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Nouvelle finance planétaire

les vertus du chaos


Le monde à l’envers?
Oui, mais c’est ainsi. Il faudra que nous nous y fassions.
Par Charles Goldfinger
Charles Goldfinger, directeur-général de Global Electronic Finance (GEF) Management S.A., à Bruxelles, s’intéresse
notamment à l’impact de la technologie de l’information sur la stratégie des entreprises et sur les politiques
économiques. Auteur de La géofinance (Paris, Seuil, 1986) et de L’utile et le futile: l’économie de l’immatériel (Paris,
Edile Jacob, 1994) et Travail et Hors-Travail, vers une société fluide (Paris, Odile Jacob, 1998), il avait déjà publié dans
"Le Temps stratégique" No 31 de l’hiver 1989-90: "La finance internationale, sauvageonne dangereuse que nul
n'apprivoisera jamais?".

Après les économies agricole, industrielles, et des services, voici venu le temps de l'économie immatérielle.
L’essentiel de l’activité économique ne consiste plus, désormais, à produire et à accumuler des objets, mais à
émettre et à traiter des flux d’informations, canalisés par les "autoroutes numériques", infrastructure de
réseaux informatiques, télécommunicationnels et audiovisuels visibles et invisibles.
Au cœur de cette nouvelle économie immatérielle, la finance occupe une place centrale.
Sans monnaie, sans intermédiaires financiers, aucun échange, aucun commerce international, aucun
investissement ne serait possible. Aujourd’hui, le volume des transactions financières internationales est de
plus de 1300 milliards de dollars par jour, soit près de cent fois supérieur au volume du commerce mondial
quotidien des marchandises. Les services financiers contribuent pour 5 à 7% du produit intérieur brut des
pays industrialisés. Les grandes banques suisses, allemandes ou françaises sont des multinationales de plein
droit.
Mais la finance est aussi une activité hautement symbolique. Dans la société capitaliste en effet, l'argent, non
content de façonner l'échelle des valeurs sociales et culturelles, offre le spectacle permanent d’acteurs
ambitieux engagés dans des affrontements épiques, de succès spectaculaires et d’échecs cuisants, de
controverses animées et de scandales retentissants...
La finance cristallise d’ailleurs les controverses. Sa puissance, sa capacité à se jouer des frontières, la rapidité
de son évolution, suscitent à la fois fascination, crainte et hostilité. Certains l’accusent de miner la
souveraineté nationale et la démocratie. D’autres dénoncent son influence grandissante dans l'économie. Elle
est en tout cas devenue hautement visible.
La coexistence des crises et de l'essor. Dans les années 1980, la finance a provoqué des crises
spectaculaires. La crise de la dette du tiers monde du début de la décennie a mis en péril les grandes banques
internationales. Les deux krachs boursiers d'octobre 1987 et d'octobre 1989 ont secoué les marchés, sans
toutefois casser leur essor. Transactions et flux financiers transnationaux ont connu en effet, durant cette
période, un développement sans précédent. De nouveaux marchés, d’instruments dérivés notamment, ont
proliféré. Actions et obligations ont connu sur tous les grands marchés des hausses généralisées.
A l’heure actuelle, la dynamique reste la même. Des krachs majeurs, certes, comme celui du marché
obligataire américain en 1994, avec des pertes estimées à 1500 milliards de dollars, ou du marché des actions
japonaises, dont la valeur s’est effritée de plus de 60% entre 1990 et 1993, plus des scandales entraînant la
faillite d’institutions séculaires comme la banque d'affaires britannique Barings Brothers. Mais, dans le
même temps, la poursuite de l’essor des transactions et du développement des nouveaux marchés,
notamment ceux des pays en voie de développement et des pays ex-communistes, et l’explosion des marchés
des instruments dérivés, futures, options et autres swaps — le terme explosion n’est pas trop fort
puisqu’entre 1987 et 1993, le montant planétaire des transactions sur les produits dérivés a été multiplié par
9,3 pour atteindre la somme hallucinante de 14’900 milliards de dollars (il est vrai que cette croissance s’est
ralentie en 1995, mais sans que l’on puisse dire s’il s’agit d’une pause passagère ou d’une tendance durable.)
La géofinance. Cette coexistence des crises et de l'essor s'inscrit dans une logique plus fondamentale. La
globalisation de l'économie (géoéconomie) et de la politique (géopolitique) devait nécessairement
s'accompagner d'une globalisation de la finance, que j’ai appelée géofinance.
La géofinance est un réseau planétaire de marchés et d'intermédiaires financiers, capable d'acheminer d'un
bout à l'autre de la Terre, en quelques secondes, d’énormes montants de capitaux, que ce soit sous la forme
de monnaies, d’obligations, d’actions ou d’instruments dérivés.
Trois forces façonnent la géofinance: l'intégration mondiale des marchés et des flux financiers, bien sûr, mais
aussi le développement des nouvelles technologies de l'information, et la déréglementation des services
financiers.
La globalisation. Les marchés monétaires à court terme et les marchés des capitaux à long terme, les
marchés nationaux et les marchés internationaux, les marchés cash et les marchés dérivés, forment un réseau
planétaire interconnecté, qui fonctionne 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Toutefois, le degré de
globalisation varie selon les marchés et les instruments. Il est presque total pour le marché des changes qui,
avec un volume de transactions de près de 1300 milliards de dollars quotidiens (en 1995) est le plus grand
marché mondial. Il est fort avancé pour le marché des taux d'intérêt sur le dollar, fondé pour l'essentiel sur les
obligations du Trésor américain (300 milliards de dollars par jour en 1993) et pour les marchés des produits
dérivés sur les taux. Il reste en revanche balbutiant pour le marché des actions, même si les krachs boursiers
de 1987 et 1989 ont montré qu’il progresse à grand pas.
