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Herman Parret
Séminaire d’esthétique - « De Baumgarten à Lyotard :
L’histoire de l’esthétique du point de vue haptique »

Les vendredis de mars, avril et mai 2015, de 16h30 à 19h (dix séances)

SYLLABUS

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6 mars – Introduction : Valéry sur la pratique artistique comme œuvre de main
Le séminaire se propose de commenter l’hypothèse haptologique comme elle s’est présentée au cours
du développement de l’esthétique philosophique depuis Baumgarten au milieu du XVIIIe siècle. Les séminaires
sont centrés autour de philosophes-esthéticiens qui ont eu une incidence massive sur le déroulement de cette
histoire. La liste est évidemment impressionnante : Baumgarten, Lessing, Diderot, Kant, Herder, Schopenhauer,
Nietzsche, Fiedler/Riegl/Worringer, Husserl, Merleau-Ponty, Deleuze, Lyotard. Nous avons esquissé au cours de
l’argumentaire de ce séminaire également le contexte philosophique plus englobant de ces esthétiques. Le champ
de la construction conceptuelle a été élargi vers des domaines adjacents pour une meilleure compréhension de la
spécificité avec laquelle l’hypothèse haptologique a été formulée et intégrée dans les théories de l’évaluation ou
du jugement esthétique. Il nous importe surtout de montrer comment l’option haptologique chez nos différents
auteurs se justifie dans le cadre de leur esthétique générale.

Paul Valéry prononce le 17 octobre 1938 dans l’amphithéâtre de la Faculté de Médecine de Paris, à l’occasion
du Congrès de Chirurgie, son délicat et généreux Discours aux chirurgiens qui comporte le fragment suivant que
nous citons in extenso pour sa beauté et sa pertinence. Ce Traité de la main devrait inventorier les prodiges de
cette merveilleuse machine qu’est la main, de l’acte banal de faire un nœud de fil, par l’intervention créatrice
dans les interactions communicatives, comme l’ostension par le doigt, jusqu’à l’acte philosophique par
excellence : toucher le réel. Toucher le réel, c’est vaincre le scepticisme, exploiter le possible, acquérir de la
certitude positive. Cette main fonctionne d’abord à partir de sa nature ou du corps animal et de ses instincts, mais
elle les transcende pour inventer mots, concepts et raisons. La multifonctionnalité de la main est immense, et
l’inventaire taxinomique impressionnant : la main est « l’appareil qui tour à tour frappe et bénit, reçoit et donne,
alimente, prête serment, bat la mesure, lit chez l’aveugle, parle pour le muet, se tend vers l’ami, se dresse contre
l’adversaire, et se fait marteau, tenaille, alphabet ». Valéry excelle dans ces taxinomies, et on découvre bien
d’autres « formules », comme celle, bien suggestive, dans les Cahiers 1. Le Discours aux chirurgiens se réfère
évidemment à la main de ces « Messieurs » qui pratiquent « dans l’exercice de [leurs] dramatiques fonctions »
« [la] pénétration et [la] modification […] des tissus de notre corps ». La main du chirurgien est une main « qui
touche à la vie » et dont la matière est la chair vive, mais le Faire de cette main, « experte en coupes et en
sutures », est un art, et Valéry n’hésite pas d’énoncer à ces Messieurs qu’« un artiste est en vous à l’état

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D’autres « formules » ont été proposées, comme celle que Jean-Luc Nancy construit sous le terme de corpus du tact : « Corpus du tact :
effleurer, frôler, presser, enfoncer, serrer, lisser, gratter, frotter, caresser, palper, tâter, pétrir, masser, enlacer, étreindre, frapper, pincer,
mordre, sucer, mouiller, tenir, lâcher, lécher, branler, regarder, écouter, flairer, goûter, éviter, baiser, bercer, balancer, porter, peser » (dans
Corpus, Paris, Métailié, 1992 [cité dans Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, 85]). Comme le remarque
Derrida, cette sémantique ou rhétorique du tact n’est pas vraiment une liste catégorielle des opérations qui consistent à toucher par la main
puisqu’elles comportent des exclusions et surtout des inclusions (mordre, sucer, regarder, écouter…) métonymiques qui réfèrent à un
« toucher fondamental » combinant tous les sens.
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nécessaire ». De toute évidence, c’est bien ce syntagme qui nous captive, de la main du chirurgien à la main de
l’artiste, puisque il s’agira bien du Faire de l’artiste. Voici ce que Valéry suggère : « Qu’est-ce qu’un artiste ? la
personnalité intervient, non plus à l’étage purement psychique où se forme et se dispose l’idée, mais dans l’acte
même. L’idée n’est rien, et en somme, ne coûte rien. Si le chirurgien doit être qualifié d’artiste, c’est que son
ouvrage ne se réduit pas à l’exécution uniforme d’un programme d’actes impersonnel. Toute la science du
monde n’accomplit pas un chirurgien. C’est le Faire qui le consacre ». C’est bien pourquoi l’œuvre d’art est
avant tout manuopera, une manœuvre, une œuvre de main. Qu’il me soit permis de compléter cette apologie
valéryenne de la main puisqu’elle nous dirige vers une haptologie de l’œuvre d’art. Les Cahiers abondent en
méditations sur l’universalité créatrice et plurifonctionnelle de la main humaine. Valéry déplore que l’acte du
toucher par la main a été si mal étudié, qu’il n’y a pas de théorie valable de la main, et il n’hésite pas d’énoncer
une véritable provocation : « L’étude de la main humaine (système articulé, forces, contacts, etc.) est mille fois
plus recommandable que celle du cerveau. Cette concentration du saisir et du sentir ». Certes, la main est
« organe de la pensée, est capable d’une infinité de tâches – peut frapper et dessiner, saisir et signifier » mais la
main n’exécute pas une pensée qui conçoit, n’est pas l’esclave d’une programmation antérieure par l’esprit. Au
contraire, « [la main] va éduquer le cerveau, [et ainsi elle] commet le premier acte métaphysique, le premier
acte qui se distingue de son objet immédiat ». Il est vrai que la main est l’organe en tant que certitude positive,
en contact direct, indiciel et fusionnel avec le réel, mais elle est avant tout l’organe du possible qui se distingue
de son objet immédiat, qui façonne son corrélat. Disons que la main n’est pas tant un « appareil de
représentation » mais un appareil de présentification, la main trace, travaille, et Valéry est envoûté par « le
travail des mains d’une artiste au piano », comme des mains du sculpteur qui « travaillent » une pierre
homogène et le cuivre, des mains de l’ouvrier même « qui ne sait pas qu’il a deux mains et rien que deux ». La
main, objet d’étonnement et d’admiration : « Celui qui regarde sa main, la fait mouvoir et considère la main et
son mouvement, comme une curiosité, et se dit En quoi ceci est-il Moi ou de Moi » et « Je parle à Mme Curie de
ses mains qui font de si étranges exercices dans l’espace pendant qu’elle parle – comme un pianisme ou
harpisme d’une légèreté singulière ». La vie sensitive, selon l’apologie de Valéry, est œuvre de main : « Le grain
d’une roche, la dureté d’un tronc, la vie froide de feuilles saisies à pleine main, l’inertie de l’eau, m’arrêtent,
m’immobilisent et m’accablent ». C’est dire que la sensation impulsive qu’un être humain a de la réalité autour
de lui – réalité naturelle, par exemple, comme le rocher, le tronc, les feuilles, l’eau – est essentiellement une
expérience de la main : grain, dureté, froid, immobilité même sont des propriétés saisies par la main. L’effet
esthésique, direct, immédiat et radical, n’est pas médiatisé par la réflexion ou la cognition : l’âme est
« accablée » par l’impact sensoriel haptique. Le mouvement, sans qu’il ne soit mû par l’une ou l’autre efficacité
ou utilité, repose sur et provoque en même temps des sensations musculaires qui culminent dans la mobilité de la
main, membre privilégié du corps, mobilité qui se développe et se prolonge indéfiniment, souvent sans aucun
contrôle de la conscience. Cette mobilité de la main est merveilleusement analysée par Valéry en ce qui concerne
la palpation où les sensations tactiles sont quand-même inchoativement organisées. Dans la palpation, la main
suit un certain ordre tactile, la manœuvre n’est pas arbitraire mais reconnaît plus ou moins exhaustivement les
formes pour les additionner dans leur complémentarité : la pression et le déplacement de la main, la reprise et le
prolongement des mouvements suivent une « logique » haptique qui ne doit rien à la rétine. Toutefois, le lyrisme
de la main est plurisensoriel : les mains palpent, il est vrai, mais elles empoignent, saisissent, et surtout elles
caressent. Une phénoménologie de la caresse nous mènera droit vers la conception haptologique de l’expérience
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esthétique. Et toute cette vie lyrique de la main n’est ni consciente, ni intentionnelle – la vie est dans le faire
avant qu’il n’y ait aucune intervention de l’entendement et du jugement.

Bibliographie : Paul Valéry, Œuvres I et II (édition établie et annotée par Jean Hytier), Paris,
Gallimard, N.R.F. (La Pléiade), 1957-1960 ; Cahiers I et II (édition établie, présentée et annotée par Judith
Robinson), Paris, Gallimard, N.R.F. (La Pléiade), 1973-1974.

13 mars - Baumgarten – Felix aestheticus et Veritas aesthetica

Le premier paragraphe d’Aesthetica propose la définition suivante de la nouvelle discipline: Aesthetica


(theoria liberalium artium, gnosologia inferior, ars pulchre cogitandi, ars analogi rationis) est scientia
cognitionis sensitivae. [L’esthétique (théorie des arts libéraux, doctrine de la connaissance inférieure, art de la
belle pensée, art de l’analogue de la raison) est la science de la connaissance sensible]. En tant que science de la
«connaissance sensible», l’esthétique est une gnoséologie inférieure. Cette définition n’a pourtant rien de
péjoratif: elle reprend une distinction traditionnelle pour indiquer en quoi consistent la modestie et la dignité de
l’esthétique. Non seulement l’intelligible mais le sensible également peuvent être élevés au niveau d’une
connaissance. Le sensible est le domaine de l’indistinct et de l’opaque - en fait, de l’irrationnel - et le prédicat
«inférieur» indique par conséquent un thème et un champ objectif, non pas une perspective heuristique ou un
simple point de vue. La définition de l’esthétique en tant que discipline scientifique repose largement sur la
caractérisation de l’objet formel de l’esthétique. La connaissance sensible alors est un mode de connaissance en
rapport non seulement avec la sensation à partir des cinq sens mais également avec une large gamme de facultés
façonnant la sensibilité: l’imagination, la mémoire, la fantaisie, l’affect, toutes enracinées dans la constitution
érotétique du sujet (sa volonté, voire ses désirs). Et l’esthétique est un «art» elle-même en ce qu’elle concerne
«la belle pensée» (ars pulchre cogitandi) et «l’analogue de la raison» (ars analogi rationis). Baumgarten
introduit ainsi la notion de analogon en se souvenant sans doute de son passé de rhétoricien et de poéticien.
L’idée d’analogie va créer la possibilité, exploitée en profondeur par Kant dans la Troisième Critique, de faire le
pont entre la raison et le goût, et même entre l’intelligible et le sensible. L’analogique se retrouve aussi bien dans
l’objet formel de l’esthétique, surtout au niveau de sa vérité bien spécifique (veritas aesthetica), que dans
l’esthète et son expérience du beau: cette expérience ne se réalise pas à partir de démonstrations logiques mais à
partir d’une mise en œuvre du «raisonnement analogique». Baumgarten insiste sur le fait que l’esthétique elle-
même se construit comme un «art de la pensée élégante» (la «pensée élégante» étant en fait une pensée par
analogie). L’objet formel de l’esthétique est défini comme suit: Aesthetices finis est perfectio cognitionis
sensitivae, qua talis, haec autem est pulchritudo, et cavenda eiusdem, qua talis, imperfectio, haec autem est
deformitas. [Le but de l’esthétique est d’atteindre la perfection de la connaissance sensible en tant que telle -
celle-ci étant la beauté et d’éviter l’imperfection de la connaissance sensible en tant telle - celle-ci étant la
laideur].

