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Du MÊME AUTEUR JEAN-LOUIS DÉOTTE

Portrait, autoportrait, Paris, '986, Osiris,


aVec M. Servière et E. van de Castee!.
Le Musée, l'origine de l'esthétique, Paris, CHarmattan, '993.
Oubliez! (Les ruines, l'Europe, le Musée), Paris, CHarmatran, '994-
Les Autoportraits de Mapplethorpe, Paris, Baudoin Lebon, '996.
Hommages. La traduction discontinue (collecrif, avec S. Courderc),
L'ÉPOQUE DES APPAREILS
Paris, CHarmattan-Musée d'Amiens, '997.
Le Jeu de l'exposition (collectif, avec P. D. Huyghe), Patis, CHarmattan, '998.
LHomme de verre. Esthétiques benjaminiemzes, Paris, CHatmatran, '998.
L'Époque de la disparition. Politique et esthétique
(collectif, co-édité avec A. Brossat), Paris, CHarmatran. 2000.

L'Époque de l'appareil perspectif. Brunelleschi, Machiavel, Descartes,


Paris, L'Harmattan, 200I.

La Mort dissoute. Disparition et spectralité (collectif, co-édité avec A. Brossat),


Paris, CHarmattan, 2002.

(Ouvrage publié avec le concours de la M5H Paris Nord) lIGNE5IQJMRNIFE5TE

© Éditions Lignes 6- Manifestes, 2004


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Avertissement

Cet essai ne doit pas être lu comme un système, mais comme


un programme de recherche, par définition prospectij élaboré
d'une part au cours des séminaires de DEA du département de
philosophie de l'université Paris VIII, entre 2000 et 2003, dans
une discussion permanente avec Alain Brossat, d'autre part avec
les membres de l'équipe « Arts, Appareils, Diffusion » de la
Maison des sciences de l'homme Paris-Nord. Qu'ils soient tous
ici remerciés, ainsi que les directeurs des revues Lignes, Kinem,
Drôle d'époque, Arts 8, Vertigo, Ligeia,. les éditeurs d'ouvra-
ges collectifi Dolorès Lyotard, Jean-Claude Milner, Gérald Sfez,
Georges Navet, Marc Jimenez, qui publièrent les premiers jets
de plusieurs chapitres du présent ouvrage. Je remercie de même
Jean Lauxerois pour ses précieuses traductions d'Adorno,.
Martine Déotte-Lefeuvre et Alain Brossat pour leurs conseils.

7
SCHILLER: LA CULTURE EST LE MILIEU
DE L'ART ET DE LA POLITIQUE

La situation qu'offient les expositions d'art contemporain


n'est plus celle d'écoles ou d'avant-gardes se succédant d'une
manière critique, mais présentant de ce fait à chaque fois une
unité. Cette situation est au contraire celle de la diversité
la plus échevelée, à un point tel que le pluriel doit néces-
sairement s'utiliser: les « arts contemporains », arts du
« divers 1 ». Le terme de diversité qualifie faiblement une
situation pour laquelle la notion de fragment serait plus
appropriée, sauf que son utilisation par les Romantiques,
d'Iéna jusqu'à Benjamin, nous oblige toujours à nous
demander quelle est la totalité en creux que ces fragments
appellent ou rappellent. Bref, l'esthétique du fragment génère
nécessairement une dialectique de la partie et de la totalité,

1. P. Ardenne, Art, l'âge contemporain: une histoire des arts plastiques à la


fin du XX siècle, Paris, Édirions du Regard, 1997.

9
à moins de considérer le fragment comme partie d'une multi- Le texte de Schiller est essentiel à plus d'un titre. En
plicité rebelle à toute totalisation comme chez Blanchot. particulier parce que sa description du XVIII' siècle finissant
Les arts contemporains mettraient en péril la puissance ne nous est pas étrangère et que le rôle politique attribué
d'unification de l'art. Cette époque serait celle où, à la suite pour la première fois à l'art et à la culture a fourni sa matière
des camps, de l'expérience de la déportation et de l'exter- à la grande illusion née avec la « modernité esthétique ».
mination, de la pratique terroriste d'État de disparition, les Schiller a, en outre, inventé la notion de forme cultu-
survivants seraient comme ces lazaréens que décrivaient Jean relle et lui a donné un fondement anthropologique et
2
Cayrol en 1947 et Georges Perec J, des individus dont la psychologique. En dialectisant sensibilité et intelligibilité,
mémoire est éclatée. eart de cette époque ne serait plus celui il a fait surgir la nécessité qui fera époque - la nôtre -
de la ruine, qui est toujours un fragment, mais de la cendre d'un« instinct» (Trieb: pulsion, poussée) à égale distance
sur laquelle le critique peut difficilement enchaîner. On du sensible et de l'intelligible. Un « instinct» nouveau,
n'imagine pas cet art générant de l'être-ensemble, de la proprement esthétique bien que non immédiatement
communauté, mais au contraire s'échinant à désolidariser artistique, à mi-chemin entre la passivité sensible corpo-
la moindre connexion sociale, à défaire le plus élémentaire relle déterminée, car toujours particularisante comme l'est
consensus - celui que bâtissait malgré tout dans un passé la matière, et l'activité rationnelle indéterminée, car
récent l'œuvre picturale la plus abstraite, selon D. Payot 4, toujours universalisante comme l'est la forme. Une
Les arts contemporains diviseraient donc plus qu'ils « pulsion » à entendre comme ce qui prend la meilleure
n'uniraient et, pour reprendre une caractérisation de part des deux instincts dans un accomplissement harmo-
l'histoire élaborée à partir de la problématique schillérienne nieux : la pulsion de jeu.
du formalisme kantien, ces arts refléteraient un quasi-état eharmonie objective vers laquelle, selon Schiller,
de nature (ou de nécessité) qui est celui de la multiplicité l'humanité doit aller si elle veut sortir de son état de
naturelle des individus, à la fois séparés et en eux-mêmes fragmentation, sera l'œuvre de cette troisième force,
fragmentés 5.
formatrice d'images unifiantes. Il en cherche la possibilité
à l'intérieur d'une philosophie dont le cadre métaphysique
2. J. Cayrol, Nuit et brouillard suivi de De la mort à la vie, Paris, Fayard, est mi-platonicien mi-kantien, opposant principiellement
1997. sensibilité et raison. Le jeu suppose leur équilibre, comme
3. G. Perec, Wou le souvenir d'enfiznce, Paris, Denoël, 1993.
pour la balance celui des poids égaux et opposés. Mais il y
4. D. Payot, L'Objet fibule. Petites attaches de l'art contemporain, Paris,
I:Harmattan, 1997. a plusieurs manières de décrire cet équilibre.
5. F. von Schiller, Lettre sur fëducation esthétique de l'homme, Paris, Aubier, En première lecture, on peut déjà dire que le point
1999.
d'annulation des forces du fléau est à comprendre comme

la
11
ce qui permet de respecter l'opposition logique et physique cation - contre l'état fragmentaire de l'humanité caracté-
des forces en présence, en donnant à l'une comme à l'autre ristique de la fin du siècle de Schiller comme du xx' siècle
la possibilité de se réaliser, à condition toutefois qu'elles se - de l'édification par « l'État esthétique» d'un « homme
réalisent l'une par l'autre, tout en faisant émerger une total », harmonieux, ayant une vie sensible la plus riche
nouvelle force, intermédiaire et synthétisante, à l'origine possible - ayant en quelque sorte rassemblé tout le sensible
d'un nouvel état de l'humanité. D'où le thème schillérien possible, par une pédagogie des sens, tout en élargissant ses
d'un homme accompli,« total », essentiellement doué pour expériences toujours particulières à la dimension universelle
le jeu, résolvant par l'art la tension entre une humanité de l'humanité. On voit poindre un programme politico-
soumise à la « sauvagerie» du principe de plaisir sensible, éducatifen vue de « l'État de la liberté» : « Lorsque la Raison
et une humanité soumise à la « barbarie» du principe de introduit son unité morale dAns la société physique, elle n'a
réalité, du respect kantien de la loi formelle, de la dictature pas le droit de porter atteinte à la multiplicité de la nature.
des principes rationnels et indéterminés. Puis, en seconde Lorsque la nature aspire à affirmer sa multiplicité dAns
lecture, on peut mettre l'accent sur une situation issue de l'édifice moral de la société, il nefaut pas que l'unité morale
la double suspension de la sensibilité et de l'idée, du corps en éprouve un dommage quelconque,. la Forme victorieuse
et du langage (la loi selon Schiller). est à égale distance de l'uniformité et du désordre. Ilfaut donc
Il y a donc deux lectures possibles de la situation du jeu qu'un peuple possède un caractère "total" pour qu'il soit
culturel schillérien selon que l'on insiste sur son caractère capable et digne d'échanger l'État de la nécessité contre l'État
synthétisant (le jeu comme au-delà unificateur de la de la liberté'. »
sensibilité et de la raison) ou sur son caractère de milieu Si l'illusion est pour nous facilement décelable, c'est que
préalable à partir de quoi, ultérieurement, se sépareront le xx' siècle a fait l'expérience historique d'une prétendue
intelligibilité et sensibilité. réalisation esthétique du peuple par le mythe 8 et nous
La première lecture est constitutive de toutes les avant- pouvons aujourd'hui relativiser l'opposition de la «politique
gardes et au cœur de toute politique étatique culturelle de l'esthétique» (Staline) et de 1'« esthétisation du politique»
moderne. Elle consiste à penser que, pour « résoudre dAns (Hitler), opposition élaborée par Benjamin 9. Car la
l'expérience le problème politique, [...] la voie à suivre est
de considérer d'abord le problème esthétique,. car c'estpar la
7. Ibid., p. 93. On retrouverait là l'origine de la politique culturelle du
beauté que l'on s'achemine à la liberté 6 ». C'est en fait une ministre Lang.
illusion que l'on pourrait mieux déceler dans la revendi- 8. Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, Le Mythe nazi, La Tour d'Aigues,
éditions de l'Aube, 1991.
9. W. Benjamin, L'Œuvre d'art à lëpoque de sa reproductibilité technique
6. Ibid, p. 75.
(1935-1936), in Œuvres, Paris, Gallimard, 2000, 3 vol.

12
13
prétendue totalité a pris d'autres aspects que ceux d'une La notion d'un «État esthétique» peut prêter à confusion
humanité joueuse et accomplie, ses beautés étaient si on l'entend comme une réalité positive, institutionnelle,
académiques et recopiées - celles de 1'« art » néoclassique étatique, au sens de la Polis chez Rancière « Dans l'État
U :

1
1
nazi ou stalinien - ; mais ce serait pur anachronisme que de esthétique, tout le monde, le manœuvre lui-même qui n'est
relire Schiller ou les avant-gardes (Mondrian, Malevitch, qu'un instrument, est un libre citoyen dont les droits sont
Léger, les constructivismes, etc.) à partir des totalitarismes. égaux à ceux du plus noble, et l'entendement qui plie
Car, comme dans le cas de la révolution marxienne servant brutalement à ses desseins la masse résignée, est ici mis tians
de cadre conceptuel à la contre-révolution stalinienne, le l'obligation de lui demander son assentiment. Ici donc, tians
retournement historique du jeu en esprit de sacrifice dans le royaume de l'apparence esthétique, l'idéal d'égalité a une
la guerre totale des races ou des classes ne doit pas faire existence efJèctive, lui que les illuminés aimeraient tant voir
illusion. Le sens des concepts est largement tributaire des réalisé tians son essence même". »
forces politico-historiques qui les investissent, pas seulement À la première lecture, il semble que, pour Schiller,
de leur place dans une logique de problématique: telle est l'illusion esthétique est nécessaire en réaction au spectacle
la leçon nietzschéenne. Le sens de 1'« homme total » de la Terreur révolutionnaire parisienne. Pour forcer le trait,
schillérien se résume à l'état de grâce de l'élite de Weimar, on pourrait dire: l'égalité dans et par le spectacle culturel :
un moment de plénitude où, comme à Iéna quelques années oui! L'égalité politique (<< tians son essence même ») : non!
plus tard, au temps des Romantiques, le commerce, c'est-à- Plutôt la culture du jeu et l'esthétisation de la Cité que la
dire la communication libérée de toute autre finalité qu'elle- Révolution. On irait alors dans le sens d'une mise en jeu
même, était à l'honneur. D'où la nécessité d'une seconde de la masse, toujours incontrôlable, par des fêtes et des
lecture de la situation de la pulsion de jeu chez Schiller. Une spectacles: d'où l'interprétation de l'opérette du Second
lecture qui déconstruira l'opposition métaphysique de la Empire (Offenbach) par Kracauer, l'ami de Benjamin et le
sensibilité et de l'intelligibilité pour atteindre ce qui est au mentor d'Adorno. Mais, à la seconde lecture, les choses
milieu des deux, leur élément commun: le jeu. C'est à une s'éclairent à partir du moment où l'on interprète au
opération semblable que s'est livré Winnicott dans Jeu et contraire cet « État» comme une situation de la culture,
réalité, pour dégager l'espace transitionnel en partant de
W
sensibilité et intelligibilité mêlées, c'est-à-dire comme un
la théorie psychanalytique. On pourrait donc traduire le jeu état de la culture à la fin du XVIII' siècle en Europe
schillérien par play et non par game. occidentale, marqué par la capacité de tous à juger non

ra. D. W Winnicott, Jeu et réalité: l'espace potentiel, trad. J.-B. Ponralis II. J. Rancière, La Mésentente: politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.
et CI. Monod, Paris, Gallimard, 1975. 12. F. von Schiller, Lettre... , op. cit., p. 355.

14 15
seulement en matière d'œuvres, mais plus généralement en il y a en effet un indéniable faire-monde et faire-époque
matière d'événements. « Tous », c'est-à-dire aussi bien le qui lie esthétique et politique, mais qui probablement est plus
manœuvre destiné par ailleurs socialement à obéir que le l'affaire de la culture que de l'art (la multiplicité des œuvres).
plus « noble » donneur d'ordres. « Tous » sont égaux dans Car, en réalité, le terrain de Schiller est fondamentalement
un même partage du sensible qui précède et rend possible celui de la culture, de l'esthétique au sens ancien de l'aisthesis,
la citoyenneté politique '3. Bref, « l'État esthétique » n'est rien la formation '4 par la culture ou l'esthétique, mais pas ou
d'autre que cette fondamentale égalité quant au jugement peu l'œuvre (à la différence par exemple de son quasi-
de goût que décrit Kant dans Critique de la faculté dejuger contemporain Lessing et son Laocoon). L'objet des Lettres,
(la portée universalisante de ce jugement qui n'a comme c'est l'éducation par et pour la culture. Les seuls exemples où
objets que des choses singulières). C'est cette égalité quant pourrait commencer une analyse d'œuvres sont grecs,
au goût, avant sa double détermination artistique et hyperclassiques : telle statue de Junon, les Olympiades, etc.
politique, qui constitue le sol de la société démocratique Et, puisque Schiller est pour beaucoup dans l'élaboration du
moderne. Or elle est indissociable d'une institution mythe allemand d'une bonne éducation (Paiedia) de
culturelle qui la met en forme en cette fin du XVIII' siècle : l'humanité, il opposera, comme plus tard Heidegger, Athènes
le musée et l'exposition publique. à Rome, la plus haute manifestation de l'esprit objectif à la
Faisons l'hypothèse que c'est de cet état -l'apparence - décadence des jeux du cirque et des temples abandonnés.
qu'il faut partir, parce que c'est le commun de toute Les néo-kantiens arraisonneront Schiller comme ils le
communauté (ce qui n'est le cas ni des données sensibles feront avec Kant. Philosophiquement, peut-on désigner ce
que notre corps reçoit du « monde », ni de l'ordre de la loi qui fait le nœud de l'intrigue néo-kantienne? L'illusion qui
qui impose son universalité comme un don, à suivre le Kant va ouvrir un boulevard à la grande philosophie idéaliste
de la Critique de la raison pratique). Il ne faut pas partir allemande et à la politique des avant-gardes? Cette illusion
d'une stricte opposition du corps sensible et de la loi, même s'enracine dans une interprétation du sens commun chez le
s'il s'agit là des constituants de toute politique ou de toute Kant de la Faculté de juger, que l'on ne peut détailler ici,
esthétique. Il faut partir de la mise en forme de l'apparence mais que Lyotard a parfaitement déconstruite ".
par des appareils culturels, comme le musée et l'exposition, La dérive consiste à dire que, mettant en forme, la
qui articuleront donc, selon des époques différentes, selon culture et donc toute l'éducation de l'humanité entraînent
des révolutions qu'il faudra distinguer, le corps et la loi.
14. Au sens où ce terme et ses dérivés vont prendre une extraordinaire
extension chez Goethe.
13· Pour reprendre une expression de Rancière dont je suis ici l'analyse 15. J.-F. Lyotard, « Sensus communis. Le sujet à l'état naissant ", in Misère
(cf La Mésentente). de la philosophie, Paris, Galilée, 2000.

r6 17
une unification selon des principes qui sont ceux du droit. qui ne demande qu'à être restaurée. Les néo-kantiens ont
La torsion habituelle, chez les néo-kantiens, consiste à mythologisé Kant, puisque, en tentant de réunifier les
interpréter le sens commun kantien comme une dimension trois Critiques, ils ont développé une épopée en laquelle
nécessaire de l'être-ensemble (il faut rappeler que les consistera le grand récit des Lumières allemandes fuyant
III
1
principes du sensus communis chez Kant ne rendent pas l'émeute parisienne, et dont le programme a été réalisé,
ill,.1 1
impossible une telle interprétation : se mettre à la place semble-t-il, par Hegel, Hôlderlin et Schelling '7.
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d'autrui et juger à partir de cette place, penser en accord Le coup de force néo-kantien a donc projeté un état
l ,1
avec soi-même, etc.), alors qu'il ne s'agit, chez Kant, que purement subjectif, bien qu'en droit parfaitement
!'
l, .1'1 d'une dimension esthétique qui surgit à 1'« intérieur» de communicable parce qu'universel, vers une réalité historique
!'I la singularité contemplant esthétiquement et sentimenta- et politique à venir, 1'« État esthétique» qui, dès lors, a pris
,l'
1

,Il lement une chose, donc à l'occasion d'une chose dont on une consistance juridique et politique. Le sens commun
dira qu'elle est belle seulement parce qu'elle provoque en deviendrait le commun d'un État qui aurait sa constitution,
III: nous le libre jeu des facultés du connaître. C'est effecti- sa police, son armée, une politique extérieure, et pourquoi
1
vement le moment où, chez Kant, apparaît la notion de jeu, pas culturelle !
1
de jeu harmonieux entre des facultés hétérogènes (l'imagi- Mais l'essentiel est que Schiller élabore la première
nation, la loi de l'entendement). Notion centrale pour philosophie systématique de la culture, d'un point de vue
l'esthétique « moderne» dont il faudrait, mais ailleurs, affirmatif, en associant Kultur et Bild (Ausbildung, der
in suivre le cheminement, de Kant à Benjamin en passant par gebildete Mensch, de là l'importance de l'imagination
Schiller et Nietzsche, sachant qu'elle est au cœur de l'inter- comme force productrice de formes ou d'images: Einbil-
prétation benjaminienne du cinéma comme appareil ,6. dungskraft). La culture sera entendue comme mise en forme
En outre, pour imaginer un État esthétique, encore du sensible, détermination par le sensible de la forme
fallait-il substantiver la beauté, l'attribuer comme une indéterminée et insémination sensible de la forme. La
qualité objective à certaines choses, ce qu'interdit formel- culture « précédera » donc l'artistique et le politique,
lement Kant. Dans le sensus communis de Kant, il n'y a de contenus matériels immédiats et idéalités intelligibles,
commun que deux facultés qui s'accordent à l'occasion d'un percepts et concepts, objet et sujet. La grande originalité
objet qui restera indéterminé ; alors que, chez les néo- de Schiller consiste à mettre l'accent sur l'épanouissement
kantiens, la beauté deviendra une qualité objective, non
seulement celle d'un art passé, mais d'une époque (la Grèce)
17. « Le plus ancien fragmem systématique de l'idéalisme allemand », in
Ph. Lacoue-Labanhe et J.-L. Nancy, L'Absolu littéraire: théorie de la
16. Ibid. littérature du romantisme allemand, Paris, Le Seuil, 1978.

18 19
de la sensibilité, et donc d'Éros, dans le cadre de cette de Mauss'o, que l'art de la courtoisie ou du décor, la
formation du goût, ainsi que le rappelait naguère Marcuse 18. typographie, etc.). La fiction, ce n'est ni l'événement
ilili
l'II
C'est dire qu'il ne faudra pas chercher chez lui l'amorce historique lui-même (le ça a éte; ni son archive authentique,
d'une conception négative de la culture, comme chez ni la vraisemblance de la poétique classique (cela aurait dû
Adorno, Heidegger et bien d'autres pour qui, au nom d'une être), mais la possibilité de la vérité d'une époque historique.
critique de l'industrie culturelle, l'art ne peut que trouver Fiction et vérité historique (archive) ne s'opposent donc pas.
son aliénation en devenant culturel. Ce qu'il faudra retenir, Mais comme eux tous, platoniciens ou pas, les condam-
c'est le lien entre culture et jeu (play). Le jeu comme énergie nations portées par Heidegger contre la culture sont
culturelle ne caractérise plus deux facultés hétérogènes largement reprises, explicitement ou implicitement. Au
s'animant harmonieusement et réciproquement comme mieux, on accordera comme le fait Nancy que tout art est
chez Kant, mais la puissance anonyme faisant surgir de technique: n'ont-ils pas d'ailleurs la même racine, ars" ?
nouveaux états de l'humanité. Pour le dire en suivant Nancy ira même jusqu'à proposer qu'il n'y a de sens
Huizinga, il n'y a pas d'institution sans jeu, sans agon, sans perceptifs qu'entraînés par les arts, et suggérera ainsi que de
rivalité, sans conflits réglés 9 • 1 nouveaux arts pourraient bien enrichir la sphère sensorielle
Rancière, contre la mode situationniste, a largement de la singularité quelconque. Mais on se gardera bien
contribué à redonner au spectacle, à la fiction, à la culture en d'étudier avec sérieux la proposition benjaminienne selon
général, ce côté infrastructurel essentiel que l'on trouve déjà laquelle il n'y a pas de production poétique (artistique) sans
chez Benjamin, et pas du tout chez les heideggeriens à la suite reproduction, c'est-à-dire sans appareil de reproduction. Or
il l
,1 !
du maître, ou chez les adorniens et les disciples de l'École de
Francfort, ou encore chez les deleuziens plus adeptes des
il n'y a pas de culture sans reproduction, pas d'écriture sans
lecture, pas d'écoute musicale sans appareillage mêlant
1:
sciences naturelles que d'une compréhension de la tekhnè. technique et droit juridique, ainsi que l'analyse Szendy" à
Rancière revendique, à la suite de Schiller, avec le thème de la suite des travaux de Derrida sur l'écriture et de Stiegler"
la fiction, que l'homme est précisément homme dans l'élabo- sur les archives et la technique.
ration de ce troisième état, qui est en fait le premier :
l'apparence. I..:apparence qui ri est ni le sensible ni l'intelligible
20, M. Mauss, Manuel d'ethnographie, avanr-propos D. Paulme, Paris,
(ce qui intègre aussi bien pour nous la cosmétique au sens Payor, 1947.
21. J.-L. Nancy, Les Muses, Paris, Galilée, 1994.
22. P. Szendy, Musica practica, arrangements et phonographie, de Monteverdi
18. H. Marcuse, Culture et société, Paris, Minuir, 1970. à James Brown, Paris, I.:Harmaran, 1997 ; er Écoute: une histoire de nos
19· J. Huizinga, Homo ludens : essai sur la jOnction sociale du jeu, Paris, oreilles, Paris, Minuir, 2001.
Gallimard, 1988. 23· B. Sriegler, La Technique et le temps, Paris, Galilée, 1994.

