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SOUCI DE SOI, SOUCI DU MONDE

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Myriam Revault d'Allonnes

Les Éditions de Minuit | « Philosophie »


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2017/1 N° 132 | pages 143 à 153


ISSN 0294-1805
ISBN 9782707343321
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-philosophie-2017-1-page-143.htm
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Pour citer cet article :


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Myriam Revault d'Allonnes, « Souci de soi, souci du monde », Philosophie 2017/1
(N° 132), p. 143-153.
DOI 10.3917/philo.132.0143
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Myriam Revault d’Allonnes

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SOUCI DE SOI, SOUCI DU MONDE
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« Pas de monde sans un soi qui s’y trouve et y agit, pas de soi
sans un monde praticable en quelque façon » 1
Le rapport du soi et du monde, du soi dans le monde, peut chez Ricœur
se décliner de plusieurs manières qu’on ne saurait réduire à une probléma-
tique univoque ou englobante. Cependant, si j’ai choisi mettre en exergue
à mon intervention cette phrase tirée de Soi-même comme un autre, c’est
parce qu’elle révèle la spécificité de sa réflexion, inséparable d’une philo-
sophie pratique : l’idée d’un soi agissant dans un monde rendu praticable
par cette présence et cette action. C’est donc à déployer les raisons et les
implications de cette quasi-réversibilité que je m’attacherai ici.
« Souci de soi, souci du monde » : le titre a été, au départ, motivé par
mon intention d’interroger plus longuement la référence de Ricœur à
l’ouvrage de Michel Foucault (Le souci de soi) dans la Préface de Soi-même
comme un autre. Commentant l’expression (qui est la traduction littérale
du grec epimeleia heautou ou du latin cura sui), Ricœur écrit qu’elle mani-
feste la présence et la valeur du soi comme « réfléchi omnipersonnel » par
où s’attestent le dépassement et le débordement de l’identité-mêmeté et le
passage à une herméneutique du soi 2. On pourrait alors faire l’hypothèse
d’une éventuelle proximité de cette herméneutique du soi avec l’« hermé-
neutique du sujet » de Michel Foucault. Or il s’avère qu’en dépit d’analogies
assez superficielles voire trompeuses, il convient plutôt de mettre en évi-
dence la différence de leurs présupposés et de leurs démarches respectives.
L’expression de « souci du monde » a, quant à elle, une connotation plus
arendtienne 3. Infiniment plus proche de Hannah Arendt que de Foucault,
Ricœur partage avec elle le « souci du monde ». Il est profondément inspiré
par l’idée que la parole et l’action publique actualisent la condition humaine
de pluralité, qui est de « vivre en être distinct et unique parmi les égaux » 4.
Les individus peuvent ainsi révéler qui ils sont et s’insérer dans le monde
humain. Mais, par delà cette proximité, Ricœur s’attache à penser et à
articuler ce qu’Arendt n’a pas problématisé sous la forme du Soi mais plutôt
sous la forme du Qui. De cette différence de perspective, je me propose
d’expliciter certains éléments décisifs et notamment ce qui touche à la
question de l’institution.

1. RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 360.


2. Loc. cit., p. 12.
3. En matière de philosophie pratique et politique s’entend, car il ne sera pas question ici du
« souci » heideggérien (Sorge).
4. H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann Lévy, 1983, p. 199.

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MYRIAM REVAULT D’ALLONNES

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RICŒUR ET FOUCAULT : À PROPOS DU SOUCI DE SOI

Il est clair que ce qui a pu intéresser Ricœur – au départ très réticent et


très critique à l’égard des premières orientations de la pensée de Foucault
sur la mort de l’homme et la mort du sujet – c’est le tournant qui s’opère
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en 1976 avec La volonté de savoir. Foucault se tourne alors vers la question


