BERBERE AU MOYEN-ÂGE » organisé par le Centre de Recherche Berbère, Paris, 24 mai 2012.
Le sujet posé aujourd'hui renvoie à de multiples questions mais dont le point central est la
question de l'identité. Qu'est-ce qu'un Berbère ? Comment le définit-on ? Comment se définit-il lui-même ?
Qu'est-ce qui le distingue des autres ? Qu'a-t-il de commun avec cet Autre ?
Le moment de la conquête arabe est un moment crucial de cette problématique dans la mesure où il renvoie à
des préoccupations actuelles. Définir le Berbère est aujourd'hui le confronter à son double arabe. C'est
pourquoi, il convient de se détacher des partis pris idéologiques tout en les gardant à l'esprit.
Aujourd'hui, les études berbères ont définies ce qu'est la « berbérité ». Les anthropologues et les
protohistoriens, je pense évidemment à Gabriel Camps mais aussi aux ouvrages de Ginette Aumassip 1, ont
démontré que les Berbères sont le peuple originel de l'Afrique du Nord et qu'ils représentent la majorité
ethnique de cet espace. Les linguistes, je pense en premier lieu aux travaux de Salem Chaker 2, ont mis en
évidence le terreau commun des dialectes du Maghreb. Toutefois, les politiques actuelles et les mouvements de
revendications identitaires soulignent la force de ces questions d'identité dans un contexte de mondialisation en
crise, héritier, pour le Maghreb, des conflits nés de la colonisation française et des difficultés de l'indépendance.
La conquête arabo-musulmane nous permet de remonter au moment où le Berbère ne se définit pas comme le
pendant (négatif ou positif) de l'Arabe. Les sources, qui sont toutes écrites par des Arabo-musulmans, ne le
définissent pas en ces termes. L'historiographie médiévale nous donne des éléments d'analyse qu'il faut tenir à
distance, qu'il faut appréhender comme appartenant à un tout et non comme les bribes séduisantes d'une histoire
en suspens. Les travaux récents, je pense notamment à la thèse brillamment menée d'Antoine Borrut 3 ou à celle
1
Préhistoire du Sahara et de ses abords. Tome 1, Au temps des chasseurs le Paléolithique, Paris, Maisonneuve & Larose, 2004.
L'Algérie des premiers hommes, Paris, Ed. de la Maison des Sciences de l'Homme, 2001.
2
Langue et littérature berbères, Paris, Harmattan, 1996. Linguistique berbère : études de syntaxe et de diachronie, Louvain, Peeters,
1995.
3
Antoine BORRUT, Entre mémoire et pouvoir. L'espace syrien sous les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides (v. 72-
1
de Sandra Campbell4 (Université de Californie, Los Angeles), mettent en lumière ces historiens engagés au
service d'un nouveau pouvoir califal en quête de légitimité. Nous nous retrouvons là au cœur du problème posé
par l'histoire médiévale du Maghreb. Au travers d'une historiographie arabo-musulmane mythifiée, pouvons-
nous réellement accéder, appréhender de manière globale, le fait berbère et ses mutations à l'arrivée du ğihād en
Afrique du Nord ?
Les études portant sur l'historiographie arabe médiévale sont particulièrement prudentes quant à
l'historicité des événements rapportés par les chroniques. Pour reprendre les travaux cités en introduction, nous
pouvons lire chez Antoine Borrut la nécessité de prendre en compte les motivations et le système de valeur des
auteurs des chronographies5 arabo-musulmanes et le rôle des califes dans l'essor de la science historique.
La science historique n'est qu'une activité annexe des sciences religieuses. Elle sert à illustrer ou expliquer telle
sourate ou tel hadith. Les historiens sont souvent juristes et exercent cette activité de manière secondaire. Les
historiens engagés par les Omeyyades insistent sur les thèmes prophétiques afin de légitimer l'arrivée au
pouvoir d'une dynastie dans un contexte troublé par les anti-califes, notamment ʿAbd Allāh b. Az-Zubaīr en
Irak. En ce qui concerne le Maghreb, nous pensons à l'allégorie de Monastir et la Porte du Paradis qui justifie
« Sur le littoral de Qammûniya se trouve une des portes du Paradis que l’on appelle al-Munastîr. Quiconque y
Quant aux historiens engagés par les 'Abbassides, il s'agit de nouveau de légitimer le califat. La tâche est, ici,
plus subtile puisqu'il faut justifier le changement de pouvoir dans les mains d'une nouvelle famille, en dénigrant
la dynastie précédente. Il faut cependant tracer une continuité avec cette même dynastie pour détourner les
peut être analysée sous cet angle. En effet, sous les rāšidūn, les quatre premiers califes « bien guidés », la
résistance berbère est modérée. Les tribus ou les villes attaquées défendent leur territoire et payent un tribut une
fois vaincues. Les héros berbères n'interviennent étrangement qu'à partir des califes omeyyades : sous Yazīd b.