20 21
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J
Il:
En apparence donc, selon Rancière, la culture donne biologie au sens large est censée rendre compte du cinéma!
toute sa consistance aux différents régimes de l'art et du Deleuze rejoint le vieux fonds de la critique phénoméno-
politique, mais elle n'a pas de dimension essentiellement logico-heideggerienne de « l'époque de la technique », qui
technique, comme il le rappelle dans son travail sur le va bien finir par devenir évident comme un lieu commun,
III et s'interdit donc de penser l'histoire. Car comment penser
il cinéma 24. D'ailleurs, le paradoxe des grands livres de
philosophie sur le cinéma, c'est de faire totalement l'histoire sur fond d'histoire naturelle ? On peut se
1
l'impasse sur la technicité de l'appareil cinématographique. demander alors comment il justifie l'exténuation de
Soit en déclarant, comme le fait Rancière, que la fable l'image-mouvement (le cinéma sensori-moteur d'avant-
1

cinématographique ne relève pas de la technique cinéma- guerre) et comment illégitime le cinéma dans son régime
1 1
,
tographique, mais plutôt de la poétique aristotélicienne'5, esthétique'7 de l'après-guerre (l'image-temps). Pour
1

soit en réduisant purement et simplement, comme le fait Rancière '8, les livres sur le cinéma de Deleuze nous en
Deleuze '6, les images proprement cinématographiques à des apprennent davantage sur l'ontologie deleuzienne que sur
11111. images « naturelles », puisque les vraies images ne sont rien le cinéma.
d'autre que les choses du monde naturel qui en émanent et Mais chez Rancière, la clef d'un« régime de l'art », c'est
doivent nous atteindre sans passer par le couple cerveau- toujours une ou plusieurs œuvres littéraires ou philoso-
machine, lequel comme chacun sait est inévitablement phiques matricielles. On n'échappe donc pas au fond à une
réducteur. Si les images sont les choses, alors seules les esthétique, qui est toujours celle des œuvres, même si
apparences sont vraies ; il n'y a pas de monde en soi, vrai, l'exigence se veut autre. Rancière est profondément
sous les apparences. S'il y a des modes de temporalisation rhétoricien dans sa volonté de décrire telle nouvelle époque
par le cinéma, c'est du fait d'un mystérieux cristal dont on de l'art et de la science à partir d'une révolution poétique,
se demande bien d'où il vient et quelle est sa structure, plutôt portée par la littérature (La République de Platon,
probablement goethéenne. La rupture deleuzienne avec la la Poétique d'Aristote ou Madame Bovary de Flaubert), pour
métaphysique classique est consommée par un geste exemplifier trois régimes différents de l'art : le régime
brutalement nietzschéen, mais on s'interdit alors de penser éthique des images, le régime représentatif classique et le
la technique dans ses rapports avec l'apparaître, puisque la régime esthétique. Pour ce dernier, qui trouve son origine
au XVIII' siècle, c'est la littérature qui égalise les contenus
24. J. Rancière, La Fable cinématographique, Paris, Le Seuil, 2001 ; et
Le Destin des images, Paris, La Fabrique, 2003. 27. Pour reprendre une belle expression de Lyotard analysant la conception
25. Ibid. deleuzienne du cinéma, expression proche de celle de « régime esthétique»
26. G. Deleuze, Cinéma J, l'image-mouvement, Paris, Minuit, 1983 ; et des arts chère à Rancière (Le Partage du semible, Paris. La Fabrique, 2000).
Cinéma 2, l'image-temps, Paris. Minuit, 1985. 28. J. Rancière, La Fable cinématographique, op. cit.

22 23
possibles et invente le prosaïque, bref qui démocratise raisonnable de faire d'une œuvre, aussi importante soit-elle,
(principe d'indifférence) tout en articulant autrement la raison d'une transformation époquale de la sensibilité
l'idée poétique et le sensible, la pensée et la non-pensée. Une commune? Une œuvre peut donner la clef d'une époque
œuvre de littérature, qui entraîne telle ou telle révolution de l'aisthésis, mais n'a pas la capacité d'engendrer un
esthétique, est bien l'envoi d'une destination générale créant nouveau régime de la temporalité, une nouvelle définition
comme un site universel (le sensible partagé) pour tous les de l'être de l'étant, une nouvelle détermination de la
savoirs et les savoir-faire, et pour toutes les valeurs. singularité, etc.
Ainsi, quand Rancière écrit dans Les Noms de l'histoire 29 Mais, en même temps, on accordera à Rancière que tous
que l'échec des écrivains-prolétaires du XIX' siècle se les événements politiques ont toujours partagé autrement
signale, sauf exception, par l'incapacité d'élaborer une le sensible, ne serait-ce qu'en faisant surgir publiquement
nouvelle esthétique (ce que font au contraire Hugo ou des acteurs jusqu'alors tenus dans les lisières ou les bas-fonds
Flaubert), on voit qu'il n'y a pas pour lui de révolution de la société, et en cela invisibles, inapparents.
achevée sans un nouveau partage du sensible, liant indisso- Peut-on échapper à l'illusion selon laquelle ce sont les
il! lublement politique et esthétique, indissociable de œuvres qui constituent le commun de la communauté? En
l'irruption sur la scène publique de nouvelles pratiques, rappelant que l'œuvre, à la différence de la culture, n'unifie
populations et motivations politiques, en liaison étroite avec pas, mais qu'elle divise. L'œuvre, c'est ce qui divise tout
de nouvelles pratiques d'écriture (nouveaux thèmes, autres partage du sensible institué par la culture.
rapports au passé, etc.) et donc avec les arts. Mais la D'une part, parce que l'œuvre ne génère pas un monde,
question que l'on peut poser à Rancière est la suivante : si une communauté, une époque, mais tout simplement
les acteurs politiques d'alors n'ont pas créé d'esthétique à rencontre un public qui n'existait pas avant elle. Il y a là un
la hauteur de ce qu'ils faisaient surgir sur le plan politique, paradoxe: quand l'œuvre est exposée pour la première fois,
si au contraire ce sont des écrivains conservateurs comme à la limite, il n'y a pour le public rien à voir ou à entendre,
Il Flaubert qui ont réalisé sur le plan esthétique leurs idéaux sinon ce qui est produit serait immédiatement reconnu.
il! politiques, démocratiques, n'est-ce point qu'esthétique et Si l'œuvre est immédiatement reconnue comme telle, c'est
politique restent irréductiblement séparées si l'on s'en tient qu'elle n'est pas un événement, mais seulement un effet
aux œuvres et aux événements? Ne faut-il pas chercher de dispositif esthétique, comme par exemple le film
ailleurs la raison du nouveau partage du sensible ? Est-il Le Fabuleux destin d'Amélie Pouulin qui ne comporte aucune
vérité nouvelle sur le cinéma. L'œuvre doit donc être relevée
29. J. Rancière, Les Noms de l'histoire: essai de poétique du savoir, Paris, Le par un public qui en premier lieu n'existe pas. Il arrive qu'une
Seuil, 1992. œuvre, comme le nouveau-né à Rome, tarde terriblement à

24 25
1

Il
11

Il
1.
i

II/i
III: être reconnue 30. Pour cela, il faut que, peu à peu, la plaque césure chez Benjamin 3' analysant la structure du vers holder-
Il i sensible qu'elle est sensibilise un public en l'instituant par linien. Dès lors, le côté fracture des arts contemporains
1
là même comme son public. C'est le temps qu'il a fallu à la Q.-L. Nancy a tenté, au risque d'une confusion, la notion
11
Recherche de Proust. Dès lors, l'idée d'un « chef-d'œuvre d'œuvres «fractales ») caractériserait non seulement des
l,
111 '
i \ inconnu » est une contradiction : aucune campagne de œuvres élaborant une certaine expérience - celle de la
communication ne peut faire œuvre. Entre l'œuvre et son fracture de l'expérience totalitaire et post-totalitaire -, mais
; :1
public, il y a donc une dialectique de la sensibilisation et de bien l'art en général: toute œuvre, qui est œuvre parce qu'on
1

la reconnaissance où les médias de communication ne sont s'y divise. Les œuvres des arts contemporains sont certes de
pas essentiels, et non ce rapport de destination, à la fois déliaison en tant qu'effets de l'époque post-totalitaire, mais
nécessaire et improbable, qu'on analysera entre un appareil aussi, tout simplement, parce qu'il n'a jamais été dans la
li et la singularité quelconque, donc le collectif. « nature » d'une œuvre de lier quoi que ce soit. On
D'autre part, même si le public est institué par telle n'adhérera donc pas non plus à un art censé renforcer le lien
œuvre, s'il la reconnaît, il ne le fait que dans le dissensus. social dans le cadre d'une « esthétique relationnelle » ou j2

La preuve que l'œuvre divise et continue de diviser, c'est la à un art « citoyen ». Sans pour autant renouer avec la
1
1/1 1 \
multiplicité d'interprétations à laquelle elle donne lieu et dramatisation romantique de l'œuvre « petit hérisson clos
:j 1
qui génère une temporalité spécifique, qui n'est ni celle de sur lui-même » (L'Athenaeum) ou de l'œuvre toujours déjà
\ ;
la succession des événements sensibles dans le temps, ni celle perdue comme cette étoile lointaine dont on ne distingue
'\1
"
1 du Moi, du « caractère» schillérien, qui préserve son unité l'éclat que parce qu'elle est morte (Benjamin ").
,1

ilili « intemporelle » contre le temps des choses. Le temps de Mais alors, qu'est-ce qui sera l'instrument de la culture
," 1

l'œuvre, c'est celui qu'il lui faut pour se déployer à travers dans l'édification d'un monde commun? Non pas les
des interprétations qui toutes se différencient, s'accumulent œuvres, mais les appareils (pour la modernité : la
comme les strates d'un palimpseste, à un point tel que perspective, la camera obscura, le musée, la photographie,
l'interprète tard venu devra pour rejoindre ce foyer de le passage urbain, le cinéma, la cure analytique, etc.). On
division, en passer par toutes les couches d'écriture peut énoncer ce qu'on entend par là en posant la question
l, antérieures accumulées. du faire époque: qu'est-ce qu'une époque de la culture?
1 \

! Au fond, si l'œuvre divise plus qu'elle n'unifie, c'est Qu'est-ce qui fait logiquement, nécessairement époque pour
qu'elle est intrinsèquement divisée, d'où le thème de la
31. W. Benjamin, Les Affinités électives de Goethe, Paris, Gallimard, 2000, t. I.
32. N. Bourriaud, Fsthétique relationnelle, Dijon, les Presses du réel, 2002.
30. J.-L. Déotte et P.-o. Huyghe (dir.), Le Jeu de l'exposition, Paris, 33· W. Benjamin, Lettres à Rilng, in Correspondances, Paris, Aubier, 1978, t. 1,
I:Harmattan, 1998. P·293.

26 27
la culture, et non sur un mode historiciste ? À chaque fois
une certaine détermination de la surface d'inscription de
l'événement, c'est-à-dire une certaine modification du corps
parlant, du fait du rapport qùun certain appareil essentiel
d'écriture et d'enregistrement entretient avec la loi. Cela
"
"
suppose qu'il arrive quelque chose au corps parlant, un
événement donc, dans son rapport à la loi. Que ce rapport
à la loi soit toujours médiatisé par un appareil. Un appareil
11111:
1 technique et légal à la fois. I;appareil, c'est donc la médiation
entre le corps (la sensibilité affectée) et la loi (la forme vide STRUCTURE DE LÉVÉNEMENT
universelle) que Schiller intitulait Fonne souveraine. La loi, STRUCTURE DE LÉPOQUE
qu'il ne faut pas entendre ici dans un sens limité, juridique,
est ce par quoi, grâce à un appareil, le corps parlant s'ouvre
à ce qui n'est pas lui : l'événement.
i,
I;appareil n'est pas un médium de communication Époque: du grec epokhé : point d'arrêt, interruption,
!II': (correspondance par lettres, presse, radio, téléphone, télé- cessation ; dans le langage des sceptiques : suspension
l,
, ,
vision, etc.). Ces médias modernes sont soumis au capital du jugement, état de doute. On peut distinguer trois
"

et à sa temporalité : le gain de temps et l'achat du temps acceptions:


'l'
! '
'1 futur (le crédit). - suspension du jugement : l'époque, c'est l'état de
l'esprit par lequel nous n'établissons rien, n'affirmant et ne
niant rien. C'est le sens repris par Husserl ;
- en astronomie, s'agissant du déplacement d'une
planète: un temps marqué;
- point fixe et déterminé dans le temps, événement
marquant qui sert de point de départ à une chronologie
particulière. Moment où se passe un fait remarquable, où
apparaît un grand changement, comme le rappelle Bossuet:
« Il faut avoir certains temps marqués par quelque grand
ivénement auquel on rapporte toute le reste ,. c'est ce qui
s'appelle époque, d'un mot grec qui signifie s'arrêter, parce

29
qu'on s'arrête là pour considérer comme d'un lieu de repos, À la différence de cet événement-étendard ou porte-
tout ce qui est arrivé avant ou après'. » flambeau, les philosophies contemporaines ont plutôt
Pourrait-on lier ces trois sens? À première vue, cela paraît insisté sur une autre caractéristique de l'événement: le fait
difficile, puisque si un événement a fait époque au point de n'être pas audible, au moins dans un premier temps,
d'introduire une césure dans la continuité temporelle, c'est
1

d'avancer selon la temporalité de l'après-coup décrite par


1 1
qu'il emporte une sorte d'évidence, qu'il est décisif: une sorte Freud: quand cela est arrivé, le témoin n'avait pas la capacité
de puissance performative indiscutable comme le bombar- de témoigner, quand il l'a eue, qu'il a pu inscrire l'événement,
il,.
dement atomique de Hiroshima pour l'humanité tout entière la chose était depuis longtemps du passé. Il n'y a donc pas
(la possibilité ainsi affirmée de pouvoir détruire toute vie sur de contemporanéité entre le témoin et l'événement. Par
Il
terre ') ou, sur le plan artistique, Le Sacre du printemps de conséquent, il n'y a pas de témoin au sens strict '. Cette
Stravinsky ou le carré blanc de Malevitch. Auquel cas il n'y temporalité a été l'invention spécifique de l'appareil de la
aurait aucune suspension du jugement possible, mais un cure analytique (entendons par là aussi bien la pratique de
nécessaire constat, un énoncé constatif: « Oui, cet événement l'écoute et de l'analyse du transfert, les écrits « techniques»
a fait époque ! » Très vite d'ailleurs la question du « faire de Freud, l'immense appareil théorique de la psychanalyse
époque» pourrait devenir celle de l'événement, du qu'arrive- et ses institutions, que la théorie de l'acte de peindre chez
t-il? du quod ? lyotardien, puisqu'un événement qui ne ferait Lyotard '). Il en va de même de l'événement d'une époque.
pas époque, c'est-à-dire qui n'introduirait pas un remaniement Il est alors extrêmement problématique de dire d'une époque
1,' 1
certain des valeurs, des conceptions, des manières d'être et de qu'elle peut être, comme la nôtre, celle du Témoin 6.
il
, faire, ne serait pas un événement. Mais on sait aussi que Comme l'événement se manifeste en deux temps, pour
certains événements peuvent faire époque sans avoir ce le spectateur aussi bien que pour l'acteur, qui ne sait pas
caractère d'ostension, quasi déclamatif, de l'événement, qui davantage quelle action est la sienne ni comment elle va
est aussi sa commémoration, comme les fêtes de la Révolution entraîner celle des autres, il en résulte que l'événement est
qui marquaient un événement récemment passé tout en se toujours là sans être là. I;événement est de l'ordre d'une
mettant elles-mêmes en scène comme événement. I;exemple- différence interne, comme celle qui divise la couleur vécue
type serait la Fête de la Fédération ,.
carnavalesque qu'il donnera du travail de Mona Ozouf sur les fêtes révolu-
1. Bossuet, Discours sur l'histoire universelle. Dessein général, 168r. tionnaires.
2. On sait que c'est à partir de cet événement - et de cette possibilité d'une .4· R. Harvey, Témoin d'artifices, Paris, I.:Harmattan, 2003.
disparition totale de l'humanité - qu'Arendt pensera la politique comme 5· J.-F. Lyotard, Que peindre ? Adami, Arakawa, Buren, Paris, La
affirmation de la multiplicté et l'action politique comme apparaître. Différence, 19 87.
3· J.-F. Lyotard, Rudiments païens, Paris, UGE, 1977, et l'interprétation 6. A. Wieviorka, L'Ère du témoin, Hachette Littératures, 2002.

30 31

1
par l'enfant de la touche colorée portée par le peintre, qu'il événements étant spectraux, il n'yen a pas qui le seraient
deviendra peut-être, sur la toile, ainsi que l'analyse Lyotard 7. plus que d'autres. Tenons pour acquis que l'événement de
On peut aller jusqu'à écrire, comme le fait Derrida dans son la disparition, pas plus qu'un autre, ne peut se comprendre
analyse de l'événement 8, qu'il arrive toujours précédé de son en dehors de la logique temporelle de l'après-coup. Dès lors,
Il" 1
.•
spectre. Derrida justifie cette analyse par certains rites pour dire l'événement de la disparition, il ne restera que
111
Il. ' traditionnels d'hospitalité selon lesquels, quand un inconnu l'avant-coup spectral. Les « femmes du village » derridien
arrive dans un village, les femmes doivent se mettre à pleurer seront condamnées à pleurer éternellement, au moins
1
puisqu'elles voient s'annoncer le spectre de l'inconnu jusqu'à la découverte de cette archive qu'est le corps du
lui-même. t1esaparecido, comme en Amérique latine ou en Bosnie après
Nous ferons l'hypothèse que notre ère, bien davantage l'ouverture des charniers.
qu'une époque, ouverte par la guerre des tranchées et ses Que serait donc une ère - de la disparition - pour
soldats « inconnus », les génocides des totalitarismes, les laquelle il n'y aurait (pratiquement) pas de témoins ? On
bombarbements massifs de villes et les politiques terroristes devrait arriver à l'idée d'une ère qui n'aurait pas la structure
d'État, peut être dite « de la disparition 9 ». Mais qu'est-ce de l'événement : un spectre d'ère, une ère spectrale.
que l'événement de la disparition, puisque par définition, Redoublé par le fait que, dans notre ère, en raison de la
il n'y a pas eu de témoin? Comment témoigner « en direct» nouvelle définition de la surface d'inscription (en termes de
d'un bombardement atomique? Si les disparus sont réduits, virtualité, de numérique), l'événement spectral ne trouve en
par hypothèse, à l'état spectral, ni morts, ni vivants, on voit fàce de lui qu'un accueil virtuel. On dira que si l'ère n'a pas
que l'analyse de Derrida est embarrassante. la structure de l'événement, il en va de même pour l'essence
En effet, si tout événement est spectral, qu'en sera-t-il de l'époque, l'époqualité.
d'un événement qui ne sera que spectral? D'un inconnu Comment nommer un témoin qui ne peut témoigner
qui n'arrivera que précédé de son spectre et jamais de rien, seulement impressionné par une charge affective
davantage? Le risque est réel de brouiller la spécificité d'un qui erre, ininscrite ? Par le ton de l'histoire ? Pour aller au
W

tel événement et l'idée d'une ère de la disparition: tous les cœur de cette époque qui n'en est pas une, il faut créer cette
chose barbare qu'on pourrait appeler une esthétique du tort,
7· J.-F. Lyotard, Que peindre? op. cit. dont on trouvera des éléments dans les derniers textes
8. J. Derrida et alii, Dire l'événement, est-ce possible ?, Paris, CHarmattan, « esthétiques » de Lyotard n.
2001.
9· A. Brossat et J.- L. Déotte, L'Époque de la disparition: politique et esthé-
tique, Paris, CHarmattan, 2000 ; et La Mort dissoute: disparition et spec- 10. F. Proust, Kant, le ton de l'histoire, Paris, Payot, 1991.
tralité, Paris, CHarmattan, 2002. II. En particulier le texte consacré au peintre danois Stig Bmgger : Flora

J2 33
On a raison de se méfier du témoin et de la mémoire jogging-sac à dos-baladeur-surf-world music -, si les modes
vivante, et de déplacer l'intérêt du côté de l'archive laissée caractérisent l'époque, alors la sociologie détrône la
1111. !
par l'événement. Au sens où un événement a une consti- philosophie, ou du moins recueille pour elle les faits à
i tution archivistique, quel que soit le statut de l'archive n. articuler dans un paradigme ou une épistémê.
La singularité quelconque (qui n'est pas nécessairement un Or Lyotard a fait plus que nommer une époque, ce qu'il
sujet) est essentiellement archiviste. a montré dans une exposition d'envergure au Centre
Et pourtant, certains sujets, certains auteurs, firent G. Pompidou: les Immatériaux (1985), qu'il a accompagnée
époque : Levi-Strauss avec le structuralisme, Derrida avec d'un important catalogue, où la vérité de cette exposition
li: la déconstruction, etc. Si Lyotard a fait époque, c'est au titre où l'on expérimentait les temps nouveaux fut alors vérita-
du postmoderne, lequel consistait en un acte de baptême du blement exposée philosophiquement avec le concept
temps présent. Il aurait fait époque en qualifiant l'époque, d'immatériaux (on parlerait aujourd'hui de réalité virtuelle,
la sienne, c'est-à-dire en l'inventant. Est-ce que cela ne serait d'image ou de musique de synthèse, de nouvelle
pas le degré suprême du faire-époque ? Dire l'époque, « organologie », d'interactivité, pour dire la préséance d'un
inventer l'époque? programme sur la réalisation effective « matérielle »),
Dire l'événement de l'époque. On voit que la question caractérisant ainsi une autre ère de la surface d'inscription.
de l'époque rejoint celle de la mode. Il y a des modes En vérité, les « Immatériaux » caractérisent beaucoup plus
intellectuelles qui sont plus que des vagues éphémères, qui qu'une époque parce qu'ils reconfigurent tous les appareils
caractérisent leur temps. Il faut prendre au sérieux les et les médias de communication modernes existants, en
modes : la postmodernité est à la mode. instaurant une autre surface d'inscription des signes, une
Mais s'il y a des époques comme il y a des modes - autre proto-géométrie que celle inaugurée, probablement,
ce qui est bien en vérité, car une époque est une mode : par l'Égypte ancienne. Avec eux, l'ancienne surface
l'existentialisme français et Saint-Germain-des-Prés, la d'inscription caractérisée par la projection s'efface peu à
postmodernité et l'association Californie-pétard du soir- peu. Une des conséquences de cette nouvelle proto-
géométrie, c'est que l'écriture numérique, la première
totalement universelle, sorte de mathesis universalis
danica. La sécession du geste dans fa peinture de Stig Brogger, Paris, Galilée,
1997· ridée qu'une œuvre est une sorte de phrase qui ne comporterait pas puisqu'elle permet de programmer aussi bien des textes que
un univers, ne possédant aucun des postes de la communication (destinateur, du son ou des images, est une écriture absolue bien que
desrinaraire, référent, sens), mais seulement une charge d'affect est reprise constituée par du langage naturel et des symboles logiques,
dans son Supplément au Différend, in Misère de fa philosophie, op. cit.
12. C'est ce que Lyotard appelle monumentum : Monument des possibles, in
car plus que toute écriture, elle n'entretient aucune relation
Moralités postmodernes, Paris, Galilée, 1993. physique avec son référent. I;écriture, étant fondamenta-

