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«PHILOSOPHIE D 'AUJOURD'HUI»

dirigée par Paul-Laurent Assoun

Cette collection doit s'entendre comme la


revendication d'une actualité de la fonction
critique du logos philosophique - et non
comme l'idéologie d'une quelconque moder-
nité lancée à l'assaut d'une philosophie qui
serait « d'hier ». Contre un certain desùn
éclectique de la philosophie, dévoyant l'exi-
gence de rationalité au gré des modes et des
rumeurs, et au-delà du malentendu qui la
réduirait aux sciences humaines, « Philoso-
phie d'aujourd'hui » se propose de contri-
buer à ramener la fonction critique de la
philosophie là où elle a à dire en personne,
au point aveugle de son extrême lucidité :
point de disjonction du réel et du rationnel
mais aussi désir de rat ion alité - ce qui scelle
!' acrualité de !'objet et la pérennité du projet.
Elle regroupe donc d'une part des érudcs de
fond sur la généalogie des modèles dont se
sourient l'exigence philosophique de ratio-
nalité, afin d'en dégager le champ objectif
des contradictions, livré ensuite à la foire
<l'empoigne des idéologies; d'autre part, les
textes fondamentaux rendant possible l'ex-
ploration historique des référents majc::urs ;
enfin des ttu<lcs et des textes concernant les
sciences dttes de l'homme, du savoir de
l'inconscient au savoir du politique, afin
d'explorer ks frontièrC's du concept philo-
sophique, requis de se penser jusque clans
son alt<'.rité.
« Philosophie d'aujourd'hui » se prévaut en
ce sens d'un logos qui ne désarme pas
d'exercer son pouvoir de pensée, tout en
s'ouvrant aux brisures de sens que lui
impose la crise de la réalité tt des savoirs.
Que la théorie soit de c1uclque conséquence,
partout où du réc:l est donné à penser, c'est
ce dom elle entend convaincre quiconque se
fie à la forme philosophique du désir d'iinel-
ligibilité, qui chache à s'éprouver ici et
maintenant.

Amado G., L'itrt tl la psyrhana/yse


Amado G., Fomkmmts de la Ps;-chopathologie
Arendt B., La vit de l't<prit, vol. 1 : La pemét
(3• éd.), vol. 2 : u vouloir
Assoun P.-L., Freud, la philosophie tl les philosophes
Assoun P.-L., .Marx et la répétition historique
Assoun P.-L., Frtud et ,Vitlucht (2• éd.)
Assoun P.-L., Freud el Wittgemtein
Auroux S., Barbnrit tl philosophie
Bensussan G., .Moses Hess, la philosopliie, le socia-
lisme
Bertrand M., S/1ino~a el l'imaginaire
Bertrand P., L'oubli, rivolution ou mort de l'histoire
Bloch O. (sous la dir. de), Spinoza au XX• siècle
Blondel E., Sietucht, le corps et la culture
Bourke J. G., LtS rites scatologiques (présenté
par D. Laporte)
Boutang P., Ontologie du secret
Boutot A., Heidegger tl Platon
Castillo M., J(ant et l'avenir de la culture
Della Volpe G., Critique dt l'idlologie contemporaine
A 1.:ec Spinoza
Pll!LOSOPHIE D'AUJOURD'l!Ul

Collection dirigée

par

Paul-Laurent Assoun
PIERRE MACHEREY

Avec Spinoza
Etudes
sur la doctrine et l'histoire
du spinozisme

PRESSES UNIVERSITAIRES DE IRANCE


D L- OS 12 19 9 2- 3 6 6 4 2

DU MÎ'ME AUTEUR

Pour une théorie de la productwn littéraire (Maspcro, coll.


•Théorie•, 1966)
Hegel ou Spino7A (Maspero, coll. •Théorie•, 1979; 2' éd.,
La Découvene, 1990)
Comte· La philosophie et les sciences (PUI-, coll. • Philosophies•,
1988)
A q1101 peme la lzttérature? (PUJ·, coll. " Pratiques théoriques'"
1990)

En collaboration :
(avec L. A lchusser, E. Bali bar, R. Establet et J. Rancièrc)
l.1re Le Cipital (Maspero, coll. •Théorie•, 1965)
(avec J.P. Lefebvre)
lfegcl et l,, soczété (PUF, coll. • Philosophie~•, 1984)

ISBN 2 U 044795 3
ISSN 0768-0805

Dépê>t lég.11 - I" édiuon : 1992, novembre


f( Prt.'\Sl's UnivtrsÎtJÎrcs <le Frarn.:e~ 1992
108, bnul~var<l Sa1m-Gcrn1Jin, 75006 Paris
SPINOZA AU PRÉSENT

En hommage à la mémoire
d'Emilza Gzancottz, qt11 .i tant jzit
pour le développement des à11des
spmoziste>.

Sub specie aeternitatzs

Pu;s qu'aucune autre la philosophie de Spinoza par.1Ît liée à \Oil

moment, enfoncée dans un lieu et dans un temps: cette Holl.rnde de


la seconde moitié du XVII 0 siècle qui a été une sorte de lahor.noire
économique, politique et culturel pour la formation d'une Europe
nouvelle. Sans doute la position que Spinoza y a occupée était-elle:
marginale : mais le parcours singu lier qu'il s'y est t racé, en raison de

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SPINOZA AU PRÉSENT

sa singularité même, l'a amené à en exprimer avec une extrême acuité


les conflits internes, en particulier cette extraordinaire combinaison
d'anticipation et de retard dans laquelle se projetaient toutes les
contradictions d'une époque. Et, être moderne, c'est peut-être cela.
Mais l'étonnant, c'est que Spinoza n'ait pas été moderne seulement
à son époque, et qu'il le soit encore à la nôtre : de toutes les pensées
historiques, la sienne nous paraît l'une des plus présentes, vraisem-
blablement parce que nous y projetons nos propres fantasmes d'actua-
lité. Et ceci dans tous les domaines : ceux de la théorie et ceux de la
pratique. Car cette pensée ne produit pas seulement, sur un mode com-
mémoratif, des effets doctrinaux identifiables et autonomes : elle
détient l'étrange pouvoir d'entrer en résonance avec beaucoup de ce
que nous faisons, de se mêler à ce que nous lisons, comme si elle cons-
tituait sub specie aeternùatis, une structure intellectuelle dont la per-
manence, bien loin d'être intemporelle, se définirait par une faculté
inaltérable d'adaptation ou d'adhésion aux formes les plus détermi-
nées du présent et de la présence. Le contraire donc d'une philosophia
perennis, d'une philosophie pour toujours : mais une philosophie qui
se comprend et agit au présent, ici et aujourd'hui, sans pourtant se
renfermer dans les limites de telle ou telle actualité finie.
Mais qu'est-ce pour une philosophie qu'être présente et se penser
au présent ? C'est d'abord sans doute le fait d'être réfléchie et repro-
duite, d'inspirer des études et des travaux, d'être éditée, traduite, lue,
commentée ; et aussi d'être un objet d'intérêt et une source d'inspira-
tion pour d'autres formes de spéculation, élaborées dans d'autres temps
que celui qui l'a produite, et qui trouvent en elle un élan, ou des maté-
riaux, pour leur développement. Si on en reste là, il faut admettre
que Spinoza n'est pas plus actuel que ne le sont Descartes ou Kant,
voire Platon et Aristote, qui n'ont pas non plus cessé de nous stimu-
ler théoriquement. Mais peut-être y a-t-il dans la notion d'actualité
philosophique encore quelque chose de plus : l'idée d'une pensée en
travail qui, sans même que s'en aperçoivent ceux qui en exploitent
les effets, soutient, à la manière d'un impensé, des opérations théori-
ques et des projets pratiques, conduisant à la transformation de tout
un monde historique. Aujourd'hui, ne sont pas nécessairement les plus
proches de Spinoza des philosophes professionnels qui le citent, ni
même ceux qui le « connaissent », au sens d'un savoir littéral et en

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SPINOZA AU PRÉSENT

principe objectif, car ce savoir a précisément besoin de tenir son


«objet» à distance pour pouvoir se l'approprier, sans s'y intéresser
ou s'y impliquer trop directement. On peut bien penser « dans »
Spinoza, comme s'il s'agissait d'une sorte d'élément spéculatif, sans
avoir besoin pour cela de penser «à» Spinoza, au sens d'une atten-
tion sélective, et donc exclusive. Risquons cette hypothèse : Spinoza
nous obsède et nous hante à la manière d'un inconscient théorique
qui conditionne et oriente une grande partie de nos choix intellec-
tuels et de nos engagements effectifs, dans la mesure où il permet de
reformuler une grande partie des problèmes que nous nous posons,
même indépendamment du fait de prescrire explicitement les formes
de leur résolution.
Il y a là quelque chose de surprenant et d'asse? mystérieux. Et
pour comprendre ce phénomène il faudrait d'abord prendre en con-
sidération, en dehors du système doctrinal et de sa clôture manifeste,
l'histoire du spinozisme. Depuis le moment où l'ensemble de son texte
est devenu public, l'année qui a suivi la mort de son «auteur,., la
philosophie de Spinoza n'a cessé d'être, toujours au présent, un objet
de fascination et de rumination, en ce sens que chaque siècle de b
culture européenne moderne l'a en quelque sorte réinventée, pour
se modeler lui-même d'après l'image qu'il en élaborait. C'est ainsi qu'il
y a eu le Spinoza matérialiste et athée du xvmc siècle, dans lequel
le rationalisme des lumières s'est reconnu en s'y opposant, comme
a
s'il constituait pour lui un double la fois conforme Cl inverse. JI
y a eu ensuite le Spinoza intuitif et mystique des panthéismes du XIXe
siècle romantique : sankt Spinoza, penseur de la vie uni verse lie et du
devenir absolu. Enfin il y a eu le Spinoza théoricien et politique de
l'histoire du xxe siècle, écartelé entre les tendances du libéralisme
et de la révolution, révélant par cette contradiction ce qu'il y a de
profondément énigmatique dans les évolutions de notre temp-;. Ainsi
c'est comme si, sans interruption depuis trois siècles, Spinoza ,1Vait
accompagné, à chacun de ses tournants, l'histoire de la pensée et au'>si
celle de la société, en s'incarnant dans les figures les plus contrastées,
et par là-même exemplaires.
Alors, nous commençons peut-être à mieux comprendre ce qui
fait continuellement se penser au présent la philosophie de Spinoza :
c'est cette dynamique historique qu'elle porte avec elle, sa puissance

