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Arabe Préislamique ‑Arabe Coranique ‑Arabe Classique

Un continuum ? *

Pierre Larcher

Die Frage ist für uns nicht :


was ist das reinste, correcteste und schönste,
sondern was ist überhaupt Arabisch ?

Heinrich Leberecht Fleischer, 1854.

L’arabe préislamique

Avant l’islam, l’arabe n’est connu que par des inscriptions et graffites. C’est pourquoi on peut
l’appeler arabe épigraphique préislamique. Cet arabe se laisse classer en trois groupes, selon
un double critère de langue et d’écriture.
1. Le premier groupe est rédigé dans des langues nordarabiques – le groupe d’où sort
directement l’arabe – et des écritures sudarabiques. Il s’agit des inscriptions dédānites,
liḥyānites (aujourd’hui regroupées en dédānites-liḥyānites ou dédānites tout court),
ḥaséennes, ṣafaïtiques et thamūdéennes. A la différence des quatre premiers groupes, le
cinquième est lui-même hétérogène, divisé aujourd’hui en cinq sous-groupes A, B, C, D
et E, dont seuls A (taymānique) et E (ḥismaïque) sont déchiffrés, B, C et D restant en
cours de déchiffrement (Robin, 2001 : 537-543).
2. Le second groupe est rédigé en arabe, mais un arabe hétérogène (où se rencontrent des
araméismes au nord et des sabéismes au sud) et dans des systèmes d’écriture soit
nordsémitiques, soit sudarabiques. Les deux plus célèbres inscriptions de ce groupe sont
celles de Ḥiǧr (Madā’in Ṣāliḥ) et d’al-Namāra, respectivement datées de 267 et 328 ap.
JC. Ces dernières années sont venues s’ajouter à ce groupe trois inscriptions
découvertes à Qaryat al-Faw (III -I siècles av. JC ?) et l’inscription de ‘En ‘Avdat (fin
e er

I -début II siècle ap. JC ?) (Robin, 2001 : 545-550).


er e

3. Le troisième et dernier groupe est rédigé en arabe, tant du point de vue de la langue que
de l’écriture. A ce groupe appartiennent trois graffiti (considérés aujourd’hui comme un
*
Une première version de ce texte a fait l’objet d’une conférence à l’Université de Zürich, le 21 Avril 2005. Je
remercie mes collègues de l’Orientalisches Seminar pour leurs remarques. Merci également à Jonathan Owens
(Bayreuth) pour sa lecture et ses commentaires et à mon collègue d’hébreu Philippe Cassuto pour les précisions
de la note 3.
2

seul et même) du wādī Ramm (300 ap. JC ?) et l’inscription d’Umm al-Ǧimāl (V ou VI e e

siècle ap. JC ?) et deux inscriptions datées, celle de Zabad, près d’Alep (512 ap. JC) et
celle de Ḥarrān (568 ap. JC). A ce groupe est venue s’ajouter, en 1964, une inscription,
restée longtemps méconnue, celle du Ǧabal Usays (Sês en dialecte syrien), que je
prendrai comme exemple de l’arabe épigraphique préislamique.

Cette inscription a d’abord été publiée (dessin sans photo) par Muḥammad Abū l-Faraǧ
al-‘Ušš dans la revue al-Abḥāṯ à Beyrouth en 1964. Elle a été republiée (dessin + photo) par
Alfred Grohmann en 1971 (II, p. 15-17 et pl. I, 2), qui lit la quatrième ligne comme donnant la
date en chiffres nabatéens (4 x 100 + 20 + 3), soit 423. Si l’on prend pour repère la création de
la province romaine d’Arabie (105 ap. JC), cela fait 528-9 ap. JC. L’inscription du Ǧabal
Usays est ainsi la plus vieille inscription qui soit à la fois en arabe, en écriture arabe et
parfaitement datée. L’inscription de Zabad, qui pouvait prétendre à ce titre, est en effet un
ajout en arabe (qui peut être contemporain, mais aussi postérieur) à une inscription gréco-
syriaque, qui, seule, est datée (512 ap. JC). Compte tenu de la date, Grohmann interprète al-
Ḥāriṯ al-malik de la deuxième ligne comme le Ġassānide al-Hāriṯ ibn Ǧabāla, vainqueur en
528 ap. JC du roi laḫmide Munḏir III. Outre qu’elle est parfaitement datée, cette inscription
vient de faire l’objet d’une relecture récente et décisive par Robin et Gorea (2002). Robin et
Goréa lisent désormais le premier mot de la troisième ligne comme Usays, c’est-à-dire le nom
même, jusqu’au jour d’aujourd’hui, en arabe du lieu. Jusqu’ici, ce mot était lu comme
Sulaymān et interprété soit comme un anthroponyme, soit comme un toponyme, ce qui
n’assurait pas la lecture du mot suivant (même si celui-ci, dès le départ, avait été reconnu
comme un mot de la famille SLḤ). Lisant Usays, donc un toponyme, Robin et Goréa lisent
maslaḥa. C’est un nom de lieu, dont la définition, dans le Lisān al-‘Arab (art. SLḤ) de Ibn
Manẓūr (m. 711/1311), convient parfaitement à l’endroit ka-l-ṯaġr wa-l-marqab : c’est bien
un observatoire (marqab), situé à la frontière (ṯaġr) des royaumes ġassānide et laḫmide, même
si le terme peut se dire, par métonymie, des soldats qui s’y trouvent qawm fī ‘udda bi-mawḍi‘
raṣad qad wukkilū bihi bi-’izā’ ṯaġr « des hommes équipés en un lieu d’observation, dont ils
sont en charge, face à une frontière ». Enfin, la première ligne, qui était lue jusqu’ici comme
Ibrāhīm b. Muġīra al-Awsī est désormais lu comme ’anā Quṯam b. Muġīra al-Awsī, autrement
dit comme le thème (topic en anglais, mubtada’ en arabe) d’une phrase dont le reste est le
propos (comment en anglais, ḫabar en arabe), ce qui est syntaxiquement satisfaisant. Le tout
3

est désormais interprété comme « Moi, Quṯam fils de Muġīra, de la tribu de Aws, al-Ḥāriṯ le
roi m’a envoyé à/sur Usays en garnison en l’an 423 » . 1