34 35
lement orpheline, persistant dans l'être malgré la mort de disparus sont par définition ce qui ne laisse pas trace, ou une
son père, comme l'écrivait déjà Platon, met entre trace ininscrite, ou un événement - la disparition - qui,
parenthèses aussi bien le destinataire (à qui est-elle proprement, laisse le témoin dans l'ignorance de son avoir-
destinée ?), que la signification (qu'est-ce qui est dit ?), que lieu, parce qu'on ne peut lui attribuer ni lieu ni effectivité)
finalement le référent (quel est l'objet visé ?). Dès lors, la de la généralisation de l'écriture numérique. À bon droit,
signification de l'ère dans laquelle nous sommes entrés du parce qu'on ne voit pas ce qui relierait nécessairement ces
fait des « Immatériaux », c'est de généraliser la disparition deux séries hétérogènes, l'une qui concerne le pouvoir (la
'I!
, ,
du référent, entraînant le recul de l'image ou du son politique terroriste d'État), l'autre le savoir en général (la
analogiques (photo argentique, caméra classique avec sa numérisation). Il nous restera donc à nous demander si ce
1'" pellicule et ses photogrammes, etc.) au profit de dispositifs télescopage hétérogène peut être l'occasion de l'avènement,
d'images et de sons dont le support est commun. Les toujours improbable, de nouveaux appareils ; si quelque
« anciens » dispositifs d'appareil subissent une unification chose comme une esthétique du tort pourrait faire époque;
telle que la même caméra peut à la limite servir à la vidéo si des œuvres laisseraient surgir quelque chose comme
comme au cinéma et se rapprocher inexorablement de des apparitions artistiques spécifiques. Cet appareil, on
la photographie. Le retrait généralisé du référent physique l'imagine, ne pourra être analysé à partir de ce que Lyotard
inaugure, incontestablement, une spectralité de pro- appelait, à la suite de Kant, le « sublime », lequel ne saurait
gramme 'J. On sait par ailleurs que Lyotard, dans Le caractériser un appareillage.
Différend, pour répondre au sophisme négationniste, a Avec la caractérisation de l'ère nouvelle par le vocable de
élaboré une théorie du tort distingué du litige juridique. postmodernité, Lyotard faisait passer par-dessus l'épaule de
D'un tort, le langage de communication, articulé, le logos, ses lecteurs (rendait cinématographiable) la « modernité »,
ne peut témoigner: le tort est plutôt la chose d'un sentiment entendue jusqu'alors selon l'ordre des fins et des finalités de
inarticulé, la phôné, la voix aristotélicienne distinguée de ce l'histoire, accomplissement de l'humanité par les Lumières.
que l'homme seul, à la différence de l'animal, peut articuler. Les Immatériaux proclamaient que la « modernité »
L'horizon du Différend, c'est bien une nouvelle ère politico- n'aurait eu qu'un temps, resterait inachevée, voire en
historique: celle de la disparition de masse, des génocides. situation d'échec. Elle deviendrait le passé le plus proche,
Il ne semble pas que Lyotard ait tenté de rapprocher la pensée ce qu'il faudrait décrire dans son inélaboration même. Le
du tort liée à un nouveau régime de la trace (puisque les texte de Benjamin : Expérience et pauvreté, qui caractérise
fort bien cette modernité mettant en exergue le support de
13· M. Porcher, La Production industrielle de l'image: critique de l'image de la surface d'inscription des signes comme support vide, au
synthèse, Paris, I.:Harmattan, 2002. contraire des surfaces saturées du XIX' siècle, saluant comme

36 37
InItiateur le pampWet de Loos '<' ce texte paradoxal de qu'on cherche à décrire, celle dont elle se sépare et une sorte
Benjamin revendiquant, comme Cœurderoy", la venue de de préhistoire mythologique en position archéologique.
« nouveaux barbares », apparaissait dès lors comme une
Mais, on va le voir, cette conception de l'époqualité est en
archive du « mouvement moderne ». De même que la rupture avec les trois sens du mot époque qui ont servi de
volonté benjaminienne de partir de « Soi », de « Peu », de point de départ.
« Rien », de disparaître socialement en effaçant ses propres
On proposera, au contraire, qu'il y ait des époques
traces. Tout cela commençait à apparaître comme étant du se détachant de quelques ères de la surface d'inscription.
passé, quelque chose qui n'était pas elle s'étant glissé à La recherche est ouverte : il en apparaîtra toujours de
l'intérieur de la modernité, les surfaces urbaines se nouvelles. Mille Pidteaux, écrivait Deleuze.
retrouvant peu à peu couvertes de signatures néo-ethniques Pour une téléologie des « âges du monde », il y a deux
calligraphiées, les corps recommençant à être tatoués et sources textuelles possibles pour tout découpage trinitaire
percés comme lorsque l'appareil sauvage d'écriture de la loi de l'histoire: la Bible et les souverainetés (les « idéologies»)
sur les corps faisait époque. Inquiétante persistance de indo-européennes. On ne s'étonnera donc pas de rapprocher
l'appareil archaïque.
le faire-époque et l'invention - ou la nomination -, car celui
Depuis quand les philosophes se mêlent-ils de nommer qui nomme, c'est par excellence Adam, celui qui vient après
l'époque ? Depuis Platon et La République ? Mais c'était la Création et retrouve le nom divin. Inventer, c'est donc
dans le cadre d'une philosophie politique des régimes du nommer pour la seconde fois, renommer la Création divine.
politique et non dans celui des âges de l'humanité. Il y a chez Lyotard plusieurs modèles de l'historialité.
Nommer l'époque, c'est indissociablement nommer Lyotard, esquissant dans Le Différend une succession de
l'autre époque, celle dont elle est issue: c'est le jeu introduit légitimités, des normativités, des ères entre lesquelles il ne
par Lyotard avec le post de postmoderne, qui signale la peut y avoir qu'un différend, en limitait lui aussi le nombre
reconnaissance de la différence des temps et la prise en à trois: le narratif (les sociétés « sauvages-païennes »), la
compte de cette différence.
révélation (les « sociétés théologico-politiques »), le
Dire l'époque, c'est dire l'autre époque et consé- .délibératif (les sociétés « capitalistes-républicaines »). Il
quemment les autres époques. Ou plutôt, dire l'époque, retrouvait d'une certaine manière les trois ordres de la
c'est compter jusqu'à trois en partant de la fin : l'époque souveraineté indo-européenne selon Dumézil (les guerriers,
les prêtres, les producteurs). Modèle secrètement à l'œuvre
14· A. Loos, Ornement et crime, Paris, Payor er Rivages, 200 3. dans Le Discours de Rectorat de Heidegger (1933).
15· E. Cœurderoy, Hurrah! ou Uz Révolution par les cosaques, Grenoble, Mais cette description en termes de normes s'imposant
éditions Cent pages, 2000.
super-époqualement aux genres de discours et donc à la

38
39
manière d'enchaîner des phrases, venait recouvrir une autre norme qu'est le délibératif, le figural aura beaucoup plus
problématique développée dans Discours, Figure: celle des de chances d'apparaître pour lui-même. Mais cette
« blocs d'écriture ». Là où la thèse de 1971 s'attachait à « troisième » époque est bien paradoxale, et en cela un
l'impossibilité logique d'un passage entre blocs en rendant véritable avènement : si elle « succède » aux deux autres,
possible une multiplication de ces derniers, Le Différend elle en est aussi la vérité, ce qui implique que, comme le
réintroduisait un téléologisme puisque la dernière norme désir pour l'appareil psychique, elle a toujours été présente
(le délibératif) était décrite comme la moins métaphysique, dans l'histoire; elle est achronologique ; elle ne peut donc
laissant plus de chance au jeu (play), à l'improbable, au être relevée par l'historien ; elle travaille souterrainement
moment de l'enchaînement d'une phrase sur l'autre. l'histoire comme le chaos carnavalesque chez Benjamin.
Ainsi, même dans une pensée adialectique comme celle Lyotard en voit le symptôme chez les artistes qui œuvrent
de Lyotard, c'est-à-dire dans une pensée de la différence, le pour elle (c'est-à-dire pour la Chose) depuis toujours. Ce
modèle ternaire s'impose à l'époqualité. Dans Discours, qui fait que John Cage, Cézanne, Masaccio et les peintres
Figure et en particulier dans le chapitre central, Veduta sur de Lascaux sont contemporains de la même Chose '•.
un fragment de l'« histoire» du désir, il est clair que, selon La structure de l'époque serait donc, en apparence, celle
le critère de la présence du figural (autre nom de la de l'événement, des deux temps de l'après-coup. Or, on
différence et donc de l'événement), le partage se fait entre vient de le comprendre, la dernière époque, le post-
le genre de discours narratif (dont le meilleur exemple est moderne chez Lyotard, celle qui inscrit la vérité de la
la Bible, puisque le figural y affleure au titre de la différence première en l'émancipant (le narratif comme arkhe1 ne
ontologique entre la Chute et la Rédemption), et le genre peut pas plus qu'elle être dans le temps de l'histoire,
de discours cognitif inauguré par la physique axiomatisée puisque, à la fois, elle a toujours été là et elle en proclame
de Galilée, par la perspective (où le figurai, la Nature, la vérité. Paradoxalement alors, seule une phase intermé-
passent alors à l'extérieur du discours, en position de diaire sera dans l'histoire, fera histoire. C'est le temps qu'il
référent). Il n'y aurait donc en apparence que deux grandes faut entre la première frappe et la seconde, le temps long
époques, sauf que toute l'analyse vise à montrer que, de ces de l'inscription de l'événement, celui de l'archivage, le
deux grandes écritures culturelles, ces « blocs d'écriture » temps platonicien de la mort de la couleur dans Que
que sont le Récit et la Sdence, l'un refoule et l'autre fordot peindre? (entre l'âme-corps de l'enfant affectée par la
le figural (le désir, l'événement). Et qu'il convient donc de couleur et la couleur en gloire sur le tableau du peintre
dégager la possibilité d'un troisième terme, véritable adulte). Ce temps ne peut être béni des dieux: il ne peut
substrat de toute production de sens, qui ne s'appelle pas
encore postmodernité, où, du fait de l'imposition de cette 16. ].-F. Lyorard, «Anamnèse du visible », in Misère tU la philosophie, op. cit.

40
41

-.--
être que celui de l'oubli de l'Être (la métaphysique selon post-heideggerienne a été massivement celle de l'événement,
Heidegger, temps finalement sans épaisseur, du ressas- jusqu'à l'équation: époque = Ereignis.
sement du même: les multiples philosophies de la subjec- Une pensée de l'époque entendue comme événement en
l "
tivité, des « conceptions du monde », entre la pensée de arrive à dissoudre l'histoire dans une sorte de brouaIard où
l'Être selon les présocratiques et l'accueil de l'Être dans la
1

les choses du passé sont indistinctes et peu dignes d'intérêt,


Dichtung poétique), ou que celui de l'aliénation de au mieux préposées au Purgatoire, au pire à l'Enfer. Nous
l'humanité selon Marx (entre le communisme primitif des proposerons au contraire une véritable philosophie de
tribus germaines et le communisme réalisé mondialement, l'histoire qui sera donc nécessairement une histoire du
c'est la succession des formes du même : la société de milieu, parce qu'il faut toujours partir du milieu. Nous
classes, selon les variantes successives de l'esclavage, du serons donc obligés de restaurer une définition de l'époque
féodalisme et du capitalisme). qui ne la réduise pas aux deux temps de l'événement, ou
I.:histoire, si elle existe, est donc toujours et seulement pire, à la phase intermédiaire, celle du temps qu'il faut pour
celle de cette phase, celle du milieu, entendue comme l'incorporation ou l'inscription. Partant du milieu, nous
passage oublieux, dépôt, perte de l'essence, incarnation de retrouverons la définition schaIérienne de la culture comme
l'âme dans un corps-tombeau, aliénation, emprise toujours milieu de l'art et du politique. A contrario, nous ne nous
plus grande du Système selon Adorno ou Lyotard, attente étonnerons pas de constater que les philosophies citées plus
indéfiniment prolongée du Messie. C'est le développement haut ne peuvent que mépriser la culture et ses appareils au
nécessaire des forces productives chez Marx comme seule nom d'une sorte de théologisation de l'art.
, :
, 1 différence entre la tribu germaine et la victoire de la
Commune de Paris à l'échelle internationale. C'est l'extré-
1

1
misation de la subjectivité entendue comme volonté de
1
puissance nietzschéenne selon Heidegger, mais se
retournant en son contraire, le nihilisme, lequel prépare
l'avènement du tout autre de la philosophie : la pensée
méditante. Ou, ce qui revient au même, le tout autre de
l'époque de la technique - phase ultime de la métaphysique
- a comme nom Ereignis : l'Événement absolu. Le moment
de l'arrivée du Dieu.
Pour ces philosophies, l'époque en sa vérité est celle de
l'événement, car l'époque est l'événement. La philosophie

42
CLAUDE LEFORT:
APPAREIL ET HISTORIOGRAPHIE

Arrivés en ce point de l'analyse, il devient évident qu'on


l'I ne peut pas rester dans le cadre d'une pensée de l'époque
'1: 1
1 comme événement, ce qui rend pourtant nécessaire de
comprendre pourquoi l'époqualité a reçu cette interprétation.
fi faut en revenir à une pensée de l'époque comme stase: arrêt,
! :
arrêt du jugement, suspension. Il faut qu'on en arrive à dire:
il y a une multiplicité d'époques, de plateaux, sans qu'aucune
ne puisse être la dernière. Il faut arriver à penser la démulti-
plication des époques comme succession d'inventions de
ce qu'il y a de plus essentiel : de formes de temporalité.
Cépoque intermédiaire, celle de l'oubli et de l'aliénation,
doit disparaître pour laisser la place à une complexification
inachevable des formes du temps et donc de la fiction.
Il faut déjà casser la nécessaire irréversibilité de la
seconde époque, son côté loi d'airain et réintroduire, à la
Suite de Benjamin, la possibilité à chaque instant du retour-

45
nement de l'histoire, comme d'un gant. C'est l'idée à-dire que, là où le Moyen Âge, qui évidemment ne se savait
benjaminienne que les révolutions ne valent que comme pas tel, vivait dans une familiarité totale et aveuglante avec
interruptions du temps (arrêter les horloges le soir de la l'Antiquité -les édifices chrétiens annexant sans vergogne
première journée de l'insurrection de 1830 '). Chez les ruines romaines, Vénus devenant la Vierge -, les lettrés
Benjamin, comme plus tard chez Lyotard analysant la de l'humanisme instituèrent l'Antiquité comme ce qui
Révolution française, cette interruption rend possible dorénavant devait acquérir la puissance d'une archive, un
J'irruption d'un temps chaotique (fort peu messianique modèle opaque dès lors à étudier J. Il était alors inévitable
malgré la tendance des interprètes de l'ami de Scholem à pour ces lettrés que l'époque d'où surgissait leur nouveau
n'y relever que sa seme influence), celui de l'inversion monde, celle dont il ne vomait rien connaître, le gothique,
carnavalesque: quand les rapports sociaux de soumission n'entraînât que mépris. Et il faudra attendre le Romantisme
et de séduction sont interrompus et que les dispositifs et de nouveaux lettrés comme Viollet-le-Duc, pour recons-
d'observation, comme le cinéma primitif, sont retournés par tituer, à partir de l'invention du patrimoine, l'architecture
ceux dont ils étaient les objets, de leur propre chef, vers eux- gothique dans son essence d'époque.
mêmes, mais à des fins politiques 2.
En leur temps, les architectes et artisans gothiques
On va donc proposer de penser l'époqualité comme n'étudiaient pas les ruines romaines qu'ils côtoyaient. Au
suspension, mais permise par des appareils, en tant qu'ils contraire d'eux, Brunelleschi ouvre au Quattrocento la
Il
i,
1
vont inaugurer à chaque fois, selon leurs caractéristiques, nouvelle époque et la nouvelle architecture (projective et
une nouveUe spatio-temporalité.
perspective) en se rendant à Rome avec ses compagnons.
1 1 En effet, qu'est-ce qui est à J'œuvre quand on nomme C'est parce que, pour eux, cette architecture était devenue
',1 son époque?
, i, autre qu'ils décidèrent de l'étudier. r.:invention de la
On l'a dit: inventer son époque en la nommant, c'est perspective, de l'appareil perspectif qui fera précisément
tout aussi bien inventer l'autre époque, ceUe que l'on époque jusqu'à nos jours, est indissociable de l'invention de
constitue alors comme arkhé, comme archive, mais dans la l'Antiquité comme époque tout autre, comme archive"
conscience de la différence des temps. La Renaissance C'est au fond ce modèle qui s'est imposé aux conceptions
s'invente dans son écart constitutif avec l'Antiquité. C'est-

3· E. Garin, L'Éducation de l'homme moderne, la pédagogie de la Renaissance


W Benjamin, Thèses sur le concept de philosophie de l'histoire, in Écrits
I.
ftançais, Paris, Gallimard, 19 8 9. (I4 oo -z6oo), Paris, Fayard, 1968.
4- Cette objectivation perspectiviste de l'Antiquité est le « sujet" même
2. W Benjamin, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique,
de la Cité idéale dite de Baltimore (musée des Beaux Arts de Baltimore),
op. cit. ; et le commentaire de B. Tackels, L'Œuvre d'art à l'époque de
où les références romaines et romanes sont disposées en un véritable collage
W Benjamin: histoire d'aura, Paris, LHarmattan, 2000.
architectural.

Iljl 46
47
IIli'I,(
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I
111,i, ',I:I'
Il,1,11
11
de l'époque comme événement malgré leur refus d'une application du système perspectiviste, son annonce
conception projective de l'histoire.
simplement dans une posture d'étude, bien avant la mise au
On retrouve la même conscience aiguë de la différence carreau de l'espace. On est, avec une telle analyse, fort éloigné
des temps chez Machiavel qui, pour caractériser le régime de la caricature de l'humanisme qu'a pu donner récemment
Iii
politique de la Florence de son temps (c'est-à-dire naturel- p. Sloterdijk 6 : les lettrés comme caste de maîtres-bouviers,
I!'
lement, pour le contemporain, la chose la plus confuse qui imposant une humanité définitivement courbée en la
soit : quasiment la lutte hobbésienne de tous contre tous, wsant s'asseoir pour apprendre à lire et à écrire!
Florence contre Sienne ou Milan, les Grands contre le On en conclura qu'il n'y a pas de position d'époque sans
I,i Peuple, le Prince contre la Cité, les factions entre elles, etc.), conscience de la différence des temps, sans la position
travaille sur la Première Décade de Tite-Live, c'est-à-dire sur d'altérité de l'autre époque. Mais cet acte intellectuel dépend
une analyse de la Rome républicaine. Machiavel ne peut à chaque fois de ce qu'on appellera un appareil - ici le
caractériser Florence comme République - et décrire malgré dispositif perspectif - en tant que cet appareil invente pour
tout les « bons» effets pour la liberté d'un régime de la cette époque et son autre, un autre rapport au temps. La
division - que parce qu'il sait analyser en quoi la Florence question de la transmission du passé est donc inséparable de
du xw siècle n'est plus la Rome républicaine '. Les uns et celle des appareils. Le paradoxe résidera dans le fait que ces
les autres - Brunelleschi, Machiavel et d'une manière appareils ont, au premier abord, plutôt affaire à l'espace des
générale les humanistes de la première Renaissance _, ne images qu'au temps. eappareil perspectif, la camera obscura,
s'installent pas dans la position d'héritiers d'un testament le musée, le photographique, le cinématographique, extraient
qui ne fait pas problème, dans la continuité familière. Au des représentations dans un continuum spatial. Ils n'intro-
contraire, faisant le choix de la discontinuité et de la rupture, duisent que secondairement à une temporalité spécifique.
de la suspension du jugement, ils font de l'arkhé, de Faisant époque pour leur temps, on dira alors qu'il n'y a
l'Antiquité, une énigme dont seule l'étude la plus érudite et de véritable époque que du fait de ces appareils, car ils
la plus consciencieuse pourra, tendanciellement, venir à CID élaborent la texture : perspectiviste, muséographique,
bout. On reconnaît là, avant cette objectivation générale de photographique, cinématographique, analytique, etc.
la Nature que permettra l'appareil perspectif, l'objectivation )Le XIX' siècle sera ainsi le siècle de l'histoire, c'est-à-dire
du passé, qui cesse ainsi d'être cette chose trop évidente qui ... musée, parce que la vérité de l'écriture de l'histoire réside
obscurcissait en fait la vue des hommes du Moyen Âge. Or la temporalité muséale, ou le xx' siècle celui du cinéma,
ce rapport spécifique au passé constitue bien la première teIon Godard.

5· Cl. Lefon, Le Travail de l'œuvre, Machiavel, Paris, Gallimard, 1972 .
'r'p' Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits,

·
2000.

1I
48 l fl 49
. >.
.'
,
\


On propose ainsi de penser en priorité la texture d'une
époque dans son rapport à l'autre époque, comme une originaire, une acception négative. Ce flux, Benjamin tente
invention de temporalité spécifique à tel ou tel appareil. de l'identifier avec les notions de rêverie collective et de
Chaque appareil, donnant son interprétation de la différence fantasmagorie originaire. La temporalité de ce flux d'images
des temps, fait surgir telle ou telle temporalité qui devient qu'il décrit dans ses protocoles d'expérimentation de
son invention propre: un certain genre de fiction et donc drogues 9 est celle du processus primaire, de l'entre-
un certain genre littéraire. Précisons ce que nous entendons expression des formes ignorant la négation, la mort, le
par « inventer» : non pas faire surgir ex nihilo, mais rendre principe de contradiction.
visible ce qui était là sans être vu, comme on « invente» un Cela suppose que le vis-à-vis de l'appareil ne soit pas la
trésor. Faire apparaître, dégager d'un chaos, d'un magma. nature ou la « réalité» visible, ce qui déplace la problématique
Dès lors, les époques ne se suivent pas, l'une chassant d'un K. Fiedler qui eut tant d'influence sur Benjamin. Les
W

l'autre : l'invention d'un appareil procède plutôt par appareils doivent extraire leur matériau non du réel sensible
différenciation. L'appareil photo et le cinéma étant des mais du plasma imaginal. Ce peut être, pour la société
différenciations de la perspective et de la camera obscura, « sauvage », la rêverie nocturne du chef: les Indiens Mapuches

leurs époques ne les chassent pas, mais coexistent avec elles du Chili ne peuvent agir qu'en fonction de l'interprétation
par complexification, recouvrement et désemboîtement. du rêve du « chef}) que donnera la medecin woman Il était H.

