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Revue de l'Occident musulman et

de la Méditerranée

Deux familles de commerçants fâsî au Caire à la fin du XVIIIe siècle


André Raymond

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Raymond André. Deux familles de commerçants fâsî au Caire à la fin du XVIIIe siècle. In: Revue de l'Occident musulman et de
la Méditerranée, n°15-16, 1973. Mélanges Le Tourneau. II. pp. 269-273;

doi : 10.3406/remmm.1973.1247

http://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1973_num_15_1_1247

Document généré le 07/06/2016


DEUX FAMILLES DE COMMERÇANTS FASI AU CAIRE
A LA FIN DU XVIIIe SIÈCLE

par André RAYMOND

Forte d'environ dix mille individus (sur une population totale un peu
inférieure à trois cent mille habitants) la colonie maghrébine du Caire comprenait
pour l'essentiel des commerçants, et en particulier de grands négociants en épices
et en tissus, et des 'ulamâ et des étudiants ( 1 ). Cette composition correspondait
aux deux raisons principales qui avaient amené l'installation de Maghrébins au
Caire. D'une part, il y avait entre le Maghreb et l'Egypte des relations
commerciales actives basées sur l'exportation de tissus égyptiens ou de produits étrangers
réexportés, et sur l'importation de produits alimentaires (huile d'olive) et textiles
(tissus de laine, tarbouch . . .) venus d'Afrique du Nord. Ce courant commercial,
qui était probablement au moins égal en volume au commerce de l'Egypte avec
l'Europe, attirait en Egypte de nombreux marchands maghrébins dont un certain
nombre s'établissaient plus ou moins durablement au Caire et à Alexandrie.
Non moins importants étaient les liens culturels et religieux qui existaient
entre le Maghreb et l'Egypte : ils tenaient d'abord au pèlerinage qui mettait
chaque année en mouvement des milliers de Maghrébins qui transitaient
obligatoirement par l'Egypte et dont une partie s'y arrêtait ; ensuite au prestige intellectuel
et religieux dont jouissait la mosquée d'Al-Azhar où de nombreux Maghrébins
venaient s'instruire ou se perfectionner dans les sciences islamiques : ces études
préludaient généralement à un retour dans leur pays d'origine, mais il arrivait aussi
que ces Maghrébins s'installent ensuite définitivement dans leur pays d'adoption.
Quelle que fût cependant l'importance du riwâq des Maghrébins d'Al-Azhar,
c'étaient les activités commerciales qui justifiaient la présence de la plupart des
Maghrébins qui habitaient le Caire. Ils jouaient dans ces activités un rôle qui était
sans commune mesure avec leur importance numérique globale : sur 283 grands
commerçants en café et en épices (tuggâr) dont nous avons étudié les successions
entre 1660 et 1798, au cours de dépouillements effectués dans les archives du
Tribunal religieux (Mah'kama Char'iyya), 59 étaient originaires d'Afrique du Nord
(soit environ un cinquième), et ils totalisaient environ un quart de la fortune
totale des tuggâr considérés.

(1) Nous avons étudié ailleurs plus en détails la colonie maghrébine au Caire : voir notre
article Tunisiens et Maghrébins au Caire au dix-huitième siècle (Cahiers de Tunisie, 1959) et
notre livre Artisans et commerçants au Caire au dix-huitième siècle (sous presse).
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La plus grande partie de ces négociants maghrébins avait certainement pour


origine le Maroc, et plus précisément Fès. Au cours de nos recherches dans les
registres du Mah'kama nous avons étudié les successions de 99 Maghrébins dont
nous connaissons l'origine géographique exacte : sur ce nombre 53 étaient
marocains et 4Sfâsi
Pour donner une illustration des caractères principaux de cette communauté
commerçante fâsî au Caire vers la fin du XVIIIe siècle, nous avons fait choix de
deux familles qui figurent parmi les mieux connues de nous et dont Roger Le
Tourneau a mentionné de lointains descendants dans son ouvrage sur Fès, les
Qabbâg et les Bannânî (2).