Une telle inscription suggère quelques réflexions à un linguiste. Tout d’abord, sur le
plan syntaxique, la reconnaissance de la structure thème-propos, si elle ne permet pas de dire
que la langue écrite par ce soldat a ou n’a pas de flexion casuelle (déclinaison), permet au
moins de dire que, s’il y en a une, elle ne sert à rien ! Dans une telle structure, en effet, la
fonction des éléments est indiquée soit par leur position (c’est le cas du thème), soit par le
pronom de rappel : -nī, qui ne peut être que l’objet de ’arsala, désigne automatiquement al-
Ḥāriṯ al-malik comme le sujet du verbe.
Sur le plan phonologique, le fait que al-Ḥāriṯ soit connu dans les sources byzantines
sous le nom de Aréthas (avec un théta) suggère que l’interdentale est maintenue, ce qui n’est
2

peut-être pas toujours le cas : nous avons, antérieurement, un Arétas (avec un tau) roi des
Arabes dans le second livre des Macchabées (II, V, 8) de la Version des Septante . Pour le 3

vocalisme, le fait que nous ayons un epsilon suggère que les oreilles grecques n’entendent pas
i, ce qui n’est pas sans ressembler à la prononciation courante en arabe oriental al-Hāreṯ (lié à
la fois à la brièveté de la voyelle et à l’absence de flexion).
La construction du verbe ’arsala avec ‘alā, plutôt que ’ilā (‘alā ou ‘a- étant employé dans
le sens de ’ilā en maint dialecte actuel) , se justifie sûrement ici par le fait que Usays est une
4

montagne et que l’inscription a été trouvée au sommet du cratère intérieur.


Sur le plan graphique, on retrouve un trait fondamental de l’écriture archaïque, qui est
de ne pas noter le ā long à l’intérieur du mot (al-Hāriṯ étant représenté par le ductus ḤRṮ).
Enfin, sur le plan du rapport phonie/graphie, Robin et Goréa notent que si on accepte
l’hypothèse de lecture maslaḥa, il faut alors en conclure que le tā’ marbūṭa existait déjà avant
l’islam (alors que son existence n’est pas assurée par ailleurs dans le matériel épigraphique
préislamique). Cette conclusion va trop loin : si l’on observe, comme ils le font (p. 507),
qu’on a t en liaison dans snt (sanat, sint ?), alors qu’en arabe dit classique on aurait un tā’

1
On peut néanmoins se demander si cette lecture ne revient pas à projeter une collocation du français (« envoyer
en garnison ») sur l’arabe. Il faudrait s’assurer de la possibilité d’une telle construction en arabe et de la
catégorie syntaxique de maslaḥa.
2
Procope de Césarée (m. 562 ?), De Bello persico, I, 18, vol. 1, p. 96 l. 25 : Αρέθας
3
Αρέτας : rien ne peut cependant être conclu de la translittération. L’original hébreu/araméen de ces livres est
perdu et la double prononciation du taw, comme « occlusive » (dentale) et « spirante » (interdentale), donnée par
les grammaires de l’hébreu biblique (e.g. Lettinga, 1980 : 9), semble être en fait un phénomène tardif, où
l’influence de…l’arabe n’est pas exclue. Evidemment, si l’on pouvait montrer que la variante Arétas/Aréthas du
grec est le reflet, même indirect, d’une variante en arabe même, à date aussi ancienne, ce serait un argument
supplémentaire en faveur de la vision de l’arabe classique proposée en 3 : ce ne sont pas les parlers arabes qui
maintiennent ou perdent les interdentales, c’est inversement l’arabe classique qui retient les interdentales dans un
ensemble de parlers, dont les uns les ont et les autres non…
4
Mais il s’agit, tant sur le plan formel que sémantique, d’un phénomène ancien, cf. Fleisch (1961 : 152).
4

marbūṭa dans les deux cas, il serait plus judicieux de conclure que le soldat écrit comme il
prononce : un t- en liaison, mais un –h à la pause, alors que le tā’ marbūṭa, hybride des deux
graphèmes t et h, témoigne de la double prononciation possible en finale d’un même
phonème.
S’il faut bien lire maslaḥah, avec un –h, cela veut dire que l’écriture archaïque note
explicitement une prononciation pausale, exactement comme elle le fait, avec le ’alif final,
prononciation pausale du tanwīnan (exemple dans l’inscription d’Umm al-Ǧimāl avec un mot
lu successivement par Littmann en 1929 et 1949 comme ġiyāran et ġafran), ce qui souligne
l’importance des phénomènes de pause en arabe et fait un lien avec l’arabe coranique.