de la subjectivation et des modes de subjectivation qui témoignent, à travers
les « pratiques de soi », du rapport à soi. Cela ne signifie nullement qu’il y
ait jamais eu chez Foucault un quelconque retour à une philosophie du
sujet. Pas plus qu’il n’est question pour lui de thématiser ces notions comme
des concepts à part entière. Elles sont en effet toujours abordées au sein
d’un contexte, d’une configuration historique déterminés : la Grèce classi-
que, la période hellénistique et romaine ou le devenir et les fluctuations du
pouvoir pastoral dans le christianisme, etc. Il y a des modes de subjectivation
qui varient selon qu’ils se situent dans l’Antiquité classique, tardive ou
chrétienne voire dans la modernité. Foucault ne donne pas à ses analyses
un caractère transhistorique mais on peut néanmoins relever un trait fon-
damental, quasi-structurel, propre aux modalités de la subjectivation : un
sujet n’est jamais d’emblée donné à lui-même, il se construit et s’élabore à
travers un certain nombre d’expériences, de techniques, de pratiques, de
modes de connaissance, etc. Or cette vision d’un sujet qui se constitue à
travers des pratiques et des expériences diverses paraît assez proche de celle
de Ricœur (elle parcourt en filigrane le concept d’identité narrative). Pour
analyser ce qui est désigné comme le « sujet », il convient, écrit Foucault,
de « chercher quelles sont les formes et les modalités du rapport à soi par
lesquelles l’individu se constitue et se reconnaît comme sujet » 5. La pro-
blématisation par les êtres humains de ce qu’ils sont, de ce qu’ils font, du
monde dans lequel ils vivent, est liée à un ensemble de « pratiques réfléchies
et volontaires par lesquelles les hommes non seulement se fixent des règles
de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes, à se modifier
dans leur être singulier, et à faire de leur vie une œuvre qui porte certaines
valeurs esthétiques et réponde à certains critères de style » 6. Ce pourquoi
ces pratiques peuvent être qualifiées d’« arts de l’existence ».
De fait, l’enjeu de Foucault n’est pas tant le « soi » que le rapport à soi,
un mode singulier de rapport à soi qui se donne dans certaines structures
historiques, certains modes de réflexivité. Il ne s’agit nullement de retrouver
une sorte de « soi » générique dissimulé et recouvert par des structures
aliénantes ou par des normes sociales dé-singularisantes (telle la statue de
Glaucus défigurée par le temps, la mer et les orages dans le second Discours
de Rousseau).
On a là, sans aucun doute, affaire à une éthique et, à suivre Foucault,
elle ne se constitue pas indépendamment des rapports à autrui, comme une
éthique solipsiste ou solitaire. Se défendant contre cette objection, il affirme
que les techniques de soi ne sont pas seulement mises en œuvre dans un
contexte historique et culturel : elles supposent la présence de l’autre ou
des autres, soit à travers la relation qu’on entretient avec eux, soit dans des

5. FOUCAULT, Dits et Écrits, tome IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 541.


6. Loc. cit., p. 545.

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formes plus ou moins réglées de guidage, de conduite, d’accompagnement,
etc. 7 Mais ces réponses ne lèvent pas la difficulté essentielle : la substance
éthique chez Foucault n’est pas d’abord ordonnée à l’altérité. On ne pourrait
en aucun cas lui appliquer la formule « soi-même comme un autre ». Le
fait que les modes de subjectivation soient « socialisés », indissociables de
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structures plus ou moins institutionnalisées, d’exercices pratiqués en


commun avec les autres ou liés à un faisceau de relations d’amitiés, d’obli-
gations, de parentés, le fait même que le souci de soi soit une pratique
sociale, ne suffit pas à modifier le statut d’une éthique avant tout fondée
sur le rapport de soi à soi. Car ni l’accompagnement, ni la présence, ni
l’aide de l’autre à travers les diverses techniques de guidage, ni même la
mise en œuvre de cette culture de soi à travers les formes de socialisation
ou les institutions ne mettent en jeu, en mouvement une dialectique de
l’autre que soi et de l’autre en soi.
Pourtant, ce que Foucault et Ricœur pourraient – apparemment – avoir
en commun, c’est l’idée d’une éthique distincte de la morale entendue
comme code de prescriptions et d’interdits. Dans l’introduction à L’usage
des plaisirs 8, Foucault distingue la morale comme ensemble prescriptif,
« code moral » proposé aux individus, et l’éthique comme ensemble de
conduites mesurées à ces règles, manières de se conduire, de se constituer
soi-même comme sujet moral agissant. La détermination de la substance
éthique est alors « la façon dont l’individu doit constituer telle ou telle part
de lui-même comme matière principale de sa conduite morale » 9. À cet
égard, les variations portent sur les modes d’assujettissement à la règle, les
formes d’élaboration du travail éthique qu’on effectue sur soi-même et sur
la téléologie du sujet moral. Pourquoi téléologie ? Parce qu’une action
morale tend à son propre accomplissement et ne conduit pas seulement
l’individu à se conformer à un code : elle implique un rapport à soi qui est
la « constitution d’un sujet moral », l’élaboration d’un certain mode d’être
qui vaudra comme réalisation morale de soi-même. Toute « morale »
comporte donc ces deux aspects – les codes de comportement et les modes
de subjectivation – et l’intérêt d’une analyse historico-culturelle différenciée
est de faire apparaître les variations des rapports entre ces deux faces. Il
existe des morales où l’accent est mis sur le code et d’autres où l’élément
fort et dynamique est à chercher du côté des formes de subjectivation et
des pratiques de soi. Ce sont alors des morales « orientées vers l’éthique » 10.
Cette distinction en apparence assez proche de celle à laquelle procède
Ricœur – entre la morale définie par le caractère d’obligation de la norme
(point de vue déontologique) et l’éthique caractérisée par la visée d’une vie
accomplie (point de vie téléologique) 11 – ne s’inscrit pas, en réalité, dans
la même démarche. Et ce qui fonde leur différence essentielle voire leur
opposition irréductible, c’est le rôle de l’institution et donc le statut du
« monde » comme instance politique.