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SPfNOZA AU PRÉSENT

apparemment inépuisable de renouvellement, qui lui permet, au-delà


des bornes d'un savoir théorique prétendûment achevé, dont le
contenu serait définitivement inscrit dans la forme de son discours,
de répondre aux sollicitations d'une actualité nouvelle, c'est-à-dire de
se produire, ou de se reproduire, non comme une seule philosophie,
mais comme plusieurs, et peut-être comme une infinité de philoso-
phies. Dans cette perspective il apparaît que Spinoza n'a pas seule-
ment donné son nom à une forme historique de pensée, une fois pour
toutes ri:p..·rahlt: . r. l.1<><;aDlt': mais, comme Hegel l'a suggéré, il repré-
senterait ce qu'il y a d'm:h1guralement philosophique dans toutes les
philosophies, cc travail effectif de la pensée qui conditionne son devenir
réel. Pour nous, Spinoza serait comme le nom même de la philoso-
phie, son nom « propre "· Au nom de Spinoza : nous reviendrons sur
ce que suggère, légitimement ou non, cette formule.
On n'aurait sans doute pas tort de diagnostiquer à travers les idées
qui viennent d'être esquissées la constitution d'une fable, avec son
corrélat : une insupportable naïveté théorique. Présenter Spinoza
comme ce penseur d'exception qui s'identifie à tout le devenir de la
pensée moderne, est-ce autre chose que proclamer l'adhésion par-
ticulière à une option philosophique, se caractérisant par sa préten-
tion, finalement commune à tous les philosophes sans exception,
d'occuper la totalité du champ spéculatif, où ces philosophes s'oppo-
sent comme sur un Kampfplatz parce qu'ils revendiquent chacun le
droit de l'occuper exclusivement? Et si l'on renonce à s'installer dans
la fiction réconciliatrice d'une idéale république des esprits, où tous
communiqueraient et communieraient dans le partage de valeurs iden-
tiques, il faut bien admettre que, pas plus aujourd'hui qu'hier, nul
n'est fatalement spinoziste, c'est-à-dire ne doit reconnaître dans la phi-
losophie signée du nom de Spinoza la figure obligée d'une réflexion
philosophique : mais elle n'en représente au plus qu'une des orienta-
tions possibles, qu'il n'est jamais interdit de dénoncer comme périmée.
En parlant de Spinoza au présent, il ne s'agit donc pas de rassem-
bler sur son nom, et en son nom, tous les philosophes passés et à venir,
comme s'il désignait leur plus petit commun dénominateur. Car si
la pensée de Spinoza n'a cessé d'être vivante, c'est précisément parce
qu'elle s'est développée dans le contexte d'une permanente contesta-
tion : de tous les philosophes modernes, Spinoza est peut-être celui

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SPfNOZA AU PRf:SFNT

qui a été le plus contredit et, comme on dit, réfuté. Pour s'en
convaincre, il suffit d'évoquer l'exemple de Hegel, qui n'a cessé de
se confronter à lui comme à un frère ennemi, d'autant plus opposé
qu'il lui était aussi c;emblablc, diviseur de sa propre démarche spécu-
lative, dont il rendait ainsi manifestes les orientations spécifiques, et
les limites. L'urgence actuelle de la pensée de Spinoza rient d'abord
à sa puissance d'interrogation et de provocation, J cette inquiétude
qu'elle éveille quant à la valeur de tel ou tel discours théorique, voire
de l'idéal de théoricité, alors même qu'elle semble avoir fair de cclui-
ci un absolu ; elle tient également au soupçon qu 'clic entretient .rn
sujet du désir d'intemporalité qui est au cœur du mythe de « la,,
science, auquel elle oppose sa paradoxale et difficile conception d'une
éternité temporelle, qui consiste d'abord dans une manière nom.elle
de voir et de vivre le temps, sub specie aetenutatis, sous l'.rnglc de
l'éternité.
Si Spinoza est "éternel», selon une catégorie centrale pour sa
propre pensée, ce n'est donc pas au sens d'un état indéfiniment pro-
longé et immuable, celui d'un système parvenu à l'équilibre et à la
stabilité, et par là-même fermé à toute perspective d'innovation ; mais
c'est plutôt à celui d'une dynamique active, procédant du jeu de ses
irrégularités, de ses lacunes, et des perturbations que celles-ci indui-
sent. En dénaturant le concept de «substance" qui lui sert de hase.
on a trop souvent donné de la philosophie de Spinoza, pour se défen-
dre du trouble qu'elle provoque, une représentation arrêtée, massive,
comme s'il s'agissait d'un bloc impénétrable de vérités, à prendre ou
à laisser comme telles: une «philosophie de choses'" disait Ri.:nou-
vier. Il est vrai que dans !'Ethique, où les occurrences du termè res
sont significativement fréquentes, il ne cesse d'être question de cho-
ses : choses désirantes, choses aliénées, mais aussi choses libres, cho-
ses éternelles... , et la fonction du raisonnement démonstratif y est (k
faire « voir », comme avec des yeux, la « nature des choses "· rerum
natura, dans son effectivité, dirait-on en usant d'un langage qui n'est
déjà plus tout à fait celui de Spinoza. Mais quelle est cette chose, la
«chose même», autour de laquelle tourne toute la réflexion philoso-
phique de Spinoza? Celle-ci n'est certainement pas "l'homme,,, ni
«la raison'» ni même « la vie», ou encore " la nature», constituée
comme une entité abstraite, et donc enclose dans les limites que lui

9
SPINOZA AU PRÉSENT

fixerait cette constitution. Cette« chose», Spinoza lui-même l'a appe-


lée «Dieu», d'un nom qui justement ne s'applique à aucune chose
en particulier, bien qu'il les concerne toutes singulièrement : il est ce
qui, du fond de leur réalité, même finie, exprime leur commune appar-
tenance à une totalité infinie, qui n'est pas elle-même donnée, de
manière fermée, comme une grande chose à côté et au-delà de toutes
les autres petites choses, puisque, dans son mouvement productif, cau-
sal, il est ce qui s'exprime en se reproduisant à travers chacune sans
exception, et la marque, dans sa finitude même, de son infinité. Par
là l' Ethique est tout sauf une Somme onto-théologique.
La« chose» dom parle Spinoza, ce n'est pas un objet spéculatif
particulier, c'est-à-dire une détermination entre autres du réel ou de
la pensée, mais c'est ce qui permet à la pensée de déterminer ses objets
quels qu'ils soient, et ceci nécessairement tels qu'ils sont en réalité.
En représentant le rationalisme de Spinoza sur le modèle d'un ordre
abstrait et figé, dont le réseau retient toutes les idées en leur assignant
leur place, on en donne une présentation faussée, fixant arbitraire-
ment le processus par lequel, selon la conception qu'en développe Spi-
noza, la pensée s'auto-effectue, suivant une nécessité qui est tout sauf
formelle, puisqu'elle ne lui appartient pas en propre de manière exclu-
sive, mais se retrouve identiquement dans tous les genres d'être qui,
dans son unité interne et son infinie diversité, constituent la chose
même nommée « Dieu >>, vers laquelle s'orientent les démarches de
la réflexion philosophique : cette chose qui, étant Dieu même, est tout
sauf « une » chose, ou « un » Dieu.
Plutôt qu'elle ne se dirige vers cette chose en suivant de manière
linéaire une progression univoque, la pensée de Spinoza tourne autour
d'elle, en décrivant des mouvements concentriques qui l'en rappro-
chent vertigineusement, dans la perspective d'une totale identification
à ce qu'elle est et à ce qu'elle peut. Or cette identification ne se limite
pas à la réalisation d'une représentation conforme qui, comme une
peinture muette sur un tableau, maintiendrait à distance la « chose »
qu'elle imite pour mieux lui ressembler, en la redoublant. Mais, sui-
vant un principe qui évoque celui de l'indiscernabilité des identiques,
elle consiste en une fusion intime et complète, dont Spinoza a dit,
d'une manière qui paraît obscure ou énigmatique, qu'elle relève d'une
connaissance « intuitive », parce que le lieu où tendanciellement elle

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SPf'\;OZA AU PRÉSE~I

s'effectue se si rue à la limite des formes identifiables du discours ration-


nel, qu'elle porte à leur maximum d'intensité et de puissance. Et la
fascination que la philosophie de Spinoza n'a cessé d'exercer, même
sur ceux qui se présentent comme ses ad-versaires les plus déclarés,
tient à cette décision de maintenir en permanence, de la façon la plus
pressante, la confrontation entre la plus extrême rigueur rationnelle
et un mystère essentiel qui, du cœur de ce qui est, se communique
à la pensée, en la portant jusqu'au point où la chose et l'idée se
confondent, qui est aussi celui où le clair et l'obscur, indiscernablc-
ment, se mêlent. Car dans l'absolu, rd que Spinoza le conçoit, la trans-
parence ne cesse de se conjuguer à l'opacité.
Si la pensée de Spinoza est restée féconde, productive, depuis plus
de trois siècles qu'elle est connue, ce n'est donc pas parce qu'elle serait,
par une sorte d'élection native, pleine de vérités toutes faites, qu'il
n'y aurait plus qu'à ressaisir sans chercher à les modifier; mais c'est
plutôt en raison des interrogations qu'éveillent le'> difficultés de son
texte. Toutes les philosophies s'exposent à être réinterprétées de m.rniè-
res différentes: le cas de Spinoza, pourtant, ne rentre pas tout à fait
dans l'horizon défini par cette règle générale, donc la généralité juste-
ment est trompeuse. De la philosophie de Descanes, ou de celle de
Kant, peuvent être données des présentations décalée-., qui mettent
plus ou moins d'accent sur un aspect de la doctrine au détriment des
autres; ces présentations s'accordent néanmoins sur un contenu spé-
culatif qui est leur base théorique commune, à partir de laquelle elle.,
commencent à diverger. Or Spinoza est celui des philosophes qui a
prêté occasion aux leçons les plus extrêmes et les plus opposées: et
ceci, sans doute, parce que l'opposition est au cœur de sa pensée. C'est
pourquoi le " système »de Spinoza et l'histoire du spinozisme ne vont
pas l'un sans l'autre, mais pro~èdcm d'une essemielle continuité : cellc-
ci correspond au déploicmem d'un espace de libres variations, dont
l'ouverture était déjà donnée dans les thèmes initiaux, au moment où
la doctrine s'est pour la première fois élaborée, dam la perspective
historique assignée à son auteur, qui s'est rendu éternel, c'est-à-dire
aussi libre, en se prêtant le plus étroitement à cc conditionni:ment
singulier.
La singularité du spinozisme tiendrait alors à la constitution para-
doxale de son discours, qui le démultiplie en lui-même, en l'engageant