Ne découvre-t-on pas inchoativement une certaine sensibilité haptologique chez Baumgarten ? Y a-t-il
un statut de la main de l’artiste, de la pratique ou de la technique artistique, dans cette Aesthetica à la fois si
archaïque et si moderne ? Comment Baumgarten définit-il la créativité d’artiste, comme un simple mécanisme
producteur de l’âme ou comme essentiellement incarnée dans la praxique d’un corps en activité? La main et la
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matière. Quel est le corrélat de cette créativité ? Y a-t-il de l’insistance, de la résistance de la matière ? Mieux
vaut ne pas se faire des illusions à ce propos. L’intelligence de l’esthéticien Baumgarten, si sensible à la
délicatesse du goût, n’est certainement pas axée sur la dialectique de la main et de la matière. Une autre
dialectique est vraiment centrale, celle du felix aestheticus et de la veritas aesthetica, celle du bonheur du sujet et
de la « vérité » de l’œuvre. La compétence du sujet esthétisant, qu’il soit l’artiste, l’amoureux de l’art ou le
philosophe-esthéticien même est un ensemble de dispositions naturelles dont les propriétés sont déduites dans
aesthetica naturalis. Mais Baumgarten accepte que des conditions supplémentaires parviennent à modifier cet
ensemble de dispositions naturelles, notamment askèsis (exercitatio), mathèsis (disciplina) et ormè (impetus).
Concentrons-nous sur l’exercitatio, faisant abstraction de la connaissance (disciplina) et de l’impulsion
(impetus), parce que la « pratique » artistique est évidemment logée sous cette rubrique. L’ «exercice» est
nécessaire pour « maintenir un degré de perfection » et pour installer des équilibres, des harmonies ou des
accords «entre l’esprit et le penchant naturel» et «entre la beauté et la laideur». Il y a par conséquent une
«esthétique dynamique» qui «estime les forces dont dispose un homme pour atteindre une beauté». Il faut
constater malheureusement que Baumgarten n’entrevoit pas du tout comment cette dynamique des forces et de
leur maîtrise pourrait s’implanter dans le fonctionnement d’un corps, par conséquent de la main d’artiste, qu’il
ne considère d’aucune façon comme une contrainte absolue de la sensibilité esthétique.
On se rappelle comment l’autre volet constitutif du système définitionnel d’Aesthetica concerne la
caractérisation de l’œuvre d’art en tant que contenu objectif. Quel est dans cette approche le statut de la
matière ? Comment projeter dans cette composante définitionnelle une certaine sensibilité haptologique ? Les
propriétés suivantes sont prises en considération par Baumgarten: ubertas, magnitudo, claritas (ou lux), vita et
veritas. Passons en revue ces caractéristiques. On a déjà suffisamment commenté veritas qui, pour Baumgarten,
constitue le cœur même de la définition de la beauté. Ubertas (copia, abundantia, multitudo, divitiae, opes)
concerne la «matière» traitée dans une œuvre d’art - Baumgarten pense, de toute évidence, avant tout au poème.
Cette «richesse» ou «abondance matérielle» désigne le degré de détermination et d’intensification du contenu:
plus la détermination est intense, plus l’œuvre d’art est poétique. L’ «esthéticité» ou la «poéticité» s’accroît
selon que le contenu renferme un nombre de plus en plus élevé d’éléments de plus en plus composés. Le contenu
du poème et, par extension, de toute œuvre d’art ne peut comporter de lacunes, il doit être riche en figures et en
arguments, il doit témoigner d’une grande exhaustivité et d’une complétude totale. Il semble que Baumgarten ne
croit pas qu’ubertas exige nécessairement une extension quantitative. Il pense au contraire que la concentration
des contenus poétiques augmente leur «poéticité» et il discute même la possibilité d’absoluta brevitas comme
moyen suprême d’arriver à l’ubertas idéale. Et pourtant, il place à côté d’ubertas une autre catégorie qui suggère
plutôt l’extension des volumes : c’est magnitudo qui couvre aussi bien la «grandeur» naturelle que la «dignité»
morale: une œuvre d’art ne traite jamais d’une «bagatelle» (nugae, ineptiae), nous avertit Baumgarten. C’est
ainsi que notre auteur semble bien surtout apprécier en poésie les poèmes épiques et héroïques, et on ne
s’étonnera pas que c’est dans le contexte de la magnitudo que notre auteur introduit le sublime qui qualifie aussi
bien certains contenus où la haute vertu (ethos) peut être reconnue, que certains styles ou «manières»: le style
sublime est en parfaite parité avec le contenu sublime. Il est important de noter que Baumgarten, s’il n’a pas pu
échapper à un certain moralisme dans la partie esthétique de Metaphysica, détache sans ambiguïté l’esthétique de
l’éthique, le beau du bien, dans Aesthetica. Il semble conscient du fait que l’interférence permanente de la
morale et de l’art entrave l’autonomie de la nouvelle discipline qu’il vient de créer. Le bien moral n’est pas
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pensé comme une exigence du beau artistique : l’expérience esthétique est indépendante de l’attitude morale,
même en tant qu’expérience du sublime. Il va de soi que le problème du rapport entre l’esthétique et l’éthique
n’est pas éliminé par cette prise de position, et Kant reprendra la discussion dans le cadre d’une théorie de
l’expérience du sublime provoquée par la magnitudo, la grandeur-dignité, précisément là où Baumgarten l’a
introduite dans Aesthetica. Ajoutons encore les dernières propriétés objectives de l’œuvre d’art présentées par
Baumgarten: lux aesthetica (ou claritas) et vita aesthetica. L’artiste doit procéder par methodus lucida et
rechercher la «clarté», non pas logique, mais sensible: Baumgarten introduit dans son système définitionnel la
«lumière esthétique», à distinguer du «fard» ou de la «clarté fausse et simulée» (fucus). Cette lux concerne donc
la distinctivité et la pureté des sensibles et la visibilité de leur structuration. Notre philosophe emploie à ce
propos le langage musical: le sensible artistique doit être perçu comme une chaîne de «notes vives» (notae
vivae). La vita aesthetica, enfin, est le dynamisme vital qui, encore, n’est observable qu’au niveau du sensible
artistique.
Il nous semble que, s’il y a une certaine perspective haptologique dans l’esthétique baumgartenienne, il
faut la chercher dans ubertas. Mais où est la main et matière dans ubertas ? La main, la pratique, la technique, le
faire, nulle part puisque le felix aestheticus n’est capable que de «penser richement», et la question est bien de
savoir «comment l’esprit esthétique doit être constitué pour penser richement», c’est dire que «le bel esprit
mesurera ses forces et la matière dont il pense richement… et il examinera si les forces sont égales à la matière».
Baumgarten concède bien que l’esprit esthétique (le felix aestheticus) doit «posséder, outre une belle érudition,
les règles de l’art, qu’il doit maîtriser la mécanique de l’art», mais, énonce-t-il, ce sont des détails auxquels il
faut bien sûr veiller : mais le seul aspect mécanique ne fait pas l’artiste qui, suggère-t-il, est quand-même d’une
autre nature que celle du tailleur taillant les manches pour une robe. Il est intéressant de noter que la main du
chirurgien de chez Valéry, et la main du graveur, se transpose chez Baumgarten dans la main du tailleur…Et ce
« penser richement » de l’esprit esthétique est capable d’introduire la beauté dans les choses, c’est dire des
figures de beauté qui ne sont pas seulement des figures de l’expression puisqu’elles renvoient nécessairement au
fondement matériel même de la chose. La richesse d’une connaissance, ce «penser richement» ou ce « penser
bellement », génère alors ubertas, la « richesse » dans le corrélat externe. Et encore, Baumgarten évoque alors un
«principe intermédiaire» entre les horizons (Gesichtskreis) logique et l’esthétique (l’image qui illustre pour
Baumgarten cette division est celle de deux cercles ou deux ovales qui s’entrecoupent): il faut, en effet, que la
sensibilité gouverne, et ces objets-là «ne peuvent être pensés que par l’entendement et la raison» puisqu’il faut
«l’entremise des sens» responsable de la «figuration» de l’horizon esthétique qui ne peut être que phénoménal.
Ubertas ou la «richesse dans les choses» ne signifie pas pour Baumgarten «une grande quantité de beaux
prédicats» mais bien plutôt une certaine subjectivation enrichissante (figurativisante) du monde (subjectiva
ubertas).
L’esthétique baumgartienne a l’ambition de faire mieux voir le monde dans son apparence. Elle
revendique son ouverture (Entgrenzung) par un retour au sens originel d’aisthèsis et elle tient compte du fait que
la beauté n’est pas une qualité objective. C’est déjà un énorme pas en avant et surtout une mise en question
impressionnante du rationalisme dualisant. Que le geste artistique n’est pas encore présenté comme une pratique
mais comme un « penser richement », que «la richesse dans les choses» n’est pas encore pensée comme une
matière insistante et résistante, montre comment l’esthétique, à partir de sa naissance en 1750, aura bien des
difficultés pour s’émanciper des philosophies rationalistes dominantes de l’époque (Leibniz, Wolff).
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Bibliographie : Alexander Baumgarten, Texte zur Grundlegung der Aesthetik. dans la Philosophische
Bibliothek, Band 351, Hamburg, Meiner Verlag, 1983. Les Éditions L’Herne, Paris, 1988, ont traduit une série
d’extraits des œuvres de Baumgarten, souvent dans une traduction contestable.

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20 mars - Lessing – l’impensé du Laokoon

L’œil aperçoit d’un seul coup (en un « clin d’œil »), et la recomposition, après une analyse des détails, ne
pose aucun problème puisque tous les éléments restent présents en juxtaposition. L’oreille à l’écoute du
poème n’a pas le même avantage. L’ensemble sémantico-phonique n’est conquis qu’avec effort puisqu’il
faut que la « pensée » (Gedächtnisse) - on dirait aujourd’hui la mémoire - retienne les éléments successifs
dans un ensemble, et que l’imagination parcoure constamment cet ensemble, organisé selon une vivacité que
notre intérêt projette sur la chaîne sonore. Mémoire et imagination collaborent en permanence pour que
l’objet poétique ait une présence et ne s’enfuie pas dans l’éphémère. La couleur/forme et le son, il est vrai,
sont deux univers qui saisissent l’œil et l’oreille comme deux sens séparés; ils ne s’interpénètrent pas mais
mobilisent des forces psycho-cognitives distinctes et spécifiques à la vision d’une part et à écoute de l’autre.
On ne trouve chez Lessing aucune hypostase de la présence visible. C’est pourquoi la peinture (ou les
arts plastiques en général) ne sera pas la reine des arts. C’est la poésie qui est la reine des arts car elle
transcende le visible: elle chante une beauté qui, en fin de compte, n’est pas matérielle. Cette puissance de
transcendance nous offre en fait un critère supplémentaire qui nous permet de distinguer entre la poésie et les
arts plastiques, de par leur essence. Le raisonnement de Lessing est subtil - raisonnement d’un
« promeneur », dit-il avec modestie, non pas d’un esprit logique, plutôt d’une âme sensible. La beauté
matérielle naît de l’effet concordant (der übereinstimmenden Wirkung) de diverses parties que le regard
embrasse ensemble (auf einmal übersehen lassen). Elle exige donc que ces parties soient placées les unes à
côté des autres.
Le poète, qui ne peut montrer que les uns après les autres les éléments de la beauté (Elemente der
Schönheit), s’abstient donc complètement de la peinture (Schilderung) de la beauté matérielle, en tant que
beauté. Il sent (fühlt) que ces éléments, rangés les uns après les autres, ne sauraient produire l’effet qu’ils
font lorsqu’ils sont rangés les uns à côté des autres; que le regard concentrique (konzentrierende Blick) que
nous jetons sur l’ensemble après leur énumération ne nous donne pas une image concordante
(übereinstimmendes Bild) dans tous ses détails; qu’il est au-dessus du pouvoir de l’imagination humaine de
se représenter quel effet produisent ensemble telle bouche, tel nez ou tels yeux, si l’on ne peut rappeler à sa
mémoire (erinnern) une composition analogue de ces parties, soit dans la nature, soit dans l’art. Le poète
dispose d’un pouvoir surhumain d’imagination (il est dit «au-dessus du pouvoir de l’imagination humaine»)
puisqu’il dispose de la «mémoire» et puisque que ses facultés de connaissance transcendent, de par son
«regard concentré», le domaine matériel ou physique. Et Lessing de faire l’éloge d’Homère et d’Ovide pour
nous avoir révélé cette beauté transcendante, non par des descriptions «analytiques» de corps matériels et
physiques mais par la mise en scène de l’effet produit. La peinture, par contre, ne charme que l’œil
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puisqu’elle ne représente que la beauté visible, matérielle: elle ne lance qu’un appel minimal à notre
corporéité et à ses ressources sensorielles, elle provoque à peine notre faculté d’imagination.
Comme toute pensée esthétique au dix-huitième siècle, le Laokoon est représentationniste: l’œuvre d’art,
tout comme le langage, «représente» le monde physique, culturel, historique, intersubjectif. Le signe
artistique acquiert sa signification de par sa relation avec un référent externe. L’espace plastique, en peinture
et en sculpture, représente l’espace réel du monde, tout comme le temps poétique devrait représenter le
temps réel. Cependant, la thèse représentationniste est plus doctrinale que fonctionnelle dans le Laokoon, et
Lessing propose plusieurs amendements qui ajoutent à la complexité de sa sémio-esthétique. Le Chapitre
XVII qui discute la nature du signe artistique est parmi les plus ambigus et les plus fluides, et une lecture
attentive fait découvrir quelques glissements conceptuels notables. La problématisation concerne la
possibilité de deux types de représentation: comment représenter en peinture/sculpture une action, i.e. un
ensemble d’objets disposés en ordre de succession, et comment représenter en poésie un corps, i.e. un
ensemble d’objets juxtaposés? Ou, dans une autre formulation, comment représenter en art plastique un
référent essentiellement temporel (une action), et en art poétique un référent essentiellement spatial (un
corps)? Comment spatialiser un référent temporel, et comment temporaliser un référent spatial? Le
traitement par Lessing de ces redoutables problèmes est d’une extrême subtilité sémiotique. Le
fonctionnement artistique (plastique et poétique) du signe sera dit «déviant» à l’égard de la norme. La
fonction de représentation, dans l’emploi normatif et quotidien des systèmes sémiotiques (dans le langage
ordinaire, en premier lieu), repose sur l’arbitrarité du signe: le référent externe est représenté dans sa
plénitude par un signe arbitraire. Tout change radicalement quand le signe est artistique puisque le signe y a
tendance à s’iconiser (en peinture et en sculpture) ou à se naturaliser (en poésie). La fonction d’une œuvre
d’art n’est plus seulement de représenter un référent externe mais également, et dans une mesure
grandissante avec la qualité de l’œuvre, de présenter un signifié. Cette «présentation» d’un signifié
transforme le signe pictural/sculptural en signe iconique, et le signe poétique en signe naturel. Une action est
«présentée» iconiquement dans un espace pictural et sculptural, et un corps est «présenté» naturellement
dans une description poétique.
Une pointe du voile sur l’impensé du Laokoon est levée aux Chapitres XX et XXI du Laokoon. Lessing y
cite quarante vers d’Orlando Furioso où l’Arioste fait le portrait de l’enchanteresse Alcine. Lessing
condamne conséquemment au Chapitre XX l’Arioste puisque sa poésie est descriptive: le poète transgresse
la limite entre le poétique et le plastique (il n’admet pas que le poète fasse des portraits puisqu’il doit se tenir
à la représentation d’actions). Mais Lessing revient au passage au Chapitre XXI, et particulièrement aux vers
suivants évoquant la poitrine d’Alcine:
De neige blanche est son beau cou, comme son sein laiteux;
son cou est rond et son sein généreux;
deux pommes immatures, faite d’ivoire,
palpitent comme l’onde au bord du rivage
quand une brise légère fait frissonner la mer.
Et Lessing de commenter avec enthousiasme et tendresse: «Ses seins enchantent, moins parce que le lait,
l’ivoire et les pommes nous représentent la blancheur et leur forme gracieuse que parce que nous les voyons
se soulever et s’abaisser comme les vagues à l’extrême bord du rivage quand le zéphyr lutte en se jouant
avec les flots». Le poète laisse deviner le mouvement, et Alcine devient ainsi plus gracieuse que belle, et «la
grâce agit sur nous plus fort que la beauté» (so muss der Reiz in dem nämlichen Verhältnisse stärker auf uns
wirken, als die Schönheit). Reiz, dans la sémantique domestiquée de Lessing, signifie grâce. D’où vient cet
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enchantement de Lessing devant le sein d’Alcine, d’où cette fascination tendre? Ce n’est pas la
représentation des formes visibles - lait, ivoire, pommes - qui fascine, mais «l’ivresse voluptueuse»
(wollüstigen Trunkenheit) est dans la participation de notre corps interprétant au corps d’Alcine, océan dont
les flots frissonnent: le sein qui se soulève et s’abaisse invite au toucher, et le frissonnement des flots, cette
rythmique éblouissante se confond avec la pulsion libidinale de sujet interprétant même, de son corps en
tension qui touche, surplombé dans la profondeur de l’oreille par le chant éternel des vagues, lutte et jeu en
même temps, écrit Lessing, appel à la fusion. C’est bien en ce lieu, dans cette sphère de l’impensé, qu’un
certain haptologique se laisse deviner. La richesse d’âme de Lessing, séduit par la grâce haptique qui le
remplit d’ivresse et de volupté, risque de transformer l’esthète raisonnable de la «connaissance sensible».
C’est peu explicite, il est vrai, mais il est évident que Lessing s’éloigne de Baumgarten en ce que, dans la
marge, le corps, son rythme et sa sensorialité, projette et «imagine» un sensible poly-esthésique fondé dans
la valeur haptique, musicale et tactile. Toutefois, il faut concéder que le «portrait d’Alcine», dû à l’Arioste,
fonctionne dans le Laokoon comme une marge subversive que Lessing ne parvient pas à valoriser comme
fondatrice. Que le poète-artiste est un corps jusque dans sa technique et sa pratique, c’est dire
essentiellement une main productrice, n’est qu’un impensé qui, évidemment, fait bousculer le monument
rationaliste sans le mettre vraiment en question.
Si on passe maintenant de la main à la matière, on constate que la sémiotique de Lessing
présuppose une matière amorphe du contenu sémantique de l’objet esthétique, et que le médium détermine
les virtualités du signifiant matériel de l’œuvre d’art. Mais, encore une fois, ces intuitions ne sont pas
exploitées. Il est seulement dit que, tandis que le poétique est «immatériel», le plastique, dans son
immobilité et sa permanence (les arts plastiques témoignent d’une matérialité objectale et solide), présente
une incarnation physique, une extériorisation contraignante qui résiste et insiste. C’est justement de ce point
de vue que l’on peut opposer le poétique et le plastique, et c’est surtout la sculpture, parmi les arts, qui sera
exploitée par Schopenhauer et Herder comme exemplaire d’une conception matiériste de l’œuvre d’art.
Admettons néanmoins que, là aussi, le sémiologue Lessing sème le bon grain sans aboutir. Et pourtant,
Lessing dont l’intelligence élégante n’incite qu’à l’admiration, nous a construits avec le Laokoon une borne
incontournable de l’histoire de l’esthétique. La richesse (ubertas) de son âme (Gemüth) transcende la raison
des Philosophes, et ce débordement agrémente le Laokoon de quel qu’impensé mystérieux qui consacre pour
toujours sa présence incontournable.

