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dossier médiamorphoses
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Quand la pub
parle de pub
Jean-Claude Soulages, université Louis-Lumière, Lyon 2
En mettant en scène nos contemporains figés dans leurs comportements routiniers, la publicité contribue à participer
activement à cette dynamique d’empathie fondatrice des médias contemporains.
a question de la réflexivité des médias (les discours médiatiques ne sont en définitive que les produits
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Un partage des rôles vue, tout semble être fait, à travers ce jeu de masques ou
En diffusant sans cesse cette bande-annonce pour une vie de distanciation, pour effacer les marques d’une quel-
rêvée, la publicité tend dans une certaine mesure à recons- conque responsabilité énonciative. Le contenu de chaque
truire sa propre bulle d’expérience en grande partie décon- message publicitaire semble correspondre plutôt à un
nectée de l’espace public. Exhibant un mode de vie cons- ersatz de réalité, à l’assertion d’un « vrai/faux » comme le
tamment hédonique, ludique et séducteur, elle secrète son soutient Anne-Marie Houdebine 4. Or, c’est bien ce déni du
propre antidote aux programmes informatifs, tranchant « réel » à travers l’ensemble de ces procédés de déréalisa-
ainsi dans son esthétique et ses thématiques avec la tion et de marques d’anonymat qui assume une fonction
crudité des images du monde réel que les journaux d’in- stratégique au cœur de la mécanique persuasive de ses
formation exhibent rituellement. En opposant au défilé énoncés. Ce trait caractéristique lui permet de proposer un
d’images brutes de ces derniers, le ruban coloré de ses type d’universalité qui, du point de vue de sa finalité
épisodes de vie fictionnalisés, l’espace médiatique semble actionnelle, va lui procurer une plus grande surface d’iden-
dès lors dévoiler la cohabitation de deux strates ontolo- tification pour toucher ses destinataires. En outre, ces deux
gico-médiatiques ; une vie réelle et imprévisible, celle des univers, celui de l’information et celui de la publicité, ne se
discours du monde réel et une vie fantasmée et recouvrent que rarement, puisqu’ils ne parlent pas du
programmée, celle des mondes possibles proposés par le même monde. Si le discours de l’information prélève ses
discours publicitaire. Comme si s’était instituée une forme objets à l’intérieur de l’espace public, c’est essentiellement
de répartition tacite de rôles, aux médias d’information le l’univers domestique, le monde de tous les jours que la
compte-rendu journalier des péripéties de notre espace publicité s’évertue à mettre en scène. Car la finalité de la
public, au média publicitaire, la fonction de balisage du publicité consiste bien avant tout à « vendre du rêve » indi-
territoire de notre quotidienneté et de nos modes de vie. viduel ou familial comme le proclament les hérauts de la
En bref, le discours publicitaire serait devenu un vaste profession 5.
programme d’apprentissage et d’inculcation de valeurs
communes, un vaste miroir collectif réfractant continû- Un déficit de légitimité
ment les us et coutumes « de la société de consommation En dépit de cette quasi-intimité que nous entretenons avec
de soi 3 ». elle et des déclarations publiphiliques de façade, les
Or, la plupart des messages publicitaires reposent sur une discours d’escorte concernant la publicité reconduisent un
antinomie structurelle qui oppose deux modalités du pensum immuable. La publicité représenterait une idéo-
discours social : l’information et la persuasion. C’est cette logie homogène, instrumentalisée par une armée en ordre
critique qui est adressée couramment à la publicité. N’im- de marche incarnée par les publicitaires, devenus aujour-
porte quelle annonce peut décrire un produit, l’évaluer et d’hui les derniers idéologues de notre monde. De plus, loin
affirmer cyniquement qu’il est le meilleur. Le discours de constituer un savoir formalisé et légitime avec ses
publicitaire, contrairement au discours de l’information, rituels et ses académies, le discours publicitaire s’affiche
n’est pas tenu de proposer des énoncés de vérité. S’il doit plutôt comme un savoir tout à fait informel qui scande,
en principe documenter sur le produit, il n’est pas censé ringardise et reconstruit sans cesse ses encyclopédies. Aux
documenter de manière précise sur le monde qui l’accom- antipodes de la culture savante, il emprunte beaucoup
pagne et qu’il met en scène. Le rapport de référentiation dans son processus de fabrication (de « créativité ») à l’opi-
établi avec ce monde que la publicité « reconstruit » n’est nion, à l’air du temps (comme l’essentiel de la culture de
pas analogue à celui proposé par le discours de l’informa- masse). Il illustre bien ces « opérations de bricolage »
tion ; pas de médiateur explicite et autorisé, faux « vrais décrites par Claude Levi-Strauss, caractéristiques de la
témoignages », pas ou très peu d’identification des lieux, pensée mythique recyclant les débris ou les résidus du dire
des personnes ou des époques, etc. D’un certain point de circulant et du savoir social. Il convient d’ajouter que para-
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doxalement, les publicitaires n’ont jamais bénéficié de la réel ! ». Immédiatement de façon tout à fait symptoma-
reconnaissance qui est celle que connaissent tous les tique, tant en production qu’en réception, les acteurs
spécialistes du savoir, même si leurs pratiques sont le fruit professionnels tout comme les consommateurs de base
de routines formalisées ou de protocoles expérimentaux ont exprimé des attitudes d’opposition (« ce n’est pas de la
complexes. Peut-être à cause de ce déficit de légitimité, publicité ! »). En bousculant les rituels du discours publici-
leur discours ne laisse jamais transparaître la complexité taire, ces campagnes ont du même coup modifié les
de sa mise au jour, chaque annonce opte ainsi pour la faci- places et participé à brouiller les frontières des univers de
lité, la fluidité, la transparence. Or, à travers cette gestion référence caractéristiques de ce genre discursif.
