du 7 au 12 mai 2018
Gaffe : C’est « tout un art » par ses effets, comme on le voit bien chez le Bloch de
la Recherche, mais c’est d’abord un don de nature : on naît gaffeur, et on le reste
quoi qu’on fasse. Il me semble que Gide, qui ne répugnait pas à l’autodérision, tient
dans son Journal un registre amusé, sinon admiratif, de ses meilleures
performances. Un de mes bons camarades, historien par ailleurs, se savait en
possession de ce don et en jouait en virtuose. Cette disposition tient surtout, je
crois, à une forme d’étourderie qui est le manque chronique d’attention à la
situation présente. Je ne jouis pas de cette infirmité (qui ne va certes pas sans
avantage, car l’ahuri se repose où l’attentif se fatigue), mais il peut arriver que le
gaffeur d’occasion surpasse le professionnel : vers 1953, je rencontre un de mes
anciens professeurs, et je prends poliment de ses nouvelles : « Bien mauvaises,
répond-il, j’ai perdu ma femme ». Sous le coup de l’émotion, je ne trouve rien de
mieux à dire que : « Non, sans rire ? »
Nonsense : Tout le monde sait que le mot anglais n’a pas d’équivalent dans notre
pauvre langue. En revanche,il n’est pas toujours impossible d’y traduire un
spécimen de ce genre si typique. Assez logiquement, c’est l’auteur de Logique du
sens (mais dans L’Image-mouvement) qui me rappelle cette inégalable performance
de Groucho Marx (dans Un jour aux courses) : il prend le pouls d’un quidam et, au
bout d’un temps, murmure : « Ou bien cet homme est mort, ou bien ma montre
s’est arrêtée ». La merveille de ce nonsense, c’est qu’il marche (si l’on peut dire)
dans les deux sens : « Ou bien ma montre s’est arrêtée, ou bien cet homme est
mort ». Je me vois incapable de choisir, faute de savoir laquelle des deux versions
est la plus cruelle ».
Si, de fait, après la riche et indispensable foison narratologique des années 60, 70 et
encore 80, il a fallu attendre les années 2000 pour voir surgir un tournant
explicitement autobiographique avec des textes tels que Bardadrac, il faudrait sans
doute dire qu’à y regarder de plus près, l’œuvre de Genette n’a cessé, depuis sa face
critique, d’être l’affirmation continue de Genette d’une autobiographie de ses
lectures, toujours précises mais aussi toujours déjà d’œuvre en œuvre et d’auteur en
auteur comme son autoportrait en creux. En ce sens, Genette se tient comme le
grand lecteur de la critique car, plus que Blanchot peut-être, il a su, à chaque texte,
disparaître derrière l’œuvre à commenter, il a su désapparaîtrecomme laisser
derrière lui un autoportrait en pièces singulièrement détachées dont la bibliothèque
figure la biographie toujours diffractée. « Figure : porte présence et absence »
affirmait, on s’en souvient, au seuil de ses Figures ce mot que Genette avait
emprunté à Pascal : peut-être faudrait-il le tenir, plus intimement, comme la devise
intransigeante d’une lecture qui veut s’affirmer mais qui, dans le même temps, sait
se donner dans le retrait pour laisser à l’œuvre la chance même d’être une œuvre.
En ce sens, et cela a peut-être été trop peu perçu, Genette était, fait rare au
20esiècle, un lecteur heureux. C’était un lecteur qui ne refusait pas au texte sa joie
et qui, geste peut-être contre-moderne au cœur d’un structuralisme rutilant, refusait
à sa lecture le caractère tremblant et terrible de l’inquiétude. Genette se tenait ainsi
pas devant le texte comme un lecteur noir mais, dans son envers même, comme un
lecteur lumineux, capable de passer le texte depuis l’intensité d’un bonheur de lire
qui jamais ne faillit. Et peut-être est-ce encore là que se tient l’émotion la plus vive
de la mort de Gérard Genette pour beaucoup, comme si Genette était une pièce,
pour beaucoup, de leur jeunesse, une chambre d’énamoration de la littérature –
comme si Genette était non pas tant l’idée de la vocation à être critique que le
souvenir d’un doux vocatif, celui qui appelait la joie du texte en chacun. Comme si
Genette sommeillait toujours en nous à la manière de la scène primitive de notre
désir, adroit ou maladroit, à vouloir non analyser mais lire les textes. Peut-être
l’homme depuis sa science toujours bienveillante et sa grande modestie a-t-il été
toujours l’hypotexte et le palimpseste heureux et joueur de chacune de nos phrases :
l’enfant en nous qui lit, qui, à chaque page et chaque livre, découvre la
littérature dans un geste sans fin. En lisant Genette, c’est-à-dire dans une euphonie
joueuse qu’il n’aurait pas refusée, c’est notre jeunesse de lecteur qui se donne.