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SPINOZA AU PRÉSENT

à la fois sur plusieurs lignes divergentes, sans en privilégier définitive-


ment aucune : le contraire donc d'un bloc achevé, fini, de certitudes ;
mais une libre recherche, dont le caractère causal abolit toute consi-
dération de fins, car sa tension relance sans relâche l'élan, la produc-
tivité, de la réflexion, et ne permet pas à celle-ci de se reposer dans
la satisfaction, l'illusion, d'un but enfin atteint et conquis. Mais appa-
raissent aussitôt les difficultés que suscite une telle manière de lire,
et elles ne peuvent être éludées. Installer la différence au cœur d'un
système de pensée, n'est-ce pas prendre le risque de déchaîner une pres-
sion interprétative qui, à terme, doit le faire éclater? N'est-ce pas aussi
le soustraire à l'exigence de rigueur qui distingue et démarque d'une
libre et suggestive évocation la nécessité démonstrative dont Spinoza
a expressément voulu que la forme s'inscrivît dans le texte de !'Ethi-
que? N'est-ce pas, enfin et surtout, autoriser l'arbitraire de lectures
indécises, hors-texte en quelque sorte, qui, en privilégiant absolument
le sens par rapport à la lettre, feraient tendanciellement dire à celle-ci
n'importe quoi et son contraire ? Car il faut bien que, pour parler
de Spinoza, l'on dispose de repères ou de critères permettant de savoir
que c'est bien de lui qu'authentiquement il s'agit, et non d'un philo-
sophe imaginaire dont la figure se dessinerait sur le fond d'un quel-
conque monde possible, selon un concept qui, précisément, n'a aucune
place dans sa pensée. Nul ne saurait prétendre se substituer à Spinoza,
s'exprimer à sa place et en son nom. Qu'est-ce qui autorise alors à
en accepter des lectures différentes, que leur différence semble dis-
qualifier? Et que reste-t-il d'un texte, lorsque la surcharge des inter-
prétations paraît en dissimuler la structure objective et littérale ?

La Lettre et l'interprétation

Restituer une véritable présence à la pensée de Spinoza, ce serait


l'interpréter, au sens presque musical du terme, et par là rendre effec-
tive la charge créative qui est en elle, en lui donnant les moyens de
se communiquer. En ce sens, l'interprète est tout le contraire en appa-
rence d'un commentateur. Les séparent, dans les termes qui les dési-
gnent, ce qui distingue le cum du commentateur et l'inter de
l'interprète. Le premier offre, dans des marges réputées vierges, un

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SPINOZA AU PRÉSENT

produit d'accompagnement, quelque chose qui, dirait-on vulgairement,


«va avec»: ce supplément d'information ou d'explication qui, à la
lisière du texte, sur ses bords, s'y adjoint sans y toucher, sans réelle-
ment se mêler à lui ni le pénétrer, à plus forte raison sans le transfor-
mer ou l'altérer. Le second, son nom même l'indique, se tient au cœur
d'un échange vivant, passant en pleine page, qui travaille le texte, texte
pour texte, ou texte mr texte, et en propose une forme de substitu-
tion: il le déchiffre, l'exécute, le réalise, l'actualise, en donne cette
«présentation>> qui ne s'effectue qu'au présent. On dirait encore que
le commentateur revient au texte, qu'il prétend laisser subsister tel
quel ; alors que l'interprète en part et le pousse, ou le porte, en aYam
de ce qu'il peut, faisant de sa lecture, plus qu'une manipulation ou
une reproduction réputée conforme, un acte novateur, libre par rap-
port à des contraintes qui ne lui seraient qu 'extérieures.
A première vue, ces deux démarches s'opposent à la manière dom
se démarque une lettre, telle qu'elle s'inscrit dans la composition obli-
gée d'une organisation préalable, qu'on ne peut modifier à son gré,
et un sens, libre flottant, inventif, qu'emporte la pression créatrice
de son contenu, dont b dynamique transcende les limites arrêtées
d'une forme. Toutefois, il n'est pas tellement évident de rattacher à
l'un ou l'autre des termes de ce rapport contrasté le commentateur
et l'interprète: car si l'on y fait attention, c'est peut-être au ~ens, et
à ses mythes, qu'il convient plutôt de prêter une statique opacité, pour
reconnaître à l'inverse la dynamique transparente de la lettre. Plutôt
qu'attaché à une scrupule littéral interdisant d'aller au-delà de ce que
prescrit une disposition fixée, parce qu'inscrite, une fois pour toutes,
le commentateur ne serait-il pas le plus lié par le respect de normes
idéales, dotant pour toujours le discours qu'il étudic d'une significa-
tion inébranlable et pleine, dont il ne resterait plus qu'à épouser le
mouvement déjà tout tracé? Alors qu'à l'inverse l'interprète saait
celui qui découvre, non dans la réserve spirituelle du sens, mais en
suivant la ligne différenciée du texte, avec ses aspérités, ses i rrégulari-
tés, ses difficultés, voire ses obscurités et ses lacunes, l'incitation qui
le presse d'en refaire la lecture, selon une nécessité objective, imma-
nente, dont la puissance ne saurait être définitivement délimitée. Aux
contraintes ritualisées du commentaire, et des mornes mesures que
celles-ci imposent, et à l'espèce de naïveté théorique que requiert leur

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SPINOZA AU PRÉSENT

application, ferait donc face, du côté de l'interprétation, la réconci-


liation d'une liberté et d'une nécessité démesurées, ignorant les obli-
gations dont préjuge une vulgate à l'avance déterminée. Et au passé,
déjà tout formé, du sens s'opposerait alors le présent en acte de la lettre.
Dans ces conditions, la notion d'interprétation paraît donner lieu
au dilemme suivant : on lit le texte à neuf, comme s'il venait d'être
produit, en passant l'écran que dressent entre lui et son lecteur de
successives traditions, toute une historicité du sens, qui recouvre la
pureté native de son discours ; ou bien, admettant qu'une telle origi-
narité ne peut être que mythique et illusoire, et que le présent de
l'interprétation prolonge tout un passé de pratiques et d'usages, qu'on
peut bien ignorer ou oublier, mais qui ne peut être supprimé, on décide
de prendre celui-ci en compte, de le gérer en conscience, d'en exploi-
ter les dernières conséquences, comme une référence à réactiver plu-
tôt que comme un héritage simplement subi, avec ce parti-pris qui
conditionne l'engagement sans lequel, en l'absence de cette « posi-
tion», la lettre resterait morte. D'une part on postule, et l'on feint
de constater, l'autonomie du texte, réalisée à travers ce qui en struc-
ture 1es enonces, eux-memes marques par leur vente donnee, d'es 1e
I I A I I . I I

départ enregistrée, et n'ayant plus qu'à être répétée ; de l'autre on


insiste sur cette force de l'énonciation qui semble transporter le texte
au-delà de ce que manifestement il «dit», en prenant le risque de le
faire parler autrement, au détriment de sa signification réputée pre-
mière, comme s'il se définissait précisément par sa faculté de s'écarter
des normes que lui impose cette signification, et de se reproduire dans
de nouveaux contextes, qui font de celui-ci un nouveau texte, sans
le rattacher à un critère de vérité intrinsèque.
Mais ici encore, il faudrait renoncer à opposer la force de l'esprit
vivant aux contraintes figées de la lettre. Car l'authentique interpré-
tation est justement celle qui a déposé les prétentions abusives du sens,
prétentions qui font de celui-ci l'objet d'un don, et non le résultat
d'un travail, avec les obstacles et les risques que celui-ci doit affronter
pour aboutir. Qu'est-ce qu'un texte, sinon une matière à œuvrer, des-
tinée à une élaboration dont la promesse pour être effective reste pré-
cisément à effectuer? Qu'il ne s'agisse pas d'un matériau brut, mais
d'un dispositif déjà monté, qui ne saurait être arbitrairement remo-
delé, puisqu'il préexiste à l'acte qui le reproduit en le faisant fonc-

14
SPINOZA AU PRÉSENT

tionner, ne dispense nullement de l'effort propre à cet acte. La résis-


tance qu'oppose à l'interprétation cette structure définie ne s'éprouve
en effet qu'au cours du mouvement qui, parti à sa rencontre, en
éprouve dynamiquement la rigidité. Suivant une formule souvent uti-
lisée, pour faire parler un texte, il faut l'interroger, sans quoi il reste-
rait muet : or au silence de la signification, en attente d'une parole
magique qui la reconnaisse dans son identité à soi pour wujours
acquise, et dont le charme l'éveille de son sommeil immémorial de
belle endormie, fait pièce le discours ininterrompu et polyphonique
qui, s'ouvrant un chemin à travers les anfractuosités du texte, fait res-
sortir les lignes complexes de sa texture, et, creusant celle-ci, met à
nu ses reliefs les plus cachés, à la manière dont une érosion construit
un paysage, et révèle ses caractères les plus singuliers en en brisam
les contours. Ce qui définit la lettre d'un texte, on le comprend alors,
ce n'est pas une forme déjà toute faite, et n'ayant plus qu'à être res-
saisie avec ses valeurs inaltérables et immatérielles, mais ce progressif
processus de sédimentation qui dessine sa figure en la modifiant : est
nécessaire le travail d'un géologue ou d'un archéologue pour déceler,
en arrière et en creux de ses aspects les plus superficiels, les glissements
et les ruptures qui l'ont constitué dans son épaisseur, et retiennent
les marques et les traces de son histoire passée en les inscrivant dans
I
sa structure presente.
Car il n'y a pas de passé en soi, de passé absolu, qui ne soit une
dimension du présent. C'est seulement en apparence que les proposi-
tions de !'Ethique subsistent comme les témoignages monumentaux
d'une époque révolue de la pensée, dont elles entretiendraient la
mémoire, de manière purement conservatoire. Et pour les lire, c'est-
à-dire pour mettre en marche le mécanisme spéculatif dont elles
constituent l'épure, il ne suffit pas d'accomplir le geste rétrograde d'une
anamnèse, qui en fasse revivre les anciennes venus, avec leur valeur
d'autrefois, celle d'un sens retenu qui perdure, à condition que le culte
en soit fidèlement maintenu : la nostalgie dont s'imprègne une telle
démarche est surtout révélatrice d'une préoccupation très actuelle,
orientée vers le présent, et le rituel du souvenir, où elle trouve l'essen-
tiel de son inspiration, tire sa force de la fiction. La pratique du com-
mentaire, dans la mesure où elle se réfère à ce passé du sens qu'elle
entreprend de faire revivre en tant que tel, procède d'une fiction de