7. FOUCAULT, Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, p. 67.


8. FOUCAULT, L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 32-39. Cf. également Le souci de
soi, p. 84.
9. FOUCAULT, L’Usage des plaisirs, p. 33.
10. Loc. cit., p. 37.
11. Voir notamment Soi-même comme un autre, 7e étude, « Le Soi et la visée éthique », p. 200.

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MYRIAM REVAULT D’ALLONNES

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LA PENSÉE DE L’INSTITUTION

Ricœur donne de l’éthique une définition ternaire qui englobe trois


composantes : le souhait de vivre bien (l’accomplissement de la vie bonne)
avec et pour les autres (au sein de la pluralité humaine ou du vivre-ensem-
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ble) et dans des institutions justes. Ce ternaire, écrit Ricœur dans Réflexion
faite, « relie le soi appréhendé dans sa capacité originelle d’estime, au pro-
chain, rendu manifeste par son visage, et au tiers porteur de droit sur le
plan juridique, social et politique » 12.
Autrement dit, c’est la distinction entre les relations interpersonnelles
(autrui comme personne) et le « chacun » qui assure le passage de l’éthique
à la politique. Telle n’est pas la préoccupation de Foucault qui est avant
tout un philosophe moral ou – on peut le concéder – un philosophe qui
s’intéresse à la teneur morale de la politique mais certainement pas à l’ethos
machiavélien ou weberien auquel Ricœur pour sa part est très attentif. Peu
sensible aux exigences politiques d’une éthique de la responsabilité, Fou-
cault se situerait plutôt du côté de l’« éthique de conviction ». Alors que
Ricœur, comme en témoignent nombre de ses textes « politiques », affronte
les apories liées à l’ethos de la politique.
En dépit de la primauté de l’éthique – plus fondamentale que toute
norme – l’ethos politique requiert pour Ricœur, dans certaines situations
(dites « en contexte »), le passage par le crible de la norme morale : il en
va ainsi quand le souhait de la vie bonne (le point de vue téléologique)
rencontre la violence sous toutes ses formes. Dans le cas de la violence
individuelle, s’impose le recours à la contrainte étatique. Face à l’arbitraire
de l’État, on fera appel à l’universalité de la norme.
Cette exigence d’universalité n’est pas recevable comme telle par Fou-
cault. Non seulement parce qu’il récuse toute perspective transhistorique
qui relèverait à ses yeux d’un universel abstrait mais surtout parce qu’il ne
voit dans la norme morale, dans le code, qu’un élément de contrainte. Alors
même, qu’après la Volonté de savoir, il abandonne l’hypothèse répressive,
il se refuse à repenser, dans cette nouvelle perspective, la question de
l’institution. Foucault n’a jamais vu dans l’institution autre chose que de
l’institué alors que Ricœur – on le voit notamment à travers sa lecture de
Max Weber – met l’accent sur la dimension instituante qui est l’un des
éléments essentiels de l’articulation du soi et du monde. L’institution est
l’objectivation d’une relation intersubjective et de ce fait elle ouvre la pos-
sibilité de penser une entre-appartenance de l’instituant et de l’institué, ou
comme l’écrivait Merleau-Ponty, un « intermonde ».
On est donc en présence d’une articulation plus complexe que celle que
Foucault établit entre morale, code, déontologie d’un côté et éthique,
réalisation de soi, téléologie de l’autre. Et c’est surtout une articulation
médiatisée par le monde envisagé du point de vue politique, c’est-à-dire
traversé par les institutions. D’où l’inflexion donnée à la phrase citée au
début de mon intervention : « pas de monde sans un soi qui s’y trouve et
y agit, pas de soi sans un monde praticable en quelque façon ». Monde