Bibliographie : L’édition standard du Laokoon, oder über die Grenzen der Malerei und Poesie (Berlin,
Voss, 1766) se trouve dans le volume IX des Sämtliche Schriften, Stuttgart-Berlin-Leipzig, Göschen, später
Walter de Gruyter, 1886-1924. Traduction française de Courtin (1866), reprise dans l’édition de la
Collection Savoir, Paris, Hermann, 1990.

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27 mars – Diderot, sensualisme et matérialisme
La main, le tact, le toucher sont omniprésents dans les Salons. Recommandation de Diderot : « Toutes
les parties du corps ont leur expression. Je recommande aux artistes celle des mains », et notre philosophe
raconte comment Apollon-artiste poursuit Daphné pour la toucher indécemment mais doucement avec la peau du
revers de la main, geste qui inspire et incite à la création artistique. L’observation continue des phénomènes est
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optimale quand le tact se déploie dans le sentiment des liaisons, des enchaînements. La touche du peintre
structurant les masses et les surfaces de couleur, tout comme la peinture elle-même qui touche l’œil, exaltent le
crédit du toucher. Les yeux, pour l’artiste, énonce Diderot, sont soumis au toucher : « Touche-moi, étonne-moi,
déchire-moi, fais-moi tressaillir, pleurer, frémir, l’indigner d’abord ; tu récréeras mes yeux après, si tu peux ».
Le pinceau dont Diderot exige de la vigueur est la prothèse de la main. Pinceau et palette sont évidemment
associés comme instruments emblématiques du peintre : le peintre a « le pouce dans la palette », et Chardin, le
plus estimés des artistes, « pour tirer l’œuvre de la création », broie ses couleurs et les attache sur la toile à la
pointe du pinceau. Les couleurs sur la palette sont l’image du chaos, mais rien dans Chardin ne sent cette palette
puisque le pinceau compose les substances de couleur en air et lumière. Pinceau, crayon, ciseau qui déposent
l’inspiration de l’artiste dans la matière, ébauchoir, burin, pierre et métaux, touret, poinçons, matoir, échoppe,
tant de prothèses de la main du peintre, graveur, sculpteur, dessinateur, ciseleur.
C’est que la création artistique est un faire, un métier. Mais il est vrai que l’ouvrage n’est sublime que là
où une exécution forte, parfaite et enthousiaste s’associe à « l’enthousiasme de l’âme ». Reste que Diderot a
toujours insisté sur l’aspect mécanique de la production artistique et il développe toute une apologie des « arts
mécaniques ». La peinture, la sculpture et l’architecture en tant qu’« arts mécaniques » se distinguent ainsi des
« arts libéraux » (la poésie en premier lieu). L’esthétique de Diderot dicte que le beau artistique n’existe que par
l’intermédiaire de la main ou de la machine. C’est ainsi que la science et l’esthétique sont les deux versants de
l’ « interprétation de la nature », l’un tourné vers l’intellectuel, l’autre vers le sensoriel. L’artiste est celui qui
travaille dans un art où le génie et la main doivent concourir, il conçoit et exécute en même temps, comme
« l’habile Horloger qui est un grand artiste » comparé au cordonnier qui est un bon artisan (Encyclopédie I,
713b), celui qui est cantonné dans les besognes de la simple exécution. Le sensualiste Diderot a certainement
constaté au cours de ses fréquentes visites d’atelier d’artistes que l’artiste a besoin d’une coéducation de l’œil et
de la main. L’œil intelligent est évidemment la source de l’unité, de la composition, de l’ordre et de la méthode,
principe d’un classicisme rigoureux, mais l’œil sans la main mènerait l’œuvre d’art dans la sphère de
l’intellectualisme, de l’idéalisation. Si l’œil est le principe de la conception, la main, instrument de l’exécution,
est condition sine qua non de la « grande magie » de la créativité artistique.
Il n’y a que peu d’occurrences où Diderot qualifie la création d’une œuvre comme une pratique, et fait
note de l’ouvrage d’art comme une magie pratique. Beaucoup plus fréquent est le terme de technique – le faire
de chaque maître est de préférence caractérisé comme une technique. La technique de Vernet et de Chardin, les
plus grands, est une technique hardie, « propre et limité », qui crée les nuances, la variété et l’harmonie, non pas
par simple imitation puisque, écrit Diderot, « l’atelier de l’artiste n’est pas la nature ». Diderot a le sens des
réalités artisanales, et pourtant il n’est pas évident de saisir avec précision la relation des « idées esthétiques »
avec la technique, et surtout un certain développement de la conception de Diderot à ce propos. On a souvent dit
que le passage chez Diderot d’une esthétique purement spéculative à une méditation sur les techniques se situe
dans l’Essai sur la peinture de 1965 et s’installe définitivement à partir du Salon de 1967, mais le mot
« technique » apparaît à partir de 1753 comme un néologisme (Diderot recourt avant cette date au nom de
« machine » et à l’adjectif « mécanique »). D’autres commentateurs ont remarqué chez Diderot également une
certaine méfiance à l’égard de la nécessité et de l’utilité du technique, souvent associé à la routine, le tour de
passe, la pseudo-règle. Reste que le terme de « technique » est un mot que Diderot aime et propage. Il est vrai
qu’une double sémantique de « technique » menace constamment : technique comme obstacle et technique
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comme médiation. Dans le cas négatif, « technique » s’oppose à génie, dans le cas positif, « technique » devient
synonyme de créativité artistique au sens le plus élevé. La technique, en effet, est la pratique magique de
l’artiste. Les Salons abondent de séquences où l’artistique et le technique sont quasiment identifiés. L’artiste est
sans doute un homme de goût et capable du jugement moral, mais c’est plutôt le lot de n’importe quel humain.
Pour l’artiste, c’est même dangereux de se laisser guider par le seul sentiment moral, il lui faut en plus et surtout
« du technique » qui n’appartient qu’à lui, lui qui a « le secret de l’inventeur ». « Le technique de l’art »
transpose des notions confuses exprimant des intuitions valables dans le langage quotidien en véritables
instruments de production artistique. Voici, pour conclure une belle phrase si caractéristique pour Diderot :
« Voulez-vous faire des progrès sûrs dans la connaissance si difficile du (sic) technique de l’art ? … Faites-vous
expliquer et montrer sur la toile l’exemple des mots techniques, sans cela vous n’aurez jamais que des notions
confuses de contours coulants, de belles couleurs locales, de teintes vierges, de touche franche, de pinceau libre,
facile, hardi, moelleux, faits avec amour, de ces laissés ou négligences heureuses ». Que la technique de l’artiste
soit magique ajoute évidemment une connotation spéciale à la nature de l’opération créatrice. « Imiter » ou
« interpréter la nature », comme font également les sciences, est sans doute nécessaire pour l’artiste mais pas
suffisant. Le peintre en disposant ses couleurs produit plus qu’une imitation des taches lumineuses. Ceci n’est
que la première phase (réussir à produire l’effet de la chose vraie) mais la seconde phase de l’opération couronne
l’acte de production esthétique : la transmutation par la pratique magique, la transposition, par la magie
alchimique, des scènes réelles et des objets représentés pour en faire sortir leur force expressive et leur vertu
signifiante. Cette transsubstantiation dans le faire artistique caractérise les plus grands, nous montre le Diderot
enthousiaste dans les Salons, par excellence Chardin.
Quelle est la conception de la matière dans les esthétiques philosophiques du siècle des Lumières ? Il
est évident que l’on constate un changement de paradigme au XVIIIe siècle puisque la condition sine qua non de
la mimèsis est mise en question précisément par la mise en valeur de la matière, et la question alors est de savoir
comment cette irruption de la matière renouvelle la figurabilité visuelle et textuelle. Il suffit d’examiner de plus
près la philosophie sous-jacente aux Salons pour constater que Diderot, par exemple dans les Essais sur la
peinture, est hésitant, parfois même paradoxal, quand il aborde la question de la matérialité de l’ouvrage d’art.
Ce n’est pourtant pas que Diderot est totalement insensible à la matière picturale, et nous citons les Essais sur la
peinture: « Celui qui a le sentiment vif de la couleur, a les yeux attachés sur sa toile; sa bouche est entrouverte, il
halète; sa palette est l’image du chaos. C’est dans ce chaos qu’il trempe son pinceau, et il en tire l’œuvre de la
création. Et les oiseaux et les nuances dont leur plumage est teint; et les fleurs et leur velouté; et les arbres et
leurs différentes verdures; et l’azur du ciel et la vapeur des eaux qui les ternit; et les animaux et les longs poils et
les taches variées de leur peau, et le feu dont leurs yeux étincellent. Il se lève, il s’éloigne, il jette un coup d’œil
sur son œuvre. Il se rassied, et vous allez voir naître la chair, le drap, le velours, le damas, le taffetas, la
mousseline, la toile, le gros linge, l’étoffe grossière; vous verrez la poire jaune et mûre tomber de l’arbre ».
Apologie des sensibilia, de l’abondance et de la richesse des matières. Mais bien vite Diderot retombe dans les
pièges du paradigme de la mimèsis en concluant sa réflexion: « Quel est donc pour moi le vrai, le grand
coloriste? C’est celui qui a pris le ton de la nature et des objets bien éclairés, et qui a su accorder son tableau ».
Il faut en convenir: le paradigme de la mimèsis a vraiment dominé les esthétiques françaises du XVIIIe siècle.
On ne peut ne pas constater que la matérialité est une modalité de l’opacité, voire un impensé des théories de
l’art de ce siècle, un « indicible », ce qui est sans doute essentiel à la nature même de la matière. Toutefois, que
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penser la matière se révèle impossible ne veut dire que l’expérience de la matérialité pour l’artiste et pour
l’amoureux de l’art, même au XVIIIe siècle, soit « impensable » ou au moins « inexprimable ».
Nous retournons dès à présent au corrélat de cette matière, la main (la pratique, la technique). Posons la
question de la « dialectisation » de la main et de la matière: Quelle est l’empreinte que la main de l’artiste laisse
dans la matérialité de l’ouvrage d’art ? Main de l’artiste, touche du génie, présence du corps et sa puissance de
manipulation de l’objet résistant, appel au corps de l’autre, celui qui est confronté avec l’impact matériel de
l’œuvre, voici une « dialectisation » qui remue les théoriciens de l’art, même de la poésie, de Du Bos à Diderot.
Il peut sans doute enrichir la question de l’irruption et de la valorisation du couple main/matière au XVIIIe
siècle, en tenant compte de la controverse des « deux sœurs » du paragone, peinture et sculpture, pinceau et
ciseau. Il est vrai que Diderot est plutôt fasciné par la peinture et qu’il projette dans la sculpture, comme celle de
son ami Falconet, essentiellement des qualités picturales. Et pourtant, Diderot est bien conscient de l’importance
de la sculpture dans la perspective de la main/matière. Sous Sculpture, article rédigé par Falconet,
l’Encyclopédie écrit : « On définit la Sculpture un art qui par le moyen du dessein (sic) et de la matière solide,
imite avec le ciseau les objets palpables de la nature ». En effet, le marbre, le bronze, la pierre résistent, et de ce
point de vue de l’effort et de la puissance de transformation, « le sculpteur est plus créateur que le peintre ».
C’est évidemment Pygmalion qui incarne le sculpteur puisque c’est lui qui anime et vivifie en transposant la
pierre en chair. La sculpture, art pour les philosophes - l’apologie de la sculpture culmine avec Herder -, est
également un art pour les aveugles, comme le pensait Diderot, précisément à cause du privilège du toucher dans
la vie sensorielle des aveugles. Qu’en est-il de la main qui touche la matière résistante, au XVIIIe siècle ? On en
débattait à l’Académie de peinture à l’époque et deux interventions d’académiciens sont restées célèbres, celle
du comte de Caylus en 1755 (« De la légèreté d’outil ») et celle de Charles-Nicolas Cochin, biographe de son
ami Chardin, en 1771 (« De l’illusion dans la peinture »), textes que Diderot connaissait bien et appréciait. Il y
s’agit du rapport de la main à la surface de la statue, son « épiderme », et du sublime du « technique ». Bien
connu également, du siècle précédent, était le mythe de la « main tremblante » de Poussin et les superbes
passages chez Molière consacrés à la main du peintre (Mignard, Le Brun) : « […] le grand génie, / Secouru
d’une main prompte à le seconder. / Et maîtresse de l’art jusqu’à le gourmander,/Une main prompte à suivre le
beau feu qui la guide,/ […] ». Cette main de l’artiste signifiait d’un côté le travail (la pratique, le technique) et la
manière (le style d’une personnalité exceptionnelle), et de l’autre la qualité de la touche, du toucher, la touche
étant l’élément constituant de la manière. La touche fait le lien du sentiment de l’artiste au corps, et « elle
désigne le dépôt délicat de matière sur la toile, l’énergie ou douceur, impulsion ou caresse, trace où se rend
sensible l’affect de la main ». Il est vrai que le XVIIIe siècle français, de Du Bos à Diderot, n’a pas de théorie
achevée de l’empreinte, de l’impact de la main sur la matière, de ce qui a été désigné comme la « dialectisation »
de la main et de la matière, et il faudra parcourir encore bien des phases de l’histoire de l’esthétique pour arriver
à une sémiotisation adéquate de la proximité ou contiguïté radicale qui marque le contact, la touche, l’empreinte
dont l’instrument de faveur est la main.

Bibliographie : Denis Diderot, Lettre sur les aveugles. Lettre sur les sourds et les muets, 1749/1751,
Paris, GF Flammarion, 2000 ; Salons (édition de Michel Delon), Paris, Gallimard (Coll. Folio Classique),
2008.

