• ... Je n'ai jamais vu de vous auparavant des éclairs de pensée comme on en trouve ici. La conclusion, ces « Illusions • tombant sur nous comme des tourbillons de neige, mais où vous montrez à nouveau « les dieux assis fermement sur leurs trônes • pendant la tourmente — quel Fiai lux dans les profondeurs d'une philosophie que le vulgaire n'a pas, et dont à peine trois hommes vivants ont rêvé! • (Lettre de Carlyle à Emerson après la publi- cation de la Conduite de la Vie.) LA DESTINÉE
I.IL CONDUITS Di LA VIS. I
LA DESTINÉE
Des symboles légers, flottant dans les nuages,
Au Barde solitaire offraient leurs témoignages, Et des oiseaux, venus en messagers des cieux, Lui disaient en leurs chants des bruits mystérieux, Pour avertir son âme, ainsi que fait l'augure. Le poète suit donc la route droite et sûre Quand, dédaignant les mots du scribe et des courriers, ll se fle aux écrits plus largement tracés En sa pensée intime où déjà, dès l'aurore, Passe l'ombre des soirs que le couchant colore. Car le pressentiment des Voyants est lié Au fait qu'à leur esprit le songe a dévoilé. Le rêve du futur, et la force infinie Qui fait notre avenir sont le même Génie.
Le hasard voulut qu'un hiver, il y a un petit nombre
d'années, l'attention de nos villes se tournât vers le discussion de la philosophie du Siècle. Par une coïn- cidence étrange, quatre ou cinq hommes éminents firent chacun aux citoyens de Boston ou de New-York un discours sur l'Esprit du Temps présent. Et il arriva que le sujet eut aussi le premier rang dans quelques brochures et journaux remarquables publiés à Londres à la même époque. Pour moi cependant, la question du temps présent se ramène à la question pratique de la conduite de la vie. Comment dois-je 4 LA CONDUITE DE LA VIE
vivre? Nous manquons de compétence pour résoudre
les problèmes du siècle. Notre géométrie ne peut mesurer les vastes orbites des idées prédominantes, discerner leur retour et concilier leurs oppositions. Nous ne pouvons qu'obéir à notre propre polarité. C'est une belle chose pour nous de spéculer et choisir notre voie, si nous sommes contraints d'accepter des ordres irrésistibles! Dès le premier pas pour atteindre l'objet de nos désirs, nous nous heurtons à des bornes immuables. Nous sommes enflammés de l'espoir de réformer les hommes. Après maintes expériences, nous décou- vrons qu'il faut commencer plus tôt — à l'école. Mais les garçons et les filles ne sont pas dociles; on n'en peut rien faire. Nous déclarons qu'ils ne sont point de bonne souche. Il faut commencer la réforme encore plus tôt — à la race : c'est dire qu'il y a un Destin, et que le monde est régi par des lois. Mais s'il est des injonctions irrésistibles, ces injonctions s'expliquent elles-mêmes. S'il nous faut accepter le Destin, nous n'en sommes pas moins contraints d'affirmer la liberté, l'importance de l'in- dividu, la grandeur du devoir, la puissance du carac- tère. Ceci est vrai, et cela est vrai également. Mais notre géométrie ne peut mesurer la distance de ces points extrêmes, et les unir. Que faire? En obéissant franchement à chaque idée, en pinçant ou, si vous voulez, en frappant chaque corde de la harpe, nous apprenons sa puissance. En obéissant de même à nos autres pensées nous apprenons la leur, et pou- vons avoir l'espoir raisonnable de les harmoniser. Bien que nous ne sachions pas comment, nous sommes sûrs que la nécessité se concilie avec la LA DESTINÉE 5
liberté, l'individu avec le monde, notre polarité
avec l'esprit du temps présent. L'énigme de l'époque a pour chacun une solution particulière. Si l'on veut étudier son propre siècle, la méthode doit consister à prendre tour à tour chacune des questions domi- nantes qui font partie de notre conception de la vie humaine et, en exposant fermement au sujet de l'une tout ce qui s'accorde avec l'expérience et en rendant la même justice aux faits opposés qui se trouvent dans les autres, les vraies limites se manifesteront. Tout ce qui est trop accentué d'un côté se corrigera, et l'on arrivera à l'équilibre. Mais exposons honnêtement les faits. Notre Amé- rique est malheureusement réputée pour son carac- tère superficiel. Les grands hommes, les grands peuples n'ont point été vantards ni bouffons, mais ils ont perçu le tragique de la vie, et se sont virilisés pour l'affronter. Le Spartiate, incarnant la religion dans la patrie, meurt sans hésitation devant sa majesté. Le Turc, qui croit que son destin a été écrit sur une feuille de fer au moment où il est entré dans le monde, se précipite de plein gré sur le sabre ennemi. Le Turc, l'Arabe, le Persan, acceptent le sort prédé- terminé. Il est deux jours où rien ne sert de fuir la tombe, L'un est le jour fatal, l'autre, le non fixé; Le premier, nul docteur n'empéche qu'on succombe, Le second, l'Univers ne peut vous écraser.