L’arabe coranique 5

L’arabe coranique (qu’on veuille bien pardonner ma trivialité !) est l’arabe du Coran. Mais,
pour un linguiste, le Coran n’est rien d’autre qu’un texte, qui a une histoire. Comme on sait,
cette histoire est racontée de manière très différente par la tradition musulmane et les
islamologues. Pour la tradition musulmane, le Coran contient la seule prédication de
Mahomet, à la Mecque puis Médine. Cette prédication chemine oralement, même si elle a pu
être partiellement mise par écrit sur des matériaux hétéroclites, jusqu’à l’époque du troisième
calife ‘Uṯmān (23-35/644-656), qui la fait transcrire (ce qu’on appelle en arabe le muṣḥaf
‘Uṯmān ou « codex de ‘Uṯmān »). Chez les islamologues, il existe au moins trois hypothèses,
deux marginales et une centrale. Les deux marginales sont celles de John Burton et de John
Wansbrough. Pour Burton (1977), un Coran écrit existe dès l’époque de Mahomet à Médine.
Pour Wansbrough (1977), au contraire, la constitution du corpus coranique est un travail de
longue haleine s’étendant sur trois siècles. Pour la plupart des islamologues, le muṣḥaf
‘Uṯmān est le nom « conventionnel » de la version officielle imposée par le calife omayyade
‘Abd al-Mālik (65-86/685-705) . C’est de l’époque de ce dernier que date la première
6

attestation matérielle du Coran : les versets polémiques de la coupole du Rocher à Jérusalem.


Les premiers manuscrits datés, en écriture coufique, n’apparaissent pas avant la première
moitié du II /VIII siècle . Des manuscrits en écriture ḥiǧāzī ou mā’il existent aussi. Ils ne sont
e e 7

pas datés, mais paléographiquement datables de la seconde moitié du I/VII siècle (cf. e

5
Pour une vue d’ensemble récente, voir Gilliot et Larcher (2003).
6
Pour une vue d’ensemble récente sur cette question, cf. Prémare (2004).
7
Une copie datée de 94/712-713 et deux respectivement de 102/720 et 107/725 selon Grohmann (1958, n. 18).
5

Grohmann, 1958). La découverte des fragments de Ṣan‘ā’ (Puin, 1996) est venue confirmer ce
que l’on savait par la tradition, à savoir l’existence à côté du codex dit de ‘Uṯmān, d’autres
codex, non-uṯmāniens, en particulier ceux de Ibn Mas‘ūd et de Ubayy et, par delà, de ce qu’on
peut appeler une « grande variation » : variation du ductus même et de son arrangement en
sourates. L’histoire du texte coranique est donc celle d’une tendance vers l’unité (de ductus et
d’ordre), à partir d’une situation de pluralité.
Dans ses attestations épigraphiques et manuscrites les plus anciennes, le Coran ne se
présente pas de manière très différente du matériel épigraphique préislamique : un ductus
(rasm) sans points diacritiques pour les lettres – même si dans les manuscrits ḥiǧāzī il
commence à en apparaître –, sans vocalisation, ne notant pas nécessairement les voyelles
longues etc. Mais à la différence de ce matériel épigraphique, dont le déchiffrement est
aléatoire, le déchiffrement du ductus est ici balisé par des traditions de lecture, les fameuses
qirā’āt. L’histoire de ces qirā’āt est longue et compliquée . Comme pour le ductus, elle va
8

dans le sens d’une restriction, mais, à la différence du ductus, sans parvenir à l’unification. Au
IV /X siècle, elles sont fixées au nombre de « sept » canoniques (ce que nous appelons la
e e

« petite variation ») . Néanmoins, l’unification, là aussi, est en marche. De ces sept lectures,
9

deux essentiellement restent aujourd’hui en usage : celles de Ḥafṣ ‘an ‘Āṣim (Coran du Caire)
et celle de Warš ‘an Nāfi’ (Coran du Maghreb). La globalisation du monde musulman
privilégie la première. Une anecdote : pour illustrer un point de syntaxe archaïque, souvent
ignoré des arabisants eux-mêmes, à savoir l’emploi possible de lā + apocopé, non seulement
dans la protase (sous la forme ’illā), mais encore l’apodose des systèmes hypothétiques en ’in
(alors que l’arabe classique emploie systématiquement lam yaf‘al), j’avais cité en cours Cor.
3, 120 :

Wa-’in taṣbirū wa-tattaqū lā yaḍir-kum kaydu-hum šay’an


« Et si vous êtes patients et que vous craigniez [Allah], leur ruse ne vous nuira en rien ».

Un étudiant, maghrébin (!), a corrigé « mon » yaḍir-kum en yaḍurru-kum, ignorant


visiblement que j’avais cité la lecture de Warš ‘an Nāfi‘, alors que lui-même citait celle de
Ḥafṣ ‘an ‘Āṣim !

