes : l’euthanasie.

406Lettre de M. Philopolis publiée dans Le Mercure de France d’octobre 1755 en réaction à la publication du Discours
sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Œuvres Complètes t. III, p. 232

407 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 95
118
2. II. B. 2. La religion "naturelle" et la pédagogie, vecteurs de la
nouvelle morale

Un premier objectif consiste donc en la revalorisation de la pitié, qui apparaît aux yeux de
Rousseau comme le moyen le plus sûr et le plus réaliste pour guider les hommes vers la morale.
Mais ce sentiment est enfoui, recouvert par les passions sociales qui l’ont rendu quasiment
inopérant : il s’agit donc de favoriser sa redécouverte. Pour cela, il faut agir sur l’âme même de
l’homme.
L’éducation s’impose comme un moyen incontournable de remodeler la composition morale
de l’homme. Rousseau porte cependant sur elle un jugement partagé, car elle est aussi pour lui un
des principaux vecteurs de l’inégalité sociale.
« Non seulement l'éducation met de la différence entre les esprits cultivés, et ceux qui ne le sont
pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture ; car qu'un
Géant et un Nain marchent sur la même route, chaque pas qu'ils feront l'un et l'autre donnera un
nouvel avantage au Géant. Or si l'on compare la diversité prodigieuse d'éducations et de genres de
vie qui règne dans les différents ordres de l'état civil, avec la simplicité et l'uniformité de la vie
animale et sauvage, où tous se nourrissent des mêmes aliments, vivent de la même manière, et font
exactement les mêmes choses, on comprendra combien la différence d'homme à homme doit être
moindre dans l'état de Nature que dans celui de société, et combien l'inégalité naturelle doit
augmenter dans l'espèce humaine par l'inégalité d'institution. » 408

Cette ambivalence inhérente à l’éducation (elle est à la fois source d’égalité et d’inégalité) n’entame
cependant pas sa conviction que c’est par son intermédiaire que l’on peut espérer sauver le genre
humain. Son imposant traité d’éducation, Émile, est à lui seul révélateur de l’intérêt qu’il porte à la
question pédagogique. Si il peut être considéré comme la réflexion qui inaugure la pédagogie
moderne et qui, aujourd’hui encore, fait figure de référence par rapport à laquelle se positionnent les
différentes écoles éducatives, l’Émile doit être étudié en gardant à l’esprit qu’il fait partie intégrante
du « système » philosophique et politique de Rousseau ; il est le lieu de développements
particulièrement intéressants de sa théorie générale de l’homme.
L’analyse de cet aspect de l’Émile permet de confirmer l’empreinte du concept d’homme
naturel sur l’ensemble des thèses éducatives présentées par Rousseau : d’une manière générale,
elles reposent sur la valorisation et la préservation de l’état « naturel » des enfants. On remarque en
effet une analogie opérée par Rousseau entre la naissance de l’humanité et la naissance de chaque

408 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 103-104
119
homme ; chaque nouveau-né est en quelque sorte un équivalent de l’homme naturel, et l’éducation
qu’il reçoit correspond à l’assimilation forcée, en accéléré, de la dénaturation plurimillénaire de son
espèce. Le premier souci de Rousseau sera donc d’éviter l’aliénation des enfants par ceux qui ont en
charge leur éducation : « Quand chacun pourrait s'aliéner lui-même il ne peut aliéner ses enfants ;
ils naissent hommes et libres ; leur liberté leur appartient, nul n'a droit d'en disposer qu'eux » 409 .
Nul n’a le droit de disposer de la vie d’un enfant et de le priver de la liberté avec laquelle il vient au
monde ; l’éducation ne peut se concevoir autrement qu’au service de la liberté.
Pour garantir à l’enfant sa liberté, il importe de lui apprendre d’abord à être indépendant.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cet apprentissage passe par l’acceptation de la dépendance
des choses, pour mieux se soustraire à celle aux autres hommes. Rousseau explique à son élève que
c’est seulement de cette dernière qu’il faut se prémunir, car « la dépendance des choses [...] ne nuit
point à la liberté » 410.
Mais la liberté n’est pas seulement matérielle : le plus difficile est sans doute de permettre à
l’enfant de jouir de la plus grande liberté intellectuelle possible. La pédagogie de Rousseau se
présente comme un apprentissage de la libre-pensée, de l’anticonformisme. L’enfant est lui-même
amené à remettre en cause l’ordre existant et les idées reçues sur le progrès. Rien, dans le domaine
du savoir comme dans celui de la morale, ne doit être donné pour acquis et définitif : l’acquisition
des connaissances doit se faire non par l’acquiescement et la soumission mais par une réflexion
individuelle nourrie par l’expérience et par la discussion. Il insiste à cette fin sur le développement
de l’esprit critique de l’enfant, mais aussi sur sa capacité à écouter ce que lui dicte sa conscience
pour ne pas qu’il imite la folie que Rousseau observe chez ses contemporains, prisonniers de leurs
passions : le moyen d’échapper au « difforme contraste de la passion qui croit raisonner et de
l’entendement en délire » 411 est d’être attentif à son « sentiment intérieur », qui correspond à ce
qu’il y a de plus profond et de plus enraciné dans l’esprit humain. Le principe d’une bonne
éducation doit donc être de tenir à l’écart toutes les passions superficielles et nuisibles pour mieux
laisser agir ce que Rousseau appelle « l’instinct divin » 412 de la conscience, et ainsi faire à nouveau
parler dans le cœur de l’homme civil les principes d’amour de soi et de pitié qui le guidaient dans
son état primitif.

409 Du Contrat social, Livre I, chap. 4, p. 51

410 Émile ou De l’Éducation, Œuvres Complètes t. IV, p. 311

411 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 52

412 Émile ou De l’Éducation, Œuvres Complètes t. IV, « Profession de foi du vicaire savoyard»
120
Si Rousseau place de grands espoirs dans la réforme de l’éducation, il ne la considère
cependant pas comme suffisante. Elle doit, particulièrement au moment de l’adolescence 413 ,
prendre appui sur la pratique d’une religion. En plus de ce rôle de soutien et de légitimation de
l’éducation, la religion doit permettre aux adultes de conserver l’habitude d’écouter leur « sentiment
intérieur », par une incitation continuelle à l’introspection, et ainsi les guider vers un comportement
moral. L’Émile et le Contrat social présentent deux conceptions de la forme que doit prendre cette
religion ; ces conceptions sont différentes, mais il apparaît pourtant qu’il ne faut pas les penser
comme deux solutions alternatives s’excluant mutuellement, mais plutôt comme deux composantes
complémentaires de la voie religieuse suggérée par Rousseau.
Rousseau n’a guère la réputation d’un auteur chrétien : sa théorie de l’état de nature entre,
par bien des aspects, en contradiction directe avec les dogmes religieux, et sa réfutation d’une
justification théologique des injustices terrestres (« Est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le
médecin ? » 414 ) ne lui attire pas les sympathies de l’Église. Le voici pourtant qui prend la défense
de la vision religieuse de la génèse de l’humanité, moquant le dogmatisme des philosophes
jusnaturalistes athées :
« Il n'est même pas venu dans l'esprit de la plupart des nôtres de douter que l'état de nature eût
existé, tandis qu'il est évident, par la lecture des Livres sacrés, que le premier homme ayant reçu
immédiatement de Dieu des lumières et des préceptes, n'était point lui-même dans cet état, et qu'en
ajoutant aux écrits de Moïse la foi que leur doit tout philosophe chrétien, il faut nier que, même
avant le Déluge, les hommes se soient jamais trouvés dans le pur état de nature, à moins qu'ils n'y
soient retombés par quelque événement extraordinaire : paradoxe fort embarrassant à défendre, et
tout à fait impossible à prouver. » 415

Il renouvelle cette condamnation dans les Dialogues, présentant l’Église et les philosophes comme
deux puissantes également intolérantes 416 . Bien qu’il soit considéré comme hérétique par les
protestants et par les catholiques, il se dit cependant chrétien et condamne l’athéisme, qu’il
considère comme un luxe pour les nantis. Mais il ne se reconnaît pas dans le christianisme de

413 L’adolescence d’Émile correspond au Livre IV du traité, au sein duquel est insérée la « Profession de foi du vicaire
savoyard », qui peut être considéré comme le texte où Rousseau expose de la façon la plus explicite ses vues
religieuses.