La géofinance se joue des contraintes de la géographie et des frontières nationales. Elle crée son propre
espace-temps, et fonctionne selon une logique qui peut paraître déroutante. On considérait jadis que la
principale raison d'être de la finance internationale était de permettre la couverture et le paiement des
échanges de marchandises. Or aujourd’hui, cette fonction est devenue mineure (moins de 10% des
transactions). Elle a été déplacée par les fonctions nouvelles de protection contre les risques et de jugement
sur les nouvelles opportunités de placement.
La finance électronique. Sans les apports massifs de la technologie de l'information, la globalisation serait
impossible. L'informatique et la télématique forment l'ossature du nouvel espace-temps financier, planétaire,
perpétuel, mais aussi capillaire puisque la banque et la Bourse s'installent à demeure dans les entreprises et
dans les foyers grâce au téléphone et à l'ordinateur personnel.
L'informatique financière est restée longtemps discrète, enfouie dans l'intendance de la banque ou de la
Bourse. Sa fonction était d'automatiser des tâches répétitives, consommatrices de papier et de main d'œuvre:
la comptabilité générale et les moyens de paiement. En revanche, dans les années 80, la technologie a acquis
une visibilité nouvelle, et elle est considérée désormais comme une arme de concurrence, un levier de
projection planétaire, et comme un outil indispensable pour mobiliser de l'information sur les clients et créer
de nouveaux produits. Les dépenses liées à la technologie représentent aujourd'hui de 15 et 20% des coûts
d'exploitation des banques. Les banques américaines dépensent planétairement 26 milliards de dollars par an
pour la technologie de l'information; plusieurs grands établissements dépensent chacun plus d'un milliard de
dollars. En Europe, l'effort est tout aussi important: les grandes banques françaises comme la B.N.P. ou la
Société Générale, britanniques comme la Barclays ou la NatWest, consacrent à la technologie de
l'information de 2 à 3 milliards de francs français par an.
Les nouveaux instruments financiers — les options, les swaps, les instruments hybrides — ne pourraient
exister sans l’informatique, qui a suscité l'essor de nouvelles stratégies d'investissement, fondées sur l'énorme
capacité de calcul des ordinateurs, et de nouveaux métiers, tels l'arbitragiste-informaticien. Les marchés eux-
mêmes sont devenus électroniques. Des réseaux télématiques tels que Reuters, Telerate ou Bloomberg, qui
servaient à l’origine de compléments aux marchés traditionnels, commencent aujourd’hui à les supplanter.
Cette emprise croissante de l'informatique sur les marchés inquiète. Certains ont attribué le krach boursier
d’octobre 1987 aux programmes informatiques d'arbitrage entre le marché au comptant de New York et les
marchés à terme de Chicago. Les ordinateurs, froids et mystérieux, les stratégies automatisées
d'investissement et d'arbitrage, impersonnelles et complexes, sont des boucs émissaires tout désignés. Un
retour en arrière paraît pourtant impossible. Les actions et obligations que l'on achète et vend instantanément,
la monnaie qui fait le tour du monde en quelques secondes, n’ont plus de réalité physique. Ce ne sont plus
des billets ou des lingots que l’on expédie, mais des messages digitaux. Les coffres-forts ont été remplacés
par les ordinateurs. La finance se confond désormais avec l'information. Comme le proclamait dans les
années quatre-vingt Walter Wriston, Pdg de Citicorp: "L'information sur l'argent est devenue aussi précieuse
que l'argent lui-même". La nouvelle monnaie est informationnelle: c’est la qualité et la richesse de
l’information sur l’économie et les marchés financiers qui constituent aujourd’hui l’étalon de la valeur.
La déréglementation et la désintermédiation. On comprendra sans peine que les structures de comportement
et les règles de contrôle établies jadis ne sont plus adaptées à l'univers foisonnant de la géofinance.
L'activité financière a toujours été réglementé étroitement. Aux États-Unis et au Japon, des restrictions
draconiennes pesaient sur les activités des banques. Dans les pays de l'Union Européenne, les restrictions sur
les banques et sur les autres intermédiaires financiers (les agents de change, les compagnies d'assurance)
étaient moins contraignantes mais néanmoins sévères; les organismes de tutelle officiels et par les banques
centrales les accompagnaient par une surveillance attentive. Réglementation et surveillance visaient à assurer
la stabilité du système financier, considéré comme l'élément vital du fonctionnement d'une économie
moderne, en protégeant l'épargnant et l'investisseur. Cette protection débouchait de facto sur la protection des
banques et des marchés financiers, qui se retrouvaient ainsi peu concurrentiels, cartellisés et cloisonnés. Des
dizaines de milliers de firmes de toute taille, banques, caisses d'épargne, compagnies d'assurance, n’avaient
qu'une activité spécialisée et locale. Quant aux grandes banques, elles dominaient leur marché national mais
jouaient les seconds rôles à l’étranger. Ils n’existait point de leaders mondiaux dominant plusieurs marchés
nationaux, comme dans l'automobile, l'informatique ou l'électronique grand public.
Ces structures obsolètes ont tout été secouées par la "déréglementation", entreprise sous la pression
combinée d’intermédiaires financiers impatients de briser les carcans réglementaires pesant sur eux,
d’entreprises industrielles et commerciales désireuses d’entrer dans le monde de la finance, et d’efforts
difficiles d’adaptation du cadre réglementaire.