8
Pour une vue d’ensemble récente, cf. Leemhuis (2001).
9
Si l’on appelle « petite variation » les variantes de lecture du ductus et « grande variation » les variantes du
ductus lui-même, on peut alors appeler « très grande variation » la translittération arabe/araméen du ductus de
Luxenberg (2000).
6

Il ne faut évidemment pas rétroprojeter sur le passé cette lecture une d’un ductus un ! Au
contraire, le fait qu’on puisse en ajouter trois au sept et quatre au dix, l’existence de qirā’āt
šawāḏḏ (« lectures exceptionnelles »), tout cela vient rappeler que les qirā’āt constituent une
impressionnante variation, essentiellement phonologique et morphologique (unité du ductus
oblige), mais parfois aussi syntaxique et sémantique comme on va le voir. L’interprétation de
ces qirā’āt est affreusement délicate. On hésite en permanence : spéculation grammaticale ou
reflet d’une réalité linguistique ? Ainsi si Warš ‘an Nāfi‘ lit lā yaḍir-kum, c’est parce que c’est
syntaxiquement plus satisfaisant, mais il le fait au prix d’un verbe creux ḍāra-yaḍīru, non
attesté par ailleurs dans le Coran où on trouve le verbe redoublé ḍarra-yaḍurru. Et si Ḥafṣ ‘an
‘Āṣim lit lā yaḍurru-kum (à l’indicatif), c’est syntaxiquement moins satisfaisant, mais il ne
peut pas faire autrement : dans le Coran la 3 personne de l’apocopé d’un verbe redoublé a la
e

forme yamsas, non yamassa (la différence étant visible : ymss vs yms) !
Compte tenu des incertitudes qui viennent d’être rappelées, que peut dire un linguiste de
la langue coranique ? La première chose qui frappe (et qui frappe l’œil, puisqu’il y en a une
trace graphique), c’est l’importance des phénomènes de pause (waqf). La pause est nécessaire
à la rime des segments entre eux (qui est un des traits fondamentaux du style coranique). Bien
sûr, s’agissant du Coran, on ne prononce pas le mot de qāfiya, mais celui de fāṣila
(« séparateur »). Mais il s’agit de langue de bois qui n’abuse que ceux qui veulent bien l’être,
en tout cas pas le Lisān al-‘Arab, qui écrit (art. FṢL) : wa-’awāḫir ’āyāt kitāb Allāh fawāṣil bi-
manzilat qawāfī al-ši‘r « les finales des versets du livre d’Allah sont des fawāṣil, l’analogue
des rimes de la poésie ». On peut néanmoins dire que les rimes tirent métonymiquement leur
nom de leur fonction de segmentation du texte en versets, même s’il y a en fait plus de rimes
que de versets (cf. infra exemple de 20, 63) . 10

La rime est si importante qu’elle explique certaines violences faites à la syntaxe, comme
en 80, 11-12 :

11 kallā ’innahā taḏkirah « Que non ! C’est un rappel :


12 fa-man šā’a ḏakarah Qui le veut se le rappellera »

Ḏakarahu, prononcé ḏakarah, rime avec taḏkiratun, prononcé taḏkirah, alors que le genre
féminin de ce nom (contextuellement attesté par ’innahā) aurait dû déterminer ḏakarahā,
taḏkira étant le seul antécédent possible du pronom affixe anaphorique.

10
Cf. art. FĀṢILA de EI (H. Fleisch).
2
7

Très généralement, le Coran pratique l’équivalent de la qāfiya muqayyada, c’est-à-dire


la suppression de la voyelle brève finale, avec ou sans tanwīn, sauf dans la cas du tanwīnan,
réalisé comme un –ā long (et écrit avec un ’alif). Cela rapproche objectivement le Coran de ce
qu’on peut observer dans le maigre matériel épigraphique conservé. En revanche, cela le
sépare des règles de la pause dans la poésie archaïque, qui pratique très généralement la
qāfiya muṭlaqa, c’est-à-dire la réalisation de la voyelle brève finale, avec ou sans tanwīn,
uniformément comme une voyelle longue ū, ā, ī. Les règles particulières de la langue poétique
peuvent éventuellement constituer un argument pour y voir une langue en quelque manière
artificielle, une Kunstsprache, comme en dit en allemand . Toutefois, le Coran même11

pratique quelquefois, non la suppression de la voyelle brève –a, mais son allongement en –ā,
comme en 33, 66 et 67 où on trouve al-rasūlā et al-sabīlā : il suffit d’observer qu’un ’alif est
inscrit (ce qui est le cas dans la poésie) pour conclure qu’il s’agit d’une exception due à la
rime (on a naṣīran > naṣīrā en 33, 65, kabīran > kabīrā en 33, 66). Je voudrais seulement
attirer l’attention ici sur une conséquence syntaxique de la pause.
Les règles de la pause ont pour effet de supprimer toutes les voyelles brèves en finale et,
donc, parmi ces voyelles, celles marquant les cas. Une telle suppression rend évidemment
illusoire l’existence d’une flexion pertinente en arabe coranique. Prenons par exemple Cor.
85, 21-22 :

21 bal huwa qur’ānum maǧīd


22 fī lawḥim maḥfūẓ

Six lecteurs sur sept lisent fī lawḥin maḥfūẓin, c’est-à-dire lisent maḥfūẓ comme une épithète
(ṣifa) de lawḥ, et par suite interprètent « Au contraire, c’est un Coran glorieux, sur des tables
préservées [sous entendu : des démons] ». Un seul lecteur, Nāfi‘ (transmis par Warš) lit fī
lawḥin maḥfūẓun, c’est-à-dire maḥfūẓ comme une épithète de qur’ān et par suite interprète
« Au contraire, c’est un Coran glorieux, préservé sur des tables » : cf. Taysīr de Dānī (m.
444/1052-53), p. 179 et Tafsīr al-Ǧalālayn de Maḥallī (m. 864/1459) et Suyūṭī (m. 911/1505),
p. 507. Si l’on oubliait un instant les règles de la pause, on serait tenté de dire que la flexion
est ici pertinente, qui distingue non seulement entre significations, mais encore a pour corrélat
la déplaçabilité des syntagmes. Malheureusement, il s’agit de lectures purement théoriques,
car qu’on lise maḥfūzin ou maḥfūẓun on dit de toute façon maḥfūẓ. Il est clair qu’ici les

