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Myriam Revault d'Allonnes
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SOUCI DE SOI, SOUCI DU MONDE
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« Pas de monde sans un soi qui s’y trouve et y agit, pas de soi
sans un monde praticable en quelque façon » 1
Le rapport du soi et du monde, du soi dans le monde, peut chez Ricœur
se décliner de plusieurs manières qu’on ne saurait réduire à une probléma-
tique univoque ou englobante. Cependant, si j’ai choisi mettre en exergue
à mon intervention cette phrase tirée de Soi-même comme un autre, c’est
parce qu’elle révèle la spécificité de sa réflexion, inséparable d’une philo-
sophie pratique : l’idée d’un soi agissant dans un monde rendu praticable
par cette présence et cette action. C’est donc à déployer les raisons et les
implications de cette quasi-réversibilité que je m’attacherai ici.
« Souci de soi, souci du monde » : le titre a été, au départ, motivé par
mon intention d’interroger plus longuement la référence de Ricœur à
l’ouvrage de Michel Foucault (Le souci de soi) dans la Préface de Soi-même
comme un autre. Commentant l’expression (qui est la traduction littérale
du grec epimeleia heautou ou du latin cura sui), Ricœur écrit qu’elle mani-
feste la présence et la valeur du soi comme « réfléchi omnipersonnel » par
où s’attestent le dépassement et le débordement de l’identité-mêmeté et le
passage à une herméneutique du soi 2. On pourrait alors faire l’hypothèse
d’une éventuelle proximité de cette herméneutique du soi avec l’« hermé-
neutique du sujet » de Michel Foucault. Or il s’avère qu’en dépit d’analogies
assez superficielles voire trompeuses, il convient plutôt de mettre en évi-
dence la différence de leurs présupposés et de leurs démarches respectives.
L’expression de « souci du monde » a, quant à elle, une connotation plus
arendtienne 3. Infiniment plus proche de Hannah Arendt que de Foucault,
Ricœur partage avec elle le « souci du monde ». Il est profondément inspiré
par l’idée que la parole et l’action publique actualisent la condition humaine
de pluralité, qui est de « vivre en être distinct et unique parmi les égaux » 4.
Les individus peuvent ainsi révéler qui ils sont et s’insérer dans le monde
humain. Mais, par delà cette proximité, Ricœur s’attache à penser et à
articuler ce qu’Arendt n’a pas problématisé sous la forme du Soi mais plutôt
sous la forme du Qui. De cette différence de perspective, je me propose
d’expliciter certains éléments décisifs et notamment ce qui touche à la
question de l’institution.
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MYRIAM REVAULT D’ALLONNES
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RICŒUR ET FOUCAULT : À PROPOS DU SOUCI DE SOI
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SOUCI DE SOI, SOUCI DU MONDE
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formes plus ou moins réglées de guidage, de conduite, d’accompagnement,
etc. 7 Mais ces réponses ne lèvent pas la difficulté essentielle : la substance
éthique chez Foucault n’est pas d’abord ordonnée à l’altérité. On ne pourrait
en aucun cas lui appliquer la formule « soi-même comme un autre ». Le
fait que les modes de subjectivation soient « socialisés », indissociables de
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LA PENSÉE DE L’INSTITUTION
ble) et dans des institutions justes. Ce ternaire, écrit Ricœur dans Réflexion
faite, « relie le soi appréhendé dans sa capacité originelle d’estime, au pro-
chain, rendu manifeste par son visage, et au tiers porteur de droit sur le
plan juridique, social et politique » 12.
Autrement dit, c’est la distinction entre les relations interpersonnelles
(autrui comme personne) et le « chacun » qui assure le passage de l’éthique
à la politique. Telle n’est pas la préoccupation de Foucault qui est avant
tout un philosophe moral ou – on peut le concéder – un philosophe qui
s’intéresse à la teneur morale de la politique mais certainement pas à l’ethos
machiavélien ou weberien auquel Ricœur pour sa part est très attentif. Peu
sensible aux exigences politiques d’une éthique de la responsabilité, Fou-
cault se situerait plutôt du côté de l’« éthique de conviction ». Alors que
Ricœur, comme en témoignent nombre de ses textes « politiques », affronte
les apories liées à l’ethos de la politique.
En dépit de la primauté de l’éthique – plus fondamentale que toute
norme – l’ethos politique requiert pour Ricœur, dans certaines situations
(dites « en contexte »), le passage par le crible de la norme morale : il en
va ainsi quand le souhait de la vie bonne (le point de vue téléologique)
rencontre la violence sous toutes ses formes. Dans le cas de la violence
individuelle, s’impose le recours à la contrainte étatique. Face à l’arbitraire
de l’État, on fera appel à l’universalité de la norme.