15
SPINOZA AU PRÉSENT

ce genre : car ce passé, manifestement, n'a pas toujours été ce qu'il


paraît être, c'est-à-dire du passé ; mais pour être reconnu comme passé,
il a dû, pour le moins, faire l'objet d'une élaboration seconde, que
l'œuvre du temps n'a pu produire automatiquement, sans qu'inter-
vienne la volonté de comprendre qui en ordonne, toujours au pré-
sent, la commémoration. L'écoute première du texte de !'Ethique, celle
qu'ont pu en avoir Spinoza lui-même et ceux à qui il l'a personnelle-
ment donné à lire, paraît inaccessible ou perdue : mais c'est parce que
la signification qu'elle évoque n'a jamais pu exister, puisqu'elle n'a
acquis sa valeur d'origine qu'après coup, dans le contexte inédit qui
précisément la constituait comme révolue.
« Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle
de l'auteur finit ... C'est au moment où (les auteurs) nous ont dit tout
ce qu'ils pouvaient nous dire qu'ils font naître en nous le sentiment
qu'ils ne nous ont encore rien dit». Cette phrase de Proust, dans
laquelle se résume sa théorie de la lecture, pourrait aussi bien s'appli-
quer aux textes philosophiques: si objective qu'elle tende à être, l'étude
de ces textes ne peut rester sourde ou indifférente à l'appel qui résonne
à partir d'eux, comme une interrogation ouverte en permanence. Si
ces œuvres retiennent encore l'attention, sollicitent une curiosité qui
fait s'allier la passion de comprendre à l'effort du savoir, c'est parce
qu'elles éveillent une inquiétude, un souci, qui sont liés à leur carac-
tère d'œuvres finies.« Notre sagesse commence où celle de l'auteur
finit » : les limites dans lesquelles celui-ci paraît enfermer son texte
marquent non un point d'arrêt, celui d'une pensée qui se satisferait
de son propre achèvement, mais le commencement d'un échange dont
la tension, sout~nue par une application laborieuse et fervente, ne sau-
rait plus se relâcher. Lire Spinoza, on l'a déjà remarqué, cela ne peut
consister à se mettre à sa place, car c'est reconnaître au contraire qu'il
est définitivement impossible de se substituer à lui : et, ceci admis,
c'est poursuivre jusqu'au bout, même si celui-ci est impossible à attein-
dre, le débat qui, l'ébranlant de ses assauts, éprouve la structure pro-
fonde de son discours, en décèle les anomalies, et interdit que celui-ci
soir réduit à la mince ligne d'un raisonnement univoquement con-
duit du début jusqu'à sa fin, après laquelle il ne resterait plus rien à
dire. Sans quoi, n'y ayant justement plus rien à en dire, il ne resterait
aussi qu'à le renvoyer à son incurable oubli, celui où dorment les

16
SPINOZA AU PRÉSENT

œuvres mortes dont plus rien n'est à penser, parce qu'elles ont été
suffisamment banalisées pour ne plus faire la joie que des seuls
antiquaires.
Si l'Ethique de Spinoza étair réductible à un recueil suivi d'énon-
cés, eux-mêmes analysables dans les termes d'un vocabulaire et d'une
syntaxe qui en détermineraient exclusivement la signification, cette
signification serait déposée dans son texte, comme un trésor qu'on
pourrait chercher à lui dérober. Mais la signification que ce livre évo-
que, plutôt qu'il ne la recèle, ne se situe ni en lui ni en nous, parce
qu'elle suit pour les totaliser les moments de l'acte théorique com-
plexe qui met en communication un passé et un présent, en recons-
truisant ce passé à partir de notre présent. Or cet acte ne se ramène
pas à une unique démarche, celle de l'inter-relation qui passerait entre
deux sujets de pensée placés en des points différents du temps, un cer-
tain Spinoza et nous qui voudrions bien le comprendre, comme si
ces sujets étaient eux-mêmes définitivement installés dans leur iden-
tité temporelle, que l'acte en question ferait entrer en dialogue sans
intermédiaires. Mais il dépend du processus historique dont il faut
bien qu'il suive les sinuosités et les accidents: cc processus qui, en
multiplant les relais de l'interprétation et en lui ouvrant un espace
historique de développement, a donné à la lettre du texte toute sa
dimension concrète, inaccessible aux abstractions du sens. Car un texte,
c'est quelque chose qui est à la fois passé et présent, comme une his-
toire : cette histoire est celle des efforts accumulés qui ont creusé en
lui l'épaisseur d'une sagesse effective, interdisant du même coup qu<.:
celle-ci fût réduite à une unique et simple vérité. En effet ces efforts
ne se sont pas nécessairement poursuivis dans une seule direction, <.:t
leurs résultats ne sont pas directement additionnables : mais c'est leur
contraste sans cesse réactivé qui, bien loin d'en annuler les effets, a
fait tour à tour ressortir les enjeux du débat dont la conflictuelle per-
manence est effectivement porteuse, ou plutôt productrice, de s<:ns.
C'est comme si les textes s'incorporaient progressivement tout cc gui
s'est dit à leur sujet, et comme si la suite de leurs lectures, si hétérogè-
nes que celles-ci eussent été, leur devenait consubstantielle: ]'Ethique
que nous lisons n'est plus tout à fait celle que Spinoza avait écrite:
son discours, en bougeant, s'est enrichi, plus que de traditions
simplement accumulées, de tout ce qui en lui fait question, et charge

17
SPINOZA AU PRÉSENT

chacun de ses mots d'une puissance d'interrogation qui nous paraît


illimitée.
Dans ses Journées de lectures, auxquelles était empruntée la for-
mule citée précédemment, Proust évoque, à contre-emploi d'ailleurs,
et pour soi-même s'en démarquer, une réflexion de Descartes: «La
lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les
plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs». Cette
définition négligente de la lecture, finalement ramenée au culte sélec-
tif des« bons» livres, ramène celle-ci à un divertissement, en fait indif-
férent ou extérieur aux évidences et aux exigences de la vraie pensée,
qui se moque de tous les livres, mauvais ou bons : et ainsi elle l'enferme
dans le dilemme qui oppose la conversation amusante à d'ennuyeu-
ses compilations. C'est qu'elJc ignore systématiquement le travail effec-
tif du texte, par lequel celui-ci s'entretient d'abord avec lui-même, en
déployant la mémoire que fixe son archive. Qui parle à travers ce qu'a
écrit Spinoza? Est-ce lui ? Est-ce nous ? Et d'abord la parole dont il
est question ici est-elle la parole de quelqu'un, une parole portée par
son sujet et adressée par celui-ci à un destinataire ? N'est-elle pas plu-
tôt cette parole objective, à la fois nécessaire et libre, qui, explorant
la texture du discours, produit pour pouvoir ensuite l'exploiter toute
la profondeur de son histoire ? Cette parole, c'est celle du texte lui-
,.. • , I ' \ \ . • •
meme, qui s ecnt peu a peu a notre rnsu, en communiquant avec s01,
en s'instruisant des efforts accumulés dont il a fait l'objet, donc en
se transformant. Ce texte n'est pas un seul texte, mais plusieurs à la
fois. Qu'est-ce qui alors, sans la borner aux conditions d'une formelle
cohérence, confère une unité à cette diversité, et la garantit ? En
y réfléchissant, on s'aperçoit que ce n'est autre chose que le nom
même de Spinoza, dont s'autorisent, abusivement peut-être, les
lectures les plus divergentes de !'Ethique. Mais cela suffit-il pour assu-
rer la cohésion d'une archive, l'archive du texte, et pour interroger
efficacement cette archive, de façon à déchaîner la puissance d'expres-
sion qu'elle porte avec elle? Si ce n'est lui, revenant d'un temps ense-
veli, ou nous, qui le sortons de son oubli, qu'est-ce qui parle au nom
de Spinoza?

18
SPINOZA AU PRÉSENT

Au nom de Spinoza

D'après Searle,« les noms propres fonctionnent comme des clous


auxquels on attache les descriptions». Cette formule semble s'appli-
quer particulièrement au problème qui nous occupe, celui des diver-
ses interprétations qui ont pu être proposées au sujet d'une philosophie
comme celle de Spinoza : supposons que celles-ci puissent être appe-
lées des« descriptions» de son contenu. Ces interprétations forment
un ensemble disparate, dont l'unité paraît extrêmement problémati-
que. C'est le même« Spinoza'' auquel on a fait dire une chose et son
contraire: qu'il est complètement irréligieux et qu'il porte à l'absolu
le sentiment du divin; qu'il est le sec doctrinaire d'un nécessitarisme
abstrait et rigoureux, et celui qui a le plus concrètement pensé l'ébn
spontané de la vie universelle ; qu'il fonde la politique sur l'idéal ration-
nel d'une communauté solidaire, et que le hante la crainte de la mul-
titude, qui lui a fait installer une nette et infranchissable séparation
entre les conditions de vie du sage et celles de l'ignoram, etc. Qu'est-
ce qui relie entre elles ces déclarations antithétiques, et qu'est-ce qui
permet d'affirmer que leur hypothétique réunion constitue ce qu'on
a appelé l'archive d'un texte, en postulant que celle-ci permet d'exa-
miner une pensée philosophique en la faisant échapper à l'alternative
stérile du commentaire et de l'interprétation ? Serait-cc autre chose
que l'artifice ou la convention d'une dénomination commune, qui
accroche en quelque sorte ces « descriptions ,, les unes aux autres, en
leur conférant un pôle d'inscription unique, sans les faire rentrer pour
autant dans l'ordre homogène et plein d'un espace de signification
où leurs lignes convergentes traceraient la figure, réelle ou imaginaire,
d'un unique «sens'" celui que, pour toujours, il faudrait attribuer
à la philosophie de Spinoza? Et l'arbitraire manifeste de celle déno-
mination ne renvoie-t-il pas justement cc sens à son statut de fiction
historique, sans cesse recréée dans des conditions différentes qui en
défont ou en contestent la cohérence au moment même où elles en
reconstituent l'illusion ? Dans ces conditions, que rcste-t-il de la pré-
tention de comprendre Spinoza sub specze aetermtdtis, lorsque cette
compréhension n'a plus pour point fixe auquel se ratlacher qu'une
dénomination après tout contingente, le nom de Spinoza, fonction-
nant comme un clou auquel on accroche des descriptions ?