Pour Antoine Borrut, ces chroniques forment une sorte de vulgate historiographique façonnée par les
motivations des princes et les choix des traditionnistes (suppressions, omissions, filtres). Cette vulgate va
littérature de cour. Les hauts-faits deviennent ainsi des exemples destinés à l'éducation des élites.
Sandra Campbell pose alors la question de la fiabilité d'une telle mémoire et souligne le moment qui existe
entre les faits et leur mise par écrit. Combien de temps la version orale originale, celle des témoins des
événements, est-elle restée intacte ? Peut-on s'appuyer sur les asānid7 en sachant que les traditionnistes les plus
populaires (comme Ibn Šihāb Az-Zuhrī) sont cités parfois de manière frauduleuse ? Certains historiens
aujourd'hui estiment qu'il est impossible d'étudier scientifiquement le premier siècle de l'Islam. Pour Patricia
Crone8, les chroniques arabo-musulmanes s'apparentent à une superposition de commérages. Tandis que pour R.
Stephen Humphreys9, accéder à l'historicité des événements est utopique. Toutefois, ces auteurs s'évertuent à
comprendre comment les Arabes des VIIIe et IXe siècles (IIe et IIIe siècles de l'hégire) ont compris et expliquer
les origines de leur société. La méthodologie de Sandra Campbell tente, avant d'établir ce qui est manipulé par
les sources, de retrouver les éléments qui paraissent vraisemblables. Interrogeons-nous donc sur ces éléments
7
Pluriel de isnād.
8
CRONE Patricia, Hagarism. The making of the Islamic world, Cambridge, Cambridge University Press, 1977.
9
« Ta’rîkh », in Encyclopédie de l’Islam, 2e edition, t. X, Leiden, Brill, 2002, p. 290-296.
3
Les éléments vraisemblables témoignent-ils d'une continuité avec la période byzantine ?
Nous pouvons réfléchir autour de trois exemples significatifs : la permanence des Lawāta en
Nous nous contenterons sur ce point de citer l'ouvrage remarquable du très regretté Yves Modéran, Les Maures
et l'Afrique romaine10. Il démontre que la tribu des Lawāta11, nommée Laguatan par les sources latines, descend
de la tribu des Nasamons, tribu connue chez Hérodote 12 et Strabon13. Il s'agirait de pasteurs nomades qui
échapperaient à l'autorité romaine depuis le III e siècle ; ce qu'Yves Modéran définit comme des « Maures de
l'extérieur », c'est-à-dire en dehors du limes romain. Á l'arrivée des Byzantins, cette tribu se rue vers les
territoires fertiles de Byzacène (entre 527 et 533). Ils sont motivés par la recherche de pâturages et répondent,
peut-être, à l'appel du chef berbère Antalas14, alors insurgé en Byzacène. La victoire de Jean Troglita sur les
tribu, qui devait vouer un culte au dieu Gurzil 15. La fin de la période byzantine est le théâtre de nouvelles
agitations en Tripolitaine dans les années 590. Á l'arrivée des Arabes, nous retrouvons les Laguatan, alors
appelés Lawāta en Cyrénaïque. Ibn ‛Abd Al-Ḥakam16, Al-Balādurī17, Ibn al-Ātīr 18, Al-Bakrī19 et Ibn Ḫaldūn20
10
Yves MODERAN, Les Maures et l’Afrique romaine (IVe-VIIe siècles), Rome, Éditions de l’École française de Rome, 2003,
p. 209-310.
11
Gabriel CAMPS fait aussi le lien entre les Laguatan et les Lawāta dans son article « Anatalas », EB, V, Aix en Provence, Edisud,
1988, p. 706-708.
12
Hérodote, IV, 172.