La dynamique de ce profond mouvement de déréglementation a différé d'un pays à l'autre. Aux États-Unis,
des intermédiaires financiers tels que Citicorp et Merrill Lynch ont joué le rôle moteur, alors que les pouvoirs
législatif et exécutif étaient réticents. En France, c’est l’inverse qui s’est produit: les pouvoirs publics,
anxieux de moderniser les marchés financiers du pays, ont lancé une déréglementation que les financiers ont
accueilli avec une certaine circonspection. Au Royaume-Uni, les autorités et les institutions financières
britanniques et étrangères ont joint leurs efforts, en vue de préserver la prééminence internationale de la City
de Londres. Le Japon, lui, a cédé aux instances des autorités américaines, qui voyaient dans la
déréglementation un moyen de forcer l'ouverture des marchés nippons.
Les progrès de la déréglementation ont été, somme toute, remarquables. Désormais, la liberté de mouvement
des capitaux entre les grandes zones économiques est totale. Les institutions financières peuvent fixer
librement les taux d'intérêt qu’elles entendent offrir à leur déposants et à leurs emprunteurs. Preuve en est
qu’elles deviennent commercialement plus agressives sur le plan: au Royaume-Uni, aux États-Unis, en
France, des banques ont déclenché des guerres de taux pour gagner des parts du marché des dépôts ou des
prêts hypothécaires. Le cloisonnement entre les différentes catégories d'intermédiaires a été réduit ou même
éliminé —si bien que des catégories entières d'institutions financières ont perdu leur raison d'être, tels que les
caisses d'épargne aux États-Unis ou les agents de change en France.
Certains observateurs pensent même que la déréglementation a privé le secteur bancaire de son rôle
privilégié de collecteur d'épargne et de fournisseur de financement aux ménages et aux entreprises. Cette
réduction du rôle des banques dans le financement de l'économie a reçu le nom barbare de
"désintermédiation".
La désintermédiation recouvre deux phénomènes distincts: la perte, par les banques, de parts de marché au
profit de nouveaux intermédiaires financiers; et le remplacement du crédit bancaire comme moyen privilégié
de financement par des produits et instruments négociables.
La déréglementation du secteur financier a attiré en effet de nouveaux entrants, notamment de grandes
entreprises industrielles comme General Electric, de grands distributeurs comme Marks & Spencer ou
Carrefour, ou des opérateurs de télécommunications comme ATT. Libres d’agir sans contraintes et disposant
d’appuis financiers solides, les nouveaux venus peuvent souvent obtenir un financement meilleur marché que
la grande majorité des banques, offrir donc de meilleures conditions à leurs clients et prendre aux banques
des parts de marché. C’est ainsi qu’ATT a réussi à gagner en quelques mois 10 millions d'utilisateurs pour sa
carte de crédit, lancée en mars 1990, devenant ipso facto le quatrième émetteur américain des cartes. Quant à
General Electric Capital, il est d’ores et déjà numéro 1 du financement spécialisé aux États-Unis.
Mais les principaux agents de la désintermédiation sont sans doute les gouvernements, dont les obligations
négociables ont supplanté en quelques années les prêts bancaires comme moyen principal de financement du
déficit des finances publiques. De même, les entreprises utilisent de plus en plus fréquemment des billets de
trésorerie pour financer leur fonds de roulement, ou des obligations pour investir à moyen et long termes.
Les liens entre la banque et son client, qui étaient intimes jadis, se détendent donc. Dans une opération
traditionnelle de crédit, la banque est la contrepartie de l'emprunteur: le crédit reste inscrit à son bilan jusqu’à
ce qu’il soit remboursé ou annulé. Dans les opérations sur les instruments négociables, la banque agit en
revanche comme simple courtier: moyennant commission, elle trouve des investisseurs pour un placement ou
des placements pour des investisseurs. Même lorsqu’elle détient une créance, cette détention est temporaire,
le temps qu’il lui faut pour trouver un acquéreur. Les créances négociables, qui par définition peuvent être
librement vendues ou achetées, ne figurent pas à son bilan.
La création monétaire change dès lors de nature. Lorsque les banques contrôlaient la collecte de l'épargne et
les circuits de financement, elles étaient les principaux agents de la création monétaire, et les autorités les
surveillaient étroitement. Or la désintermédiation, en perturbant ce schéma, rend le contrôle politique de la
création monétaire beaucoup plus difficile.
L’importance de la désintermédiation varie d'une période à l'autre et d'un pays à l'autre (elle est plus grande,
par exemple, aux États-Unis qu'en Allemagne ou au Japon), mais en tout état de cause le phénomène paraît
devoir être durable.
Une hiérarchie sans cesse bouleversée. La hiérarchie de la géofinance est sans cesse bouleversée. Au début
des années quatre-vingt, les grandes banques américaines étaient les leaders incontestés. Puis, dans les
années 80, ce fut le tour des banques japonaises, dont on prédisait qu’elles allaient être la force motrice d’une
"deuxième vague" de domination nippone. Mais aujourd'hui, le miracle japonais est terminé, et les banques
japonaises, même si elles occupent les premières places du classement mondial par taille du bilan, doivent
faire face sur leur marché national à d’énormes difficultés qui leur interdisent désormais d’aspirer à un rôle
de premier plan sur le plan international. Au début des années quatre-vingt-dix, vint le tour des grandes
banques européennes (Deutsche Bank, Barclays, Crédit Lyonnais), qui, jusqu’à la récession de 1993,
conduisirent des politiques d'expansion tous azimuts, jusqu'à ce que la récession de 1993 ne les oblige à
réduire leurs. A l'heure actuelle, enfin, le vent favorise les grandes banques agressives des petits pays (UBS
et SBS en Suisse, ING en Hollande), qui cherchent en permanence à exploiter les opportunités planétaires,
que ce soit à Londres, à New York ou à Moscou.