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10 avril – Kant et Épicure


Kant soutient, déjà au tout début de son Analytique du Beau, que l’expérience esthétique présuppose
une « sensation de satisfaction » (Empfindung des Wohlgefallens) qui doit être rapportée au « sentiment vital »
(Lebensgefühl) « que le sujet éprouve sous le nom de sentiment de plaisir ou de déplaisir » (V, 1, 204). Ce qui
fait plaisir stimule également le sentiment d’être en bonne santé (das Gefühl der Gesuntheit): C’est tout le
processus vital du corps (Lebensgeschäft im Körper) qui paraît se trouver, comme par un mouvement interne (als
eine inner Motion), intensifié, ainsi qu’en témoigne l’excitation qui en résulte (V, 54, 331). Il convient d’insister
sur la notion essentielle et structurale de Lebensgefühl, « sentiment vital » ou « sentiment d’épanouissement de la
vie » que l’on peut définir comme « le désir du plaisir esthétique pur ». L’harmonie établie entre l’imagination et
l’entendement se propage au rapport de l’organisme avec ses fonctions psychiques. Le corps, alors, n’est plus
ressenti comme une entité qui fait obstacle à l’harmonie des facultés. Que le plaisir esthétique dans l’expérience
du beau naisse de la « contemplation » n’est pas contradictoire avec le fait que le corps est « senti », et on
pourrait même supposer que cette « contemplation » simule la vitalité physique. Et Kant va loin : la vie elle-
même, sans le sentiment du corps, n’est que consciente de son existence. Toute modification du sujet doit être
« sentie », elle affecte toujours le sentiment de vie, par conséquent l’état de son « organe corporel ». Bien sûr,
Kant élève l’analyse au niveau transcendantal en évitant les pièges du psychologisme. Il faut se rappeler
l’Introduction de la Critique de la faculté de juger où le sentiment de plaisir et de déplaisir dans l’expérience du
beau, et le jeu des facultés de l’imagination et de l’entendement qui en forme le noyau, sont considérés dans un
rapport essentiel avec la « faculté de désirer ». Le Gemüth même, le jeu des facultés et la « simulation » de la
vitalité corporelle à partir de cette « faculté de désirer » sont des données d’une recherche transcendantale, mais
ces catégories sont parallèles aux données de l’anthropologie pragmatique.
Et c’est bien à ce niveau de ce parallélisme que l’on se trouve en plein dans Épicure. Il y a, par
conséquent, plus que la simple idée que « tout plaisir est en fait une sensation corporelle ». Le corps est vu par
Kant tout comme par Épicure comme un « processus vital » que le plaisir esthétique intensifie « par un
mouvement interne » de stimulation et d’inhibition, ou pour reprendre la terminologie épicurienne: par la double
mouvance d’excentration et de concentration, de dissémination et de concentration, de diffusion et de confusion,
d’explosion et d’implosion. Ainsi le plaisir est-il produit par un certain équilibre des forces vitales du corps. Par
ailleurs, Kant illustre la structure de la double mouvance par l’exemple du rire, « affect procédant de la manière
dont la tension d’une attente se trouve soudain réduite à néant », le corps ressentant ce relâchement à travers
l’oscillation des organes (V, 54, 332) - tensivité donc (tension et détente), catégorie toute épicurienne que Kant
met en avant sans en être trop conscient. Plaisir, corps, vie, tensivité, voici une chaîne conceptuelle qu’Épicure et
Kant ont en commun. Plus est que, pour Kant comme pour Épicure, il est de l’essence du plaisir qu’il est
indifférencié, indifférenciable: il n’y a ni degrés ni types de plaisir, il n’y a que plaisir ou non-plaisir. Kant,
comme on sait, ajoute des critères supplémentaires qui transcendent le pur sentiment du plaisir, pour être en état
de déterminer plus adéquatement, dans son Analytique du Beau, la spécificité de l’expérience esthétique du
beau. Le plaisir du beau, de l’agréable, de l’utile, le plaisir du corps ou du Gemüth, c’est du plaisir, pure qualité.
Les trois autres moments (surtout la quantité: est beau ce qui plaît universellement sans concept) nous font sortir,
de toute évidence, du cadre épicurien. Épicure est pour Kant une bonne heuristique en fonction de l’élaboration
conceptuelle de ce qu’il considère être le plaisir comme qualité, ce qui ne fait pas encore, nul n’en doute, une
Critique de l'appréciation esthétique. Il faudra bien d’autres pierres pour achever la Cathédrale.
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Mais ce corps-en-vie soumis à la double mouvance tensive, de quel corps s’agit-il? Kant ne considère
jamais le corps dans sa profondeur, le corps-désir, le corps des besoins naturels (nécessaires et non-nécessaires)
tandis que, de Spinoza à Freud, c’est évidemment dans ce corps, érotétique, que s’incrustent les plaisirs. Opposée
à cette conception « verticale » de la corporéité, il y en a une autre, l’ « horizontale », le corps dans son
extension, le corps-sensation, le corps des cinq sens et de leur coordination. Eros d’une part, aisthèsis de l’autre,
érotétique et esthétique, le corps-en-vie profite des deux, de ses désirs en profondeur, de ses sensations en
surface. Et le plaisir, dans son essence indifférenciée, est tributaire des deux registres: c’est que le plaisir est l’in-
terface d’eros et aisthèsis, d’une érotétique et d’une esthétique. Mieux vaut, ici encore, distinguer deux types
d’affects: on est affecté par ses désirs ou on est affecté par ses sensations. Et il y a, par conséquent, deux
tendances de structuration des plaisirs: ou bien l’érotétisation des plaisirs ou bien l’esthétisation des plaisirs.
L’épicurisme - il y a évidemment plusieurs lectures d’Épicure, surtout parce qu’on ne dispose que de quelques
lettres, maximes et fragments du philosophe - tend à privilégier la perspective « verticale », un certain
fondamentalisme des profondeurs qui mènera à Spinoza et à Freud: le plaisir est dans la satisfaction d’un besoin.
Dans cette perspective, il est dit que ce qui émeut, caresse et flatte la sensibilité est superficiel, instable et
complémentaire. L’essentiel est alors que tous les désirs naturels et nécessaires soient comblés. La demande
esthétique des cinq sens - fugitivité, raffinement, fragilité des caresses, des goûts et des regards - est facilement
dite inciter à la débauche, à l’inessentiel. Cette tendance à l’érotétisation des plaisirs consacrerait en fait les
seules nécessités vitales. L’autre paradigme - où on frôle Kant, au moins le Kant de la Critique de la faculté de
juger - proclame que les plaisirs sont dans les sensations, dans la vie sensitive des cinq sens. Ce qui compte alors
est la richesse « horizontale » des sensibles, la fleur de peau des surfaces, la chair du monde, les timbres et
chromies, le jeu des sensations. C’est la tendance à l’esthétisation des plaisirs: le sensible exerce sa séduction, le
comble des plaisirs est dans l’ivresse sensorielle du felix aestheticus. Le corps, de toute évidence, est le substrat
nécessaire dans les deux perspectives, corps-désir ou corps-sensation, deux figures du corps-en-vie. Et la double
mouvance qui caractérise le processus vital - concentration et ex-centration, implosion et explosion - remplit ces
deux figures d’une manière bien spécifique. Les plaisirs « en mouvement » du corps-désir sont pulsionnels -
Épicure, Spinoza, Freud - tandis que les plaisirs « en mouvement » du corps-sensation sont « ludiques » comme
l’explique Kant. C’est, dans ce cas, le jeu des facultés (l’entendement et l’imagination surtout: la façon dont on
transpose la sensation par rationalisation et symbolisation, dans le rêve et le phantasme, dans la fiction) qui
installe la tensivité bien ludique des plaisirs. Épicure et Kant, de belles fiançailles, il est vrai, mais fiançailles
combien imparfaites. Le plaisir entre le désir et la sensation, Épicure et Kant, la balançoire se meut dans des
directions qui s’écartent énormément.
Pour mieux comprendre le statut et le rôle du corps dans l’expérience esthétique, il faudrait se permettre
une digression heuristiquement bien intéressante. Kant est obsédé par les défaillances du corps. Le Versuch über
die Krankheiten des Kopfes (Essai sur les maladies de la tête) est publié en 1964, la même année que les
Betrachtungen über das Gefühl des Schönen und Erhabenen (Observations sur le sentiment du beau et du
sublime). On ne peut que mentionner l’Essai sur les maladies de la tête, écrit resté largement méconnu et, en un
sens, refoulé par les commentateurs du Kant orthodoxe et officiel. Kant distingue dans cet essai trois types de
défaillances de l’esprit: le dérangement, le délire et la démence. La typologie des défaillances de l’esprit que le
jeune Kant élaborait dans son Essai sur les maladies de la tête rappelle évidemment la typologie « des
déficiences et des maladies de l’âme » que Kant a enseignée dans son cours d’Anthropologie. Ce traité est même
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plus systématique, proto-psychiatrique même. Kant y distingue entre les hypocondries et les manies, entre la
distraction et l’absence d’esprit, entre amentia (confusion mentale), dementia (délire), insania (extravagance) et
vesania (vésanie quand « le malade vole bien au-dessus de l’échelle de l'expérience »). On a toujours su que la
sensibilité imaginative du génie frôle le pathologique: tout comme le rêve se transforme en toute continuité en
cauchemar, le génie risque de glisser dans la folie. Des égarements (vitia) menacent constamment l’imagination.
La fantasmagorie (le penchant au mensonge sans malice) est un cas grave d’imagination débridée (Kant donne
Falstaff dans Shakespeare en exemple), mais chez l’esprit excentrique on constatera d’autres formes de
déficiences: la superstition, la divagation, l’exaltation (Schwärmerei).
Kant cite également parmi les défauts de la faculté d’imagination une autre variante qui aura une grande
importance pour l’analyse, dans la dernière section de ce chapitre, de la tonalité affective du texte kantien lui-
même: les chimères (Grillenkrankheit ou Hypochondrie) dont il dit dans l’Anthropologie: « Dans l’hypochondrie
le malade est conscient que le cours de ses pensées n’est pas juste, car sa raison, en soi-même, n’a pas de
puissance suffisante pour diriger ce cours, le freiner, ou l’accélérer » (VII, 45, 202). L’hypochondrie a obsédé
Kant et la texture de sa pensée en est d’ailleurs profondément marquée. Voici comment Kant définit
l’hypocondrie dans l’Anthropologie:
La dénomination [du mal des lubies (hypocondrie)] est empruntée à l’analogie avec l’attention portée à la stridence d’un grillon
domestique dans le silence de la nuit, stridence qui trouble en l’esprit le calme nécessaire au sommeil. Or, pour ce qui est de la
maladie de l’hypocondriaque, certaines impressions internes du corps ne découvrent pas tant un mal réellement présent dans
l’organisme qu’elles ne se bornent plutôt à en susciter la crainte, et la nature humaine a cette propriété particulière (qui fait défaut
chez l’animal) de renforcer ou de prolonger la sensation de certaines impressions locales par l’attention qu’on leur confère, alors
qu’en faire abstraction, à dessein ou par suite d’occupations distrayantes, les affaiblit, et même, si cette démarche est devenu
habitude, les tient à l’écart. De la sorte, l’hypocondrie, mal des lubies, est à l’origine d’illusions de maladie du corps dont le
patient sait bien que ce ne sont qu’illusions, mais qu’il ne peut s’empêcher de temps à autre de tenir pour réalité. […]
L’hypocondriaque est un songe-creux (une tête à fantasmes) de la pire espèce. […] Marquée d’une angoisse puérile, la peur de la
pensée de la mort nourrit cette maladie. […] Encore en deçà de la frontière de la perturbation mentale se trouve le brusque
changement d’humeur (raptus). Saut inopiné d’un sujet à un sujet tout autre, auquel nul ne s’attend. […] La songerie
mélancolique (melancholia) peut n’être aussi qu’une détresse imaginaire que le morose (porté à l’humeur chagrine) forge pour
son propre tourment (VII, 50, 212-213).

Que Kant est particulièrement intéressé à la mélancolie, tout comme à l’enthousiasme, est bien connu. Aussi
dans l’Essai sur les maladies de la tête, il déclare magnifiquement que l’hypocondrie « déploie un souffle
mélancolique autour du siège de l’âme », le mélancolique étant un simple fantaste qui se concentre sur le
malheur de la vie, et il propose même dans certains passages que l’enthousiasme soit généré par l’hypocondrie
(II, 266, 35-37 [trad.fr. 65]). Mais c’est dans Le conflit des facultés, écrit tardif de 1797, que Kant met le plus
directement en rapport son intérêt théorique pour l’hypocondrie et sa propre expérience hypocondriaque.
L’hypocondrie, « maladie des idées noires » ou encore « maladie des chimères », y est expliquée par Kant
comme une perturbation de l’imagination: on devient bourreau de soi-même, on souffre de maux qu’on
s’imagine soi-même, d’angoisses sans cause rationnelle. Kant a toujours été ironique et même sceptique à
l’égard du pouvoir des médecins devant les défaillances de l’esprit. Ce qu’il faut comme remède, c'est « une
diététique du jeu de ses pensées », les médecins n’étant d’aucun secours. Le conflit des facultés consacre toute
une section au « Principe de la diététique » (VII, 100-101 [trad.fr. 911]), et Kant évoque à ce propos le stoïcisme
qui est en même temps une science de la diététique et une doctrine de la vertu. L’activité de philosopher
présuppose l’énergie vitale mais écarte également maints sentiments désagréables. C’est comme si la philosophie
15

est une diététique tandis que le philosophe, virtuellement hypocondriaque, a, en même temps, besoin d’une
bonne diététique pour se protéger de la philosophie!

Bibliographie : Immanuel Kant, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, Akademieausgabe (Volume


VII) (traduction en français par Pierre Jalabert, dans Volume III des Œuvres philosophiques de Kant, Paris,
Gallimard (La Pléiade), 1986, 938 ss ; Kritik der Urteilskraft (Critique de la faculté de juger), 1790 ;
Betrachtungen über das Gefühl des Schönen und Erhabenen, 1764 ; Versuch über die Krankheiten des Kopfes,
1764 (traduction en français Essai sur les maladies de la tête, par Monique David-Menard, Paris, GF
Flammarion, 1990.

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17 avril - Herder – Le « Voyage vers l’Afrique interne »