11
Sur les rimes en poésie et dans le Coran, cf. l’exposé très détaillé de Zwettler (1978), ch. III.
8

qirā’āt sont des variantes de lecture d’un texte écrit (et non de récitation d’un texte oral). Six
lecteurs sur sept ont choisi le principe potius lectio facilior, c’est-à-dire se sont réglés sur la
position (visible) des éléments, non sur la flexion (en fait non réalisée).
Si une grande attention a été apportée aux phénomènes de pause (je renvoie ici à
l’ouvrage, devenu classique, de Birkeland, 1940), moins d’attention a été apportée aux
phénomènes d’enchaînement. Par enchaînement, je n’entends pas ici le traditionnel waṣl, mais
en fait les phénomènes d’assimilation entre consonne finale d’un mot et consonne initiale du
mot suivant, rangé sous le idġām quand elle est totale, dans le qalb quand elle est partielle.
Ainsi, si l’on prolonge 80, 11-12, ci-dessus mentionné, par 13 fī ṣuḥufin mukarramatin ( « sur
des feuillets vénérés ») prononcé fī ṣuḥufim mukarramah (ce type d’assimilation est signalé
par une šadda sur le mim de mukarrama dans le Coran du Caire) et par 16 kirāmin bararatin
(« (aux mains de scribes) nobles, purs ») prononcé kirāmim bararah (ce type d’assimilation est
signalé par un petit mim sous la consonne finale du premier mot dans le Coran du Caire). En
grammaire arabe, par idġām, on entend en fait deux choses : d’une part la contraction de deux
consonnes semblables en une géminée ou l’assimilation totale de deux consonnes proches
l’une de l’autre et qui est obligatoire, possible ou interdite, selon qu’on est à l’intérieur d’un
mot ou entre deux mots, et que la première consonne n’est pas vocalisée et la seconde l’est ou
l’inverse ou encore les deux vocalisées. Mais ici il y a une divergence remarquable entre
grammairiens et lecteurs . Le idġām des grammairiens est en fait le idġām al-saġīr (« petit
12

idġām ») des lecteurs, parce qu’au moins un des lecteurs, Abū ‘Amr, donc parfaitement
canonique, pratique le idġām al-kabīr (« grand idġām »), c’est-à-dire autorise une assimilation
totale entre consonne finale d’un mot et initiale du mot suivant « proches l’une de l’autre »,
toutes deux vocalisées, par ex. Cor. 2, 284 yu‘aḏḏibu man yašā’u (« il tourmentera qui il
voudra ») lu yu’aḏḏim-man yašā’ (Fleisch, 1961 : 83). Récemment Owens (2002) a montré,
d’une manière très convaincante selon moi, que le idġām al-kabīr n’impliquait pas
linguistiquement la perte de la voyelle finale du premier mot, mais seulement son absence.
Observons en effet dans l’exemple précité qu’il n’y a idġām kabīr que si l’on part de
yu‘aḏḏibu man yašā’u. Mais si l’on part de yu‘aḏḏib man yašā’, il n’y a finalement qu’un
idġām très ordinaire… Remontent alors à la mémoire toutes les traditions recommandant de
réciter le Coran avec i‘rāb, ce qui présuppose, comme le notait Kahle (1959, p. 145, n. 1),
qu’il y avait des gens pour le réciter sans. Mais alors que Kahle y voyait le signe, sinon d’une
réécriture, comme le supposait Vollers (1906), à tout le moins d’une adaptation de la langue

12
Cette divergence n’est malheureusement pas signalée par l’article IDGHĀM de EI (H. Fleisch).
2
9

coranique à la langue poétique, Owens voit dans le idġām al-kabīr la confirmation de


l’existence, à l’intérieur même de la tradition de récitation, d’une variante caseless de l’arabe.
Pour nous, qu’on suive ou non Owens dans son interprétation, le résultat est le même : avec le
idġām al-kabīr, il n’y a pas de voyelles brèves en finale des mots, ce qui confirme l’inutilité
fonctionnelle des voyelles de flexion et fait le lien avec la troisième partie de cet exposé :
l’arabe classique.
Avant de passer à celui-ci, je voudrais néanmoins faire place à une remarque de Diem
(1991). Celui-ci se place dans le cadre traditionnel de la linguistique historique, chère aux
arabisants allemands, et qui, depuis Fleischer (1854), conçoit l’histoire de l’arabe comme
celle de l’évolution d’un type ancien arabe (fléchi et donc plus synthétique et à ordre des mots
plus libre) à un type néo-arabe (non fléchi et donc plus analytique et à ordre des mots moins
libre) . Dans ce cadre, Diem (p. 299, 307, n. 30) rappelle justement que la flexion triptote,
13

marquée par les trois voyelles brèves u/a/i n’est pas toute la flexion. Il existe aussi une flexion
« visible », casuelle (flexion diptote du masculin pluriel ūn/īn, à laquelle on peut ajouter le
duel ān/ayn) et modale (-ī/ū(n) : la présence/absence de –n à la 2 personne du féminin
e

singulier et aux 2 et 3 personnes du masculin pluriel de l’inaccompli fait la différence entre