Les vedettes de la finance. On pourrait croire que la dématérialisation de l'argent, la mondialisation des
marchés et la course à la taille critique réduit, en matière financière, le poids des personnalités. Il n'en est
rien. Les hommes de la finance n'ont jamais été aussi puissants et importants. La technologie de l'information
leur permet en effet de mobiliser rapidement d'énormes quantités de capital, grâce auxquelles ils font tomber
les monnaies, secouent les entreprises traditionnelles, financent les rêves d'entrepreneurs ambitieux,
construisant en quelques années des empires, qu’ils perdent souvent en quelques mois ou en quelques jours.
Les spécialistes des nouveaux instruments, les conseillers en fusion, en acquisition et en montages
complexes, ont le vent en poupe. Les premiers ont le savoir-faire technique, fondé souvent sur des méthodes
mathématiques et informatiques avancées. Les seconds ont accumulé un capital relationnel immense, qui leur
permet d'identifier les opportunités et de créer un climat propice aux transactions. En période faste, ces
"bricoleurs des fusées" et autres "faiseurs de pluie", comme on les appelle dans le jargon de Wall Street,
enrichissent les firmes qui les emploient. Entre 1990 et 1992, une trentaine d'arbitragistes, à New York,
Tokyo et Londres, sur un total de 8000 employés, ont généré 87% du profit de Salomon Brothers. Ces
nouvelles vedettes de la finance demandent à être payées en conséquence: des dizaines, voire des centaines,
de millions de dollars.
Un foyer de controverse. Omniprésence de l'argent, splendeur des sièges sociaux, rites savants ou
ésotériques, jeux d’influence réels ou imaginaires, tout contribue à faire de la finance une nouvelle religion,
pour reprendre l’expression forgée par Anthony Sampson.
Nombreux sont toutefois les politiciens, les chefs d'entreprise, les économistes et les commentateurs qui la
considèrent pernicieuse, voire carrément maléfique. Ils soumettent le financier à un véritable tir de barrage,
affectent de ne voir en lui qu’un rentier, vivant aux dépens de ceux qui travaillent, un prédateur, prêt à
détruire des entreprises pour réaliser des gains à court terme, un escroc exploitant ses informations
privilégiées aux dépens des petits épargnants.
En France, notamment, la finance a si mauvaise réputation et une image médiatique si exécrable, qu'il est
difficile d'en trouver des défenseurs parmi les leaders d'opinion. Maurice Allais, Prix Nobel d'économie
1988, parle de "délire financier" aux effets "démoralisants". D'autres, de "cancer financier". Michel Albert,
membre du Conseil monétaire de la Banque de France et essayiste influent, dénonce les dangers de "l'argent
roi" et de "l'économie du casino". François Mitterrand et Jacques Chirac, opposés sur pratiquement tous les
sujets, sont toutefois d'accord pour dénoncer ceux qui "s'enrichissent en dormant". Lionel Jospin, stigmatise
la "spéculation financière internationale". Alain Juppé donne aux agents de la finance anglo-saxonne qu’il
accuse de comploter contre la France et sa monnaie le nom de "gnomes de Londres".
Aux États-Unis, la légitimité de la finance est mieux acceptée: l'entrée en Bourse est, pour une entreprise, la
consécration. Mais, outre qu’ils critiquent Wall Street d’être trop souvent obsédé par le court terme et les
résultats financiers immédiats, de nombreux observateurs considèrent que le "gonflement financier" des
années Reagan a fait de la finance non plus la servante mais la maîtresse de l’économie avec droit sur elle de
vie ou de mort, développé un climat immoral d'argent facile, fait proliférer les rapaces, les parasites et autres
fossoyeurs d'entreprises animés uniquement par l'appât du gain. Pour eux, il était inévitable que ces années-là
se terminent par des scandales. Les titres de quelques succès de librairie consacrés aux grandes affaires
financières américaines des années 1980 sont explicites: "Les barbares devant la porte", "Le bal des
prédateurs", "Un nid de voleurs".
Un univers opaque et méconnu. Ces réactions d’hostilité à la nouvelle finance sont d’autant plus grandes
qu’on la comprend plus mal, et que l’on ne saisit ni ses objectifs ni ses finalités. Une méconnaissance
surprenante si l’on considère la visibilité de la géofinance et de l'abondance d’informations à son propos.
Rares sont les domaines qui sont suivis de manière aussi massive et permanente. Le volume disponible des
chiffres, des indicateurs, des analyses et des informations est énorme.
De surcroît, la théorie financière a connu un essor important et occupe le devant de la scène depuis que
Merton Miller, William Sharpe et Harry Markowitz, trois économistes américains, ont reçu ex aequo le Prix
Nobel d'économie en 1990. Markowitz est le père de la théorie moderne de la gestion de portefeuille. A partir
de ses travaux, Sharpe a formulé un modèle d'évaluation de la valeur des actions. Les travaux des deux
hommes ont contribué au développement des techniques de gestion "passive", dont l'objectif est de se
rapprocher autant que possible de l'indice général de performance d'un marché donné. Miller, quant à lui, a
contribué, avec Franco Modigliani, à formuler des modèles d'évaluation de la valeur d'une firme. C'est à lui
que les deux plus grands marchés de nouveaux instruments financiers, le Chicago Board of Trade et le
Chicago Mercantile Exchange, ont fait appel au lendemain du krach boursier d'octobre 1987 pour répondre
aux violentes attaques dont ils faisaient l'objet. Son argumentation serrée a contribué à éloigner la menace
d'une réglementation plus restrictive.