Plastik, le texte d’esthétique le plus célèbre de Herder, est un essai sur la sculpture, écrit à peu près à la
même époque de l’Abhandlung über den Ursprung der Sprache et le Viertes Kritisches Wäldchen (Quatrième
Silve Critique), mais publié pour la première fois en 1778. Il s’agit du traité le plus systématique et le plus
cohérent de Herder qui y développe l’idée du « désir de sentir » : « Ich fühle mich ! Ich bin ! », la transposition
herderienne du cogito, ergo sum cartésien. Plastik analyse les sensations tactiles dans l’expérience esthétique des
arts plastiques, surtout la sculpture, toujours avec la même motivation : de mettre en question la prédominance
des qualités optiques et visuelles de l’œuvre d’art. Plastik focalise sur le toucher. On peut considérer Plastik
comme l’achèvement de la théorie haptique de la sensorialité chez Herder. Ce n’est pas tant le cas que Herder
installe une hiérarchie verticale entre les sens : la globalité et la richesse de l’expérience font appel à tous les
sens avec leurs tâches spécifiques et importantes. Mais il y a un ordre horizontal où l’oreille occupe une place
entre l’œil et la main, entre la vue et le toucher. Plastik décrit un glissement de l’ouïe vers le toucher, mais en
même temps Herder accentue la continuité entre les sensations de l’oreille et de la main : « Le toucher est si
proche de l’ouïe : ses caractéristiques, comme hart (dur), rauh (rugueux), weich (tendre, mou), wolligt (laineux,
moelleux), sammet (velouté), haarigt (poilu, velu), starr (raide), glatt (lisse), schlicht (plat), borstig (hérissé),
etc., qui toutes n’affectent que des surfaces et n’agissent pas en profondeur, résonnent toutes comme si on les
ressentait [tönen] au toucher ». L’ouïe et le toucher se combinent facilement dans des expériences
synesthésiques : même une surface dure, douce, rugueuse dans le toucher tönt ! Dans Plastik, Herder décrit avec
enthousiasme l’authenticité et la sincérité de l’expérience tactile, ce qui le pousse à la détermination esthétique
de la sculpture parmi les arts. L’expérience tactile a ses propriétés tout à fait spécifiques. Elle est bien différente
de la versatilité visuelle projetée par l’œil mobile et curieux qui, pour Herder, symbolise de toute évidence le
caractère élusif, illusoire, trompeur du monde désubstantialisé dans sa relation avec un sujet-sans-corps, un sujet
qui, littéralement, est « out of touch », n’a plus de contact avec son propre corps. De là, chez Herder, la critique
de l’oculocentrisme et également de certains mythes de la modernité qui forcent sur l’homme les expériences de
plus en plus imposantes dirigées par la perception optique, forçant sur le sujet l’accélération obsessive de la
perception visuelle. Herder va aussi loin que de critiquer la culture de l’imprimé, qui est associée par lui à
l’hypostase de la vision. Cette sphère entière, pour Herder, est une sphère de distraction (Zerstreuung). Et tout
comme vision et écriture doivent être associées et soumises à la critique psychologique, l’association du toucher
et du son (la sonorité) pourrait être mise en scène. L’orientation « haptique » de l’esthétique consiste non pas
tellement à éliminer l’optique mais de restaurer l’implantation de la vision dans le toucher, et l’expérience
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optique dans la substance corporelle. Herder est convaincu que le paradigme « haptique », en alternative du
paradigme oculocentrique des Lumières, nous ouvre une dimension de profondeur derrière les surfaces et les
apparences. La tactilité, dans l’esthétique herderienne, ne se réduit pas au toucher (Tastsinn) au sens strict mais
doit être considérée plutôt comme le sentiment proprioceptif (Gefühl) du corps, le sens interne du corps. Il n’est
pas sans importance que, dans la classification des arts, la sculpture et la danse sont souvent associées par
Herder. Cette réévaluation du corps sensoriel et sensitif chez Herder nous fait dire que la pensée esthétique y est
une physio-esthétique, à contraster avec la sémio-esthétique de Lessing. Herder soutient que la
Sinnenpsychologie procure la meilleure entrée en esthétique. Le concept organisateur de cette Sinnenpsychologie
est celui d’énergie (Energie) ou de force (Kraft). Kraft dans « Kraft is das Wesen der Poesie » appartient de
toute évidence au vocabulaire Sturm und Drang mais le concept reste confus et obscur chez Herder. Si la poésie
et le langage en général sont dits gouvernés par la Kraft, les arts du temps que sont la musique et la danse, sont
dits générés par l’Energie.
Plastik, de 1770/1778, nous semble l’essai le plus représentatif de la physio-esthétique de Herder. Dans
Plastik, c’est la sculpture qui est dite reine des arts puisqu’elle est l’art du toucher fondamental, de l’haptique,
tandis que la musique, comme art de l’acoustique, vient en second, et la peinture comme art de l’optique en
troisième. Puisque c’est le degré d’implantation corporelle qui devient le critère de la hiérarchisation, c’est
l’haptique qui est le critère qui hiérarchise les Sinnenkünste. Et Herder, dans son style polémique, fulmine dans
Plastik contre la “sculpturierende Malerei” et la “malende Sculptur”, en dissociant radicalement dans sa propre
théorie le pictural et le sculptural. La sensorialité du toucher fondamental s’intègre dans le sentiment interne du
corps, le sentiment de vie (Lebensgefühl). Herder justifie cette position en se référant à La lettre sur les aveugles
(1749) de Diderot et An Essay towards a New Theory of Vision (1709) de Berkeley mais également à des écrits
de physiologistes contemporains. Que l’aveugle ait une vie sensorielle très développée à partir du toucher, que le
premier contact de l’embryon avec l’environnement soit tactile, sont des arguments que Herder emploie dans sa
« physiologie esthétique » pour déclarer la primauté de l’haptique, surtout contre l’optique. Dans cette
confrontation du toucher fondamental avec les autres canaux sensoriels, le toucher n’est pas seulement dit plus
original (l’embryon, l’aveugle) mais également plus puissant puisque le toucher transperce les surfaces et nous
fait « sentir » le solide, le fluide, le lisse, le rude des choses, et leur forme, pour nous rapprocher ainsi de la vérité
même, plus que n’importe quel autre sens. Plastik proclame la thèse que l’appréciation esthétique d’une
sculpture repose sur un « sentiment » haptique. Confronté à une statue, l’interprétant a l’expérience d’un corps
(Körper) (en opposition avec surface [Fläche], pour le pictural) dont il « sent » la solidité et la profondeur. Le
sujet « participe » ainsi plus intensément avec toute son énergie vitale. Mais il faut concéder que Herder
proclame ces thèses sans les valider vraiment. L’apologie de l’haptique est si radicale chez Herder que Goethe
l’a ridiculisée comme délirante, et il a eu sans doute raison. La physio-esthétique herderienne est plus doctrinale
qu’empirique, elle inspire plus qu’elle ne démontre.
La « physiologie esthétique » de Herder est parsemée de terminologie médicale, et on sait que le
physiologiste Haller - surtout ses études sur le sentiment de douleur chez l’homme – a eu une influence décisive
sur le jeune Herder. La psychologie herderienne situe l’origine du Kraft/Energie de la créativité artistique dans la
vie (Leben) qu’il faut voir comme une dynamique d’expansion (Ausbreiten) et de contraction
(Zusammenziehen). Cette vie est avant tout sensorielle; elle s’enracine dans le toucher fondamental et se
développe jusqu’aux facultés humaines les plus subtiles, comme l’imagination productive et la conscience
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morale (Herder construit la série suivante: Reiz, Sinn, Einbildungskraft, Erkennen, Wollen). Vom Erkennen und
Empfinden, de 1778 et contemporain de Plastik, démontre comment la dynamique d’expansion et de contraction
se représente à chaque niveau de l’âme: la conscience est le lieu du jeu entre Ausbreitung et Zurückziehung, et
Herder y conçoit les actions humaines comme étant l’expression de l’élasticité de notre vouloir (Äusserungen
der Elasticität unsres Willens). .
La physio-esthétique de Herder est une esthétique haptique. L’expérience esthétique de la peinture est
optique tandis que celle de la sculpture haptique. Le regard qui projette la beauté dans une sculpture n’est pas un
regard « qui voit » ou « qui regarde » mais un regard qui touche, qui palpe. C’est dans l’ombre surplombant de
Kant et en toute ambiance des Lumières que l’esthétique de Herder s’impose comme une véritable alternative au
rationalisme classiciste d’un Lessing. C’est que l’esthétique intelligente et rationaliste de Lessing n’a pas donné
droit et poids au corps humain. Surtout connu pour sa philosophie de l’histoire et de la culture, Herder développe
également une physico-esthétique, moins connue d’ailleurs, où la peinture, la sculpture et la musique sont des
Sinnenkünste, méthodiquement corrélées avec et médiatisées par l’un ou l’autre canal sensoriel. C’est que
l’interprétant qui « saisit » le sens de n’importe quel corrélat, qu’il soit discursif ou artistique, est vu par Herder
comme un sujet incarné investi de ses cinq sens et d’un sentiment proprioceptif. Mais le système sensoriel étale
une hiérarchie: la vue y est détrônée en faveur de l’ouïe et ensuite de la tactilité. La tactilité, dans l’esthétique
herderienne, ne se réduit pas au toucher (Tastsinn) mais englobe bien plutôt le « sens interne » du corps (Gefühl).
Fühlen et tasten sont d’ailleurs en allemand des parasynonymes. Et ce sentiment du corps, pour Herder, est
d’emblée un sentiment de mouvement, le sentiment interne que le danseur ressent lorsque son corps est en
mouvement. Il n’est pas sans importance que, dans la classification des arts, la sculpture et la danse sont souvent
associées par Herder. Ainsi cette réévaluation du corps sensoriel et sensitif mène chez Herder à une physio-
esthétique. Le sujet, pris dans une expérience haptique, participe plus intensément avec toute son énergie vitale.
Le concept organisateur de cette physio-esthétique est celui d’énergie ou de force. Cette notion appartient
évidemment au vocabulaire Sturm und Drang. Mais on peut en donner aussi bien une interprétation
schopenhauerienne, voire freudienne.

Bibliographie : Johann Gottfried Herder, Viertes Wäldchen, 1769, et Plastik, 1770, dans Band II des
Werke (Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1987). Il y a une traduction en anglais (par Jason
Gaiger) de Plastik sous le titre de Sculpture, Chicago, The University of Chicago Press, 2002.

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24 avril - Nietzsche – Le marteau du sculpteur Zarathoustra
Dans Le gai savoir, Nietzsche énonce un propos en faveur de la vie et de sa sensorialité. L’abstraction et
la conceptualisation idéalisante, en fait les vertus classiques du philosophe, sont accusées de pâleur, tout comme
du reste dans Par-delà bien et mal plus tard quand il évoque la grisaille, la froideur anémique et la pâleur du pôle
platonicien, mais cette fois-ci la condamnation est ferme. Le philosophe, dans sa sujétion au platonisme, « a de la
cire dans les oreilles », c’est dire n’apprécie pas le son et le ton de la musique, la vie sensorielle, le « tourbillon
multicolore des sens ». Il est vrai que le philosophe, en cela superstitieux, abhorre toute séduction par les sens,
par les idées même. Nietzsche, en défenseur de la vie et de sa sensorialité, s’associe de toute évidence à cette
critique de l’idéalisation qui ne laisse que des cadavres dont le sang est lentement, cruellement sucé. Cultivons
par contre la musique du corps-en-vie, les tons et les couleurs des sens, la jouissance des séductions. Or, un
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fragment de Richard Wagner à Bayreuth, la Quatrième considération inactuelle de 1876, met en scène ce même
choix pour la vie, le corps et les sens. On est encore dans une phase où la musique de Wagner domine
l’esthétique nietzschéenne. La problématisation du paradigme wagnérien est extrêmement pertinente. Nietzsche
est à la recherche de l’affinité de la musique et de la gymnastique, ce qui est à première vue insensé. Et certes, le
Maître nous indique ainsi la voie à suivre : l’expérience esthétique, musicale et autre, est fondée dans la
corporéité d’homo aestheticus. Et dans cette corporéité, les cinq sens sont enlacés. Nietzsche mentionne la
relation intime de l’ouïe et de la vue dans l’expérience esthétique, et surtout il met en question le prestige du
regard dans la vie sensorielle. Réduire la sensorialité essentiellement à la vue est un appauvrissement et témoigne
d’une superficialité suspecte. Se maintenir au niveau des représentations et des apparences est une réduction de
la visibilité phénoménologique authentique qui engage le corps dans son entièreté, par conséquent tous les
canaux sensoriels et surtout l’ouïe. C’est ainsi que Nietzsche, à cette époque de son admiration pour Wagner,
exalte la musicalité de la vie sensorielle. Le texte que nous avons sous les yeux introduit même une distinction
kantienne, celle entre l’agréable et le beau : l’agréable concerne une forme contingente, le beau une forme
nécessaire, et l’expérience du beau est implantée dans un corps dont l’âme est animée par la musique. La
musique est harmonie et rythme, elle signifie une ardeur, un désir qui transcende l’individualité, et nous
transporte dans l’univers de Dionysos et sa sauvagerie passionnelle. La mise en musique de la sensorialité
entière, la fusion des cinq sens dans l’ambiance musicale est essentiellement une promotion du corps-en-vie.
C’est ainsi que la musique s’allie avec la gymnastique, sa « sœur légitime », qui traduit la musicalité en
visibilité, éloge de la danse, qui pour Nietzsche est le pivot dans la hiérarchie des arts. L’apologie de la danse est
constante dans l’esthétique de Nietzsche, la danse qui rend exemplairement visible le corps-en-vie. C’est que la
musique veut « se créer un corps », elle aspire à sa visibilité. On ne peut prétendre que Nietzsche montre de
l’attention pour le fonctionnement in concreto de la sensorialité. Sa philosophie de base exalte le corps-en-vie
mais la « physiologie » des cinq sens n’accapare pas vraiment son intérêt. Toutefois, ci et là on repère un
fragment discutant, entre autres, l’entrelacement de la vue et de l’ouïe. C’est ainsi que dans Humain, trop humain
Nietzsche met en scène « l’œil et l’oreille » et remarque que la culture contemporaine, comme la « musique
nouvelle » par exemple, a tendance d’intellectualiser la sensorialité directe de l’œil et de l’oreille. Ce n’est plus
la matérialité des sensibilia qui sollicite mais bien plutôt la signification – dérive herméneutique. Nietzsche
exprime sa méfiance pour toute médiatisation interprétative entre les sensibilia et les sens. Toute
intellectualisation provoque la perte de sensibilité pour « le règne absolu du tempérament des sons », et dans le
domaine des arts plastiques, la perte de la capacité de percevoir les nuances et les tonalités des formes et des
couleurs. Que l’œil et l’oreille évoluent ainsi amène par conséquent la perte de l’expérience non-médiatisée de la
matérialité, l’atrophie de toute sensibilité pour le résistant, le solide, le cruellement tranchant de la matière,
qu’elle soit lumière aveuglante pour l’œil, cri striant pour l’oreille, pierre dure et froide pour la main. Il faut se
méfier de toute intellectualisation et toute symbolisation de la matérialité qui nous pousse vers la laideur et la
barbarie, nous avertit dramatiquement Nietzsche. Et Nietzsche ne manque pas de critiquer férocement la culture
allemande et les Allemands, lui, le Maître qui possède une « troisième oreille » - les Allemands n’ont pas
d’oreille du tout et leur surdité leur rend incapable de relever la subtilité des styles et des rythmes. C’est bien une
question de « culture de l’oreille », d’une ouïe qui perçoit délicatement le sensible sonore, un sensible qui se
conjugue en mille nuances, la sourde résonance de la goutte qui suinte, le tremblement, la vibration du son aigu
qui tranche et mord. L’inculture des Allemands réprime l’oreille pour glorifier l’œil, ce qui équivaut à la
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répression d’une sensibilité parmi les plus intimes du corps-en-vie, celle qui décode les timbres de l’âme. Cette
appréciation de la sonorité est évidemment un cantique à la gloire de la Musique mais également un hymne à
l’intimité vitale du corps sensoriel qui se cristallise dans l’Oreille.
Non seulement l’oreille, certainement pas l’œil, mais même le nez est sujet à apologie. L’olfactif est
généralement l’enfant pauvre parmi les cinq sens mais Nietzsche renverse la hiérarchie. Un petit texte, quelque
peu inattendu, de Le crépuscule des idoles fait du nez non seulement un excellent outil d’observation mais
même un instrument quasi-scientifique dépassant en précision le spectroscope et autres machineries. Et
Nietzsche répète l’argument passablement suspect déjà développé dans les fragments qui précèdent : pas de vraie
science sans cultivation méthodique de la sensorialité, l’olfactif compris. Si on ne veut sombrer dans la
spéculation métaphysique ou dans la formalisation et l’abstraction, il faut se tenir au témoignage des sens.
Défense d’un empirisme hétérodoxe en philosophie des sciences mais qui correspond évidemment avec
l’hypostase nietzschéenne du corps-en-vie et sa sensorialité. Gloire au nez ! C’est avec un texte de jeunesse, de
1873, que nous achevons notre parcours qui nous mène vers le point focal de la perspective haptologique : la
main. Déjà dans ce texte Nietzsche formule à partir de la philosophie d’Anaxagore le théorème selon lequel la
force spirituelle de l’artiste a besoin d’une incarnation corporelle d’une plénitude adéquate. Nietzsche répète
ainsi à propos de la main ce qu’il a suggéré déjà à propos du nez. C’est d’ailleurs ce qu’Aristote formule dans
cette admirable et célèbre pensée de Des parties des animaux : la main plus que tout autre organe incarne
idéalement les pouvoirs de la raisonnabilité. De mieux le Nous s’approprie le « corps matériel », de plus il
apparaît et fonctionne dans sa pleine virtualité. La main actualise les pouvoirs du Nous - ainsi, la main est
hautement « raisonnable ».
Cette main est bien celle de Pygmalion, l’homme esthétique par excellence, le sculpteur dont le soyeux marteau
est une main qui palpe. Le marteau, prothèse de la main qui touche, frappe, coupe, cogne, heurte la
matière, détruit et construit, blesse et tue. Philosopher à coups de marteau, menace Nietzsche. La main-
marteau de Pygmalion anime la matière, donne vie, c’est toute une danse de la main du corps-en-vie avec la
matière résistante, solide mais malléable. Et voici ce que Zarathoustra enseigne sur le marteau: « … La joie
d’engendrer et de devenir que je sens en moi… Ma très ardente volonté de créer me pousse sans cesse vers les
hommes ; ainsi le marteau est poussé vers la pierre. Hélas ! ô hommes, une statue sommeille pour moi dans la
pierre, la statue de mes statues ! Hélas ! Pourquoi faut-il qu’elle dorme dans la pierre la plus affreuse et la plus
dure ! Maintenant mon marteau frappe cruellement contre sa prison. La pierre se morcelle : que m’importe ? Je
veux achever cette statue. […] La beauté du surhomme m’a visité comme une ombre ». Le marteau de
Zarathoustra, le marteau du sculpteur. Nous avons placé ce chapitre sur Nietzsche sous le signe de cette isotopie.
S’il y a une perspective haptologique dans cette esthétique si délicate, si sophistiquée, elle n’est pas
dogmatiquement exposée mais poétiquement suggérée à la manière de Zarathoustra. Créer et engendrer, c’est
vivifier les forces du corps par la touche de la main-marteau, une touche qui façonne la pierre se
métamorphosant ainsi en œuvre d’art, la sculpture, belle comme une ombre.