Comment penser cette coexistence des époques, des donc vain de vouloir comparer la perspective « artificielle })
temporalités hétérogènes, des destinataires totalement à la «perspective naturelle» comme on le fait depuis Panofsky.
dissemblables des appareils? Il faudrait, à rebours, analyser La première n'est pas la prothèse plus ou moins «juste n »de
la pseudo-évidence de certains thèmes contemporains, la seconde : elle consiste bien sûr en une rationalisation de
comme celui du métissage (des cultures, des peuples), du l'espace, mais surtout, elle a fait surgir un nouveau mode de
collage et de la « fusion» des arts 7. la temporalité en rabattant le temps sur l'espace: l'instant
En effet, chaque appareil peut être conçu comme un comme découpe dans un continuum homogène de temps, et
désemboîtement spécifique d'un plasma imaginai, d'un flux une nouvelle détermination de la singularité: l'ego cogito ".
continu d'images quelconques auxquelles les singularités ---
9· W Benjamin, Sur le haschich, Paris, Bourgois, 1993.
adhèrent nécessairement, nativement. Ou : bêtement, en ne , 10.K. Fiedler, Sur l'origine de l'activité artistique, préE. et notes D. Cohn,
donnant pas ici à la créance immédiate en une rumeur 8 Paris, éd. de l'ENS rue d'Ulm, 2003.
Il. A. Métraux, Religions et magies indiennes d'Amérique du Sud, Paris,
7. T. W Adorno. L'Art et les arts, trad et prés.
de Brouwer, 2002.
J. Lauxerois, Paris, Desclée Gallimard, 1967.
12. J,- L. Déotte, L'Époque de l'appareil perspectif: Brunelleschi, Machiavel,
8. E. Morin, La Rumeur d'Orléans, Paris, Le Seuil, 19 9.
6 DescarteJ, Paris, 200!.
Il. Ibid.


51
Autre exemple: la spécificité du cinéma, pas plus que celle Premier point : entre la perspective (la peinture
de la perspective, ne consiste dans l'enregistrement du réel. Renaissante) et la narration chrétienne, il y avait un
Sa dimension privilégiée n'est pas « ontologique » au sens de nécessaire différend de normes, qui ne fut apparemment
Bazin '4, repris par Godard qui en fait comme un devoir pour comblé que par l'extraordinaire prolifération des narrations
le cinéma, lequel devrait toujours répondre présent, dans une religieuses dans la peinture classique. Mais, par elle-même,
posture de témoin absolu. Au contraire, la spécificité des la perspective a émancipé le temps de la différence narrative
appareils est de nous émanciper de l'adhésion originaire au et donc de la Faute. Sa temporalité est innocente. C'est celle
corps et aux lieux. Les appareils suspendent, déracinent, de la science, du désenchantement (M. Weber) ou du temps
arrachent, délocalisent, déplacent violemment les corps. Les vide du « progrès» (w. Benjamin), ou de la logique du
appareils ne s'affiontent pas sur le terrain « ontologique ", projet en général, que l'on retrouve par exemple au cœur
au sens où certains seraient plus réalistes que d'autres, mais de l'existentialisme sartrien.
sur celui de l'émancipation et de la complexification des Second point : le cinéma, succession de perspectives
inventions de temporalité. arrêtées (les photogrammes), ne peut rencontrer la nécessité
Il Cette émancipation procède d'une certaine manière par du récit que de l'extérieur, par l'art du montage, par la fable
1,1!1i
1: 1:1 1
qui restera toujours hétérogène. En son fond, le cinéma,
1
paliers, par ruptures, appareil contre appareil: une nouvelle
l',1 temporalité surgit contre une ancienne, si bien ancrée qu'on comme le dessinateur de Greenaway, passera toujours à côté
aurait pu la prendre pour une temporalité « naturelle ", si du crime.
cela avait un sens. La situation d'un art à un moment quelconque n'est
Le film de P. Greenaway, Meurtre dans un jardin anglais, intelligible que si l'on ne confond pas tel art et tel appareil,
est ici exemplaire '5: ce dont il s'agit, c'est bien d'un meurtre, par exemple la peinture et la perspective. Proposons de faire
meurtre de l'appareil du Récit (de la fable) accompli par la comme si la perspective, comme tout appareil, s'était
perspective qui impose une nouvelle temporalité, celle d'un imposée à la peinture, comme à tout art (dessin, sculpture,
temps homogène et vide, découpé en instants. Comme le etc.), comme à toute écriture de l'espace (scène dramatique,
temps nest plus celui du Récit, il ny a plus de différence entre jardin, architecture, etc.), sans nécessité aucune. Cela suppose
la Faute et la Rédemption, le figural (pour parler comme que l'on réduise chaque art à quelques invariants. On se
Lyotard) passe hors-champ, comme meurtre d'un homme référera plus loin aux constituants de la peinture selon
dont le corps disparah. Ceci qui implique deux choses. Benjamin, constituants qui sont aussi ceux mis en exergue
par Lyotard ,6 (la ligne graphique, la tache colorée, le nom),
14. A. Bazin, Qu'cst-ce que le cinéma? Paris, Le Cerf, 1958.
15. Cf infra l'analyse du film. [6. J.- F. Lyotard, Que peindre ?, op. cit.

52 53
analyse qui est plus essentielle que celle de Greenberg (la Dest intelligible que parce qu'au même moment le même
bidimensionnalité du « médium»). On pourrait par ailleurs art peut être appareillé fort différemment, et donc entraîné
prolonger cette analyse pour chaque muse, suivant la dans des temporalités divergentes et hétérogènes. La
le même» sculpture, appareillée nativement par la perspective
démarche inaugurée par Lessing qui opposait principiel-
lement sculpture et poésie '7, c'est-à-dire corps et nom. Mais (sculpture académique, par exemple funéraire, au cimetière
la temporalité qu'on y distinguerait à chaque fois, n'est-elle du Père-Lachaise) aurait pu être muséifiée et recueillie dans
pas celle, essentielle, toujours réinventée par les appareils? À le cadre du musée des Monuments français de Lenoir, être
part les analyses d'usage sur les arts de l'espace opposés aux photographiée par Catherine Hélie et entraînée dans un
2D

arts du temps, à part les comparaisons entre tel art et tel autre devenir spectral, puis numérisée et transférée sur la Toile,
art (la peinture et la musique chez Adorno .S), il faudrait se devenir archive dans une banque de données, matériau pour
demander pourquoi telle esthétique, de la peinture par une future fiction, utilisée comme photogramme dans un
exemple comme celle de Lyotard, fait émerger une film comme La Jetée de Marker comme témoignage d'un
temporalité de l'après-coup (ou de la perlaboration, etc.) ? Il temps d'avant la Catastrophe, preuve tangible pour
est évident alors que l'appareil critique applique une l'homme, maintenant jeté dans l'exploration du passé, qu'il
temporalité inventée ailleurs. Par exemple, peut-on dissocier y avait alors des hommes et des femmes, c'est-à-dire de
la critique d'art de l'appareil du musée? D'autres appareils l'affect, ce qu'isole aujourd'hui la vidéo, etc.
imposeront d'autres temporalités à la peinture, ce sera le cas Cinvention des appareils procède par désemboitement
au XIXe avec le musée et la bibliothèque, avec la photographie et différenciation: elle a le sens d'une nécessaire émanci-
(Baudelaire, Benjamin), aujourd'hui avec les immatériaux. pation. Ce qui implique que les seules vraies révolutions ne
Après avoir distingué les appareils (limités ici à la modernité sont pas politiques, mais culturelles. Mais il faut hiérarchiser
« perspectiviste ») comme dispositifS de destination faisant les facteurs d'une révolution culturelle, distinguer médium,
époque, on étudiera quelques œuvres intelligibles du fait de dispositif et appareil. Ce qui inaugure la Renaissance, ce
cette tectonique des plaques. n'est pas l'invention de l'imprimerie mais la coupole de
La situation des arts contemporains, ces « arts du divers i> Brunelleschi. Une rupture dans l'économie du livre, ce n'est
qui effrangent leurs frontières selon les analyses d'Adorno ", pas rien, ne serait-ce que pour le savoir lui-même qui sera
diffusé universellement à bas coût, sans les erreurs des
17. G. E. Lessing, Laocoon, Paris, Hermann, 1990. Cf noue L'Homme de
copistes. La diffusion sera alors celle de textes fIXés et
verre. Esthétiques henjam;niennes, Paris, LHarmattan, 1998. contrôlés. Cinvention d'un médium de communication est
18. T. W Adorno, Sur quelques reÛltions entre musique et peinture, trad.
J. Lauxerois et P. S1.endy, Paris,La Caserne, 1995.
19. T. W. Adorno, L'Art et les arts, op. cit. 20. Lire plus loin.

54
55


une chose, celle d'un appareil, tout autre chose: c'est la était déjà un récit de l'émancipation (appréhender
définition même du savoir qui change, de son destinateur l'événement par l'amour), alors il faut postuler une
comme de son destinataire, comme de son référent. situation aliénante « originaire », une temporalité toujours
Une révolution culturelle est le fait du surgissement d'un déjà là, en toile de fond, redondante, « Éternel retour »,
appareil, surgissement à la fois improbable et nécessaire. « destin» ou « ennui» sous la plume du Benjamin de Paris,
Improbable comme l'est un événement, bien que la capitale du XIX siècle. Et Benjamin, dans la correspondance
succession des appareils ne soit pas celle des événements avec Rang", décrit l'appareil antique de la mise en scène
sociaux-historiques, « humains », « empiriques », aurait écrit tragique comme désensorcellement, rupture avec la
le Benjamin de la lettre à Rang. Nécessaire, parce que l'enjeu continuité du destin, entendue comme circularité ressassée.
est celui d'une émancipation toujours à relancer, l'émanci- Se dessine en pointillés ce qu'il appellera une « histoire
pation consistant essentiellement dans l'invention d'une spirituelle ') », qui consisterait en une succession de
temporalité inouïe qui suppose une Sotte de temporalité désensorcellements. On pourra donc dire de l'œuvre d'un
j:
originaire menaçant toujours de ressaisir les imaginations. art appareillé qu'elle devra introduire une discontinuité pour
Bernard Stiegler, dans lèmps et Cinéma, analyse bien la etre au plus près de la spécificité temporelle de cet appareil.
capture du cinéma par la télévision en termes d'imposition 11
totale d'une temporalité synchrone, donc continuiste (les !1
actualités de CNN), à des temporalités diachroniques, donc ;/,.
,<

discontinuistes, celles des singularités. Que les temporalités ,:t:


des singularités quelconques deviennent toutes synchrones, :;:1'>
voilà selon lui la forme la plus élaborée de la mobilisation il
de masse, alors que le cinéma avait été perçu dans les années j."
1930 comme l'appareil d'émancipation par excellence, la

temporalité discontinuiste d'un cinéma politique devant
l'emporter sur la temporalité continuiste du contrôle par le
Pl
test professionnel".
Si l'appareil qui constitue le socle de la modernité _ la
perspective - a émancipé les « sujets » de la métaphysique
du récit chrétien de la Faute et de la Rédemption, lequel

21. Benjamin, lire plus loin l'analyse de L'Œuvre d'art... .. Benjamin, Correspondances, op. cÎt., t. 1.
. Benjamin, Paris, capitale du XIX siècle, Paris, éditions du Cerf, 19 89.

56
LÉMANCIPATION SELON BENJAMIN

Thèse XV sur le concept d'histoire :


« Les classes révolutionnaires ont, au moment de leur entrée
en scène, une conscience plus ou moins nette de saper par leur
action le temps homogène de l'histoire. La Révolutionfrançaise
décréta un nouveau calendrier. Le jour qui inaugure une
chronologie nouvelle a le don d'intégrer le temps qui l'aprécédée.
Il constitue une sorte de raccourci historique. C'est encore ce
jour, lepremier d'une chronologie, qui est évoqué et mêmefiguré
par les joursfériés qui, eux tous, sont aussi bien desjours initiaux
que des jours de souvenance. Les calendriers ne comptent donc
point du tout le temps à la façon des horloges. Ils sont des
monuments d'une conscience historique qui, depuis environ un
siècle, est devenue complètement étrangère à l'Europe. La
dernière, la Révolution de Juillet avait connu un accident où
semble avoirpercé une telle conscience. La premièrejournée de
combat passée, il advint qtlà l'obscurité tombante, la foule, en
différents quartiers de la ville et en même temps, commença à

59
len prendre aux horloges. Un témoin dont la clairvoyance Une monade de temps, une journée de mémoire, absorbe
pourrait hre due au hasard des rimes écrivit: "Qui le croirait. tout un cycle, le représente. Elle est excessivement pleine
On dit qu'irrités contre l'heure/De nouveauxjosués, au pied de d'événements si l'on veut bien se pencher sur le fait qu'une
chaque tour/Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour. " » seule fête est une année rituelle résumée en un moment.
Il s'agit maintenant d'introduire le troisième sens du Nous reviendrons sur cette notion de représentation: il n'y
terme époque, le sens « astronomique ». On pourrait dire a pas d'émancipation sans représentation, sans spectacle.
que, pour Benjamin, la Révolution est le respect du Cela impliquera que ce qui s'émancipe dans l'émancipation
calendrier contre le temps mécanique des horloges. Parce que ne le fait pas en propre, dans l'immédiateté de la réalisation
c'est l'irruption d'une discontinuité dans le temps qui en est d'une poussée, mais sur une scène', donc portée par autre
la vérité, contre le temps homogène et vide imposé par chose qu'elle. eémancipation suppose une mise en scène, des
l'appareil perspectif. La perspective a en effet unifié l'espace acteurs, des spectateurs. Un appareillage.
et le temps, comme cela est évident dès la Physique de En quoi consiste la journée de Juillet ainsi achevée par
Descartes. Le temps des horloges, c'est le temps une mise à mort des horloges? Il y va d'un excès contre le
de la science, où un instant ne se distingue pas d'un autre. temps officiel, le temps des horloges, qui s'est imposé à la
Au contraire de ce continuum, les calendriers mettent en temporalité des hommes, un temps vide dont la notion de
rapport la temporalité et la nomination (la mémoire) '. Le progrès aura été l'éphémère enveloppe. Cette temporalité est
jour férié est ainsi interruption du temps profane en ce sens celle de l'ordre, instauré sur les humains depuis la lointaine
que, par lui, émerge une autre temporalité, que Mircea Eliade Chaldée. C'est le temps des astrologues, ces premiers scienti-
appelait sacrée. Cette temporalité indissociable des noms fiques, le temps de la raison imposant l'ordre des astres à la
(Fête des Cendres, Mardi Gras, Pâques) est monadologique temporalité d'ici-bas. La régularité des corps célestes est
au sens où une journée festive résume, miniaturise, à elle venue ordonner le chaos de l'ici-bas. Donc, lors d'une journée
seule tout le cycle d'un autre temps, politique pour révolutionnaire, Benjamin retient l'interruption du temps du
Benjamin. Mais que fête-t-on ? eémancipation du temps. logos. On peut même dire que la Révolution est fondamen-
talement interruption du temps : grève, pause générale,
1. Pour être plus précis, il faudrait dire que le temps de l'horloge mécanique
An I. La totalité des animaux laborieux J s'arrête et prend le
n'est pas réductible à celui de la physique et que le temps mécanique n'est
pas réductible au temps de la mécanique... Si le temps de la science et le temps de voir ce qui va advenir. Mai 68. Par son excès, la
temps des horloges partagent une nature quantitative et indifférenciée, le
temps continu de l'horloge mécanique n'est pas un continuum, mais une
succcession d'" événements" au sens le plus banal du terme, qu'un système 2. De skéné : petite tente.
mécanique compte et décompte. Lhorloge ignorant ce qui se passe durant 3. Lanimallaborans : cf H. Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris,
la période de l'oscillation. Calmann-Levy,197 2 .

60 .' 61

1 7
Révolution a1Tête le temps des astres. Elle ne consiste pas tant à la pédagogie bourgeoise caractérisée par des « pratiques
dans la réalisation d'un programme que dans l'arrêt du sans prévention >i, « compréhensives >i, « intuitives», avec des
temps. Et il faut une énergie considérable pour rompre une éducatrices « aimant les enfants ii.
incroyable tradition de la continuité, de cette continuité Là encore, les éducateurs sont sommés de lire les signaux
qu'on peut accumuler comme fausse promesse de temps, émis par le collectif d'enfants, gestes bridant et mettant en
temps vendu à crédit, temps du capital. Parce que les forme l'imagination débridée des enfants. « La tâche de
Chaldéens ont imposé cette chose au fond extraordinaire : l'animateur consiste à délivrer les signaux enfantins des
l'ici-bas doit se régler sur le temps des astres, sur le cosmos, dangereuses magies de la pure imagination pour leur donner
qui est donc la première figure d'une loi hétéronome, pouvoir exécutifsur les matériaux. Nous savons - pour citer
dissociée de celle des Anciens (<< sauvages », « primitifs ii, uniquement la peinture - que dans cette activité enfantine
peuples « premiers»). Ils ont transformé ce qui était de l'ordre aussi le geste est essentiel Konrad Fiedler a montré le premier,
de l'être physique le plus tangible, le cosmos, qu'il suffit de dans ses Écrits sur l'art, que le peintre n'est pas un individu
lire avant même de savoir écrire, en loi, c'est-à-dire en devoir- qui aurait une vision plus naturaliste, plus poétique ou plus
être. Ce qui doit advenir et faire société, c'est le temps qu'on extatique que d'autres, mais plutôt un homme sachant
peut lire, celui de la position des astres qu'il faut déchiffrer
regarder de plus près avec la main quand l'œil se paralyse, et
méthodiquement. Ce qui implique au passage que la lecture qui transfère l'innervation réceptive des muscles de la vue
précède l'écriture et que le cosmos est la première surface de dans l'innervation créatrice de la main. Mise en rapport
reproduction (l'être comme devoir-être). 1
exacte de l'innervation créatrice avec la réceptive, tel est le
Avant de nous poser la question de savoir ce que la loi 11,.,
geste enfantin. >i
a cherché à assujettir, il faut revenir sur la mise en scène de
Le temps fort de cette transformation de la réceptivité
l'émancipation. Un autre texte de Benjamin nous mettra en créativité, c'est la représentation « théâtrale » : « La
sur la piste. Il fut écrit pour son amie Asja Lacis, qui donna
représentation signifie l'émancipation radicale du jeu que
forme à son activité révolutionnaire de bolchevique en
l'adulte est alors réduit à regarder. » D'une manière alors
organisant par le théâtre des collectifs d'enfants. Ces
totalement paradoxale, pour penser l'émancipation de cette
enfants, dans la période succédant immédiatement à la
jeunesse révolutionnaire -l'urgence la plus contemporaine
révolution bolchevique, erraient en bandes dans les villes
qui soit 4 - Benjamin va chercher ses références du côté du
dévastées, un peu comme des meutes de chiens errants.
plus archaïque: le carnaval, qui est au cœur du paganisme.
Benjamin proposa donc dans ce texte de 1924 : Programme
« La représentation est la grande pause créatrice dans l'œuvre
pour un théâtre d'enfants prolétarien, une conception révolu-

·a'
tionnaire, fouriériste de la pédagogie, qu'il voulait opposer
4· Cf le film d'Abdellatif Kechiche : L'Esquive, 2003.

62 I
,( . I",.
63

,
d'éducation. Elle est au royaume des enfants l'équivalent du Ce Benjamin dionysiaque a eu un maître, totalement
carnaval dans les cultes anciens. Elle offre l'image du monde ignoré de la tradition des études benjaminiennes : Florens
renversé: de même qu'à Rome, durant les Saturnaks, le maître Christian Rang, auteur d'un texte publié en 1927, trois ans
servait l'esclave, les enfants, eux, le temps d'une représentation, après sa mort: Psychologie historique du carnaval. Ce travail
occupent la scène pour l'instruction et pour l'éducation des d'une puissance incroyable a été livré au public français
éducateurs attentifi. De nouvelles énergies, de nouvelles grâce à l'érudition de folkloristes comme Daniel Fabre et
innervations se manifestent, dont l'animateur n'avait souvent trouve sa place à la suite de Nietzsche dans la série des
rien deviné en cours de travail Il apprendà les connaître dans grands écrits sur le carnaval: Goethe, Frazer, puis Bakhtine,
l'émancipation tumultueuse de l'imagination enfantine. Les Propp, Bateson, Bottéro, Le Roy Ladurie, Henri Jeanmaire,
enfants qui se livrent ainsi au théâtre se délivrent dans ce genre Marcel Detienne, etc.
de représentations. Leur enfance s'accomplit dans le jeu 5. » Deux thèses de Rang doivent être isolées ici.
On voit par là que, pour Benjamin, le modèle révolu- Dans son panorama sur la dégradation du carnaval, de
tionnaire n'est pas, comme on l'écrit couramment, un la dérision et du rire, de la Chaldée au christianisme du
messianisme sans messie, c'est-à-dire une interruption du Moyen Âge, Rang met déjà l'accent sur la nécessité qu'il y
temps du fait de l'intervention absolument improbable d'un eut d'imposer un ordre légal au chaos « primitif», celui qui
mouvement messianique; mais une rupture qui permet le envahissait les sociétés préhistoriques qui ne pouvaient faire
renversement des rapports sociaux, comme dans le carnaval le partage entre le monde des vivants et celui des morts.
ou les Saturnales romaines. S'impose alors la figure d'un Limposition de l'ordre astral fut un progrès spirituel pour
• Benjamin réinventeur du paganisme (Mésopotamie, Grèce, des hommes « primitifs » constamment hantés par la
Rome), comme chez Bataille et Lyotard, contre la remytho- présence/absence angoissante des spectres. Mais cette
logisation à laquelle procédaient à la même époque les logique avait deux référents essentiels : la temporalité du
idéologues nazis 6. Irait dans le même sens sa lecture soleil et celle de la lune. Ce calendrier présentait donc un
de Bachofen, s'agissant en particulier du partage sexuel et défaut majeur: il devait tenir compte d'un hiatus, puisque
de la question de la Mère 7. On s'arrêtera plus loin sur la les horloges célestes ne coïncidaient pas. Restait un laps de
notion d'innervation, qui est la clef des rapports arts temps indécidable, rejeté au chaos primitif du retour
(techniques) /corps. angoissant des spectres. Le carnaval- « légale suspension des
lois » - fut alors la tentative rituelle de relancer le temps, en
l'absence de tout critère chronologique, en prenant appui sur
5. W. Benjamin, op. cit., p. 57.
6. J.-L. Déotte, L'Homme de verre. Esthétiques benjaminiennes, op. cit. les forces les plus obscures que les calendriers devaient mettre
7. W Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, 1989. en ordre. Le carnaval est donc une procession, un défilé, un