Et pourtant, la finance reste pour l’essentiel, je le répète, un monde opaque et méconnu. Les données qu’elle
propose, certes abondantes, sont perçues cependant comme peu fiables; leur interprétation suscite donc des
désaccords profonds. La finance reste d’ailleurs une boîte noire pour la science économique elle-même, dont
les spécialistes sont incapables de se mettre d’accord, sur la définition de la monnaie, sur le niveau optimal
des taux d'intérêt, sur l’impact réel des déficits publics sur l'activité économique, sur les facteurs déterminant
les taux d'épargne et d'investissement, sur la manière de gérer les taux de change. Qui faut-il croire, par
exemple? Alan Greenspan et Hans Tietmayer, présidents, respectivement, de la Réserve Fédérale américaine
et de la Bundesbank, lorsqu’ils affirment que la réduction du déficit budgétaire américain fera monter le
dollar? Ou Martin Feldstein de Harvard et Paul Krugman de Stanford, professeurs d'économie distingués
pour qui elle entraînerait au contraire une baisse du dollar? [Nos lecteurs se rappelleront l’article de Paul
Krugman: "La compétition économique entre nations? Une foutaise!", paru dans "Le Temps stratégique" No
65 de février 1995].
La monnaie restant un concept mal défini, la politique monétaire relève largement du pilotage à vue. Les
mesures traditionnelles de la croissance monétaire, les célèbres M1, M2, M3 [voir encadré], perdent l'une
après l'autre leur pertinence et leur pouvoir de prévision. En juillet 1993, Alan Greenspan a reconnu devant le
Congrès que, M2 ayant été abandonné sans que l'on lui trouve un remplaçant digne de ce nom, il ne disposait
plus d'outils fiables pour prédire l'évolution de la croissance et de l'inflation. En effet, dès que la Réserve
fédérale annonce le choix d'un indice et d’objectifs quantitatifs, les intermédiaires financiers développent des
stratégies qui rendent ces choix inopérants. Greenspan a donc cherché des indicateurs sur lesquels les
intermédiaires ne puissent influer aisément, comme l'or ou les matières premières —une idée surprenante, si
l’on considère qu’en dehors du pétrole et des produits agricoles, les matières premières représentent moins
de 1% de la valeur des biens et des services produits aux États-Unis.
L’utilisation des indices monétaires permet un drôle de jeu du chat et de la souris. En Allemagne, la
Bundesbank utilise un agrégat très large, M3 comme indicateur-clé pour sa politique. Ce choix a été critiqué
tant par les banques allemandes que par les institutions internationales, l'OCDE par exemple, pour qui M3
peut être facilement déformé par des facteurs externes ou temporaires. La Bundesbank persiste néanmoins à
utiliser le M3. N’empêche que, lorsque M3 a explosé en janvier et février 1994 (sa croissance sur une base
annuelle ayant atteint 21.2% et 17.5%, respectivement, alors que l'objectif était de 4%), la Bundesbank a
froidement informé les marchés qu’elle prendrait pas en considération les chiffres de M3 pour cette période.
D’ailleurs le M3 a un très faible pouvoir de prédiction du M3: alors qu’entre 1991 et 1994, sa croissance a
dépassé de manière significative les objectifs affichés par la Bundesbank, l'inflation, elle, a baissé.
La transparence et la pertinence des données dont disposent les établissements financiers ne sont guère
meilleures. Les règles de la comptabilité et du reporting sont plus obscures et moins contraignantes dans le
secteur financier qu’ailleurs. C’est ainsi, par exemple, que les banques suisses et allemandes peuvent cacher
en toute légalité une partie de leurs profits et de leurs fonds propres, d'importance variable il est vrai, à tel
enseigne qu’un investisseur moyen n’a aucun moyen de connaître la vraie situation financière d'une banque
allemande, suisse ou japonaise, et ne peut procéder à aucune comparaison. La désintermédiation et le
développement des nouveaux instruments financiers ont contribué à gonfler les activités hors bilan des
banques, comptabilisées selon des règles floues.
La volatilité. La volatilité de la géofinance — la force, la fréquence et la rapidité des fluctuations de prix des
instruments financiers — inquiète universitaires et gouvernements.
Les taux de change flottent depuis 1973. En 1980, la politique de gestion de la masse monétaire américaine a
été modifié. Depuis lors, les taux de change ont perdu leur stabilité, aux États-Unis d’abord, puis dans les
grands pays européens. Le marché des obligations, dont l'évolution est déterminée par le mouvement des
taux d'intérêt, a cessé alors d'être le refuge de la veuve et de l'orphelin.
Après les taux de change et les taux d'intérêt, les actions commencèrent à connaître à leur tour des écarts
spectaculaires et fréquents. Même les grandes valeurs, IBM, Citicorp ou Alcatel, symboles de solidité,
connaissent désormais des écarts journaliers de 3% ou plus. Le krach boursier d'octobre 1987 a provoqué une
baisse moyenne de 20% en un jour.
La volatilité de la géofinance pose un problème paradoxal. Elle est accusée de déformer la réalité
économique, d'encourager la spéculation, de miner donc le commerce international et les stratégies
d'investissement. Pourtant, elle perdure. Pourquoi?
Première explication: elle résulte de la tension persistante qui existe entre le système financier planétaire et
les politiques économiques et monétaires nationales. L'argent circule beaucoup plus vite que les
marchandises. Les décisions des opérateurs financiers sont beaucoup plus rapides que les décisions des
responsables politiques. La volatilité mesure en quelque sorte l’ampleur du décalage et l'intensité des conflits
entre les détenteurs d'actifs financiers et les autres agents économiques.