Genette, c’est notre souvenir de lecteur – comme si être critique pour Genette
devait retrouver une manière décidément proustienne d’être : l’enthousiasme d’être
Marcel quand maman lit, à la nuit tombée, François le champi. Car tous les livres
C’est pourquoi sans doute la disparition de Genette ne doit pas lue comme une
tristesse contrite mais depuis la joie de l’enfance qu’il a su porter comme une
injonction à redevenir plus que jamais enfant de nos lectures et enfants de notre
critique – comme pour la redébuter, en palimpseste heureux de la sienne.
J’ai donc photographié ces lieux, désormais vidés de leurs anciens occupants. J’ai
travaillé avec méthode, avec toute la neutralité dont j’étais capable, désireux
d’éviter le pathos superflu (le « pathétisme » : maladie infantile de la
photographie). J’ai réalisé mes images avec un objectif 35mm acheté pour
l’occasion, cherchant par là à éviter certains de mes « tics » de prise de vue. Le 35
mm est un grand angle qui m’obligeait à m’éloigner de mon sujet et qui me
permettait de faire entrer plus d’espace dans l’image. Contrairement à mon
habitude, les photographies ont été retravaillées, principalement la chromie. Je
désirais obtenir une gamme colorée pouvant évoquer celle des anciens
photochromes. J’emploie à dessein le verbe « évoquer » : il ne s’agissait pas de
singer cet ancien procédé mais de déréaliser les lieux : puisque mon pays natal était
totalement dépeuplé, les paysages devaient se résumer à de simples images
coloriées, à des surfaces en deux dimensions, à des cartes postales « spectrales ».
À qui allais-je les envoyer ? Aux morts. À mes morts. En travaillant, je pensais
parfois à Julien Davenne, le personnage principal de La chambre verte. Je dois
cependant avouer que certains de ces « morts » sont encore vivants. Simplement, ils
sont définitivement sortis de ma vie. Peut-être me liront-ils ?
Parallèlement à tout cela, j’ai fouillé dans ce qui me reste des archives
photographiques de mon père : essentiellement des diapositives de format 6×6,
fixées sous verre par ses soins. Il pratiquait la photo en amateur, avait un regard
mais, s’y consacrant trop peu, l’appareil, petit à petit, était devenu un moyen de
réaliser des images de vacances sans intérêt (une collection de monuments,
d’églises, de paysages qui ne m’évoquent à peu près rien) ; peu d’instantanés
également : si portrait il y a, ils sont souvent posés. Certains sont touchants, d’autre
franchement drôles. Ainsi certaines images où je figure en compagnie de ma mère,
conçues comme des « allégories » de l’amour filial. Ma génitrice ignorant jusqu’au
sens des mots « amour » ou « tendresse », il est bien sûr préférable d’en rire, puis
de s’interroger : bêtise crasse de mon père (dont je doute) ?, cécité volontaire ?,
désir de construire de toutes pièces, le temps d’un cliché (le terme s’impose), une
réalité familiale acceptable, conforme à ses désirs et à ses représentations (c’est-à-
dire une fiction) ? Difficile de décider, surtout rétrospectivement. Je n’ai jamais eu
l’occasion d’en parler avec lui de son vivant. Je songe parfois que, s’il avait vécu
en deux-mille-dix-huit, il aurait peut-être aimé poster sur les réseaux sociaux ces
images de bonheur artificiel, comme on en voit défiler par dizaines aujourd’hui sur
les écrans.
Et puis j’ai trouvé cette photo dont j’ignorais l’existence. Elle était datée : été 70.
