Vous êtes sur la page 1sur 282
ETUDES SUR LE SOPHISTE DE PLATON Publiées sous la direction de PIBRRE AUBENQUE Les textes de ce volume ont éé recueillis par MicHEL Narcy FONDO JORGE L. BITURKO Uibloteca Seminario Mero BIBLIOPOLIS Ouavrage publié avec le concours du CNRS. ot die CIS.RA. « Centro Internazionale per lo studio del pensiero antico Proprieta letteraria riservata ISBN 88.7088-2500 Copyright © 1991 by «CNR, Centzo di studio del pensiero antico» ! £ MAR 2009. itetto de Ganarste GrananTont 827 woes TABLE DES MATIERES ParRRE AUSENQUE: Avant-propos 1 LORDRE DU TEXTE: SOPHISTIQUE, ONTOLOGIE, COSMOLOGIE, Francis WourP: Le chasseur chassé, Les défini- tions du sophiste Mania VILLELA-Pentt: La question de image ar- tistique dans Je Sophiste Nestor- Luts CoRDERO: Liinvention de fécale éléa- tique: Platon, Sophiste, 242 D JEAN FRERE: Platon, lecteur de Parménide dans te Sophiste ‘MICHEL FATTAL: Le Sopbiste: logos de la synthése ou logos de Ia division? Moniquz Dixsaur La négation, le non-étre et Fautre dans le Sophiste ANTONIA SOULEZ: Le travail de la négation: T'in- terprétation du Sopbiste par Gilbert Ryle MONIQUE Lassbcue: Limitation dans le Sopbiste de Platon Rémt BRAGUE: La cosmologie finale du Sophiste (265 8 42.6) n 0 33 a 125 45 165 215 247 267 TABLE DES MATIERES 0 VUES PERSPECTIVES Barbara Cassin: Les Muses et la philosophie. Elements peur une histoire du pseudos DENIS O'BRIEN: Le non-étre dans la philosophie grecque: Parménide, Platon, Plotin PreRRE AUBENQUE: Une occasion manquée: la ge- nase avortée de a distinction entre Pétant» et le quelque chose» Wm LA TRADITION DU SOPHISTE PreRRE PELLEGRIN: Le Sopbiste ou de la division. Aristote-Platon-Aristote MiIcHEL Nagcy: La lecture aristotélicienne du So- hist et ses effets Luc Brisson: Dz quelle fagon Plotin interpréte-t- il les cing genres du Sopbiste? (Ennéades, vi 2 [43] 8) ANNICK CHARLES-SAGET: Lire Proclus, lecteur du Sopbiste (avec un appendice par CHRISTIAN GuéRaRD: Les citations du Sophiste dans les oeuvres de Proclus) FRANCOISE CAUJOLLE-ZASLAWSKY: Note sur l'éro~ ‘yoy dans le Sophiste. A propos de Diogéne Laéree, mi 53-55 ALAIN Bouror: Linterprétation heideggerienne du Sophiste de Platon 291 317 365 389 aly 449) 495 509 335 ‘TABLE DES MATIENES INDEX Index des citations de Platon T Index des citations du Sophiste II Index des citations d'autres dialogues Index des citations d'auteurs anciens (Platon excepté} Index des noms d'auteurs modernes 363 367 om 582 PIERRE AUBENQUE, AVANT-PROPOS Nous voudsions remercier le professeur Gabriele Giannantoni, directeur du Centro Internazionale di Studio del Pensiero Antico (CISPA), qui a >ien voulu accueilir cet ouvrage dans la série des Publications de ce Centre. Nos remerciements vont aussi a Madame Gigliola Caporal, qui, avec la rédaction du Centre, a préparé le ‘manuscrit pour impression et assuré la coordination de Fensemble, Le Centre de Recherches sur la Pensée antique (Centre Léon Robin) de Université de Paris Sorbonne (Paris IV}, for- mation associée au C.N.RS. (U.A. 107), s'est attaché ces der- niéres années 3 Tétude des fondements grecs d'une théorie de Petre, de ce que les Modemes ont appelé “ontologie”. Deux ‘ouvrages déja parus portent témoignage de ces recherches!, Apriés le Potme de Parménide, iJ était naturel que notce attention se portit — ce fut Je cas des séminaires tenus entre 1984 et 1986 ~ sur le dialogue platonicien ott la compréhen- sion parménidienne de T'étre se trouve contestée, mais aussi dune certaine manitre assumée, en méme temps que trans: formée, Loccasion de eee crise, que Platon dramatise au point de la voir culminer dans Pexigence d'un “parricide” ‘Pourtant impossible, avait éé suscitée par Pexistence du mou- ‘vement sophistique, dont la pratique “polymorphe” visait en fait a donner Papparattre ~ donc une certaine forme d’étre ~ au non-étre, contrevenant par li 'interdiction de Parménide de dire étant le non-ére. On connsit la solution platonicienne: Fintroduction dans Vétre d'un certain non-ére sous la forme de Valerie. Cette “solution”, critiquée par Aristote, reprise sur un autre plan par Plotin et les néoplatoniciens, n'a pas fini, par ses implications et ses conséquences, mais aussi i travers Yoceasion qui a paru fe-rendre nécessuie, de susciter depuis VAntiquité Vexégése, Vinterprétation, pacfois la polémique. Beaucoup de travaux ont éé publiés en ce siécle sur Je Sopbiste, en particulier dans Ja tradition anglophone. Nous 1 Concepts et catégories dans la Pensée antique, Paris 1981; Etudes sur Pormévide, Paris 1987, 2 vol 14 PIERRE AUBENQUE. voudrions apporter ici la preuve que la recherche frangaise est Egalement active en ce domaine, non pour satisfaire quelque vanité nationale, mais pour illustrer sur un point particulier, mais décisif, une certaine spécificité méthodologique, que le lecteur ressentira sans doute en dépit de Ia diversité des con- tributions rassemblées: le souci de ne pas en rester a Panalyse des textes, si nécessaire soit-elle, mais de les replacer dans le tout de Tocuvre, bien plus, de replacer celle-ci dans la totalité historique sur le fond de laquelle Yocuvre se constitue et quelle contribue en retour transformer. Ce dépassement de Vanalytique par une herméneutique nous a-paru particulitre- ‘ment nécessaire dans le cas du Sophiste, oi Von avait trop ptis Vhabitude depuis Theodor Gomperz de distinguer tacitement centre la “coque” ~ la discussion sur la définition du sophiste ~ cet le “fruit” ~ la quintessence métaphysique du dialogue. S'il y un point commun aux conclusions de ces différentes études, lest bien la reconnaissance du fait que cette distinction ne vvaut pas: le débat sur les rapports de la sophistique avec le langage en général, avec Je discours philosophique en particu lier, n'est pas seulement Venveloppe de la discussion centrale sur Pétre et le non-étre; elle est Pun des licux, nullement for- tuits, oi s'est constitué ce que les auteurs du XVII siécle ne ccroyaient pas si bien dénommer en appelant “onto-logie”, discours sur l'étre, discours de Vétze, articulation de Vétre et du discours dont I'unité problématique est & chercher du cOté de ce que Parménide désignait déja comme la “pensé Replacer Ponto-logie dans les circonstances historiques de son surgissement, c'est, croyons-nous, redonner vie et d'abord sens i ce qui ne devrait plus apparaitre ds lors comme le simple complément, général ct abstrait, ’érudes philosophi- ques plus particuligres, dont le platonisme nous fourit par ailleurs maints exemples, mais comme le fondement méme et le garant de leur possibilité. En ce sens, Je Sopbiste est bien, dans toute Pseception du terme, un texte central, pour le pla tonisme comme pour Vhistoire de Ia philosophic. PREMIERE PARTIE LORDRE DU TEXTE SOPHISTIQUE, ONTOLOGIE, COSMOLOGIE Faanas Wows LE CHASSEUR CHASSE Les définitions du sophiste On se propose d’analyser ici la structure et Vobjet des “définitions” initiales du Sophiste dans le dialogue homonyme (222 4.232 A). Quelle est leur fonction dans l'économie du dialogue, voire dans celle de Ia trilogie inachevée (Sopbiste, Politique, Philosopbe)? Qui définissent-elles et comment? Sont: cles des définitions et pourquoi? En revanche les problémes ligs a Ia méthode de la division (son principe et son but, son rapport avec les autres “méthodes” platoniciennes, sa place dans T'évolution de la dialectique, dans “Phistoite de Ia logi que” etc...) seront largement laissés de c6té ce sont eux qui ont généralement retenu Pattention des rares commentateurs du Sopbiste qui se soient artéés & ce texte. ILA QUESTION GENERALE DE LA TRILOGIE: Le SOPHISTE, LE POLITIQUE, LE PHILOSOPHE APPARIIENNENTILS A UN GENRE ‘COMMUN? Lintention et la structure du Sophiste sont & premigre vue aussi dlaires que classiques. A une question dPessence ~ guest ce que le Sophiste - on répond par des formules successives: six réponses initiales (221 ¢-231 8) et une réponse finale (264 2-268 D) séparées par une longue digression qui permet le pas sage des unes a autre: soit, sion veut, sept “définitions” du Sophiste Ce schéma linéaire se complique cependant dés qu'on Slinterroge sur ce qui justifie cette question “qu’est-ce que le Sophiste?”. Or, ce qui fonde sa pertinence, c'est qu'elle n'est qu'une facette dune question triple (qu’est-ce que le Sophiste? quiest-ce que le Politique? qu’est-ce que le Philosophe?), qui 20 FRANCIS WOLFF nest @ son tour pertinente que si on admet par hypothése quelle n'en forme pas une seule. Cette hypothése est d'emblée admise par l'Etranger: «les trois genres sont distincts» (217 B). Lenjeu de la question d’essence, et donc des “définitions” du Sophiste, est done étroitement dépendant de la problématique suivante: = Sophiste, Politique et Philosophe sont-ils un, deux, ow ois? ~ A supposer quiils soient trois, qu’est-ce que chacun? Ce qui signfie: en quoi chacun estil proprement lui-méme ct autre que chacun des deux autres? On voit en outre que le fait quis scient trois doit étre admis Aypothétiquement comme ux point de dépert pour justifier formellement In deuxitme question; mais qu’en retour seule une réponse & la deuxitme question (c'est-i-dire une definition de chacun deux) permet- tra de fonder Phypothése et de la poser en “principe”. Le contexte qui améne cette problématique est significuti. Ces a propos de lEtcanger hui-méme que le probléme est posé: cst-il un sophiste, un philosophe ou un politique? I semble posséder certains traits qui caractériseront le Sophiste «réfutateur» (216 A) ~ qui seta repris dans Ia sixi8me “défini- tion” (230 b) — «étranger parcourant les cités» (216 C) — signe distinctif des sophistes dont se fern écho Ia deuxiéme “défini- tion” (223 p); mais on le nomme philosophe (216 ¢). Or, ces philosophes «prennent T'apparence (image, gavedZoveen) tantét de politiques, tantét de sophistes» (216 Dj, et ce sera par excellence le trait du sophiste d’adopter les traits des deux autres. Bref, I'Etranger est l'objet de deux confusions qu'il ne faut, si ou use dite, pas confondre: = confusion des trois noms: de quel nom le qualifier? Trois noms pour un seul et méme homme (d'ailleurs anony- me}; ~ confusion des “images”: & quelle image correspond son nom de philosophe? Trois images pour un seul et méme nom. LE CHASSEUR CHASSE: Al De li la question d’oi part tone Ja ailogie (217 a): «7-a-t- il un genre commun aux trois noms ou un gente distinct pour chacun?» Pour mesurer Penjew philosophique de cette question, il faut Pabord rappeler le double débat historique suquel ren- voient les deux confusions que nous distinguons. 