Sous la roue, l'Hindou se montre également ferme.
Nos Calvinistes de la dernière génération avaient quelque chose de cette même dignité. Ils sentaient que la force de gravité de l'Univers les maintenait à leur place. Que pouvaient-ils faire? Les sages 6 LA CONDUITE DE LA VIE
sentent qu'il y a quelque chose qu'on ne peut écarter
par des mots ou des votes — une courroie ou ceinture qui enserre le monde. La Destinée, ou force universelle Qui fait sortir des choses d'ici-bas Tout ce qu'a vu la Prescience éternelle, A tant d'empire et mène tant les pas, Qu'eût-on dit non, juré le sort contraire, Les faits viendront, et parfois en un jour Vu rarement, même en un millénaire. Car en ce monde, instinct, désir, amour, Nous entratuant h la paix ou la guerre, Tout est réglé par la vision d'en haut. (CRAUCER, Le conte du Chevalier.)
La Tragédie grecque exprimait la même pensée :
« Tout ce qui a été décidé arrivera. La volonté infinie et supérieure de Jupiter ne peut pas être transgressée. » Les sauvages s'attachent au dieu local d'une tribu ou d'une ville. Le large enseignement moral de Jésus a été promptement rétréci en une théologie de village, qui prêche un salut fondé sur le favoritisme. Et, de temps en temps, un pasteur bienveillant, comme Yung S Lining ou Robert Hutington, croit en une Providence banquière qui chaque fois que le juste a besoin d'un dîner envoie quelqu'un frapper à sa porte et laisser un demi-dollar. Mais la Nature n'a rien de sentimental — elle ne nous choie pas, ne nous dorlote pas. Il faut reconnattre qu'elle est sombre, dure, et ne regarde pas à noyer un homme ou une femme, mais engloutit votre navire comme un grain de poussière. Le froid, sans considération pour les gens, vous pique le sang, engourdit vos pieds, et vous gèle un homme comme une pomme. Les maladies, les éléments, la fortune, la force de LA DESTINÉE 7 gravité, la foudre, ne respectent pas les personnes. Les voies de la Providence sont quelque peu rudes. Les moeurs du serpent, de l'araignée, le coup de dent du tigre et des autres carnassiers sanguinaires ou animaux de proie, le craquement des os de la vic- time serrée dans le replis de l'anaconda' — tout cela fait partie du système, et nos moeurs ressemblent aux leurs. Vous venez d'achever votre dîner; mais si scrupuleusement que l'abattoir soit caché à une agréable distance de quelques kilomètres, il faut bien reconnaître qu'il y a ici complicité — des races dispendieuses — des races vivant aux dépens des autres. Notre planète est exposée aux chocs des comètes, aux influences perturbatrices des autres astres, aux craquements des volcans et des tremble- ments de terre, aux changements des climats, à la précession des équinoxes. Les rivières se dessèchent par l'éclaircissement des forêts. La mer change de lit. Des villes et des pays s'y engloutissent. A Lis- bonne, un tremblement de terre a tué les hommes comme des mouches. A Naples, il y a trois ans, dix mille personnes ont été écrasées en quelques minutes. Le scorbut en mer, le climat meurtrier dans l'ouest de l'Afrique, à Cayenne, à Panama, à la Nouvelle-Orléans, supprime les hommes comme un massacre. Nos prairies de l'Ouest tremblent sous la fièvre. Le choléra, la petite vérole, se sont montrés aussi homicides pour quelques tribus que le froid aux grillons qui, ayant rempli l'été de leur bruit, sont réduits au silence en une nuit par un abaissement de la température. Sans découvrir ce qui ne nous I. Grand serpent de l'Amérique du Sud, de la famille des boss. N. du T.) 8 LA CONDUITE DE LA VIE
regarde pas, sans compter combien d'espèces de
parasites s'attachent au bombyx, sans nous aventurer dans la recherche des parasites intestinaux, des infu- soires dévorants, ou les obscurités de la génération alternée — les formes du requin, le labrus, la mâchoire du loup de mer tapissée de dents broyantes, les armes des épaulards et autres guerriers cachés dans l'Océan, sont des indications de la férocité qui est au sein de la nature. La Providence va à ses fins par une voie sauvage, rude, impénétrable, et il est inutile d'essayer de purifier ses instruments variés et immenses, ou d'habiller cette terrible bienfaitrice du linge propre et de la cravate blanche de l'étudiant en théologie. Direz-vous que les désastres qui menacent l'huma- nité sont exceptionnels, et que pas n'est besoin de compter journellement avec les cataclysmes? Oui, mais ce qui se produit une fois peut se reproduire encore, et aussi longtemps que nous ne pouvons parer les coups, nous devons les craindre. Mais ces