13
Strabon, II, 5, 33.
14
Chef de la tribu des Frexes qui évolue entre Cafsa (Gafsa) et Théveste (Tébessa).
15
Gabriel CAMPS, « Gurzil », Encyclopédie Berbère, XXI, Aix en Provence, Edisud, 1999, p. 3258-3259.
16
Conquête de l’Afrique du Nord et de l’Espagne (Futûh’Ifriqiya wa’l-Andalus), trad. Albert Gateau, Alger, Editions Carbonel,
1948, p. 35.
17
Kitâb futûh al-Buldân. The Origins of islamic state, traduit par P.Khuri Hitti, Beyrouth, Editions Khayats, 1966, p. 352-354.
18
E. Fagnan, « Annales du Maghreb et de l'Espagne par Ibn Al-'Athîr », Revue africaine, vol. 40, p. 355.
19
Description de l’Afrique septentrionale, trad. par Mac Guckin DE SLANE, Paris, Imprimerie impériale, 1859, p. 11-12.
20
Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale, tome I, trad. par le Baron De Slane, publ. sous la
direction de Paul Casanova, Paris, Paul Geuthner, 1925, p. 302.
4
en ont gardé la trace. Cette tribu est rapidement vaincue et les sources mentionnent le traité de paix établi alors.
Les Lawāta sont soumis à un tribut élevé, la somme de 13 000 dinars est avancée, qu'ils peuvent régler en
vendant leurs enfants comme esclaves. L'exemple des Lawāta démontre qu'il existe une certaine stabilité des
tribus en Libye entre la fin de la période byzantine et l'arrivée des troupes arabo-musulmanes. Les chroniques
ne mentionnant que très peu les tribus du reste de l'Afrique du Nord, pouvons-nous réellement conclure sur une
stabilité générale des tribus berbères du Maghreb ? Il semble toutefois qu'une forme d'exploitation des richesses
se soit maintenue.
La mise en culture intensive de certaines régions de l'Afrique du Nord date de la présence romaine, bien
qu'initiée dans le nord de la Tunisie par les Puniques. Désorganisée au moment de l'invasion vandale et de la
reconquête byzantine, en raison, entre autres, des insurrections berbères, la culture de l'huile d'olive stupéfait les
« ‘[...] ‘On plaçait des tas devant lui [‛Abd Allāh b. Sa‛d] de pièces d’argent monnayé. « D’où cela vous vient-
il ? » demanda ‘Abd Allâh b. Sa’d aux Afâriqa. Le narrateur ajoute : l’un d’eux se mit à se fureter, comme
cherchant quelque objet. Il trouva enfin une olive, et la montrant à ‘Abd Allâh : « Voici, dit-il, la source de
notre argent ». –« Comment donc ? »- « Les Rûm n’ont point d’olives chez eux, et ils avaient coutume de venir
chez nous acheter de l’huile, que nous leur vendions, et c’est d’eux que nous vient cet argent ».
Henriette Camps-Fabrer21 nous défend de prendre ces informations au pied de la lettre. La carte qu'elle publie
dans l'Encyclopédie berbère22 atteste d'une forte exploitation de l'oléiculture dans le massif de l'Aurès et dans la
région comprise entre Théveste (Tébessa) et Capsa (Gafsa). Cela pourrait expliquer le discours attribué à la
Kahina et sa politique de destruction des ressources de l'Ifrīqīya, ainsi que la réaction vive des populations de la
21
« Huile », Encyclopédie Berbère, XXIII, Aix en Provence, Edisud, 2000, p. 3521-3553.
22
op. cit. p. 3523.
23
Hady Roger IDRIS, op. cit., p. 145.