414 Du Contrat social, Livre I, chap. 3, p. 49

415 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 65

416 Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, Troisième Dialogue, Œuvres Complètes t. I, p. 967
121
l’Église, lui préférant la « religion de l’Évangile », qu’il qualifie dans le Contrat social de « vrai
christianisme » :
« [...] le Christianisme, non pas celui d'aujourd'hui, mais celui de l'Évangile, qui en est tout à fait
différent. Par cette Religion sainte, sublime, véritable, les hommes, enfants du même Dieu, se
reconnaissent tous pour frères, et la société qui les unit ne se dissout pas même à la mort. » 417

Cette religion, pour « sublime » qu’elle soit, pose cependant problème sur le plan politique. Elle ne
semble pas apte à générer ce que Rousseau appelle « l’esprit social » :
« Loin d'attacher les cœurs des cœurs des Citoyens à l'État, elle les en détache comme de toutes les
choses de la terre : je ne connais rien de plus contraire à l'esprit social. On nous dit qu'un peuple de
vrais Chrétiens formerait la plus parfaite société que l'on puisse imaginer. Je ne vois à cette
supposition qu'une grande difficulté ; c'est qu'une société de vrais chrétiens ne serait plus une
société d'hommes. Je dis même que cette société supposée ne serait avec toute sa perfection ni la
plus forte ni la plus durable : à force d'être parfaite, elle manquerait de liaison ; son vice
destructeur serait dans sa perfection même. » 418

La raison pour laquelle Rousseau juge la religion chrétienne insatisfaisante est qu’elle détourne le
croyant de la société des hommes : paraphrasant la parole du Christ (« Mon royaume n’est pas de ce
monde » 419), il déclare que « la patrie du Chrétien n’est pas de ce monde ». La conviction que l’ici-
bas n’est qu’un lieu de transition et que l’essentiel réside dans l’au-delà explique la « profonde
indifférence » 420 du chrétien à l’égard des affaires terrestres, qui ne cherche qu’à assurer son salut :
« Pourvu qu’il n’ait rien à se reprocher, peu lui importe que tout aille bien ou mal ici-bas » .
L’autre inconvénient attribué par Rousseau au christianisme est qu’il s’accommode trop bien
de la servitude et de l’injustice. Il explique ainsi, sur le ton de l’ironie, par quelle naïveté de
raisonnement le chrétien en arrive à accepter la tyrannie :
« La charité chrétienne ne permet pas aisément de penser mal de son prochain. Dès qu'il aura
trouvé par quelque ruse l'art de leur en imposer et de s'emparer d'une partie de l'autorité publique,
voilà un homme constitué en dignité ; Dieu veut qu'on le respecte ; bientôt voilà une puissance ;
Dieu veut qu'on lui obéisse ; le dépositaire de cette puissance en abuse-t-il ? C'est la verge dont
Dieu punit ses enfants. » 421

417 Du Contrat social, Livre IV, chap. 8, p. 175

418 Ibid., Livre IV, chap. 8, p. 175

419 Évangile selon Saint Jean, XVIII, 36

420 Du Contrat social, Livre IV, chap. 8, p. 175

421 Ibid., Livre IV, chap. 8, p. 176


122
L’indifférence du chrétien renforce son penchant à la soumission : « après tout, qu’importe qu'on
soit libre ou serf dans cette vallée de misères ? L'essentiel est d'aller en paradis, et la résignation
n'est qu'un moyen de plus pour cela » 422 ... Cette religion trop parfaite est inadaptée à la
construction d’une société d’hommes libres et heureux ; le malheur terrestre est d’ailleurs, souligne
Rousseau, intégré dans le dogme chrétien :
« Le Christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la
tyrannie pour qu'elle n'en profite pas toujours. Les vrais Chrétiens sont faits pour être esclaves ; ils
le savent et ne s'en émeuvent guère ; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux. » 423

Rousseau s’attelle donc à la conception d’une religion plus compatible avec les principes
cardinaux de liberté et d’autonomie, qui doivent orienter l’effort de régénération de la société.
L’homme naturel, qui lui inspire ces directives, va également lui offrir le support de sa conception
de la foi. Rousseau s’oppose à l’idée d’une révélation surnaturelle, mais demeure habité — on le
ressent particulièrement dans les pages du Livre IV de l’Émile — par l’intuition d’une volonté
transcendante. C’est dans un sentiment intime de cet ordre que doit s’ancrer la foi : Rousseau
prêche donc pour une religion du « cœur » (par opposition aux religions du livre), seul garant de
l’existence de Dieu : « L'Évangile est le plus sublime de tous les livres, mais c'est un livre. Dieu n'a
pas écrit sa loi sur les feuillets d'un livre, mais dans le cœur des hommes. » 424 . La rencontre avec
Dieu se conçoit comme intérieure : pour trouver Dieu, il faut explorer son intimité, sonder jusqu’au
plus profond de son âme, renouer avec ses inclinations les plus essentielles ; il faut, finalement,
écouter l’homme naturel. Rousseau est convaincu que la conscience humaine recèle dans ses
profondeurs un « principe inné de justice et de vertu » :
« Conscience! Conscience! Instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré du bien et du
mal, qui rend l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de
ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège
de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans
principe » 425

Comme l’éducation, la religion a pour finalité de faire émerger cet « instinct divin ». Rousseau
l’appelle « religion naturelle » parce qu’elle propose un moyen d’accéder à Dieu sans artifice,
c’est-à-dire sans l’intermédiaire des textes sacrés ou du clergé. Bien qu’il ait abjuré le calvinisme

422 Du Contrat social, Livre IV, chap. 8, p. 176

423 Ibid., Livre IV, chap. 8, p. 177

424 Lettre à Vernes du 25 mars 1758

425 Émile ou De l’Éducation, Livre IV, Œuvres Complètes t. IV, « Profession de foi du vicaire savoyard »
123
dans lequel il est né 426, le projet religieux de Rousseau le rapproche plus du protestantisme que du
catholicisme ; il note d’ailleurs dans Les Confessions que la démarche individuelle du protestant est
un vecteur d’émancipation intellectuelle :
« Les protestants sont en général mieux instruits que les catholiques. Ce doit être : la doctrine des
uns exige la discussion, celle des autres la soumission. Le catholique doit adopter la décision qu'on
lui donne; le protestant doit appendre à décider. » 427

Le Contrat social propose une vision différente de la religion, mettant l’accent sur la
fonction intégratrice du religieux ; il ne s’agit plus d’encourager la libre-réflexion mais d’introduire
le minimum d’hétéronomie dans les représentations du monde qui est nécessaire à la cohésion
sociale. Rousseau considère en effet qu’il est indispensable, pour que la société soit viable, que les
individus puissent avoir mutuellement confiance en eux sur l’essentiel, c’est à dire sur la sincérité
de l’allégeance au pacte social : « Dans la société chacun est en droit de s'informer si un autre se
croit obligé d'être juste, et le Souverain est en droit d'examiner les raisons sur lesquelles chacun
fonde cette obligation » 428 . La religion est un gage de sécurité et de prévisibilité pour les individus,
mais aussi pour l’autorité à laquelle ils se sont soumis : « il importe bien à l’État que chaque
Citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs » 429 . La religion participe activement à la
diffusion de la morale, cette autorité capable d’ « entraîner sans violence et de persuader sans
convaincre » 430 , qui commande aux individus l’obéissance à la loi. Elle doit générer chez le
citoyen-croyant « sentiments de sociabilité » 431 qui l’obligent à l’égard de ses semblables.
Rousseau insiste sur le fait que cette religion doit être « purement civile » : la liberté de
croyance doit rester entière pour tout ce qui n’importe pas au corps politique. Dans sa lettre à
Voltaire du 18 août 1756, Rousseau insiste sur son attachement à l’indépendance spirituelle :

426 La conversion de Rousseau au christianisme doit beaucoup à la personne de Madame de Warens, chez qui il est placé
à l’âge de seize ans : « [...] un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le
contour d’une gorge enchanteresse [...] » l’ont immédiatement convaincu « qu’une religion prêchée par de tels
missionnaires ne pouvait manquer de mener en paradis »...

427 Les Confessions, Livre II, Œuvres Complètes t. I, p. 65

428 Lettre à Christophe de Beaumont, Œuvres Complètes t. IV, p. 973

429 Du Contrat social, Livre IV, chap. 8, p. 178

430 Ibid., Livre II, chap. 7, p. 82

431 Ibid., Livre IV, chap. 8, p. 178


124
« Quand un homme sert bien l’État, il ne doit rendre compte à personne de la manière dont il sert
Dieu. [...] Je suis indigné comme vous que la foi de chacun ne soit pas dans la plus parfaite liberté,
et que l’homme ose contrôler l’intérieur des consciences où il ne saurait pénétrer » 432

Le contenu des dogmes auxquels les citoyens sont tenus d’adhérer doit être réduit à ce qui est
strictement nécessaire à l’harmonie sociale :
« Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision
sans explications ni commentaires. L'existence de la Divinité puissante, intelligente, bienfaisante,
prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la
sainteté du Contrat social et des Lois ; voilà les dogmes positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les
borne à un seul ; c'est l'intolérance ; elle rentre dans les cultes que nous avons exclus. » 433

On constate que la religion de Rousseau n’est pas aussi minimaliste que ce qu’il annonçait : il exige
tout de même de tous la reconnaissance de l’existence d’un Dieu tout-puissant et de l’immortalité,
qui a priori ne semble pas indispensable à la cohésion sociale. Mais on comprend que l’impératif
d’une certitude de la récompense des bonnes actions et du châtiment des mauvaises, qui se justifie
sur le plan social par la nécessité évidente de renforcer le sentiment d’obligation, implique
nécessairement la croyance en un Dieu omniscient et omnipotent, juge des conduites de tous, et en
un au-delà qui est le lieu de la sanction. L’unique « dogme négatif » énoncé par Rousseau est
l’intolérance : Bruno Bernardi érige ce refus en un « principe qui veut qu’une seule liberté soit
refusée, celle de nier la liberté » 434 . Face la la difficile question de la tolérance à l’égard des
intolérants qui sera bien plus tard formalisée par John Rawls (un autre grand lecteur de Rousseau),
Rousseau se positionne clairement contre une acceptation de la prolifération des dogmes
liberticides, même et surtout lorsqu’ils sont religieux. La dernière phrase du Contrat social une
critique ouverte du catholicisme, que Rousseau situe dans cette catégorie des dogmes intolérants : «
La raison sur laquelle on dit qu'Henri IV embrassa la Religion romaine devrait la faire quitter à tout
honnête homme, et surtout à tout prince qui saurait raisonner » 435.
L’adhésion à la « religion civile » ne saurait donc être forcée, justement parce qu’elle est
tolérante. Rousseau en fait cependant une condition indispensable à l’accès à la citoyenneté : celui
qui n’y souscrit pas ne peut être accepté au sein de la société concernée.