Mon père a donc quarante-sept ans et j’en ai à peine cinq. L’image a été réalisée
avec le 6×6 qu’il utilisait à l’époque. Elle semble avoir été prise dans le jardin de
ma grand-mère – à cette époque les hautes herbes n’étaient pas encore
domestiquées. Étrangement, mon père est habillé d’un polo et d’un pantalon de
ville, vêtements qu’il portait rarement à la campagne. Il a cette position
caractéristique, vaguement nonchalante (lui qui l’était si peu), que je reconnaitrais
entre mille, surtout la posture du bras, l’abandon de la main, tenant entre le majeur
et l’index l’inévitable cigarette. Il avait de très belles mains, longues et fines,
presque féminines, malgré les nombreuses activités manuelles qu’il aimait
pratiquer.
Nos deux visages se rencontrent dans le même axe, chacun se tournant vers l’autre,
simultanément, dans un curieux contrapposto. Il semble que mon attention soit
attirée par quelque chose se situant hors-champ. Étrange attention si on considère
les deux virgules horizontales qui me tiennent lieu de regard. Peut-être mes yeux
sont-ils fermés, comme dans ces photos « ratées » ou un clignement de paupière
donne au modèle une expression tantôt ridicule, tantôt inquiétante. Quant à mon
père, pareillement, nul regard visible mais une autre virgule, plus fine, presque
masquée par l’arcade sourcilière. Et pourtant, malgré nos yeux « aveugles », cette
impression de complicité qui m’est précieuse ; échange de sourires – très spontané
et enfantin pour moi, plus « maîtrisé » et aussi plus las chez mon père.
J’aime croire que cette photographie porte en elle la trace d’une vérité (seule
relation possible à la vérité : la croyance ?). Vérité du lien qui nous unissait, qui me
protégeait – parfois – de la versatilité maladive, de la folie de ma mère et qui me
structurait tant bien que mal, me permettant, simplement, de grandir. Moi, le petit
garçon turbulent, fragile, trop sensible. Lui, mon père-mère. J’ai voulu que ce soit
cette image qui inaugure ce retour au pays natal. C’est d’ailleurs la seule qui soit
baignée par cette illusion de la présence que la photographie permet. Les autres, les
miennes, seront vides.
Les princesses trouvent rapidement leurs princes : il semble en effet que toutes ces
jeunes femmes au pesant regard affectionnent plutôt les hommes à épaules, les
garçons sémillants, énergiques, drôles et rassurants (les deux dernières
compétences étant obligatoires) ; si nécessaire : paternels. Tu n’as hélas rien de
commun avec ces effigies et on en prend note en haut lieu : très vite, on te fiche une
paix royale. Te voilà presque soulagé : briser des rêves de petites filles n’a jamais
été ta vocation.
Donc : la gent féminine lycéenne possède son pendant masculin : toute une mâle
cohorte qu’évidemment tu ne parviens pas à fréquenter ; que dire, en effet, et quoi
échanger avec ce fan-club de la testostérone ? Tu as bien risqué quelques incursions
mais, à chaque fois, l’échec a été patent, le silence pénible. Idem avec les militants,
les artistes autoproclamés, les exaltés de toutes sortes vers lesquels ta marginalité
t’entraîne a priori mais dont la mauvaise foi assumée, l’humour indigent et le
narcissisme t’indisposent très vite et à tout jamais. Hasard puis nécessité : deux
bons camarades s’imposent pourtant peu à peu, comme une évidence, et cela pour
quelques années… L’amitié sera ton kit de survie, ta seule consolation durant cet
étrange printemps.
Les clichés sont de petites choses visqueuses qui adhèrent, se cramponnent : des
connaissances, quelques « amis », des membres de ta famille aussi doutent, comme
il se doit, de ton hétérosexualité. Tu les abandonnes très volontiers à leurs
tâtonnements. Tu comprends peu à peu que neutre est potentiellement un joli mot :
ni l’un ni l’autre (et surtout pas : l’un et l’autre), entre deux ; très envie d’habiter ce
non-lieu, cette zone encore blanche sur la carte ; un territoire intouché, intouchable,
Les vertus martiales du sport t’indiffèrent. Courir, c’est certes souffrir, mais les
remugles virils, depuis toujours, te soulèvent le cœur. Tu te méfies du collectif
comme de la peste. T’ensauvager, te carapater… Ton short et tes Reebok sont les
seuls objets admis dans ta thébaïde. Une solitude choisie, acceptable. Depuis
longtemps acceptée.