64 65
mouvement, un passage qui, s'emparant du vide intercalaire non seulement le moment critique mais nécessaire de tout
et inter-calendaire, doit assurer une suture. Mais le rituel au ordre, mais aussi le point cardinal de l'histoire de l'esprit
risque du chaos ne peut être aimable, la relance de l'ordre lui-même. En effet, le combat libérateur des Grecs contre
va au plus près de ce qu'il s'agit de maîtriser: l'inversion les descendants des Chaldéens, les Perses, lors de la bataille
ritualisée des rôles sociaux, la confusion des sexes. r.: excès de Salamine', va être interprété comme l'irruption définitive
(le sang, le vin) sera le prix à payer pour laisser percer cette dans l'histoire du droit universel au pathos contre l'ordre
énergie-là. Le car-naval 8 , la Nef des fous, est donc essentiel- implacable des Asiates. Bref, l'Occident sera cette brèche
lement une percée qui met à profit un arrêt du temps. Le intercalaire définitivement assumée comme droit universel
processus de relance doit être entre les mains d'un supposé de l'âme. Ce qui n'avait lieu que lors des périodes interca-
roi, devant lequel tous les puissants de la terre, momenta- lendaires - le pathos dionysiaque - va devenir un droit :
nément, s'inclinent. Ce roi de dérision l'est aux deux sens: celui, extraordinaire, de la libre « subjectivité », comme droit
c'est à la fois la féroce ironie lancée contre l'ordre habituel, à la subversion !
et ce dont il faut rire finalement. Le roi de carnaval, capitaine C'est à travers la description de la bataille de Salamine
d'une nef délirante, est condamné par l'ordre qu'il aura que Rang donne tout son sens à la question de la représen-
contribué à restaurer. Maître de l'émancipation, par rapport tation.
à la magie de l'humanité en enfance et aux institutions En effet, le pathos libre dut emprunter le passage du
suspendues, il doit payer de sa destruction sa réussite: dilapi- défilé de l'institution carnavalesque. C'est que les acteurs
dation de Dionysos par ses admirateurs. Ici Rang suggère, grecs du combat, conduits par Aristide et Thémistocle,
plus qu'il n'en affirme la filiation, que le christianisme n'a n'avaient pas en eux la légitimité d'assumer la conduite
réussi à récupérer le carnaval païen que parce que le Christ victorieuse de la bataille: parce qu'ils étaient sans mandat,
n'était rien d'autre qu'un roi ultime de carnaval que les ils ne purent agir qu'en empruntant un masque, celui de
Romains tournèrent en dérision lors de la Passion. Dionysos, prince de l'interrègne. Ils ne pouvaient pas
Décrit ainsi, le carnaval devient une figure supérieure s'avancer sur la scène universelle (Schiller) sans masque: ils
de la police, le moment du désordre où se ressource tout devaient faire comme s'ils étaient habités par un dieu '0.
ordre social, puisque l'excès doit toucher à la limite du sup- Alors, la poésie se fit action. Sur la nef centrale s'installa
portable (l'anthropophagie) et rendre désirable le retour l'Hypocrite: l'acteur-devin-dictateur" qui imposa le Verbe
d'un ordre fondé sur les constellations stellaires. Mais le
génie de Rang consiste à historiciser le carnaval, à en faire
9. Eschyle: Les Perses.
IO. F. C. Rang, Psychologie historique du carnaval, Paris, Ombres, 1990, p. 40.
8. Selon une étymologie assez fantaisiste. II. « Celui qui dicte. »

66 67
à l'anarchie des cris de guerre. Le Verbe donna forme doit être le fait d'une subversion opérée par chacun contre
à l'énergie carnavalesque des Grecs. Athènes créa ainsi ce à quoi il aspire le plus délicieusement, l'état de bonne santé
un nouveau type d'autorité: c'était le Verbe qui agissait. qui est le sien : « Une crise latente parcourt notre siècle
« Athènes, le port dans lequel l'épouvantai4 le fantoche anémique [...]. Notre entière condition semble vouloir percer,
devenu orateur et porte-parole, avait trouvé le lieu où jeter aspirer à éclore. [...] Un spectre, dirait-on, s'est étendu sur nous.
définitivement l'ancre de sa neferrante, Athènes acquit sa Notre respiration se fait haletante, contrainte, saccadée,
suprématie, culturelle etpolitique, en tant que cité d'un type angoissée. Nous étouffons sous la pression. Quelle pression? La
nouveau où le verbefaisait autorité. Autorité non pas légale, pression de tout ce que nous avons accumulé sur nous! De nos
ou dictatoriale, mais exercée sur des alliés, des Grecs libres et propresformes, de nospropres contenus! La révolution frappe
égaux qui succombaient à la fascination de l'enivrante à la porte. Pas celle des opprimés contre leurs oppresseurs, non,
rhétorique. Elle l'acquit ainsi dans tous les domaines de la celle qui nous dressera nous-mêmes contre nous-mêmes ! Et
vie où l'éloquence était à même d'arracher la conduite des cependant, la peur nous glace: la vieille santé se défend,. nous
affaires aux prêtres et aux phratries pour la transférer aux ne voulons pas souffrir, nous ne voulons pas être expulsés de
philosophes et aux démagogues. Et elle ne prit conscience de nous-mêmes. Pourtant, tels que nous sommes, nous nepouvons
son hégémonie qu'à l'instant où elle s'adjugea dans l'ivresse plus nous supporter". » Il est aisé de reconnaître ici la source
du verbe la victoire remportée en acte ". » de l'appel benjaminien aux « nouveaux barbares » - et cela
Pour résumer l'histoire ranguienne du carnaval et du rire au cœur des années 1930 - parce que « nous avons bouffé trop
émancipateur : la liberté du rire, inventée sous une forme de culture '4 ».
fortement ritualisée en Chaldée trois mille ans avant notre L'ivresse subversive n'a rien de brut et d'immédiat, elle
ère, devint verbe libérateur chez les Grecs, c'est-à-dire action ne peut percer que parce qu'elle avance masquée, comme
libératrice dans la guerre, puis sur la scène politico-philoso- Descartes se présentant masqué sur la scène du monde et
phique, préhistoire du genre de discours délibératif. Cette faisant son autoportrait le plus véridique. Il y a une
puissance s'incarna, au-delà du demi-dieu inconstant qu'était essentielle fonction masque de toute percée véridique, un
Dionysos, dans la figure conquérante d'un« dieu-homme » corps singulier qui signe en bas du texte le plus universel.
- Alexandre - qui conduisit les Grecs sur les terres des Asiates. Rang le rappelle : toute autorité est masque. « Dans la
Ce triomphe final annonçait une lente domestication du rire Chaldée astrologique, le masque est l'habit étoilé ,. il revêt un
émancipateur par les Romains, puis par le christianisme,
jusqu'au constat nietzschéen que la Révolution, aujourd'hui,
13. Ibid., p. 20.
14. W. Benjamin, Expérience et paulJreté, in Œuvres complètes, Paris,
I2. F. C. Rang, Psychologie historique du carnaval, op. cit., p. 42-43. Gallimard, 2000, r. II.

68 69

,•.ll"à
lieu (temple, sanctuaire) ou un homme (souverain, oracle,
prophète, prêtre) des emblèmes de la constellation dont le lieu
céleste, la position céleste, l'autorité céleste ou l'oracle céleste
dispense ici précisément la grâce, marque ici l'autre pôle, le
pôle terrestre, de sa ligne d'influence. Le roi ne peut rendre
justice que revêtu de l'habit étoilé de son dieu. [...] Le prêtre
qui rend un oracle devient alors personne et personnage ,.
personat: il "per-sonne" ,. ilparle à travers le masque du dieu
(le professeur est une "personne", mais Dieu aussi en est une:
celle justement qui professe dans le professeur! ). Lorsqu'il FLAUBERT:
s'agit d'honorer un dieu en un lieu donné, le site doit être FAIRE DU MATÉRIAU UN SUPPORT
recouvert de l'habit de celui qu'on honore: une idole est habit
divin posé sur un pieu. [... ] lOute autorité est masque". .. »
On comprend finalement l'intérêt constant de Benjamin
pour le théâtre, du drame baroque à Brecht, pour la Faire époque, c'est bien arrêter le temps, ne serait-ce que
photographie, la psychanalyse, le passage urbain et le le temps de le dénommer pour le juger, ce qui suppose bien
cinéma. Autant de genres culturels, d'appareils capables, qu'on s'en soit écarté, qu'on ait suspendu une sorte de
chacun selon sa technique, de percer le temps homogène et créance spontanée et nécessaire, de l'ordre de la rumeur, en
vide du destin. Ce qui suspend la temporalité des spectres, son époque. Il n'y a pas d'action politique possible sans la
celle de la fantasmagorie collective, ce qui subvertit la dénomination de l'époque (du temps présent). Selon que
temporalité de la légalité sûre d'elle-même, ce qui laisse l'on désignera ce temps comme âge de l'impérialisme ou âge
advenir une nouvelle temporalité jamais présentée antérieu- de la disparition (âge des camps), on ne qualifiera pas les
rement, ce sont ces appareils qui libèrent le temps. Mais s'il événements de la même manière. Dans le premier cas,
a fallu, à suivre Rang, inventer Chronos pour venir à bout l'intervention de l'OTAN au Kosovo sera la énième
du retour incessant des morts, pour faire le partage anthro- manifestation de l'Empire (Badiou), alors que dans le
pologiquement fondateur, plus essentiel que l'interdit de second, ce sera une action nécessaire pour ceux qui n'ont
l'inceste, entre morts et vivants, quel appareil nous délivrera pas oublié les génocides arménien, juif, tzigane. Quel nom
des disparus à l'ère de la disparition de masse? donner à notre époque si la notion de postmodernité nous
semble trop reprendre, en la masquant, la structure de
15. F. C. Rang, Psychologie historique du carnaval, op. cit., p. 60. l'événement ?

71
Essayons de mieux analyser la suspension du jugement entretiennent, à un autre niveau, la fantasmagorie collective
qui rend possible la dénomination de l'époque. Quelle en (culture psychédélique des années 1960-1970, culturejunkY
est la raison ? Ce n'est pas, comme dans la philosophie des années 1980, rave party des années 1990).
classique, le statut de la connaissance sensible. Ce n'est pas Dès lors, on ne se demandera pas principiellement,
l'illusion des sens. Le problème n'est pas tant d'évaluer le comme chez Panofsky ou Goodman, en quoi un appareil,
savoir sensible, qu'on l'invalide dans une tradition platoni- l'appareil perspectif par exemple, respecte ou non la vision
cienne-cartésienne ou qu'on lui accorde une certaine validité naturelle (question de la perspective artificielle nécessitant
dans la tradition aristotélicienne-leibnizienne, laquelle un point de vue cyclopéen, monoculaire, un œil qui ne peut
intégrerait Baumgarten qui inventa le terme d'esthétique. que focaliser sur le centre de l'objet, en pleine lumière), ou
étant déjà pour lui cette connaissance au moyen l'amplifie, la légitime, etc. On insistera au contraire sur
des sensations, donc la science de la sensation qui fera rêver l'arbitraire des appareils qui est à l'œuvre dans toute
Valéry, et non pas encore science de l'art, ce qu'elle deviendra méthode, et que reconnaît de fait Descartes s'agissant de sa
de fait avec Lessing et son Laocoon. méthode. Arbitraire par rapport aux données sensibles aussi
S'il doit y avoir mise entre parenthèses, épokhè, bien qu'au savoir légitime d'un moment de l'histoire, etc.,
suspension, arrachement, ce ne sera donc pas tant par mais surtout par rapport à la temporalité d'un corps greffé
rapport au monde sensible extérieur, ce que la phénomé- sur le monde (Merleau-Ponty).
nologie appelle le champ, que par rapport à une forme Le site des appareils ne sera pas tant le champ perceptif,

'1,1
double de la créance immédiate, spontanée: celle qui est celui de la co-présence du corps et du monde, le corps Iii
dans la fantasmagorie collective, dans la rumeur langagière. entendu comme chair chez Merleau-Ponty, qu'une sorte
La vocation des appareils consistera alors à suspendre et de condensation sans âge, géologique, des images, lieux
préserver la tension née de l'arrachement, voire à l'instituer. communs, clichés, idéologies, récits, légendes, savoirs
En retour, leur faiblesse, leur mouvement quasi-naturel, positifs, savoir-faire, dans lesquels on est pris depuis
entropique, est alors facilement concevable: une sorte de toujours. Bref: le matériau des Idées reçues chez Flaubert,
· i
devenir idéologique, un oubli de la tension constitutive, une matériau englobant toutes les sciences et toutes les pratiques
surcréance pouvant devenir une aliénation. Un exemple : dans le très anti-hégélien et hyper-sceptique Bouvard et
les drogues ont eu un usage de connaissance au XIXe siècle Pécuchet. La méthode flaubertienne procède en deux temps:
et au début du xxe (elles donnèrent lieu alors à des la destruction des savoirs d'une discipline, parce qu'ils sont
protocoles d'expérience comme pour tous les appareils, en contradictoires; et, partant, l'invalidation, discipline après
1
particulier chez Benjamin), elles ne servent aujourd'hui qu'à discipline, de tous les registres du sens, jusqu'à ce que ne
1

1
la jouissance des sujets et à la fusion des corps. Elles subsiste comme seul point indubitable que la nécessité du
"

72 73
support (ici le papier), qui devra donc être exhibé pour lui- Avant sa rencontre avec la loi, le corps était innocent, le
même, comme véritable et seule vérité. corps de la phôné, du plaisir/déplaisir. Depuis, il est ouvert
Dans le second tome de ce roman « métaphysique », au partage, non seulement de l'utile et de l'inutile, mais
resté à l'état de projet, les « deux cloportes » auraient dû surtout du juste et de l'injuste, corps soumis au logos
récupérer tous les supports possibles du texte, comme s'ils (Aristote) et donc produit pour la loi. Il en va de même pour
se destinaient à rendre un nouveau culte au support dans tous les matériaux, qui entrent donc dans la généalogie du
l'exposition de ce dernier. Ce ne sont pas des talmudistes corps pour la loi, comme la pierre gravée ou incisée, la terre,
entretenant le culte du signifiant de la lettre, mais les le papyrus, le parchemin, le papier, la pellicule photo-
premiers philosophes et praticiens de l'appareil dans sa sensible, les murs de l'exposition, l'écran numérique, etc.
littéralité" qui en exposent l'essentiel, parce qu'un des La littéralité d'un support, c'est un matériau sensibilisé par
éléments essentiels de tout appareil, c'est la nature du la loi à la question de l'arrivée de l'événement. C'est au
support, support d'inscription des signes ou traces qui matériau « esthétisé », au support, que se pose déjà la
consignent l'événement et rendent possible la fiction. Et ce question du quod ?, du qu'arrive-t-il ?, de l'enchaînement
sont des théoriciens, parce qu'ils se donnent comme tâche lyotardien. La loi, c'est ce qui ouvre le matériau à autre chose
d'exposer concrètement la littéralité de l'appareil. Ils se que lui: l'événement. C'est la loi (du langage) qui poétise
soumettent ainsi à la valeur d'exposition chère à Bénjamin 2.
le matériau. La glaise alluviale qui reçoit l'empreinte d'un
Bouvard et Pécuchet inventent, en l'exposant, après la coquillage n'est qu'un matériau pour ce qui deviendra un
neutralisation du sens, de toutes les significations des divers fossile; la glaise pétrie qui reçoit les traits d'un visage de
textes, le support-papier, non comme matériau brut (ce ne défunt est un support, peut-être même, selon le témoignage
sont pas des médiologues), mais comme matériau destiné de Pline, le prototype de tout portrait peint" Entre les deux,
à devenir support, recevoir des traces, enregistrer. Cette entre la boue du fleuve et la glaise de l'artisan, il y a
transformation du matériau, qui n'est pas technique, l'invention des rituels funéraires, lesquels n'ont de sens
!! , l'invente comme support de la loi, comme le corps l'avait qu'en fonction du partage anthropologiquement essentiel
été par les rituels d'initiation dans les sociétés contre l'État '. opéré par la loi entre les morts et les vivants. Il est évident
que ce n'est pas la texture chimico-physique du matériau
I. CI. Amey, Mémoire archaïque de l'art contemporain, Paris, CHarmarran, qui peut déterminer le mode de sa légitimité selon les trois
2°°3·
normes distinguées par Lyotard (le narratif, la révélation,
2. W Benjamin, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique,
op. cit.
3· P. Clastres, La Société contre l'État: recherches d'anthropologie politique,
Paris, Minuir, 1974. 4. Pline l'Ancien, Histoire naturelle. Livre XXXV La peinture, Paris, les Belles
Lerrres, 1997.

74

...
75
le délibératif). C'est là la limite de tout discours mémoire. On retrouve la même démarche chez Marx quand
médiologique. Ces dernières restent absolument indéri- il analyse tout contenu idéologique en termes d'images
vables. Les modes de légitimité sélectionnent aussi bien les inversées de la réalité, comme celles qui sont obtenues par
matériaux que les genres de discours adéquats. On ne une camera obscura 5.
dérivera la loi ni de la texture granitique des Tables, ni On insistera donc sur la dimension historique de ces
d'un savoir révélé sur le Bien, ni d'un accord consensuel fabriques d'images et d'énoncés, en revenant sur une autre
entre pairs. Mais il y aurait une vaste recherche à écrire sur dimension: si, dans son rapport de vérité à l'autre époque,
la présélection du matériau par la norme. N'importe c'est-à-dire à son passé essentiel, une époque met en œuvre
quel matériau ne sera pas sensible littéralement. Certains, l'appareil qui détermine sa propre texture, alors, s'agissant
pour des raisons chimico-physiques, ne peuvent devenir au contraire de l'époque à venir, son futur, la fantasmagorie
supports : une pragmatique devrait être développée. Le projective l'emporte.
corps ne peut se soumettre au délibératif, à peine à la
révélation (circoncision), essentiellement à la narration
(scarification et tatouages traditionnels).
Ce qui implique que la philosophie des appareils,
véritable philosophie de la culture, devra revenir sur l'origine
historique de ce que l'on croit sans âge. D'abord sur l'incon-
tournable passivité liée à ce que nous avons toujours déjà 1,;1

été en position de destinataires, étant enfants et affectés ".

avant de pouvoir parler, toujours déjà parlés, nommés, rêvés


par des adultes. Puis, surtout, sur l'origine historique des
différentes strates de ce sol commun. Ainsi la notion de lieu,
de lieu commun, peut trouver son origine tant dans la
physique d'Aristote que dans l'élaboration, à la fin de
l'Antiquité, de dispositifs mnémotechniques fonctionnant
selon le principe du stockage spatial des informations dans
des locii prédéterminés. Ces dispositifs ont été décrits par
Frances Yates, et Daniel Arasse a pu en montrer l'usage
permanent dans la peinture de la Renaissance. C'est ce que 5. S. Kofman, Camera obscura : de l'idéologie, Paris, Galilée, 1973· Voir plus
Pierre Nora reprend implicitement au titre des lieux de loin.

76

_1
LYOTARD :
LA THERMODYNAMIQUE DES APPAREILS

Lyotard a élaboré la théorie du figural, puis du différend


et de la phrase en partant d'une description du système, que
ce dernier soit entendu à la manière saussurienne et structu-
raliste comme système de signes, ou à partir de Wittgenstein
comme jeux de langage ou jeux de règles' (game), devenant
plus tard les genres de discours du Différend. Ce sont donc
le système, les oppositions réglées (la signification comme
valeur) qui lui permirent de penser le sens et non l'inverse,
selon la distinction de Frege D'où la nécessité, dans
2.

Discours, Figure, d'identifier par l'analyse des blocs d'écriture


culturelle s'opposant les uns aux autres pour rendre pensable
l'interstice, le figural comme matrice, même si, sur le plan

I. J.- F. Lyo tard , La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris,


1
Minuit, 1979.
2. G. Frege, On Sense and Refèrence, in Philosophical Writings, Oxford,
Blackwell, 1960.

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,(
ontologique, on doit penser que c'est dans l'interstice que généricité d'un appareil à celle d'un programme qui, tôt ou
se trouve l'énergie captée par le bloc d'écriture, le plasma tard, aura épuisé toutes les possibilités de jeu. Il y a toujours
imaginal domestiqué par des oppositions structurales et quelque chose de mortifère dans une pensée du système :
langagières. Ce qui nous retiendra, c'est que Lyotard a permis on en a la preuve dans ce texte apocalyptique qu'est « Une
de systématiser l'appareillage qui fait époque en inventant fable postmoderne 5 ». Il en va de même pour la question de
la notion de surface d'inscription des signes, en mettant l'écriture: si elle n'est qu'un codage de traits quelconques,
l'accent Sur le rapport essentiel qu'un signe (pictural par toutes les poussées, pulsions (Trieb), toutes les formes
exemple) entretient avec son support, seul moyen de concevables du désir ne pourront qu'alimenter provisoi-
distinguer des époques de la culture et donc des acceptions rement et complexifier un processus fini d'oppositions
différentes de la Chose. Et donc du savoir, de l'art, de réglées. Le sauvetage régulier du système, qui a pour nom
l'éthique, etc. Mais, en isolant radicalement l'énergie néguentropie, suppose un arraisonnement constant de
nécessaire à l'invention irruptive du bloc d'écriture, de la l'événement, ce qui va permettre de renouveler la différence
surface d'inscription, par le figurai qui deviendra entre l' « intérieur » et l' « extérieur » : telle est, dans la fable,
1'« intraitable» des textes sur le sublime, il se privait de la dernière fonction du corps et de son désir, « humain »,
comprendre comment ce bloc avait une véritable généricité 3 fable qui pourtant annonce sa prochaine et nécessaire
artistique qui ne s'épuisait pas en une seule démonstration extinction. Le système, surtout techno-scientifique comme
révolutionnaire, chez un seul peintre de l'interstice, mais chez Adorno et Horkheimer, aura toujours été entendu
pouvait donner lieu à une puissance de création quasi comme réalisation de la pulsion de mort, le corps comme
illimitée, dont les effets se feraient toujours sentir. Le modèle pulsion de vie, disruption. Selon la fable, à la fin de l'histoire
psychanalytique, élargi aux dimensions de l'histoire et de la des blocs d'écriture, la mort l'emporte puisque le système
philosophie de la culture, donnait finalement, malgré étouffe l'ultime source de différenciation: le désir, le corps.
l'intention initiale, beaucoup plus d'importance à l'ordre et Dans ce sens, Lyotard aura toujours été fidèle paradoxa-
à la répression de la mise en code qu'à l'énergie libre de
1

,II: lement à la conception « libidinale » des premiers textes,


l'inconscient. On ne peut sortir de cette fatalité entretenue malgré Kant (le sublime) et la Shoah (le tort absolu). C'est
nécessairement par une pensée du « Système 4 » qu'en que, pour lui, Éros et Thanatos sont toujours intriqués. Si,
s'écartant de sa loi, qui est finalement celle de la thermody- comme nous le pensons, la ligne de partage des penseurs
namique, la loi de l'entropie, qu'en ne réduisant pas la contemporains passe pour beaucoup entre Benjamin et
Adorno, ce dernier l'a emporté pour des raisons liées autant
3· A. Badiou, Petit manuel d'inesthétique, Paris, Le Seuil, 199 8.
4· J.- F. Lyotard, Misère de la philosophie, op. cit.
5. Ibid.