432 Lettre à Voltaire du 18 août 1756, Œuvres Complètes t. IV, p. 1072

433 Du Contrat social, Livre IV, chap. 8, p. 178-179

434 BERNARDI Bruno, Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Flammarion, Paris, 2001, p. 245

435 Du Contrat social, Livre IV, chap. 8, p. 180


125
« Sans pouvoir obliger personne à les croire, le souverain peut bannir de l'État quiconque ne les
croit pas, [...] non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement
les lois, la justice, et d'immoler au besoin sa vie à son devoir » 436

La seule sanction envisageable à la manifestation du refus de croire en la religion civile est


l’exclusion. En revanche, Rousseau considère que celui qui a trahi la « religion civile » après y
avoir adhéré est véritablement dangereux : sa conduite met en péril la confiance sur laquelle repose
le fragile équilibre social. La sanction à l’égard de ce type de manquement doit être exemplaire :
« Que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne
les croyant pas, qu'il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les
lois. » 437

Il semble difficile d’imaginer une conciliation entre cette « religion civile » obligatoire et
uniformisante avec la « religion naturelle » prêchée à Émile, qui au contraire est tournée vers la
libre-expression de ses sentiments intimes. Pourtant elles poursuivent une finalité commune : que ce
soit en faisant agir à nouveau la pitié ou en persuadant des avantages du bien, il s’agit de conforter
la morale qui assure l’obéissance à la loi et rend la société politique viable.
Il serait toutefois inutile, et même dangereux, d’agir ainsi par le biais de la religion et de
l’éducation pour consolider les fondements de la société sans s’attacher à définir clairement les
contours de cette dernière. Convaincu que « tout tient radicalement à la politique » 438 , Rousseau
juge que c’est ultimement le droit et les institutions qui sont à même de sortir les hommes de
l’impasse au fond de laquelle leur histoire les a menés.

2. II. B. 3 - La re-création conventionnelle de l'équilibre naturel :


le contrat social

Le premier combat politique de Rousseau est celui qu’il livre à l’état de servitude et
d’aliénation. La liberté est, pour lui, consubstantielle à l’humanité : la description qu’il nous
présente de l’homme naturel nous démontre que l’homme est un être pour la liberté, et que par
conséquent « ce serait offenser à la fois la Nature et la raison que d’y renoncer à quelque prix que ce

436 Du Contrat social, Livre IV, chap. 8, p. 178

437 Ibid., Livre IV, chap. 8, p. 178

438 Les Confessions, Livre IX, Œuvres Complètes T.1, p. 404


126
fut » 439 . La liberté est un droit inaliénable (il est garanti par la « loi naturelle » telle que Rousseau
la définit) et universel (il est attaché à chaque homme parce qu’il est homme 440). Mais Rousseau en
fait aussi le premier devoir de l’homme : « Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité
d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs » 441 . La liberté n’est pas une property
comme chez Locke 442 ; il suit qu’elle est insusceptible d’aliénation, par l’application de la logique
réciproque à celle énoncée par la définition d’Aristote : « On possède en propre une chose lorsqu’on
a le pouvoir de l’aliéner » 443 . Contrairement à Pufendorf 444 , Rousseau considère qu’il n’est pas
permis de disposer de la liberté :
« Tout homme peut à son gré disposer de ce qu'il possède : mais il n'en est pas de même des dons
essentiels de la nature, tels que la vie et la liberté, dont il est permis à chacun de jouir et dont il est
au moins douteux qu'on ait droit de se dépouiller. En s'ôtant l'une on dégrade son être ; en s'ôtant
l'autre on l'anéantit autant qu'il est en soi. » 445

La liberté n’est pas ce que l’homme a (ce dont il est propriétaire, c’est-à-dire ce qu’il
possède par convention) mais ce qu’il est (ce qui le caractérise sur le plan naturel). Rousseau n’a
pas besoin d’invoquer, pour justifier l’inaliénabilité de la liberté, les arguments théologico-moraux
de Barbeyrac, le disciple français de Pufendorf qui se démarque ici de son maître en expliquant que

439 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 136

440La privation de la liberté est donc la négation de l’humanité. Rousseau exprime cette idée à deux reprises sous une
formulation quasi identique: « Décider que le fils d'une esclave naît esclave, c'est décider qu'il ne naît pas homme » (Du
Contrat social, Livre IV, chap. 2, p. 146) et « Les Jurisconsultes qui ont gravement prononcé que l’enfant d’une Esclave
naîtrait Esclave, en d’autres termes ont décidé qu’un homme ne naîtrait pas homme » (Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 136). L’esclavage des ennemis vaincus à la guerre ou des peuples
colonisés ne se justifie pas plus : « Il n'a d'autre fondement que la loi du plus fort. Si la guerre ne donne point au
vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus, ce droit qu'il n'a pas ne peut fonder celui de les asservir. On n'a le
droit de tuer l'ennemi que quand on ne peut le faire esclave ; le droit de le faire esclave ne vient donc pas du droit de le
tuer : C'est donc un échange inique de lui faire acheter au prix de sa liberté sa vie sur laquelle on n'a aucun droit. En
établissant le droit de vie et de mort sur le droit d'esclavage, et le droit d'esclavage sur le droit de vie et de mort, n'est-il
pas clair qu'on tombe dans le cercle vicieux ? » (Du Contrat social, Livre I, chapitre 4, p. 53). Ce n’est pas une grâce
que les vainqueurs font aux vaincus lorsqu’ils acceptent de leur laisser la vie sauve : ils ne font que respecter le droit
naturel. Par conséquent ils ne peuvent exiger en échange aucune contrepartie. « Ainsi, de quelque sens qu'on envisage
les choses, le droit d'esclavage est nul, non seulement parce qu'il est illégitime, mais parce qu'il est absurde et ne
signifie rien. Ces mots; esclavage, et, droit sont contradictoires ; ils s'excluent mutuellement. » (Du Contrat social,
Livre I, chap. 4, p. 54)

441 Du Contrat social, chap. 4, p. 51

442Chez Locke, l’homme est propriétaire en propre de sa vie, de sa liberté et de ses biens (LOCKE John, Deux Traités du
gouvernement civil, 1690, Premier Traité, § 87)

443 ARISTOTE, Rhétorique, 1. I, chap. 5, 523b

444 « Car comme on transfère son bien à autrui, par des Conventions et des Contrats : on peut de même par une
soumission volontaire, se dépouiller en faveur de quelqu'un, qui accepte la renonciation, du droit que l'on avait de
disposer pleinement de sa liberté et de ses forces naturelles. » (VON PUFENDORF Samuel, De jure naturae et gentium,
1672, VII, III, §1)

445 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 135
127
la vie de l’homme appartient à son Créateur et qu’il est donc impossible de « vendre sa propre vie
dont on n’est pas le maître » 446 ; il lui suffit d’énoncer que la liberté est constitutive de l’humanité.
Cela signifie que la loi naturelle interdit son aliénation (qu’elle soit consentie ou non), mais
aussi que l’homme qui en est privé ne peut vivre une vie d’homme. La perte de la liberté, comme
celle de la vie, est irréparable : « nul bien temporel ne peut dédommager l’une et l’autre » 447, tout
simplement parce qu’ « il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout » 448 .
Les hommes sont d’ailleurs capables d’arriver, par l’usage conjoint de leur raison et de leur
sensibilité, à cette conclusion : « Quel équivalent [le chef absolu] eût-il pu offrir pour la concession
d'un si beau Droit ; [...] Que nous fera de plus l'ennemi ? » 449 . Ils savent bien qu’aucun avantage,
pas même la sécurité, ne peut compenser la perte de la liberté ; par conséquent la décision de
s’aliéner n’a pu, selon Rousseau, procéder d’un libre choix :
« Il ne serait pas [...] raisonnable de croire que les Peuples se sont d'abord jetés entre les bras d'un
Maître absolu, sans conditions et sans retour, et que le premier moyen de pourvoir à la sûreté
commune qu’aient imaginé des hommes fiers et indomptés, a été de se précipiter dans
l’esclavage » 450.