1) Confusion des noms: trois noms pour un seul homme? Nous distinguons sans hésitation des “sophistes” (par ‘exemple Protagoras ou Prodicos), des “philosophes” (par ‘exemple Anaxagore, Zénon, Démocrite, Platon, Antisthéne ) et des “potitiques” (par exemple Solon, Périclés ow Critias) Cette habitude prend vraisemblablement sa source dans les travaux du Lycée, mais ne correspond & aucune distinction clairement admise antérieurement. Sans refaire ici Phistoite des ‘noms “sophiste” et “philosophe”!, rappelons seulement qu’ avant de désigner nettement les professionnels itingrants de Péducation, le nom “sophiste” se prétait & qualifier aussi bien certains, sinon tous ceux que nous nommons philosophes ‘les cas les plus clairs étant ceux d’Anaxagote ott de Socrate), voi- te certains “politiques” (Solon, “les Sept Sages”) ‘Lhésitation entre “sophiste” et “philosophe” en particulier stexplique assez quand on se souvient que, comme la racine commune Vindique, les noms renvoyaient & deux prétentions & la sophia que tien n'invite & distinguer évidemment. Lidenticé “généalogique” des deux mots dérivés d'un tronc commun (la sophia) a son importance: la méthode de la “division” a, en ceffer, entze autres pour charge d’identifier les bons ligna- * Voir W. K. C. GunHnit, Les Sopbistes, wx. J. PB Cottereau, Paris 1976, pp. 35-62; G. B. KERFERD, The Sophistic Movement, Cambridge 1981, pp. 24-41. 2 FRANCIS WOLPP ses?, selon une procédure qui tient & la fois de V'arbre généalo- fique et des recherches d'érymologie lexicale; si les deux noms sont de mémne souche, de la “méme famille”, 'hypothése dont sSautorise PEtranger est qu'il n’en va pas de méme de ceux ui les portent: montrer qu’ils dérivent distinctement de “gen- res” (origine, ascendance) distincts, c'est aussi montrer que ces paronymes ne sont pas méme cousins 2) Confusion des “images”: autant d'images que de noms? On peut certes hésiter sur le nom qu'il convient de don- ner (philosophe ou sophiste?) tel ou tel (par exemple VEtranger au début du dialogue ou encore Socrate, nous le verrons), sans que cela implique une confusion des “images” auxquelles le nom renvoie pour chacun de nous. En d'autres termes, ce n'est pas parce qu’on est incapable de décider que X est un sophiste ou un philosophe qu’on en peut conclure que le Sophiste ne se distingue pas du Philosophe. De la con- fusion des noms 2 idemtité de ce que Platon appelle des ima- ges la conclusion n'est pas bonne. On montrera plus loin que ces deux identifications sont explicitement distinguées dans la structure méme du dialogue et recevront, dans Je long “détour métaphysique”, des traitements différents. Contentons-nous pour T'instant de souligner Penjeu, de fait comme de droit, de la question: le Sophiste, le Politique et le Philosophe sont-ils un, deux ou trois? 2 abe sens et le but de la méthode de division, Cest la sélection des rivaux, Pépreuve des prétendants [..] Il ne s'agit pas identifier, mais Cauthenttier, Le seul probleme qui traverse toute la. philosophic de Platon, qui préside & sa classification des sciences ou des arts, est toujours de mesurer les rivaux, de séectionner les prétendants, de distin- fruer la chose et ser simulacres au sein d'un pseudorgenre ou d'une grosse spice». G, Dizuze, Difféence et répéition, Pars 1968, pp. 845. LE GHIASSHUR CHASE B = Le débat de fait Le détail de la polémique historique nous échappe mais il ne fait guére de doute que le probléme se posait alors de savoir sils étaient deux ou trois. On peut penser qui ce débat prirent part au moins Prodicos, Isocrate et Platon lui- méme. A la fin de !Euthydéme (304 D ss.) on nous pacle d'un personage anonyme, généralement identifié & Tsocrate, qui dénigre les philosophes (en des termes qui rappellent le Sophiste, 216 c) et dont on se demande 4 quelle classe il appartient Iuiméme. La réponse, empruntée de Prodieos, le range parti ceux qui sont «a la frontitre du Philosophe et du Politiques (305 ¢), bien quiils se disent eux-mémes «les plus sages (copérot01) de tous les hommes». Une autre ligne de démarcation est sans doute possible, passant cette fois entre le Sophiste d'un c&té, et le Politique et le Philosophe confondus de Pautre: ce serait peut-étre la la position prise par la Républigue dans le débat. La part de Prodicos est plus difficile a saisit, Peut-etre faut-l le compter au nombre des prédéces- seurs que se reconnait Platon’, qui tentérent de donner des définitions distinctes des trois noms, selon la méthode de la division dont il était V'inventeurt; peut-étre distinguaitil deux classes pour trois noms, la sophistique étant le genre com- mun aux deux espces, comme le “plaisir” (\Govi)) était recon- nu sous les trois formes de la “joie” (gap), la “volupté” (épytc) et la “liesse” (€dppocivn)’. Mais la position la plus imtéressante dans ce débat classique semble étre illustrée par ‘un courant doctrinal issu de la sophistique selon lequel les trois ne font qu’un, cesta-dire aux yeux duquel étre un vrai sophiste, c'est étre vesiment un vrai philosophe et donc aussi 2 Noir soph. 267 . 4 Sar la *disinction des noms” (Graipeots taiv bvoydtaw) selon Prodicos, voir Lach, 197 D, Charm. 163 D, Prot 340 A et 358 A, etc 5 Diapris AnustOr. sop. B 6, 112 b 22. 24 FRANCIS WOLFF le seul vrai politique. On pourrait illustrer cette thése par beaucoup de textes, mais le plus caractéristique est sans doute celui des Doubler arguments o& Yon décrit Vidéal régulateur du cizoyen accompli dans Ja Cité démocratique: ‘ge crois que c'est le méme homme et les mémes arts qui ont la capacié de dialoguet par questions et réponses bréves, de savoir la vérité des choses, de bien savoir plaider en justice, de faire des discours politiques et d'enseigner au sujet de la nature de toutes choses comment elles sont et comment elles sont nées. Diabord, comment celui qui connait la nature de toutes choses n’aurait-il pas la capacité d'agir correctement face 2 toute situation? Ensuite, s'il connalt les arts du discours, il saura aussi parler correctement de tout. Tl faut en effet que celui qui doit parler de sout sache tout ce dont il parle, Tl sau- ra done tout. Car il sait toutes les techniques du discours et tous les discours portent sur tout ce qui existe. Il faut de plus que celui qui doit parler correctement sache ce dont il sera amené 3 parler et enseigne correctement a la Cité a faire les bonnes actions et lui évite ainsi les mauvaises. Connaissant ces choses-la, i connaitra aussi Je reste: il saura donc tout [..] Celui qui sait plaider en justice doit savoir correctement le juste: cest en effet l'objet des procés. Le connaissant, il en connaitra aussi Popposé, et aussi le reste ‘On voit comment Ia conception de ce que P. Aubengue appelle «homme universel en qui se reconnait Vuniversalité des hommess’ a partic lige avec Vidéologie démocratique: i Vinverse du politique-savant, le politique-parlant se confond avec le citoyen parfait, universellement compétent, en tant quill est, comme tous les autres, supétieurement comme tout Je monde. Il est & la fois le plus “terrible” sophistet, qui 6 Fr 8, L9D-K. 7 Le problime de Etre chet Arisite, Paris 1962, p. 260. D'une imanigre générale, renvoyons ici au ch. an de cet ouvrage, et, strdeli, au dialogue pseudo platonicien Les Rivaux. ' eTerrible» = 8ewvds, Sat ce mot ambigu, souvent associé au sophis- te, voir W. K. C. GUTHRIE, op. ct, p. 39's LE CHASSEUR CHASE 2 dispose de V'art universel (celui du discours adressé tous & propos de tout), qui puissance sur fous les autres & tout pro- pos, et done Je seul vrai sophos, et le meilleur “politique” dans une démocratie il se confond avec le citoyen parfait qui peut parler de tout & tous. Cette position nous méne & la ques- tion de droit. = Le probléme de droit 1 y a trois noms: sophistique, politique, philosophie. Mais peut-étre devrait-on y voir des synonymes; peutétre sontils trois fagons de désigner une seule discipline, qu'on pourrait definir par ces trois traits ~ Crest un art (ou une science) “universel”, qui s'étend & toutes choses. Clest un art (ou une science) “souverain”, qui comman- de & tous les autees. ~ Crest un art (ou une science) qui n’use que du “langa- ge Ces trois traits peuvent étre facilement ligs. S'il y a une discipline dont le champ couvre celui de toutes les compéten- ces particuliéres, cette discipline a autorité sur toutes les autres ct sur chacune en particulier. Cette thése, qui remonte sans doute au traité protagoréen De la lutte?, est explicitement au coeur du Sophiste (232 D) au moment clé du dialogue ott sont analysées les difficultés des prétentions & Puniversalité et a la souveraineté de Ia sophistique: le contradicteur et ceux qu'il fon i cet art sont capables «sur les choses diviness, les phé- noménes naturels, sur les questions de Metre et du devenir, 9 De le lutte (nepi nding) est cité dans le catalogue de Diogéne Laétce (1x 55), et dans fe Sophiste (232 0). 30 FRANCIS WOLFF chose méme par Ja formule définitionnelle ~ é:ape finale. Or, VBtranger ne prévoit-il pas que, dans le cas du Sophiste, ce ne sera pas si simple, et quill y aura une éape intermédiaire, celle ot on constate que V'idée qui fait que Yon nomme tel le Sophiste était propre & chacun? Les trois apes de la défini- tion du Sophiste seraient done: ~ tape initiale, celle du nom seul, supposée atteinte a ce moment du dialogue (218 ¢), — étape intermédiaire, oii on explicite dans une formule les raisons qui valent au(x) sophiste(s) son (leur) nom ~ étape que nous appellerons de image’, image qui est propre a chacun — et correspond selon nous aux six premiéres formules (ce qu'on appelle les “définitions” initiales: 222 4.231 c) ~ étape finale et visée, od on s'accorde sur la chose méme laquelle Je nom se référe au moyen d’une formule, étape atteinte rapidement pour le pécheur a la ligne, mais qui ne le sera pour le Sophiste qu’a la fin du dialogue (264 8-268 D), la seule “définition” qui mérite son nom. Tl nous faudra revenir sur cette division tripartite, qui ren- voie a trois types de problémes “logiques” distincts et claire- ment distingués par notre dielogue, ainsi qu’a trois sens de la copule “est” Pour Minstant précisons seulement I'intention des six “défi nitions” initiales ~ celles de I’étape intermédiaire — telle qurelle se dégage de ce qui précéde, Fille est double: ~ Elles ont d'une part pour but de recenser toutes les 14 Rappelons que la Lettre VII (342 ss.) place l'image (el8aov) au troisitme stade de la connaissance apes le nom «Ie “formele” (6106); alors que selon la République (vu 510 D), Vimage serait antérieure a la definition dans a démarche da agoméce et calle dis dalesicien: sor cette aueston, voir V, GOLDSCIUDT, Ler dilpuer de Plton, Pais 19632, pp 1, LE CHASSEUR CHASSE 31 classes d'activités qui ont valu a ceux qui les pratiquaient le now de sophiste, non pas depuis 'apparition du nom “sophis: te” Iui-méme, mais son application a une classe en raison méme de la pratique d'un art déterminé exprimable par une formule. Autrement dit, il convient de faire Ia liste exhaustive des raisons dffinitionnelles qui explicitent dans chaque cas la dénotation du nom sophiste, tel qu’d s'est appliqué & un grou- pe particulier. — Mais si la liste des formules est compléte, elle pourra, conformément aux régles de la méthode dialectique, servir de bbase & un rassemblement!” permettant de passer alors @ un accord sur la chose méme, c'est-A-dire @ une definition rélle — celle de la septiéme formule, Telle serait la seconde intention des six formules initiales. Etudions-les stccessivement selon ces deux perspectives. 