12. RICŒUR, Réflexion faite, éd. Esprit, 1995, p. 80.

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SOUCI DE SOI, SOUCI DU MONDE

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praticable et pas seulement habitable ou plutôt monde praticable en tant
qu’il est la condition d’un monde habitable, compte tenu du primat
accordé à l’agir.
C’est en repartant de cette inflexion que je poursuivrai mon analyse. La
9e étude de Soi même comme un autre 13 est précédée par un interlude sur
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le tragique de l’action. À travers la tragédie grecque (notamment Anti-


gone), Ricœur y déploie plusieurs thématiques : celle de la passion aveu-
glante qui habite les protagonistes et que n’épuise pas l’analyse de l’inten-
tion morale (le « fonds ténébreux », le deinon tragique), le caractère
inéluctable du conflit dans la vie morale mais aussi politique (le « fonds
agonistique de l’épreuve humaine »), l’instruction de l’éthique (et, faut-il
ajouter, du politique) par le tragique. Tout cela étayé sur un tragique de
l’action inséparablement lié à l’étroitesse de l’angle de vue des personnages
et aux stratégies de simplification qui accompagnent leurs choix et leurs
décisions. Il y une partialité tragique de l’action car cette dernière – néces-
sairement partiale et partielle – implique une suspension de l’intellection
adéquate.
Cet interlude réinvestit à sa manière des thèmes présents tout au long de
l’œuvre de Ricœur, au moins depuis Histoire et vérité, publié en 1964. Le
texte le plus connu à cet égard est « Le paradoxe politique » : à travers
l’intrication de la grandeur et des égarements du politique, de la rationalité
et de l’arbitraire de la décision, Ricœur montre que l’existence politique
(l’action du soi dans un monde praticable) ne se déploie qu’au travers de
médiations imparfaites, instables et fragiles 14. Le problème auquel il
s’affronte, dans la relation du soi et du monde, c’est bien la difficulté d’un
monde praticable. Il la décline au fur et à mesure de son œuvre, selon
diverses modalités. Celle, d’abord, de la rencontre entre la violence et la
non violence. Comment le non-violent peut-il être autre chose qu’un « pur »
en marge de l’histoire ? Comment le Sermon sur la montagne avec sa non-
violence peut-il entrer dans l’histoire ? C’est là une manière d’énoncer que
le soi n’est pas hors du monde et qu’il doit y rentrer pour le rendre prati-
cable « car c’est bien l’histoire, non la pureté de nos intentions, c’est ce
que nous aurons fait à autrui qui achèvera le sens de ce que nous aurons
voulu ». Ou encore, l’accent porté sur le maléfice de l’institution, encore
envisagée à ce moment du côté de l’institué et de la domination. Plus
largement encore, l’insistance, tout au long de son œuvre, sur l’irréductible
ambiguïté du langage politique et la pluralité des « fins » du bon gouver-
nement.
Dans la 7e étude de Soi-même comme un autre, Ricœur explicite le troi-
sième élément de sa définition ternaire de l’éthique : le souhait de vivre
bien, avec et pour les autres, dans des institutions justes. Par institution, il
faut entendre la « structure du vivre ensemble d’une communauté historique
– peuple, nation, région, etc. – structure irréductible aux relations inter-
personnelles et pourtant reliée à elles [...] C’est par des mœurs communes
13. « Le soi et la sagesse pratique : la conviction », loc. cit, p. 279-344.
14. Dans plusieurs textes d’Histoire et Vérité (Paris, Seuil, 1964), Ricœur aborde les complexi-
tés voire les apories liées à un monde « praticable » : ainsi « L’homme non violent et sa présence
à l’histoire » ou encore « État et violence ». Voir également ses lectures de Max Weber dans
Lectures I, et surtout dans Idéologie et utopie.