Contrairement à ce que prétendent Pufendorf, Hobbes ou Grotius, les hommes n’ont pas pu décider
librement de conclure un « pactum subjectionis » par lequel ils renonçaient à leur liberté. Au
contraire, la conservation de celle-ci est la préoccupation qui les pousse à s’associer en une société
politique :
« En effet, pourquoi se sont-ils donné des supérieurs, si ce n'est pour les défendre contre
l'oppression, et protéger leurs biens, leurs libertés, leurs vies, qui sont, pour ainsi dire, les éléments
constitutifs de leur être ? » 451

De sa thèse anthropologique de la liberté naturelle de l’homme, Rousseau fait découler une


conséquence politique : l’ordre social ne peut être légitime que s’il préserve la liberté des individus.
Comment concilier l’indispensable obéissance à l’autorité et la liberté individuelle ? La solution

446Notes de François Barbeyrac ajoutées à sa traduction française du Droit de la nature et des gens de Pufendorf, VII,
VIII, §6, note 2

447 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 135

448 Du Contrat social, Livre I, chap. 4, p. 51

449 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 131

450Ibid., p. 131

451Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 131. Le peuple a donc donné mandat à
ses gouvernants pour un objet précis. La conséquence qu’en déduit Rousseau rejoint les thèses de John Locke et
d’Algernon Sidney : un chef ne peut être légitime que si il défend la liberté.
128
proposée par Rousseau est de faire reposer la société politique sur un « pacte » (ou « contrat » 452 )
entre des puissances situées sur le même plan : « Puisque aucun homme n'a une autorité naturelle
sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base
de toute autorité légitime parmi les hommes » 453 . La seule source d’autorité légitime est donc la
convention entre des individus libres et égaux. Tous ceux qui décident de faire société ensemble
doivent avoir donné, individuellement, leur consentement ; le « pacte social » requiert l’accord
exprès de chacun :
« Il n'y a qu'une seule loi qui par sa nature exige un consentement unanime. C'est le pacte social :
car l'association civile est l'acte du monde le plus volontaire ; tout homme étant né libre et maître
de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l'assujettir sans son aveu. » 454

Nous verrons plus loin que dans le projet de société imaginé par Rousseau, les décisions prises en
société peuvent être contraires à la volonté individuelle directement exprimée par les individus.
Mais la décision fondatrice doit impérativement faire exception, faute de quoi elle perd sa
légitimité : « La loi de la pluralité des suffrages est elle-même un établissement de convention, et
suppose au moins une fois l'unanimité » 455 . L’unanimité du consentement est la condition de la
naissance de toute société politique : « Si l'opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire
l'établissement des sociétés, c'est l'accord de ces mêmes intérêts qui l'a rendu possible » 456 . Bien
que la prise de décision puisse, une fois le corps social établi, s’affranchir de la règle de l’unanimité,
l’expression de l’adhésion ne se limite pas à ce moment fondateur : pour que l’acceptation de
l’autorité ne soit pas à terme une renonciation à la liberté — situation que Rousseau condamne
systématiquement, comme on vient de le voir — il faut que le consentement au pacte social ne soit
pas donné une fois pour toute, mais renouvelé à chaque délibération.
Le pacte librement consenti apparaît donc comme le seul moyen de concilier la domination
inhérente à tout état civil et la liberté naturelle de l’homme : au lieu d’être sa négation,
l’assujettissement devient le produit et le garant de la liberté individuelle. Cependant celle-ci
change de nature avec la conclusion du contrat social :

452 Rousseau utilise indifféremment les deux termes dans le Contrat social.

453 Du Contrat social, Livre I, chap. 4, p. 50

454 Ibid., Livre IV, chap. 2, p. 146

455 Ibid., Livre I, chap. 5, p. 55

456 Ibid., Livre II, chap. 1, p. 65


129
« Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l'homme perd par le
contrat social, c'est la liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut
atteindre ; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède. » 457

La liberté perdure donc en changeant de forme : la liberté naturelle « illimitée » se mue en « liberté
civile », dont on devine qu’elle sera, elle, « limitée ». Cette conversion est la clé de la
compréhension de la conception rousseauiste de la liberté politique et de la relation entre l’homme
naturel et l’homme civil amélioré qu’il souhaite voir naître ; Bruno Bernardi invite le lecteur à
garder constamment à l’esprit que « la liberté est le nœud de l’anthropologie et de la politique de
Rousseau » 458.
Deux questions se posent alors : tout d’abord, par quoi la liberté peut-elle être limitée ? Et
surtout, une telle limitation ne signifie-elle pas que la liberté, dans la société du contrat social, est
moindre par rapport à l’état de nature ?
La première question trouve assez aisément sa réponse : ce qui restreint la liberté dans la
société du contrat social, c’est la loi. Mais chez Rousseau, la loi, loin d’être liberticide, rétablit au
contraire l’équilibre qui régnait dans l’état de nature entre contrainte et liberté. Dans celui-ci, en
effet, les hommes n’étaient libre de faire que ce qu’ils peuvent faire ; la liberté « illimitée» de
l’homme naturel ne s’étend en fait qu’à « ce qu’il peut atteindre » 459, ce qui est bien peu, car il est
entièrement dépendant des choses de la nature. La société tend à effacer cette dépendance des
choses, mais une liberté totale n’est pas souhaitable car elle est incompatible avec la moralité. Le
rôle de la loi est donc de générer une contrainte, un principe aussi « certain et invariable » 460 que
l’est la dépendance aux choses pour l’homme de la nature :
« Si les lois des nations pouvaient avoir comme celles de la nature une inflexibilité que jamais
aucune force humaine ne pût vaincre, la dépendance des hommes redeviendrait alors celle des
choses, on réunirait dans la République tous les avantages de l'homme naturel à ceux de l'état civil,
on joindrait à la liberté qui maintient l'homme exempt de vices la moralité qui l'élève à la vertu »461

La contrainte générée par la loi ne rend donc pas l’homme civil moins libre qu’il ne l’était dans
l’état de nature : elle recrée au contraire l’équilibre qui a précédé l’institution de la société, en
fournissant une contrepartie à la disparition de la dépendance à l’égard des choses. La restauration

457 Du Contrat social, Livre I, chap. 8, p. 61

458 BERNARDI Bruno, Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Flammarion, Paris, 2001, p. 193

459 Du Contrat social, Livre I, chap. 8, p. 61

460 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface, p. 52

461 Émile ou De l’Éducation, Livre I, chap. 2, Œuvres Complètes t. IV, p. 311


130
d’une autorité extérieure et supérieure aux hommes les renvoie à un rapport exclusif à eux-mêmes,
car ils savent que leur sort ne dépend pas d’autrui mais de leur conduite, qui sera sanctionnée de
façon impartiale car impersonnelle. La société bien ordonnée, selon Rousseau, est celle dans
laquelle la soumission à la loi supprime la dépendance personnelle. Dans un tel cadre, on peut
espérer voir l’amour de soi régir à nouveau les comportements individuels.
Mais la société politique sur le modèle du contrat social fait plus que recréer artificiellement,
par le recours à la loi, une situation de liberté proche de celle de l’état de nature qui, comme on l’a
vu, repose paradoxalement sur la contrainte. Elle crée aussi, par l’intermédiaire du règne de la
volonté générale imaginé par Rousseau, une forme de liberté nouvelle et transcendante. La
participation politique permet à l’homme civil d’échapper à ses vices : la volonté qu’il exprime en
tant que citoyen, qui diffère de sa volonté d’homme 462 , tend vers la liberté véritable de tous. Cette
volonté générale dépasse l’horizon borné de l’intérêt particulier et permet à l’homme d’agir dans le
sens d’une émancipation qui, pour être véritablement efficace, doit être collective : Gérald Allard la
définit comme « la projection des cœurs des citoyens qui imaginent ce qu’ils voudraient être et ce
qu’ils voudraient que leur cité soit » 463. C’est encore une fois du cœur, de la sensibilité, que le salut
peut venir. Alors que la volonté particulière, qui est le produit d’une raison défectueuse subissant
l’influence néfaste de l’amour-propre et des passions malsaines qu’il engendre, est « portée [...] à
l’injustice et sujette à l’erreur », la volonté générale est, elle, « toujours droite » 464 (c’est-à-dire
juste) car elle tend mécaniquement vers le « plus grand bien de tous » qui est le principe de toute
justice 465 . La volonté générale réalise « l’accord admirable de l’intérêt et de la justice » 466 : elle est

462 « Chaque individu peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté
générale qu'il a comme Citoyen. » (Du Contrat social, Livre I, chap. 7, p. 59). Ceci explique qu’ « il y a souvent bien de
la différence entre la volonté de tous et la volonté générale; celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt commun, l'autre regarde à
l'intérêt privé, et n'est qu'une somme de volontés particulières: mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins
qui s'entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale » (Du Contrat social, Livre I, chap. 7, p.
59). Il est explicite, ici, que la volonté générale n’a rien à voir avec la volonté collective (et encore moins avec la
volonté majoritaire).