e e

forme libre (indicatif) et formes liées (subjonctif/apocopé)). Mais, sous ce rapport, le Coran
présente certaines « bizarreries », dont la plus connue est évidemment Cor. 20, 63 ’in(na)
hāḏāni la-sāḥirāni (« ce sont deux magiciens »). Seuls deux lecteurs, Ibn Kaṯīr et Ḥafṣ, lisent
’in, tous les autres lisent ’inna. Parmi ces derniers, seul un, ’Abū ‘Amr, « corrige » le ductus
en hāḏayni (Taysīr, p. 123). Autrement dit, quatre lecteurs sur sept adoptent une lecture
contrevenant formellement à une « règle » de l’arabe classique, selon laquelle ’inna est un
opérateur s’appliquant à une phrase à tête nominale qu’il régit à l’accusatif, alors que hāḏāni
est le nominatif. Comment interpréter ce fait ? Variante (luġa) de la ‘arabiyya, comme le
suggère le Tafsīr al-Ǧalālayn (p. 264) « c’est conforme à la manière de parler de ceux qui
produisent, au duel, un ’alif aux trois cas » (wa-huwa muwāfiq li-luġat man ya’tī fī l-muṯannā
bi-l-’alif fī ’aḥwālihi al-ṯalāṯ), ce qui revient à dire qu’il n’y a plus de cas ? Effet stylistique (la
violence faite à la syntaxe a pour effet d’introduire une rime interne haḏāni/sāḥirāni, ce
dernier lui-même suivi de yurīdāni) ? Ou bien « erreur linguistique » (Burton, 1988) et, en ce
cas, à interpréter historiquement comme l’indice d’une évolution en cours ou,
sociolinguistiquement, comme une pseudo-correction (le néo-arabe retenant le seul cas régime
de la flexion diptote de l’ancien arabe) ?

La formulation classique de cette thèse se trouve dans Fück (1955[1950]). Aujourd’hui elle est illustrée par
13

Blau (e.g. 2002, p. 16).


10

La même incertitude se retrouve avec la flexion modale, par exemple en 6, 80 lu ’a-


tuḥāǧǧūnnī par tous les lecteurs (« Disputerez-vous avec moi ? »), sauf deux, Nāfi‘ et Ibn
‘Āmir, qui lisent ’a-tuḥāǧǧūnī (Taysīr, p. 86), autrement dit une assimilation dans le premier
cas (< tuḥāǧǧūn(a)-nī), mais une suppression d’un des deux nūn dans le premier cas (les deux
lectures sont compatibles avec le ductus, qui ne comporte qu’un nūn) : Tafsīr al-Ǧalālayn, p.
113, indique que c’est le nūn de l’indicatif pour les grammairiens (donc < tuḥāǧǧū(na)-nī),
mais celui du pronom affixe pour les lecteurs (donc < tuhāǧǧūn(a)-(n)ī). L’ennui, c’est qu’on
se demande bien pourquoi la même chose ne se produit pas en 2, 139, dans quasiment le
même contexte, où l’on a ’a-tuḥāǧǧūna-nā (« Disputerez-vous avec nous ? »), avec deux nūn
dans le ductus ! Là encore, comment interpréter ce fait ? Historiquement, comme l’indice
d’une évolution, ou sociolinguistiquement comme la coexistence de variantes, en se
demandant ce qui règle leur apparition ? Si l’on observe : 1. qu’en amont de l’arabe, les autres
langues sémitiques n’ont pas ce nūn et 2. qu’en aval, même si beaucoup de parlers arabes
d’aujourd’hui ne l’ont pas, un certain nombre d’autres l’ont, on est amené à douter que
l’histoire de l’arabe se résume, sur ce point, à une évolution uniforme d’un type ancien arabe
vers un type néo-arabe -ūn(a) > -ū…

L’arabe classique

On aura compris, par ce que j’ai dit de l’arabe épigraphique préislamique d’une part, de
l’arabe coranique d’autre part, que l’arabe classique n’est pas pour moi un état de l’arabe, au
sens de la linguistique historique, et, plus particulièrement, n’est pas l’état de l’arabe
commençant vers 500 ap. JC (époque où apparaissent les premières inscriptions en arabe et en
écriture arabe), suivant une périodisation très répandue chez les arabisants (cf. art.
‘ARABIYYA de EI ). 2

D’une manière générale, « classique » n’est pas une étiquette historique, mais en fait une
étiquette sociolinguistique, même si l’apparition d’une variété « classique » est situable
chronologiquement dans l’histoire d’une langue.
Classique vient en effet du latin classicus qui est l’adjectif correspondant au nom classis
(classe en français, Klasse en allemand). Est « classique », en latin, ce qui appartient à la
première classe des citoyens. Le latin classique est compris comme celui de l’aristocratie
romaine. C’est donc une étiquette « classiste », qui convient peut-être pour la société romaine,
11

sûrement pas pour la société arabe, qui ne connaît ni « classes », ni « citoyens » ! Par une 14

première extension de sens, classique veut dire de « première classe » (donc prestigieux) et
par une seconde extension de sens « qui s’enseigne dans les classes » (donc scolaire). Définir
l’arabe classique comme la variété de prestige et la norme scolaire me paraît tout à fait
adéquat.
En arabe même, l’arabe classique s’appelle al-luġa al-fuṣḥā. Si les deux expressions
désignent la même chose, ils ne la signifient pas de la même façon. Al-luġa al-fuṣhā est une
expression qui apparaît au IV /X siècle comme une réécriture d’une expression plus ancienne
e e