Mais cette réponse est insuffisante. Il faut aller plus loin. La volatilité accrue reflète en vérité la
transformation du système financier qui, tout en conservant ses fonctions traditionnelles, est devenu aussi un
formidable lieu d'échange de données et de jugements. Des armées d'analystes, d'économistes et de
gestionnaires de portefeuille évaluent en permanence les données économiques passées et prospectives:
évolution du Produit intérieur brut, de l'inflation et de la masse monétaire, résultats des entreprises. Leurs
opinions et recommandations déterminent les décisions d'achat et de vente. Elles sont un jugement collectif
sur la gestion économique d'un pays ou les perspectives de croissance d'une entreprise. Ce jugement
contredit parfois les objectifs des États. Il en résulte de périodiques bras-de-fer entre gouvernements et
banques centrales d’un côté, et marchés financiers de l’autre, sur les taux de change ou les taux d'intérêt. Ces
bras-de-fer se terminent rarement à l'avantage des gouvernements. D’août 1992 à juillet 1993, les marchés
financiers ont forcé la dévaluation de la livre sterling, de la lire italienne, de la peseta espagnole, puis imposé
au Système Monétaire européen un flottement généralisé de ses monnaies, mettant ainsi en échec une
politique d'intégration monétaire engagée solennellement une dizaine d’années plus tôt.
Ces jugements et ces décisions, instantané, massifs et mimétiques, portent sur la vente ou l’achat, en
quelques secondes, de milliards de dollars. Et surtout, tout le monde vend ou achète en même temps et dans
le même sens. Bien que tout le monde ait désormais accès à l'information, les marchés financiers vivent
encore sous la coupe de dictatures d'opinion. Si bien que les grands investisseurs institutionnels et les
intermédiaires financiers font tous les mêmes analyses, que ce soit aux États-Unis, au Royaume-Uni, en
Allemagne ou ailleurs et suivent les mêmes stratégies.
Lorsqu’un marché est dominé par des considérations commerciales classiques, il est relativement équilibré:
pour chaque acheteur il y a, en principe, un vendeur, et vice versa. Dans un marché informationnel, en
revanche, il peut y avoir plusieurs vendeurs pour un acheteur, et vice versa. La notion d'équilibre perd dès
lors beaucoup de son sens. La motivation première des opérateurs financiers étant d'exploiter l'information
disponible pour accroître leur profit ou de réduire leur risque, il court un grand risque s’ils décident d’aller à
contre-courant du consensus informationnel. Si la plupart des analystes disent par exemple que les taux
d'intérêt vont monter, il faut beaucoup de courage et de moyens financiers pour les jouer à la baisse.
L'information se propageant très vite, celui qui veut en profiter doit agir avant les autres. D’où la frénésie des
transactions dans les secondes et ou les minutes qui suivent l'annonce de données importantes, comme le
déficit de la balance commerciale américaine ou un indice des prix. Le consensus informationnel évolue
constamment, en fonction des données disponibles, de l’interprétation qui en est faite et des réactions
provoquées par les consensus précédents.
Anxieux d’être toujours les premiers à réagir, les opérateurs pratiquent de plus en plus l’anticipation. Si bien
que lorsque l’information officielle est donnée, les opérateurs réagissent à cette information qu’à l’écart entre
cette information et ce qu’ils en attendaient. Les actions des sociétés qui annoncent une augmentation de
leurs bénéfices pourront baisser si cette augmentation est inférieure à ce que prévoyaient les analystes. Autre
exemple: les monnaies du Système monétaire européen se sont mises à flotter en juillet 1993 parce que les
opérateurs s’attendaient à ce que la Bundesbank décide de réduire son taux d'escompte, et furent donc surpris
lorsqu’elle n’en fit rien.
Une approche informationnelle de la volatilité explique à la fois ses excès et sa pérennité. Ses excès sont dus
à la variété et à la variabilité des données, des opinions et des perceptions dans un univers d'abondance. Sa
pérennité s’explique par le fait que le mécanisme des marchés offrent un moyen irremplaçable d'agréger, de
présenter, de confronter et d'ajuster entre eux des points de vue très nombreux et très variés. Non pas que ce
mécanisme soit infaillible, loin s'en faut. Les surestimations et sous-estimations y sont endémiques; elles
déclenchent des corrections parfois brutales. Mais c'est parce que l'environnement économique évolue sans
cesse, qu'il faut des mécanismes transactionnels permettant des ajustements de prix rapides. Les marchés
financiers actuels remplissent cette fonction, puisque, même lorsque les écarts sont importants, ils assurent
liquidité et continuité.
La montée des risques. La géofinance aggrave la fragilité du système financier. En interconnectant les
marchés éloignés et en accélérant les flux entre eux d'informations et de transactions, elle exacerbe le risque
systémique, le risque d'un effet domino qui, à partir d'un déséquilibre local, met en danger des marchés et des
banques à l'autre bout de la planète. On se souvient que la faillite de Drexel Burnham Lambert, la célèbre
société de Bourse, en janvier 1990 à New York, a sérieusement affecté la Banque centrale de Portugal, et
CERA, une banque belge de taille moyenne.
L'effet domino explique aussi la faillite, en mars 1995, de Barings, la banque d'affaires britannique
prestigieuse et bicentenaire, après que Nick Leeson, trader en produits dérivés à Singapour, se fût engagé
dans des spéculations malheureuses sur les indices de la Bourse japonaises, accumulant des pertes proches
d'un milliard de livres, bien supérieures aux fonds propres de la banque. Ce n'était d’ailleurs pas la première
fois que Barings avait eu des problèmes. En 1890, des spéculations hardies sur des obligations argentines
l’avaient conduite au bord de la faillite. Elle fut sauvée cependant par une intervention musclée de la Banque
d'Angleterre. En 1995, en revanche, la Banque d'Angleterre a refusé d'intervenir. Un refus qui a valeur de
signal, et pas seulement pour les banques anglaises. Désormais, une banque en difficulté ne pourra plus
compter sur le soutien automatique et inconditionnel des autorités. Il leur faut donc gérer mieux leurs
risques.