Ta mère ne conduisant pas, elle demande souvent à ton père de vous emmener vers
des endroits de la périphérie où de nouvelles habitations individuelles sortent peu à
peu de terre.
Sur place, ta mère biche et s’extasie devant des bâtisses aux fausses pierres
apparentes ou aux murs immaculés. Derrière les grandes baies vitrées, on devine un
carrelage sable, des meubles rustiques, un canapé en cuir véritable. Les pelouses
sont tirées au cordeau et pas un brin d’herbe ne vient gâcher la perspective sur la
haie de troènes. Parfois, folle excentricité, une toiture de chaume couronne
l’édifice.
Regarde, Pierre ! Celle-ci est de plain-pied. C’est ce que je voudrais, moi, une
maison de plain-pied… Pour faire le ménage, c’est tellement plus simple. Mais toi
tu n’y penses pas, ce n’est pas toi qui frottes ! Tu t’en fiches !
Tu ne saisis pas bien pourquoi ta génitrice proclame dès qu’elle le peut son goût
pour les demeures pompeuses et vulgaires de nouveaux petits riches alors que, par
ailleurs, elle revendique à la moindre occasion ses origines ouvrières et sa condition
de modeste vendeuse. Par contre, c’est effectivement elle qui brique, qui astique et
récure ; c’est elle qui lave, qui prépare et qui nourrit. L’inconvénient c’est qu’au fil
du temps, ce long chapelet de contraintes domestiques est devenu son seul et
unique horizon.
Mais Jacques est aussi et surtout Serge Daney, non pas tant depuis sa mort
semblablement donnée par le sida mais depuis sa vision du cinéma français, selon
laquelle le cinéma français regarderait plus du côté de la littérature que du côté du
cinéma. De ce reproche comme feutré dans la bouche de Daney, Honoré en fait le
fil inouï de son personnage de Jacques et de sa romance avec le jeune Arthur.
Car Plaire, aimer et courir vite ne se contente pas de mettre en scène un écrivain et
un jeune homme qui entend devenir réalisateur : si leur amour, par la mort, se
manque et est manqué, Honoré ne cesse de réaliser – littéralement et dans tous les
sens dirait Arthur (Rimbaud) – leurs noces à l’écran. Jamais sans doute un film
n’avait à ce point accompli le livre, jamais le livre n’avait-il trouvé des qualités
proprement cinématographiques à l’écran tant Honoré explore ici, comme
rarement, la puissance d’impureté propre à sa poétique même : comme si, écho à
Jean Genet et à l’affiche du Querelle de Fassbinder qui orne le salon de Jacques,
« salir la beauté » se donnait comme sa loi la plus fondatrice, celle qui, comme il le
disait dans Ton Père à propos de Bagouet, entend exposer l’œuvre du « sentiment
de l’impur ».
En ce sens, l’impur qui se donne chez Honoré comme cette traversée de la page
dans l’écran et de l’écran dans la page, à la manière du cru et du cuit
qu’affectionnait Daney, illumine de part en part Plaire, aimer et courir vite comme
s’il s’agissait d’un film écrit depuis ceux qu’Honoré désigne lui-même comme ses
idoles, à savoir notamment Lagarce, Guibert, Demy, Koltès, Collard. Comme si ces
écrivains devenaient une matière fictionnelle – comme si le film sortait d’un livre
qui n’a jamais été écrit, d’un hyper-livre dont le film serait la réalisation et la
projection ultime. Comme si l’univers était celui de la littérature, un monde venu de
l’écriture que, littéralement encore, le cinéma n’avait pas vu ou n’avait pas montré
à temps. À ce titre, le déploiement fictionnel et actantiel ne se donne pas
uniquement, cette fois chez Honoré, comme un substrat cinéphilique mais cette fois
comme un substrat intertextuel : ici, l’image n’est pas l’image d’une image mais
une image échappée et heureuse d’un intertexte. Honoré le sait qui fait quitter la
salle de cinéma à ses personnages pendant qu’ils se sont installés pour assister à La
Leçon de piano de Jane Campion : Arthur ne veut pas rester dans la salle, le film ne
lui plaît pas. Il en a assez de « ce livre d’images », glisse-t-il. C’est à rebours même
de cette idée du livre d’image et contre toute image du livre même que se dessine le
peuple intertextuel d’Honoré qui passe du livre à l’image pour que l’image ne
demeure pas une image mais qu’elle connaisse son grand Après : la scène, la
matière du vivant, le bougé et le tremblé où la cinéma sera brisure du vivant.