19
SPINOZA AU PRÉSENT

« Spinoza», c'est d'abord en effet un nom, un nom «propre»,


indissociable de l'existence d'un individu singulier dont il désigne la
réalité originale, effectuée à un seul exemplaire et indémultipliable,
telle qu'elle a eu lieu à un moment déterminé, dans les conditions
factuelles qui définissent l'ordre donné du monde. Ce nom évoque
ainsi un certain nombre de choses et d'événements, des attitudes et
des comportements pratiques et spéculatifs, qui font qu'on sait bien,
du moins le croit-on, de quoi l'on parle lorsqu'on le prononce. Mais
le sait-on vraiment ? Considérons par exemple ces trois formules :
«Spinoza est l'auteur de l'Ethique »,«Spinoza est un philosophe ratio-
naliste ••, « Wittgenstein est le Spinoza des temps modernes » 1 • Elles
ont en commun de faire référence à« Spinoza'» c'est-à-dire d'utiliser
son nom, même si elles le font de manières bien différentes, qui les
situent à des niveaux d'évidence fort inégaux. La première énonce un
·fait, à la manière de ce que Searle appellerait une« description identi-
fiante » : de cc fait, en soi indiscutable, on peut néanmoins se deman-
der s'il est nécessaire ou contingent (Spinoza aurait-il pu ne pas écrire
1'Ethique ?). Les deux autres développent des thèses qui, directement ou
indirectement, se rapportent à Spinoza, en faisant mention de celui-ci,
tantôt dans la position du sujet tantôt dans celle d'un prédicat. On
peut admettre que toutes trois disent quelque chose à propos de Spi-
noza, mais qu'est-ce qui permet d'affirmer que, dans ces trois énon-
cés, il s'agit du même Spinoza, c'est-à-dire de Spinoza lui-même ?
Qu'est-ce qui fait que ces trois énoncés fonctionnent et ont un sens
dans le cadre d'un seul et même monde, ce monde-ci où nous som-
mes aussi, dans lequel Spinoza a existé, comme en témoigne pour nous
la mémoire perpétuée par son nom, au lieu de produire des significa-
tions dispersées, dans la perspective éclatée correspondant àl'existence
de plusieurs mondes possibles, voire fictifs, ceux dans lesquels sem-
blent précisément se situer des interprétations ? Et qu'est-ce qui auto-
rise à attribuer à ces «descriptions» une valeur réelle, leur caractère
de vérité restant alors à préciser, et non d'en faire les éléments de la
connaissance, pour ceux qui savent de quoi il s'agit (parce qu'ils pos-
sèdent la signification de ce nom imaginaire), d'une sorte de culture
poldève?
l. Cctre dernière formule se trouve dans l'ouvrage de G. G. Grangcr: Invitation
à la lect11re de Witipenstem (Alinéa 1990) p. 13.

20
SPINOZA AU PRÉSENT

Les noms propres, accordés par définition à des existences origi-


nales, à nulles autres pareilles, dont ils fixent la nature individuelle,
dénotent mais ne connotent pas : cette remarque faite par Mill dans
son System of Logic (I chap. 2 par. 5) a déclenché une discussion qui
n'est pas encore close. Si les noms propres réfèrent sans expliquer,
s'ils jouent le rôle de marques sans signification, s'ils ne sont pas en
eux-mêmes porteurs d'un sens assignable et identifiable, on ne
comprend plus comment ils interviennent comme termes dans des
relations, en particulier dans des relations d'inférence. A la limite, il
ne faudrait plus dire, et encore, que ceci : "Spinoza, c'est Spmoza ».
)Aais quelle sorte de rigueur peut-on reconnaîtn.: à une phrase comme
celle-ci: «Spinoza a dit que ... », qui semble s'expliquer immé<liace-
ment par celle-là : " Spinoza est celui qui a die ce que je suis en train
de tenter, directement ou indirectement, de lui fain..: dire >> ? On aura
certainement raison de se demander alors si c'est bien '.:>pinoza, Spinoza
en personne dirait-on, qui donne son sujet à cettt: phrase, ou bien si
ce n'est pas quelqu'un d'autre, dom la figure forgée à cet effet, comme
a
un double réputé tort ou à raison conforme, est mise à la place du
«vrai " Spinoza, dont il faudrait peut-être ne rien dire du tout, pour
ne pas dénaturer sa réalité authentique, maintenue en réserve. au-delà
ou en deçà, de toute connaissance possible. Et si cette inquiétude est
justifiée, il ne reste plus, semble-c-il, si toutefois on a décidé de ne pas
« ignorer» Spinoza, qu'à en reproduire tels quds les écrits, c' esc-à-

dire à les recopier, ou à en établir le texte le plus fidèlement possible,


en s'interdisant d'y ajouter quoi que ce soie, en s'interdisant de parler
« au nom de Spinoza ».
« Spinoza dit que "• " Spinoza a die que » : que fait-on exactement

quand on énonce des formules de ce genre ? Que fait-on, quelle opé-


ration effectue-t-on lorsqu'on rattache au nom de SpinozJ. le discours
qu'on tient à son sujet, ou dont il constitue !'objet ? li semble qu'en
réalité on produise un discours sur un discours, une sorte de méta-
discours, se superposant à ce que Spmoza a dit, à son texte, et lui fai-
sant exprimer quelque chose qui ne coïncide plus tout à fait avec cc
qu'il a dit, quelque chose qu'il aurait par exemple dit sans le dire, sui-
vant une orientation secrète et latente, que le méta-discours de l'imer-
prète serait en mesure de révéler, c'est-à-dire de manifester et
d'expliquer en en donnant une description complète. Toutefois il est

21
SPINOZA AU PRÉSENT

clair que par cette suggestion d'une véritable épiphanie du sens, qui
confère au discours une dimension religieuse, et le dote d'une mysté-
rieuse transcendance, en évoquant ce pouvoir qu'il aurait de se démul-
tiplier en lui-même, pour donner lieu à d'autres discours qui seraient
discours de discours, on s'enferme dès le départ dans un cercle : car
on présuppose, à la clé de ce processus, un terme initial, définitive-
ment inscrit dans la lettre du texte original, et énonçant ce que Spinoza
a réellement dit. Mais toute la question est là précisément : savoir ce
que Spinoza a dit, au titre d'un discours premier, indépendant de tout
ce que par ailleurs on a pu lui faire dire, aux divers degrés ou niveaux
de méta-discours qui lui ont été reliés plus ou moins artificiellement
ou nécessairement. Et s'il n'est pas possible d'isoler, comme on le ferait
d'un élément chimiquement pur, ce terme initial qui donne sa raison
à toute la série interprétative, est-ce que cela ne signifie pas que cette
série, n'ayant pas de premier terme, n'en a pas non plus de second,
correspondant à ce qui vient d'être appelé méta-discours ? «Spinoza
dit que», «Spinoza a dit que» : ces formules ne renvoient qu'en appa-
rence, par l'intermédiaire du nom de Spinoza qu'elles exploitent, à
une élaboration primitive, dont la réalité en fait se dérobe à l'analyse,
et ne peut être directement saisie. Et du même coup, ce qu'on fait
dire à Spinoza ne se distingue plus aussi nettement, comme le ferait
cet autre discours qui aurait également le statut d'un méta-discours,
de ce qu'il pourrait lui-même, en personne, avoir dit en son propre
nom. « Ce que dit Spinoza », « ce qui est dit de Spinoza» : il ne va
pas de soi de faire passer une franche ligne de démarcation entre ces
deux types d'énoncés, c'est-à-dire de les constituer comme des ordres
aurnnomes et parallèles, ne communiquant que de totalité à totalité,
sans que cette communication remette en question le principe de leur
séparation qui garantit à chacun sa systématicité interne.
Mais «ce que dit Spinoza»,« ce que Spinoza a dit'» n'est-ce pas
aussi ce qu'il a voulu dire, en vertu d'une intentionnalité concrète qui,
indépendamment d'une idéale parousie du sens proférée sur fond de
transcendance, devrait pouvoir être fixée historiquement ? On ne par-
lera plus seulement alors des « idées » de Spinoza, comme si celles-ci
formaient les segments d'une pensée intemporelle, dont la vérité aurait
le privilège de se perpétuer indéfiniment, et donc de se transmettre
sans intermédiaires : mais on rapportera celles-ci à des actes ne s'effec-