1) Les sie “definitions” initiales comme descriptions analytiques de classes historiquement déterminées et distinctes n'ayant en commun que Vappellation *sopbiste® Le nom “sophiste” éait utilisé, on I’'a rappelé plus haut, avec les “significations” les plus variées (potte, savant, habile spécialiste, magicien etc), et avec des valeurs allant des plus positives aux plus négatives; mais il a pu, d'autre part, se réfé- rer i des classes de gens trés différentes, & partir du: moment ot sont apparus ces professionnels de l'éducation, les premiers sans doute & s'étre eux-mémes qualifiés de sophistes: In géné- ration des Protagoras, Gorgias, Prodicos, dont on sait que la ‘communauté doctrinale était mince. 15 Sur le rapport entre “rassemblement” et “division” dans la métho: de dialectque, voir soph, 253 CE, mais aussi pol. 285 AB, Phil. 16 C- et surtout Phaed, 265 4-266 32 FRANCIS WOLFF De ce point de vue, les siv premiéres formules ont pour but, non gas de dire ce que le nom “sophiste” signifie, mais de dresser la liste ordonnée de ceux & qui il se réfere ou s'est référé, depais le moment ob il « commencé a se référer A une classe déterminée, caractérisée par une pratique énoncable en tune formule qui explicite le nom appliqué & chaque cas despece' ‘Ainsi la premiére formule obtenue (222 -223 A), «le so- pphiste est un chasseur intéressé de jeunes gens riches et de con- dition a qui i se propose dlenscigner Ia vertun, se céf@re avant tout a le premiére génération de sophistes “historiques", et écrit analytiquement, en reprenant sans doute une formule populaire”, la premiére opération économique nécessaire 2 exercice du métier d'éducateur public, tel que Je fonda Protagoras: la recherche d'un marché pour l'éducation nouvelle La secende formule obtenue (223 4-224 D), qui fait de la sophistique un art de ’échange interurbain dargent contre des discours et un enseignement portant sur la vertu, se réfere au méme groupe (et plus particuligrement a celui de Protagoras), mais décrit analytiquement la seconde opération économique nécessaire & Pexercice de la profession ¢’éducateur: Popération contractuelle selon laquelle se définit le “juste échange”, Péquivalence correcte de Péquivalent monétaire contre Véq valent “discursif”, la puissance du maitre contre celle de Péle- ve ~ et tel: quills ont pu étre théorisés par Protagoras dans son Traité sur la justice concernant les bonoraires!s. Tl ne s'agit done pas viaiment de désigner une classe distincte de la précé- dente, mais, en décrivant la pratique économique (le salariat) % Sur ce point précis, les considérations qui suivent immédiatement sont la reprise résumée de celles que nous avons développées dans Du rmétier de sophste @ Pbamme-mesure, «Manuscrito>, V 2 (1982) pp. 736. On a trouve en effet sous des formes comparables chez Xénowiion, De la chasse, 13. 9 et dans la doxographie de Prodicos (Pimosmare, Vier des Sopbires, 112, 84 41 D-K) 2 DI0G. LAER. 1 5. Le CHASSEUR CHASSE 33 dont ils durent fonder Vinstitation pour fonder Jeys. métier nouveau, de caractériser Pautre trait propre aux dits “sophis- tes”, Et c'est précisément parce que ce trait, étant caractéristi- ‘que, était une “raison” (Jogos) de recevoir le nom, qu'il permit aussi de désigner du méme nom de sophiste certains autres ‘groupes qui xeprizent 1a pratique du contrat d’échange éduca- tif, Tels sont ceux que désignent les troisitme et quatriéme formules. ‘Le tnoisiéme formule 224 D-E) assimile en effet aux édu- cateurs itinérants, précédemment décrits (les sophistes “histori ques”), une autre classe de professionnels, E, Keus, Pleo and Greek Painting, Leiden 1978. 36 MARIA VILLELA-PEDIT ture ét a la sculpture, mais de dégager et d’essayer de com- prendre ~ ce qui nous parait plus modeste mais peutétre aussi herméneutiquement plus fécond - ta position qu’occupe lima- ge artisique dans l'économie du Sopbist. Mais, avant de considérer Je paradigme de Ja peinture au moyen duquel Platon prétend, en un premier temps, éclairer le prodige qu'est le pouvoir de art sophistique (vig comotexttg Suvdpews Gopo., 233 a), un pas en arriére s'impose. Car il importe d'avoir un apercu d’ensemble sur cette recherche des paradigmes qui domine la premiére partie du dialogue. Or qu’y constatons-nous si ce n'est, comme Va bien mis en relief 5, Rosea, que I'Etranger d’Elée applique la méthode de divi- sion, la dtaipears, a une série de vues (looks) du sophiste? Par une sorte de variation imaginative, il s'agit, en effet, de faire voir le sophiste dans ses diverses guises. Théététe n'est-il pas invié a le “voir”, a le faire apparaitre tantét comme chas- seus, tantét comme négociant, tantét comme un expert en réfutation? La démarche de division se meut ainsi dans Vespa- ce d'un “voir comme” (un Seber als) changeant, of chacune des vues ou des paradigmes exhibe un aspect sous lequel le sophiste apparait, c'est-i-dire se laisse déterminer phénoména- Jement. Et ne se faitil pas reconnaitre en tant que personnage familier et pourtant difficile, sinon impossible, 3 saisir dans son unizé, du fait méme de cette mukiplicté ienéductible aspects qui est la sienne? Aussi, par le transfert de traits pris aux différentes activités qu'il évoque et quill divise, 'Etranger parvientil, comme Pavait dg souligné FM. Comford', non & tune définition du sophiste, mais a une série de portraits ou de deseriptions, que nous pouvons qualifier de métaphoriques, & condition justement de garder 2 la métaphore sa fonction de paradigme heuristique’. Que Ton se rappelle d'aillenrs que “EM. CoRNFORD, Plsto’s theory of knowledge, London 1979 (1935). > Voi, par ex, sur le pouvoir heurstique de la métaphore, M. BLACK, Models and Metaphors, Ithace 1962, et P. Ricouur, La Métaphore Vive, Paris 1975 | ; {LA QUESTION DE LIMAGE ARTISTIQUE DANS LE SOPHISTE 37 est sous le signe d'une métaphore, celle de la chasse, que se ‘met en route et se déroule pour I'Etranger et ‘Théététe ensemble de leur recherche, de leur traque du sophiste. Crest donc dans un tel contexte que survient et se détache le der- rnier paradigme ~ celui du “faiseur dimages” -, lequel a pour fonction de rendre plus proche la capture, En outre, c'est sur ce paradigme que fera retour le dialogue 4 partir de 264 B et sor Iequel il se conclut, non sans étre auparavant engagé dans un long détour Or, ce long détour, faisant quitter le monde familier pour Jes hauteurs de la méditation sur les grands genres, et dont enjew est la question du veai et du faux, n'estil pas justement ‘exigé par la nature méme du nouveau paradigme? Tandis que dans les précédents cas d'analogie, le dialogue partait, comme on devait sy attendre (cfr. 218 C-D), du plus connu (les Epyo. familiers) pour tenter d’appréhender le moins connu ou Te plus fayant (le sophiste et son activité), dans le cas de l'eiéddou ‘rornrtig les interlocuteurs sont vite placés devant une énigme redoutable: celle de !“image” dont le statut ontologique de- Imeure tout & fait problématiques. N'implique-telle pas un ‘entrelacement non patménidien et par la méme bien déconcer- tant, détre et de nontre (cfr. 240 c), du méme et de Pautee?? 4 Voir en 259 D, la semarque de VBtranget:. Le PARADIGME DE LA SCULPTURE. Ceest précisément avec ce kerté Thy bpacw gaveaatag ~ servant & caractériser In représentation artistique dans l'art ‘grec par sa subordination & la perception sensible, a Yapparen- ce = qu’est concerné Platon dans le passage qui constitue Ia réponse spécifique du dialogue a la question de Vimage. Ul sagit pour Etranger d'Elée dappliquer sans plus tarder (235 8) la diairesis au domaine de la mimétique. Lenjeu de la dichotomie est de taille. UEtranger y apergoit, en effet, deux formes (860 ein), encore que, ajoute-til aussitét & Pintention de Théététe, il ne soit pas aisé de déterminer dans laquelle des deux ils pourront pigger le sophiste. Une telle précaution n’est pas simplement rhétorique, Elle signale le véritable imbroglio vers lequel avance l’analyse avec le choix des cas qui instan- cient la division de la mimétique en eixootxt (235 p) d'une part et pavrastix (236 c) de Pautre. On représente eixaomntic, ou de fagon “eikastique” (icd- nique), va dire I'Etranger, lorsqu’on respecte 1a summetria du modéle (karte rag toO napaBetyoros cvpperpiag, 235 D), cest-idire les rapports de commensurabilité entre longueus, Jargeur et profondeur. Dé allusion aux trois dimensions suffit & indiquer que VEtranger a glissé sans avertissement du paradigme de la pein LA QUESTION DE LIMAGE ARTISTIQUE DANS LE SOPHISTE s ture a celui & premiére vue voisin, mais tout de méme bien distinct, de la sculpture. Glissement qu’habituellement on ne relive pas et qui parait pourtant slimposer dans la mesure 0, mieux que ne Je fait la peinture, Ia plastique est & méme Gillustrer le point qui devient maintenant décisif: celui de la des rapports, en bref celui de la swnmetria. ‘commensurabi 38 Ce glissement, que dhabitude on ne souligne pas assez, éveille par ees sg este cteeamn rome te apap re Sivan matte ce Serenata nimi alee ieee mee Tice ps menu de Pleo wo Hoye! esr de Pon et beméete Epler Pol eb grr ee ae a Sp retna iar woe St hae Rohe ee Spee lay pre eee serenade peti ee Sire aimee geet oe plus & méme de manifester la spirituaité. a a eee poe Se Sar iors soon ere secon eon a eee ee Sollee el yeep par