Les Qabbâg
Nous avons retrouvé dans les documents des archives du Mah'kama relatifs à
la fin du XVIIIe siècle de nombreuses références à des membres de la famille
Qabbâg dont il ne nous a pas toujours été possible de préciser les liens entre eux(3).

Tableau généalogique des Qabbâg

Al-H'âgg Ah'mad
al-Qabbâg al-Maghribî
al-Fâsî (m. avant 1771)
I
'Alî al-qalbâg T'ayyib al-Bannânî
(m. avant 1774) al-Fâsî (m. avant 1793) tâgir
(m.
al-H'âgg
après
au Ghûnyya
H'asan
1771)
I
'Aid al-Wahhâb = ' Aïcha Al-H'âgg 4Abd Âmi!
al-H'âgg Muh'ammad 'Abd al-Khâhq
>

Gallûn, tâgir Rabb al-Nabi "H'ammuda" , tâgir al-Qabbâg al-Fâsi


au Ghûnyya s Bannânî, tâgir (m. avant 1785)
(m. vers 1774) au Ghûnyya au Ghûnyya
(m. en 1793) (m. v. 1771)
I 'Abd al-Rah'mân
al-Qabbâg cheikh
al-Ghûnyya
Muçt'afâ
naqîb du
al-Qabbâg
enSûq1792 du Ghûnyya (1785-1793)

Les Qabbâg étaient des commerçants qui avaient vraisemblablement pour


activité principale la vente des tissus maghrébins et des tarbouch, ainsi que nos
documents le mentionnent expressément pour Muh'ammad H'ammuda dont nous
avons retrouvé la succesion dans les archives du Mah'kama. Nous pouvons suivre
sur trois générations successives l'activité d'une branche de cette famille dans le
Sûq al Ghûriyya qui était un des principaux marchés de tissus au Caire au
XVIIIe siècle, et où travaillaient beaucoup de grands négociants maghrébins et
fâsî. H'ammuda possédait une boutique et une oda (chambre), où il résidait

(2) Fès avant le Protectorat, pp. 446 note 1 (Kabbaj) et 378 et 527 (Bennani).
(3) Mah'kama, registres de la Q. 'askariyya, v. 185, p. 501 ; v. 211 p. 225 ; v. 218, p. 321 ;
v. 223, p. 1 85. Nous connaissons encore un autre Qabbâg, Abu Gayyida b. Muh'ammad al-Fâsî,
tâgir au Sûq al-Harâmiziyyîn, qui mourut vers 1739, en laissant une fortune de 1 451 295 paras
{Mah'kama, Q. 'askariyya, v. 112, p. 571 et v. 146, p. 327).
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peut-être, dans la wakâla (caravansérail) Mâwardî qui était située dans ce quartier.
Bien qu'aucun d'entre eux ne paraisse avoir été particulièrement riche (avec une
succession de 196 477 paras H'ammûda se classe dans la catégorie des tâgir
moyens) les Qabbâg avaient visiblement acquis dans ce grand marché une
influence considérable. Muçt'afâ, fîlds de H'ammûda, exerça les fonctions de naqîb
de ce souq et surtout 'Abd al-Rah'mân al-Qabbâg en fut le cheikh d'une manière
presque continuelle entre 1785 et 1793 {chaïkh t'âifat al-tuggâr bi-sûq al-
Ghûriyyà).
Cette spécialisation professionnelle et cette solide implantation dans le Sûq
al-Ghûriyya expliquent que deux filles de la famille Qabbâg se soient mariées avec
des tâgir en tissus et en tarbouch exerçant dans le même marché et appartenant
l'un et l'autre à une des grandes familles fâst du Caire. Si le mari de 'Aïcha bint
'Alf al-Qabbâg, 'Abd al-Wahhâb Gallûn, n'était, lui aussi, qu'un commerçant
moyen (succession de 144 405 paras en 1774), par contre l'époux de Amina bint
H'asan al-Qabbag, 'Abd Rabb al-Nabî al Bannânî, était un tâgir très fortuné
(succession de 1 438 396 paras en 1793).