5
« Quand elle [avait] appris que Hassân s’était installé dans ses Qusûrs sans en bouger, elle [avait] dit aux
Berbères et aux Byzantins : « Hassân ne vient chercher en Ifrīqīya que les villes, l’or, l’argent et les arbres,
tandis que nous voulons des pâturages et des champs. Je ne vois qu’une seule issue pour vous : la dévaster ! »
Elle envoya les Berbères couper les arbres et démolir les forteresses qui s’y trouvaient. L’Ifrīqīya n’était
Les sources arabo-musulmanes jouent avec le romanesque du discours de leurs personnages. Peut-on toutefois
sous-entendre que les éléments relatifs à l'oléiculture, bien qu'exagérés, puissent attester de sa permanence dans
la région de l'Aurès et du pays de Tozeur/Kastiliya ? Nous savons que les populations sédentaires de la région
du Sahel tunisien se sont rangées du côté de Ḥasan b. al-Nuʿmān, ce qui a inversé le rapport de force et causé la
perte de la reine berbère. Si ces éléments sont attestés, nous pouvons dire que les populations de ces régions
vivaient encore de la culture de l'olive et de l'élevage à l'arrivée du ğihād. Une partie des Berbères est
sédentarisée et met en valeur ses terres. Ils doivent certainement attiser la convoitise des tribus nomades
voisines, comme cela est le cas à la fin de la période byzantine. Á l’inverse, certaines tribus tissent des liens de
Entre la période byzantine et la période arabo-musulmane, nous pouvons avancer l'hypothèse d'une certaine
continuité des liens de solidarité tribale. Pour la période byzantine, nous pouvons nous pencher sur la période
trouble qui agite les années 540. L'autorité byzantine est contestée par les chefs berbères de Byzacène et des
alentours de l'Aurès ; tandis que les razzias des nomades, venus de Libye, la déstabilisent. Quand les aguellid
s'allient aux nomades, les Byzantins peinent à faire face. L'exécution du frère d'Antalas, un certain Guarizila,
détermine l'alliance du chef des Frexes avec les Lawāta, venus piller la région24, détermine l’alliance des
Maures de l'intérieur avec les Maures de l'extérieur pour reprendre la terminologie d'Yves Modéran. Différentes
hypothèses sont avancées par les auteurs latins pour expliquer la formation de cette confédération sans
précédent. Corippe25 pense que les Lawāta ont répondu à l'appel d'Antalas, au moment où, eux-mêmes, étaient
24
cf. Gabriel CAMPS « Antalas », EB, V, p. 706-708.
25
Voir Yves MODERAN, op. cit., p. 607-637.
6
touchés par une épidémie de peste. Selon Procope 26, Antalas a profité d'une expédition de vengeance des
nomades contre les Byzantins pour lui-même venger la mort de son frère. Enfin, Théophane27 allie l'appel
d'Antalas au besoin de nouveaux pâturages des Lawāta. Yves Modéran28 conclut que cette coalition est liée à un
contexte particulier. L'alliance avec Antalas et l'invasion de la Byzacène ne devait pas être un choix premier des
Lawāta. De fait, ce sont des circonstances particulières, et notamment l'affrontement avec un ennemi commun,
qui ont déterminé le rapprochement des deux forces opposées : les Maures de l'intérieur et les Maures de
l'extérieur.
commun, des populations vivant côte à côte se rassemblent pour protéger leurs biens. Elles sont dirigées tour à
« Une fois au courant, Kasîla qui se trouvait à la tête d’une troupe énorme de Byzantins et de Berbères,
Et à propos de la Kahina30 :
« Ensuite Hassân demanda : « Quel est le plus important des rois d’Ifrīqīya ? » Et s’enquit de celui dont la
mort ou la défaite soumettrait l’Ifrīqīya à son meurtrier et ferait désespérer d’eux-mêmes Byzantins et
Berbères. « C’est une femme, lui dit-on, qu’on appelle la Kâhina ; elle se tient dans la montagne de l’Aurès.
Tous les habitants de l’Ifrīqīya la redoutent et les Byzantins lui obéissent sans murmurer. Si tu la tues,
Ces deux extraits démontrent que Byzantins et Berbères établissent des liens de solidarité face aux troupes
arabo-musulmanes. Surtout, les historiens médiévaux comprennent qu'ils sont organisés de la sorte. Que ce soit
sous l'autorité du patrice byzantin Grégoire, de Kusayla ou de la Kahina, les populations d'un même espace se
regroupent face à l'ennemi. Nous pouvons souligner la permanence de ces liens de solidarité tribale, adoptée par
les Rūm dans un contexte de danger et sans référent culturel vers lequel se tourner.
26
Idem.
27
Idem.
28
op. cit., p. 607-637.
29
Hady Roger IDRIS, op. cit., p141-142.
30
Op. cit., p. 143-144.