80
81

1
1,1

I!:

1
à la sombre force d'attraction sur la pensée contemporaine introduit de la disruption, de la plasticité: « Lefigurai, c'est
" de Martin Heidegger qu'à une puissance institutionnelle la différence différente de l'opposition. » Cette théorie aurait
(la machine « École de Francfort »). Pourtant un autre pu devenir la pièce centrale d'une philosophie de la culture,
1
Lyotard, plus benjaminien, apparaît régulièrement, mais des « époques de la surface d'inscription », à la suite du néo-
aussi plus secrètement, comme si, inévitablement, la
" kantien Cassirer et surtout de son disciple Panofsky, qui fit
référence explicite à Adorno ne pouvait que laisser percer ce de la perspective au Quattrocento, à Florence, un véritable
qu'Adorno aura toujours refusé d'accepter, sauf dans objet pour la théorie de l'art, mais aussi pour la philosophie.
quelques textes des années 1960 : qu'il était une manière de La théorie de « la nature du lieu d'inscription » n'était pas
disciple de Benjamin 6.
chez Lyotard au service d'une telle philosophie de la culture,
Mais revenons-en à la question fondamentale du mais on pourrait aujourd'hui la constituer. Lessentiel pour
support, du lieu d'inscription : « Vanité de toute méthode Lyotard, c'était le figural, c'est-à-dire le désir en tant qu'il
iconographique, iconologique, sémiologique, sociologique, défait les modes époquaux d'écriture des signes. Rappelons
psychanalytique qui ne commencepaspar établirprécisément ce texte, fragmenté, datant des lendemains de 68, texte
la position de l'élément plastique (trait, valeur, couleur) par représentatif de la période culminant avec Économie
rapport à l'écran. C'est dans cette position, et en elle seule, libidinale: Désirévolution. Texte présenté ainsi :
que réside la spécificité du sens. Il est aberrant d'aborder avec
les mêmes catégories les mosaïques de Ravenne et les tableaux « Texte 0
de Magritte. Ce qui est décisif, c'est la nature du lieu uxtes écrits dans la braise de juillet 68 Allaient avec des
"

I!',
Iii d'inscription. Cette nature est toujours dans une relation collages du même sang selon un montage différent Un volume
:i!!" concevable avec la position de la société par rapport à elle- d'une vingtaine de planches où les textes aussi s'enchevêtraient
même et au monde 7. » La théorie du figural, à entendre Projet trop coûteux paraît-il à cause de la couleur Collages
comme cette différence qui peut traverser le visible ou le aujourd'hui détruits Proposions un autre montage sans
textuel en tant qu'ils sont constitués d'opposition, y couleur cendres où se réservait la révolution-phénix Encore
,1

6. Lire le numéro de la revue Lignes consacré aux rapports entre les deux
trop cher Restent ces débris et un souffle 8 »
11
1
penseurs, en parriculier l'analyse d'E. Traverso. Lignes, nouvelle série, nO Il;
repris in La Pensée dispersée. Figures de l'exil judéo-allemand, Paris, Au contraire, les surfaces d'inscription sont historiques
Lignes/édirions Léo Scheer, 2004-
et déterminent pour chaque époque telle articulation du
7· Cetre nore de bas de page (208) se rrouve à la fin du chapitre central de
Discours, Figure (Paris, Klincksieck, 1971), intitulé « Veduta sur un fragmenr visible et du texte, du signifiant et du signifié, de la figure
de l'''histoire'' du désir ". À la vanité des disciplines citées plus haut, Lyotard
aurait pu ajouter la médiologie.
8. ].-F. Lyotard, Dérive à partir de Marx et Freud, Paris, UGE, 1973.

82
83
et de la lettre, de la loi et de la société ; elles ouvrent telle blance, indissociable de l'espace de la représentation, ce à
historicité pour telle ou telle « forme de l'histoire 9 ». Leur
quoi en général on réduit la révolution de la perspective n.
analyse suppose bien l'utilisation de toutes les disciplines Si pour Lyotard, comme pour Benjamin, il n'y a pas
des sciences humaines citées plus haut. Or le but de Lyotard d'histoire de l'art, c'est que les œuvres, pas plus celles de la
n'était pas de circonscrire ces plaques d'écriture, comme il philosophie, ne sont dans l'histoire socio-politique. Les
ya des continents qui s'éloignent en dérivant, mais plutôt peintres depuis le début (Lascaux) répondent, chacun à leur
l'entre-deux, la faille géologique d'où remonte la lave,
manière, à l'exigence de la Chose. La succession des œuvres
l'instant tout juste ouvert pour être refermé, où passe du est faiblement orientée seulement depuis l'institution du
figural, et qui peut avoir comme nom Masaccio (Le Tribut musée à la fin du XVIII' siècle, qui désintrigue l'art en
de la chapelle Brancacci) pour la Renaissance ou Cézanne
suspendant toute finalité, puis toute narration, en rendant
pour notre époque. Ces surgissements du figural ouvrent à
audible l'inaudible de chaque œuvre, sa stridence au sens
chaque fois une autre époque de l'écriture comme système, de Malraux, voire en faisant se répercuter les œuvres les unes
système d'espacements réglés, mais eux-mêmes ne sont pas
sur les autres comme si elles étaient contemporaines, à
dans l'histoire. Masaccio, parce qu'il perce définitivement
l'intérieur du musée imaginaire. Lyotard, à rebours de
le fond de toute peinture médiévale, livre le monde au l'opinion commune, a été un grand commentateur de
visible et ouvre la possibilité de la géométrie analytique puis
l'opération muséale par excellence : la suspension '\
projective, mais il n'est pas réductible à l'appareil perspectif S'il ya des discontinuités dans l'histoire, des interruptions
et à son écriture géométrique. Ses successeurs seront
de telle ou telle époque de la surface d'inscription, ces
davantage des hommes de loi, des hommes de pouvoir coupures ne sont pas messianiques, personne n'en est l'auteur,
comme le dessinateur du Meurtre dans un jardin anglais de
le sujet, même si on peut les nommer. Ce sont les seules
P. Greenaway <D, puis très vite des fonctionnaires, du fait des véritables révolutions, celles des appareils et de leurs effets de
Académies. Ils auront, œuvre après œuvre, à circonvenir le
destination. Cette tectonique des plaques sépare aussi les
figural, c'est-à-dire la Chose, d'après l'ordre de la commande
genres de discours du Différend. Par exemple: la révolution
de cette époque de l'écriture: la rhétorique de la vraisem-
paléolithique et le surgissement du pagus, du monde du

9· Cl. Lefort, Les Fonnes de l'histoire: essais d'anthropologie politique, Paris,


II. En particulier la traduction du Delfa pittura d'Alberti et l'introduction
Gallimard, 1978. NoIre démarche se situe dans le prolongement de la
de J.- L. Schefer. Et chez J. Rancière, Le Partage du sensible: esthétique et
philosophie el de la politique du groupe Socialisme et Barbarie, dont les
politique, Paris, La Fabrique, 2000.
fondateurs furent Lefort et Castoriadis et où militèrent J.- F. Lyotard.
12. J.-F. Lyotard, « Scapeland ; Conservation et couleur; Monument des
H. Damisch et E. Morin.
possibles », in LInhumain : causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988 ; et
10. Le titre anglais est: Le Contrat du dessinateur.
Chambre sourde: l'antiesthétique de Malraux, Paris, Galilée, 1998.


84
85

1 .!
paysan, du récit et de la narration (Au juste et La Condition considérant ligne, couleur, espace, support des signes
1 !
postmoderne à rapprocher du « Narrateur » de Benjamin) ; picturaux, fond de l'image, ombres, dégradés, formes, tous
1
ou la représentation, la science, la perspective des Renaissants les ingrédients d'une sémiologie de l'image à la Louis Marin,
et la profération d'ego cogito dans les Méditations de qu'entre les peintres prétendument les plus avancés de la fin
Descartes (Discours, figure) ; ou encore l'informatisation des du gothique - comme Giotto et surtout Duccio (La Maesta
savoirs, le virtuel, le capital et la règle de performance dans de Sienne) -, et la peinture moderne de représentation, il n'y
la communication (exposition au Centre Georges Pompidou: a nulle continuité, même sous la forme d'une approximation,
Les Immatériaux. L'Inhumain. Moralités postmodernes). Ces d'une ébauche, d'une esquisse de l'espace perspectif. C'est que
époques sont autant de manières de prendre en compte, le fond de leur peinture prétendument « moderne» se donnait
d'enregistrer et d'archiver le figurai, ce que Lyotard appelait toujours comme un support d'inscription de lettres bibliques,
alors l'événement. Ce qui compte, ce n'est pas tant l'avè- un fond d'écriture que l'œil ne pouvait pas traverser.
nement d'une autre époque de l'écriture, de la mise en Une logique des époques de la surface d'inscription
oppositions ou en espacements réglés de la différence, mais doit insister sur la légitimité de chacune, de son choix
l'interruption par le désir, du fait du désir, de l'ancienne d'appareil (la Somme de saint Thomas et l'Université
époque. Car avec l'avènement d'une nouvelle époque, c'est parisienne pour le gothique, le photographique pour le
presque tout de suite un autre ordre qui s'installe, un autre
régime, un autre système lui-même condamné à l'entropie;
c'est Alberti ou Léonard, juste après l'apparition Masaccio.
Cette interruption n'est analysable qu'à partir du régime
monde industriel, etc.), et ne peut que constater le différend
entre elles, comme entre des genres de discours, là où, au
contraire, l'histoire classique de la culture ne verra que
,

continuité et un passé gros d'un avenir. Néanmoins, il faut "


médiéval de l'écriture qui avait su donner une autre place au partir de là, et peu à peu, par une sorte de perlaboration
"
figurai, du fait du récit biblique qui enclôt une intrigue, la historiographique, faire sentir au moins cette décision,
destination de la créature comme rédemption, et du fait des qu'évidemment personne ne prend, qui instaure une
images elles-mêmes, comme chez Hughes de Saint-Victor où nouvelle époque de l'inscription, et entraîne de sérieux
la beauté formelle des figures peintes introduit à un ordre paradoxes. (Par exemple : où s'inscrit cette décision épo-
purement esthétique qui diffère (similitude dissembldble) des quale ? Pas sur l'ancien support, ni sur le nouveau qu'elle
signifiés du texte biblique. Mais ce régime a été interrompu met en place. Elle est donc ininscrite, condamnée à un
brutalement par l'irruption-apparition Masaccio. Lyotard certain immémorial.) Lyotard insiste donc sur la subversion
consacre de longues et belles pages de Discours, Figure, qui intercalaire, intercalendaire, qui fait œuvre. Cette
sont devenues un classique de l'histoire et de la philosophie interruption dure un certain temps. Elle n'appartient par
de l'art, pour montrer, contre Panofsky, trait après trait, en exemple ni à l'ancienne articulation médiévale du figurai

86 87

j
'"
1
et de l'écriture, ni à la nouvelle qui invente le visible comme d'événements réellement contemporains les uns des autres
ce qui est perdu, là-bas, dans la position du référent, inintel- quelle que soit leur place dans la chronologie, si bien que ces
ligible en tant que tel, livré dès lors à la science. Car la nature événements appartiennent à une "autre histoire' que la réalité
a été rejetée là-bas, derrière l'écran du tableau transparent. qui fait l'objet de la connaissance historique: une bonne
L'interruption qui a pour nom Masaccio consiste en une image de cette synchronie des traces serait donnée par les
ii' irruption du fantasmatique, un mixte de terreur, d'angoisse inscriptions que laisse l'inconscient dans la vie éveillée du
"
1
et de désir, du fait du traitement de la couleur des figures, sujet, contemporaines les unes des autres dans l'a-chronie du
enfin débarrassées du contour qui les aurait constituées en processus primaire, et relevant d'un travail de vérité plutôt
lettres, voire en lettrines, et de l'espace derrière elles où l'on que d'un discours de connaissance '\ » On peut faire
ne distingue plus rien, espace non encore soumis au logos l'hypothèse d'une sorte de fantasmagorie originaire comme
,
géométrique. La montée momentanée du chaos dans le chez Benjamin.
temps de l'histoire, ce chaos, qui confond tous les rôles et De la même manière que les œuvres se répondent, en
les postes de la communication, est la vérité de cette même mettant en correspondance leur stridence - ce que le dernier
histoire de la culture. C'est l'affirmation de la multiplicité. Adorno, citant Benjamin, appelait le crépitement des
C'est très exactement, on le sait, le sens de l'interruption œuvres », en distinguant le scriptural de l'écriture" -, les
de l'histoire selon Benjamin, pour qui elle est aussi inversion grandes césures de l'histoire sont contemporaines. Mais
festive des rapports sociaux et pleine effectivité. C'est-à-dire pour quelle écriture de l'histoire ? Car les œuvres
retour du tout de la multiplicité des âmes, ces âmes qui suspendues, les suspens, sont, eux, indifférents au temps des
n'avaient pas trouvé jusque-là de support d'inscription dans anciennes destinations, lesquelles sont toutes destinées à
l'histoire. Effectivité pleine et entière, la plus haute intensité sombrer dans le néant, selon la loi de la Redite malrucienne.
imaginable, que Benjamin appelle apocastatase 'J. Ces Ce n'est qu'à ce prix qu'elles entrent en correspondance dans
irruptions par le figural chaotique, l'imaginaire, la rêverie, l'espace-temps du musée.
sont aussi pour Lyotard toujours en dernier lieu contem-
poraines, comme le sont les révolutions du passé et du
présent selon le Benjamin des Thèses: « Les effets de lafission
a./Jleurent à la surface du tableau historique qu'offre
l'Occident, à maintes reprises. Ces traces forment une série

13· W Benjamin, Paris, capitale du XIX siècle. Réflexions théoriques sur la


connaissance. Théorie du progrès, op. rit. 14. J.- F. Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 167.
15. T W. Adorno, Sur quelques relations entre musique et peinture, op. rit.
1

il 88
"

l,

1

i
"
1

BENJAMIN:
L'APPAREIL URBAIN

Benjamin a tenté de décrire dans son projet Paris,


capitale du XIX siècle, ce qui avait institué ce siècle comme
époque: cet appareil, à la différence de Marx, il n'a pas été
le chercher du côté de ce qui est la clefde l'idéologie comme
production de la camera obscura, à savoir les rapports de
production et l'état des forces productives. Ill'a trouvé au
contraire dans ce qui ferait plutôt la superstructure pour un
marxien : la culture, la culture politique (l'utopie),
l'urbanisme, l'architecture de verre et de fer, l'exposition des
marchandises, les comportements nouveaux comme la
collection, la flânerie, la sexualité tarifée, etc. Ses documents
de travail, comme pour Foucault plus tard, n'ont pas été les
grands textes de la philosophie, mais des archives le plus
souvent anonymes.
Bref, ce mauvais marxiste, comme le lui rappelait
régulièrement Theodor Adorno - marxiste rudimentaire lui

91


i'
écrivait-il' -, parce qu'ignorant la médiation, cet archiviste risations par styles (antique, byzantin, roman, gothique,
adialectique cherchait à circonscrire la matrice des rêveries Renaissant, baroque, classique, etc) censés faire époques.
collectives du XIX" siècle, là où ce dernier était en train Benjamin a situé cet appareil par rapport à l'histoire
d'engendrer le monde mythique dans lequel le xxe siècle a économique -la marchandise -, par rapport à une nouvelle
été enfermé dès sa naissance. Le xxe siècle a été engendré valeur d'art -l'exposition -, en en faisant la clef de toute
par la rêverie des hommes du XlXe, comme des enfants rêvés philosophie à venir de l'immanence (les flux, les circuits,
'1
par leurs parents ne sont que le prolongement de leur moi les connexions, les dérivations, les coupe-circuits
idéal narcissique. Cet appareil a pour nom, selon Benjamin: deleuziens, etc.). Et ce à partir des caractéristiques les plus
l'
! !i passage. C'est en effet dans les passages urbains du Paris des simples d'un appareil architectural, à savoir : une rue
années 1830, dont le modèle s'est exporté dans tout le invaginée, un intérieur sans façades ayant la consistance
r! monde de la marchandise, que la lanterne magique et le d'un boyau, une lumière artificielle (au gaz) sans la
kaléidoscope de l'enfant sont devenus des appareils adultes transcendance du soleil, où les rêveries circulent au rythme
de production d'un désir dans lequel le futur allait être lent d'un univers feutré, où les femmes s'exposent comme
enfermé. Le futur ne peut être une dimension de la vérité, des marchandises. Bref, Benjamin a inventé l'urbain
parce qu'il est toujours pris dans le fantasme de l'époque supplantant la ville. À partir de là, on peut définir l'urbain:
qui le rêve.
quand on ne peut plus avoir de perspectives sur une ville,
Quand Benjamin analyse les passages, il le fait plutôt là où les perspectives sur une ville sont impossibles, là où
sur le modèle du Freud de la Iraumdeutung' que sur celui, l'appareil perspectif et ses représentations sont invalidés, là
thermodynamique, de la machine sociale marxienne, puis où la ville ne peut se décrire que de l'intérieur, là où la
lyotardienne. Benjamin, c'est le travail du rêve (déplacement perspective est réduite à n'être qu'une percée dérisoire de
de l'affect, condensation, absence de négation et donc de l'urbain (Haussmann), bref là où la perspective passe au
différence des temps, prise en compte de la figurabilité) et second degré, un objet représenté dans le monde de
l'inconscient comme bloc magique d'écriture plutôt que la l'immanence.
machine à vapeur. Sa force est d'avoir isolé un type Les utopies du XlXe siècle ont été générées dans ce lieu
architectural -le passage - qui jusque-là n'avait pas retenu et par cet appareil (Saint-Simon, Grandville, Fourier,
l'intérêt des historiens de l'architecture et de leurs caracté- Daumier, un certain Marx). Ce sont des rêveries de
l'intérieur, un intérieur saturé où toutes les surfaces
1. W Benjamin et T. W Adorno, Correspondance, prés. E. Traversa, Paris,
La Fabrique, 2002. disponibles supportent des inscriptions '. C'est dire que la
2.S. Freud, LInterprétation des rêves, trad. Meyerson, éd. D. Berger, Paris,
PUF,1967.
3. L. Aragon, Le Paysan de Paris, Paris, Gallimard, 1926.

92
93

Il 1:
vérité d'un tel lieu sera une littérature de citations et un art immanence, d'ouvrir le passage et sa lumière sale à la
de panneaux4. Pourquoi? C'est que le matériau de base radicalité d'une transcendance qui ne sera pas solaire. Cette
qu'utilise cet appareil, c'est la rêverie, donc une temporalité loi, comme toute loi, concerne l'écriture 7. Seule la loi peut
continuiste qui invalide toute pensée de la négation, de la rendre possible le Réveil (das Erwachen) qui est pour
différence des temps, de l'arrêt du temps, de son retour- Benjamin l'autre nom de la Révolution. La loi introduit
nement possible à chaque instant et de l'inversion des l'obligation d'écrire contre le corps qui s'abandonne à la
rapports sociaux (ce qu'est le moment final de la représen- rêverie, corps du flâneur, corps de la nonchalance exposée
tation pour le théâtre d'enfants selon Benjamin). La règle de la prostituée, corps des humeurs, lesquelles circulent
il
du matériau, c'est au contraire celle de la métamorphose, dans l'univers feutré du passage. Une matière résume à elle
comme dans les dessins de Grandville où chaque être est seule la rêverie engendrée par l'intérieur, par le passage
entraîné dans un devenir animal ou végétal, comme dans comme intérieur: le feutre, comme plus tard chez Beuys.
ces caricatures de Daumier que collectionnera l'historien Or, cette loi introduit dans la temporalité hétérogène du
Fuchs '. De la série, comme dans le phalanstère de Fourier passage, faite des eaux mêlées du souvenir, une dimension
où tous les caractères humains doivent s'agencer harmonieu- tout autre, verticale selon la profondeur; une temporalité
sement. De l'hypermobilisation de la terre par l'extension tout autre, non pas celle du fait présent, mais celle de la
illimitée des voies de communication chez les ingénieurs contemporanéité de tous les événements de l'humanité qui
saint-simoniens, voies qui Sont comme le maillage d'un ont été des instants du retournement du temps. La loi
immense réseau d'écriture 6. !NI
...
s'adresse au flâneur non-impassible: elle l'oblige, lors du
Ayant ainsi caractérisé le faire-époque du passage urbain, parcours dans ce monde de l'urbain - qui peut être élargi
on ne dépasserait pas la description d'un simple dispositif désormais à l'ensemble de la ville, à Paris, où se concentrent
si Benjamin n'introduisait la nécessité d'une altérité, d'une toutes les strates de l'histoire, où toutes les rues sont des
loi permettant de sortir en quelque sorte de l'implacable boyaux amnésiques -, à se laisser saisir par les lieux, lire ce
qui n'a pas été écrit, inscrire enfin les traces d'un événement
4· A. Doblin, Berlin Alexanderplatz, trad. Z. Motchane, Patis, Gallimard,
qui a été effacé, relever les indices du crime, surtout dans
1970 ; le théâtre de Brecht et, plus tard, le plasticien Broodthaers. Sur
Broodthaers, voir notre étude dans Le Jeu de l'exposition, op. cit. les endroits vides en apparence, comme ces places photogra-
5· W Benjamin, Fuchs, collectionneur et historien, trad. Ph. Ivernel, revue phiées par Atget 8 ; car là, bien qu'il n'y ait pas de cadavre,
Macula, Paris. Or la métamorphose, c'est, comme on le verra plus loin, le
principe de l'imagination en tant qu'elle déforme les formes déjà
constituées.
7. Idem chez Lyotard, Misère de la philosophie, op. cit.
6. ]. Rancière, La Parole muette: essai sur les contradictions de la littérature, 8. W. Benjamin, Petite histoire de la photographie, in Œuvres complètes, op.
Paris, Hachette Littératures, 199 8.
cit., t. II.

94 95
un « crime a été commis ». À l'évidence, Benjamin, le une technique de suspension et d'oubli que d'enregis-
premier, a ouvert un nouveau « régime de l'art », une trement du visible. Son horizon, c'est un alliage de fiction
esthétique du tort par-delà le « régime esthétique de l'art 9 », et d'archive. Sa technique, c'est l'anamnèse qui suppose
annonçant ce qui, pour le Lyotard du Différend, sera la qu'on se soit rendu aveugle au savoir positif.
tâche des inteHectuels et des artistes : être sensibles à des
paquets d'affects, errants, ininscrits par l'historiographie et
irrelevables par l'institution judiciaire. Et parce que la
loi, qui concerne toujours le corps, est ici mise à l'épreuve
de sa disparition,eHe exige alors de l'habitant des viHes
qu'il apprenne à effacer ses traces. La loi lui dit : tu
dois apprendre à te perdre. Ce qui a deux sens : avec les
meiHeures cartes urbaines, tu dois devenir aveugle, te perdre
grâce à ta connaissance historique de la viHe, oublier ton
savoir pour lever toute préconnaissance, lire entre les lignes;
tu dois te perdre au sens de t'oublier, faire table rase de ton
intériorité, de ton moi psychologique, apprendre à lever les
censures, comme le psychanalyste qui doit communiquer j, •••.

d'inconscient à inconscient avec son client, permettre la "'Ill'

paradoxale efficacité de la « troisième oreiHe » : ceHe de


l' « écoute flottante ». Finalement, tu dois oublier le trop
7..
plein de ta culture, qui ne peut être que ceHe de ce qui a
été légitimement inscrit, ceHe des vainqueurs de l'histoire.
La loi de l'oubli actif, de la suspension du jugement, est
la condition de l'écoute de ce qui n'a pas été écrit :
l'événement des vaincus de l'histoire, des disparus au sens
propre (ceux dont la fin reste une énigme puisqu'on n'en
a pas de cadavre). Cette loi, éthique, s'enquiert de
l'aisthésis. Paradoxalement donc, l'appareil est davantage

9· J. Rancière, Le Partage du sensible, op. cit.

96
..

J
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, . . ..'/

\'
I!
!I:

FOUCAULT:
APPAREIL/DISPOSITIF

Il est évident pour Benjamin que le passage comme


dispositif ne pouvait pas générer de lui-même cette loi.
On a là la différence entre appareil et dispositif. 'i.·' 'ii ilt
Il,,1
r.:appareil vient du latin apparatus (qui vient de apparare : - ,,1" l,
.
préparer pour), qui signifie préparatifet qu'on retrouve dans i'"

le sens de apparat, cérémonie, éCUlt, décor, puis secondement


dans dispositif, prothèse, instrument, engin, etc. r.: appareil
doit respecter la loi de l'accueil de l'événement, car c'est grâce
à lui que l'on va embellir les apparences, manifester la
solennité d'un événement: c'est par exemple l'apparat' d'un
rituel d'hospitalité, la pompe d'une cérémonie publique, la
solennité d'une fête, l'ensemble des notes critiques qui

1. C'est Pierre-Damien Huyghe qui le premier a mis en exergue la notion


d'appareil, en particulier dans Le Devenir peinture, Paris, LHarmattan,
1996 ; et Art et industrie. Philosophie du Bauhaus, Saulxures, Circé, 1999.