qui est ’afṣaḥ al-luġāt al-‘arabiyya (à peu près « la plus châtiée des manières de parler
arabes »), et qui rappelle la conception que les plus anciens grammairiens arabes, Sībawayhi
(m. 177/793 ?) ou al-Farrā’ (m. 207/822), se faisaient de l’arabe : à la fois comme une langue
une (al-‘arabiyya, lisān al-‘Arab) et plurielle, luġa faite de luġāt, les luġāt n’étant pas des
variétés autonomes (et encore moins des dialectes opposés à une koinè !), mais seulement des
variantes, bonnes ou mauvaises, d’une seule et même langue.
Pour des raisons théologiques, la luġa al-fuṣḥā sera définitivement identifiée, au IV /X e e

siècle, avec la luġat Qurayš (« langue de ou des Qurayš »), celle-ci étant par ailleurs
considérée comme la langue du Coran . Mais, philologiquement, nous trouvons dans les
15

sources arabes tous les éléments nous permettant de considérer cette double identification
comme purement dogmatique. Les traits de la luġa al-fuṣhā’, bien souvent, ne sont en aucune
manière ceux rapportés de la luġat Qurayš ou, plus généralement, la luġa al-ḥiǧāziyya.
Rappelons-ici quelques exemples célèbres. Dans l’ordre phonologique, les gens du Ḥiǧāz sont
dits pratiquer l’ « allégement de la hamza » (taḫfīf al-hamza), à l’encontre des autres Arabes
qui en pratiquent « la réalisation effective » (taḥqīq al-hamza). Le trait classique est la
réalisation effective de la hamza, non son allégement, autrement dit la prononciation mu’min
« croyant » (et non mūmin), même si les deux variantes appartiennent à la « langue des
Arabes ». Dans l’ordre morphologique, il existe deux variantes du jussif (apocopé et
impératif) des verbes redoublés yardud/urdud et yarudda/rudda, étiquetées respectivement par
la grammaire arabe comme « ḥiǧazienne » et « tamīmite » (c’est-à-dire ouestarabique et
estarabique) . Et bien que la première, apparaissant dans le Coran, soit qualifiée par Ibn
16

Ǧinnī (m. 392/1002), dans Ḫaṣā’iṣ, t. I, p. 260, de al-luġa al-fuṣḥā al-qudmā (« la manière de
parler la plus châtiée et la plus ancienne »), on ne peut ignorer que la langue classique a en

14
Pour une vue d’ensemble récente sur l’histoire du latin, cf. Dubuisson (2004).
15
Cf. Şāḥibī, p. 52-53, de Ibn Fāris (m. 395/1004). Pour un commentaire, cf. Larcher (2004b).
16
Pour la compilation des traits des deux zones, cf. Rabin (1951).
12

fait retenu la variante « tamīmite » (personne n’écrivant en fait yardud/urdud). De même, dans
l’ordre syntaxique, le mā al-ḥiǧāziyya, qui apparaît dans le Coran et a la construction et le
sens de laysa (e.g. Cor. 12, 31 : mā hāḏā bašaran « ce n’est pas un homme ! ») est resté un
« ḥiǧāzisme », seul laysa étant la négation « classique » de la phrase à tête nominale. On a
déjà vu l’emploi de lā yaf‘al dans les systèmes hypothétiques en ’in, attesté dans le Coran et la
poésie archaïque (voire l’inscription de ‘En ‘Avdat !) et considéré par Fischer (1971) comme
17

un des traits de ce qu’il appelle « arabe préclassique », mais oublié de l’arabe classique . Ce 18

ne sont là que quelques exemples : on trouvera une liste des particularités de la langue
coranique, par rapport à l’arabe classique, dans Talmon (2001).
L’arabe classique n’est donc pas toute la ‘arabiyya telle que décrite par les
grammairiens, mais seulement une partie. Et dans la mesure où il est le produit d’une
sélection , cette partie ne peut pas être identifiée avec un secteur du donné. Nous avons vu ci-
19

dessus que l’identification avec la luġat Qurayš était dogmatique. Nous voudrions faire
maintenant justice d’une autre identification, celle que font beaucoup d’arabisants avec une
langue commune (koinè), véhicule, entre autres, de la poésie. Si une telle koinè poétique
existait, on se demande pourquoi Ibn Fāris, dans le Ṣāḥibī (p. 53), illustre les traits
« blamâbles » (maḏmūma, i.e. non classiques) par des vers de poètes, qui ne sont pas tous des
poètes anonymes de la Ǧāhiliyya, mais dont l’un au moins est des plus grands poètes de
l’époque omayyade : Ḏū l-Rumma (m. 117/735-6 ?), dont un vers sert d’exemple à la ‘an‘ana
(i.e. le fait de prononcer la hamza comme le ‘ayn) des Tamīm :

’a ‘an [= ’an] tarassamta min ḫarqā’a manzilatan


Mā’u ṣ-ṣabābati min ‘aynayka masǧūmun (> ū)
« Est-ce d’avoir observé de Ḫarqā’ un campement
Que l’eau de l’effusion de tes yeux coule ? » 20

17
Cf., en particulier, Kropp (1994).
18
Fischer ne relève pas que lā yaf‘al est également employé dans l’apodose. Le fait que lā yaf‘al soit par ailleurs
négation du jussif (impératif et injonctif) est un argument pour voir dans l’emploi conditionnel de l’apocopé un
avatar du jussif, non de l’ancien accompli du sémitique (cf. Larcher 2004a)
19
Ibn Fāris, et avant lui al-Farrā’, ne sont pas inconscients que la luġa al-fuṣḥā est une sélection. Tout en
l’identifiant avec la luġat Qurayš, ils ont fait de cette dernière la base d’un processus de koinéïsation justifié par
le fait que la Mecque était le centre d’un pèlerinage intertribal (pour le détail, cf. Larcher 2004b)…
20
Cf. également, Raḍī al-Dīn al-Astarābāḏī (m. 688/1289), Šarḥ al-Šāfiya, t. III, p. 203, référence 160 et ‘Abd al-
Qādir al-Baġdādī (m. 1093/1682), Šarḥ Šawāhid Šarḥ al-Šāfiya, t. IV, p. 427, référence 205.
13