463 ALLARD Gérald, « La pensée politique des Dialogues: le juste, l'injuste et le juge », in BROUARD-ARENDS Isabelle
(dir.), Lectures de Rousseau, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 120

464Du Contrat social, Livre II, chap. 4, p. 71. La volonté générale se concevant chez Rousseau comme l’expression
pure des sentiments les plus profonds de l’âme humaine (le « cœur »), on peut établir un lien logique entre sa vision
d’un homme naturel nécessairement porté vers le bien et sa présentation d’une volonté générale moralement infaillible.

465« C'est donc dans la loi fondamentale et universelle du plus grand bien de tous et non dans des relations particulières
d'homme à homme qu'il faut chercher les vrais principes du juste et de l'injuste. » (Manuscrit de Genève, Livre II, chap.
4, Œuvres Complètes t. III, p. 329).

466 Du Contrat social, Livre II, chap. 4, p. 72


131
le moyen de restaurer l’unité perdue 467 l’intérêt particulier et l’intérêt commun, chacun voulant
pour tous ce qu’il souhaite pour lui-même. Le moyen d’œuvrer pour sa propre liberté est de garantir
celle de tous ; le concept de volonté générale est en quelque sorte le dépassement de la distinction
entre liberté-autonomie et liberté-participation conceptualisée quelques décennies après le Contrat
social par le célèbre discours de Benjamin Constant 468 , puisque la participation est ici directement
créatrice d’autonomie. La liberté individuelle de Rousseau se définit plus comme autonomie que
comme indépendance (c’est en cela qu’il est véritablement républicain). On peut d’ailleurs
considérer qu’il se trouve déjà, dans la pensée de Rousseau, une préfiguration du concept kantien
d’autonomie, réalisée chez lui dans le cadre collectif de la volonté générale : « l’obéissance à la loi
qu’on s’est prescrite est liberté » 469 . Ce n’est pas le même « on » que chez Kant, mais on retrouve
le même rejet de l’hétéronomie et la même nécessité normative pour rendre effective la liberté 470.
La volonté générale est toujours parfaite. Cependant, ajoute immédiatement Rousseau, « le
jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé » 471 : il est irréaliste d’espérer que l’homme civil,
lorsqu’il s’exprime en tant que citoyen, soit instantanément et entièrement libéré de sa dépendance à
l’égard du regard 472 et des idées 473 d’autrui. Bien souvent, cette dépendance pervertit la volonté
générale et elle se transforme en une opinion publique : l’intervention d’un « Législateur », dont la

467 La pitié n’étant pas entravée dans l’état de nature, le bien-être d’autrui (pour autant qu’il est perceptible) est un
critère déterminant du bien-être individuel.

468CONSTANT Benjamin, Discours « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », prononcé à l’athénée
royal de Paris en 1819

469 Du Contrat social, Livre I, chap. 8, p. 61

470 Pour Roger Vernaux, « la doctrine kantienne revient à intérioriser dans la personne et pour sa vie morale, la liberté
civile telle que Rousseau l’a définie pour la vie sociale. » (VERNAUX Roger, Le vocabulaire de Kant, t. II, Paris, 1973,
p. 224)

471 Du Contrat social, Livre II, chap. 4, p. 71

472Même lorsqu’il exprime sa volonté politique, l’individu peut être influencé par le désir de plaire et ce qu’il exprime
perd de sa valeur : ce n’est plus que l’ « opinion publique ». Gérald Allard note ainsi que « la pyramide de l'influence
constitue l'édifice de l'opinion publique ; le besoin de bien paraître et d'être approuvé par les autres, le désir de réussir et
de monter, la crainte d'être exclu est le ciment qui lui donne de la solidité. » (ALLARD Gérald, « La pensée politique des
Dialogues: le juste, l'injuste et le juge », in BROUARD-ARENDS Isabelle (dir.), Lectures de Rousseau, Presses
Universitaires de Rennes, 2003, p. 114). L’idée d’une pression de l’opinion publique sur l’expression ou la non-
expression de l’opinion personnelle qui tend à renforcer encore la puissance de l’opinion publique est détaillée par la
sociologue politique allemande Elisabeth NOELLE-NEUMANN dans The spiral of silence. A theory of public opinion —
Our social skin, University of Chicago Press, 1984.

473Rousseau considère que les hommes sont naturellement enclins à se rallier à l’opinion d’autrui parce que leur paresse
naturelle les décourage de faire l’effort de penser par-eux-mêmes : « Il est, pour ainsi dire, des épidémies de l'esprit qui
gagnent les hommes de proche en proche comme une espèce de contagion ; parce que l'esprit humain naturellement
paresseux aime à s'épargner de la peine en pensant d'après les autres, surtout en ce qui flatte ses propres penchants.
Cette pente à se laisser entraîner ainsi s'étend encore aux inclinations, aux goûts, aux passions des
hommes...» (Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, Œuvres Complètes t. I, p. 880). L’une des finalités de
l’éducation d’Émile est de l’aider à lutter contre ce penchant naturel en lui donnant le goût de la réflexion personnelle.
132
composition reste floue chez Rousseau, est indispensable pour « lire » dans ce qui est exprimé
l’essence de la véritable volonté générale. La combinaison entre l’affirmation du caractère
indivisible, infaillible, absolu et sacré de la volonté générale 474 et le pouvoir de la faire émerger,
presque mystiquement, de l’opinion publique dévolu au législateur fait craindre une dérive
despotique de la démocratie telle que la conçoit Rousseau. L’historien libéral Jacob L. Talmon va
même jusqu’à faire de Rousseau un précurseur de la « démocratie totalitaire » 475 . Une telle lecture
de Rousseau ignore le fondement anthropologique de son système, sa reconnaissance d’un droit
naturel antérieur et supérieur à toute convention politique et la défense radicale de la liberté
individuelle qu’il en fait logiquement découler : il insiste sur le fait qu’ « outre la personne
publique, nous avons à considérer les personnes privées qui la composent, et dont la vie et la liberté
sont naturellement indépendantes d’elle » 476 . On peut bien sûr débattre sur les failles du système
politique imaginé par Rousseau, notamment sur l’inquiétante absence de frein à la volonté générale,
mais la finalité de sa démarche reste indéniablement de trouver le moyen de concilier le
rétablissement de la liberté, qui est sa priorité absolue, avec les exigences de la vie en société.

474 L’infaillibilité de la volonté générale justifie son caractère absolu : quiconque s’y oppose se trompe, et c’est dans son
intérêt qu’il sera contraint par l’autorité étatique de s’y rallier : « Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y
sera contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre » (Du Contrat social,
Livre I, chap. 7, p. 60). La volonté générale exige donc, pour libérer les individus, leur aliénation entière ; elle est en ce
sens une forme de négation de l’individu : « Si chaque citoyen n'est rien, ne peut rien que par tous les autres, et que la
force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire que
la législation est au plus haut point de perfection qu'elle puisse atteindre » (Du Contrat social, Livre II, chap. 7, p. 80).
C’est en ce sens que cette volonté générale dispose, selon Benjamin Constant, d’un « pouvoir monstrueux », et que son
contrat social « si souvent invoqué en faveur de la liberté [est] le plus terrible auxiliaire de tous les despotismes »
(CONSTANT Benjamin, Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs et particulièrement à
la Constitution actuelle de la France, 1815, chap. 1 : « La souveraineté du peuple »)

475 TALMON Jacob Leib, Les Origines de la démocratie totalitaire, Boston, 1952, trad. fr. Paris, 1966

476Du Contrat social, Livre II, chapitre 4, p. 70. Sur la contradiction de la thèse de Talmon, voir POLIN Raymond, La
politique de la solitude. Essai sur la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Sirey, 1971
133
Conclusion

1°) La cohérence autour du concept d'homme naturel

L’œuvre de Rousseau ambitionne de renouveler en profondeur trois domaines majeurs et