7
Ces éléments soulignent une certaine continuité entre la période byzantine et la période arabo-musulmane. Ils
mettent en évidence le fait que les chroniques médiévales, bien que romancées, s'appuient sur un socle de faits
vraisemblables. Toutefois, ils ne nous permettent pas véritablement de définir le Berbère de cette époque. En
effet, les Berbères, au moment des invasions arabo-musulmanes, ne forment pas une nation au sens moderne du
terme. Ils n'ont pas conscience d'appartenir à une même entité ; ou s'ils en ont conscience, n'ont aucun chef les
représentant dans leur ensemble. De fait, ils ne s'élèvent pas de façon unitaire pour défendre leurs terres.
Les sources décrivent trois types de réactions face aux armées arabo-musulmanes :
Nous pouvons penser que les Lawāta, à l'arrivée d' ʿAmr b. al-'Āṣ, n'ont pas pu résister à la menace du ğihād, en
raison d'un manque de soldats suffisant. La tribu cède rapidement et est soumise au traité de paix leur imposant
un lourd tribut, comme nous l’avons vu précédemment. Les deux grandes expéditions dans l’ouest, entreprises
par ‘Uqba b. Nāfi‘ et Mūsā b. Nuṣayr, sont décrites comme relativement aisées, sans heurt majeur. C'est
d'ailleurs ce qui explique le choix d'‘Uqba de se séparer d'une partie de ses troupes pour explorer la massif de
l'Aurès. Un autre cas de figure existe. Suite à la destruction du pays par la Kahina, certaines communautés se
rangent du côté de Ḥasan b. al-Nuʿmān, comme Tozeur/Kastiliya, Gafsa, Gabès et une partie de la tribu des
Nafzāwa. Il s'agit donc d'une soumission volontaire de certaines communautés, qui devaient être sédentaires et
menacées directement par la destruction de leurs ressources. Enfin, certains personnages de l'épopée se sont
rangés du côté des Arabes. Nous pensons au comte Julien ou Yūlīyān, dont nous ne connaissons pas
véritablement l'origine. Á la tête d'une communauté du littoral marocain (Tanger ou Ceuta selon les sources), il
accueille avec les honneurs le général qui le menace. Il lui ouvre les portes de la Péninsule ibérique, en lui
fournissant soldats et navires nécessaires. Dans la conquête de l'Espagne, un Berbère s'illustre. Il s'agit de Tāriq
8
ibn Ziyād, qui laisse son nom au détroit de Gibraltar. Certainement capturé lors des premières expéditions, il
devient un affranchi du général Mūsā b. Nuṣayr. Son personnage, bien que pris dans une conjoncture
particulière, nous permet de nuancer l'image de la résistance berbère. A l'inverse, les grands héros se sont
Certaines communautés s'allient pour résister à l'ennemi et y trouvent la clef de leur victoire. Kusayla, en se
hissant à la tête de troupes byzantines et berbères, en catalysant la peur et les moyens de toute une région, fait
d'‘Uqba b. Nāfi‘ le premier martyr de la conquête. Il renverse le campement de Kairouan et oblige les troupes
arabo-musulmanes à quitter l'Ifrīqīya. De même, la Kahina réussit, grâce à ses armées de coalition, à repousser
l'ennemi jusque dans ses limites les plus orientales : Barca. Les victoires berbères sont peu nombreuses mais
sont déterminantes, peut-être un peu trop pour être vraisemblables. Les Berbères ont surtout subi des défaites.
C'est le cas lors du siège de Tripoli, au début de la période, mais surtout à Sbeītla où se scelle le destin des
Byzantins en Afrique. Les plus dures défaites berbères font suite à leurs deux plus grandes victoires puisque les
héros payent de leur mort leur audace. Kusayla est tué dans la plaine de Mams et la Kahina près d'un puits qui
La résistance berbère n'est pas un fait unitaire et nous pouvons nous demander si cela n'est pas le fait de
l'absence de conscience nationale. Les Berbères ne forment pas une communauté unique mais plutôt une
superposition de communautés, organisées en tribu ou non, sédentaires, nomades ou semi-nomades, qui vivent
les unes à côtés des autres. Toutefois, elles se groupent autour de liens de solidarité quand il s'agit de défendre
un territoire et ses ressources. Avec la conquête arabo-musulmane du Maghreb, la définition du Berbère évolue.