Bibliographie : Les œuvres de Friedrich Nietzsche sont citées à partir du Volume I des Œuvres,
Gallimard, Pléiade, 2000, pour les œuvres de jeunesse d’avant Naissance de la tragédie, ou dans les deux
volumes des Œuvres (édition Jean Lacoste et Jacques Le Rider), Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1993, pour
toutes les autres.

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8 mai – Fiedler, Riegl, Worringer – Le formalisme « tactique »

Deleuze, après Riegl, a compris que l’insistance sur l’organisation hiérarchique des cinq sens, sur
l’impact des mécanismes interesthésiques et synesthésiques, est sans doute le moyen le plus efficace qui permet
de détrôner la conception métaphysique depuis Platon, l’idée proclamant que la mise-en-espace est l’affaire de la
vision, de l’œil, rétinal ou mental, l’affaire de la pure opticalité, passive, réceptive, transparente et objectivante.
Pour déconstruire cette métaphysique de la visibilité, comme on l’a vu en toute radicalité à l’œuvre chez Fiedler,
qui est le prototype du « platonicien », il fallait un Riegl qui présente une alternative, celle de la spatialisation
haptique, et qui défend une conception pluri-esthésique de la spatialisation tenant compte de la richesse globale
de la vie sensorielle du sujet, et surtout de sa compétence « haptique ». On l’a souvent remarqué, le terme
haptisch n’est pas fréquent chez Riegl, et, en fait, il n’apparaît qu’en note d’un texte théorique et polémique très
important de Riegl, « Spätrömisch oder orientalisch? », de 1902, et dans quelques passages de Le portrait de
groupe hollandais, également de 1902. Mais que le terme haptique est si peu utilisé n’a aucun impact sur l’idée
que l’organisation hiérarchique de la sensorialité, dans la détermination de l’expérience esthétique, se construit
autour de la primauté du toucher. Cette prise de position de Riegl sur les qualités de la perception optique et
tactile et de la sensorialité sous-jacente est stable et continue, ce qui est bien démontré par un autre passage, cette
fois-ci du chapitre sur l’architecture de Spätrömische Kunstindustrie. À nouveau, une longue citation qui illustre
la théorie rieglienne de la perception tactile. Toutefois, il est important de remarquer que le toucher n’est pas
uniquement objectivant mais qu’il « invite » quand-même à un geste subjectif, elle invoque la « pensée ». C’est
un supplément qui enrichit certainement la conception du toucher et que nous tenons de très important pour la
compréhension de la théorie rieglienne. « L’organe sensoriel dont nous nous servons le plus pour prendre
connaissance des choses extérieures est l’œil. Mais cet organe ne nous les montre que sous l’aspect de surfaces
colorées, et nullement comme des entités matérielles impénétrables ; et c’est précisément la perception visuelle
qui fait que les choses du monde extérieur nous apparaissent chaotiquement entremêlées. Nous ne possédons de
connaissance sûre de l’unité individuelle close des différentes choses que grâce au toucher. Par ce dernier, et par
lui seul nous découvrons l’impénétrabilité des limites de l’entité matérielle, limites que constituent les surfaces
externes tangibles de la chose. Or nous touchons directement, non les surfaces étendues, mais simplement des
points isolés. Ce n’est que dans la mesure où la perception de points impénétrables d’une seule et même entité
matérielle se répète rapidement de proche en proche que nous parvenons à la représentation de la surface étendue
et de ses deux dimensions – la hauteur et la largeur. Cette représentation n’est donc pas le fruit d’une perception
directe du toucher ; elle résulte de la combinaison de plusieurs de ces perceptions, ce qui suppose
nécessairement l’intervention du processus subjectif de la pensée. […] Depuis le début, il existait donc sans
doute à l’état latent, dans la création artistique antique, une contradiction interne : bien que voulant
fondamentalement saisir objectivement les choses, on ne pouvait éviter, dès le début, qu’intervienne un élément
subjectif ».
C’est bien cette contradiction ou tension interne qui sera le moteur de toute l’histoire de l’art. Il ne nous
importe pas de suivre Riegl en discutant ses périodisations, de l’Égypte à la Renaissance et le Baroque, et ensuite
jusqu’à l’art moderne. Si on se tient à l’art haptique, mieux vaut se concentrer sur le paradigme égyptien.
Lorsqu’on observe avec attention les bas-reliefs égyptiens, et les peintures murales, remarque Riegl, on est
obligé de reconnaître qu’ils n’ont été réalisés que pour la vision rapprochée, c’est-à-dire la vision qui n’est
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déterminable qu’à partir de la mémoire des expériences du toucher. Il est important, si l’on veut saisir l’essence
des propositions riegliennes, de comprendre pourquoi et en quoi l’art égyptien a une telle importance pour son
esthétique. Nous ne sommes pas intéressés en ce lieu à l’entière périodisation en histoire de l’art proposée par
Riegl, périodisation que l’on peut d’ailleurs contester, tout comme son évaluation esthétique des différentes
phases historiques (égyptien, grec, byzantin, gothique, etc.). Quelques mots seulement sur les considérations de
Riegl concernant la première période, l’art égyptien. Riegl, et Deleuze à sa suite, chante l’art égyptien comme
l’accomplissement suprême d’un Kunstwollen idéal, puisque l’art égyptien est l’art haptique par excellence, l’art
« tâtonné par le regard ». Cet art est conçu pour être vu de près (nachsichtig), justement pour faire ressortir
l’essentiel des choses sur une surface objective, tactile, sans aucune projection subjective ou illusoire. Et Riegl
est explicite et sans ambiguïtés dans sa conception du paradigme égyptien : « [L’art égyptien] s’appuie
essentiellement sur les expériences tactiles et sa réalisation va à l’encontre des expériences visuelles. Etant donné
que la vue joue cependant le rôle inévitablement le plus important dans la perception des choses de la nature
autant que des choses de l’art, il est évident que, dans sa perception du motif naturel avec lequel il voulait
rivaliser par l’art, l’homme antique choisit parmi les trois visions celle qui lui permettait en même temps de faire
usage du toucher : et ce ne pouvait être en aucun cas la vision éloignée, pas plus que la vision normale – du
moins à l’origine – mais uniquement la vision rapprochée ».
L’artiste égyptien voulait absolument éviter de susciter chez le spectateur l’illusion d’une forme
achevée, il voulait la lui retirer aussitôt. Objectives sont les figures aux contours très nets qui les délimitent avec
précision, le fond qui les entoure étant traité comme un mal nécessaire, comme un accessoire inutile. Ce fond sert
à séparer les motifs les uns des autres et non comme un facteur qui aurait droit à une existence effective. Riegl
indique dans maintes descriptions que l’art des surfaces de l’ancienne Égypte ne construit jamais de fond, mais
uniquement des reliefs dont la forme matérielle est éminemment tactile. Chaque figure se présente aussi isolée
que possible dans sa position et dans son mouvement. Ces figures semblent avoir été représentées telles que
l’artiste les perçoit dans une vision rapprochée. Proximité de l’objet, absence de profondeur et hypostase de la
matérialité, voici des conditions essentielles de l’expérience haptique: non pas le monde chaotique, fugace et
dysphorique de la vision à distance mais la certitude de la matière palpable, l’euphorie de la « vérité » entre les
doigts. Il est intéressant de voir comment Riegl n’apprécie pas du tout l’application de la couleur dans l’art
égyptien : la peinture introduit de la subjectivité sur la surface et l’illusion optique, ce qui rend la couleur
totalement superflue dans le paradigme égyptien 2. Tout change à l’époque suivante en histoire de l’art, la
sculpture et architecture grecques, un art qui ne se tient pas à la rigoureuse vision rapprochée et à la fascination
des surfaces partielles – l’art grec exige la distance qui permet que la vue domine la forme comme un tout.
De la main, Riegl n’en parle que très peu. Il est pourtant vrai que la toute première phrase de
Historische Grammatik chante la main dans des termes des plus apologétiques, cette main en lutte constante avec
la matière. « La main de l’homme façonne ses œuvres en utilisant la matière inerte conformément aux mêmes
lois formelles que celles selon lesquelles la nature forme les siennes. C’est pourquoi, chaque fois que l’homme
crée des œuvres plastiques, il ne fait rien d’autre en fin de compte qu’entrer en compétition avec ce que la nature
crée de son côté. Le plaisir que nous inspire l’art dans une œuvre faite par la main de l’homme est proportionnel
à l’intensité avec laquelle l’homme parvient à exprimer – clairement et de façon convaincante – dans cette
œuvre, les lois formelles régissant la création de la nature à un niveau correspondant ». L’artiste est avant tout

.
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une main, et en plus, la main de l’artiste a comme Kunstwollen, à n’importe quelle période de l’histoire de l’art,
la pulsion de rivaliser avec la nature, de la corriger, de l’améliorer. La main de l’artiste créateur rivalise avec la
nature et elle fait mieux : elle accomplit les lois formelles qui régissent les matériaux inertes (organiques,
cristallins) de la nature, elle corrige et améliore les formes de la nature jusqu’à ce qu’elles deviennent claires et
harmonieuses dans l’œuvre d’art – clarté et harmonie sont les qualités de ce passage de l’organique à l’artistique.
On ne discute pas la thèse « métaphysique » de Riegl qui consiste à déterminer l’artisticité à partir de sa relation
avec la nature organique. Quoi qu’il en soit, cette thèse ne peut être valable que quand le conglomérat du
toucher, du rapprochement et de la matérialité résistante sert d’alternative à l’hypostase de l’œil projetant
distance, lumière et ombre. Il faut reconnaître que l’on ne découvre aucune phénoménologie de la main chez
Riegl – il n’y a en fait que cette seule mention au premier paragraphe de Historische Grammatik. Le fil rouge qui
parcourt sa méthodologie et son anthropologie n’est pas tant la main qui touche mais l’œil qui touche, en d’autres
mots, non pas la main du sculpteur qui façonne sa statue à la manière de Pygmalion, mais l’œil, aussi bien de
l’observateur que de l’artiste, l’œil qui scrute, organise, formalise. Le regard haptique, le regard tâtonnant et
palpant, le regard caresse et, en caressant, crée clarté, harmonie, beauté. Dans son investissement esthétique, la
vision devient regard. Certes, Riegl transforme radicalement le paradigme fiedlerien de la visibilité en exploitant
à fond ce qu’on a pu nommer « l’aspectualité de la spatialisation » - l’aspectualité idéale (« égyptienne ») est
celle de la « vision rapprochée », et le rapprochement ou la proximité génèrent l’intensité esthétique. Si Riegl
mentionne la main au tout début de son cours systématique, Historische Grammatik, c’est que la main est dans la
position de proximité absolue, position que le regard haptique réalise idéalement. La matérialité de l’objet n’y
est pas du tout dissipée, comme c’est le cas chez Fiedler et Hildebrand, tout comme la corporéité du regard n’y
est pas sacrifiée – la matière et le corps sont récupérés par le regard haptique. Cette intuition géniale est
essentielle chez Riegl, et elle est d’une immense productivité pour les analyses en histoire de l’art. Si le regard
haptique fonctionne « par analogie » avec la main du corps, c’est que le regard de l’esthète, qu’il soit artiste ou
amoureux de l’art, est intensément touché, blessé même, par la rugosité, la moiteur, la viscosité résistante de la
matière. L’originalité de Riegl a été d’avoir démontré par son intelligence analytique qu’un certain Kunstwollen,
sans doute le Kunstwollen qui est à l’origine même de l’expérience esthétique, est marqué par une culture du
regard haptique.
La nécessité de la matérialité du corrélat du regard haptique, de sa résistance et sa « solidité », fait définir
Riegl la vision rapprochée comme « objectivante ». On se rappelle que la vision éloignée est illusoire et
subjectivante et réalise en fait les potentialités de l’œil. La matérialité, pour Riegl, s’identifie avec
l’« objectivité ». On a déjà pu citer le fameux paragraphe de Spätrömische Kunstindustrie où Riegl nuance
l’objectivisme de l’aspectualisation spatialisante, en introduisant une idée capitale qui relativise d’une façon bien
radicale l’objectivisme du regard haptique. Nous citons ce court passage une seconde fois vu son importance
pivotale. « Cette représentation [issue du regard haptique] n’est donc pas le fruit d’une perception directe du
toucher ; elle résulte de la combinaison de plusieurs de ces perceptions, ce qui suppose nécessairement
l’intervention du processus subjectif de la pensée (Dazwischenkunft des subjektiven Denkprocesses). […] Depuis
le début ; il existait donc sans doute à l’état latent, dans la création artistique antique, une contradiction interne :
bien que voulant fondamentalement saisir objectivement les choses, on ne pouvait éviter, dès le début,
qu’intervienne un élément subjectif ». Cette soi-disant « contradiction fondamentale » - sans doute plus une
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tension qu’une contradiction - nous intéresse intensément. Riegl n’a pas vraiment donné de suite théorique à
cette suggestion.
Bibliographie : Alois Riegl, Historische Grammatik der bildende Künste, posthume, 1966 (trad.fr.
Grammaire historique des arts plastiques, Paris, Klincksieck, 1978); Spätrömische Kunstindustrie, 1901 (trad.fr.
L’industrie d’art romaine tardive, Paris, Macula, 2014).

