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Chili et en Argentine en avril dernier, est convaincu que Heim vit quelque part près de
Bariloche et de Puerto Montt, la ville où réside sa fille et qui se trouve à deux heures
seulement de la frontière argentine. Le Centre Simon-Wiesenthal a reçu “une
information qui pourrait être très importante”, confie Zuroff sans s’étendre.
Un petit nombre de fugitifs semblent s’être réfugiés en Bolivie, au Brésil et au
Paraguay, mais l’Argentine a été de loin la destination la plus prisée. Selon le rapport
d’une commission d’enquête argentine publié en 1999, au moins 180 criminels nazis
susceptibles d’être poursuivis en Europe ont trouvé asile dans ce pays. Et encore, ce
chiffre ne comprend pas les nazis ordinaires, ceux qui ne font pas l’objet
d’accusations individuelles. La raison pour laquelle tant d’entre eux se sont réfugiés en
Argentine n’a rien de mystérieux : ils y ont été invités. Le gouvernement de Juan Perón
[président de 1946 à 1952] avait établi des filières pour attirer les criminels de guerre
et les collaborateurs.
Il y avait plusieurs raisons à cela. Pendant qu’il était attaché militaire en Italie, de 1939
à 1941, l’ambitieux Argentin avait été séduit par le fascisme mussolinien. Il était entré
en contact avec des agents SS, qui lui avaient fourni des renseignements sur des pays
d’Amérique latine en échange de l’asile en Argentine. Ils avaient concocté un plan sans
lendemain pour installer un régime fantoche en Bolivie. Devenu président, en bon
nationaliste qu’il était, il voulut drainer des scientifiques, des concepteurs d’avions et
des experts nucléaires pour son industrie de l’armement. Sur ses papiers
d’immigration, Eichmann a inscrit qu’il était “technicien”. Et Mengele s’est fait passer
pour un “mécanicien”. Il y a bien eu en Argentine un réseau de l’ombre de génocidaires.
Cette tache sur la réputation du très respecté fondateur du péronisme n’a été
reconnue que tardivement et à contrecœur. En 2005, le gouvernement a abrogé la
circulaire 11, une directive secrète qui, dans les années 1940, interdisait aux Juifs
voulant fuir l’Holocauste d’obtenir des visas d’entrée pour l’Argentine. Si les jeunes
Argentins sont prêts à se pencher sur ce côté obscur de leur histoire, l’épreuve est trop
douloureuse pour beaucoup de leurs aînés. Le déni et l’obstruction perdurent.
Ces réticences et la mentalité qu’elles trahissent semblent stimuler plus Zuroff dans
sa traque que la perspective de mettre des nazis derrière les barreaux. L’opération
“Dernière Chance” a été initialement lancée en Lituanie, en Lettonie et en Estonie en
2002. Cinq ans plus tard, les résultats semblent dérisoires : trois mandats d’arrêt, deux
demandes d’extradition et cinq procédures qui ne vont pas forcément déboucher sur
un procès. Maintenant que l’opération s’est déplacée en Amérique du Sud, quelles
sont ses chances ?
“Le projet [dans les Etats baltes] n’a pas été aussi fructueux que nous l’espérions en
termes de condamnations”, reconnaît Zuroff. Mais ce n’était pas qu’une question de
justice, c’était aussi une “lutte pour la vérité historique”. Soixante ans après la
découverte, par un monde horrifié, de légions de squelettes ambulants et de fosses
remplies de corps décharnés, le centre Simon-Wiesenthal craignait que les souvenirs
ne s’effacent et ne soient déformés. En Europe, la responsabilité des arrestations, des
massacres et des camps a été rejetée sur les seuls Allemands, et on a nié la
complicité souvent enthousiaste des populations locales. En d’autres termes, la
chasse aux nazis ne vise pas seulement à déférer les criminels devant la justice : il
s’agit aussi d’en faire des outils, des instruments éducatifs, pour remonter le temps et
rappeler à un monde oublieux le sentiment d’écœurement éprouvé en 1945.
Cela peut paraître une charge excessive pour Aribert Heim, 93 ans, qui a été en cavale
pendant la majeure partie de sa vie et qui souhaite apparemment passer ses
dernières années près de sa fille. A Mauthausen, c’était un médecin de 27 ans plongé
dans un chaos moral. L’avis de recherche, sur lequel son visage apparaît tel qu’il
pourrait être aujourd’hui, n’est guère sympathique, mais il ne parvient pas à masquer
tout ce qu’il y a de pathétique dans une proie d’un si grand âge. Si Heim est capturé
alors qu’il est en train de manger une fondue sur la place de Bariloche donnant sur le
lac, il ne terminera pas son repas. Il sera emmené menottes aux mains et mourra
sans nul doute dans une prison argentine ou allemande.
“Le passage du temps ne réduit en rien la culpabilité des criminels, souligne Zuroff.
Les assassins ne deviennent pas des gentils vertueux quand ils atteignent un certain
âge.” Pour le chasseur de nazis, ces images de Mauthausen – les injections de poison,
le chronométrage de la mort, les housses de siège en peau tatouée, le crâne – sont
toujours présentes.
Rory Carroll et Uki Goñi