L'élément religieux modèle durablement l'identité des Berbères. Pour cause, dès 739, ils se soulèvent
massivement sous l'étendard des principes de l'Islam, ce sont les révoltes harīğites.
9
La conquête arabo-musulmane a-t-elle modifiée la définition de la Berbérité ?
Comme le souligne Salem Chaker dans son article sur l'arabisation du Maghreb 31, l'arabe est la seule langue
étrangère qui se soit implantée de manière durable sur le territoire berbère et, avec elle, l'islam. Pour preuve, les
révoltes harīğites, qui ont lieu quelques années après le passage des troupes arabo-musulmanes en Espagne, se
cristallisent autour des principes d'égalité et de justice de la nouvelle foi. Il faut cependant nuancer ces
éléments. Les Berbères utilisent les arguments religieux de leurs nouveaux maîtres pour mieux contester leur
autorité. Comme cela a été démontré sur le plan de la linguistique par Salem Chaker 32, la culture berbère a cette
« En berbère, l’Autre devient souvent Sien, intégré, digéré, aux plans formel et sémantique, au point que
l’origine étrangère en est quasiment indétectable sans une analyse extrêmement sophistiquée »
Par ailleurs, ce n'est qu'au moment des révoltes harīğites que l'on assiste à un soulèvement général du Maghreb.
Peut-on parler de nation berbère pour autant ? Je ne le pense pas, notamment en raison de l'opposition entre
tribus elles-mêmes. Pour cause, les Nafūsa attaquent les Ūrfağūma qui viennent de piller Kairouan. Ce qui est
intéressant, c'est qu'à partir de l'invasion arabo-musulmane, le Berbère va se définir lui-même, puis on va le
définir, comme appartenant ou non à cette culture dominante. Certains groupes familiaux trafiquent leur
généalogie pour se rapprocher du Prophète et gagner en légitimité ou accéder aux hautes fonctions
administratives. Á l'inverse, les communautés arabes voient chez les Berbères convertis des musulmans de
seconde zone, ce qui est à l'origine de la contestation harīğite. L'exemple des Almoravides est significatif du
syncrétisme qui va se jouer aux XI e et XIIe siècle entre berbérité et islamité. Les Almoravides s'élèvent comme
les défenseurs du retour à un islam pur, orthodoxe, malikite après des siècles d'hérésies, notamment harīğites.
Ils conquièrent les territoires depuis les oasis du Grand Sud marocain jusqu'à l'Andalousie. Se dirigeant vers
l'Est, ils s'arrêtent à la limite du territoire ḥammadide, estimant que le Maghreb est désormais uni sous la coupe
des Berbères Sanhāğa. Bien que musulmans convaincus par la réforme religieuse de l'Occident musulman, ils
31
EB, VI, p. 834-843.
32
Salem CHAKER, « Résistance et ouverture à l’Autre : le berbère, une langue vivante à la croisée des échanges méditerranéens »,
Actes du colloque L’interpénétration des cultures dans le bassin occidental de la Méditerranée (Paris, Sorbonne, 14/11.2001),
Paris, Mémoire de la Méditerranée, 2003, p. 131-154.
10
n'en oublient pas leur identité tribale et ses liens de solidarité. Leur conquête est stoppée par le sentiment
d'unification nationale sous la tutelle d'une tribu berbère, bien que les Sanhāğa de l'est soient au départ
Pour conclure, la question d'être berbère lors de la conquête arabe est complexe. Le problème posé par
la crédibilité des sources est un point qu'il ne faut pas écarter. Ce qui nous paraît vraisemblable c'est qu'il y a eu
une certaine permanence des structures tribales, dans leur organisation territoriale comme au niveau des liens
qu'elles ont entretenus entre elles depuis la fin de la période byzantine jusqu'au début de la conquête arabo-
musulmane. Cependant, ces communautés n'ont conscience d'elles-mêmes et ne se définissent qu'au niveau
local. La nation berbère n'existe pas au Moyen-âge. L'arabisation et l'islamisation du Maghreb change
définitivement le visage de la berbérité. On s'oppose à la culture dominante tout en lui empruntant ses codes,
qui parfois deviennent siens. Ces codes deviennent alors partie prenante de cette nouvelle identité. Toutefois, la
dichotomie Arabe/Berbère, qui s'esquisse alors, est un fardeau qui pèse toujours sur l'Afrique du Nord.
11