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15 mai - d’Udine et Focillon – L’art, les gestes et les formes
Jean d’Udine a la tendance méthodique de construire, souvent spéculativement, dans toutes les régions
de son « modèle », des « équivalences dont l’empirisme est [souvent] passablement simpliste », pour utiliser ses
propres termes. C’est ainsi qu’il propose « une équivalence du temps et de l’espace » qui se manifeste dans la
corrélation du rythme qui structure le temps, pour le domaine de l’acoustique, et de la ligne qui est vision de la
« forme » issue de la division de l’espace. Une autre équivalence est construite interesthésiquement entre la
vision des teintes et nuances et l’audition des timbres et des hauteurs sonores, équivalence qui amène
l’exemplification la plus classique de la synesthésie, celle de la vision et de l’audition. Or, il est absolument
nécessaire de comprendre que Jean d’Udine introduit et glorifie la synesthésie comme le noyau même de
l’expérience esthétique. Et la synesthésie n’est pas seulement une mise en relation transpositive des cinq sens
canoniques puisque la motricité également est engagée, là, par exemple, où une sensation auditive se traduit en
geste, en réflexe viscéral, en attitude. Ainsi, pour d’Udine, les facultés évocatrices de la musique comportent des
suggestions motrices, tout comme les mélodies et leurs rythmes génèrent toute une gestique érotique mais
également tout un imaginaire non seulement visuel mais également olfactif et sapide. En ce qui concerne
l’organisation sensorielle, Jean d’Udine est absolument convaincu que le système interesthésique repose sur un
fondement inébranlable, le toucher, et dans la résonance de n’importe quelle expérience esthésique c’est bien la
tactilité qui en assure l’unité et la richesse. Il pose radicalement que l’émotion esthétique de n’importe quelle
qualité sensorielle et colorant n’importe quel type d’artisticité est enchâssée dans le sens du toucher. « Chaque
fois qu’un de nos sens est esthétiquement intéressé, tous les autres s’émeuvent indirectement, puisque notre
toucher, entrant toujours en fonction, entraîne, par des liaisons indestructibles, la résonance de nos autres
organes. De telle sorte qu’il n’existe pratiquement que des arts synesthésiques ». Ailleurs d’Udine énonce que les
sens ne sont que des perfectionnements du toucher : la vue est un toucher à très grande distance ; l’ouïe, un
toucher à grande distance ; l’odorat, un toucher à distance ; le goût, un toucher immédiat. L’œil est pleinement
haptique, au sens de Riegl, puisque, nous dit d’Udine, « la vision des formes n’est que le résultat d’une éducation
tactile de notre œil », et cette « éducation » est nécessaire pour qu’il y ait du plaisir esthétique.
Ceci nous amène au second philosophème de L’art et le geste, œuvre maîtresse de Jean d’Udine : l’œuvre
d’art est un geste, une « attitude ». Notre auteur soutient également que la tactilité « se traduit » exemplairement
en motricité, et c’est bien pour cette raison que la danse, dans sa relation avec l’émotion musicale, est reine des
arts: sa passion pour Gluck lui fait dire que « toute musique est de danse » et que « toute mélodie est une série
d’attitudes », ce que notre auteur indique comme « la genèse plastique de la sonorité ». Ainsi d’Udine se croit
justifié d’énoncer que « le geste est le facteur de toute synesthésie ». On voit d’emblée la centralité de la
corporéité, du corps en mouvement, du corps-en-vie : « vivre, c’est vibrer ». Le corps est un corps « qui se sent
vivre », un corps de passions, ces « mouvements de l’âme » dont parlait Amiel dans sa phrase célèbre : « Tout
paysage est un état d’âme ». D’Udine va loin dans sa subjectivation du corps-en-vie : passion, amour,
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souffrances et plaisirs…, et il ne néglige pas d’insister que toutes les facultés humaines, l’imagination et le rêve,
les « travaux de la pensée » même, sont soumises aux exigences du corps-en-vie, à la vie et ses rythmes. De ces
« rythmes vibratoires », d’Udine en fait fréquemment l’apologie. Pour notre auteur, il s’agit de saisir l’essence
des « rythmes de l’attitude créatrice » à partir d’une définition de la création artistique « comme la transmission
d’une émotion quelconque par l’intermédiaire d’un rythme naturel stylisé ».Par conséquence, ce rythme propre
dépend du style de l’artiste, et est reproduit matériellement par des sons, des couleurs, des lignes. Le Rythme de
l’œuvre, selon d’Udine, transpose mystérieusement une expérience du toucher (où sont combinées physiologie et
émotion). Il faut concéder que Jean d’Udine ne parvient pas à déterminer avec précision l’origine de ce Rythme
qui marque l’artisticité d’une œuvre – cette origine, dit-il, n’est ni objective ni subjective, ni simplement
émotionnelle et personnelle. Ce Rythme est plus que le mouvement rythmé du corps, plus que la simple danse, il
nous mène vers la sphère de la Beauté intrinsèquement façonnée par la Vie, « l’unique maîtresse et la souveraine
dispensatrice de la beauté ». Voici « le rôle fécondateur » de la Vie, en fait le principe d’une esthétique vitaliste
que l’on continuera d’interroger dans un instant en se tournant vers Vie des formes d’Henri Focillon.
Le troisième philosophème nous rapproche encore plus de Focillon puisqu’il s’agira précisément de
comprendre comment Jean d’Udine, dans ses formulations proto-philosophiques, détermine la relation de la
forme à la matière. Toutefois, d’Udine ne voit pas la forme et la matière en tension dialectique comme Focillon,
mais pour lui toute matière extériorisant le rythme est « formée ». Le rapport essentiel est celui du rythme à la
« matière palpable » qui l’extériorise et qui est sur le coup « formée ». Pour avoir une œuvre, le rythme ne suffit
pas, il doit y avoir une existence concrète et matérielle qui incarne le rythme fugitif sous-jacent. La « mise-en-
forme » de la matière – et Jean d’Udine est bien insistant à ce propos – présuppose le « métier » : fabricando fit
faber. Cette prise de position ne comporte aucune hypostase de la forme, comme ce sera le cas chez Focillon,
bien au contraire. L’art et le geste se termine par un chapitre où d’Udine affirme avec force que la forme qu’il
identifie à la « perfection organique », ne se confond jamais avec « l’essence intime de la beauté artistique ». La
notion de forme ne sert pas de base d’une esthétique. Bien au contraire, c’est la matière qui, esthétiquement,
s’impose au felix aestheticus. Ainsi, le « modèle » udinien démontre la « logique » suivante. Il y a une attitude,
un geste générateur (personnalité de l’artiste et ses émotions basées dans un toucher fondamental) caractérisé par
son rythme propre, qui s’extériorise (s’exprime, s’incarne) dans une matière (sons, couleurs). Cette transmission
du geste générateur n’a rien de fixe ni d’absolu, et c’est ainsi que l’on ne pourrait jamais dire qu’une forme
s’impose à cette matière. La relation essentielle est celle de la matière à soubassement rythmique et vital, et la
forme accidentelle, relative, changeante est bien plutôt un épiphénomène « accompagnant » la matière
« expressive », substantielle et pas liée par une forme déterminante et existante en toute autonomie. On ne
pourrait pas s’imaginer un tremplin heuristiquement plus efficace à Vie des formes de Focillon que L’art et le
geste de Jean d’Udine. On entre dès à présent dans une tout autre épistémologie et, par conséquent, dans une
esthétique d’une autre nature, moins enthousiaste sans doute mais plus consistante.
Les formulations de Focillon sont souvent passablement opaques, et il n’est jamais facile de saisir sa
pensée d’une façon discursive mais la séduction de ses phrases génère immédiatement de l’empathie chez le
lecteur et une compréhension intuitive. De toute évidence, Vie des formes concerne la prolifération des formes, la
conquête vivante de l’espace par les formes, la technique de la mise-en-forme des matières. Et il y a de l’imprévu
dans cette « créativité » des formes, un foisonnement de dissociations, d’affinités, de déformations, d’étonnantes
reconstructions hybrides, chaotiques, labyrinthiques, flottantes. L’histoire de l’art n’est rien que l’histoire de
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cette explosion métamorphique. On comprend plus facilement la philosophie générale de Focillon si on note
d’emblée l’inspiration bergsonienne : le « monde des formes » n’a pas de « fixité absolue » mais déploie une
« vie pleinement créatrice », tout comme la vie n’est rien d’autre qu’un flux de formes, un flux de
« tremblements légers ». Ce flux des formes est sans fin ni telos, un éternel récit de métamorphoses que rien ne
peut stabiliser. Il est plus facile de comprendre l’essence de la position de Focillon quand on tient compte des
déterminations négatives dans sa définition de la forme. Ainsi il repousse toute tendance à réduire la forme à un
signe ou une image. Tout comme il refuse la distinction entre fond et forme, signifié et signifiant, distinction
constitutive des esthétiques substantialistes traditionnelles. Là où Henri Focillon s’oppose diamétralement à Jean
d’Udine, c’est quand il déploie dans Vie de formes une théorisation très poussée de l’art comme forme, et non
pas, comme chez d’Udine, de l’art comme la retombée d’une expérience sensorielle intensifiée d’un artiste
individuel. Certains ont évoqué un « formalisme » de Focillon parmi les plus purs. Focillon se situerait alors
dans la lignée de Fiedler et de son paradigme de la visibilité que nous avons présenté in extenso au Chapitre VII
de ce livre. Pourtant il se révèle que Focillon est en même temps très éloigné de Fiedler – non pas seulement que
chez Focillon on sent le souffle bergsonien (la création comme « élan vital » et une « vitalité des formes » aux
conséquences illimitées et imprévisibles), mais en plus, son positionnement est ouvertement haptologique et
matiériste. Certes, l’ouverture haptologique, Focillon l’a en commun avec d’Udine, mais pas le matiérisme. Le
« récit » des métamorphoses, pour Focillon, est le récit d’une dialectique permanente et nécessaire de la forme
avec la matière. Voilà le philosophème pivotal de l’esthétique focillonienne : la forme est construction de la
matière, mais également: la forme est qualité selon la matière. Le sens du premier syntagme est évidemment
double : la forme construit la matière, mais également : la matière construit la forme. Même considération
concernant le second adage : c’est la matière qui engendre la forme-qualité, mais aussi : c’est la forme qui offre
la qualité à la matière. Ce renversement typiquement focillonien rend la lecture des textes souvent difficile. Nous
citons un texte décisif qui rassemble dans une concaténation exemplaire toutes les notions de la philosophie de
Focillon : « Les formes ne sont pas leur propre schéma, leur représentation dépouillée. Leur vie s’exerce dans un
espace qui n’est pas le cadre abstrait de la géométrie; elle prend corps dans la matière, par les outils, aux mains
de l’homme. C’est là qu’elles existent, et non ailleurs, c’est-à-dire dans un monde puissamment concret,
puissamment divers. La même forme conserve sa mesure, mais change de qualité selon la matière. [...] Une
forme sans son support matériel n’est pas forme ». Principale constatation : la forme n’existe que par et dans la
matière. Cette proposition plutôt énigmatique dit que la spécificité de la matière détermine la qualité de la forme,
sans en déterminer la « mesure ». Puisqu’on est dans la concrétude radicale, on ne peut comprendre la
« mesure » que comme le quantitatif, le calculable, comme les dimensions des objets et des états de fait. Mais
capital est que l’on ne peut postuler, comme c’est souvent le cas, que la forme est une enveloppe, l’extériorité
d’un creux. La forme n’est pas une surface, une peau, elle n’est pas une silhouette vide, un profil, une image
plate, mais elle sollicite le plein. La forme n’est pas l’étoffe du vide mais elle a tout le poids de la densité de sa
matière. Le propre de la forme, c’est en quelque sorte qu’elle frotte son plein, son intérieur. Peau, enveloppe, oui,
mais peau, enveloppe d’une matière. On ne peut en douter, pour Focillon, une forme est nécessairement une
forme dans la matière - la forme n’est qu’une spéculation tant qu’elle ne vit pas dans la matière. C’est ainsi que
l’art, domaine privilégié de la vie des formes, n’est pas une géométrie fantastique, un produit du calcul
topologique. Les formes artistiques, par contre, sont liées au poids, à la densité, aux tons, aux couleurs. Même
l’art le plus ascétique est nourri de matière. La forme est toujours incarnation: sans chair pas de forme. Cette
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qualité dépend du caractère indissoluble d’un accord de fait avec la matière. Fiançailles de la forme modelant la
matière par ses techniques, et de la matière imposant sa propre forme à la forme. D’une part, la matière comporte
une certaine vocation formelle à partir de sa consistance, de ses couleurs, de ses grains, et de l’autre, la forme
appelle, suscite la chair et sa plénitude à d’éternelles métamorphoses.
Ajoutons dès à présent le prochain chaînon essentiel à l’argument focillonien. Vie, forme, matière se
combinent dans la technique de la fabrication de l’œuvre d’art. Les œuvres d’art ne sont pas des formes dans le
cadre abstrait de la géométrie mais elles sont plutôt produites comme des techniques de la vie. Ces techniques de
la vie se concrétisent à travers les mains de l’homme et de ses instruments. S’il y a de la subjectivité dans
l’artiste, elle se réduit à l’interaction vitale de la matière, de la main et de l’outil. La matière vivante, par
conséquence, induit à technique. Et Focillon suggère maintes fois que la technique, moyen de la métamorphose
expérimentale, a certainement la prééminence sur l’inspiration. Il est évident pour lui que la créativité artistique
est générée plus par l’expérimentation de la technique que par les libertés de l’inspiration. Focillon se laisse
certainement instruire à ce propos par une parole d’Alain : que le délire de la créativité ne peut être calmé qu’à
travers la forme et à travers la technique du faire artistique. La technique, pour lui, n’est pas tant le métier mais
le « moyen des métamorphoses », une poïétique d’action qui dynamise le rapport réciproque de la forme et de la
matière, un processus et non une pratique, aux antipodes de l’automatisme et du mécanisme, et bien plutôt liée
aux ressources du hasard. Focillon ne conteste pas que l’artiste est un esprit libre et inspiré mais il insiste surtout
sur le fait que l’artiste est un travailleur de la matière, et que cet artiste est le « possesseur d’un corps » qui est
son instrument d’action. C’est ainsi que, selon Alain, la créativité de l’imaginaire doit être modelée par la
discipline du corps. Focillon commente plusieurs fois le syntagme de « loi du primat technique ». La technique,
c’est la main du corps, l’outil physiologique. Et, en effet, Focillon aime à amalgamer l’outil à la main – ce point
de rencontre de l’outil et de la main est possible à cause d’une « familiarité humaine » : la main se prête à l’outil
dont il est le prolongement. L’outil-main caresse l’écorce de la matière. Ainsi est la technique de la touche du
peintre: la touche, cette caresse de la matière, est le moment où l’outil-main éveille la forme dans la matière,
souvent de façon durable, même si elle agit en se figeant, se dissimulant, se recouvrant. L’attaque de la touche de
l’outil, « les touches du travail », porte en elle toute l’énergie de la dialectique de la forme et de la matière, et
c’est par la technique confrontée à la spécificité des matières que la forme conquiert sa qualité vivante. « L’art »,
énonce Focillon, « se fait avec les mains », et ce sont bien les pages sublimes d’Éloge de la main qui seront au
centre de notre philosophie conclusive dans les Épilégomènes de ce livre. Il est évident que Focillon, tout comme
Alain et Valéry, revalorise la technè, tellement méprisée par les esthétiques idéalistes, subjectivistes, mystiques.
Les touches actives et vivantes de l’outil-main sont au service des formes, et ainsi le travail artistique est-il
complètement implanté dans la concrétude des matières.