La création des mécanismes et des marchés de protection contre les risques financiers a paradoxalement
contribué à l’aggravation de ces derniers. La sophistication croissante des instruments financiers, l'essor des
marchés dérivés, dont la liquidité et la profondeur semblaient infinies, ont pu faire croire en effet que les
risques financiers pouvaient être complètement maîtrisés désormais. D’où une illusion de sécurité et de gain
à tous les coups qui a induit des comportements dangereux, des paris énormes sur l'évolution des marchés,
des positions spéculatives massives. L'essor des fonds de couverture (ou hedge funds) en est la meilleure
illustration. Ces fonds, réservés aux investisseurs disposant de moyens importants, interviennent sur tous les
instruments et tous les marchés. Le plus connu d'entre eux, le Quantum Fund de George Soros, peut mettre
plusieurs milliards de dollars sur un seul pari. Soros est réputé pour avoir contribué largement à la
dévaluation de la livre sterling de juillet 1992 et gagné sur cette opération plus d'un milliard de livres en un
jour. Les gains sont gigantesques, mais les pertes sont de même ordre. C’est ainsi qu’en 1994, Soros a perdu
plus d'un milliard de dollars en spéculant sur la parité dollar-yen. Suite au krach obligataire de février 1994,
d'autres gestionnaires de fonds de couverture ont fait faillite, qui avaient pourtant connu des années fastes
avec des rendements annuels supérieurs à 20%. Risques aggravés par la complexité des nouveaux
instruments financiers, que peu de spécialistes maîtrisent .
Illusion de sécurité et complexité des transactions: ce mélange explosif a provoqué des pertes spectaculaires
à Chicago, à Londres et à Paris, dont ont été victimes tant de grandes entreprises industrielles, comme
Procter and Gamble aux États-Unis ou Metallgesellschaft en Allemagne, que des autorités locales, par
exemple municipalités, travaillistes de surcroît, au Royaume-Uni. Mais le cas plus spectaculaire est sans
doute celui de l'Orange County, en Californie, un des comtés les plus riches des États-Unis, mis en faillite en
décembre 1994 après des spéculations malheureuses sur les produits dérivés. Au cours des procès qui ont
suivi certaines de ces pertes, les victimes ont souvent expliqué que, manquant de sophistication, elles ne se
rendaient pas compte des risques encourus et avaient été induites en erreur par des banquiers trop astucieux.
Cet argument, invoqué par des autorités locales anglaises, a convaincu les tribunaux britanniques. Aux États-
Unis, il est au centre du procès qui est en cours entre Procter & Gamble et Bankers Trust d’une part, Orange
County et Merrill Lynch d’autre part. L'offre d'innovations financières a d’évidence cru beaucoup plus vite
que la capacité de les absorber et de les maîtriser.
La nouvelle finance, parce qu’elle dépend étroitement de la télématique et l'informatique, court d’autres
risques encore: "le risque Tchernobyl", de paralysie par défaillance généralisée des systèmes et des réseaux,
et "le risque Monte Carlo", d'une explosion des baisses ou des hausses par emballement planétaire, qui peut
se produire lorsque les systèmes automatisés déclenchent des ventes ou des achats massifs, qui
s'autoalimentent et font boule de neige.
Quelques pannes très rares des systèmes de paiement ont montré l'énormité du risque Tchernobyl, des débits
de plusieurs milliards de dollars pouvant s'accumuler en quelques heures. Le krach d'octobre 1987 a fourni
quant à lui une démonstration saisissante du risque Monte Carlo, l'effondrement total des marchés boursiers
n'ayant été évité que de justesse.
Le problème le plus grave est cependant l'accumulation et la superposition des risques. L'avènement des
nouveaux risques ne peut éliminer, en effet, les risques traditionnels, comme celui d'un mauvais crédit ou de
la fraude. Le cas le plus spectaculaire est celui du Crédit Lyonnais, cette banque nationalisée française ayant
accumulé des mauvaises dettes d'un montant sur lequel les experts sont en désaccord, situé entre 50 et 150
milliards de francs français. Les difficultés des banques japonaises sont dues pour l'essentiel, elles aussi, à la
détérioration de leur portefeuille classique de prêts industriels et immobiliers. Dans le cas de Daiwa, dont les
pertes sont estimées à 1,1 milliards de dollars, s'ajoutent à ces pertes classiques, les pertes dues à la fraude
commise onze années durant par un seul homme, trader en obligations du Trésor américain.
L'accumulation des risques, la fréquence des krachs, l'ubiquité des crises financières donnent le vertige — et
raison, apparemment, à ceux qui accusent la géofinance de tous les maux. On aurait tort, pourtant, de noircir
exagérément son image. Élément de fragilité du système financier international, la géofinance est aussi un
élément de sa solidité. En facilitant l'intégration économique mondiale, elle permet une mobilisation et une
réallocation rapides des ressources. D’ailleurs, les indicateurs et les jugements des marchés se révèlent
souvent, à long terme en tout cas, d'une remarquable justesse. L'innovation financière, utilisée à bon escient,
élargit les possibilités de financement, améliore la gestion des risques et stimule le développement des
entreprises innovatrices.