Notons que ces données ne sont pas brutes de décoffrage. Quand la kaškaša est illustrée,
toujours par Ibn Fāris, par le vers (anonyme) fa-‘aynā-ši ‘aynā-hā wa-ǧīdu-ši ǧīdu-hā « tes
yeux sont ses yeux, ton cou son cou… », il est clair qu’il ne s’agit pas ici de la prononciation,
libre ou conditionnée, du k comme une chuintante ch ou une affriquée tch en général,
phénonème connu de maint dialecte (kīs « sac » réalisé comme tchīs) et de mainte langue
(Caesar/Cesare), mais précisément du pronom affixe de 2 personne du féminin singulier –ki
e

comme une affriquée. Mais une telle prononciation n’a de sens que si les voyelles brèves de
ces pronoms sont supprimées, la réalisation de k en tch permettant alors de faire la différence
entre les deux genres (‘alayk/‘alaytš vs ‘alayka-‘alayki) . La forme mentionnée représente
21

donc une approximation de la forme effective, une classicisation (sur le plan phonologique,
non morphologique), bref une vraie forme moyenne. L’arabe classique agit partout comme un
filtre : ainsi, on a noté ci-dessus que des deux variantes du jussif, c’était la « tamīmite » qui
s’était imposée. Mais les sources arabes indiquent que la voyelle est variable, selon les lieux
ou les contextes, alors que l’arabe classique a retenu la voyelle –a (Fleisch, 1979, p. 350, n.
1). On le voit : (ya)-rudda est tout ce qui reste d’une double variation : variation de la forme,
variation de la voyelle finale d’une des deux formes. L’arabe classique est bien une sélection,
une restriction, une fixation. La koinè poétique est donc un mythe : elle représente une
rétroprojection de l’arabe standardisé sur le passé de la langue.
Il est temps de conclure. L’arabe classique est une construction, même s’il n’est pas une
construction ex nihilo. Au centre de cette construction a été mis le i‘rāb, alors que le matériel
épigraphique conservé ne permet pas de conclure à l’existence d’une telle flexion (à
l’exception de la prononciation pausale du tanwīnan en –ā) et qu’il semble bien y avoir, parmi
les qirā’āt, une variante caseless. La question du i‘rāb reste donc ouverte. Même si pour notre
part nous pensons qu’il peut s’agir d’un trait de haute antiquité, s’étant maintenu, pour des
raisons, non pas syntaxiques, mais métriques et prosodiques, dans le registre poétique de la
langue, avant d’être retenu, en raison du prestige attaché à ce registre, par l’arabe classique,
on ne peut exclure d’autres hypothèses et notamment y voir une innovation, un
développement interne à l’arabe classique, consistant en une réinterprétation en flexion
casuelle de voyelles de liaison (waṣl) : cette position, qui s’origine dans la tradition
grammaticale arabe elle-même avec Quṭrub, m. 206/821 (cf. Versteegh (1981[1983]), était

21
Comme le suggère le fait que les dialectes qui ne pratiquent pas ce type de kaškaša, par exemple l’arabe de
Damas, ont ‘alēki (f.) vs ‘alēk (m.). Pour une vue générale récente de la kaškaša ancienne et moderne, cf. Holes
(1991).
14

défendue au XIX siècle par Wetzstein (1868) ; elle l’est aujourd’hui, avec un très grand
e

raffinement technique, par Owens (1998).


Un dernier exemple pour illustrer tout à la fois la conception ici proposée de l’arabe
classique et l’alternative qui s’ensuit pour l’histoire de la langue. Les traités de grammaire
arabe s’ouvrent généralement par une définition de l’énoncé (kalām) et de ses constituants
(kalimāt, pl. de kalima). De ce dernier, les grammairiens notent qu’il en existe trois variantes
22

(luġāt) : l’une, kalima, donnée comme « ḥiǧāzienne » et qui est celle retenue par l’arabe
classique ; deux autres, données comme « tamīmites », kilma et kalma. Si l’on observe 1. que
ces trois variantes coexistent évidemment à date ancienne dans le domaine arabe et 2. que
maint dialecte arabe d’aujourd’hui (par exemple l’arabe de Damas kəlme) prolonge non
moins évidemment la variante kilma, l’arabe classique n’est pas un point de départ, mais
d’arrivée, non pas une base, mais l’aboutissement d’un lent et long processus de constitution
(assurément comparable à celui de toute autre langue « classique », « littéraire »,
« standard »…). Par suite, il nous faut revenir au programme même de Fleischer (1854, p.
155), c’est-à-dire appréhender l’arabe dans sa totalité : als Gesammtsprache . 23

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autoritaires. Université de Lausanne 2004, Cahiers de l’ILSL, n° 17, p. 33-43.

22
Par exemple Ibn Hišām al-Anṣārī (m. 761/1361), Šarḥ šuḏūr al-ḏahab, p. 11.
23
Sur les conceptions de Fleischer, cf. Larcher (2001).
15

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