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MYRIAM REVAULT D’ALLONNES

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et non par des règles contraignantes que l’idée d’institution se caractérise
fondamentalement » 15.
L’analyse se réfère explicitement à deux inspirations apparemment dis-
sonantes :
1) l’inspiration hégélienne : par le recours à la Sittlichkeit, Ricœur s’atta-
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che en effet à déconnecter la pensée de l’institution d’une philosophie de


l’histoire totalisante, à dissocier la question de la Sittlichkeit de la réalisation
de l’Absolu. Reste alors chez Hegel une idée fondamentale et incontour-
nable : celle de la constitution d’une communauté historique qui non seu-
lement prend forme mais prend forme réfléchie. C’est en ce sens notamment
que l’État est « la réalité en acte de la liberté concrète ». Hegel écrit ainsi
au § 260 des Principes de la Philosophie du Droit : le « principe des États
modernes a cette vigueur et cette profondeur prodigieuses qu’il laisse le
principe de la subjectivité se parachever jusqu’à [être] l’extrême subsistant
par soi de la particularité personnelle, et le reconduit en même temps dans
l’unité substantielle, et maintient ainsi celle-ci en cet extrême lui-même 16 ».
L’État est la réalisation effective de la liberté parce qu’il unit le vouloir des
particularités individuelles et l’universalité. Il est l’universel « en soi » et
« pour soi », il réconcilie les exigences de la rationalité sociale et politique
avec les visées individuelles. Le principe de son autorité est la reconnais-
sance, par les libertés subjectives, des normes qui les structurent et qui
deviennent, de ce fait, comme une « seconde nature ». Ainsi la liberté
consciente de soi est-elle devenue « nature » et se donne-t-elle la capacité
d’agir. C’est bien la reconnaissance qui donne à l’éthicité sa véritable force
et son autorité.
Hegel, on le voit, ne substantialise pas, ne réifie pas l’autorité de l’insti-
tution : il n’en fait pas une forme hypostasiée qui échappe à l’action des
individus. Car la substance éthique, ses lois et ses pouvoirs, « ne sont pas
quelque chose d’étranger au sujet », c’est en elle qu’il puise « son sentiment
de soi », il la vit comme dans un élément non distinct de lui, dans un rapport
« immédiat, qui est encore plus un rapport d’identité que la croyance et la
confiance elles-mêmes 17 ». En insistant sur « le sentiment de soi », sur la
« vitalité effective » de la conscience de soi qui caractérise la substance
éthique, Hegel insiste du même coup sur la rencontre – et même l’enve-
loppement réciproque – des dispositions subjectives des individus et de
l’objectivité des normes institutionnelles qui les actualisent.
Ce sont bien, indépendamment de toute considération relative à la phi-
losophie de l’histoire et à la réalisation d’un sens de l’Histoire, les institu-
tions éthico-politiques qui dotent l’agir humain des conditions qui lui don-
nent forme et lui permettent de s’actualiser. Ce qu’est le sujet, écrit encore
Hegel, « c’est la série de ses actions ». On peut ainsi dissocier la phénomé-
nologie de la Sittlichkeit (de l’institution) de l’ontologie du Geist qui serait
inscrite dans une téléologie historique. La phénoménologie de l’institution
conserve donc toute sa pertinence alors même qu’est récusée la capacité de
l’État à se penser lui-même et à s’ériger en instance supérieure du savoir
15. RICŒUR, Soi-même comme un autre, p. 227.
16. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, § 260, trad. fr. J.-F. Kervegan, Paris, Puf,
1998, p. 325, en italiques dans le texte.
17. Loc. cit., § 147, p. 233, en ital. dans le texte.

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SOUCI DE SOI, SOUCI DU MONDE

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de soi. Une chose « est d’admettre que les institutions ne dérivent pas des
individus mais toujours d’autres institutions, une autre est de leur conférer
une spiritualité distincte de celle des individus 18 ».
2) l’inspiration arendtienne : celle d’un vouloir-vivre ensemble, d’un
pouvoir en commun (un agir-ensemble) plus fondamental que l’exercice de
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la domination. C’est en se référant à ce fondement oublié du pouvoir que


Ricœur peut, de son propre aveu, réinvestir le sens de l’institution comme
médiation entre le sujet et l’objet, entre le soi et le monde. Cette inspiration
a joué un rôle décisif dans la pensée ricœurienne : la distinction du pouvoir
en commun (du vouloir vivre ensemble) et de la domination lui permet
d’appréhender dans l’institution une médiation entre l’ordre de la subjec-
tivité instituante (le vouloir-vivre en commun) et celui de l’institué. Il lui
est alors possible d’étayer au plan politique ce qu’il tente de poursuivre à
partir de la Krisis de Husserl et des réflexions de Merleau-Ponty sur l’éla-
boration d’un lien social qui ne se contente pas d’être l’extrapolation d’une
relation intersubjective 19.