secousses et ces désastres sont moins destructeurs que la puissance cachée d'autres lois qui agissent sur nous quotidiennement. Un rapport de fins à moyens, voilà la destinée — l'organisme exerçant sa tyrannie sur le caractère. Le jardin zoo- logique, collection des formes et des forces de l'épine dorsale, est un livre du Destin : le bec de l'oiseau, le crâne du serpent, détermine tyranniqur–vent ses limites. Il en est de môme de la gradation ...tes races, des tempéraments, du sexe, du climat, de la réaction des talents canalisant la force vitale en certaines directions. Chaque esprit se fait sa maison, mais ensuite la maison emprisonne l'esprit. LA DESTINÉE 9 Les grandes lignes de ce Fatum sont visibles, même aux bornés; le cocher de fiacre est jusqu'à un cer- tain point un phrénologue : il examine votre figure pour voir s'il peut être sûr de son shilling. Un front proéminent dénote une chose, et un large abdomen une autre; un regard louche, un nez camus, des cheveux embroussaillés, la couleur de l'épiderme, trahissent le caractère. Les gens semblent engainés dans leur solide organisme. Demandez à Spurzheim, demandez aux médecins, demandez à Quetelet, si le tempérament ne décide de rien, ou s'il est quelque chose dont il ne décide pas? Lisez dans un livre de médecine la description des quatre tempéraments, et vous croirez lire vos propres pensées que vous n'aviez pas encore dites. Trouvez le rôle que jouent les yeux noirs et les yeux bleus dans une société. Comment un homme pourrait-il échapper à ses ancêtres ou retirer de ses veines la goutte de sang noir extraite de la substance de son père ou de sa mère? Il semble souvent que dans une famille toutes les qualités des parents soient réparties entre plusieurs — quelque qualité dominante se retrouvant dans chaque fils ou fille de la maison — et quelquefois le tempérament intact, l'élixir grossier et sans mélange, le vice de la famille, est réservé à un seul, et les autres en sont délivrés en proportion. Nous voyons de temps à autre un changement d'expression chez notre com- pagnon, et nous disons que son père ou sa mère, ou quelque parent éloigné, apparaît dans ses yeux. A différentes heures, l'homme représente tour à tour plusieurs de ses ancêtres, comme si sept ou huit des siens étaient enveloppés dans la peau de chaque indi- vidu -- sept ou huit ancêtres au moins — qui forment 10 LA CONDUITE DE LA VIE
la variété des sons dans ce nouveau morceau de
musique qu'est la vie de chacun de nous. Au coin de la rue, vous lisez les possibilités de chaque pas- sant dans son angle facial, dans la complexion, dans la profondeur de ses yeux. Sa parenté le détermine. Les hommes sont ce que leurs mères les font. Vous pourriez aussi bien demander à un métier qui tisse de la toile ouvrée pourquoi il ne fait pas de cache- mire, qu'attendre de la poésie de cet ingénieur ou une découverte chimique de ce manoeuvre. Demandez au terrassier dans la tranchée de vous expliquer les lois de Newton : de père en fils, depuis trente ans, l'excès de travail et la pauvreté sordide ont com- primé les organes délicats de son cerveau. Quand chacun sort du sein de sa mère, la porte des dons se ferme derrière lui. Qu'il tienne à ses mains et à ses pieds, il n'en a qu'une paire. De même, il n'a qu'un avenir, et celui-ci est déjà prédéterminé dans les lobes de son cerveau, écrit sur sa petite figure bouffie aux yeux d'animal, et dans sa forme trapue. Tous les privilèges et toutes les législations du monde ne pourront jamais s'interposer ou l'aider à devenir un poète ou un prince. Jésus a dit : « En la regardant, il a déjà commis l'adultère ». Mais avant même d'avoir regardé la femme, il est adultère par l'excès d'animalité et le manque de pensées de sa constitution. Qui les ren- contre dans la rue voit qu'ils sont mûrs pour être victimes l'un de l'autre. Chez certains hommes, les fonctions digestives et sexuelles absorbent le pouvoir vital, et plus celles-ci sont fortes, plus l'individu est faible. Plus il périt de ces frelons, mieux cela vaut pour la ruche. Si, plus LA DESTINÉE
tard, ils donnent naissance à quelque individu supé-