ee Spat tata cramer ne", ne soient toutes deux concemées par la question de la surmmetria. Easetneliae” Senge aa difiérence “épistémologique". Le “vrai astronome” est celui qui poursuit Se Set sna nias ee de ses seules observations du ciel sans s’élever ainsi a une science vérita 76 MARIA VILLELA PETIT Sill en est ainsi, est qu'il faut trouver dans le paradigme de quoi établir, avee plus de rigueur, le pont entre Ini et ce quill est censé édairer. Or qu’est-ce que l'on veut ici éclaiter & side da paradigme si ce n'est le Abyos c'est-idire non pas n'impore quelle proposition mais celle qui a trait au savoir, soit 3 ua vrai savoir soit a un faux-semblant de savoir? Platon avait done besoin d'une notion qui, comme celle de Jogos, implique en elle-méme une sorte d'articulation synthéti- ue. C'est justement ce que lui offrait la notion de summetria, a laquelle, dans une circularité significative, est inhérente la notion méme de logos comme ratio. On comprend alors pour- quoi cee notion a pu étre préférée a celle d’el8og ou de ses dérivés. Parce qu'il entend bien signifier que le pseudos sophis- tique ne se situe pas au niveau de l'onomazein, mais a celui du legein, Platon ne rapporte pas, dans ce passage décisif du Sophiste, la question de image a celle de Vides. Qui plus est, le choix de la swnmetria comme moyen ter- me de Vanalogic est luiméme révélateur de la fagon “numéri- que” et non strictement prédicative (Aristote) dont Platon congoit structure du /ogos, comme le fait remarquet, entre autres, H-G. Gadamer. subordonnée justement 3 Vempitie, Or sn difete Zinrreaten du asap encom ce en pri oe ime le soulgne Mourelatos, au fit que Ia fagan dont Platon concevat Yastonomis nous est devenue tout fat étangére et irecevable, il est certain que dans le Sophise Platon sGtére le méme gente d opposition avee sn divinction entre “ckastique" et “phsotasique”, laquelle pivote alle aussi auour de la notion de surnetria Ici encore Ia recherche de ssonmetra ne se dément pas. Mais alors que le fasear d'eihona se confor. sme une sonrmetriaidéale obtemve price & une constriction mathtonat aque respecant une méme ratio, Ie faiseur des phantasmata procede pat siustements empiriques et ne peut ainsi about qua une summetri¢ 2 tio vaiabie, est dite, apres lui, a une preudosummetnia Dans un passage de Vessaicté (p.133, te fp. 257), oil fait allusion] STENZEL, Studion zur Exwuiclung der platnishen Dialekik son Sobraies 21 Aristotle, Leiptig 1917, et J. KLEDN, Die grecbscbe Ea an re once St gC eRe ER OE oe Near e aee i ish LA QUESTION DE LIMAGE ARTISTIQUE DANS LF. SoPHISTE ” Cela dit, revenons sur Ia différence entre eixaorixit et gavtagtixt, Dans le premier cas, oli Vartiste est accrédlté avoir imité la vraic summetria du modele, il convient Pappeler eixdvag les représentations qui aura ainsi produites. Dans le cas, cependant, oit Partiste, pour tenic compte du point de vue du spectateur et en fonction de emplacement auquel Ja statue se destine, en altére les mesures du modale (idéal), il ne pro- duit qu'un @diveacue, un simulacre. Le paradoxe est que si artiste, comme le dit Platon, donne alors congé a Ia vérité (236 a), en sacrifiant la commensurabilité du rapport entre les parties de la chose (105 otcag ovpHerpiog), il ne le fait qu’en we de produire une image qui ne paraftra que plus res- semblante aux yeux du spectateur. Ce faisant, cest-i-dire en. produisant des simulactes, il accomplit pleinement la vérité de image qua image, si la fonction de celle-ci est dapparattre comme ressemblaat au modele, tel qu'il ressort dailleurs de ce ‘que suggére I'Etranger lui-méme en 235 ¥. Nous voila donc en pleine aporie et le sophiste plus embarrassant que jamais. Car, alors, Gorgias n'auraitil pas raison de dire que est quand il pratique la twomperie que lartiste est le plus juste, puisque plus & méme de séduire? Cependant, malgré ces nouvelles difficultés qui tiennent au fonctionnement méme du simulacre, tout améne A penser que la division du paredigme ne saurait étre vaine, En témoigne dgja le fait qu'elle pivote autour de cette notion de sunmetria. Il impore done de se demander ce qui peut la justifier du cété de Part, Cest-i-dire du c6té du paradigme lui-néme. (Or nous savons qu’avec Vallusion aux oeuvres trop gran- des (vv peydrov Epyov) et aux déformations quelles Logivik und die Entstebung der Algebra, «Quellen v. Studien zur Geschichte der Mathematik, Astronomie und Physiko, Abt. B, Bd, ut (1934) 1, Heft, Gadamer note: «arés tot dans les dialogues platoniciens se rencontrent des allusions ~ pour le dice d’un mot ~ @ ls structure numéri- «que dit logos (Arithaos Stuktur des Logos finden) 78 MARIA Vi pent devaient subir pour justement ne pas apparaitre comme diffor mes, Platon évoque, sans véritablement les réprouver, les solu- tions optiques auxquelles les artistes grees étaient parvenus depuis dgja assez longtemps. C'est ce qu’en architecture atteste Je Parthénon et qu'en sculpture de nombreuses sources lais- sent supposer. Encore une fois c’est une anecdote qui peut le mieux illustrer son propos. Elle est rapporiée par Tzetzés, écrivain byzantin du XII sitcle (cfr. Chiliades, vin 353-69). Bien qu’elle soit assez connue et souvent rapprochée de notre passage, il n'est pas inutile de la rappelet. En voici donc le récit «Alcaméne, qui n’avait aucune expérience de l'optique et de la géométrie (6rexvog Kai otuxiig Kai tig yeamétpne), avait fait une statue d’Athéna de toute beauté au regard de ceux qui pouvaient la voir de prés. Phidias, par contre [...] estimant que la forme de la statue devait ére complétement modifige en raison de la hauteur de Pemplacement prévu, élar sit en conséquence louverture de fa bouche, déplaca lmplan- tation du nez, et tout le reste & Pavenant. Quand, par la suite, ‘on amena les’ deux statues en pleine lumiéze afin de les com” pparer, Phidias se trouva en grand danger d’étre lapidé par la foule, jusqu’a ce que les deux statues fussent enfin dressées, car on vit alors se brouiller 1a douceur des traits fins du modéle d’Alcaméne, tandis que par V'effet de Ia hauteur de Vemplacement, seffacaient les disparités et les choquantes déformations de Poeuvre de Phidias, ce qui fit qu’Alcaméne fut ridiculisé et Phidias tenu encore en plus grande estime»”. Tnutile dlinsister sur ce que justifie le rapprochement de cette anecdote du passage de Platon en 235 F tant cela parait 3) Nous citons d'aprés FH, Gomanict, Art ef Ilasion, ft. par G. Durand, Paris 1971, p. 244 4 A ce rapprochement Pollitt ajoute encore celu-c, dont Pat tion revient soit 4 Damianus, soit & Heron d’Alexanckie, soit a Geminus (contemporain de Posidonius?): «Le but de Varchitece, dit Damianus est de rendre son ourrage harmonieux (eurbuthmos) et afin de produire | Ae ak te a ia ala cae jsp LA QUESTION DE LIMAGE ARTISTIQUE DANS LE SOPHISTE 9 faxre évident, Tl importe davantage de mettre en relief une différence demeurée inapergue de Ia plupart des commenta: teurs, Or a aucun moment anecdote ~ qui vante le savoir de Phidias, par contraste avec Ia simple habileté d'Alcaméne, et ‘qui devait appartenir @ une sorte de florilége a sa gloire ~ ne souléve, bien entendu, Phypothése de spectateurs qui, du fait de la puissance de leur regard pourraient toujours constater les déformations imposées 4 la statue, ct partant, ne pas se Jaisser duper par les apparences. Une telle variation imaginati vve aurait été dans ce contexte tout & fait inconcevable. Mais est précisément cela quiinsinue Platon au moyen d'une cons: traction optative en 236 3, Sivomty & a mg AdBor te mmarxarita teavdic pa, Or Cest précisément cette insinuation qui constitue le clow de son argumentation. Qu’est-ce A dire? Quelle serait cette vue puissante pouvant se: soustraire aux contingences des regards hrumains, lesquels sont limités par leur inrémédiable inhérence a un point de vue, a un corps situé? Ne seraitce pas un regard (8éa) ayant quelque chose de divin (ed), et tel n'est pas le trait déterminant pour Platon le regard du philosophe fen tant que capable dintuitionner, ft-ce de fagon intermitten- te, le vrai au-dela des apparences et, par conséquent, au-dela de Pimage? Soulignons que T'argumentation est semblable ici i celle quiutilisait Platon lorsqu’l voulait distinguer, parmi tous les praticiens de la géométrie, le vrai géométre, cest-idire: le géométre-philosophe. Celui-ci n’estil pas & méme de voir les rapports numériques au-dela des figures ou des diagrammes? Cela n’exclut pas qu'un diagramme bien fait ne puisse avoir pour lui une valeur heuristique, mais, tout simplement, qu'il sait se libérer des diagrammes et voir au-deli, Autrement dit, tn tcl fle et abliné de fie des compensations aux deformations foptiques pour obtenir une eurhythmie et une isotopic, non d'apres la réa- lie (ear deve), mais en apparence Inpdg SyAV)». 80 (ARIA VILLELA PENT le véritable savoir géométrique va nécessairement au-dela de la visibilié des figures et celui qui s’y arréte n'est pas encore un vrai géométre”. Quant au domaine artistique, il convient de noter que Pla- ton ne dit pas que la peinture et la sculpture (sous-entendu grecques, puisque c'est seulement de celles-ci qu'll s'agit dans Je Sopbiste) produisent nécessairement selon |'apparence trom- peuse, Cest-i-dire au moyen de procédés destinés & créer Pk fusion. Tl dit seulement que c'est en ce sens que, pour une lar- ge par, la mimétique opére (cfr. 236 B-C: OdKoty néunodw kal xuté tiv Coypagiav toi10 tb pépos tori Koi Ko <é oWunooay wYuNTiKt|y; «Or n’est-ce pas Ja une part trés large et de Ia peinture et de la mimétique en son ensemble?>, ts. Digs). Par 1a méme il sous-entend quill y a des wupryarca qui échappent au simulacre en ce quills imitent les vraies pro- portions du modéle, Que faut-il penser d'une telle suggestion pour ce qui est du domaine artistique? Certes, Platon ne four- ‘nit aucun exemple Poeuvre identifiable ni aucun nom ¢’artiste. I y a tout lieu cependant de penser qu'il n'est pas en train de séférer & l'art in abstracto, comme s'l s‘agissait de signaler, de facon toute théorique, les deux cass ou les deux formes possi bles de la mimétique, I'*eikastique” et Ia “phantastique”, mais quiil a bien en vue deux types de procédures effectivement mises en oeuvre dans Part grec. Pourquoi, du reste, dérogerait- il ici & sa maniére habituelle et socratique de procéder qui est de faire appel aux exemples les plus concrets? Or un grand sculpteur du Ve sidcle est resté célébre par ses études des proportions du corps humain, voire de la. com- mensurabilité des parties entre elles et avec le tout, en bref de la summetria. Cet artiste est Polycléte’*, dont le nom, notons-le 25 Noi ur ceue question MOURDLATOS, at. i, pp. 467. 