99

.i
viennent accompagner un texte majeur. Il est important de ce niveau, la simple découpe de la pierre, le travail manuel
noter que cette cosmétique n'est pas seconde et superficielle, du trait, sont indissociables de la conception de l'ensemble,
car elle va au fond des choses qu'elle prend en charge. puisque tel bloc a déjà sa place dans le projet de l'ensemble.
Ce n'est pas un supplément occasionnel, comme si, aux On ne peut pas dissocier le geste manuel de l'intelligibilité
simples choses apparaissant comme phénomènes, s'ajoutait cognitive de l'ensemble, laquelle est soumise à un principe
un décor superfétatoire. La preuve, c'est que la nudité d'un d'identité puisqu'il faut rendre pareils, donc appareiller, des
homme ne peut être considérée comme son état premier éléments qui initialement ne le sont pas. Comment, dès lors,
d'apparition puisqu'on parlera de « simple appareil ». Le dissocier la production artistique du geste technique,
corps est toujours appareillé, surtout pour l'amant. Ainsi, puisque à chaque fois un appareil est à l'œuvre comme
en architecture, l'appareil d'un mur n'est pas seulement principe cognitif d'identité ? On ne dira pas seulement
un décor plaqué sur un support brut, comme lorsque que chaque art est technique (ce que confirme la racine
aujourd'hui on agrafe des dalles de marbre sur du béton ; commune ars), ni que chaque œuvre est techniquement
c'est un assemblage d'éléments en pierres taillées d'avance différente d'une autre, ni qu'elle peut être reproduite techni-
pour s'ajointer plus ou moins parfaitement (de la perfection quement (Adorno), mais que chaque art est appareillé selon
romaine du « grand appareil» à l'économie du « petit des époques différentes de l'appareil. Ou qu'il y a des
appareil»). Ce qui implique que le matériau brut ait subi appareils qui sont autant de manières différentes de rendre
l'épreuve du trait de la part d'un appareilleur qui sait pareil. Il n'y a pas d'arts sans appareils, sauf pour des raisons ",·'u
d'avance comment seront disposés les éléments, ce qui, dans ,fi",'
méthodologiques. C'est pour cette raison qu'il est un peu ,

le cas d'une voûte, peut être d'une complexité sans égale si


l'on en croit les dessins d'architecture de Delorme. Il y va
vain de s'interroger comme aujourd'hui sur l'image en
général si on la dissocie de son appareil producteur.
","·,t

donc toujours d'un projet, d'un dessein donnant lieu à un Finalement, il faut rappeler la racine commune d'apparaître
dessin porté sur le sol, à partir de quoi les éléments seront et d'appareil. Si les arts plastiques sont, comme le pense
disposés constructivement, verticalement. Mais, entre la fortement Fiedler (le maître de P. Klee pour qui l'art rend
2

sélection des matériaux qui peuvent être a minima des visible), la condition de l'apparaître du visible (sinon la
« appareils littoraux », c'est-à-dire des débris arrachés par la
conscience, interne ou externe, ne saisirait jamais rien en
mer à une côte et abandonnés en lagune, et la construction dehors de flux de couleurs), alors peut-on dissocier l'appa-
effective, il faut bien imaginer tout un ensemble d'opérations raître et l'appareil? L appareil, c'est ce qui donne son apparat
mentales, d'essence projective, comme l'élévation, la rotation à l'apparaître, ce qu'oublient les philosophies de la chose
et la projection, qui sont autant d'anciens gestes techniques
introjetés depuis qu'existe la proto-géométrie projective. À 2. K. Fiedler, Sur l'origine de l'activité artùtique, op. cit.


100 101
r ,'"

... ' \J\


,)1"
« même ». Lappareil, c'est ce qui prépare le phénomène à il faire autre chose que de gérer au mieux les informations
apparaître pour « nous» car, sans apparat, il n'y a qu'un flux et les pouvoirs? Peut-il échapper à la loi cybernétique du
continu et immaîtrisé de couleurs informes. Mais ce « nous» système? Finalement, Foucault est-il autre chose qu'un
n'englobe-t-il pas tous les êtres vivants? fonctionnaliste systémiste critique 4 (pour la période
Au contraire, il n'est pas du tout sûr qu'un dispositif précédant celle du « souci de soi ») ?
(dispositio : disposition, arrangement, règlement, admi- Au contraire, un appareil, quelle que soit sa complexité,
nistration, dause d'un testament) ait beaucoup d'égards s'entretient d'un certain rapport à ce qui est l'autre, sous les
pour l'étranger: dispositif de sécurité, dispositif militaro- deux formes de l'événement et de la loi. Un appareil est un
policier, etc. certain mode d'enchaînement légal sur l'événement. Cette loi
Au mieux, un dispositif est rhizomatique, il se déploie n'est pas un mode d'emploi. On ne peut pas déduire la loi
en plateau, silencieusement, selon la définition du tableau de l'appareil. D'une manière générale, on ne peut pas déduire
selon Foucault : « Un tableau, c'est dans tous les sens du ou fonder la loi (et les normes du langage) à partir d'autre
terme, une série de séries J. " La dimension du savoir sur le chose qu'elle. La loi n'est pas celle d'un savoir ou d'un
tableau est alors réduite à n'être qu'une composante du pouvoir: ce n'est pas l'habillage du savoir, du pouvoir, ou des
tableau lui-même: une autre série, cognitive celle-là. Le « rapports de forces ». C'est « tout simplement» la nécessité
cognitif se connecte au pouvoir sans problème, constituant de l'ouverture du corps parlant à autre chose que lui : parce
un régime de visibilité. Il en va de même pour l'éthique. que le corps est pour la loi, il est ouvert à l'événement, sinon
Il y aura donc des séries hétérogènes (éthico-juridiques, il serait uniquement narcissique et autoérotique. Comme il
cognitivo-politiques, etc.) qui feront tableau, et ce tableau y aura des rapports différents du corps à la loi (la loi pouvant
fera époque ou plutôt épistémé : un événement peut-il aller jusqu'à faire passer le corps hors la loi ou s'enquérir de
interroger le tableau comme de l'extérieur ? Le dispositif lui après sa disparition), les ouvertures du corps à l'événement
peut-il respecter une autre loi que celle de l'efficacité? Peut- seront alors différentes, selon ce qu'on appelle ici appareils.
Quand la loi est strictement pour le corps, alors le texte de
3. M. Foucault, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 19 : « Aux la loi est directement écrit sur le corps, sur la peau. Lécriture
derniers flâneurs, faut-il signaler qu'un "tableau" (et sans doute dans tous les est ainsi le premier appareillage du corps, l'écriture comme
sens du terme), cest formellement une "série de séries" ? En tout cas, ce nest
point une petite imagefixe qu'on place devant une lanterne pour la plus grande
dessin, tatouage, marques sur le corps dans ce qui sera nommé
déception des enfiznts, qui, à leur âge, préfèrent bien sûr la vivacité du cinéma. » « époque sauvage de la surface d'inscription ".
Alain Brossat a bien montré que chez Foucault, c'est le dispositif qui fait
époque et non l'appareil, renvoyé, comme dans les écrits althussériens, aux
« appareils d'État ». Cf Quest-ce qu'un appareil ?, Paris, La Dispute, 2004 4. M. Potte-Bonneville, « Dispositif ", in Vacarme, nO 18, hiver 2002. C'est
(à paraître). pour cette raison qu'il ya des foucaldiens de droite comme de gauche.

102 10 3

III
1Î.·'·.,.;'..
Résumons-nous: si l'urbain du XIX siècle a fait époque, La rupture par rapport à un monde de l'immanence
c'est que les « idéologies» de l'intérieur sont devenues le métamorphique colorée ne peut être pour Benjamin que le
substrat de l'existence. C'est, petit anachronisme, le monde fait de l'irruption de la loi, une loi nouvelle, archéologique,
ultérieur du Grand Magasin décrit par Zola dans Au bonheur à ne pas confondre avec l'irruption improbable du Messie j
des dames. Or, malgré la proximité, ce qui fait la texture de une loi qui exercera son magistère dans le seul domaine qui
la rêverie d'intense consommation génialement mise en est le sien, celui des archives. Une loi qui met en crise le
ii
1
œuvre et exploitée par son fondateur Mouret, ce n'est pas monde de l'immanence, de l'Intérieur bourgeois et de l'inté-
tant l'accumulation et l'exposition artistique des diverses riorité psychologique.
étoffes que leurs couleurs. Mouret invente l'impression- Puisque l'élément de la fantasmagorie collective élaboré
nisme. I..:impressionnisme commercial. Ce qui affole toutes par le XIX' siècle, c'est la rêverie d'une réconciliation sur le
ces femmes, ce grâce à quoi il croit les posséder toutes, en plan technique et architectural du plus moderne (le verre,
dehors du prix modique des tissus, ce sont les couleurs. La le fer, l'éclairage artificiel, l'exposition de la marchandise)
victoire du Grand Magasin sur la boutique est celle de la et du plus archaïque (l'inconscient collectif: Jung), alors
couleur sur le gris du commerce balzacien. Or la couleur, l'époque s'appellera ultramoderne. Pour Benjamin, c'est une
c'est par excellence la forme-matière de la rêverie. Telle est sorte de synthèse monstrueuse entre la première technique
la découverte d'un Benjamin stupéfait par les drogues: ce à (domination de la nature par la technique) et la seconde
quoi l'on adhère immédiatement dans l'expérience du crock (domination des hommes par la technique). Le nom de cette
(l'opium), la créance fondamentale, c'est la couleur (ou synthèse fantasmatique au XIX' siècle dans les arts : l'art
mieux, la vitesse colorée du plasma imaginal) qui emporte nouveau. Au XX', en politique: le fascisme. Quel serait au
tout, et pas nécessairement des contenus idéologiques. contraire le nom d'une synthèse réussie entre les deux
Que dit la loi à Denise, qui lui permettra de résister et moments de la technique? Une technique émancipatrice,
d'échapper momentanément au dispositif impressionniste de au-delà de la domination de la nature et de la société techni-
Mouret? Elle lui enjoint de plaider au nom d'autres couleurs, cienne, qui procède par innervation du corps, laquelle est
plus archaïques encore, celles de l'enfance bocagère l'autre nom d'un appareillage réussi du corps.
normande. Zola met le doigt sur l'essence impérieuse du On sait, depuis la thèse de Bruno Tackels " que le cinéma
commerce (du capital) : son adaptation tangentielle à ce qu'il sera pour Benjamin cet appareil du xx' siècle qui permettra
y a de plus archaïque : l'enfance, la vitesse, la couleur, la de sortir de la domination sociale. Car la domination n'est
rêverie collective, le jeu. Contrairement à la thématisation
de l'enfance chez Lyotard (l'enfance comme résistance), il 5. B. Tackels, L'Œuvre d'art à l'époque de W Benjamin: histoire d'aura,
faut bien avouer que l'enfance est l'avenir du capital. op. dt., p. 74-75.

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la masse, se transforment en stars, etc. Pour lutter contre
jamais immédiate et nue : elle est toujours immédiate et
ce mouvement naturel, il faudra des œuvres jamais vues ou
technicisée, séduction et dispositif. Attrait pour les
entendues, qui, pour chaque appareil, en allant plus loin
lointains (aura) et observation objectivante. Dans un
que les œuvres précédentes, rappelleront tel ou tel enjeu
premier temps, la fable benjaminienne raconte que le
d'époqualité. C'est une logique que ne peut pas connaître
cinéma a été utilisé comme dispositif de surveillance au
un dispositif, lequel ne peut inclure le nouveau que selon
service de la« classe dominante}) (un peu comme la vidéo-
surveillance pour la télévision). Puis, identique au retour- le prindpe de la série.
nement du temps en quoi consiste toute subversion, le
dispositif a pu être retourné contre cet usage pour devenir
appareil: producteur d'art et d'un nouveau droit politique.
Le nom de ce retournement artistique chez Benjamin :
Vertov-Eisenstein. Le cinéma est devenu un appareil artis-
tique à part entière du fait de l'adoption d'une écriture:
le montage. Car l'écriture par montage, comme le montre
Kracauer, non seulement respecte les conditions de la
production industrielle (discontinuité radicale des moments ,,1 :
et des lieux du tournage par rapport à la fiction narrative '.

et à la continuité spatiale des décors de la diégèse), mais ,;1

surtout rompt avec toute emprise fantasmagorique. La


discontinuité assumée des plans-séquences vient casser toute
séduction du pouvoir des images 6.
Un appareil fait époque parce qu'il invente une nouvelle
temporalité, en rupture avec celle de la fantasmagorie. Mais
cet arrachement n'est jamais définitif, la continuité de la
fantasmagorie reprend toujours le dessus, les appareils se
mettent à réalimenter, selon leur régime propre, la rêverie
de l'intérieur, les acteurs, pourtant anonymes car issus de

6. D. Payor, Construction et vérité : les raisons du montage, in


J.-L.
Flccniakoska (dir.), Le Collage et après, Paris, L:Hannarran, 2000,

106

J
FW55ER:
L'APPAREIL ET L'ŒUVRE D'ART

Si donc les appareils contribuent à l'émancipation


générale, c'est en provoquant la venue de nouvelles tem-
poralités, donc de nouvelles spatialités, puisque « l'espace
est un différentiel du temps » selon la formule d'Adorno. .i,
1:,
Ce sont les appareils qui essentiellement génèrent la .,i

poéticité d'une époque: sa consistance muséographique,


photographique, psychanalytique, etc. Une époque est
poétique parce qu'elle est appareillée de telle ou telle
manière. Là n'est pas l'affaire des œuvres d'art à elles seules,
contrairement à ce que l'on croit depuis l'interprétation
idéaliste subjective de Schiller. Néanmoins, ce sont les
œuvres d'art qui émancipent les appareils, lesquels, sinon,
devieQdraient des dispositifs.
Tels "sont les rapports entre les œuvres d'art et les
appareils: d'une manière générale, une œuvre est comme
programmée par tel ou tel dispositif d'appareil, tel ou tel

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genre artistique ou littéraire. La loi de la production l'irruption imprévisible de l'appareil comme ce qui a fait
artistique est alors celle de l'épuisement du programme. époque, le moment d'autoconstitution de l'appareil qui n'est
C'est évident par exemple pour la peinture de représen- pas celui de l'invention technique j l'instant où il est devenu
tation, qui a mis cinq siècles pour épuiser le programme évident pour un certain public que, du fait de tel appareil,
perspectiviste de la Renaissance. Ce serait même la loi « on » changeait d'époque. Ce que furent respectivement
de la photographie selon Flusser '. S'il Y a eu succession les certitudes de Manetti à propos des dispositifs de
créatrice et non stagnation, à partir de Léonard par Brunelleschi, après avoir entendu les témoins de l'expéri-
exemple, c'est que les œuvres les plus importantes ont été mentation de ces dispositifs ou, en 1839, le rapport soumis
plus avant que les précédentes dans la monstration des à l'Académie des Sciences par Arago à propos du daguer-
conditions de possibilité de l'appareil perspectif. C'est réotype". « On » avait eu la certitude de changer de rapport
toute la différence entre un programme de dispositif qui, à la loi et de pouvoir transmettre autrement en donnant
selon la loi de l'entropie, ne peut aller qu'à son épuisement cette invention à l'humanité.
par la réalisation de tout ce qu'il rend possible, à moins C'est un véritable avènement et non un événement, car
d'un apport extérieur en informations nouvelles, et un l'appareil est causa sui.
appareil où une véritable généricité est possible, du fait de C'est une affaire d'origine et non de commencement'.
l'analyse créatrice de l'appareil lui-même. C'est ce qui fait Parce qu'à partir de cette révolution (et de ce point de vue,
qu'il y a histoire des œuvres, qu'elles sont dans l'histoire, on peut dire que l'humanité aura connu peu de révolutions:
qui certes n'est pas celle des événements socio-historiques, celles des appareils), c'est le mode d'accueil de l'événement i

Iii
mais qui n'en a pas moins une nécessité que Benjamin et qui change. L'événement est par définition l'imprévisible, 1
Lyotard ont manquée. Cette histoire est dépendante de la ce qui implique qu'un mode d'accueil esquisse, pré-
généricité de l'appareil. détermine ce qui sera pour lui événement ou non: s'ouvrant 1
Chaque appareil est donc partagé entre un devenir à telle ou telle part d'imprévu, la constituant comme
.1

i
programmatique (le dispositif) et une déconstruction monde. Ou comme phrase, sur laquelle une autre phrase
systématique. Les deux ne se recouvrent pas, car la décons- pourra enchaîner selon le mode prescrit par l'appareil ou le
truction artistique trouve son énergie d'une manière
originale. Elle est comme tirée en avant par une énigme : 2. F. Arligo, Le Daguerréotype. Rapportfait à l'Académie des Sciences de Paris
le I9 ao.ftt I839' Caen, Léchoppe, 19 87.
1. v: Flusser, Pour une philosophie de la photographie, Saulxures, Circé, 199 6 . 3. Selon la distinction benjaminienne établié par Agamben : « Langue et
Texte violemment démoli par certains historiens de la photographie, histoire. Catégories historiques et catégories linguisitiques dans la pensée
comme l'Ont été ceux de Barthes et Benjamin, sous prétexte de lèse- de Benjamin ", in Walter Benjamin et Paris, études réunies et présentées
territoire.
par H.Wismann, Paris, Le Cerf, 19 86 .

110 III

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genre (de discours, littéraire, d'art). Cela implique que
Ainsi on voit bien la différence entre un événement et
l'autre part de l'événement (ou de la phrase) qui ne sera pas
l'avènement de telle époque de la surface d'inscription du
prise en considération, tombera dans le Léthé, le non-être,
fait de tel appareil ou de tel genre littéraire ou artistique.
l'oubli. S'il n'y avait pas telle ou telle surface d'inscription
Si l'événement peut être enregistré pour être transmis, c'est
de l'événement, il n'yen aurait aucun enregistrement et
qu'il a trouvé une surface d'inscription. Ce ne peut être le
aucune mémoire, donc aucun apparaître. La mémoire est
cas pour l'appareil lui-même, qui ne trouvera aucune
en effet appareillée comme n'importe quelle faculté
mémoire pour l'accueillir, puisque c'est lui qui détermine
humaine. Sans mémoire, il n'y a pas d'événement: ainsi n'y
le mode de la mémoire. Dès lors, l'avènement d'un appareil
a-t-il pas d'« événement naturel» avant l'homme.
reste de l'ordre de l'immémorial qui persiste dans l'histoire
qui tire en avant les œuvres d'art comme un trou d'air à la
et la culture mondialisées comme un certain ton.
proue d'un mobile qui l'aspire, c'est celle de la décision, que
n'enregistre pas son avènement, son origine. C'est une pure
personne n'a pu prendre, de l'avènement de tel appareil ou
décision, prise par personne, disruptive. À moins d'ériger
de tel genre littéraire. donc de l'origine de la
un tribunal suprême, transhistorique, enregistrant, accu-
circonscription de tel apparaître, de telle spatialité, de telle
mulant et évaluant toutes ces décisions, celles qui ont eu
temporalité. Par exemple, au début du Quattrocento à
lieu et celles qui auront lieu. On peut appeler ce juge :
Florence, l'énigme de la décision prise par on ne sait qui,
l'Humanité olll'Esprit absolu. Ce qui conduirait à affirmer
selon laquelle un tableau est une quasi-fenêtre OUverte « sur
que c'est le même Esprit (la même Humanité) qui a subi le
le monde'», ce qui a consisté à perforer le fond des peintures marquage sur le corps pratiqué dans les « sociétés sauvages»
du gothique international. Décision époquale, absolument
chères à Pierre Clastres, le même encore présent à Athènes
originale et originaire, puisqu'on passait ainsi d'un monde
sur l'agora, le même qui a été sacrifié au sommet d'une
lisible comme un livre à un monde visible et, à cause de
pyramide aztèque: autant d'époques de la surface d'ins-
cela, infiniment à connaître. Aucune logique historiogra-
cription. C'est affirmer qu'il était là tout équipé dès le début
phique ou métaphysique ne peut rendre compte de ce saut.
de son histoire. dans ce sens, serait bien la
Là est l'irreprésentable, là est le moment sublime, l'irruption
grande illusion que traque Le Différend de Lyotard.
d'une autre loi qui va dès lors s'imposer à la définition de
Mais alors, la conséquence logique de la thèse lyotar-
chaque chose: le principe de raison leibnizien. Et là n'est
dienne consistera à affirmer qu'il y a autant d'humanités
pas le « moteur » du développement scientifique, car la
que de destinataires des appareils, qu'il n'y a pas de tra-
science ne se pose pas la question de son avènement.
duction possible entre appareils, chacun dessinant sa
légitimité, et donc pas de communauté possible universelle,
4· L. B. Alberti, De la peinture, trad. }.-L. Schefer, Paris, Macula, 199 .
2 parce qu'il n'y a pas d'appareil universel. C'est une pierre

II2
II3
jetée dans le jardin de Jean-Luc Nancy. C'est parce que
les légitimités sont incomparables, et déjà celles des usages
de la raison critique kantienne, que le postmoderne au sens
de Lyotard ne débouche jamais sur l'illusion ultramoderne
du métissage des cultures, mais sur la reconnaissance
de différends. On comprend alors que la forme actuelle de
la fantasmagorie collective soit musicale et s'appelle
world music. C'est, malgré les apparences, une musique
de programme pour lequel tous les enchaînements sont
possibles : les musiques pygmées sur du Bach, les Bretons DESARGUES:
sur les Khirghizes, etc. Car le métissage des musiques est RÉPÉTITION ET DIFFÉRENCE
au programme du dispositif de l'industrie du disque.
On saisit mieux alors le risque de voir déchoir un
appareil: comment, en devenant programme, il va alimenter
un devenir commercial par lequel il va conforter la fantas- Reprenons la distinction entre appareil et dispositif
magorie collective et l'économie du spectacle. (programme). Si on peut épuiser un jeu à règles (game) au
bout d'un certain laps de temps, c'est qu'un jeu est un
programme dans lequel le prochain jet de dés est peut-être
inconnu, mais pas la probabilité de voir apparaître tel ou
tel coup. Éternel retour de l'effet du programme.
Au contraire, la succession des œuvres a comme enjeu la
généricité d'un appareil ou d'un genre. Cette dernière reste
un horiwn pour les œuvres, dont la tâche consiste alors à
tenter d'en inscrire l'immémorial (l'origine) dans le visible
ou l'audible. I:énigme de l'art, ce n'est donc pas seulement
celle de l'apparaître du monde comme le pensent Fiedler et
Klee, mais celle de l'avènement des appareils, lesquels traitent
toujours le monde selon des modes différents, le réduisant
quelquefois à l'état de référent des œuvres (les arts de
représentation). Lart n'a donc pas affaire au monde dans

II5


j
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l'immédiateté d'une saisie phénoménologique. Par rapport à
Benjamin a su nommer la fabuleuse alliance du très
leur appareil, les œuvres sont comme des apparitions qu'il
rend possible. archaïque et du plus que moderne. Sa proposition est la
suivante: l'historicisme est la clefde toutes les histoires qui
Résumons-nous: quand Benjamin isole comme matrice
s'écrivent en termes de continuité; ce qui peut être le plus
du XX" siècle le passage urbain, il circonscrit une sorte de
à la mode, c'est paradoxalement, du fait du retour du même,
fabrique de l'histoire à venir, mais aussi un atelier d'écriture
le plus archaïque. Dès lors, le monde de la fable nouvelle
spontanée de l'histoire: l'historicisme. La thèse de Benjamin
sera l'alliance des jeux vidéo virtuels et des contenus
est la suivante: l'historicisme réduit toute valeur, éthique
médiévaux. Ou le métissage culturel intensifdu type world
ou esthétique par exemple, à un fait déterminé dans
music. Ou l'ethnicisme et l'épuration ethnique comme
l'histoire, et à lui uniquement. L'historicisme ne permet pas
critères du politique.
l'introduction d'une autre dimension, celle de la loi qui
Tout se joue sur la définition de l'événement.
enjoint de lire ce qui n'a pas été écrit. Par conséquent, son
L'événement consiste dans le retour de l'archaïque, ou bien
imaginaire est celui de l'histoire rêveuse de l'éternel retour.
dans le retournement total de l'histoire. L'événement n'est
Chez Benjamin, c'est une condamnation de Nietzsche'.
que ce qui est comme une chose, ou bien il peut devenir total
Explication: puisqu'il n'y a que le fait (présent) qui compte,
renversement parce qu'il a deux faces, comme la phrase selon
alors on ne peut qu'aimer son retour, quel qu'il ait été.
le Lyotard du Différend, une face visible et une face obscure.
Historicisme et Éternel retour sont donc liés, ce sont les
Ce partage dans la réception et la définition de l'événement
deux faces de la même médaille : ultramodernité.
est indissociable de la domination de l'appareil photogra-
L'historicisme marque le positivisme du XIX" comme du
phique sur les sciences humaines au XIX". Soit, à la suite
xx' : c'est la philosophie de l'histoire dominante. On ne peut
de Baudelaire' et de Kracauer', on met l'accent sur l'essen-
pas dissocier la valeur du fait : on ne peut décrire que des
tielle « idiotie' » de la photographie, la tautologie réel =
dispositifs. Il n'y a pas d'autres possibles que ce qui est.
photographié, soit sur l'ouverture du passé qu'elle rend
Vouloir ouvrir le temps serait nihilisme, maladie de la
possible. Benjamin est le philosophe de la photographie plus
volonté. Aimer le présent, c'est vouloir son retour, désirer
l'enfermement dans ce qui a toujours été, désirer le destin
et l'archaïque. Faire de l'archaïque un destin. Désirer le 2. Cf, les commentaires de P.-D. Huyghe sur Baudelaire, la photographie

retour de l'archaïque, mais sous des traits modernes. et la peinture, Du Commun. Philosophie pour la peinture et le cinéma, Belval,
Circé, 2002.
F 3. S. Kracauer, Le Voyage de la danse, Saint-Denis, Presses Universitaires de
I. W Benjamin, Paris, capitale du XIX siècle, op. cit. Liasse: Nietszche, Éternel
Vincennes, 1996.
retour, Ennui. 4· Au sens de Cl. Rosset, Le Réel et son double, essai sur l'illusion, Paris,
Gallimard, 1993.