RICŒUR ET ARENDT : LE SOI ET LE MONDE

Deux éléments sont susceptibles de mettre en évidence les affinités mais


aussi les différences de perspective entre les deux penseurs
Si la question du souci de soi n’est pas absente chez Arendt, elle n’est
pas énoncée exactement en ces termes. Quant au souci du monde, il est
pour elle une priorité comme en témoigne l’expression si forte d’amor
mundi. La question fondamentale est « comment refaire monde ? » ou
encore « comment être chez soi (auprès de soi) dans le monde ? ». L’expé-
rience de la désolation et de la perte (perte du monde et perte en monde)
conduit Arendt d’une part à réfléchir aux conditions qui font de l’homme
moderne un être privé de monde et d’autre part à se demander comment
et à quelles conditions les êtres humains peuvent réinvestir et reconquérir
un monde commun. Comment peuvent-ils retrouver cette capacité d’ini-
tiative qui est l’horizon de sens de leurs expériences et de leurs actions ?
On trouve chez Hannah Arendt une expression très frappante qui mar-
que la primauté du « souci du monde » : nous sommes, dit-elle, les obligés
du monde, nous avons à l’égard du monde une obligation qui nous lie à lui
de manière décisive. « Jusqu’à quel point reste-t-on l’obligé du monde
même quand on en a été chassé ou qu’on s’en est retiré 20 ? » Au monde,
répond-elle, nous sommes liés de façon décisive et ce, quoi que nous fas-
sions, même si nous est ravi l’espace qui se constitue avec l’agir ensemble
et se remplit ensuite d’événements et d’histoires, même si le monde est
pour nous un champ de bataille autant sinon plus foyer.

18. RICŒUR, Soi-même comme un autre, p. 298.


19. Cf. notamment Du texte à l’action et À l’École de la phénoménologie. À quoi il faudrait
ajouter une troisième source d’inspiration, qui n’est pas évoquée dans Soi-même comme un autre :
la pensée de Max Weber comme médiation entre Hegel et Husserl. On se réfèrera sur ce sujet
à Du texte à l’action et surtout à Idéologie et Utopie.
20. H. ARENDT, « De l’humanité en de sombres temps », Vies politiques, Paris, Gallimard,
1974, p. 32.

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MYRIAM REVAULT D’ALLONNES

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On ne peut comprendre cette expression – être « l’obligé du monde » –
que si l’on donne au monde l’acception qui est la sienne chez Arendt :
« l’entre » ou l’intervalle qui s’étend entre les hommes, l’inter esse pour
reprendre le terme latin. Il est le monde des relations entre les hommes et
procède de leur agir. Parce que ce sont les hommes au pluriel – et non pas
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l’homme au singulier – qui vivent sur cette terre et habitent le monde, la


pluralité est la condition de l’action en général. Et ce monde qui s’étend
entre les hommes n’est véritablement humain que s’il est objet de dialogue :
si intensément que les choses nous affectent, si profondément puissent-elles
nous stimuler ou nous émouvoir, elles ne deviennent proprement humaines
qu’au moment où nous en débattons avec nos semblables.
C’est donc la pluralité des perspectives, la pluralité des positions et des
points de vue qui fait émerger le monde commun. Cela ne signifie pas
– contresens à éviter – que cette pluralité de perspectives désigne une
multiplicité empirique. Si tel était le cas, le monde ne serait que l’habitat
d’une multiplication d’exemplaires de la même espèce. C’est l’inverse : les
hommes au pluriel ne sont pas dotés d’une pseudo-identité interchangeable,
ce qui les rendrait immédiatement superflus. La condition humaine de plu-
ralité (la pluralité est à la fois une catégorie ontologique et anthropologique)
concerne des individus dotés d’une singularité inchangeable, qui ont le
monde « en commun » et qui le partagent parce qu’ils sont à la fois distincts
et égaux.
Or il est remarquable que ce primat de la pluralité s’atteste aussi dans
l’activité de pensée qui s’exerce nécessairement à l’écart du monde. Pour
penser, il faut – quitte à revenir ensuite au monde commun – s’en retirer
pour entretenir un dialogue silencieux avec soi-même. Toute pensée exige
que l’on s’arrête pour réfléchir et, à ce titre, elle implique partiellement une
mise à distance du monde des phénomènes. Mais elle ne signifie pas pour
autant la disparition de la pluralité. L’activité de penser (comme le montre
notamment l’exemple de Socrate, si fréquemment invoqué) manifeste le
« deux-en-un » : le mouvement de la pensée consiste à se tenir compagnie
à soi-même, à instaurer une dualité de soi avec soi. Telle est la forme
– toujours dialogique – que prend chez Arendt le souci de soi. Le fait que,
durant l’activité de penser, sa solitude s’actualise en une dualité montre que
l’homme existe essentiellement dans la pluralité. Le paradoxe fondamental
d’une telle expérience, écrit-elle dans son Journal de pensée en avril 1951,
consiste en ce que, « aussi longtemps et quelle que soit la manière dont on
est seul, au sens strict du terme, c’est-à-dire sans toutes les représentations
concrètes d’un autre, on s’éprouve nécessairement comme deux. Penser
dans la solitude, c’est toujours s’entretenir avec soi-même. [...] C’est seu-
lement dans la rencontre avec mon semblable [...] que je m’identifie pour
ainsi dire à moi-même, que je deviens un. C’est seulement lorsque je
m’explique avec un autre que j’existe effectivement en tant que moi ». 21
Qualifié par Arendt de « gratitude » que nous devons au monde, l’amor
mundi se décline selon les exigences de l’action, entendue au sens grec de
la praxis : le souci du monde est inséparable de la vita activa. Si nous restons