rieur ayant assez de force pour ajouter une nouvelle aspiration à cet être animal, et des moyens complets pour la réaliser, on oubliera avec joie tous les ancélres. Beaucoup d'hommes et de femmes sont simplement un couple de plus. De temps en temps, une petite cellule ou chambre nouvelle s'ouvre dans le cerveau de l'un d'eux — une certaine disposition pour l'architecture, la musique ou la philologie, quelque goût ou talent isolé pour la botanique, la chimie, les pigments, les contes, une main faite pour le dessin, le pied pour la danse, une constitution athlétique pour les grands voyages, etc., — aptitude qui ne modifie aucunement le rang de l'être dans l'échelle de la nature, mais sert à passer le temps, la vie sen- suelle continuant comme auparavant. A la fin, ces suggestions et tendances se fixent en un individu, ou une succession d'individus. Chacun absorbe assez d'aliments et de force pour devenir un nouveau centre. Le talent nouveau aspire si rapidement l'énergie vitale, qu'il n'en reste pas assez pour les fonctions animales, à peine assez pour la santé; de sorte que si un génie semblable apparaît à la seconde génération, la santé est visiblement détériorée, et la force génératrice affaiblie. Les gens naissent avec des dispositions morales ou des dispositions matérielles — des frères utérins ont des destinées divergentes, et j'imagine qu'avec des microscopes puissants M. Frauenhofer ou le Car- penter arriveraient à distinguer dans l'embryon, dès le quatrième jour, si celui-ci sera whig et celui-là anti-esclavagiste. C'est par un poétique effort pour soulever cette 12 LA CONDUITE DE LA VIE
montagne du Destin, pour concilier cette influence
despotique de la race avec la liberté, que les Hindous ont été amenés à dire : « Le Destin n'est pas autre chose que les actions accomplies en une existence antérieure ». Je trouve un rapprochement entre les extrêmes de la spéculation orientale et occidentale dans ces paroles hardies de Schelling : « II y a en chaque homme un certain sentiment d'avoir été ce qu'il est de toute éternité, et nullement d'être devenu tel avec le temps ». Pour le dire en termes moins sublimes — l'histoire de l'individu contient toujours une explication de sa condition, et il sent qu'il est lui- même pour quelque chose dans sa situation présente. Une grande partie de la politique relève de la phy- siologie. De temps en temps, un homme riche adopte dans les beaux jours de sa jeunesse le principe de la plus grande liberté. En Angleterre, il se trouve tou- jours un homme riche et ayant de nombreuses rela- tions qui, durant toutes les années de sa force, s'attache aux idées de progrès, mais qui, dès qu'il commence à s'affaiblir, arrête sa marche en avant, rappelle ses troupes, et devient conservateur. Tous les gens conservateurs le sont devenus par leurs défauts personnels. Leur position ou la nature les a effé- minés, le sensualisme de leurs parents les a fait nattre estropiés et aveugles, et, comme les invalides, ils ne peuvent agir que pour se défendre. Mais les natures fortes, les hommes des bois, les géants du New- Hampshire, les Napoléon, les Burke, les Brougham. les Webster, les Kossuth, sont inévitablement des patriotes, jusqu'à ce que leur vie ait son reflux et que leurs défauts et leur goutte, leur paralysie et leur or, les pervertissent. LA DESTINÉE !3
L'idée la plus forte, dans les majorités et les na-
tions, s'incarne dans les plus sains et les plus fermes. L'élection est probablement déterminée par le poids, et si dans une ville on pouvait peser la capacité du corps d'une centaine de membres du parti conserva- teur et du parti démocratique sur la balance Dear- born, quand ils passent devant les plateaux à foin, on pourrait dire d'avance avec certitude quel est le parti qui l'emportera. En somme, mettre les conseil- lers municipaux, ou le maire, ou l'alderman' sur cette balance serait peut-être bien le moyen le plus rapide de décider de l'élection. En matière scientifique, nous avons deux choses à considérer : le pouvoir et les circonstances. Tout ce que nous trouvons dans l'oeuf, après chaque décou- verte successive, c'est une autre cellule; et si après cinq cents ans vous avez un meilleur observateur, ou un meilleur microscope, dans la dernière cellule ob- servée, il en découvrira une autre. Dans les tissus végétaux et animaux, il en est exactement de même, et tout ce que produit le pouvoir ou spasme primitif, c'est encore des cellules et des cellules. Oui — mais la Circonstance tyrannique ! Une cellule en des con- ditions nouvelles, une cellule placée dans les ténèbres, est devenue un animal, pensait Oken, et à la lumière, une plante. Dans l'ancêtre, il se produit des change- ments qui aboutissent à dégager de cette cellule inaltérée des ressources miraculeuses, et elle se trans- forme en poisson, oiseau ou quadrupède, tête et pied, oeil et griffe. La Circonstance, c'est la Nature. La Nature, c'est ce que vous pouvez faire. 11 y a beaucoup