22
SPINOZA AU PRÉSENT

tuant qu'à travers leur insertion temporelle. Ainsi Spinoza aurait en


fait accompli tout autre chose que ce qu'on lui impute communément,
à savoir la production d'assertions directement et exclusivement jus-
ticiables de la distinction du vrai et du faux, et dont la signification
pourrait par là-même être identifiée et reconnue une fois pour tou-
tes. Cette perspective est celle d'une pragmatique des discours, qui
récuse la contingence de lectures théoricistcs, am pu tant les textes de
leur dimension historique. On reconnaît ici la nouvelle orientation
donnée par Austin à l'analyse du langage: dire, ce n'est pas seulement
représenter, à la manière dont on connaît, ou prétend connaître quel-
que chose, mais c'est aussi, et peut-être d'abord, faire quelque chose.
En conséquence, «il y a un problème tout à fait distinct de celui de
la signification, qui ne se situe pas sur le plan du contenu factuel des
expressions, mais sur le plan des forces qui se manifestent quand nous
parlons» 1 : une énonciation, appréhendée dans sa pleine puissance
d'affirmation, et non comme une peinture muette sur un tableau, a
une valeur indépendante de sa pure signification abstraite. Comment
restituer cette valeur ? En renonçant à séparer cette énonciation du
contexte à l'intérieur duquel elle a été formulée, où elle a dit cc qu'elle
avait à dire, tout ce qu'elle avait à dire, sans résidu de sens. On dira
alors que «la vérité ou la fausseté d'une affirmation ne dépend pas
de la seule signification des mots, mais de l'acte précis et des circons-
tances précises dans lesquelles il est effectué » 2•
Formellement, la philosophie de Spinoza se présente à travers un
enchaînement de propositions, qui tire sa rigueur d'être définitive-
ment réglé. Et pourtant on n'a toujours pas fini de s'interroger sur
la valeur de ces propositions et de leurs enchaînements, c'est-à-dire
de se demander ce que ceux-ci veulent dire. Or peuvent-ils vouloir
dire autre chose que ce que Spinoza a eu l'intention, et la possibilité,
de leur faire dire, dans le contexte précis à l'intérieur duquel il les
a élaborés, qui est aussi celui dans lequel ils ont été d'abord entendus,
non au terme d'un processus de réception passive, mais au prix d'une
validation positive, et active, de leur contenu ? C'est suivant cc rai-

1. Colloque de Royaumont sur la philosoph1c analytique (1958) publi~ en 1962


aux éd. de Minuit (Cahiers de Royaumont), p. 294 (discussion entre Ausun et Wahl).
2. J.L. Austin, How to do thmgs with words ?, trad. fr. Quand dire c'est /,ure, Seuil,
1970, 11< conférence, p. 148.

23
SPINOZA AU PRÉSENT

sonncment que Q. Skinner construit, à partir du concept de force


illocutionnairc du discours emprunté à Austin, la nouvelle problé-
matique d'une histoire <les idées, selon laquelle " la question essen-
tielle à laquelle on se trouve confronté lorsqu'on lit un texte est b
suivante: qu'est-ce que l'auteur, en écrivant à l'époque où il écrivait
et compte tenu du public auquel il souhaitait s'adresser, pouvait avoir
l'intention de communiquer en énonçant cc qu'il énonçait ? >> 1• La
compréhension du texte de Spinoza porterait alors, non sur sa signi-
fication syntaxique littérale, ni non plus sur les effets réels qu'il a pro-
duits ou sur le conditionnement extérieur dont il a pu dépendre, mais
sur sa valeur symbolique conventionnelle, telle qu'elle s'est formée
dans le<> limirc.; d'une époque historique déterminée : c'est-à-dire qu'elle
ne pourrait être authentiquement saisie qu'en situation, comme la
réponse particulière apportée à un problème particulier, lui-même posé
à une occasion particulière, sans qu'aucune de ces particularités puisse
être éludée ou transcendée.
Du fait qu'elle s'organise autour des notions d'intention, de com-
pr éh,·nsion et de communication, la conception qui vient d'être évo-
quée s'oppose à l'idée d'une détermination objective par les
circonstances matérielles, et privilégie a11 contraire la dimension pro-
jective et subjective de la signification, qui lie étroitement, et person-
nellement, l'auteur à son œuvre: c'est en effet son engagement qui
confère à cette signification, au-delà de ce que formulent strictement
de purs énoncés, avec la neutralité apparente de leur expression litté-
rale, sa valeur dynamique d'énonciation. Toutefois, en enracinant
l'énonciation dans la performance, nécessairement collective, qui
l'accomplit, cette conception ne la ramène pas non plus à une poten-
tialité singulière, liée au seul dessein d'un individu : elle en fait plutôt
une pratique intersubjective, réconciliant conscience et rationalité, et
surmontant du même coup l'opposition entre un déterminisme (l'exté-
rieur, l'objectif) et une liberté (l'intérieur, le subjectif). Toute laques-
tion est de savoir si cette phénoménologie historique des actes de

1. Cf. Q. Skinner, "Meaning and understanding in the history of ideas ·• in HLS·


tory and Theory- Strtdies in the philosophy of history, vol. VIIJ, 1969, p. 3-53. Le pas
sage cité se trouve à la p. 48. Pour un exposé général en langue française des thèses
de Skinner. on se reportera à la postface de M. Pion à la traduction du livre de Skinner
sur Machiavel, Seuil, 1989.

24
SPINOZA AU PRÉSENT

discours rend Spinoza plus lisible, et ce qu'elle y donne exactement


à lire.
On sait que Spinoza a lui-même théorisé l'idée comme acte, et
l'a ainsi distinguée d'un énoncé représentatif: c'est-à-dire qu'il a écarté
la distinction traditionnelle, encore centrale chez Descartes, entre
concevoir et juger. Il J. également pensé cet acte, en raison des condi-
tions qui le modalisent, comme singulier, donc inséparable du rap-
port concret, c'est-à-clin: de la conjoncture à J'intérieur ùe laquelle
il !>'effectue. Mais cette conjoncture étanc selon lui puremcm imdlec-
tuellc, puisque l'idée n'est rien d'autre qu'une détermination de la pt:n-
sée en tant que telle, elle ne se laisse en aucune façon analyser comme
un contexte circonstanciel, ni a fortiori comme la relation intention-
nelle de compréhension passant entre des sujets communiquancs: elle
s'inscrit dans un ensemble, on peut dire dans un texte, où des idées
s'associent par leur seule force d'idées. Il n'y a donc pas non plus place
ici pour la distinction entre un locutionnaire (meaning) et un illocu-
tionnaire, de fait interprété comme un imerlocurionnaire (understan·
ding). Chez Spinoza, c'est le texte qui est générateur de son contexte:
l'énoncé est d'emblée énonciation, en ce sens que l'idée, par sa pro-
pre puissance interne, se réfléchit dans sa vérité (ou dans sa fausc;cté)
exprimée par l'idée de l'idée. Car si l'idée est acte, c'est en tant qu 'idét:,
donc en soi-même, et sans passer par l'imerm~diaire d'une conscience
qui la dynamiserait de l'extérieur, que cette conscience soit individuelle
ou collective. Ainsi, selon Spinoza, la fusion de la pensée et de l'his-
toire concrète ne dépend pas de-; valeurs de la compréhension. dont
sa doctrine fait théoriquement l'économie. C'est pourquoi il ne sert
à rien de se demander, pour éclairer son système de pensée, à qui
Spinoza s'adressait, car il ne s'adressait à personne en particulier. et
son discours n'avait pas la valeur d'un message à la recherche ou en
attente de son destinataire. Ce discours, d'après l'exigence de rigueur
qui le constitue, requiert ou suscite une compréhension - c'est le con-
cept même de l'imellectio -, qui ne renvoie pas à une intention ou
à une destination indépendantes de son organisauon immanente:, c'est-
à-dire de sa syntaxe objective. Or ceci suppose que cette syntaxe nt:
constitue pas un ordre fermé, à l'intérieur duquel il faudrait rem:rl.!r
en rompant toute communication avec cc qui lui C'>l extérieur pour
en pénétrer la logique auchentique. Et c'est pour cela précisément qu'il

25
5PfNOZA AU PRÉSENT

n'est pas possible de tracer une ligne de démarcation définie, indui-


sant des effets de rupture, entre une lecture première, et qui serait
telle à la fois selon l'ordre des temps et scion celui des raisons, lecture
dont la fidélité serait proprement littérale, et, d'autre part, des lectu-
res de second ou de troisième degrés, gui ne seraient que des interpré-
tations, de plus en plus éloignées et « libres » par rapport à la
constitution interne du texte primordial, que celle-ci tire sa force de
ses énoncés ou de ses énonciations. Ainsi on n'isolera jamais définiti-
vement « ce que dit Spinoza ou « ce que Spinoza a (vraiment) dit
)> )>

de tout cc qu'on lui a fait dire, depuis que son discours se donne à
entendre. Sans doute, touL ce qu'on a pu dire à son sujet ne se trouve
pas dans Spinoza : mais c'est parce que, à parler strictement, il n'y
a rien du tout « dans » Spinoza ; car le texte que celui-ci a produit
organise le réseau de ses nécessités en lui transmettant, sur la base des
principes qui le déterminent, une puissance infinie qui doit être la
puissance de l'imcllect en soi. C'est pourquoi Spinoza peut dire que
sa philosophie est toute puissante parce qu'elle est la vraie philoso-
phie. Cette dernière thèse n'est théoriquement stimulante, à défaut
d'~tre simplement crédible, que si, au lieu de l'atténuer et d'en res-
treindre la perspective, on la pousse jusqu'à ses dernières conséquen-
ces: c'est ce qui conduit à incorporer au texte dont elles font l'histoire
toutes les interprétations qui ont pu en être proposées, dont la dyna-
mique sans fin est celle-même qui fait vivre la pensée de Spinoza.
On revient alors à la question posée pour commencer: qu'est-ce
qui garantit qu'en suivant le fil de cette histoire (history) on fasse autre
chose que de raconter des histoires (staries) ? Rien précisément, au sens
d'une garantie formelle qui légitimerait en théorie toutes ces inter-
prétations, en les pliant par exemple à la nécessité d'une progression
raLionnelle, comme le ferait une logique de l'histoire de type hégé-
lien. L'histoire du spinozisme est faite de vraies interprétations qui
ne sont pas pour autant des interprétations vraies, au sens d'une vérité
qui se mesurerait à des critères communs, universels et indifférents.
Pas de garanties donc, mais rien que l'arbitraire d'une convention qui
n'est finalement que celle d'un nom, le nom de Spinoza, qui est comme
le clou auquel se rattachent toutes ces interprétations.
Si difficile qu'il paraisse de l'admettre au premier abord, il faut
reconnaître que« Spinoza» n'est pas un mot désignant en l'abrégeant