21. H. ARENDT, Journal de pensée, vol. I et II, trad. fr. S. Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 2005,
vol. I, p. 89-90 (sic).

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SOUCI DE SOI, SOUCI DU MONDE

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les obligés du monde même lorsque nous en avons été chassés, c’est que
notre responsabilité à son égard ne peut être remplacée ni par la chaleur
de la fraternité ni par l’exil intérieur ni par quelque fuite que ce soit vers
la nostalgie ou l’utopie. Cette réflexion est foncièrement politique au sens
où le monde est en définitive « ce qui surgit entre les hommes et où tout
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ce que chacun apporte par naissance peut devenir visible et audible ». Est
inhumain ce qui interdit la continuité de l’expérience humaine car cette
dernière, encore une fois, même quand elle s’exerce dans la solitude de la
pensée, ne cesse jamais d’être habitée par la pluralité. On sait combien cette
orientation de pensée – et notamment les implications de la pluralité comme
concept ontologique – a profondément marqué la pensée de Ricœur.
En revanche, beaucoup plus problématique est chez Hannah Arendt la
fonction médiatrice de l’institution. Car, si l’on considère le primat de la
praxis (l’agir) sur la poiesis (la fabrication), toute la difficulté est que l’action
qui nous insère dans le monde n’a d’autre validation que son propre appa-
raître. Ne laissant derrière elle – comme le savaient déjà les Grecs – aucun
produit fabriqué (comme la poiesis), s’engageant dans un tissu de relations
qu’elle ne maîtrise pas, l’action est éminemment fragile, ses résultats sont
imprévisibles et ne peuvent être défaits. En cela réside la « triple frustra-
tion » de l’action : résultats imprévisibles, processus irréversibles, auteurs
anonymes 22. Le paradoxe est donc que l’activité à travers laquelle les hom-
mes éprouvent au plus haut degré leur humanité est aussi la plus précaire
et la plus menacée. Et surtout, le pouvoir – en tant qu’il diffère de la
domination et est lié à un agir-ensemble – a un caractère éminemment
volatil : lorsque les hommes cessent d’agir ensemble, le pouvoir disparaît.
Sa fugacité, son évanescence demandent alors à être stabilisées : car l’espace
de l’apparaître non seulement ne survit pas à l’actualité du mouvement qui
l’a fait naître mais lui-même disparaît quand cesse l’activité. Comment alors
stabiliser cette sorte d’« actualité » pure ?
Arendt, on le sait, refuse que cette stabilisation prenne la forme d’une
dégradation de l’« agir » en « faire » : comme si la fabrication solidifiée
pouvait seule remédier à l’incurable fragilité de l’agir. La volonté de
construire l’action sur le modèle de la fabrication fait l’objet d’une critique
incessante, ce dont témoigne par exemple sa critique de la notion de « gou-
vernement ».
Il faut donc objectiver autrement la permanence de l’entreprise politique.
C’est là qu’intervient précisément la dimension temporelle qui amène
Arendt à mettre l’accent – à côté de la déclinaison grecque – sur la décli-
naison romaine du commencement, en mobilisant le concept de fondation
et la problématique de l’autorité. Car l’autorité n’assure pas tant la réifica-
tion ou la solidification du monde que la transmission de ses expériences.
On peut dire, si l’on préfère, que le souci du monde commun c’est aussi
celui de sa pérennité : non pas au sens d’une stabilité, d’une inchangeabilité
ou d’une immuabilité de ses contenus, mais à travers sa générativité : à
savoir sa capacité à être transmis par ou à travers des expériences. L’inter-
esse, ce n’est pas seulement l’espace intermédiaire qui – simultanément –

22. H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, trad. fr., Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 247.