I. Conseiller municipal 8 vie. (N. du T.)
LA CONDUITE DE LA VIE
de choses que vous ne pouvez pas. Nous avons deux
choses — la circonstance et la vie. Jadis nous croyions que la force positive était tout. Maintenant nous apprenons que la force négative, ou circonstance, y entre pour moitié. La Nature est la circonstance tyrannique, le crâne épais, le serpent engainé, la mâchoire puissante comme le roc, l'action nécessitée, la direction violente, les conditions d'une machine, comme la locomotive, efficace sur ses rails, mais qui hors d'eux ne peut que faire des dégâts, ou comme les patins qui sont des ailes sur la glace, mais des chaînes sur la terre ferme. Le livre de la Nature est le livre du Destin. Elle en tourne les pages gigantesques — feuille après feuille — sans jamais revenir à une seule. Elle pose une feuille, une couche de granit; puis un million de siècles s'écoulent, et elle dépose un lit d'ardoise; après un millier de siècles, un lit de marne et de limon; les végétaux apparaissent, puis les premiers animaux informes, zoophytes, trilobites, poissons, ensuite les sauriens — moules grossiers où elle ne fait qu'enfermer sa future statue, cachant sous ces mons- tres massifs le type supérieur de son roi à venir. La surface de la planète se refroidit, se dessèche, les races se développent, et l'homme naît. Mais quand une race a vécu jusqu'à son terme, elle ne revient plus. La population du globe est une population condi- tionnelle; ce n'est pas la meilleure, mais c'est la meil- leure qui puisse vivre actuellement; et l'échelle des tribus, la constance avec laquelle la victoire s'attache à l'une et la défaite à l'autre, sont aussi uniformes que la superposition des couches géologiques. Nous savons dans l'histoire de quel poids pèse la race. LA DESTINÉE 15 Nous voyons les Anglais, les Français, les Allemands s'établir sur les rivages et les marchés de l'Amérique et de l'Australie et y monopoliser le commerce. Nous aimons les habitudes de vie fiévreuse et victorieuse de notre groupe de la famille. Nous suivons les pas du Juif, de l'Indien, du Nègre. Nous voyons combien d'efforts ont été dépensés en vain pour éteindre la race juive. Lisez les conclusions désagréables de Knox dans ses Fragments des Races — auteur hasardé et peu satisfaisant, mais rempli de vérités piquantes et inoubliables : « La Nature respecte les races pures, et non les races hybrides ». « Chaque race a son propre habitat. » « Détachez une colonie de la race, et elle se détériorera au point de retourner à l'état sauvage. » Voyez les ombres du tableau. Des millions d'Allemands et d'Irlandais participent, comme les nègres, à la destinée de l'engrais. Ils sont transportés à travers l'Atlantique,charriés par toute l'Amérique pour fossoyer les champs et peiner, afin que le blé soit à bas prix, et ensuite pour être enterrés prématurément afin de faire une place d'herbe verte dans la prairie Un autre faisceau de ces chaînes de diamant, c'est la nouvelle science de la statistique. Il est de fait — si la base de la population est assez large — que les évé- nements les plus extraordinaires et les plus acciden- tels deviennent un objet de calcul fixe. On ne pour- rait s'aventurer à prédire quand un capitaine comme Bonaparte, une cantatrice comme Jenny Lind, ou un navigateur comme Bowditch, pourront naître à. Bos- ton ; mais avec une population de vingt ou de deux cent millions d'âmes, on peut arriver à des prédic- tions approximatives I. Chaque phénomène se rapportant à l'espèce humaine. 16 LA CONDUITE DE LA VIE
C'est chose frivole de fixer pédantesquement la date
des inventions particulières. Toutes ont été inventées et réinventées cinquante fois. L'homme est le méca- nisme supérieur duquel tous ces expédients tirés de lui-même ne sont que des modèles en miniature. En chaque occurrence, il s'aide lui-même en copiant ou répétant sa propre structure dans la mesure nécessaire. Il est difficile de découvrir le véritable Zoroastre ou le véritable Manou, plus difficile encore de découvrir le Tubalcaïn, le Vulcain, le Cadmus, le Copernic, le Fust ou le Fulton, l'inventeur incontes- table. ll y en a des vingtaines et des centaines. n L'air est rempli d'hommes. » Cette sorte de talent, cette faculté de construire des mécanismes est