26 Un court fagment atuibué a Polyeete nous a &é uansmis. Chi D.K. 40.8 2: typ e8 apes wuxpov dui noMay éprOusiv Yerveoda fale perfection (a beaué) sfobuient petit a petit & travers beaucoup de I LA QUESTION DE LIMAGE ARTISTIQUE DANS LE SOPHISTE 81 en passant, est évoqué par Platon a cété de celui de Phidias fen Profagoras, 311 £. Et si cétait justement Ie canon de Polyelate qui aurait le mieux exemplifié cette branche de la mimétique que Platon appelle “eikastique”, laquelle se caract ‘serait par lobservance fidéle de la vraie summetria du modi Je? Une telle supposition ~ déja suggérée par Pollitt lorsqu‘il approche le “canon” de la question de la sumrmetria telle que le déploie le Pbilébe -, sort renforcée sinon pleinement corro- borée, et cetle fois-ci mise explicitement en rapport avec le Sophiste, i la suite d'une récente et remarquable étude du Canon de Polycléte. Canon qui aurait trouvé une de ses réali- sations dans la statue dite le Doryphore, dont l'original, datant des environs de 440 A.C, nous manque, mais qui nous est connue par une bonne copie romaine du Musée National de Naples. Liétude en question, due a Richard Tobin et parue dans «American Journal of Archeology>”, fonde sa tentative de reconstruction du Canon sur la géométrie pythagoricienne telle qu'elle s'est transmise & travers les Eléments d'Euclide, tout en tenant également compte des sources littéraices, en particulier de Ia description du Canon donnée par Galien’*. Diaprés R. Tobin, c'est non pas le doigt (le 8ditwh09), ‘comme laisse croire Ie texte de Galien, mais plutdt la petite phalange du petit doige qui aurait &té prise par Polycléte com- me l'unité modulaice & partir de laquelle il tentait d'engendrer les proportions du corps humain, Cest-icdire les dimensions ayant entre elles une méme ratio. Ou, plus précisément, et toujours selon R. Tobin: ayant mesuré la largeur et la longueue de la petite phalange afin d’en déterminet le nombre géométri- que, exprimé par un rectangle, Polycléte poursuivait en cons- ombrese). Voi, sur fe canon et la stonmetria chez Polycléte, POLLITT, ‘op. ait, pp. 14 s 3 Voir R Toa, The Canon of Polyeletos, «American Journal of Archeology», Lao (1975) pp. 307-21 3 Gal. de plac. Hipp. et Plat. 5, 3. Ce passage est reproduit par R. ‘Toowy, art. ait, p. 308, 82 MARIA VILLELA-PETIT truisant sur la longueur de celui-ci un carré dont la diagonale lui fournissait la longueur du nombre spatial suivant, c'est-a dire celui de Ia deuxime phalange. La diagonale du carré construit & son tour sur la longueur du nombre géométrique de cette deuxitme phalange devenant la longueur du nombre Gométrique de la troisigme. On passait aprés a la main, de {1A QUESTION DE LIMAGE ARTISTIQUE DANS LE SOPHISTE B tes sur le méme modele (ad unum exemplum), Plus loin dans Ie livre 200V, ce méme trait, d’étre “carré”, revient encore ‘comme caractéristique des Anciens par rapport aux Modernes dans un passage au sujet de Lysippe. Voici ce qu’écrit Pline (xxx1v 65): celle-ci & 'avant-bras et au bras. Ensuite au corps en établis «Celui-ci ULysippel contribua beaucoup, dit-on, au progrés { i 3 i : | | i # sant pour celui-ci un rapport entre Je bras et la hauteur de la de la statuaire, en rendant Je détail de la chevelure, en faisant téte jusqu’aux clavicules, t ainsi de suite : Inte pls pete que Jes Ancens, le comps plus sate ct se, Dafavions|ifunetcarpneion p 4 yur que ses statues parussent plus élancé n'y a pas de aeeeeare Serene eeeeeeeeeeereeeees Pe latin pour traduire cette summetria qui observa avec la Raturclle et de construction géométrique, laquelle sous cote plus serupuleuse attention, substituant un systtme de propor. Fons nouveau et original a la stature carrée (guadratas [1 Maturas) des oeuvres anciennes; il aimait a dire que les ‘Anciens représentaient les hommes tels quils sont (ab ills fac tos quales essent bomtines) et, lui-méme, tels quils sont vus (a te quales viderentur esse)» (tt. H. Le Bonniec). forme nous est devenue tout & fait étrangére, et qui, pourtant, devait @re familiére aux Anciens, surtout dans les miliewx empreints de pythagorisme. Il s’agissait, en somme, de voit le numérique dans la phusis, afin de pouvoir déterminer Ja struc- ture permanente, a la fois coneréte et idéale, des choses, par deli le flux des apparences et, par conséquent, par deli les variations de points de vue. En procédant de la sorte, Polycléte obtenait une figure dont les parties entre elles ot avec le tout étaient commensura- bles, en achevant ainsi une summetria qui était celle de la cho- se elle-méme, Pour Platon, disons-le par anticipation, il pto- duisait une représentation vraie, voire une représentation iconi- que de la vraie chose, cest-i-dire de la chose saisie dans son ideale, Ce passage souligne donc une différence stylistique, dans Je domaine de la sculpture, entre les “anciens", dont, sans aucun doute l'éponyme est Polycléte, et les “moderes”, dont le représentant Ie plus illustre semble avoir &é Lysippe, pein- tre et sculpteur préféré Alexandre, Mais en quoi réside la nouveauté de Lysippe par rapport 2 ses devanciers? N’est-ce pas justement dans son plus grand souci pour la représenta- tion des apparences? Cela n’impliquant de sa part aucun reniement de la nécessaire recherche de la summetria, mais aie Mais toumons-nous & nouveau vers Vindispensable Pline. Au livre 200cV 55, nous lisons que Varron disait des statues de Polycléte qu’elles étaient carrées (quadrata), et presque tou: 27 Le deal précis de cette mane de procéder et bien entend fouri par Terde de R Tobin, 2 lasuele now tenvoyons, De la compe tson dos mesures ence Te caon ee réalation dass Ie Dowyphore resor une marge denear ne depasant pas 1% pour le come et 09% Bout ate. Ma ea ota ps clone 3 ve gue a 5 ists de Ia mimic Ele Ine toujours subeince un Cert pa Epp 8 original el que, dans son ideale, st means seulement un infléchissement de plus en plus résolu vers une summetria de type optique par contraste avec une summetria de type géométrique. Crest précisément sur cette différence entre une summetria séométrique ct une summetria optique, se réglant de plus en plus sur lempirie, que Platon construit son opposition entre “cikastique” et “phantastique”. “© Lepithéte “carcé” était, chez les pythagoriciens,synonyme de “par {aix", Simonide Vemploie en ce sens, Et on retrouve cet emploi encore chez Aristote, Chr ret. 11, 1411 b 26-27. 84 MARIA VILLELA DETTE Cela étant, si dans Je domaine de P*cikastique”, il y a une forte présomption pout Polycléte, il ne s'ensuit pas que Platon ait visé justement Lysippe comme représentant de fa “phantas- tique”, ainsi que le suggére, entre autres, Tobin. Ce que Platon semble avoir en vue, cest Ia tendance devenue dominante ct majoritaire vers le miliea du IVé siecle. On peut néanmoins remarquer, en faveur de Pévoestion ici du nom de Lysippe, que nous savons maintenant que les premiéres années dacti- vite de Pattiste recouvrent les demiéres années de vie de Platon (et le Sophiste se trouve étre un dialogue de la derniére période). Par ailleurs, nous savons par Pline (xxxIV 40) que Lysippe avait fait des sculptures colossales, en particulier celle du Zeus de Tarente, ce qui pourrait bien cadrer avec le Ov heyiduv Epyov de 235 5; mais tel était aussi Je cas d'autres sculpteurs, comme, par exemple, un nommé Euphranor (cfr. lin, mat. hist. XXXIV 77). Autrement dit, plusieurs sculpteurs et a fortion’ plusieurs peintres du V¢ et IVe sicles auraient pu instancier ce que Platon entend par Ja production des phantas- mata, Ex ce n'est pas autre chose qu’insinue le texte du dialo- gue, -MINESIS PHILOSOPHIQUE ET MIMESIS SOPHISTIQUE Replagons maintenant Ja distinction entre “eikastique” et “phantastique” — dont nous avons vu qu'elle se joue autour de la notion de summetria ~, au sein du paralldisme oi elle doit servir ~ et cela est capital ~ de discriminant entre le philosophe et Je sophiste. Nous avons d'un cété une GANSHg Gunpetpic, et de Tautre une Soxoica cuuterpia. Notons que dans le premier cas Platon dit indifféremment: 1c to¥ noposeryuo- Tos Guppetpiag (235 D); té5 oboag ovupetpics (236 A) et ‘iy... GaMBLvAY Gu weTpla (235 EB). Or, dur e6té de art, nous avons, avee R. Tobin, fait corses- pondre la vraie summecria & une summetria géométrique, et la summetria apparente & une sunimetria optique. De plus, la 4 [LA QUESTION DE LIMAGE ARTISTIQUE DANS LE SOPHSTE 8 ifférence alethéiologique entre les deux summetriai n'ést per- ‘eptible qu’au regard du philosophe-dialecticien en tant que regard susceptible ('incuitionner, par dela Vimage et, pat con- sequent, au dela du niveau esthétique, la swmmemris du mode- Je, celle de la chose elle-méme dans son idéalité. C'est pour- quoi aux yeux de ceux qui sarrétent a Timage tele qu'elle Jeur apparait d'aprés le point de vue qui est le Jeur, il n'y a rien d’étonnant 4 ce que la statue a summetria optique puisse rencontrer plus de faveur. Mais qu'est-ce qui est “vu" du dialecticien qui ne saurait dre vu d'un regard non dialecticien, non philosophique? Cela ne doitil pas avoir trait a la dialectique elle-méme? Tel parait bien étre Te cas, en effet, et c'est sur cette voie qu'il faut cher- cher Ja raison essentielle pour laquelle le dialecticien doit pri- vilégier une summetria géométrique (“eikastique") par rapport A une summetria optique (“phantastique”). Cette raison tien- drait, en fait, & cecis Cest seulement dans la summetria géomé- trigue qu'une seule et méme ratio unifie le multiple, c'est-a- dire les différentes mesures qui sont celles des diverses parties du corps. Dans la summmetria optique, au cohtraire, une tele unification ne peut pas se faire, puisque pour tenir compte des effets d'apparence dus aux points de vue, le sculpteur doit fai- re édlater lunité de la ratio numérique au profit des retiones multiples, le critgre étant I'observation empirique, seule apte & fonder les régles de cette nouvelle summetria. Voila, nous sem- bletil, ce qui, dans le Sopbiste, est essentiellement impliqué par la division amenant a distinguer entre deux formes de pro: duction mimétique dans le domaine des arts Mais Ia legon du Sophiste ne s‘arréte pas la. Elle porte aussi sur la fagon dont Platon considére la question de la vérité. D’aprés l'équivalence que nous mentionnions