Dans le poème L'âme du vin, de Charles Baudelaire, six quatrains d’alexandrins rigoureusement construits en hémistiches égaux de 6 pieds
chacun et rimes alternées (féminine, masculine), déploient 5 phrases complexes où un long discours au style direct exploite savamment les
formes exclamatives et interrogatives au moyen de présents, futurs, modaux, infinitifs, participes, pour donner parole, vie et " âme " à ce premier
paradis artificiel : le vin.
Je sais combien il faut, sur la colline en flamme, Bem sei quanto custou, na colina iem chamas,
De peine, de sueur et de soleil cuisant De causticante sol, de suor e de labor,
Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme ; Para fazer minha alma e engendrar minha vida;
Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant, Mas eu não hei de ser ingrato e corruptor,
Car j'éprouve une joie immense quand je tombe Porque eu sinto um prazer imenso quando baixo
Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux, À goela do homem que já trabalhou demais,
Et sa chaude poitrine est une douce tombe E sei peito bastante é doce tumba que acho
Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux. Mais propícia ao prazer que as adegas glaciais.
Entends-tu retentir les refrains des dimanches Não ouves retirar a domingueira toada
Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant ? E esperanças chalrar (falar à toa) em meu seio, febris?
Les coudes sur la table et retroussant tes manches, Cotovelos na mesa a manga arregaçada,
Tu me glorifieras et tu seras content ; Tu me hás de bendizer e tu serás feliz:
Strophe 1 :
Début narratif comme pour un conte. L’imparfait narratif plante un décor adéquat : le soir (moment propice pour boire), le chant (très
souvent accompagnateur des buveurs) et les bouteilles, récipients indispensables pour voir le précieux liquide et le verser dans des
verres pour le boire. La parole et l’esprit sont donnés au vin, mieux encore, le voilà doué d’une âme : il aime son buveur - " cher " -
et il le juge " déshérité ", (la perte d’un héritage est-elle la cause du besoin de s’enivrer ?). Libéré de sa " prison " que représente la
bouteille, il " pousse ", à la manière des bons vivants " un chant " à boire. " Cires vermeilles " et " lumière " d’une part et " fraternité "
d’autre part instaurent une tonalité de sincérité fraternelle et de franche clarté qui dominera le poème.
Strophe 2 :
Le vin ainsi personnifié, se fait intelligent et savant : il est conscient de la difficulté de planter et d’entretenir une vigne. Mais son
savoir est bienveillant : il veut remercier les hommes de tous leurs efforts, il se veut responsable et bienfaisant. Il impose sa présence
personnifiée dans un registre moral, intensifiant cette bonne conscience par une négation moralisatrice : " je ne serai point ingrat ni
malfaisant ", contrastant ainsi avec le registre de l’effort proprement physique du viticulteur (" de peine, de sueur "). Le modal " il faut
" rétablit l’équilibre de l’échange moralisateur des services rendus. Est-ce un tour du poète pour se faire pardonner de l’objectif ultime
des actions évoquées à savoir le plaisir de l’ivresse ?
Strophe 3 :
Le savant moralisateur que le vin personnifie devient homme doué de sensibilité et de sentiments. La vie " chaude " et la mort froide
comme les " froids caveaux " s’opposent dans un agencement d’images où les organes concernés de l’" homme usé ", son " gosier
", sa " poitrine ", mettent en valeur la présence spirituelle de ce vin doué de parole, de mouvements et de sentiments : " je tombe ",
" je me plais bien mieux ". Mais c’est sa connaissance de l’homme et de " ses travaux " qui en fait un interlocuteur particulièrement
compréhensif et aimant, fraternel, éprouvant une douceur affectueuse à tomber dans sa " poitrine ", région du corps où est situé le
cœur. Cette connaissance va jusqu’à celle de la mort : le poète veut-il signifier que ce paradis artificiel qu’est le vin détient le secret
du mystère de la mort humaine ou bien qu’il console l’homme de ne pas comprendre ce mystère ?
Strophe 4 :
L’identification est totale : le vin personnifié confond son " sein palpitant ", (le sein est synonyme de cœur) avec celui du buveur. La
confusion se fait dans la joie et " un espoir qui gazouille " : Le chant du 1er quatrain est repris dans ces " refrains " de glorifications
et de joie de l’homme " content ". La vie palpitante succède à la mort et aux " froids caveaux ", évoqués dans le quatrain précédent.
Elle provoque un effet de contraste tout comme les " dimanches " et " les coudes sur la table " contrastent avec l’image précédente
de l’ " homme usé par ses travaux " : il retrousse encore ses manches mais pour chanter et boire ! Les connotations de gloire,
d’oiseaux qui chantent, de clairons et trompettes de triomphe, (" Entends-tu retentir.. "), ainsi que l’injonction interrogative et le
tutoiement des deux verbes au futur, donnent une dimension lyrique presque biblique à ce quatrain : le vin personnifié devient
prophète, prédicateur.
Strophes 5 et 6 :
Le paradis cesse d’être artificiel, le vin-prophète en est détenteur. Ces 2 quatrains constitués d’alternances identiques de rimes (-
vie,- sie et - eurs, - eur), concrétisent, dans des témoins tirés de la vie, les plus proches de l’homme (" ta femme ", " ton fils "), le
miracle prédit précédemment : le bonheur de la femme et la force des enfants sont les aspirations les plus courantes du mortel
devenu ici " frêle athlète de la vie ". La vie est perçue comme une lutte où il faut se battre au moyen de muscles fermes et huilés. Le
vin personnifié, prophétisé, demeure néanmoins liquide mais un liquide doué de pouvoirs : une " huile qui raffermit les muscles des
lutteurs ", une " ambroisie ". Là, le poème atteint une dimension sacrée chère à Baudelaire : " Dieu ", " éternel Semeur ", intervient
au sommet de cette accumulation d’images symboliques, commencée par un liquide doué de parole qui progressivement devient
doué de pouvoirs dépassant et fascinant les êtres humains. Ce dépassement, cette envolée, c’est dans " la poésie " que l’auteur
veut les placer. Est-il convaincu que l’inspiration du poète est d’un ordre surhumain ou veut-il prouver à l’homme qu’il est de nature
divine ? En faisant de ce paradis artificiel qu’est le vin un être vivant doué d’intention et de sens, Baudelaire fait de chaque homme
- s’il le veut bien - un poète. Ce vin magique n’est pas un hasard de la création, il est " Grain précieux jeté par l’éternel Semeur ",
détenteur d’un amour d’un genre unique et d’un pouvoir particulier, celui de donner naissance à " une rare fleur ", une Fleur du Mal
? se demande-t-on, une de ces 133 poésies inspirées par le Mal de ce monde, ses souffrances ? Ou plutôt à LA poésie, ce paradis
naturel, contenu dans chaque être humain, pourvu qu’il se donne la peine de regarder en lui. Et - consolation, justification, bonne
excuse ? - le vin nous y aide.