des apparences, l’identité du locuteur-publicitaire demeure Or, même si cela ne s’est pas opéré de façon explicite, les
toujours opaque, même lorsque celui qui parle tombe le campagnes de Benetton interrogeaient le statut même de
masque. Et c’est sans doute cette identité complexe et la publicité. Elles s’efforçaient, cyniquement pour beau-
floue qui l’entraîne de temps à autre à prendre la parole, coup, de refouler et de dépasser le statut commercial et
la publicité parle alors d’elle-même et curieusement mais, aguicheur du média publicitaire. Sous les apparences
de façon tout à fait symptomatique, c’est à chaque fois d’une pure performance discursive, l’espace de la publicité
pour tenter de s’auto-légitimer. J’analyserai ici trois de ces se reconstruisait momentanément comme un espace
moments. poreux, brisant les frontières géographiques, culturelles ou
historiques. Seul, son concepteur 6 assumait explicitement
Benetton ou l’auto-légitimation cette utopie quasi habermassienne : rendre publics les
par la rupture du contrat problèmes du monde et transformer le média publicitaire
Comme tout phénomène d’expression sociale, la publicité en un espace de libre discussion. Malheureusement pour
connaît ses périodes et ses cycles. L’apparition des campa- lui, cette tentative d’auto-légitimation n’a pas eu de suites
gnes de Benetton au milieu des années 80 a pu constituer et peu d’effets sur les pratiques de la corporation.
une transgression à cette étanchéité des deux univers (l’in-
formation et la publicité) et sans doute un premier symp- L’auto-légitimation
tôme de cette propension à la réflexivité du média publi- par la contre-argumentation
citaire. En leur temps, les campagnes de la firme italienne et l’autodérision
ont contrevenu aux rituels communicationnels attendus Le deuxième type d’énoncé réflexif porte sur l’utilisation
de la publicité en jouant tant sur les dispositifs énonciatifs de l’humour comme procédé de contre-argumentation.
(photo de presse ou photomontage « muets » + logo) que L’humour dans le discours publicitaire constitue le plus
sur les univers convoqués, « déviants » (des dissensions ou souvent une tentative de réduire la distance avec ses desti-
des crises traversant l’espace public). De fait, l’annonceur nataires en faisant partager à ces derniers une vision
italien a tenté de déporter délibérément le champ du incongrue, voire décalée du monde. C’est la stratégie privi-
discours publicitaire vers celui de l’information ou vers légiée par certaines marques. Tel est le cas de la commu-
celui du discours militant qui sont à même, eux, de révéler nication publicitaire du groupe Eram. Ce dernier a recours
le monde « réel » ou bien de prendre position par rapport depuis fort longtemps à des visées de dérision, mais
à ce dernier, ce que s’interdit tacitement la publicité toujours de façon non sérieuse. Son but n’est jamais de
centrée sur l’exhibition de la vie quotidienne. Au discours disqualifier une cible en la rabaissant, mais plutôt de
du rêve publicitaire, certaines campagnes de Benetton ont mettre en visibilité une minorité dans une situation
substitué de façon abrupte des images de l’espace public ludique (des gays, des prostituées, des femmes enceintes,
et donc du réel. En convoquant des thématiques agitant etc.). Il ne s’agit aucunement de stigmatiser des cibles ou
l’espace public, en semblant dire « je refuse de vous de les critiquer de façon explicite, ce qui s’avérerait contre-
montrer des images de rêve, par contre voilà (votre) le productif puisque source possible de polémiques ou de
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proposé par la marque, alors que le publicitaire veut l’obligation de se rabattre sur le type de relation que la
montrer une blonde. « On doit montrer une blonde pour marque établit avec les consommateurs : « les concurrents
ça ? », interroge le cadre. « Vous préférez les brunes ? », vous prennent pour des imbéciles (une blonde dans la
répond le publicitaire. En arrière-plan, suivant les versions, pub), nous non ! »
une blonde légèrement vêtue passe à cheval, utilise son Dans ces trois exemples, c’est bien le locuteur-publicitaire
mobile, tombe de cheval et finit à quatre pattes en cher- qui tombe le masque et prend la parole. Soit pour