!I6
!I7
que du cinéma dont il a surtout analysé les effets politiques encore: un certain ton de l'histoire comme seul « souvenir»
',II pour la masse, mais pas la temporalité. On ne peut revenir' de l'avènement de tel appareil. La notion importante
i
ici sur la problématique benjaminienne de la temporalité de est celle de loi : ce n'est que par elle qu'on peut rompre
la photographie. On peut écrire, comme il le fait, que le passé le charme de l'ultramodernité. Une loi qui enjoint de lire
est ce qui nous attend' (<< on est attendu dans le passé »), ce qui n'a jamais été écrit. Là encore, la possibilité
l'
" ' qu'une autre histoire que celle qui est réellement attestée par d'une esthétique du tort se dessine, avec une bifurcation
les archives était possible, un autre devenir qu'on pourrait essentielle : un même appareil comme la photographie
dessiner à partir de la même photographie 7, parce que la pourra soit entretenir un rapport complexe aux spectres 8,
temporalité de la photographie, bien plus que celle du « ça en particulier dans la littérature latino-américaine (Adolfo
a été » barthésien, est celle du futur antérieur. Ou plus Bioy Casares, Javier Garcia Sanchez, etc.), soit permettre de
précisément ce que la psychanalyse - à tort - appelle conjurer une politique de la spectralité qui se mondialise,
« illusion d'un déjà vécu ».
en particulier à partir de l'Amérique latine, en faisant entrer
ia position de Benjamin, premier penseur des appareils, le destinataire des œuvres dans un rapport juridique de type
est cohérente contre le positivisme: si l'événement n'est pas « fidéicommission ». Cet énoncé: « Tu dois nommer! » de
ce qui est, il consistera non en ce qui n'a pas encore trouvé la fidéicommission photographique n'est pas connu par l'art
de surface d'inscription, mais ne tardera pas à le faire, mais du portrait en peinture, parce que son appareil est celui de
en ce qui n'aura jamais pu être inscrit. L'ininscrit. Si donc la représentation, laquelle insinue toujours qu'un portrait
l'historiographie ne veut pas sombrer dans l'ultramodernité, est au fond toujours un autoportrait 9, selon la domination
elle n'a qu'un horiwn possible: prendre en charge le non- du principe de subjectivité. Mais quel appareil recueillera
inscrit, l'immémorial historique. Par un accès non pas le ton de l'histoire?
direct, mais médiatisé par un appareil. Cet événement, Quelle est la nature de la succession des œuvres? Une
réduit aujourd'hui à une charge affective errante, est nécessaire irréversibilité et non pas le surplace des réponses
politique : ce sont les « disparus » de l'historiographie à une question qui serait restée la même et induirait la
officielle. C'est aussi un passé toujours ouvert, des utopies répétition des mêmes réponses. Si on réduit finalement,
gisant dans le passé, et non pas des utopies du passé. Ou comme le fait Lyotard, un appareil à un dispositif (à un
d'écriture, donc à un programme culturel dans un
5· J.-L. Déotte, L'Homme de verre. Esthétiques benjaminennes, op. cit.
6. W Benjamin, Thèses sur le concept de philosophe de l'histoire, in op. cit.
7· W Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit. Il faudrait \. 8. Cf, en aval, l'analyse des pharos de Catherine Hélie.
développer ici l'analyse du très benjaminien récit de Richard Powers: Trois
",li 9. J. Derrida, Mémoires d'aveugle. L'autoportrait et autres ruines, Paris,
fèrmiers s'en vont au bal, Le cherche midi en 2004, trad. de J.Y. Pellegrin.
éditions Réunion des Musées Nationaux, 1990.

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Si l'appareil perspectif n'avait été qu'un programme de On tentera donc de répondre à la question : pourquoi y
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1 dispositif (ce que donnent à voir les « traités de perspective »), a-t-il une histoire des œuvres dont l'évidence serait que peindre
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alors les œuvres auraient cessé, en gros depuis Uonard, d'être exactement comme Léonard aujourd'hui ne serait pas
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improbables (la perspective aérienne achevant d'une certaine seulement un plagiat, mais absurde? Ce serait reprendre, pour
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manière le dispositif). la culture, la question leibnizienne des indiscernables. La
I ",l'l' " Et même si, toujours selon Lyotard, l'essentiel de la réponse est que les œuvres doivent se succéder parce qu'elles
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production artistique est le fait d'artistes qui ont fait relèvent à chaque fois d'une époque de l'art indissociable d'un
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,I','I!,I'1 l" " rupture, comme Masaccio ou Cézanne, ceux qui ont appareil. La raison première de la discernabilité de chaque

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interrompu un « programme culturel » comme la peinture œuvre est qu'elle met en œuvre et fait paraître tel axiome
11
'111 1" " 1 médiévale ou l'art de la représentation, qui donc firent constitutif de l'appareil. On retrouve cette certitude chez
l "illll, ililli remonter cette sorte de chaos originaire sur lequel reposent Chastel: « On pourrait se demander s'il ny a pas - pour toutes
1 1111']11,
les cultures, et qui pour cette raison ont affaire à la les créations de l'art humain - une tenMnce invincible à
'1 'illllll,I,I'il'
11",1 1 i
, 'III 1 « Chose », ces artistes qui sont aux interstices des époques produire Mns certaines conditions, au sein même de chaque
11/
'111111/1" II'I!II:I:I'11
de l'art, alors se pose la question de savoir comment ils ont art, une maquette réduite de sa structure ou un scénario de sa
1
11
échappé à la répétition de la même Chose. production n. » Une œuvre est un événement artistique, une
111 11
1 1111:i! Il 1' La question se posera à peu près identiquement chez le « apparition », en tant qu'elle met en exergue tel ou tel principe
Il 1IIIr, dernier Lyotard >0, puisque la Chose aura alors comme
11

III] 1 1 '1 de l'accueil de l'événement. Œuvre après œuvre, on verra donc


I,III,IIII,I,II,:,il,11
consistance la « phrase-affect» : affect ou phrase inarticulée monter en présence tel ou tel principe de l'appareil : des
11
/1 1,111 11 , , et inarticulable, irrelevable par le logos, échappant à toute invariants plastiques pour la peinture ou la sculpture. Soit,
III/II!II,I:I'I:II"I'
temporalité, hors celle du maintenant où elle surgit très rapidement, pour l'appareil perspectif: la fenêtre puisque
I \11,11'11\1111'
pleinement achevée, une fois pour toutes. Si les artistes (les le tableau comme surface est « quasi-fenêtre », le miroir", le
II
1 Il'111,1'11' peintres) se doivent de répondre picturalement au tort que cadre de découpe ", la grille orthonormée projetée sur le sol
1 1
Il'1 ,'11 1,,. 1
, fait nécessairement le langage à la phrase-affect (la couleur
111,1,1111,1,1111111 vécue par l'enfant), une phrase ne se distinguant d'une autre II. Â. Chastel, « Le Tableau dans le tableau» (1964), in Fables, Formes,
1
Il :1111!II'111111
que par sa tonalité affective (la mélancolie n'est pas le Figwes, Paris, Flammarion, 1978, 2 vol.
plaisir), alors comment rendre compte du fait qu'il ya des 12. S. Phay-Vakalis, Le Miroir dans l'art, Paris, LHarmattan, 2001.
li 111111 III
\11:'111,111
13· M. Schapiro, Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1982 ; J. Derrida,
La Vhité en peinture, Paris, Flammarion, 1978 ; v: 1. Stoichita, L'instauration
IO. J.-F. Lyotard, Misère de la philosophie, op. cit. du tableau. Métapeinture à l'aube des temps modernes, Genève, Droz, 1999.
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ou faisant toiture, le point de fuite comme point valant pour rhistoire du « point du sujet » est ouverte par Jean
l'infini ." l'obscurcissement des couleurs en fonction de l'éloi- Pélerin, dit le Viator· 6 (1435 ?-1524), chanoine de Toul. Son
gnement ; et, puisque la couleur est le grand refoulé traité est fondé essentiellement sur la méthode des points
l'appareil, son retour massif dans la peinture vénitienne de distance (tiers-points) et inaugure une nouvelle série de
(Véronèse) ou du fait de la querelle ouverte au sein de traités dans lesquels ce procédé va relayer la construction
l'Académie française de peinture (la lutte de Roger de Pilhes albertienne. On y trouve la définition suivante : « Punctus
contre Poussin au XVII' siècle), etc. Fondamentalement, l'enjeu principalis in perspective/debet ad normam oculi constitui :
de tout cet art qui se déploie sur plus de cinq siècles, c'est la qui punctusldicitur fixus vel subjectus. »
décision qui a fait époque, contre l'art médiéval, de rendre en Soit : « Lepointprincipal en perspective doit être constitué
peinture le monde décisivement donné comme visible dans et assis au niveau de l'œil: lequelpoint/est appeléfixe ou sujet. »
l'unité d'un temps et d'un espace homogènes et vides, contre Il est clair que le mot est ici adjectif et non pas substantif,
l'hétérochronie et l'hétérotopie du régime médiéval. La puisque apposé à « flxus)} ou« flx}}. Il signifie à l'évidence
nouvelle surface d'inscription perspective et projective, mise « point sous lequel (sub) sont jetés (jectus) )} ou « duquel
en œuvre par Brunelleschi dans son architecture avant que les partent les rayons visuels)}. Mais il deviendra, dans des textes
peintres ne s'en emparent (Masolino, Masaccio, etc.), a ultérieurs (XVI' et XVII' siècles), «point du sujet}} ou « sujet».
consisté en un nouvel accueil de l'événement, désormais Ce point du sujet est donné dans le plan du dessin (qui n'est
caractérisé comme visible, et non plus comme lisible, ce qui pas désigné comme le plan d'intersection de la pyramide)
était le cas dans l'art médiéval. La révolution qui a fait époque et ne désigne pas le point de vue face au tableau ; c'est en
consiste dans ce saut entre un monde lisible, parce que c'est fait le point de fuite principal, proposé ici comme un donné
par lui que Dieu s'exprime, et un monde visible où l'infini et non pas comme l'extrémité du « prince des rayons )}
n'est plus qu'un point dans une construction géométrique: lorsqu'il aboutit dans le tableau défini par Alberti.
le point de fuite des droites orthogonales au plan du tableau. Chez Jean Cousin (1560), on parle d'un « personnage })
La visibilité acquise, la grande invention aura été celle du et de son « œil )}. Ce nom s'applique indifféremment à l' œil
point, de Brunelleschi à Descartes. Or le nom du point de réel, lorsqu'il s'agit du point de vue, et à l'œil fictif que
fuite dans certains traités de perspective est : point du sujet. constitue le point de fuite principal, qu'il appelle indiffé-
J.-P. Legoff résume cette histoire '5. « point principal }} ou « point de l'œil'? )}.

14· H. Damisch, L'Origine de la perspective, Paris, Flammarion, 19 87. 16.]. Pélerin Viator, De Artificiali Perspectiva, Toul, 1505.
15· J.-P. Legoff, traducteur de Piero della Francesca, De la perspective en 17. J. Cousin, Livre de perspective de jehan Cousin, senenois, maître peintre
peinture, Paris, éditions In Media Res, 199 8 . à Paris, 1560.

122 123
Enfin, chez Girard Desargues (I636), on trouve: « Ce
perspectif (au fond du tableau, là-bas) qui va accaparer la
qu'on sepropose à portrairey a nom SUJET. Ce qu[e d'Jaucuns
singularité quelconque dès qu'elle va se mettre en position
nommentplan géométral, [d'Jautres plan de terre, [d'Jautres
la plante du sujet, y a nom ASSIETTE du SUJET. » de spectatrice de l'œuvre. Dès lors, toute architecture, tout
tableau, toute scène de représentation sont donc subjec-
Cette fois le « sujet» est synonyme de « motif» ; c'est
tivants en un sens nouveau, inouï: ils transforment leur
ce qui se trouve « sous les rayons» ou « sous le regard », et
destinataire quelconque, leur spectateur, en sujet au sens de
« qui est assujetti» à l'observateur réduit à un œil ponctuel
la métaphysique moderne à partir de Descartes. Vous êtes
et ainsi décrit: « En cet art, il est supposé qu'un seul œil voit
déjà dans le tableau, votre place y est avant même de l'avoir
d'une même œillade le sujet avec son assiette et le tableau,
vu : là vous êtes attendu. La loi vous dit : « là-bas, je
disposés l'un au droit de lautre, comme que ce soit: il
t'attends! (là où le je est, tu dois advenir comme sujet). »
n'importe si c'est par émission de rayons visuels, ou par la
de l'appareil perspectif institue le spectateur
réception des espèces émanées du sujet, ni de quelendroit, ou
quelconque en un destinataire dont le sort est réglé pour
lequel des deux il voit devant ou derrière lautre, moyennant
des siècles : devenir sujet; davantage : avoir comme projet
qu'il les voie tous deux facilement d'une même œillade '8. »
la subjectivité. perspectifa donc eu une puissance
Tout simplement parce que, constructivement, le point
de destination considérable, ce qui lui a permis de faire
de fuite situé sur la ligne d'horizon du tableau n'est rien
monde. a été entendu à partir de cette aune:
d'autre que le symétrique, par rapport au plan du tableau,
État-sujet, Nation '9-sujet, communauté-sujet, etc., d'autant
du point de vue (point idéal de construction du tableau).
qu'avec Descartes, il est devenu le socle de la philosophie
Mais cela implique, ontologiquement, que dans les tableaux
moderne et qu'avec le Cusain, G. Bruno, Galilée, la
générés par cet appareil, le sujet « habite» apriori le « cœur»
mathématisation du monde physique a commencé. On
du tableau, aVant que ce dernier soit vu. Donc, il faut
ne devrait pas parler de subjectivation comme le font
distinguer deux ordres. Sur le plan constructif: le sujet est
nos contemporains (Badiou, Rancière), en dehors de la
la projection de l'œil dans le plan du tableau. Sur le plan de
production d'effets de subjectivité par cet appareil
la réception esthétique et donc métaphysique, sur le plan
spécifique. a donné son socle à l'imaginaire
de la destination époquale, le rapport est renversé. C'est ce
moderne : la fiction du sujet.
sujet qui gît là au point le plus intense du dispositif
On peut avoir la tentation d'isoler, dans la série
considérable des œuvres générées du fait de cet appareil, une
18. Desargues, Exemple de l'une des manières universelles du S. G. D. L touchant
Id pratique de Id perspective sans emploïer aucun tiers point, de distance ny
d'autre nature, qui soit hors du champ de l'ouvrage, Paris, 36. 19. Le concept de Nation semble bien apparaître dans ce sens chez
16
Machiavel.

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12 5
infini; aucune n'avait pensé la temporalité de l'instant, de
œuvre comme étant particulièrement démonstrative de la
la succession des instants, et l'hypothèse, cinématogra-
généricité de l'appareil. Une époque résumée dans l'œuvre
phique écrira Bergman, d'un hiatus entre chaque instant.
d'un homme, et cet homme résumé en un tableau. Ce serait,
Descartes sera le premier à en faire l'élément constitutif de
en première approximation, la métaphore monadologique
sa physique et de sa métaphysique (théorie de la création
(ou miniaturiste selon ses dires) benjaminienne d'une œuvre
incluant une époque: une œuvre qui, si on sait en déployer continue: Physique).
On verra donc se succéder, lors de la première
les caractéristiques, condense les traits de l'époque :
Renaissance, des tableaux spéculatifs, c'est-à-dire spéculaires
« L'historien matérialiste [...] va faire éclater la continuité
dans la mesure où ils mettront en exergue tel ou tel axiome
historique pour en dégager une époque donnée,. il ira faire
constitutif de l'appareil. On verra surgir dans un tableau
éclater pareillement la continuité d'une époque pour en
d'ensemble, d'autres tableaux, plus petits, inclus, qui seront
dégager une vie individuelle ,. enfin il ira faire éclater cette
comme autant d'autres découpes d'instants du temps. La
vie individuellepour en dégager unfait ou une œuvre donnée.
narration pourra, en apparence, réintégrer un espace qui,
Il réussira ainsi à faire voir comment la vie entière d'un
du fait de son géométrisme exacerbé, l'excluait.
individu tient dans une de ses œuvres, un de sesfaits ,. comment
Jusqu'à ce que, avec Manet, alors qùen apparence tout
dans cette vie tient une époque entière,. et comment dans une
l'appareil de représentation est conservé pour représenter
époque tient l'ensemble de l'histoire humaine'o. » Mais cette
un événement historique -la chute de Maximilien -, toute
interprétation est encore trop soumise au modèle leibnizien.
la narration soit privée de son effet majeur: que le spec-
S'agissant de l'époque de l'appareil perspectif, nous propo-
tateur s'y identifie comme sujet et désire mourir en héros
sons les œuvres de l'atelier du Pérugin, sa production et 2<
comme l'empereur en peinture. Un léger déplacement a eu
donc aussi bien les premiers tableaux de Raphaël.
lieu, on ne croit plus à ce qu'on voit, le sujet du tableau
Si l'appareil perspectiviste génère une certaine
devient indifférent. Bref, comme l'écrit Bataille, Manet a
temporalité, inouïe - celle de l'instant de la découpe de la
accompli le sacrifice du sujet. Moment fondamental pour
pyramide visuelle selon la description d'Alberti -, alors un
ce que d'autres appelleront autonomisation de la peinture
tableau sera toujours une découpe instantanée du monde
(la ,peinture devenant son propre objet, sa propre loi,
représenté. Aucune autre époque de la culture n'avait conçu
autotélique). On sait que les toiles de Manet produiront un
le concept d'un espace homogène, continu, isotopique et
énorme scandale, non pas tant du fait de leur contenu
érotique (Le Déjeuner sur l'herbe, Olympia) car on en avait
20. Benjamin, Thèse VII Écrits fiançais, in Œuvres complètes, op. cit., t. III. vu d'autres dans la peinture académique, mais parce qu'il
21.Musée de Pérouse, Mariage de la Vierge du Pérugin, musée des Beaux devenait évident que la peinture, comme la littérature avec
Arcs de Caen, Mariage de la Vierge de Raphaël, Milan, la Brera, etc.

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Flaubert, selon Foucault, devenait archivistique, c'est-à-
dire qu'elle était désormais appareillée par le musée-
bibliothèque. Bataille et Foucault comprirent qu'un nouvel
imaginaire était en train de s'instituer avec Manet et
Flaubert, du fait de la bibliothèque et du musée. Un art dont
la dimension essentielle devenait celle du passé, des
archives, et non plus la représentation de l'espace pour la
peinture ou de l'héroïsme pour la littérature. Un imaginaire
instruit (les milliers de textes sur la religion lus par Flaubert
pour l'écriture du SaintAntoine). Une peinture entretenant DISPOSITIF ET ART DE SITUATION
un autre rapport au passé consistant à créer-trouver l'œuvre
du passé ou l'œuvre exogène qui aurait bien pu être la cause
de l'œuvre contemporaine. Et, inversement, consistant pour
le contemporain à rendre hommage à un passé reconnu en Les œuvres se succèdent donc parce qu'elles mettent en
enchainant sur lui par la déformation comme chez Saura œuvre l'appareil. Ce faisant, elles ne se bornent pas à faire
ou Bacon 22.
reculer les bornes d'une certaine époque de la culture, elles
sont dans le même temps intériorisées par leurs destina-
taires. Ce qui implique que la peinture ne reste pas sur
les parois des églises, mais que, par son intermédiaire,
les œuvres informent, appareillent les destinataires. Si la
perspective a été une « fonne symbolique », comme l'écrit
Panofsky en reprenant la philosophie du langage de
., Cassirer, c'est qu'à partir du XV siècle les élites italiennes,
hollandaises et flamandes, puis françaises et anglaises ou
allemandes, puis les nations entières - du fait de l'éducation
la pratique du dessin perspectif, mais surtout de
l'iml'régnation par les images, la scène à l'italienne, les
perspectives urbaines, les jardins à la française, etc. -, ont
22. S. Couderc er ].-L. Déorre (dir.), Hommages. La tradition discontinue, été obligées de voir perspectivement. De plus, la culture
Paris, LHarmarran, 1997.
perspective a rendu possible la mondialisation, puisque la