distincts : la religion, l’éducation et l’organisation politique. Il dédie à chacune de ces thématiques
des textes spécifiques : il expose dans la Profession de foi du vicaire savoyard les principes
cardinaux de sa « religion naturelle », détaille dans le reste de l’Émile sa vision de la pédagogie et
consacre son Contrat social à l’exposé magistral de sa pensée politique. Si elle permet de s’orienter
schématiquement dans l’œuvre dense et plurielle de Rousseau, une telle présentation de sa pensée
est cependant évidemment réductrice : comme nous nous sommes efforcés de le montrer tout au
long de cette étude, les ouvrages de Rousseau sont reliés entre eux par une infinité de liens. Les
répartitions thématiques sont bien loin d’être exclusives, aucun pan de sa pensée n’est isolé, chacun
importe pour la compréhension du tout et nécessite le tout pour être compris.
Les trois projets sont d’abord reliés par leur complémentarité : la « religion naturelle » sert
de point d’appui à la transmission des valeurs morales au jeune Émile, et l’éducation elle-même a
pour but de préparer l’enfant à vivre dans une communauté bâtie sur le modèle du Contrat social.
On peut pousser encore plus loin l’étude cette l’interdépendance : la « religion naturelle » est
directement opérante sur les citoyens et fournit le cadre d’un entraînement à l’introspection
indispensable à l’émergence d’une volonté générale la plus pure possible ; réciproquement, la
clause du Contrat social qui garantit la préservation des libertés de croyance (pour tout ce qui
échappe au domaine de la « religion civile ») laisse libre cours au cheminement spirituel de chacun
et encourage la pratique de la méditation...
Plus encore que lorsqu’on envisage combien ces trois sphères de la vie humaine sont
mutuellement indispensables, l’unité profonde du système de Rousseau saute aux yeux lorsqu’on en
étudie les fondements. Tous ces aspects de sa pensée partagent le même socle de principes, qu’on
pourrait définir comme suit : la conviction que la nature première de l’homme est bonne et que la
134
société est responsable de ses vices et de ses maux, la certitude que la bonté originelle de l’homme
subsiste encore en lui, profondément enfouie, et l’idée selon laquelle il serait possible d’agir pour
retrouver cette bonté enfouie 477 . La « religion du cœur » proposée par Rousseau, qui pousse les
individus à puiser dans les ressources profondes de leur âme la substance de leur foi, fonctionne
exactement sur le même principe que sa méthode pédagogique, qui encourage le développement du
« sentiment intérieur » chez l’enfant. C’est sous une forme plus subtile, mais étonnamment
semblable, que l’on retrouve cette logique à l’œuvre au sein de sa réflexion politique : l’émergence
sur la scène politique de l’ « instinct divin » résidant dans les tréfonds de la conscience doit transiter
par la volonté générale, redressée si besoin par le Législateur.
On remarque en outre qu’à chaque fois l’objectif est de parvenir à créer une situation sociale
viable (c’est-à-dire pacifique) dans laquelle les hommes retrouveraient la liberté et l’égalité, qui
définissent la société idéale voulue par Rousseau 478 . Ces avantages sont précisément celles dont
jouit l’homme à l’état de nature. On pourrait dire que Rousseau s’inspire de l’état de nature tel qu’il
le conçoit pour élaborer son projet de réforme générale de l’humanité, mais une telle formulation ne
rend pas compte de sa logique de restauration de la pureté originelle de l’âme humaine. En effet, on
a vu qu’il ne s’agissait pas de s’inspirer de l’état de nature mais plutôt l’état de l’homme à l’état de
nature. C’est bien l’ « homme naturel » du Discours sur l’inégalité qui est le centre de gravité de
tout le système de Rousseau, symbolisant à la fois l’idéal vers lequel il faut tendre (non en l’imitant
mais en s’efforçant de retrouver autrement ce qui a été perdu) et le matériau à notre disposition
pour parvenir à changer la condition de l’homme (il recèle en potentialité ce que l’homme peut
être).

477 Cette dernière idée est un des paradoxes qui font la singularité de l’œuvre de Rousseau : il se dit convaincu que «
l’art perfectionné » peut réparer les maux que « l’art commencé fit à la nature » ; en d’autres termes il pense qu’il est
possible de retrouver la nature en recourant à des conventions, alors que ce sont ces institutions artificielles qui ont
corrompu la nature de l’homme. Il cherche, pour reprendre la belle expression dont Jean Starobinski a fait le titre d’un
de ses ouvrages, « le remède dans le mal » (STAROBINSKI Jean, Le remède dans le mal. Critique et légitimation de
l’artifice à l’âge des Lumières, Paris, Gallimard, 1989).

478« Si l’on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de
législation, on trouvera qu’il se réduit à deux objets principaux, la liberté et l’égalité » (Du Contrat social, Livre II,
chap. 11, p. 91)
135
2°) Entre optimisme anthropologique relatif et pessimisme politique absolu

On conclut généralement trop hâtivement à l’« optimisme » de Rousseau. Une telle lecture
n’est apparemment pas illogique ; en effet, comment qualifier autrement un philosophe qui se dit
convaincu que « l’homme est naturellement bon » 479 , et qui de surcroît affirme connaître les
moyens de lui rendre cette bonté ? Cette vision occulte cependant un aspect plus sombre, qui
semble pourtant occuper une place considérable dans sa pensée. S’il revendique avoir appliqué avec
succès sa « réforme morale » à sa propre existence (il raconte dans la préface du Narcisse et dans
ses Rêveries du promeneur solitaire comment il a été amené à prendre la décision de se retirer à
l’écart de la ville et de ses mondanités, et même à refuser une pension royale pour s’émanciper de
toute dépendance personnelle, pour se préserver de l’amour-propre), le salut collectif semble
beaucoup plus douteux.
Son pessimisme quant à la capacité de l’humanité à éviter le désastre se manifeste
notamment dans le cri de désespoir qu’il pousse à la fin de l’Exorde de son Discours sur
l’inégalité : s’adressant au lecteur, il annonce que l’impossibilité de la rétrogradation fera « l’effroi
de ceux qui auront le malheur de vivre après [lui] » 480 . La corruption de l’humanité a atteint un
point de non-retour, et Rousseau semble au moins douter de la capacité de « l’art perfectionné » à la
guider vers la régénération. On trouve même chez Rousseau, une trace de l’idée selon laquelle les
malheurs des hommes seraient inévitables car nécessaires à l’harmonie universelle :
« J'ai bien peur que quelqu'un ne s'avise à la fin de me répondre que toutes ces grandes choses,
savoir les Arts, les Sciences et les Lois, ont été très Sagement inventées par les hommes, comme
une peste Salutaire pour prévenir l'excessive multiplication de l'espèce, de peur que ce monde, qui
nous est destiné, ne devînt à la fin trop petit pour ses habitants. » 481

L’interprétation radicale de la pensée de Rousseau que livre Alexis Philonenko 482 fait de cette
conviction que le genre humain court à sa perte le postulat de départ autour duquel s’organise toute

479 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Note IX, p. 161

480 Ibid., Exorde, p. 67

481 Ibid., Note IX, p. 169

482 PHILONENKO Alexis, Rousseau et la pensée du malheur, 3 vol., Paris, Vrin, 1984
136
sa pensée. Plusieurs éléments portent à croire, en effet, que Rousseau ne croit pas vraiment à
l’efficacité des « remèdes » qu’il propose...
Cette résignation est particulièrement perceptible dans le domaine politique : bien qu’il
semble donner dans le Contrat social des directives précises pour constituer une société juste et
heureuse, il semble que l’énumération des solutions s’accompagne toujours de l’aveu de leur
invalidité. La démocratie serait le mode de gouvernement idéal, mais il est utopique d’espérer la
voir fonctionner correctement : « un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes » 483 .
La liberté est la condition indispensable d’une évolution politique positive, mais Rousseau ne se fait
pas d’illusions sur son rétablissement : l’histoire montre qu’elle ne s’acquiert que rarement 484
quand elle a été perdue une fois, elle ne se retrouve jamais 485. L’égalité est constamment recherchée
par les hommes 486, mais ils sont incapables de se libérer des passions sociales qui les condamnent à
désirer l’inégalité. Et même si ils parvenaient à se libérer de l’amour-propre, ils continueraient,
guidés par l’amour de soi, à tricher avec la justice, cherchant à « jouir des droits du citoyen sans
vouloir remplir les devoirs du sujet » 487 ... Le Contrat social se heurte, au sein même des
développements de Rousseau, à une réalité qui empêche d’espérer sa réalisation. Mais Rousseau
perçoit-t-il réellement son modèle comme ayant vocation à être réalisé 488 ? Il semble qu’il
n’encourage pas à lire son Contrat social comme une réflexion pratique et prescriptive sur le
politique mais plutôt comme un ouvrage purement théorique et spéculatif où il s’efforce, après avoir

483« S’il y avait un peuple de Dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un Gouvernement si parfait ne convient pas
à des hommes » (Du Contrat social, Livre III, chap. 5, p. 107). La formule rappelle celle de Platon, qui remarque
qu’une cité parfaitement juste ne serait faite que pour « être habitée par les Dieux et les enfants des Dieux » (PLATON,
Les Lois, Livre V).

484 « Telle fut Sparte au Temps de Lycurgue, telle fut Rome après les Tarquins ; et telles ont été parmi nous la Hollande
et la Suisse après l'expulsion des Tyrans. Mais ces événements sont rares ; ce sont des exceptions [...] » (Du Contrat
social, Livre II, chap. 8, p. 84)

485 Ces « exceptions » « ne sauraient avoir lieu deux fois pour le même peuple, car il peut se rendre libre tant qu'il n'est
que barbare, mais il ne le peut plus quand le ressort civil est usé ». Dans ce cas, « sitôt que ses fers sont brisés, il tombe
épars et n’existe plus : Il lui faut désormais un maître et non pas un libérateur ». Rousseau conclut : « Peuples libres,
souvenez-vous de cette maxime : On peut acquérir la liberté, mais on ne la recouvre jamais » (Du Contrat social, Livre
II, chap. 8, p. 84).

486
« Tous veulent que les conditions soient égales pour tous » (Lettres écrites de la montagne, Neuvième lettre, Œuvres
Complètes t. III, p. 891)

487Du Contrat social, Livre I, chap. 7, p. 59-60. Ce problème de la justification en utilité de l’engagement civique est
toujours au centre des problème républicain aujourd’hui.