Cette exigence d’universalité n’est pas recevable comme telle par Fou-
cault. Non seulement parce qu’il récuse toute perspective transhistorique
qui relèverait à ses yeux d’un universel abstrait mais surtout parce qu’il ne
voit dans la norme morale, dans le code, qu’un élément de contrainte. Alors
même, qu’après la Volonté de savoir, il abandonne l’hypothèse répressive,
il se refuse à repenser, dans cette nouvelle perspective, la question de
l’institution. Foucault n’a jamais vu dans l’institution autre chose que de
l’institué alors que Ricœur – on le voit notamment à travers sa lecture de
Max Weber – met l’accent sur la dimension instituante qui est l’un des
éléments essentiels de l’articulation du soi et du monde. L’institution est
l’objectivation d’une relation intersubjective et de ce fait elle ouvre la pos-
sibilité de penser une entre-appartenance de l’instituant et de l’institué, ou
comme l’écrivait Merleau-Ponty, un « intermonde ».
On est donc en présence d’une articulation plus complexe que celle que
Foucault établit entre morale, code, déontologie d’un côté et éthique,
réalisation de soi, téléologie de l’autre. Et c’est surtout une articulation
médiatisée par le monde envisagé du point de vue politique, c’est-à-dire
traversé par les institutions. D’où l’inflexion donnée à la phrase citée au
début de mon intervention : « pas de monde sans un soi qui s’y trouve et
y agit, pas de soi sans un monde praticable en quelque façon ». Monde
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praticable et pas seulement habitable ou plutôt monde praticable en tant
qu’il est la condition d’un monde habitable, compte tenu du primat
accordé à l’agir.
C’est en repartant de cette inflexion que je poursuivrai mon analyse. La
9e étude de Soi même comme un autre 13 est précédée par un interlude sur
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et non par des règles contraignantes que l’idée d’institution se caractérise
fondamentalement » 15.
L’analyse se réfère explicitement à deux inspirations apparemment dis-
sonantes :
1) l’inspiration hégélienne : par le recours à la Sittlichkeit, Ricœur s’atta-
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de soi. Une chose « est d’admettre que les institutions ne dérivent pas des
individus mais toujours d’autres institutions, une autre est de leur conférer
une spiritualité distincte de celle des individus 18 ».
2) l’inspiration arendtienne : celle d’un vouloir-vivre ensemble, d’un
pouvoir en commun (un agir-ensemble) plus fondamental que l’exercice de
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On ne peut comprendre cette expression – être « l’obligé du monde » –
que si l’on donne au monde l’acception qui est la sienne chez Arendt :
« l’entre » ou l’intervalle qui s’étend entre les hommes, l’inter esse pour
reprendre le terme latin. Il est le monde des relations entre les hommes et
procède de leur agir. Parce que ce sont les hommes au pluriel – et non pas
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21. H. ARENDT, Journal de pensée, vol. I et II, trad. fr. S. Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 2005,
vol. I, p. 89-90 (sic).
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les obligés du monde même lorsque nous en avons été chassés, c’est que
notre responsabilité à son égard ne peut être remplacée ni par la chaleur
de la fraternité ni par l’exil intérieur ni par quelque fuite que ce soit vers
la nostalgie ou l’utopie. Cette réflexion est foncièrement politique au sens
où le monde est en définitive « ce qui surgit entre les hommes et où tout
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ce que chacun apporte par naissance peut devenir visible et audible ». Est
inhumain ce qui interdit la continuité de l’expérience humaine car cette
dernière, encore une fois, même quand elle s’exerce dans la solitude de la
pensée, ne cesse jamais d’être habitée par la pluralité. On sait combien cette
orientation de pensée – et notamment les implications de la pluralité comme
concept ontologique – a profondément marqué la pensée de Ricœur.
En revanche, beaucoup plus problématique est chez Hannah Arendt la
fonction médiatrice de l’institution. Car, si l’on considère le primat de la
praxis (l’agir) sur la poiesis (la fabrication), toute la difficulté est que l’action
qui nous insère dans le monde n’a d’autre validation que son propre appa-
raître. Ne laissant derrière elle – comme le savaient déjà les Grecs – aucun
produit fabriqué (comme la poiesis), s’engageant dans un tissu de relations
qu’elle ne maîtrise pas, l’action est éminemment fragile, ses résultats sont
imprévisibles et ne peuvent être défaits. En cela réside la « triple frustra-
tion » de l’action : résultats imprévisibles, processus irréversibles, auteurs
anonymes 22. Le paradoxe est donc que l’activité à travers laquelle les hom-
mes éprouvent au plus haut degré leur humanité est aussi la plus précaire
et la plus menacée. Et surtout, le pouvoir – en tant qu’il diffère de la
domination et est lié à un agir-ensemble – a un caractère éminemment
volatil : lorsque les hommes cessent d’agir ensemble, le pouvoir disparaît.
Sa fugacité, son évanescence demandent alors à être stabilisées : car l’espace
de l’apparaître non seulement ne survit pas à l’actualité du mouvement qui
l’a fait naître mais lui-même disparaît quand cesse l’activité. Comment alors
stabiliser cette sorte d’« actualité » pure ?