Car, par une puissance d’évocation aussi rare qu’inouïe, Honoré propose ici de faire
ce que Godard offre dans JLG/JLG en filmant sa bibliothèque. Mais la scène ici
n’est pas à Rolle. La scène est puissamment impure : elle est entre Rennes et Paris,
à la fois à Rennes et à Paris. Contrairement à Godard, quand Honoré filme sa
bibliothèque, cette pile de livres où se mêlent les titres de Guibert dont L’Image
fantôme, Honoré filme ce qui se passe derrière sa bibliothèque – quand les livres
accèdent à la scène, quand ils trouvent, ce qu’Honoré nommait à propos de
Bagouet, « la danse d’après ». Plaire, aimer et courir vite surgit alors comme un
cinéma de l’Après tant Honoré filme après la bibliothèque, à l’image sans doute de
cette très belle scène même de Ton Père où le narrateur plaçait tous les livres de ses
idoles, tous ses livres qui avaient fait de lui un lecteur homosexuel, dans une valise
Mais sans doute ce que projette là encore littéralement Plaire, aimer et courir
vite, relève-t-il plus précisément d’une nouvelle métamorphose de l’impur, par où
l’impureté du livre et de l’image regarde cette fois du côté de la métaphore –
entendue au sens de déplacement, de glissement d’un corps à l’autre, d’une
image affectuelle et projective. Plaire, aimer et courir vite est ainsi le film d’un
rendez-vous retrouvé, un rendez-vous enfin rendu possible entre un homme, un
plein créateur et ses idoles disparues trop tôt, emportées par la maladie – comme si
Honoré opérait depuis un cinéma de catabase, descendait comme on remonte dans
le temps pour trouver l’heureux et impossible dialogue avec les morts. Comme si
Arthur était un personnage projectif, non un double mais une métaphore
d’Honoré à entendre de manière proustienne, à savoir comme un écho et comme
un outil dans la recherche du Temps perdu de ces années 1990 – comme Marcel est
la métaphore de Proust dans le Temps. Car, chez Honoré, la mort n’est jamais la
matière d’une mélancolie qui emporte le créateur : la mort est le dynamisme le plus
affirmé du geste créateur, la réouverture la plus folle de tous les possibles narratifs
et filmiques : reprendre au lieu même d’un dialogue qui n’a pas eu le temps d’avoir
lieu.
À ce même titre, si Arthur figure le possible d’une rencontre alors brisée par la
mort, Jacques est-il lui aussi la métaphore de l’idole même, comme le cénotaphe
d’un destin décidément brisé de mort, portant le nom de Tondelli comme en
hommage à Pier Paolo Tondelli mort lui aussi du sida. Et l’idole est chez Honoré
l’homme du soin, l’homme de la dignité, l’homme de la précaution amoureuse.
Comme tous les livres aimés, Plaire, aimer et courir vite est un film qui, à son tour,
embrasse à chaque fin de scène : c’est un film du soin, de la bienveillance affirmée
où la mort ne devient qu’une étreinte parmi d’autres, où la mort ne fait pas mourir
mais fait désapparaître les uns aux autres – comme si le cinéma et la littérature
étaient la promesse à accomplir de leur possible revenue, leur romanesque.