aussi répandue que si elle était liée à l'activité chimique, que si l'air qu'on respire était fait de Vaucansons, de Franklins et de Watts. Dans chaque million d'hommes, il y aura indubita- blement un astronome, un mathématicien, un poète comique, un mystique. Nul ne peut lire l'histoire de l'astronomie sans s'apercevoir que Copernic, Newton, Laplace, ne sont pas des hommes nouveaux, ou une nouvelle espèce d'hommes, mais que Thalès, Anaxi- mène, Hipparque, Empédocle, Aristarque, Pythagore, OEnipode, les avaient annoncés : chacun avait la pensée également tendue vers la géométrie, apte à la même logique et aux mêmes calculs rigoureux, un esprit parallèle aux mouvements du monde. Le mille
considérée comme un tout, appartient à l'ordre des faits physi-
ques. Plus le nombre des individus est grand, plus l'individu disparatt, laissant la prédominance à une série de faits généraux qui dépendent des causes par lesquelles la société existe et se maintient. » (Quetelat. — Note d'Emerson.) LA DESTINÉE f7
romain reposait probablement sur la mesure d'un
degré du méridien. Les Mahométans et les Chinois savent ce que nous savons de l'année bissextile, du calendrier grégorien, et de la précession des équi- noxes, Dans chaque baril de « cowries » apportées à New-Bedford, il y en aura une orangia; de même dans une douzaine de millions de Malais et de Maho- métans. il y aura un ou deux crans d'astronome. Dans une grande ville, les choses les plus acci- dentelles, les choses dont la beauté réside dans le caractère fortuit, sont produites aussi ponctuelle- ment et régulièrement que le petit pain du boulanger pour le déjeuner du matin. Le Punch donne exacte- ment une bonne caricature par semaine, et les jour- naux arrivent à publier tous les jours une nouvelle intéressante. Et les lois de la répression s'exercent de même, ainsi que les pénalités qui suivent la violation des règles. La famine, le typhus, la gelée, la guerre, le suicide et les races stériles doivent être regardés comme des éléments calculables du système du monde. Ce sont là les cailloux de la montagne, quelques suggestions des bornes qui murent notre vie et qui, dans ce que nous appelons les événements fortuits et accidentels, montrent une sorte de régularité méca- nique pareille à celle d'un métier à tisser ou d'un moulin. La force avec laquelle nous résistons à ce tor- rent de tendances parait si ridiculement inadéquate qu'elle ne dépasse guère la portée d'une critique ou
I. Coquilles marines. (N. du T.)
LÀ CONDU116 DE LA YIE. 2 18 LA CONDUITE DE LA VIE
d'une protestation faite par une minorité d'une seule
personne sous la pression de plusieurs millions d'autres. Il me semble voir, au fort d'une tempête, des hommes tombés par-dessus bord se débattant dans les vagues, et emportés çà et là. Ils se jettent un regard d'intelligence, mais ils peuvent bien peu pour les uns et pour les autres; c'est beaucoup si chacun réussit lui-même à se maintenir à flot. Ils peuvent disposer de leur coup d'oeil et tout le reste, c'est le Destin. Nous ne pouvons traiter à la légère cette réalité, cette floraison surgissant de la substance du monde, dans nos jardins cultivés. Aucune peinture de la vie ne peut être véridique si elle n'admet ces faits haïssables. La puissance de l'homme est circonscrite par une nécessité que, par mainte expérience, il touche de toutes parts, jusqu'à ce qu'il en apprenne l'étendue. Le principe qui pénètre la nature entière, et que nous appelons ordinairement le Destin, nous appa- raît comme une limite. Tout ce qui nous limite, nous l'appelons le Destin. Si nous sommes brutaux et barbares, le Destin prend une forme brutale et ter- rible. A mesure que nous nous affinons, nos obstacles deviennent plus délicats. Si nous nous élevons à la culture spirituelle, l'antagonisme prend une forme spirituelle. Dans les fables hindoues, Vishnou suit Maya à travers toutes ses métamorphoses ascen- dantes, depuis l'insecte et l'écrevisse jusqu'à l'élé- phant; quelque forme qu'elle prenne, il prend la forme masculine correspondante, jusqu'à ce qu'elle devienne enfin femme et déesse, et lui homme et dieu. Les limites s'affinent à mesure que l'âme se LA DESTINÉE 9 purifie, mais le cercle de la nécessité est toujours au sommet. Lorsque les dieux de