Les Bannânî
Nous connaissons bien la famille des Bannânî car les indications la
concernant que nous avons trouvées dans les documents des archives du Mah'kama sont

Tableau généalogique des Bannânî.

Al-H'âgg H'usaln
al Maghnbî al-Fâsî
(m. avant 1775)
Al-H'âgg 'Abd-Khâliq
al-Bannânî, tâgir Cheikh Ah'mad
en café et tissus al-Laqânî al-Mâhqâ
(m. vers 1775) (m. avant 1794)

\
'Aid al-wâh'id Ibrahim al-Khawâgâ al-H'âgg Nafîsa
tâgir Muh'ammad
(m. avant 1775) tâgir (m. vers 1794)
Cheikh Muh'ammad Cheikh Muçt'afâ al-H'âgg Mannâna
(m. en 1772) al-Mâlikî 'Abd al-Rah'mân (vivante en 1794)
(vivait en 1794) (vivait en 1794)

Note : Nous connaissons d'autres Bannâni que nous n'avons pu relier à la branche que
nous étudions ici, tel al-H'âgg 4Abd Rabb al-Nabi b. al-T'ayyib al-Bannâni, tâgir au Ghûriyya, et
époux d 'Amina bint Hasan al-Qabbâg qui mourut en 1793 (Mah'kama, Q. 'askariyya, v.223, p.
185). D'autre part, sauf erreur de nos documents, nous ne saurions rattacher à 'Abd al-Rah'mân
al-Bannânî b. Muh'ammad (qui est mentionné comme vivant dans un document daté de 1 794)
le tâgir Muh'ammad et son frère Ah'mad, fils de "feu** al-H'âgg 'Abd al-Rah'mân al-Bannânî
(document des archives de la Citadelle daté de 1769 : h'ugga n° 425, 15 chauwâl 1 182).
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recoupées et complétées par la chronique de Gabartâ(4). Cette circonstance est


particulièrement heureuse car les Bannânî étaient une des familles maghrébines qui
poursuivaient, avec un égal succès, une double vocation commerciale et savante.
L'histoire commerciale des Bannânî couvre trois générations au cours de la
seconde moitié du XVIIIe siècle. Gabartî indique expressément que le père ('Abd
al-Wâh'id), le grand-père ('Abd al-KMliq) et l'oncle (Muh'ammad) du cheikh
Muh'ammad (mort en 1772) faisaient partie des principaux négociants du Caire et
jouissaient d'une fortune considérable (min a'yân al-tuggâr wa l-tharwa). Les
documents concernant la succession du H'âgg 'Abd al-Khâliq b. H'usaïn (liquidée
en 1775) montrent en effet que ce tâgir en café et en étoffes comptait parmi les
plus riches de son temps: il laissa à ses héritiers 11 652 pataquès soit
1 048 680 paras dont une partie importante était constituée par des tissus (châch)
et du café. Les entreprises de ce tâgir s'étendaient jusqu'au Hedjaz où se trouvait,
à sa mort, une partie considérable de ses biens, et il exerçait très
vraisemblablement ses activités dans le centre commerçant du Caire, non loin de son domicile
situé dans le quartier de la mosquée al-Azhar. Si nous ne savons de 'Abd al-Wâh'id
que ce que nous en dit Gabartî, par contre les registres du Mah'kama nous ont
conservé la succession, liquidée en 1 794, d'un de ' ses frères, le Khawâgâ
Muh'ammad, qui travaillait dans le Sûq al-Ghûriyya, à proximité duquel il
possédait une oda dans la Wakâla al-Danûcharî. Ce commerçant en tissus
d'importance moyenne (sa succession s'élevait à 26 1 684 paras) résidait lui aussi
dans le quartier d'al-Azhar.
La famille Bannânî ne tirait pas moins de considération des savants qu'elle
comptait dans ses rangs. Dans sa notice sur le cheikh Muh'ammad b. 'Abd
al-Wâh'id, mort en 1186/1772-3, Gabartî décrit ses études et énumère ses maîtres,
pour finalement déplorer la mort qui l'enleva prématurément, à moins de trente
ans, avant qu'il n'ait pu donner toute sa mesure. Dans le même passage, Gabartî
évoque un autre savant connu de cette famille, le cheikh et imam Muçt'afâ
al-Mâlikî b. Muh'ammad b. 'Abd al-Khâliq, cousin de Muh'ammad, qu'il place au
nombre des plus fameux savants de l'Egypte de son époque (min a'yân al-'ulamâ
al-machâhir bi Miçr al-ân).
Tout aussi significative des liens qui existaient entre les Bannânî et les
milieux de savants, était l'alliance familiale qu'ils avaient nouée avec les Laqânî,
dynastie fameuse de cheikhs égyptiens, qui comptait par ailleurs de nombreux
négociants (5). Le fait que les Laqânî appartenaient à l'école malékite, tout
comme les Bannânî, ne pouvait naturellement que faciliter une union qui
contribuait à accélérer l'égyptianisation des Bannânî.