26
SPr.-;OZA AU PRf:Sf'\'T

ou en le résumant un contenu de pensée, exclusif de tel ou rel autre


parce qu'il serait associé à une description ou à un ensemble réglé de
descriptions; mais c'est un simple nom, un nom propre, qui n'est
pas conditionné par son sens mais par les modalités de sa transmis-
sion, effeccuée à partir de la médiation d'une chaîne causale histori-
que, c'est-à-dire d'une tradition. C'est d.ins cet esprit que Kripke a
dégagé« le caractère essentiellement <;ocial de l'emploi des noms pro-
pres », en précisant : « C'est pour communiquer .ivec d'autres locu-
teurs dans un même langage qu'on cmploie des noms propres. C'est
pour cela que les locuteurs ont généralement l'intcmion d'utifücr un
nom en se conformant à l'usage qu'on lcur a transmis» 1• On pour-
rait parler en ce sens d'une force illocunonnairl' des noms propres,
qui veulcnt bien dire quelque chose, mais seulcmem .iu point de vue.:
de la référence en tant qu'elle ne dépend pas elle-même de Il significa-
tion. Comme Mill l'avait d'emblée souligné, le nom propre ne fixe
pas une signifie.arion sur laquelle tous devraient s'accor<ler, mais il ne
«fait» rien d'autre qu'indiquer une référence, d'une mani~rc qui est
à la fois nécessaire et convemionnelle, purement factudle, et rcl.itivc-
mem indépendante de l.i conscience de celui qui utilise cc nom. " Si
nous faisons référence à un certain homme. c'eo;t grâce à notre
interaction avec les autres locuteurs de la commun,rnté. imeraccion
en vertu de laquelle nous sommes reliés au référent lui-même». Et
ainsi : •<En général, ce à quoi nous faisons référence dépend non \eu-
lemem de ce que nous pensons nous-mêmes m.ii-, de!> aucre-> g1.m'> de
la communauté, de l'histoire suivie par le nom pour nous aw:indrc,
et ainsi de suite. C'est en suivant cette histoire qu'on parvient à b
, r,
rererence "-., L' usage du nom propre ne n:nvo1c . pas a' ocs
J
propne-• ,

tés conceptuelles qui pourraient être explicitement définies. mais l


une tradition dont la chaîne aboutit pour finir au référent, au réfé-
rent en personne dirait-on. C'est pourquoi en parlant de " Spinoza»
on ne se donne aucunement les moyens de sélectionner a pnori une
interprétation du contenu de sa pensée, isolée du tissu interprétatif
complexe dans lequel cette pensée est définitivcmcm immergée, à la
fois prise et comprise.

1. S. Knpkc, Nammg,md Necemiy{trad. fr. La log1quedcs 11oms pmpres. éd ~1inml.


19S2), p. 152 (3< conféren..:c).
2. id., p. 82-83 (2• conférence).

,~

..1
SPINOZA AU PRf.SI:.NT

Parler de Spinoza, dire quelque chose à son sujet, c'est en fait


s'engager dans le processus historique de l'interprétation qui ne se déve-
loppe pas selon une ligne de progression univoque, parce que ses
conditions, surdéterminées et éventuellement divergentes, sont fon-
damentalement obscures, et ne se laissent pas ramener dans les limi-
tes bien dessinées d'une figure rationnelle: c'est finalement faire
référence à Spinoza, et rien d'autre ; or ceci suppose l'appartenance
à une communauté, qui existe de fait et non de droit, rassemblant
tous ceux qui, dès l'origine ont parlé de Spinoza; cette communauté,
par une série d'intermédiaires dont il n'a pas nécessairement connais-
sance et qu'il n'a pas besoin de maîtriser en totalité, relie celui qui
mentionne cette référence au terme réel que celle-ci indique. Reve-
nons une fois encore à la question posée pour commencer: qu'est-ce
qui prouve qu'en parlant de Spinoza c'est bien de lui qu'on parle,
et non de quelqu'un d'autre, d'un Spinoza imaginaire, habitant d'un
monde possible qui n'obéirait qu'aux lois de la fiction? Elle trouve
ici sa solution: c'est le fait, l'unique fait, de prendre position, sans
justifications ni garanties, dans la chaîne des utilisateurs du nom, tous
les lecteurs de Spinoza, sans lesquels on ne saurait jamais de quoi on
parle lorsqu'on dit simplement : «Spinoza». Selon l'expression for-
gée par Kripke, le nom de Spinoza joue le rôle d'un désignateur rigide,
et ceci parce qu'il n'est pas susceptible d'une explication complète,
qui pourrait êtn: délimitée et établie dans le cadre d'une définition.
C'est donc aussi que ce nom a lui-même force d'énonciation: J'acte
auquel i1 correspond, Je travail de l'interprétation, parce qu'il ne relève
ni de l'initiative ni même de l'intention d'un seul, n'a pas fini de s'effec-
tuer, mais il se projette rour au long d'une histoire dont il ne serait
qu'artificicllcmcnt isolé. Cette histoire ne peut être résumée, et il n'y
a aucune raison pour que les conflits qui la déchirent soient, à un
moment ou à un autre, surmontés : elle tire sa nécessité de son dérou-
lement factuel, où se multiplient accidents et anomalies. Ainsi nul de
ceux, commentateurs ou interprètes, qui parlent de Spinoza, parce
qu'ils se servent de son nom, ne doit prétendre le faire en son nom,
c'est-à-dire, suivant le sens qui est usuellement attaché à cette expres-
sion, à sa place. Paire référence au nom de Spinoza, ce n'est rien d'autre
que continuer une tradition dom le mouvement ne cesse de se dé-
composer, puis de se recomposer, sans qu'aucune perspective finale

28
SPINOZA Aü PRl:.SLl'il

n'en rassemble les orientations. C'csc parler, encore et encore, de


Spinoza, et pas danncage.

Potenria intellecttts
On ne saurait manquer de faire l'objection suivante: l'argumen-
tation précédente vaudrait tout aussi bien s'il s'agissait de Platon ou
d'Aristote ou de Descanes, et elle ne s'applique d'ailleurs pas qu'à
des philosophes. Alors, pourquoi Spinoza? D'où son nom tire-t-il cet
éclat singulier qui fascine et rallie? )poncanément. on tc:ndrait à l'expli-
quer par la nature personnelle de l'homme : cette figure de Spinoza
qui n'a cessé de retenir l'attention cr la curiosité, de ses fidèles ~omml'
de ses détracteurs.
Qui donc était Spinoza, avant même de pouvoir être présenté
comme« l'auteur de l'Ethtque »?lin négociant hollandais, d'origine
juive, que les nécessités de la vie, et peut-être aw•si un dessein concerté
lié au désir de comprendre et d'agir en vue de promouvoir une cer-
taine sagesse de l'existence, ont amené J se reconvertir à l'arrisan.u
spécialisé, et ont fait s'associer au mouvement des «chrétiens s,rns
Eglise», mouvemem qui. socialemcm, idéologiquement cr politique·
ment, a JOUC, en d'cp1r
• I • et peut-erre
" me/\ me a'\ cause de son caractcre
\ excep-
tionnel et marginal, un rôle paniculièremem imponam <llnc.; l'histoire
de l'Europe classique. C'est ainsi que, pour des raisons qui lui ér.1ient
rout à fait personnelles. Spinoza s'est trouvé~ l:t croisée de plu-.;ieur'
cultures, qu'il a fait communiquer emre elles sans pourtant effacer
leur contraste, sans les rassembla dans la iiction abstraite d'une
synthèse homogène.
Dç ce point de vue, il y aurait toute une étude à faire sur les bo-
gues de Spinoza. Né dans le ghetto d'Amsterdam d'une famille <l'ori-
gine marannc qui avait quitté depuis plus d'un sièdc la pén111sulc
ibérique d'où elle avait été chassée par l'Inquisition, il dut parler
d'abord l'espagnol, et cette langue " maternelle " fut vraisemblable-
ment celle dans laquelle il ne cessa, jusqu'à la fin de sa vie Je !>e parler
à soi-même. Inscrit vers sa septième année dans une école juive, il y
étudia l'hébreu ancien, qui albit fan: pour lui le modèle d'une langue
écrite, la langue du Li\'re, à laquelle il consacra vers la fin de ~a vie
une grammaire. Employé dans la maison de commerce de son père,

29
SPJNOZA AU PRÉSENT

il eut dès son adolescence l'occasion de s'écarter du quartier juif, et de


se mêler aux chrétiens d'Amsterdam, ce pour quoi il fallut qu'il se fami-
liarisât suffisamment avec la langue hollandaise, langue d'usage qu'il
eut par la suite à parler couramment, mais dont on pense que pour
une grande part elle continua à lui rester étrangère. Enfin, après sa rup-
ture dramatique avec la communauté juive, qui lui imposa une diffi-
cile réinsertion dans un milieu de vie complètement nouveau, il étudia,
vers l'âge de vingt-cinq ans, dans la fameuse école privée fondée par
van den Enden, le latin, langue des humanités classiques et de Ja science
moderne, qui fut pour lui par excellence le langage de l'intelJect, avec
lequel il écrivit la plus grande partie de son œuvre. Ces passages lin-
guistiques effectués par un certain Baruch qui s'appela aussi Bento et
Benedictus, ces noms qui scandent les étapes d'un itinéraire individuel
particulièrement complexe facilité par le cosmopolitisme des grandes
villes de la Hollande méridionale, évoquent l'ouverture d'un monde
mental différencié, et mème dissocié, dans lequel des références cultu-
relles hétérogènes se sont superposées sans se confondre.
Un univers intellectuel aussi diversifié, en raison de la multipli-
cité de ses composantes, était porteur d'un pressant appel spéculatif,
donc la signification était principalement interrogative. La conjonc-
tion de la tradition juive, par l'intermédiaire de laquelle Spinoza fut
influencé par la pensée médiévale, dont il a provoqué à l'époque clas-
sique la paradoxale, voire même scandaleuse, résurgence, et des modèles
de rationalité scientifique qui commençaient à se diffuser dans toute
l'Europe nouvelle, en contraste, sinon en complète rupture avec les
anciennes formes culturelles qui y avaient été en usage, faisait appa-
remment obstacle à l'élaboration d'un système de réflexion unifié.
Ce qui a caractérisé Spinoza en son œmps, cc fut bien cette« anoma-
lie,, : la combinaison qu'il réalisa entre un archaïsme et une avant-
gardc, en les faisant réagir l'un sur l'autre, communiqua à sa pensée
son caractère exceptionncJ, déplacé, voire même, selon une formule
de Hegel, qui avait défini au contraire le moment de la philosophie
moderne par la complète insertion du philosophe dans des rapports
civils communs, « déclassé » 1• Et c'est peut-être cc qui la fait valoir