la mythologie scandinave se virent impuissants à attacher le loup Fenris avec des chaînes d'acier ou à le maintenir sous le poids des montagnes — il brisait les unes et repoussait les autres du talon — ils lui mirent au pied une corde souple, plus douce que la soie ou la toile d'araignée, et cette corde l'immobilisa : plus il tirait, plus elle se resserrait. Le cercle du Destin a la même douceur et la même force. Ni l'eau-de-vie, ni le nectar, ni l'éther sulfurique, ni le feu de l'enfer, ni le fluide éthéré qui circule dans les veines des dieux, ni la poésie, ni le génie, ne peuvent débarrasser de ce lien subtil. Car, si nous lui donnons le sens élevé où l'employaient les poètes, la pensée elle-même n'est pas au-dessus du Destin : elle aussi doit agir selon les lois éternelles, et tout ce qui en elle est opiniâtreté et fantaisie est en opposition avec son principe fondamental. Et en dernier lieu, bien au-dessus de la pensée, dans le monde moral, le Destin apparaît comme un vengeur, nivelant les grands, élevant les petits, ordonnant à l'homme d'être juste, et frappant tou- jours tôt ou tard quand justice n'est pas faite. Ce qui est utile durera, ce qui est nuisible disparaîtra. « L'agent doit souffrir, » disaient les Grecs : « Vous voudriez apaiser une Divinité qui ne saurait être apaisée ». « Dieu lui-même ne peut pas faire de bien au méchant, » disait la triade gaélique. « Dieu peut consentir, mais seulement pour un temps, » disait le Barde espagnol. La limite est infranchissable à toute intuition humaine. Dans ses dernières et suprêmes ascensions, l'intuition elle-même et la liberté du 20 LA CONDUITE DE LA VIE
vouloir deviennent ses organes dociles. Mais nous ne
devons pas nous jeter en des généralisations trop vastes, mais montrer les bornes naturelles ou distinc- tions essentielles, et essayer de rendre également justice à d'autres éléments. Ainsi nous pouvons suivre la Fatalité dans la matière, l'esprit, les moeurs, la race, les retards des stratifications, comme dans la pensée et le caractère. Ce ne sont partout que bornes et limitations. Mais la Fatalité a son maître, la limitation, ses limites; elle a un aspect différent selon qu'on la voit ou d'en haut ou d'en bas, du dedans ou du dehors. Car si le Destin est immense, la force, qui est l'autre réalité dans le dualisme du monde, l'est également. Si la Fatalité suit et limite la force, la force accompagne la Fatalité et s'y oppose. Nous devons respecter la Fatalité en tant qu'histoire naturelle, mais il existe quelque chose de plus que l'histoire naturelle. Car qui est ce critique qui scrute la matière? L'homme n'est pas un simple organisme, une collection de viscères, un abdomen et des membres reliés en un tout, une sorte de paquet ignoble, mais un être pro- digieux d'antagonisme, traînant ensemble en lui les deux pôles de l'Univers. Le crâne épais, la cervelle petite, sentant encore le poisson, le quadrumane — quadrupède mal déguisé, à peine transformé en bipède — il trahit ses rapports avec ce qui est au- dessous de lui, et a payé ses facultés nouvelles de la perte de quelques-unes des anciennes. Mais l'éclair qui fait jaillir les astres et les façonne, qui fait les planètes et les soleils, est en lui. D'un côté les élé- ments, le sable et le granit, les chaînes de rochers, les tourbières, les forêts, la mer et te rivage ; de LA DESTINÉE 21 l'autre la pensée, l'esprit qui compose et décompose la nature — ils sont là côte à côte, le dieu et le démon, l'esprit et la matière, le roi et le conspira- teur, la pression et la résistance, allant paisiblement dans les yeux et le cerveau de tout homme. Il ne peut fermer les yeux à la liberté. S'il est permis de risquer la contradiction — je dirai que la liberté est. nécessaire. S'il vous plaît de vous tenir du côté de la Fatalité et de dire : La Fatalité est tout, alors nous dirons : Une part de la Fatalité, c'est la liberté même de l'homme. Sans cesse l'impulsion du choix et de l'action jaillit de l'âme. L'intelligence annule la Fatalité. Dans la mesure où l'homme pense, il est libre. Et quoique rien ne soit plus répugnant que d'entendre chanter la liberté par des esclaves, comme le sont la plupart des hommes, de voir ce qu'on confond impertinemment avec la liberté dans tel préambule