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MYRIAM REVAULT D’ALLONNES

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rassemble et sépare les hommes, c’est aussi la durée qui les relie et les délie,
les unit et les autonomise.
Il est indéniable que Ricœur partage avec Arendt la perspective d’un
partage temporel (et pas uniquement spatial) du monde commun, habité
non seulement par des générations différentes qui coexistent les unes avec
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les autres (les « contemporains ») mais aussi par ceux qui ont disparu – les
prédécesseurs – et par les vivants encore à naître : les successeurs, « ceux
qui viendront après nous ».
Mais ce qui rend, chez Arendt, la question de l’institution éminemment
problématique, c’est la difficulté d’accorder l’apparition du nouveau, la
fulgurance de l’inédit et le souci de durabilité auquel répond l’institution.
Ainsi analyse-t-elle, à propos des révolutions modernes, le choc frontal entre
l’acte de fondation de la liberté, marqué par la fulguration de l’agir et
l’émergence d’un nouveau commencement, et l’institution durable d’un
corps politique qui garantit l’espace où la liberté peut se manifester. Si « la
fondation était la fin et le but de la révolution, alors l’esprit révolutionnaire
ne correspondait pas simplement au désir de commencer quelque chose
mais de commencer quelque chose de permanent et de solide » 23. Est-il
possible, est-il même pensable d’instituer durablement une rupture inau-
gurale ? Il y a chez Arendt quelque chose comme une absolutisation de la
libération politique, liée à la problématique de la liberté comme commen-
cement, à l’absolutisation quasi-ontologique de l’idée de commencement.
Ce qui la conduit à tenir le rapport de l’événement et de l’institution pour
une aporie. Merleau-Ponty relevait lui aussi l’aporie de principe propre à
la logique révolutionnaire : les révolutions sont vraies comme mouvements
et fausses comme régimes, elles ne peuvent jamais être comme régimes
institués ce qu’elles sont comme mouvements. Le « cercle » de la révolution
s’affirme donc dès le moment où le mouvement passe à l’institution.
Pour Arendt, l’aporie révolutionnaire ne relève pas tant du « vice » pro-
pre à tout régime institué mais du statut métapolitique accordé au commen-
cement. Cette aporie spéculative – qui relève d’une aporétique de la liberté –
rend difficile l’élaboration d’une pensée de l’institution comme médiation
proprement politique. Aussi, la seule issue est-elle pour Arendt de recourir
à la narrativité. Une institution est porteuse d’histoire parce qu’elle est
susceptible d’être racontée : c’est ainsi qu’Arendt emblématise la question
de l’institution. Telle est la validité exemplaire du livre de l’Exode dans
l’Ancien Testament : le peuple s’instituera en se souvenant et la narrativité
est la promesse qui autorise la continuité. De même, l’Enéide raconte la
fuite loin de Troie en flammes dans la perspective d’une liberté neuve. La
vérité de la Révolution se résout en fin de compte en une identité narrative
et le problème de la constitutio libertatis s’infléchit vers celui d’une insti-
tution porteuse d’histoire parce que susceptible de devenir objet d’un récit.
Mais le commencement raconté a beau être exemplaire, c’est-à-dire mémo-
rable, l’agir politique se satisfait-il entièrement de la belle formule d’Isak
Dinesen, si souvent évoquée par Arendt ? « All sorrows can be borne, if you

23. H. ARENDT, De la révolution, in L’Humaine Condition, trad. fr., Paris, Gallimard (Quarto),
p. 539.

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SOUCI DE SOI, SOUCI DU MONDE

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put them into a story or tell a story about them » – « Tous les chagrins peuvent
être supportés si on les raconte ou qu’on raconte une histoire à leur propos ? »
Reste en définitive un point aveugle : qu’est-ce qu’une liberté capable de
franchir le seuil de l’institution ? Quelles seraient ses modalités d’effectua-
tion pour une pensée qui – comme celle de Hannah Arendt – refuse la
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dialectique de la volonté élaborée par Hegel dans l’Introduction de la


Philosophie du Droit ? Ricœur, quant à lui, affronte cette difficulté en assu-
mant la perspective hégélienne de la Sittlichkeit et en inscrivant le souci du
monde dans une philosophie pratique qui fait de l’entrée en institution la
condition de l’instauration de la liberté. Car la plus haute incarnation du
perdurable est l’institution politique, dont la grandeur n’a d’égale que la
fragilité.

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