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(Épiméthée). Un vol. de 528 pages, Paris, Presses Universitaires de France, 2014. Prix :
30 €. ISBN : 978-2-13-062028-0
En effet, loin d’être ici un simple cas local de phénoménologie appliquée, l’Attention,
lorsqu’on prend soin de l’arracher aux artefacts sous lesquels elle émerge ponctuellement
dans le texte des philosophies de la Conscience, grevée de concentration (Descartes),
embourbée dans le modèle de la réflexivité (Hume, Leibniz, Fichte), ou même écartée par
rejet du « psychologisme » au profit d’une logique pure transcendantale (Husserl, à partir
de 1913), – se révèle une qualité anthropologique éminente, celle où s’élaborent les
éléments de valeur de notre vie (Piette), celle où s’aperçoit la réceptivité de notre
intelligence (Philon, Augustin, Malebranche). Plus encore : au fur et à mesure de ce travail
de plus de 15 ans à conjoindre les données d’observation (expérimentalement renouvelées
par les sciences cognitives) avec l’affinement d’une méthode d’auto-explicitation incarnée
(l’épokhè, mais en un sens déplacé, depuis la publication de On Becoming Aware en 2003),
l’Attention, mieux qu’un état de conscience, ou même un acte mental interne et invisible,
se dessine comme un vécu corporel tangible, et relationnel. Elle peut être dorénavant décrite
comme « une pratique […], modulatoire, affective, exerçable et intersubjective ». C’est-à-
dire que, comme processus, comme dynamique, comme véritable geste cognitif, elle devient la
pierre d’assise d’un modèle pour la Pensée et la Présence qui échappe au lourd héritage
immobiliste du concept de Conscience et aux inextricables débats, sur le « pré-réflexif »
aussi bien que sur le volontaire et l’involontaire, qui accompagnent celle-ci comme les
Plaies d’Égypte.
Quoiqu’au risque d’une problématique qui recouvre la Philosophie sous une Psychologie
émergente qui en était encore mal distinguée (Fechner, Helmholtz, Wundt), et sans le
support d’une bibliographie qui aurait avantageusement complété l’ouvrage, nous suivons
N. Depraz qui reprend méticuleusement le terrain conceptuel à partir duquel Husserl, aux
différentes saisons de maturation de son projet, approche le phénomène attentionnel
dans une difficile dialectique du Sensible et de la Catégorie. Avec un art lumineusement
aristotélicien de la définition et de la typologie, démêlant le dialogue implicite qui mesure
la Phénoménologie à ses prédécesseurs autant qu’à ses contemporains (Stumpf,
Titchener, James, Külpe), son travail dégage lentement les modalités d’un processus cognitif
sans contenu ni produit spécifique mais dont tous les aspects (déploiement temporel,
affectivité, intensité, perturbation) révèlent l’importance, pour la perception comme pour
la mémoire, pour la réactivité comme pour la patience réceptive. L’Attention se découvre
alors comme une modulation de la Conscience, co-donnée avec tout acte intentionnel, et qui
spécifie le réhaussement de la présence du sujet à l’apparaître : l’augmentation de son être, par
un paradoxal processus d’ouverture et de disponibilité sans objet préétabli.
Car plus profondément introduite sous son aspect de Vigilance, l’Attention se révèle, loin
de tout solipsisme tendanciel, comme un vécu intercorporel ; et là, si c’est une Épistémologie
répondant de la validation d’une expérience partagée qui s’élabore – ou plus exactement se
concerte – (l’expérience de l’attention conjointe portée aux variabilités d’un même phénomène),
c’est en premier lieu une Éthique qui émerge : Attention soucieuse à autrui, sollicitude
toute de résonance, qui habite cette épistémologie et l’ancre dans une Communauté de
Recherche à l’être accru.
Il ne manquera certes pas de lecteurs pour déplorer une telle transition vers une
phénoménologie plus concernée de scientificité, dans ses problématiques, que de
civilisation ou de métaphysique, et ayant renoncé aux mystères lettrés et aux charmes de
la Parole oraculaire, poétique et saturée de tournures d’esprit pour, sinon parvenir à
atteindre une sorte de Koïnè interdisciplinaire, du moins s’ouvrir à un autre lectorat dans
un souci partagé d’humilité et de pragmatisme. Probable symptôme du reflux d’une
métaphysique artiste léguée par le XIXème siècle qui aura suffisamment témoigné des
révolutions dont elle était capable, ce glissement d’atmosphère dans l’écriture
phénoménologique atteste cependant tout autant d’une remarquable tentative de ré-
innervation de la méthode elle-même : Conscientiser, de la façon la plus incarnée qui soit, les
modifications, méthodiquement cultivées et exercées, de notre champ attentionnel, n’était-ce pas cela,
finalement, opérer la réduction phénoménologique ? Avec les qualités d’une haute
scientificité féminine qui pourrait, pourquoi pas ?, nous porter peut-être dans l’avenir à
interroger la Phénoménologie comme une discipline genrée, N. Depraz, au-delà d’une
carrière et d’une œuvre personnelle qui aura précisémentment su capter notre attention,
apporte ici une imposante contribution à l’édifice méthodologique de la Phénoménologie,
et poursuit cette tâche collégiale et attentive, impulsée au plus près d’elle il y a 25 ans par la
Neuro-Phénoménologie de Varela mais dont l’œuvre de Merleau-Ponty nous avait déjà
offert la plus solide illustration, celle d’un infini ressourcement de la démarche
phénoménologique aux sciences qui lui sont contemporaines. Ainsi, mieux qu’avoir
changé le lectorat de la Phénoménologie, elle réussira peut-être à changer les
phénoménologues eux-mêmes comme lecteurs, notamment comme lecteurs de Science,
en abandonnant consciemment et méthodiquement l’usuelle position épistémologique et
éthique de surplomb qui est devenue la leur pour s’essayer à pratiquer concrètement une
certaine forme de Démocratie dans les savoirs.