chant son téléphone dans les vagues. Le fournisseur condamner implicitement le fonctionnement délétère de
d’accès italien a demandé devant le tribunal de commerce l’idéologie publicitaire (Benetton), soit pour défendre cyni-
l’arrêt de cette campagne qui « tire profit de la notoriété quement la corporation (Eram), soit enfin pour se cons-
d’Alice ; est dénigrante car elle déprécie l’image d’Alice ; et truire une identité de professionnel sincère et vertueux
donc constitue un trouble manifestement illicite 8 ». Le (Neuf Télécom). Ces trois énoncés réflexifs sont manifeste-
Bureau de vérification de la publicité avait donné un avis ment des procédés de contre-argumentation et, en défini-
positif. Le juge a débouté Alice, condamné à payer 9000 tive, des sortes de plaidoiries mettant en scène un discours
euros à Neuf et son agence. Alice n’a pas fait appel. d’autojustification ou de repentance. Ces postures sont
Que des annonceurs se fassent la guerre, rien de surpre- révélatrices de ce jeu du « mentir vrai » qui est le soubas-
nant dans une économie de marché, mais que cela se sement de l’activité publicitaire elle-même et attestent
fasse par campagne publicitaire interposée et donc que le indirectement de la nature floue et morcelée de l’identité
terrain de l’affrontement se situe au niveau du message du locuteur-publicitaire qui se doit rituellement de rester
publicitaire lui-même est un phénomène plus rare. La ques- masquée. Il n’en demeure pas moins que, derrière cette
tion de l’utilisation de la femme dans la publicité, à idéologie soft de la guerre des marques et des agences, ce
nouveau au centre de la polémique, est traitée de façon sont bien les mises en scène de rapports sociaux, culturels
tout à fait cynique puisque la question de fond 9 est et identitaires de domination et d’acculturation qui s’in-
écartée au profit de détails (« une blonde ou une carnent et dont, en dernière instance, personne n’assume
brune ? »). Certes, le publicitaire joue encore de la conni- la responsabilité.
vence, par l’intermédiaire d’un « parler vrai », d’un plus de
sincérité, (« vous le savez bien la pub est un milieu de Notes
machos ! » qui utilise des ficelles primaires : « pour vendre 1. Patrick Charaudeau et Jean-Claude Soulages (dir.), « La publicité
n’importe quel produit, il suffit d’ajouter une blonde ! ») masque ou miroir », Mscope n° 8, Versailles, CRDP de Versailles, 1994.
2. Jean-Claude Soulages, « Le genre en publicité ou le culte des appa-
quitte même à recourir à la « dénonciation » publique d’un rences », MEI, n° 20, « Sexe et communication », université de Paris 8,
de ses concurrents. Mais derrière ce procédé d’autodérision Paris : L’Harmattan, 2004.
3. Dominique Quessada, La société de consommation de soi, Paris : Verti-
(de la corporation), l’acteur publicitaire recourt à un cales, 1999.
procédé de masquage, « nous ne sommes surtout pas des 4. Anne-Marie Houdebine, « Du langage de la publicité, transgressions
experts ou encore moins des psycho-socio-manipulateurs, linguistiques et représentations sociales. », Travaux de linguistique, n° 5-
6, Angers : université d’Angers, 1994, p. 57-72.
mais de gros primaires et des commerciaux tout à fait 5. Jacques Séguéla, Hollywood lave plus blanc, Paris : Flammarion,
simplistes ». On s’aperçoit que lorsque la guerre se fait 1990.
intense – et que les annonceurs proposent en définitive les 6. Oliviero Toscani, La pub est une charogne qui nous sourit, Paris :
éditions Hoëbeke, 1995.
mêmes produits ou les mêmes services –, la concurrence et 7. http://www.dailymotion.com/video/xbcz7_pub-neuf-vous-preferez-
le conflit se déplacent sur le terrain de la communication les-brunes
de la marque et que la communication publicitaire devient 8. Voir Les Échos du 2 novembre2006 : « Alice tente – en vain – de
défendre les blondes », Jamal Henni.
la cible. Comme si les concepteurs de campagne n’avaient 9. Déclaration à l’audience du représentant de l’agence : « La blonde n’est
plus d’autres munitions et d’autres arguments concernant qu’un faire-valoir humoristique, et à la fin ridicule : elle n’incarne rien, elle
anime, distrait et distancie du spectateur le propos sérieux, et même tech-
le « territoire du produit » et qu’ils se sont trouvés dans nique et ennuyeux, du cadre supérieur », Les Échos, article cité.