Arendt, on le sait, refuse que cette stabilisation prenne la forme d’une
dégradation de l’« agir » en « faire » : comme si la fabrication solidifiée
pouvait seule remédier à l’incurable fragilité de l’agir. La volonté de
construire l’action sur le modèle de la fabrication fait l’objet d’une critique
incessante, ce dont témoigne par exemple sa critique de la notion de « gou-
vernement ».
Il faut donc objectiver autrement la permanence de l’entreprise politique.
C’est là qu’intervient précisément la dimension temporelle qui amène
Arendt à mettre l’accent – à côté de la déclinaison grecque – sur la décli-
naison romaine du commencement, en mobilisant le concept de fondation
et la problématique de l’autorité. Car l’autorité n’assure pas tant la réifica-
tion ou la solidification du monde que la transmission de ses expériences.
On peut dire, si l’on préfère, que le souci du monde commun c’est aussi
celui de sa pérennité : non pas au sens d’une stabilité, d’une inchangeabilité
ou d’une immuabilité de ses contenus, mais à travers sa générativité : à
savoir sa capacité à être transmis par ou à travers des expériences. L’inter-
esse, ce n’est pas seulement l’espace intermédiaire qui – simultanément –
22. H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, trad. fr., Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 247.
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rassemble et sépare les hommes, c’est aussi la durée qui les relie et les délie,
les unit et les autonomise.
Il est indéniable que Ricœur partage avec Arendt la perspective d’un
partage temporel (et pas uniquement spatial) du monde commun, habité
non seulement par des générations différentes qui coexistent les unes avec
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les autres (les « contemporains ») mais aussi par ceux qui ont disparu – les
prédécesseurs – et par les vivants encore à naître : les successeurs, « ceux
qui viendront après nous ».
Mais ce qui rend, chez Arendt, la question de l’institution éminemment
problématique, c’est la difficulté d’accorder l’apparition du nouveau, la
fulgurance de l’inédit et le souci de durabilité auquel répond l’institution.
Ainsi analyse-t-elle, à propos des révolutions modernes, le choc frontal entre
l’acte de fondation de la liberté, marqué par la fulguration de l’agir et
l’émergence d’un nouveau commencement, et l’institution durable d’un
corps politique qui garantit l’espace où la liberté peut se manifester. Si « la
fondation était la fin et le but de la révolution, alors l’esprit révolutionnaire
ne correspondait pas simplement au désir de commencer quelque chose
mais de commencer quelque chose de permanent et de solide » 23. Est-il
possible, est-il même pensable d’instituer durablement une rupture inau-
gurale ? Il y a chez Arendt quelque chose comme une absolutisation de la
libération politique, liée à la problématique de la liberté comme commen-
cement, à l’absolutisation quasi-ontologique de l’idée de commencement.
Ce qui la conduit à tenir le rapport de l’événement et de l’institution pour
une aporie. Merleau-Ponty relevait lui aussi l’aporie de principe propre à
la logique révolutionnaire : les révolutions sont vraies comme mouvements
et fausses comme régimes, elles ne peuvent jamais être comme régimes
institués ce qu’elles sont comme mouvements. Le « cercle » de la révolution
s’affirme donc dès le moment où le mouvement passe à l’institution.
Pour Arendt, l’aporie révolutionnaire ne relève pas tant du « vice » pro-
pre à tout régime institué mais du statut métapolitique accordé au commen-
cement. Cette aporie spéculative – qui relève d’une aporétique de la liberté –
rend difficile l’élaboration d’une pensée de l’institution comme médiation
proprement politique. Aussi, la seule issue est-elle pour Arendt de recourir
à la narrativité. Une institution est porteuse d’histoire parce qu’elle est
susceptible d’être racontée : c’est ainsi qu’Arendt emblématise la question
de l’institution. Telle est la validité exemplaire du livre de l’Exode dans
l’Ancien Testament : le peuple s’instituera en se souvenant et la narrativité
est la promesse qui autorise la continuité. De même, l’Enéide raconte la
fuite loin de Troie en flammes dans la perspective d’une liberté neuve. La
vérité de la Révolution se résout en fin de compte en une identité narrative
et le problème de la constitutio libertatis s’infléchit vers celui d’une insti-
tution porteuse d’histoire parce que susceptible de devenir objet d’un récit.
Mais le commencement raconté a beau être exemplaire, c’est-à-dire mémo-
rable, l’agir politique se satisfait-il entièrement de la belle formule d’Isak
Dinesen, si souvent évoquée par Arendt ? « All sorrows can be borne, if you
23. H. ARENDT, De la révolution, in L’Humaine Condition, trad. fr., Paris, Gallimard (Quarto),
p. 539.
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SOUCI DE SOI, SOUCI DU MONDE
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put them into a story or tell a story about them » – « Tous les chagrins peuvent
être supportés si on les raconte ou qu’on raconte une histoire à leur propos ? »
Reste en définitive un point aveugle : qu’est-ce qu’une liberté capable de
franchir le seuil de l’institution ? Quelles seraient ses modalités d’effectua-
tion pour une pensée qui – comme celle de Hannah Arendt – refuse la
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