1. Cf. Leçons sur l'histoir~ de la philosophie, trad. fr. Garniron, Vrin, 1985, L. 6,
p. 1258.

JO
SPINOZA AU PRf:.SENT

aussi pour d'autres temps. C'est comme si la dynamique de cette pen-


sée était impulsée de l'intérieur par la dissociation propre à une orga-
nisation mentale à la recherche de son équilibre, et qui, pour le trouver,
devrait chercher des appuis aux limites de l'histoire entière, dont elle
semble épouser ainsi toute l'envergure. C'est pourquoi il ne faut pas
seulement dire que la philosophie de Spinoza s'inscrit dans l'histoire
où elle se situe et qui la conditionne de l'extérieur, mais il faut cher-
cher à comprendre pourquoi elle a elle-même une histoire, à la pro-
duction de laquelle elle contribue, et qui paraît ainsi faire partie
intégrante de son ordre propre: l'étude de la doctrine spinoziste n'est
qu'artificiellement séparée de celle de cette histoire qui est la sienne,
car c'est elle qui en fait ressortir, problématiquement, les difficultés
et les enjeux.
Dans ces conditions, qu'est-ce qu'être " spinoziste » ? Ce n'est cer-
tainement pas proclamer, et prétendre justifia, l'adhésion à un emem-
ble d'idées dont la figure serait parfaitement délimitée et close. Mais
c'est plutôt se laisser prendre, et comme aspirer, par l'ouverture d'une
rationalité, d'une puissance intclb.:tudlc, perpétuellement ouverte,
qui trouve son adéquation en s'identifiant au mouvement dt: Ll rt~a­
lité, et non simplement en en effoctuant un double conforme. Faire
de la philosophie avec Spinoza, c'est habiter cette pensée inquiète
d'elle-même, de ses principes cornmt: de ses implications concrètt:s,
qui fait corps avec la nature nécessaire des choses p.m;e qu'elle en sai-
sit l'essentielle mobilité. C'est s'unir imclkctuellcmcnt à l'infinie pro-
ductivité du réel, aux multiples impulsions qui, bien loin de figer
celui-ci dans l'existence donnée d'un seul être, k poussent à sc repro-
duire et à se développer en suivant toutes les directions pmsibles, dans
l'ensemble des dimensions qui constituent son ordre pour m.lintcnant
et pour toujours. Et c'est, commc Spinoza le dit lui-même, panicipcr
en quelque sorte à l'éternité de cette philosophie-monde.
La philosophie de Spinoza, c\:st du passé, mais un passé qui
demeure et, par là, est également présent. Elle ne si.! réduit pa'> l un
chef-d' œuvre inanimé, froid fossiJe qui ne s'offrirait plus qu'à notrt:
mémoire comme un document. Mais, toujours active et vivante. l'ile
continue à nous impressionner par son inépuisable fécondité, par .)On
aptitude à faire surgir sans cesse dc nou vellcs pensées, selon la pro-
ductivité historique d'un système qui ne se renferme pas dans les limi-

JI
SPJNOZA AU PRI:.SENT

tes d'une signification exclusive, comme si celle-ci était simplement


donnée en lui. Or la doctrine professe elle-même la nécessité de cc
mouvement, qu'elle théorise en affirmant l'identité du réel et de la
perfection, ce qui constitue l'une des thèses centrales de )'Ethique:
en refusant de poser le possible en alternative au réel, et en absorbant
complèœment le premier dans le second, elle attribue ainsi une valeur
essentielle au thème c.le la puissance. On sait que cette puissance,
« potcntia », a son principe causal, et on peut dire structural, dans la
subscancc qui communique à tous les êtres cette puissance qui les fait
exister el agir, les portant à produire au maximum, c'est-à-dire à pro-
jeter dans l'ordre d'une extériorité qu'elles construisent au fur et à
mesure qu'elles s'y effectuent, tout ce qui est compris dans leur essence
et la définit. Or une telle puissance est aussi, inséparablement, puis-
sance de penser, poœntia intellectus, c'est-à-dire puissance de
comprendre la nécessité du mouvement qui porte ainsi les choses en
avant d'elles-mêmes, à la recherche, non d'un possible idéal et comme
tel transcendant, mais de cc qu'elles sont naturellement, donc de tout
œ qu'elles peuvent êtrl'. Si l'idée de libl'rté, dans un tel contexte, a
un sens, c'est parce qu'elle est en corrélation avec cette universelle
puissance par l'intermédiaire de l'intellect qui la réfléchit : puissance
de l'intellect par laquelle se réalise l'intégration dynamique de l'esprit
et dl's choses. Comment cette liberté ne s'inscrirait-elle pas dans le
texte qui expose le concept d'une telle adéquacion en en faisant le fon-
dl'mcnt de la sagesse? Et pourrait-elle s'y inscrire autrement qu'en
lui faisant partager, au-delà des bornes arrêtées de tel ou tel contenu
théorique, sa propre impulsion ? La philosophie, comme la conçoit
Spinoza, se définit elle aussi par sa puissance: elle n'est pas seulement
un discours sur b puissance de l'intellect, comme si cette puissance
subsistait en dehors d'elle ; mais clic est le propre discours de cette
puis!)ance, qui s'emporte aux limites de ce qu'elle ne cesse de pouvoir
énoncer en se réfléchissant, pour autant que se perpétue le principe
vivant de son actualité.
L'exigence de penser autrement, qui est certainement au cœur de
l'engagement spinoziste, se concilie difficilement avec la prétention
exclusive, inspirée par un respect purement antiquaire, de conserver
et <l'encenser ritucllcmem une forme doctrinale réputée intouchable,
et attachée fixement à son environnement historique ou dogmatique.

32
SPINOZA t\U PRÉSENT

Car elle fait appel au contraire à cette force permanente de transfor-


mation qui, plutôt qu'elle ne le reconnaît comme porteur d'un sens
dont il faudrait exhumer le trésor caché, traire le texte de Spinoza
comme un dispositif théorique, véritable machine à philosopher que,
si rigoureusement qu'en soit réglée l'organisation. il reste toujours
à mettre en marche et à faire fonctionner au cours et au gré de séquen-
ces dont rien n'exige qu'elles soient absolument conformes et identi-
ques. L'histoire du spinozisme est jalonnée de ces essais successifs,
tentatives plus ou moins régulières et abouties, à loccasion desquel-
les l'automate spirituel s'emploie à effectuer des configurations d'idées,
véritables individus mentaux, dont la série n'est toujours pas achevée.
Faut-il en conclure que serait interdite définitivement une lecture
franche et directe du texte: de Spinoza, pris sur le fait et sur le vif de
sa signification immanente, comme si, d'une encre qui n'a pas eu le
temps de sécher, il venait d'être écrit ? Il est clair qu'une telle démar-
che ne pourrait demeurer impunément naïve : au moins sa naïveté
devrait-elle être avertie et contrôlée, c'est-à-dire réfléchie au second
degré. D'une certaine façon, on est toujours confronté au texte de
Spinoza comme si c'était la première fois, tant est saisissanrc l'aridité
de son exposition, qui ne tient pas seulement à son aspect démonstra-
tif: ce discours semble dresser l la verticale sa face toujours lisse, sur
laquelle nulle conquête n'aurait marqué de trace définitive. Mais si
ses traits paraissent inaltérables, c'est précisément parce qu'ils ne se
sont offerts à aucun accès inaugural, au sens d'une première fois qui
aurait été telle sans retour : car, pour son exploration toujours recom-
mencée, il n'y a eu que des premières fois, dont la succession ne se
laisse wujours pas rassembler dans la totalité ordonnée d'une lecture
homogène, rigide et continue, qui finirait par couvrir le texte jusqu'à
son dernier mol, jusqu'à ce que, sa puissance épuisée, plus rien ne
lui reste à dire.
Etre attentif à cout cc que le texte de Spinoza peut porter en soi
de signification, c'est éveiller sa puissance d'énonciation, et l'actuali-
ser en la rendant effective et présente. Pour cela il fout se tenir
constamment averti des obstacles qui s'opposent à une communica-
tion directe du contenu de cette énonciation : comprendre donc que
cette communication est nécessairement indirecte, et qu'elle ne p<:ut
faire abstraction des relais, imermédiair<:s ou écrans, qu 'imerpose entre

.13
!'>l'IKOZA AU PRÎ:.Sl·NT

lui et nous l'archive du texte et de ses différentes lectures. Lire Spi-


noza, c'est tenter de penser avec lui, et éventuellement contre lui :
pour cela il faut d'abord que soit dénouée la relation imaginaire qu'on
pourrait prétendre entretenir avec l'individu Spinoza, érigé en témoin
universel du vrai et du faux. La pensée de Spinoza ne s'est jamais offerte
qu'à travers des rapports historiques biaisés, qui en ont livré autant
d'esquisses effacées aussitôt que tracées, dont le répertoire reste
incomplet: la figure de cette pensée semble émerger de la superposi-
tion de tous ces traits qui repassent les uns sur les autres sans se cor-
respondre exactement, sans accéder à la netteté idéale d'un dessin dont
le tracé serait définitif. C'est pourquoi il n'y a pas d'introduction à
œtte doctrine qui ne passe pas la prise en compte raisonnée, c'est-à-
dire réfléchie, de son histoire, par bqucllc sa signification n'a jamais
cessé d'être cn confrontation, voire en contestation, vis-à-vis d'cllc-
mêmt:. Si le travail spéculatif accompli par Spinoza a toujours une
valeur pour nous, c\:sc pan:c qu'il se poursuit en nous scion la logi-
que et le,., accidents d'un p.m:ours qui n'a pas atteint son terme. Le
jour où cclui-ci p.1raîtr.1ic définitivement conquis, il n'y aurait plus
ricn à faire, plus rien à pt:nser .1vcc Spinoza: et c'est alors que s.1 vérité
iinalt:rncnt c,1pturét: nous échapperait aussi pour toujours.

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