488On peut se poser exactement la même question à propos de son modèle éducatif. Dans sa cinquième Lettre de la
Montagne, il insiste sur le fait que son traité de pédagogie est un pur support de réflexion et en aucun cas un guide
pratique pour l’éducation des enfants : « Il s’agit d’un nouveau système d’éducation, dont j’offre le plan à l’examen des
sages, et non pas d’une méthode pour les pères et les mères, à laquelle je n’avais jamais songé ».
137
retracé l’évolution tragique de l’homme dans les Discours, d’imaginer ce qu’il aurait pu être s’il en
avait été autrement. Alexis Philonenko insiste sur la grossièreté de l’erreur des révolutionnaires, qui
ont voulu y voir un « manifeste de l’avenir » alors qu’il s’agit au contraire, selon lui, de la
formulation du désespoir et de la résignation de Rousseau.

Quel est l’intérêt de l’exposé des « remèdes » de Rousseau, si on considère qu’ils ne


proposent pas de solution au problèmes humains ? Louis Althusser nous invite à y voir une fuite
d’une réalité accablante vers les douceurs de l’imaginaire, « un transfert de l’impossible solution
théorique dans l’autre de la théorie, la littérature » 489 . De la même manière qu’il a composé La
Nouvelle Héloïse pour se consoler de la mauvaise fortune amoureuse qu’il connaissait dans la
réalité, le Contrat social serait une sorte de consolation de l’esprit face à une situation qu’il sait
désespérée et l’Émile le réconfortant modèle d’une éducation parfaite, qui ne peut exister que dans
la littérature... Rousseau avoue, dans un émouvant passage du Projet de paix perpétuelle de l’Abbé
de Saint Pierre, cette faiblesse qui n’est que la conséquence d’une trop grande sensibilité et qui le
conduit à sacrifier à la tentation du refuge dans les mondes imaginaires :
« Je vais voir, du moins en idée les hommes s'unir et s'aimer ; je vais penser à une douce et paisible
société de frères, vivant dans une concorde éternelle, tous conduits par les mêmes maximes, tous
heureux du bonheur commun ; et, réalisant en moi-même un tableau si touchant, l'image d'une
félicité qui n'est point m'en fera goûter quelques instants une véritable... » 490

Ce Rousseau qui a définitivement enterré l’espoir d’une « félicité véritable » dans le monde
réel peut être qualifié d’extrêmement pessimiste. Le regard qu’il porte sur cet homme naturel qui
l’obsède tant est à la fois source de tristesse, lorsqu’il compare l’homme tel qu’il est devenu avec
les fabuleuses possibilités d’évolution qui s’ouvraient devant lui à l’origine, et de réconfort,
lorsqu’il envisage sa perfection, son insouciance et son indépendance...

489ALTHUSSER Louis, Sur le Contrat social, in Cahiers pour l'analyse, n°8, 1967, p. 42

490 Projet de paix perpétuelle de l’Abbé de Saint-Pierre, Œuvres Complètes t. III, p. 563
138
3°) Jean-Jacques Rousseau, le marcheur nostalgique

Bien qu’il s’en défende, il y a bien, chez Rousseau, une certaine forme de nostalgie des
origines. Il est certes convaincu que l’humanité ne peut ni ne doit rétrograder, mais il ne peut
réfréner son regret personnel d’avoir perdu son innocence. Cette contradiction intime se reflète de
façon particulièrement intense dans un fragment du Discours sur l’inégalité :
« O vous, à qui la voix céleste ne s'est point fait entendre et qui ne reconnaissez pour votre espèce
d'autre destination que d'achever en paix cette courte vie ; vous qui pouvez laisser au milieu des
villes vos funestes acquisitions, vos esprits inquiets, vos cœurs corrompus et vos désirs effrénés ;
reprenez, puisqu'il dépend de vous, votre antique et première innocence ; allez dans les bois perdre
la vue et la mémoire des crimes de vos contemporains, et ne craignez point d'avilir votre espèce,
en renonçant à ses lumières pour renoncer à ses vices. Quant aux hommes semblables à moi dont
les passions ont détruit pour toujours l'originelle simplicité, qui ne peuvent plus se nourrir d'herbe
et de glands, ni se passer de Lois et de Chefs ; Ceux qui furent honorés dans leur premier Père de
leçons surnaturelles ; ceux qui verront dans l'intention de donner d'abord aux actions humaines une
moralité qu'elles n'eussent de longtemps acquise, la raison d'un précepte indifférent par lui-même
et inexplicable dans tout autre système : Ceux, en un mot, qui sont convaincus que la loi divine
appela tout le Genre-humain aux lumières et au bonheur des célestes Intelligences ; tous ceux-là
tâcheront, par l'exercice des vertus qu'ils s'obligent à pratiquer en apprenant à les connaître, à
mériter le prix éternel qu'ils en doivent attendre ; ils respecteront les sacrés liens des Sociétés dont
ils sont les membres ; ils aimeront leurs semblables et les serviront de tout leur pouvoir ; Ils
obéiront scrupuleusement aux lois et aux hommes qui en sont les Auteurs et les Ministres ; Ils
honoreront surtout les bons et sages Princes qui sauront prévenir, guérir ou pallier cette foule
d'abus et de maux toujours prêts à nous accabler ; Ils animeront le zèle de ces dignes Chefs, en leur
montrant sans crainte et sans flatterie la grandeur de leur tâche et la rigueur de leur devoir : Mais
ils n'en mépriseront pas moins une constitution qui ne peut se maintenir qu'à l'aide de tant de gens
respectables qu'on désire plus souvent qu'on ne les obtient et de laquelle, malgré tous leurs soins,
naissent toujours plus de calamités réelles que d'avantages apparents. » 491

Quelle interprétation donner de ces lignes où Rousseau conseille à tous ceux qui le peuvent de
retrouver leur état primitif, leur assurant qu’il n’y a aucune indignité à renoncer aux lumières de
l’humanité, juste avant de rappeler qu’il est lui-même convaincu qu’une « loi divine appela tout le
Genre-humain aux lumières et au bonheur des célestes Intelligences », sinon qu’il faut voir là
l’expression d’un tiraillement entre deux attitudes opposées qu’il ne parvient à hiérarchiser ?
La reconnaissance de sa propre incapacité à effectuer une démarche rétrograde ne le délivre
pas de la tentation de retrouver l’état d’autosuffisance de l’homme naturel. Il est au contraire soumis

491 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Note IX, p. 169
139
à une tension entre ses désirs et ses possibilités, qu’il vit douloureusement. Rousseau ressent déjà le
poids de la dépendance de l’homme moderne, qu’il fait voir en imaginant un combat loufoque entre
l’homme civil et l’homme naturel :
« Le corps de l'homme [naturel] étant le seul instrument qu'il connaisse, il l'emploie à divers
usages, dont, par le défaut d'exercice, les nôtres sont incapables, et c'est notre industrie qui nous
ôte la force et l'agilité que la nécessité l'oblige d'acquérir. S'il avait eu une hache, son poignet
romprait-il de si fortes branches ? S'il avait eu une fronde, lancerait-il de la main une pierre avec
tant de raideur ? S'il avait eu un Cheval, serait-il si vite à la Course ? Laissez à l'homme civilisé le
temps de rassembler toutes ses machines autour de lui, on ne peut douter qu'il surmonte facilement
l'homme Sauvage ; mais si vous voulez voir un combat plus inégal encore, mettez-les nus et
désarmés vis-à-vis l'un de l'autre, et vous reconnaîtrez bientôt quel est l'avantage d'avoir sans cesse
toutes ses forces à sa disposition, d'être toujours prêt à tout événement, et de se porter, pour ainsi
dire, tout entier avec soi » 492

Lorsqu’on parcourt l’œuvre autobiographique de Rousseau, on s’aperçoit cependant qu’il est


un moyen, pour lui, d’apaiser cette tension entre ce que semble demander ce qu’il subsiste en lui
d’instinct et ce que sa « civilité » l’empêche définitivement d’accomplir : la marche à pied. Bien
plus qu’une simple activité de relaxation qui le distrait de ces questionnements qui tourmentent son
esprit, la marche est une forme de réponse à cette alternative insatisfaisante entre la vie dans la
société et la vie sauvage, elle est en quelque sorte un exercice de redécouverte et d’acceptation de la
présence de l’homme naturel dans les profondeurs de son être. La marche permet de se rapprocher
de l’état d’autosuffisance dont Rousseau ressent si fortement le manque :
« ne dépendant que de moi-même, je jouis de toute la liberté dont un homme peut jouir. On part à
son moment, on s'arrête à sa volonté, on fait tant et si peu d'exercice qu'on veut. [...] Partout où je
me plais, j'y reste. A l'instant que je m'ennuie, je m'en vais. Je ne dépends ni des chevaux ni du
postillon. Je n'ai pas besoin de choisir des chemins tout faits, des routes commodes ; je passe
partout où un homme peut passer ; je vois tout ce qu'un homme peut voir. » 493

Cette indépendance à l’égard de tout ce qui dépend d’autrui favorise « l’éloignement de tout ce qui
me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation » 494 . Outre la liberté, la
marche permet également de retrouver ponctuellement « le cœur en paix et le corps en santé » 495
dont jouit l’homme à l’état de nature :
« Combien de plaisirs différents on rassemble par cette agréable manière de voyager ! Sans
compter la santé qui s'affermit, l'humeur qui s'égaye. J'ai toujours vu ceux qui voyageaient dans de

492 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 71

493 Émile ou De l’Éducation, Livre V, Œuvres Complètes t. IV

494 Les Confessions, Livre IV, Œuvres Complètes t. I, p. 162

495 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 92
140
bonnes voitures bien douées, rêveurs, tristes, grondants ou souffrants ; et les piétons toujours gais,
légers, et contents de tout. » 496

Le voyage à pied, parce qu’il met l’homme en prise directe avec les éléments naturels 497 , est enfin
le moyen de le resituer dans l’ordre de la création :
« La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, [...] tout cela dégage
mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l'immensité
des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne et sans crainte » 498

Acceptant d’occuper simplement la place qui lui revient dans l’univers, s’éloignant des
vaines passions et de l’esclavage du paraître, l’homme qui marche se donne les moyens retrouver la
liberté de pensée et d’action totale de celui qui n’a d’autre prétention que celle d’être lui-même 499 .
Couché à l’ombre d’un arbre, au détour d’un chemin, il peut alors se sentir envahi par le sentiment
extatique d’être à nouveau un « tout parfait et solitaire ». Il atteint alors au registre d’existence le
plus élevé que peut espérer l’homme.
« De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-
même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu » 500.