Bibliographie : Jean d’Udine, L’art et le geste, Paris, Alcan, 1910 ; Henri Focillon, Vie des formes, Paris,
Leroux, 1934 (suivi d’Eloge de la main, dans l’édition de 1939), dernière édition, Paris, P.U.F, 1996).

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22 mai – Deleuze et Jean-Lyotard – L’esthésie et l’anesthésie, la transcendance par le toucher

L’idée du haptique, on le sait, est déployée dans plusieurs chapitres de Francis Bacon. La logique de la
sensation. Ainsi, insiste Deleuze, le tableau du peintre n’est pas une réalité purement visuelle: le tableau est un
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espace haptique et non pas optique. Et il explique dans Mille plateaux: « Haptique est un meilleur mot que
tactile, puisqu’il n’oppose pas deux organes des sens, mais laisse supposer que l’oeil peut lui-même avoir cette
fonction qui n’est pas optique ». Et Deleuze fait référence dans Francis Bacon à Aloïs Riegl qui est le créateur
du terme de « haptisch »: haptique, du verbe grec aptô (toucher), ne désigne pas une relation extrinsèque de
l’oeil au toucher, mais une « possibilité du regard », un type de vision distinct de l’optique. Deleuze propose
d’employer le terme haptique « chaque fois qu’il n’y aura plus subordination étroite [...], ni subordination
relâchée ou connexion virtuelle [entre la main et l’œil], mais quand la vue elle-même découvrira en soi une
fonction de toucher qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa fonction optique ». Par
conséquent, le peintre peint avec ses yeux seulement en tant qu’il touche avec les yeux. La saisie, la prise de
l’acte pictural marque cette activité manuelle directe qui trace la possibilité du fait de peindre: « [le peintre]
prend sur le fait, comme on saisira sur le vif », et Deleuze de conclure: « Le fait lui-même, ce fait pictural venu
de la main, c’est la constitution du troisième œil, un œil haptique, une vision haptique de l’œil [...]. C’est comme
si la dualité du tactile et de l’optique était dépassée visuellement, vers cette fonction haptique ».
L’alternative haptique se distingue du paradigme optique par plusieurs traits fondamentaux. L’espace
haptique est avant tout un espace fluide de forces, sans points identifiables, « comme le Sahara, comme le sourire
infini des vagues », commente Deleuze. La continuité de ses orientations, sans ruptures ni délimitations, sans
chemin, sans repère, est essentielle à la spatialisation haptique. Deleuze évoque à ce propos le parcours nomade.
Ce parcours nomade ne fonctionne pas comme liaison mais comme vecteur transversal, parcours sauvage, par
conséquent, qui n’est motivé que par sa propre errance, parcours « abstrait » puisqu’indépendant de toute forme
préétablie. Il convient par conséquent de comprendre le statut de la ligne dans la spatialisation haptique. Deleuze
soutient qu’il y a deux façons de penser la ligne. La première façon est illustrée par le trajet parcouru par le
bateau dans le transport maritime: la ligne y relie des points qui lui préexistent, les escales et les ports. Ainsi la
ligne y est ainsi soumise à des points et notre regard construit cette ligne, raisonnable et utile, en fonction des
points qu’elle relie et en fonction de la construction d’une forme. L’autre façon par contre est de considérer la
ligne dans son indépendance des points, indépendance de toute directionalité et de toute concrétitude. C’est donc
la ligne du parcours nomade.
Un autre trait fondamental concerne l’absence absolue de toute profondeur organisée. La sensibilité
haptique n’admet qu’un seul plan, une surface sans profondeur. Et c’est ce qui rend possible la fusion de l’œil et
son corrélat extérieur, l’œuvre d’art ou le tableau par exemple: aucun récit, aucun argument, aucune sémiotique,
aucune herméneutique, ne s’interpose entre eux. C’est ainsi que l’artiste n’impose aucune direction péremptoire,
aucune nécessité d’interprétation, et qu’il ne fait voir que le travail des forces libres au-delà des formes, et par
conséquent au-delà du sens. Deleuze parvient à décrire à merveille comment s’installe ainsi l’absolu de la
présence, « un absolu qui ne fait qu’un qu’avec le devenir lui-même ». L’espace optique est à l’antipode de cette
ambiance fusionnelle de la spatialisation haptique: l’espace optique est l’espace de la distance, de la forme
polyphonique des plans organisés, et en fait l’espace de la représentation, tributaire de la vision éloignée, et non
plus un espace vécu comme de la présence. La représentation présuppose des distances intérieures, des
intervalles, des focalisations. C’est en fait le travail de l’œil que de tracer des chemins de perception et de sens,
de construire des points d’ancrage, d’organiser la profondeur en perspective. La spatialisation haptique en est
l’alternative: libérée de tout désir de représentation, elle se crée la liberté du parcours nomade.
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Un autre trait fondamental de l’expérience haptique réside dans sa dimension de proximité. Cette proximité
haptique se manifeste d’ailleurs exemplairement dans l’acte de création artistique. Deleuze insiste sur le fait que
le peintre ne peut reculer de son tableau, il doit « être trop proche » avec ce qu’il peint, en intime fusion, dans
une proximité immédiate, il doit se fondre avec le flux de son objet. Ce trait fondamental de la proximité
implique également la mise entre parenthèses de toute dimension narrative puisque la narrativité installe une
structure dialogique présupposant le détachement des événements de l’arrière-plan, et c’est ainsi que la forme et
le fond se distinguent en contraste et en dialectique.
Là où Deleuze confronte frontalement Bacon à l’art abstrait, émerge un autre schéma duel affectant deux
types d’espace: l’espace lisse et l’espace strié, distinction qui est superposable aux deux sensibilités esthétiques,
haptique et optique, qui régissent le paysage de l’histoire de l’art. L’espace lisse, correspondant à la vision
haptique, présente les caractéristiques suivantes: il est peuplé d’événements ou de haeccéités, il est intensif, non
mesurable et anorganique. C’est essentiellement un espace d’affects « signalant des forces ou leur servant de
symptômes ». Ainsi l’espace lisse est défini comme un espace ouvert, non cloisonné et nomade. Face à cela
figure l’espace strié qui est au contraire dimensionnel et métrique, extensif, mesurable et organique. L’espace
strié met en œuvre des formes et des sujets composant des ordres et des hiérarchies. On peut également le définir
comme un espace fermé, cloisonné et sédentaire. Cette conception a sa justification théorique dans la
Métaphysique de la Forme et de la Substance. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi le lisse est du côté de
l’affect, de la caresse, de la main, et ... du bas-relief égyptien qui incarne paradigmatiquement la sensibilité
haptique, préférence que Deleuze emprunte essentiellement à Aloïs Riegl. Le bas-relief égyptien, qui trouve une
continuation idéale dans la peinture de Francis Bacon, appartient à l’art haptique par son emploi de la surface, de
la proximité et de la ligne abstraite: il ignore en effet la profondeur et juxtapose les figures de manière qu’elles
soient tout à la fois proches l’une de l’autre et proches de nous-mêmes, les spectateurs, déployant ainsi la double
proximité, interne et externe, caractéristique de la sensibilité haptique. Le bas-relief égyptien est également un art
essentiellement linéaire: les figures y sont ciselées par un tracé net et pur, et apparaissent comme anorganiques
dans la mesure où cet art ne dégage aucune perspective, aucune profondeur scénique ou charnelle, pas plus qu’il
ne noue de relations dialogiques ou narratives (les figures sont comme isolées par la précision de leurs contours).
Deleuze nous aide à argumenter une haptologie adéquate. En tout cas, une telle haptologie présuppose
une esthésique plurisensorielle : l’insistance sur l’organisation hiérarchique des cinq sens et sur l’impact des
mécanismes interesthésiques et synesthésiques est sans doute la stratégie le plus efficace permettant de détrôner
la conception qui proclame que la spatialisation n’est que l’affaire de la vision, de l’œil, rétinal ou mental, l’effet
de la pure opticalité, passive, réceptive, transparente et objectivante. Pour déconstruire ce paradigme, d’une
puissance extrême dans nos philosophies et nos cultures, on se tournera sous la guidance de Deleuze vers une
alternative, celle de la spatialisation haptique, une conception pluri-esthésique de la spatialisation qui tient
compte de la richesse globale de la vie sensorielle du sujet, et surtout de sa compétence « haptique ».
Deleuze n’hésite pas, au cours de son œuvre, surtout dans Qu’est-ce que la philosophie, Francis Bacon.
Logique de la sensation, Le pli et Mille plateaux, à construire à sa manière des brins d’une histoire de l’art
employant le schéma duel des deux sensibilités esthétiques, l’optique et l’haptique. Il distingue en fait six étapes
dans l’histoire de l’art que j’énumère pour me concentrer sur la première: de prime importance, l’art égyptien, et
ensuite l’art grec, l’art byzantin, l’art gothique (ou art barbare), l’art baroque (ou art du pli), enfin l’art de la
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modernité où il discute de préférence la peinture abstraite, l’art informel et surtout la peinture de Bacon
considérée comme la véritable expression de la sensibilité haptique.
Et c’est évidemment cette apologie de l’art égyptien que Deleuze reprend et cultive dans son Francis Bacon:
Le bas-relief opère la connexion la plus rigoureuse de l’œil et de la main, parce qu’il a pour élément la surface
plane: celle-ci permet à l’œil de procéder comme le toucher, bien plus elle lui confère, elle lui ordonne une
fonction tactile, ou plutôt haptique; elle assure donc, dans le Kunstwollen égyptien, la réunion des deux sens, le
toucher et la vue, comme le sol et l’horizon. Et Deleuze découvre dans les figurations de Bacon précisément des
projections qui marquent également l’art égyptien. Gloire donc aux Egyptiens ! Il ne faut pas s’étonner que
Bacon lui-même dans ses écrits chante la gloire des Egyptiens, et Deleuze de s’enthousiasmer que « Bacon est
d’abord un Egyptien ». Dans l’art égyptien, c’est surtout le bas-relief ou la peinture murale qui incarne la
position haptique, le bas-relief, note Deleuze, étant « quelque chose d’intermédiaire entre la sculpture et la
peinture ». A l’œil y est donnée la consigne d’opérer un acte manuel de suivi des contours. L’œil y touche ou
saisit dans un rapport immédiat les essences universelles sur des surfaces planes, sans profondeur ni perspective,
en parcourant frontalement le contour géométrique de la surface peinte à la manière dont la main peut toucher la
statue pour en saisir la silhouette.
Ajoutons un dernier élément dans cette caractérisation des deux sensibilités esthétiques (optique et
haptique), là où Deleuze interroge superbement le rapport riche de la main et de l’œil dans la technique picturale
de Bacon, et où il utilise ce rapport de la main et de l’œil aux tensions dynamiques pour déterminer ce qu’il en
est du « sens haptique de la vue ». Plus la main n’est maîtrisée, plus la vue développe un espace optique idéal.
C’est absolument insuffisant de dire, constate-t-il, que l’œil juge et que les mains opèrent. Ce n’est donc pas,
insiste Deleuze, que la main « obéit » à la vue et est ainsi subordonnée à la domination d’un code optique. Il
constate d’abord qu’il existe des référents manuels « tactiles » totalement indépendants de la programmation par
l’espace optique. Là où il y a une véritable insubordination de la main à l’œil, le corrélat de la vision reste sans
doute une réalité optique mais elle perd sa forme organisée et, en fait, son interprétabilité. Deleuze conclut son
Francis Bacon en notant que la main, la touche, la saisie, la « prise » tracent le « fait pictural » même, ce « fait
pictural » consistant « dans la constitution du troisième œil ».
Lyotard. La main caressante diffère donc radicalement du stylos griffant. La caresse dure une éternité, la
touche passe en un clin d’œil. En tant qu’acte, la touche requiert beaucoup de finesse et de délicatesse. Sa
signification réside en effet en une différence minimale. Le Il y a de la touche arrive « comme les pigeons qui
atterrissent », pour citer un adage connu de Nietzsche qui se rapporte à la vérité. Le pigeon se pose
silencieusement - en un clin d’œil et c’est fait. Ainsi, pas besoin d’un contrôle de l’esprit, pas de raisonnabilité
autonome, seul le fait inattendu, incalculable et précis. Cézanne disait que devant la Montagne Sainte-Victoire il
était toujours en attente d’un pigeon qui planerait vers lui, la « petite sensation » qui se présenterait.
L’évènement de la touche ne demande pas de concentration ni de l’attention, mais une ascèse - l’ascèse de ne pas
capituler face au prétexte de la théorisation, de ne pas céder au raisonnement, ni aux ruses des récits
anecdotiques. Lyotard écrit à propos de Cézanne: « le peintre couvre sa toile de coups de pinceau d’huile ou
d’aquarelle; un ‘coup’ fait apparaître le pourpre, un autre libère le jaune modulant qui noie l’atmosphère ». Par
conséquent, la touche ici est le coup, la traction qui fait la naissance d’une couleur, « le surgissement d’un nuage
à l’horizon ». ‘Touche’ et ‘coup’ témoignent d’une certaine qualité de l’évènement chromatique. La temporalité
de la procédure n’est pas la durée, mais le moment (kairos), le clin d’œil.
30

Transposée vers le registre de l’ouïe, la touche y est pour l’oreille comme un coup de foudre, un son très
intense et tout aussi court, un son strident, aigu et perçant. Le stylos d’un cri s’empare de l’oreille, va jusqu’à la
limite de l’audible. Le ton aigu grave vibre dans l’oreille, jusqu’à la blesser. Le tympan ne peut refuser la touche.
Dans Chambre sourde Lyotard décrit cette stridence et son caractère temporel. La stridence ne se laisse pas
enfermer dans le code du système sonore, elle n’entre pas dans l’ordre de l’articulation et de la communication.
L’état pathémique du sujet, contraint à subir cette stridence, se caractérise par le dégoût et l’angoisse de la
blessure. Tel un prédateur la vibration se précipite sur le tympan. La stridence jouxte l’inécoutable. La fréquence
ultrasonore d’un tel cri transperce l’oreille et déchire le tympan et ce déchirement même est inouï, mais il fait
mal, très mal. Seule la surdité protège d’une telle sonorité. Ce qui n’a jamais été entendu se manifeste, tel un
coup de foudre, instantanément. L’inouï se manifeste comme silence. Comme l’exode de l’audible.
La touche est une césure abrupte, une entaille cruelle, une blessure palpitante, un spasme insupportable.
La touche détermine une hétérogénéité radicale: celle de la matière la plus insistante à laquelle on ne peut
échapper, à l’égard de laquelle chaque prétexte à la mise en forme est impossible. Cette présence absolue est
imprégnée et solidifiée par l’absence radicale, par le Jenseits du suprasensible (Übersinnliche). Le Il y a se
manifeste comme un événement nocturne, comme l’Autre du sensuel, comme l’exode du sensuel. La touche du
stylos, du pinceau, atteint la présence absolue, et la présence absolue blesse le corps et ses cinq sens, le blason du
corps et ses cinq estuaires. La fulgurance de la touche se joue à la frontière de l’absence et de la présence. Le Il y
a comme touche attaque le corps, ce réseau qui à travers les cinq sens – l’œil, l’oreille, le nez et la langue et la
peau de la main qui se prolonge jusque dans le ventre – est violé par la Présence et qui vibre plaintivement
comme le violoncelle de Rostropovitch, langoureusement comme l’odalisque de Man Ray. La touche et la
caresse, deux modes, deux « émois » du toucher.

Bibliographie : Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002 ; avec Felix
Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, chap. 14 ; Jean-François Lyotard, La chambre sourde, Paris,
Galilée, 1998.

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