ci-dessus entre des expressions telles que “vraie summetria", “summetria de la chose”, et “summetria du modéle”, il en ressort qu‘ici la vérité, GAx{Beta, ext CPabord et originairement celle de la “cho: se elleméme”. Or “la chose elle-méme” signifie, pour Platon, la chose envisagée dans son idéalité, et partant dans Vinvarian- 86 (MARIA VILLELAPENTT ce des rapports qui constituent sa véritable étance (sa véritable odcia). Seulement dérivativement est-il légitime de parler d'une vérité qui soit celle de la fidelité ou de la correspondan- ce “eikastique” de image au modéle, Toutefois si, comme le veut le parallélisme, le Jogos vrai est le produit d'une “weimesis eikastique”, nous ne pouvons que rnuancer voire contester P’interprétation - nous pensons a Hei- degger -, selon laquelle Platon vérité comme vérité-comtespondance, laquelle devait aboutir a Ja définition de la vérité comme adaequatio intellectus et rei. TL ne sagit pas pour nous de contester la vérité de cette filiation ou de cette dérivation dans histoire de Ia philosophie. Mais de suggérer de quel infléchissement elle a pu étre issue. Car alors que l'adaequatio pose une relation horizontale entre deux péles: Tun, actif, intellectus; Yautre, passif, la chose, Toyotwsig platonicienne opére selon Taxe vertical de la mimésis qurelle est (cft. le Critias). Elle regarde ainsi vers la chose, dont elle requiert la manifestation vraie, Valetbeia Aussi, quand Heidegger écrit irait imposé une notion de Cf G. VaLLerE Vitiann, Les Phocéens en Métliterante ocriden- tale & Vépogue arcbaique et la fondation de Hyéib, «La Parola det Passaton, Xx1 (1966) p. 181; et J. P. Mone, Les PBocéens en Occident certitudes et bypotbéses, rid, p. 395, et Sondages sur Vacropole de Velia ‘Contribution a Térude des premiers temps de la ccd) zi. xxv (1970) p. 134, Contra, ft. G. PUGUESE CARRATELL, La nascita di Veli ibid. p. 7. “Ci. A. Dis in Placon. Ocuorer complete, Paris 1925, vi, 18 par. We, p. x0 ea [NESTORLUIS CORDERO voudrions analyser dans ce travail le rapport qui pourrait s'éta blir entre Jes deux philosophes nés & Elée (“éléates”, donc) et par Platon dans Je “systtme éléatique”> tel qu'll « &é can le Sophiste. «Pour ce gui est de notre gent (eshros) ééatique, qui part de Xénophane et de plus haut encore» (tr. L. Robin), elle «ne voit qu'unité dans ce qu'on nomme Je Tout» (tr. A. Dies) (soph. 242 ), Lorsque Platon écrivait ce passage du Sophiste — gui constitue la premire “histoire de la philasophie” que nous connaissons’ ~ pouvaitil imaginer qu’ll venait de signer V'acte de naissance de I'école ééatique? Probablement pas, mais comme sa systématisation permettait & la fois de “clarifier” la complexité de la pensée parménidienne et de placer le «véné rable et redoutable» Parménide (Theaet. 183 §) parmi des col- legues plus facilement critiquables, a formule eut un succés retentissant, Mais il faut justifier ces appréciations, et Ie point de départ le plus approprié est Panalyse du passage platonicien, Crest pour répondre & Ja question de «déterminer 'Etre, tant pour Je nombre que dans sa nature» (tr. L. Robin; «détermi- ner combien il y a d’étres, et quels ils sont», tr. A. Digs) que VEtranger, d'Blée, protagoniste du Sophiste, énumére les ‘amythes» (242 ¢ 8) daborés par les philosophes précédents, Et lorsque vient le tour de «notre [c'est en effet un éléate qui parle] ethnos ééatiques, nous trouvons le texte cité ci-dessus. Celui-ci est beaucoup plus riche ~ et compliqué ~ qu'il ne parait. LiEtranger parle d'un ethnos éléatique. Le mot ethnos, qui posséde che Platon une signification trés proche de celle de genos, fait souvent allusion @ une “race”, “nation” ou “peu- > Nous appeloas convensionnellement “éléates” les habitants d'Elée ct “éléatique” tout ce qui conceme Vécole ou le syteme philosophique qui serait nf a Ele. 6 Cie E Ciumacuin, Implicnion’ erie delle storiografa filosofca di Platone, Padova 1976, ch. I, patsim. sec [INVENTION DE LECOLE ELEATIQUE 95 ple”, Voyons des exemples. Critias mentionne des «ethné bar bares et des gené grees qui existaient jadis» (Critias, 109 4 2), ‘Thrasymeque fait I'éloge des tyrans capables de soumettre aces cités et des eth humains» (resp. 348 D 5), Timée affir: me que le dernier gevos des vivants (scil. le quatritme) est constitué par lethnos des poissons (Tire. 92 8 6), et PAthénien des Lois, certain que «des milliers Pethné» détestent Pivresse (eg. 638 E 5), avoue que son propre discours a dépassé les limites de la polis pour arriver au niveau dun ethnos (683 6 8), et regrette que les Perses n’aient pas hésité & détruire des cccthné amis» (697 D 5). Dans le passage du Sophiste qui nous intéresse, il est aussi question d'une nation particulitre, Elée, dui se localise avec précision, et, avec Ja méme signification, nous trouvons des exemples similaires dans les allusions & Vethnos de Créte (leg. 751 1) et de Thessalie (Jeg. 776 D 2). Mais il y a chez Platon une autre utilisation? du mot eth- nos dont la spécificité pourra nous aider a déceler toute la richesse de expression “cthnos éléatique”. I s'agit de la caractérisation d'un groupe de personnes qui exerce un méties, une profession: «le médecin, le constructeur de bateanx, ou quelqu’un d’autre des ethne artisanaum> (Gorg. 455 8 4); aethnos des artisans» (Critias, 110 € 3); ale genos des podtes et Vethnos des imitateurs» (Tim. 19 D 6); «Pethnos des hérauts» (pol. 290 B 1}; et — pourquoi pas? ~ «Pethnos des militares, des bandits et des voleurs> (resp. 351 ¢ 9). Nous croyons que la valeur du mot dans soph. 242 D, méme s'il fait allusion & une polis particuliére, se rapproche beaucoup de celle des der- riers exemples mentionnés ci-dessus. En effet, ce n’est pas Ia citoyenneté des habitants d’Eléet que 'Etranger veut souligner, 7 Nous laissons de c6té une signification plutét restreinte du mos, dui apparsit sarrout dans la République, toujours comme synonyme de genor: celle de “classe sociale” (cf. resp. 420 B 7, 421 ¢ 5, 428 £ 7, 466 A 5, 541 4 6) " Autrement, comme nous le verrons il aurait di éliminer Xénophe pe de la liste. 96 [NESTOR CORDERO mais une caractéristique commune quelques personages (une certaine fagon d’envisager Ja réalité; un “métier”, au sens 1rés large); et ces personnages sont mentionnés par le nom de la polis o& cette activité a vu le jour. Sil en est ainsi, il faut avouer que le mot “école”, pris avec toutes les précautions qui slimposent (qu'est-ce qu'une “école” au Ve sitcle avant notre are?) ne serait pas une mauvaise traduction d'ethnos dans le passaze que nous écuclions. Mais il y a un élément qui a notre avis n'a pas encore &é objet de l'analyse approfondie qu'il mérite: le couple elea- ikon ethnos fait pantie d'une expression substantivée préeédée par to: t0 par'bemin/bemon eleatikon ethnos. Exant donné que ‘est !Etranger d’Elée qui parle, a solution la plus simple s'est toujours imposée: le pronom personne! a été presque 3 lune. nimité considéré comme un possessif: “chez nous, 'école sléa- tique’ = “notre école éléatique”. Ce n'est pas le cas, car Pla- ton aurait bien pu utiliser Aemeteron. Le sens de la formule dépend de l'expression précédée par la préposition, La plupart des éditeurs et des traducteurs s’en tiennent 3 une correction ffectuée au XIVe sicle? sur le Ms. Patis. 1808, d'aprés une citation d'Eusébe: par'bémin. Cette méme version réapparait aprés dans toute une série de codices dérivés de cet amende- ment, ou influencés par lui, expression ‘para plus datif” issue de cette correction a une valeur fortement locative, ce qui cxplique les traductions de A. Digs (‘chez nous”), L. Robin (“notre gent”), FM. Comford (“in our part of the world”}!!, H. N. Fowler (‘in our tegion”), Néanmoins, les 8 Cie J. A. Pair, The apographa of Plato's ‘Sopbistes’, «Phoenir», ea (1968) p. 290, 10 Nous Tavons constaté dans Paris. gr. 1809, Pari, gt. 1814, Marc. 184, Laur. 59. I, Laur, 85. 6, Laur. 85. 9, Vat. Ross, 358, Nap. 340. IE M. CORNFORD, Plato's theory of knowledge, Loncdon 1935, p. 216. "HL, FowLes, in Plavo, ‘Theaetetus, ‘Sopbis', 0, London 1921, p. 358, item cae LINVENTION DE LBCOLE ELEATIQUE 7 trois sources principales du texte du Sophiste, les cod. B (Xe siecle), W (Xe sigcle) et T OXI siécle), présentent la version parrbémon. Cette méme version se retrouve dans le cod. Y {début du XIVe siécle), considéré en général comme un témoin aussi important que B, ‘T et W, sinsi que dans Ia ver- sion non corrigée du Paris. 1808 (XIII* sigcle) et dans toute tune série de manuscrits dérivés de ceux-ci. expression, selon cette version, souligne Pidée d'origine, de point de départ ou de provenance, qui est habituelle dans le couple “para plus génitif". C’est surtout le prestige du texte de John Bumet (Oxford 1900), devent orthodoxe, qui est, & notre avis, a Vorigine de Pinertie qui a fait que Ia plupart des érudits ou des traducteurs modernes conservent la formule par'bemin. Nous n'en avons trouvé une défense conceptuelle ~ c'est-i-dire basée sur une certaine conception de lécole d’Elée ~ que chez Pérudit italien M. Gigante. Cet auteur s'est intéressé particulié- rement aux témoignages mis en fumiére par les fouilles de Velia, Pancienne Elée — qui sont devenues systématiques par- tir des années soixante — et a proposé une hypothése selon laquelle lethnos éléatique pourrait avoir inclus aussi une con- frérie médicale dont existence est attestée par quelques inscriptions. Lexpression signifierait done: «la gens Velina, che @ presso di noi». Sans s’appuyer sur cette hypothése, pour- tant ~ et peut-étre aussi sans la connaitre ~ c'est bien Vexpres- sion au datif qui a eu la préférence de la plupart des éditeurs, Nous sommes de Pavis que, en revanche, est expression au génitif qui se rapproche le plus des intentions de Platon. It y a d'abord le prestige des quatre codices principaux (B, T, Y, Nous Vavons constaté dans Paris. gr, 1808, Nap. 337, Patis. Cis bg 155, Ang, gt 226, Vat. gx 22546, Vat. gr. 227, Vat. gt. 228, Vat. gt 1029, Vat. gr. 1030, Vat. Barb. gt. 270, Vat. Urb. ge. 28 1 Cf. M. NaPOLL, op. i, p. 137 note L 1 M, GicaNte, Velina gons, «La Parola del Passato», 10x (1964) p. Br. 98. NESTOR LUIS CORDERO W), trés rarement unanimes dans des passages contestés, et dont Paccord sur bémdn aurait di suffire pour trancher la question. Les corrections effectuées sur le cod. Paris, 1808 ne sont d'ailleurs pas toujours heureuses (par exemple, toude en 238 D 2, au lieu de tode Paris. 