496 Émile ou De l’Éducation, Livre V, Œuvres Complètes t. IV

497 « On observe tout le pays ; on se détourne à droite, à gauche ; on examine tout ce qui nous flatte, on s'arrête à tous
les points de vue. Aperçois-je une rivière, je la côtoie ; un bois touffu, je vais sous son ombre ; une grotte, je la visite ;
une carrière, j'examine les minéraux... » (Émile ou De l’Éducation, Livre V, Œuvres Complètes t. IV)

498 Les Confessions, Livre IV, Œuvres Complètes t. I, p. 162

499« Jamais je n’ai tant pensé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans [les voyages] que j’ai faits seul et à
pied. » (Les Confessions, Livre IV, Œuvres Complètes t. I, p. 162)

500 Rêveries du promeneur solitaire, Cinquième Promenade, Œuvres Complètes t. I, p. 1047


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Bibliographie

I. Textes de Rousseau, par ordre chronologique

Pour des raisons pratiques, les deux ouvrages les plus utilisés pour cette étude, le Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes et le Contrat social ont été cités à partir de l’édition Garnier-Flammarion.
Pour tous les autres textes, on a eu recours aux Œuvres Complètes de Jean-Jacques Rousseau publiées par Gallimard
dans la collection La Pléiade, en cinq tomes, sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Pour chacun
des textes utilisés, on précise le tome et l’année de publication.

◆ Discours sur les sciences et les arts, 1750 (Œuvres complètes t. III, 1964)

◆ Dernière réponse à Bordes, avril 1752 (Œuvres complètes t. III, 1964)


◆ Narcisse, 1752 (Œuvres complètes t. II, 1961)

◆ Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1755 (cité à partir de l’édition présentée et
annotée par Blaise Bachofen et Bruno Bernardi, Paris, Garnier-Flammarion, 2008)
◆ Article "Économie politique", 1755 (Œuvres complètes t. III, 1964)
◆ Lettre à Voltaire, 1756 (Œuvres complètes t. IV, 1969)

◆ Lettre à d'Alembert sur les spectacles, 1758 (Œuvres complètes t. V, 1995)


◆ Du Contrat social, 1762 (cité à partir de l’édition présentée et annotée par Bruno Bernardi, Paris, Garnier-
Flammarion, 2001)
◆ Émile ou De l'éducation, 1762 (Œuvres complètes t. IV, 1969)

◆ Lettre à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, 1763 (Œuvres complètes t. IV, 1969)
◆ Projet de constitution pour la Corse, 1765 (Œuvres complètes t. IV, 1969)

◆ Les Confessions, 1770 (Œuvres complètes t. I, 1959)


◆ Considérations sur le gouvernement de Pologne, 1771 (Œuvres complètes t. III, 1964)

◆ Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, 1776 (Œuvres complètes t. I, 1959)


◆ Les Rêveries du promeneur solitaire, 1778 (Œuvres complètes t. I, 1959)

II. Sources de Rousseau, par ordre alphabétique

◆ ARISTOTE, Rhétorique
◆ ARISTOTE, Les Politiques

◆ ARISTOTE, Éthique à Nicomaque


◆ BOSSUET Charles-Bénigne, Politique tirée des propres paroles de l’écriture sainte, 1709

◆ BUFFON, L’Histoire Naturelle, 1753


◆ BURLAMAQUI Jean-Jacques, Principes du droit naturel, 1747

142
◆ BURLAMAQUI Jean-Jacques, Principes du droit politique, 1751
◆ CUMBERLAND Richard, De Legibus naturae, 1672

◆ DIDEROT, Pensées sur l’interprétation de la nature, 1953


◆ DE LA BOÉTIE, Étienne Traité de la servitude volontaire, vers 1548

◆ GROTIUS Hugo, Le Droit de la guerre et de la paix, traduction de Barbeyrac, 1734


◆ HOBBES Thomas, De Cive, 1644

◆ JUSTINIEN, Institutes
◆ LOCKE John, Deux traités de gouvernement civil, 1690

◆ LUCRÈCE, De natura rerum


◆ MAUPERTUIS, Lettre sur le progrès de la science, Berlin, 1752

◆ MONTESQUIEU, De l’Esprit des Lois, 1748


◆ MONTAIGNE, Les Essais

◆ PLATON, Les Lois


◆ PLATON, La République

◆ PLUTARQUE, Vie des hommes illustres


◆ SIDNEY Algernon, Discours sur le gouvernement, 1698

◆ TACITE, Histoires
◆ VON PUFENDORF Samuel, De jure naturae et gentium, 1672

III. Études sur Rousseau, par ordre alphabétique

◆ ALLARD Gérald, « La pensée politique des Dialogues: le juste, l'injuste et le juge », in Lectures de Rousseau.
Rousseau juge de Jean Jacques, BROUARD-ARENDS Isabelle (dir.), Presses Universitaires de Rennes, 2003

◆ ALTHUSSER Louis, « Sur le Contrat social », in Cahiers pour l'analyse, n°8, 1967
◆ ALTHUSSER Louis, « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre », publié dans Écrits philosophiques et
politiques, t. I, Paris, Stock/imec, 1994
◆ AUDI Paul, Rousseau: une philosophie de l'âme, Paris, Verdier, 2008

◆ AUDI Paul, De la véritable philosophie, Rousseau au commencement, Paris, Le Nouveau Commerce, 1994
◆ BACHOFEN Blaise, Premières leçons sur le Discours sur l’inégalité, Puf, 1996

◆ BERNARDI Bruno, Le principe d'obligation, Paris, EHESS / Vrin, 2007


◆ BRAUNSTEIN Jean-François, Jean-Jacques Rousseau, « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi

les hommes », Paris, Nathan, 1981


◆ CASSIRER Ernst, Le Problème Jean-Jacques Rousseau [1932], trad. fr. Paris, Hachette, 1987

◆ GOLDSCHMIDT Victor, Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau [1974], Paris, Vrin, 2e éd.,
1983

◆ GOUHIER Henri, « Nature et histoire dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau », in Les Méditations métaphysiques
de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Vrin, 1984

143
◆ GOYARD-FABRE Simone, Politique et philosophie dans l'oeuvre de Jean-Jacques Rousseau, Paris, PUF, 2001
◆ GUÉNARD Florent, Rousseau et le travail de la convenance, Paris, Champion, 2004

◆ KRIEF Huguette, « Rousseau et la "science" des voyageurs », in Rousseau et les sciences, Bernadette BENSAUDE-
VINCENT et Bruno BERNARDI (dir.), Paris, L'Harmattan, 2003
◆ LÉVI-STRAUSS Claude, « Jean-Jacques Rousseau fondateur des sciences de l'homme », in Anthropologie Structurale
Deux, Paris, Plon, 1973

◆ MAIRET Gérard, Jean-Jacques Rousseau, « Écrits politiques», Paris, Librairie Générale Française, 1992
◆ MOREL Jean, « Recherches sur les sources du Discours sur l'inégalité », Annales Jean-Jacques Rousseau, V, Genève,
A. Jullien, 1909, p. 198
◆ PHILONENKO Alexis, Rousseau et la pensée du malheur, 3 vol., Paris, Vrin, 1984

◆ POLIN Raymond, La politique de la solitude, Essai sur la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau, Paris,
Sirey, 1971

◆ STAROBINSKI Jean, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, Paris, Plon, 1957


◆ STAROBINSKI Jean, Jean Jacques Rousseau, "Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité entre les

hommes", Paris, Gallimard, 1969


◆ STAROBINSKI Jean, Le remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, Paris,

Gallimard, 1989
◆ TALMON Jacob Leib, Les Origines de la démocratie totalitaire, Boston, 1952

◆ TISSERAND, Roger, Les concurrents de Jean-Jacques Rousseau à l'Académie de Dijon, Paris, Boivin, 1936

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