Malgré les crises, le système financier international continue de fonctionner et de soutenir, à sa façon,
l'intégration économique de la planète. Malgré la volatilité des taux de change, le commerce international
continue de croître plus vite que la production mondiale. La stagnation des flux d'investissements
transnationaux après le krach d'octobre 1987 n'a été que temporaire. Le recyclage des surplus et des déficits
mondiaux reste assuré.
Mais cette résistance du système, loin de rassurer, inquiète. Les krachs y sont devenus d’une trop grande
banalité, la volatilité y trop généralisée, l'explosion des marchés dérivés y est trop forte. La finance, au lieu
de mécanisme de stabilisation quasi-automatique, fait plutôt figure, désormais, de révélateur et
d’amplificateur des déséquilibres.
Les défis de la géofinance. La géofinance pose aux autorités des problèmes complexes de supervision et de
contrôle et menace la survie des institutions financières les mieux établies.
Dire que les autorités ont du mal à contrôler les nouveaux instruments, les intermédiaires et les marchés de la
géofinance, est une litote. La maîtrise de la monnaie, instrument essentiel de la politique économique et
attribut fondamental du pouvoir échappe aux instances officielles au profit d'une nébuleuse dont elles
perçoivent mal les contours et la dynamique. L'indépendance des banques centrales, érigée désormais en
dogme, peut-elle compenser le fait que les autorités n’ont plus de pouvoir sur les marchés?
Le contrôle des intermédiaires financiers devient de plus en plus complexe.
Au niveau national, faut-il traiter les banques et autres établissements financiers, comme n’importe quel
autre secteur ou lui reconnaître au contraire une spécificité justifie d’un traitement particulier?
Traditionnellement, on considère que la faillite d'une banque est beaucoup plus grave que la faillite d'une
entreprise industrielle de taille équivalente. Elle provoque donc très souvent une intervention des pouvoirs
publics. Le refus d'intervenir, comme dans le cas de la Barings, apparaît encore comme une exception plutôt
que comme la règle. Faut-il alléger ou supprimer les contraintes (dépôt de réserves auprès de la Banque
centrale, normes de capitalisation, etc.) qui pèsent sur les banques, ou faut-il plus imposer plutôt ces mêmes
normes aux para-banques et quasi-banques créées par les entreprises industrielles et commerciales?
Dans le contexte international, ces questions sont encore plus difficiles, comme l'a montré la chute
spectaculaire de la BCCI en 1991. Banque d'origine pakistanaise, avec un actionnaire principal du Golfe,
siège social à Luxembourg et centre des opérations à Londres, la BCCI était inclassable, ce qui lui a permis
d’échapper pendant de longues années à la surveillance des Banques centrales.
Traditionnellement, les marchés financiers s’autogèrent, sous l'œil attentif des autorités. Mais leur taille est
telle, aujourd’hui, que cette manière de faire apparaît désormais obsolète. La mise en place des nouvelles
structures de transaction et de surveillance s'avère cependant laborieuse. Alors que les grandes Banques
centrales disposent, à travers le G-10 siégeant à Bâle, d'une structure de coordination bien rodée et capable
de répondre rapidement aux crises, les organismes de surveillance des marchés boursiers commencent à
peine à coordonner leurs efforts. La directive sur les activités des intermédiaires boursiers dans les pays de
l'Union Européenne n’est appliquée que depuis le 1er janvier 1996 alors que celle sur les activités bancaires
est en vigueur depuis 1990. Et que dire des difficultés continues de coopération, aux États-Unis et ailleurs,
entre les marchés boursiers et les marchés des produits dérivés?
Périodiquement, des voix augustes s'élèvent pour réclamer une réforme d'ensemble du système financier
international et des mesures particulières pour ramener la stabilité et éliminer les excès. Puisqu’on ne peut
accélérer la circulation des marchandises, certains proposent, selon l'expression de James Tobin, Prix Nobel
d'économie, reprise en France par Jean Peyrelevade (et Lionel Jospin lors de sa campagne présidentielle), de
jeter des "grains de sable" dans les rouages trop performants de la géofinance —en introduisant par exemple
une taxe sur les transactions financières à caractère spéculatif. La théorie du grain de sable est séduisante,
mais pose un problème sérieux de calibrage. Si le "grain" est trop petit, il risque de n'avoir aucune influence,
s'il est trop fort, il risque de provoquer des évasions de capitaux.
Force est de constater en tout cas que, depuis trente ans, aucun projet de réforme d’ensemble n’a abouti. Cet
échec reflète le désarroi intellectuel provoqué par l’émergence de la géofinance. Sa dynamique est
déroutante, en effet: autrefois pilier de stabilité, aujourd’hui foyer actif de volatilité; hier servante docile,
aujourd’hui maîtresse exigeante et capricieuse; jadis emblème matérialiste, aujourd’hui phénomène
dématérialisé. Nombre de responsables économiques et politiques refusent pour cette raison de reconnaître sa
légitimité, et la prennent pour une aberration.
Il est impossible cependant de revenir en arrière. On ne peut plus fermer les frontières ou déconnecter les
ordinateurs. Et pourquoi le ferait-on, puisque l’économie ne cesse de se mondialiser, que le commerce
international ne cesse de croître plus rapidement que la production mondiale, et que les investisseurs privés
ont réussi à prendre le relais des fonds publics défaillants afin de financer le développement de l’Amérique
latine, de l’Asie et de l’Europe centrale? La géofinance participe, par son essor, à l’évolution de l’économie
vers l’immatériel. La contrepartie ultime de la nouvelle monnaie n’est plus la marchandise physique, facile à
identifier et à manipuler, mais l’information, insaisissable, impalpable, abondante, volatile.
© Le Temps stratégique, No 69, Genève, Avril 1996. le.temps@edipresse.ch

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