de journal pareil à une « Déclara- tion d'Indépendance », ou réclamer le droit de voter par ceux qui n'ont jamais osé penser ou agir, il est bon pour l'homme de ne pas se tourner vers la Fatalité, mais d'un autre côté : cet autre côté est le côté pratique. La manière correcte de traiter ces faits, c'est de s'en servir et de les dominer, non do ramper devant eux. « Ne regarde pas la Nature, car son nom est fatal, » disait l'oracle. La trop longue contemplation de ces limites produit la petitesse. Ceux qui parlent trop du Destin, de leur étoile, etc., sont à un niveau inférieur et dangereux, et invitent les maux qu'ils redoutent. J'ai dit des races instinctives et héroïques qu'elles croyaient fièrement au Destin. Elles travaillent avec lui; une résignation aimable accompagne les événe- 22 LA CONDUITE DE LA VIE
ments. Mais la théorie fait une impression différente
quand elle est présentée par les faibles et les pares- seux. Ce sont les êtres faibles et vicieux qui re- jettent le blâme sur la Fatalité. Le rôle légitime de la Fatalité est d'élever notre conduite à la hauteur de la nature. Les éléments sont rudes et invincibles, excepté par eux-mêmes. Qu'il en soit ainsi de l'homme. Qu'il se défasse de ses imaginations creuses, et montre sa supériorité par des manières et des actes à la hauteur de la nature. Qu'il s'attache à ses desseins avec une force pareille à celle de la gravita- tion. Aucune puissance, aucune persuasion, aucune séduction ne les lui fera abandonner. L'homme devrait pouvoir supporter avantageusement, la com- paraison avec une rivière, un chêne, ou une mon- tagne. Il ne devrait pas avoir moins d'harmonie, d'expansion qu'eux, et devrait avoir leur résistance. La meilleure utilité du Destin est de nous ensei- gner un courage fatal. Affrontez le feu en mer, ou le choléra dans la maison de votre ami, ou les voleurs dans la vôtre, ou n'importe quel danger sur le chemin du devoir, vous sachant gardé par l'ange de la des- tinée. Si vous croyez à la Fatalité pour votre mal, croyez-y au moins pour votre bien. Car si la Fatalité a tant de force, l'homme est aussi une part de la Fatalité, et peut opposer le sort au sort. Si l'Univers a des accidents violents, nos atomes sont aussi violents dans leur résistance. Nous serions écrasés par l'atmosphère, n'était la réaction de l'air dans notre corps. Un tube fait d'une pellicule de verre peut résister à la pression de l'océan, s'il est plein de la même eau. S'il y a toute-puissance dans le coup, il y a aussi toute-puissance dans la réaction. LA DESTINÉE 23 I. - Mais opposer le Destin au Destin, ce n'est que parer le coup et se défendre : il y a, aussi, les nobles forces créatrices. La révélation de la Pensée fait sortir l'homme de la servitude et l'introduit dans la liberté. C'est avec raison que nous disons de nous- mêmes que nous sommes nés, et ensuite nés à nou- veau, et cela plusieurs fois. Nous avons une série d'ex- périences si importantes que le présent oublie le passé, d'où la conception mythologique des sept ou neuf cieux. Le jour des jours, le grand jour de fête de la vie, est celui où l'oeil intérieur s'ouvre à l'Unité des choses, à l'omniprésence de la loi — voit que ce qui est, est nécessaire, doit être, est le mieux. Cette béa- titude descend d'en haut sur nous, et nous voyons. Elle est moins en nous que nous ne sommes en elle. Si l'air vient à nos poumons, nous respirons et vivons, autrement c'est la mort. Si la lumière vient à nos yeux nous voyons ; autrement, non. Et si la vérité vient à notre esprit, nous atteignons soudain à sa dimension, comme si nous nous épanouissions en mondes. Nous sommes comme des législateurs ; nous parlons pour la Nature; nous devinons et pro- phétisons. Cette intuition nous fait prendre le parti et l'intérêt de l'Univers envers et contre tous, contre nous-mêmes autant que contre les autres. L'homme qui parle d'après l'intuition affirme de lui-même ce qui est vrai de l'esprit; le voyant immortel, il dit : « Je suis immor- tel »; le voyant invincible, il dit : « Je suis fort ». Cet esprit n'est pas en nous, mais nous sommes en lui. Il eient du Créateur, non de ce qui est créé. Il atteint et transforme toutes choses. Il use de tout, et l'on n'use pas de lui. Il sépare ceux qui y participent de