1808 et W, ou to de B, T, Y), mais l’élément décisif pour adopter la version la mieux attestée réside dans la “nationalité” des personages qui, selon Platon, font partie de l'ethnos éléatique, et parmi lesquels il y a deux intégrants “non” éléates: Xénophane (de Colophon) et Mélis- sos (de Samos). Liethnos Aéatique s'est donc développé a par- tir d'Elée, mais toute référence exclusivement localiste, qui ferait du mouvement une philosophie de terroir, de «chez nous, les éléates, est a exclure. Liexpression par’hémdn, en revanche, est tout a fait cohérente avec ce que Platon dira des conceptions et surtout des intégrants de l'école d’Elée. En outre, comme Fa signalé avec vigueur H. Usener, Ia seule signification possible de la phrase bo par'beman est der von uns Ausgegangene, et «ce fut d'abord Eustbe et, dans les temps modernes, Heindorf, qui, parce qu’ils n’ont pas compris la formule, ont adopté le datifs. Léditeur L. Campbell avait déja proposé en 1867 expression par'beman comme synonyme de ex Eleas: «the school that comes forth from us», et la for- mule a &€ adoptée par Diels-Kranz: «Die Sekte geht von uns (Blea) aus»#, Aussi proposons-nous, donc, la traduction sui- vante: «en ce qui concerne Pécole d'Elée, issue de chez nous». La suite de la phrase nous donne des renseignements con- scole”. Xénophane d’abord, crets sur les intégrants de cette “é © H, Usenen, Die Unterlge des Laertins Diogenes, in Kleine Schriften, ts, Leipaig 1914, p. 168 1 L. CAMPRELL, in The ‘Sophistes’ and ‘Politics’ of Plato, Oxford 1867, p. 107, eH, Dirts-W. Kunz, Die Fregmente der Vorsokratiter, Berlin 19516, 5, p. 121. Cfe, aussi M. UNTERSTEINER in Senofane, Testinonianze & Sranementi, Firenze 1956, p. 48. | LINVENTION DE LECOLE ELEATIQUE 99 Tl est facile de compléter la liste, car MEtranger avait aff au début du dialogue qu'il érait en rapport avec les compa: gnons de Parménide et de Zénon, éléates comme lui. Mais nous savons que ce qui caractérise P'école éléatique est, aux yeux de Platon, une certaine conception de Pétre, et quill affirme sans ambiguité @ deux reprises que cette conception est pattagée par Parménide et par Mélissos (Theaet. 180 &, 183 E). Aux noms de Xénophane, Parménide et Zénon, il fau- drait done ajouter celui de Mélissos. Enfin, pour compléter ce panorama, nous devons nous demander qui sont ces personns- ges anonymes qui seraient a Vorigine du mouvement «méme avant» Xénophane (242 p 5}. Nous avons donc la liste des “aéatiques” chez Platon. Il faut maintenant les interroger. Platon affirme que les éléatiques faisaient (ou font) partie des écoles qui racontent des mythes sur le nombre et la qua- lité des étres (242 ¢ 6), et que, pour eux, «ce qu'on appelle ‘tout, est un étre unique» (242 D 5). Nous reviendrons sur cet- te théotie. 11 suffit pour Pinstant de l'énoncer, car elle nous servira de réceptacle pour y placer les auteurs que Platon con- sidére comme “Aléatiques", cest-i-dite les philosophes qui ont affiemé explicitement ou implicitement que “Vétre est Un”. Selon Platon, ce’ mouvement est “issu” d’Elée et a com- mencé par Xénophane, “et méme avant”. Llexptession entre guillemets est énigmatique, car il est difficile dimaginer quels font pu étre les initiateurs de ce courant. S'agissaitil d’éléates, ou bien (Simpl. fn phys, 22, 30 Diels); «Xé- 2 Selon M. UNTERSTEINER, op. i. (spre note 18), p._CxCWE, 100s les téucgnages qui concernentunité de Ite viennent de Théophrase 130 Cf B TaN, Pour Pbistote de le science hellne, Pais 1887, p 10; L, ROBIN, La pense greeque et les ovigines de Fesprie sciensfigue, Paris 1923, p. 98 LEINVENTION DE LIECOLE BLEATIQUE 405 nophane affirme que diew est étemnel, un et absolument homogéne> (Hipp. ref 1 14, p. 17, 19 Wendland); «! Pour un biologist, “la” vie qu’ étudie est unique; pour un physi cen, “a” température est unigue. Il y a des manifestations multiples de Ja vie ow de la température; mais il n’y a pas “deux” vies, ou “trois” températures. Voila le sens de 'unité de Pétre cher Parménide, 3 L, Tani, Parmeonides, Pineeton 1965, p. 190. » K, REINHARDT, op. cit. supra note 41), p. 108 34M. UNTERSTEINER, op. ff. (supra note 44), pp. XXVILL. 412 NESTORLUIS CORDERO patt pas de 'Un, mais de I’étre», G. Reale constate que !'Un n'est pas pertinent dans le Pome de Parménide%; et trés ré- cemment les idées de S. Austin concordent avec lui («Lunité de ce qui est, n'est pas tres importante») et avec Tarén (alebjet primordial [..] est ce qui est, non 'Un»)", Tl n'est pas facile dexpliquer pourquoi Platon a privilégié un c6té accessoire** de la pensée parménidienne, cété qui, consacré ensuite comme noyau principal de son systéme, aboutit a sa déncturalisation. Nous sommes de Pavis que Platon ¢ regerdé Parménide avec des lunettes mélissiennes. Il est probable aussi que Platon, observateur ~ cela va de soi - trop peu objectif, ait pas pu se dégager de sa propre conception de Pétre (pour lui, “étre” est “participer a”) et, comme I’a observé W. Bondeson, il a confondu Pétre et les choses qui ont de l'étre («io be and things that have being»). Chez Parménide, selon cette perspective, il y aurait “une seule chose” & avoir de l’étre: Petre lui-méme; chez Empédocle, il y en a quatre, etc. Labsence d’un monisme (explicite ou implicite) n'a pas cempiché qu'il devienne I"éléatique” par excellence parmi les commentateurs. Le nom de Parménide devint synonyme de T'Un®, ct méme de la “sphére unique”*. Aristote, sur la base d'une inférence qui sera reprise par plusieurs commentateurs, “déduit” l'unité de P’étre a partir de linexistence du non-étre: DL. TaRAN, op. ct. (supra note 52), p. 189. % G. REALE, op. cit. (supra note 26), p. 112. FS, AUSTIN, Parmenides, Yale 1986, p. 71 91 Le mot est de K. REINHARDT, Joc cit (supra note 53) 2° WW BONDESON, Some problems about being and predioation in Plato!» ‘Sopbist’ 242-249, eJournal of the History of Philosophyo, XW (1976 p. 2 Plaron s'est offert méme le luxe de faire un jeu de mots avec le nom de Parménide: dans le Toeététe Soerate dit quill ne rougit que devant sun seul Bice, Parménide (Eva: Svza Tlopuevidnw)» (183 © 5), ‘© Dans la fameuse feesque de Raphaal *Lécole dAthénes", un per- sonnage barbu qui se trouve sur la droite avec une sphére sur sa main est censé représenter Parménide. INVENTION DE LECOLE ELEATIQUE 3 «Comme le non-étre ne peut pas étre i coté (!) de Veer, il (scil. Parménide) croyait nécessairement que Vétre était un et rien autre» (metaph. A 5. 986 b 28-30); et i dit la méme chose lorsque, en 1089 ¢ 4, il cite le premier vers du fragment 7, Mais il ne trouve aucun texte pour justfier que «il semble» Gouxe) que (Parménide) concevait I'unité conceptuellement (wate tov Adyov, metaph. A 5. 986 b 19). Chez les post-pla- toniciens il n'y a que la voix d’Eudéme qui échappe a l'unani imité («Parménide ne parait pas avoir démontré que l'étre est un, méme dans le cas oi I'on pourrait admettre que pour lui Vétre s’énongait dans un seul sens»). Rien chez Parménide ne se rapptoche done de I’“axiome” éléatique selon Tequel «ce qu’on appelle Tout est un étre unique» (soph. 242 p). Le fait dlétre un Aéate ne Pobligea pas & devenir cléatique. Zénon était lui aussi un éléate, mais c'est Platon lui-méme ‘qui nous invite & nous méfier de son éléatisme. En effet, mise & part la référence du début du Sopbiste (216 A) et du Parménide (128 4-8), toutes les allusions de Platon a Zénon font de lui plutét un éristique ou directement un sophiste. Dans le Par- ménide, Platon Je fait avoucr quil a écrit sa défense de Parménide surtout «pour le goat de la discussion (qudovurta)» (128 p), et le Parménide fictif du dialogue qualifie d’“exercita- tion” et de “gymnastique” (135 D) ~ quill recommande d’ail- leurs & Socrate — les argumentations de Zénon, discours qui portent aussi bien sur une hypothése que sur sa négation (136 Al. Cette image de Zénon coincide totalement avec celle pré- sentée déja dans le Phédre, ot le philosophe est caché sous les traits du Palaméde Eléate®, quelgu'an ui «parlait avec un art © Endéme, op. SIMPL é pps. 113, 17 Diels © Lassimilation du Palaméde Eléatique avec Zénon (eft, D106. Larnt. 1% 25) s'appuyait aussi sur Vingéniosit, le courage et Ia mort Ihéroique par Je supplice des deux personnages. Ci. sur Palaméde: Phat. apol 41 B ViRG, En. 1 81-7. Sur Zénon: Souda (1.0); Purt. ade. Colt 32, 1126 D; CLEM, strom, IV 57; D10G. Laexr. 1x 26-7; AL-MOuB, sent (su), in F. ROSENTHAL, «Orientalize, ns, V1 (1937) pp. 2167 14 NESTORLUIS GORDERO capable de faire apparaitre les mémes choses, ceux qui Fécouraient, semblables et dissemblables, unes et multiples, ou encore aussi bien en repos qu’en mouvement» (261 D, te. L. Robin). Et, enfin, dans V'Aleibiade I, le panorama se compléte: Pythodore et Callias, «moyennant cent mines versées ce Zénon, ont acquis du talent et de illustration» (119 4, te L. Robin). Zénon n'est, aux yeux de Platon, ni plus ni moins qu'un sophiste. Plusieurs témoignages _post-platoniciens partagent cette description. Aristote fait une remarque énigmatique de laquelle il ressort que Zénon était capable de faire coincider au méme moment deux choses différentes, et cette habileté est attestée par Isocrate & propos de ce qui est possible et impossible a la fois (Hel. 3), et par Produs par rapport a gal et 4 linégal, au semblable et au dissemblable (é Parr. 620, 1 Cousin). I vest done pas étrange que le Ps. Galien (bist. phil. 3 Diels, Dox. gr, 601. 8-9) et Epiphanius (ade. Ager il 11 Diels, Dox FP. 590, 20) considérent que Zénon était un éristique, et que our la Souda (3.2) et pour Diogéne Laérce (vit 37) il ait été Vinventeur de la dialectique. Dans tout ce que nous venons dexprimer, il y a une con- clusion qui s'impose: Zénon n’ét Je représentant d’aucune théorie philosophique. Les témoignages qui font de lui un “disciple” de Parménide dépendent encore une fois de Platon, mais exclusivement du Parménide (cfr. Plat. adv. Colot, 32, 1126 D Bemadakis; Elias, in cat, 109, 6 Busse; Diog. Laert. 1X 25). En 1971, F. Solmsen, dans un travail trés sévére, a démontzé que Platon avait associé arbitrairement les théories de Parménide et celles de Zénon®, Sans partager le point de vwue de cet auteurs (pour lequel Zénon représentait «ne ver «Comme sil était possible ~ comme A Zénon ~ de se venget en méme temps du pére et de la métem (ret. A 12. 