(4) Gabartî Qigâ'ib al-Âthâr, édition de Boulak, I, p. 375) consacre un obituaire au cheik
Muh'ammad b. 'Abd al-Wâh'id b. 'Abd al-Khâliq al-Bannânî, mort en 1186/1772-3. Dans les
archives du Mah'kama les principaux documents concernant les Bannânî se trouvent dans la
Q. 'askariyya, v. 197, p. 15 et v. 223, p. 699.
(5) Un 'Abd al-Wahhâb al-Laqânî était tâgir dans le Sûq al-Ghûriyya en 1798.
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Dans les deux familles Qabbâg et Bannânî nous trouvons donc, nettement
indiquée, la double direction dans laquelle s'orientait, ainsi que nous l'avons vu,
l'activité des Marocains installés au Caire, participation au grand commerce
égyptien du café et des tissus, participation à la vie religieuse et intellectuelle dont
al-Azhar était le centre.
Deux autres traits nous paraissent mériter d'être relevés au terme de cette
courte étude. Tout d'abord la vigueur des liens communautaires à l'intérieur de la
colonie maghrébine, qui faisait que ces émigrés continuaient à se considérer
comme Maghrébins, même après plusieurs générations d'installation au Caire, et
dont un signe est la fréquence des mariages entre Maghrébins dont nous avons
noté deux exemples chez les Qabbâg. Mais aussi une tendance invincible à
l'assimilation à l'intérieur de la société égyptienne, assimilation que la
communauté de langue, de culture et de religion rendait inévitable à plus ou moins
longue échéance, et dont l'union contractée entre les Bannânî et les Laqânî
constitue un exemple tout à fait caractéristique.
Cet échantillonnage, pour réduit qu'il soit, reflète au total assez bien les
caractéristiques principales d'une communauté dont deux faits suffisent à illustrer
la puissance et l'influence au Caire au XVIIIe siècle : tous les cheikhs du Sûq
al-Ghûriyya que nous connaissons pendant le dernier quart du XVIIIe siècle
étaient originaires du Maroc ; sur les trois chah bandar des tuggâr du Caire
("prévôts des marchands" en café et en épices) dont nous connaissons les noms au
XVIIIe siècle, deux étaient d'origine marocaine, Qâsim al-Charâïbî (mort en 1734)
et Ah'mad b. *Abd al-Salâm (mort en 1791).
André RAYMOND
Directeur de l'Institut français
d'études arabes de Damas

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