1372 b. © FE Sounstn, The tradition about Zeno of Elea reexamined, «Phronesisy, XVt (1971) pp. 6-41 66 Loe. et. (note prée), p. 140, Seiten INVENTION DE LECOLE ELEATIQUE 15 sion éléatique modifiger}, une lecture attentive de Parm. 128 a nous montre que Platon semble “découvris” Ia filiation de Zé non par rapport & Parménide & partir de certains éléments qui, sclon lui, sont semblables. La relation entre les deux positions philosophiques n'était donc pas trés évidente, et Aristote, par exemple, qui dédie Zénon plusieurs pages de sa Physique, allie jamais son nom a celui de Parménide. Et, enfin, un ‘Zénon “étistique” peut ressortir aussi des argumentations trans- mises par les commentateurs contre la multiplicité (cfr. Simpl in phys. 139, 5-7, 19-23 Diels; 141, 2-8, 27-34 Diels; Philopon, in phys. 49, 2; 80, 23 Vitelli) mais également contre Punité (cfr. Sen. epist. ad Luctl. 88, 445; Simpl. in phys. 99, 7-18; 139, 3 6, 9-19, 25-6 Diels). La présence de Zénon a Elée ~ od il a pu trés bien “écouter” Parménide sans partager pourtant ses idées ~ n'a pas non plus fait de lui un éléatique, 2 moins qu'un membre de cet ethos puisse mériter ce jugement d’Eudéme: «(Zénon) élimine aussi ?Un ~ car il appelle ‘Un’ le point ~ et accepte Vexistence de Ia multiplicité> (ap. Simpl. ix phys 99, 11-12 Diels). Et Simplicius ajoute: «A partir de ces propos, il est Evident que pour Eudéme Zénon n'est pas mentionné ici comme quelqu'un qui nierait la multiplicité (ibid, 16-7 Diels). Le demier représentant de Pethnos éléatique est Mélissos. Le fait qui soit né a Samos n’empéche pas @ priori son éléatis- me: comme lécole est issue ’Elée, ses partisans peuvent éven- tuellement se trouver aussi & autre bout du monde grec. Nous avons déja cité les deux occasions dans lesquelles Platon mentionne Mélissos. Dans ces deux cas, Mélissos est repré- senté comme partisan de Pétre-Un, mais comme il est question des opinions “mobilistes” des héracltiens et de Protagoras, Platon souligne qu’il défendait V'tre-Un immobile’? (Theaet. © Cet ajout est important car autrement Je moniste par excellence surait da dere Hézadite, le seul Présocratique qui a affiemé By xévtw elven (D-K. 22 8 50), 116 NESFORLLUIS CORDERO 180 £). Dans le Sophiste, bizarrement, il n'y a pas de citation de ‘Mdlisos, mais, comme on le verra, il est toujours présent dans ce dialogue. Le cas de Mélissos est trés différent de celui des autres philosophes “éléatiques’. Nous possédons aujourd'hui une dizaine de fragments de Mélissos, dont quelques-uns assez Jongs, & partir desquels il n’est pas difficile Pobtenir une appréhension aisée de ses conceptions. Ce n'est pas notre tiche dianalyser ces fragments, mais un apergu, méme superti- cicl, nous montre ~ et les commentateurs sont daccord — que la netion d’unité de Pétre y est primordiale. En effet, Mélissos cortigera Parménide (mais parlaient-ils le méme langage?) moyennant Pattribution a l'étre du caractére d'infini (cfr. D-K. 30 82 et 6). Bt lunité est une “conséquence” de cette pro- pricté: comme I'étre est infini, il est Un. Pourquoi? Parce que «sil n'était pas Un il serait limité par une autre chose» (D-K. 30 B 3; cfr. aussi fr, 6 et 8), Voila done un auteur qui répond fidélement au credo éléatique tel que Platon Vexposa. Les opi- nions sont unanimes depuis Pantiquité: cft. Isocrate (Hel. 3), Aristote (phys. A 2. 185 a), Alexandre (ap. Simpl. in phys. 110, 13 Diels), Thémistivs (in phys. 7, 16 Schenkl), Philopon (in phys, 50, 30 Vitelli), Epiphanius (ado. baer un 12, Diels, Dox. ‘er p. 590, 24-25); Aetius (17, 27, Diels, Dox. gr p. 303, 19- 20). Et les érudits contemporains, tout en confirmant ces affirmations, considérent que Mélissos Iui-méme fut “le pére” de la théorie de Punité de Vétre: «Nous trouvons cher Mélissos Jn véritable démonstration de t Sv-v» (M, Untersteiner)®; «Malssos est le seul Eléate qui améne au niveau de la connais- sance critique la thématique du €y, et qui fourit une démons- tration sigoureuse de cet attribut de lb6v» (G. Reale); © IL ne stagit pas ici de monirer la cobérence des arguments. de [Malissos. Les extiques d’Aristote sur ce sujec sont erés connues (cf. phys: 2, 185 a, A 3. 186 a; soph. of 5.167 b 13; 28 181 a 27), © M. UNTERSTEINEE, op. cit. (eupra note 44), p. XL. 70G, REALE, op. ct (supra note 26), p. 121 I VENTION DE VECOLE ELEAPIQUE uy «Mélissos pourrait passer & la postérité, dans les livres d’histoi- re, comme l'inventeur du monisme réel» (J. Bares) ‘Ldléatisme de Mélissos nous permettra d'éclaicir la plupare des inconnues que cache encore le passage du Sophiste que nous Gudions, Nous avons affirmé que les systématisations ou les regroupements étaient justifiés ~ mise & part leur utilité ~ si Jes membres concemés répondaient a l'étiquette placée sur le produit. Selon Paxiome “éléatique” proposé par Platon, ni le Xénophane ni le Zénon historiques ne pourraient faire partie de cet ethos: le premier, étant donné le caractére théologique de son unité, adaptée au Tout probablement par les commen- tateurs; Je deuxitme parce quill n'avait pas un systéme philo- sophique propre. Quant au texte de Parménide, ni ses intéréts (la question du “nombre” des “éléments” ou des “étres” ne Vintéressait pas), ni la banalité de sa notion d'unité, ne le rap- prochent du groupe. Les fragments de Mélissos, en revanche, font de lui Péléatique parfait. Il est évident, néanmoins, que est vers Parménide qu'est dirigée l'analyse platonicienne du Sopbiste, C'est lui la cible. Crest Parménide quil faut éliminer pour proposer une certaine conception de Tétre (et, surtout, du non-étte) qui justifie les jugements négatifs, Cest la figure de Parménide qui a déterminé le choix du protagoniste du dialogue, VEtranger d'Elée, Cest--dire quelqu’un qui avait Ecouté Je Maitre et qui devait mener a bien le douloureux par- ricide”; et, enfin, cest le Podme de Patménide qui est cité & trois reprises dans le Sopbiste comme exemple de la thése aléa- tique (car pour Platon Pinexistence du non-étre citée en 237 4 et 258 D, aussi bien que Fimage de la sphere, citée en 244 &, impliquent que l’étre est Un). 1 J, BARNES, op. cit. (oupra note 43), p. 21 1 LiBtranger dElée, méme sil cOcoie Parménide et Zénon, est scifférent» (Erepov) de ceux-ci, Sur le choix de la lecture Erepoy en 216 13, of, notre travail L’britage parménidien dans le Sophiste' de Platon, Annusice de W'Ecole Pratique des Hautes Etudes» (Ve section), xcv (1985-5) p. 411 118 NESTORLUIS CORDERO Si nous ne nous sommes pas égarés dans nos démarches précédentes, il faudrait done tirer maintenant la conclusion suivante: Platon interpréte Parménide @ partir des conceptions de Mélissos. Platon est-il lui-méme Tinitiateur de cette mauvai- se habitude, ou s‘inspiraitil des conceptions courantes de son Epoque”? Quoi quill en soit, J. Barnes trés bien résumé la situation: «Mélissos est devenu rapidement le représentant prin: cipal de Vécole Eléate, et les vers obscurs de Parménide furent Jus ~ et mal lus ~ & Ja lumigre de la prose claire de son succes- scurvi4, Et cet état des choses a persisté encore longtemps aprés Platon (depuis Isocrate ~ antid. 15, 268 — jusqu’a Eustbe — preep. evang. 14, 3, 9 ~ et Simplicius ~ si» phys. 1 passinis), Comme ’a souligné F. J. Olivieri, «la systématisation mélissienne constitua Ja clé moyennant laquelle fut trés long temps fu et expliqué Parménides”. La mention des deux phi- losophes ensemble dans le passage du Théététe od il est ques tion de Punité de I’étre était déja un indice: Platon nous invi- tait a lire Parménide dans une version mélissienne, car ce n'est pat Mélissos qui était poussé vers Parménide, mais Parménide ‘qui était renvoyé au domaine mélissien de l'étre-Un envisagé ~ comme disait Aristote ~ «matériellement» (metaph, A 5. 986 b 20). Sans vouloir rentrer dans T'interminable polémique que depuis un sidcle ménent les partisans et les adversaires de la “matérialité” ou de la “spiritualité” de 'étre mélissien’®, nous Che infra (oot 89) Vhypothise de J. Mansel J. BARNES, op. at. (supe note 43), 21 ‘Sur Isocrate “historiographe", cf. CAMEREGHIN, op. ci (pre no te 6), pp. 827, 76 Cie note wavail Simplicius et deol’ léte, in Siplcins Savi son cowae, sa savie.Iternaonales Colloquium 1985 Pass, Belin 1987, Bp. 166-82. WE J. OUVIER, Melito de Somos, in. Lor filérofos. Preserves, Introdueciones, traducciones y notas par N-L, CoRDERO, FJ. OLIVIER, E La Cnoce, C. Bact Lay, Made 1979, yp. 7. 78 Le chef de fle des “matérialses” Gait A. CHAPPELL, Sui fram tment e sulle detrine di Meliso di Samo, «Ati dlla Reale Accademia det Linc, Clase di se. mot, storchee flesofiches, Memoric Wt, 4, pare 1 Pooh akg /ENTION DB LECOLE ELEATIOUE 119 croyons que Mélissos envisage l'étre comme un “objet” {maté- rie), spitituel, ou quoi que ce soit). Sa contemporanéité par rapport aux atomistes (au moins, & Leucippe) pourrait expli- quer non seulement [utilisation conceptuelle (insolite chez Parménide) de la notion de vide (cfr. D-K. 30 8 7, 7-10) mais aussi certaines caractéristiques de son étre qui pourraient rap- peler celles applicables aux atomes. Le fr. 7, par exemple, affir ‘me que lire n'est ni “dense” ni “rare” (7, 8), que «comme le vide n’existe pas, T'étre n’a pas une place (Sxnt) pour rester> (fe 7, 7), et, enfin, qu’d «ne subit ni la douleur ni le chagrin» (fe. 7,2, 4) TTous les interprétes acceptent que Vinnovation principa- le de Mélisos par rapport a ses prédécesseurs fut addition a Petre du prédicat de Vinfini, mais on oublie trés souvent de souligner que Pétre de Mélissos est infini “en grandeur” (rd peyeBog cinerpov dei xpr| elvan, fr. 3). Simplicius, qui préserver Mélissos de l'accusation de matérialisme, disait qu’il s'agissait bien de “grandeur” et non pas d'exten- sion (ix phys. 109, 32 Diels) (cas, par définition — cfr. Diogéne Laérce, VII 135 — ce qui est “étendu” est: divisible), Hl faut avouer que V'interprétation de Ja notion de “grandeur” que nous trouvons dans Vanonyme De Melisso, Xenophane, Gorgie cst, malgré les critiques des exégétes modemes?, tout & fait pertinente: «Sil n'a pas de corps (6@j10), ni de longueur, ni de Jargens, comment pourrait-il ére infini?» (976 a 29). Ex, enfin, cest du point de vue de-infinité selon la grandeur que Mélissos envisage Vinexistence de toutes sortes de limites: «La limite (de Petre) friserat le vide» (cfr. 4a, ajouté par G. Reale); «Si letze n'était pas un, il serait limité par une autre chose» (1889) pp. 377-413, et G. Reale sest révslé comme celui des “spiritua- lists”. Pour un status quacstionsstrés complet, cf. FJ. OLIMER, op. ct {supra note 77), pp. 1106. 7 La erédibilté de ce passage de Anonyme a été ts contestée par G. REALE, op. ct (supra note 26), pp. 201-3,

Vous aimerez peut-être aussi