On l’aura compris : il faut absolument aller voir Plaire, aimer et courir vite qui
s’impose comme l’une des plus grandes réussites de son auteur et l’affirmation rare
d’une œuvre passionnante, celle qui, précisément, ne cesse de se métamorphoser,
qui fait exister un film depuis la littérature, après elle. Comme si, puisque Ton
Père s’achevait sur le récit du début du tournage à Rennes de Plaire, aimer et
courir vite, il s’agissait ici à la vérité d’une trilogie impure, polymorphique – ou,
pour parler comme Benjamin, d’un continuum de formes du livre au cinéma avant
de s’ouvrir à la scène de théâtre avec une prochaine pièce intitulée précisément Les
Idoles et convoquant les figures disparues de Koltès, Lagarce, Daney, Guibert,
Lisant cette Chanson douce, on reconnaît d’abord un talent certain à Leïla Slimani
pour installer une intrigue sans jamais s’appesantir, la première partie du roman est
même extrêmement efficace. Puis le symbolisme est souligné à l’excès (la carcasse
de poulet soigneusement rincée au liquide vaisselle et exposée sur la table du petit
déjeuner), tout s’enraye dans cette mécanique romanesque, transparente, inodore et
sans saveur. Le roman déçoit et ne laisse aucune trace, le fait divers n’y est jamais
cet élément narratif qui pourrait dérégler le récit, lui imprimer sa marque, permettre
à l’auteur de jouer avec codes et attendus. Il est calibré, bien trop calibré, jamais
subversif ou véritablement dérangeant, jusqu’au pathétique dernier chapitre qui
boucle gentiment un récit sans surprise.
On remonte donc, par le biais de l’histoire de cette famille, aux conflits qui ont vu
s’affronter chrétiens et musulmans, à l’intérieur de la Méditerranée, les grandes
divisions du Moyen Âge, l’époque moderne avec ses guerres la colonisation, la
décolonisation, les revendications identitaires aujourd’hui. Comme l’affirme
clairement l’auteur, le livre se veut une chronique du monde vu par le prisme d’une
famille corse. Il s’agit, en fait, d’une histoire de la Corse perçue à travers cette
chronique. C’est donc une source de connaissances précieuses pour comprendre la
complexité, la variété, et la succession de drames qui constituent l’histoire de l’île.
Les Colonna d’Istria traversent ces périodes mouvementées comme ils
peuvent, entre audace et compromission face aux conquérants. Les premiers
habitants à porter ce nom apparaissent à la fin du XVIIème siècle. Auparavant,
Istria est d’abord un château dans la région du village de Sollacaro, dans la vallée
du Taravo et de la région de la Rocca.
On voit par exemple le fils de Vincentello épouser vers 1500 la fille d’un riche
marchand génois. De 1511 à 1728 la Corse est administrée par Gênes, directement
ou par l’office de Saint Georges, créancier préoccupé essentiellement par les
finances. Puis c’est l’épisode de l’indépendance avec Pascal Paoli. C’est en 1768
lorsque la Corse devient française que la pratique du nom patronymique se
généralise et que d’Istria est choisi comme nom par les membres de la famille.
L’histoire des Colonna nous permet donc de naviguer entre l’histoire de la
Méditerranée la chute de Constantinople, l’arrivée de l’office du Saint-Georges à
Gênes, le royaume d’Aragon, la révolution française, la conquête française qui
marque le début de l’histoire contemporaine.
Le texte dresse un bilan très lucide du rapport de Gênes avec les Corses et les
notables. Cela est illustré par des informations tirées de chroniques ou de rapports
qui nous donnent des renseignements très précieux sur la situation des Istria à
l’époque. À partir de tous ces événements, Robert Colonna d’Istria analyse en
détail le comportement des Corses par rapport aux conquérants, il entre dans
psychologie propre et l’esprit de la famille Colonna. Il présente toute une réflexion
sur la Corse et les corses, à travers cette histoire particulière. Il propose même de
longs développements sur le système fiscal, la religion, la religiosité en Corse, le
pouvoir des sorciers, des magiciens, des revenants, aspects peu connus, les
chapelles et les cimetières, la pratique des vedute, ces assemblées qui réunissaient
les communautés.
On comprend mieux, après avoir suivi les destins de ces nombreux membres de la
famille Colonna d’Istria, bien plus nombreux que les 24 représentants de Macondo,
cette notion et ce poids de la solitude qui ne peut être vaincue qu’en dépassant ce
que García Márquez nomme les « velléités de la mémoire » Les individus naissent
et meurent au long des siècles. Robert Colonna d’Istria rejoint dans ce livre le
conseil donné par García Márquez dans son discours de réception du prix Nobel de
littérature, en 1982 : il faut se souvenir de notre passé, de notre solitude. Les
Colonna d’Istria lui offrent la base d’une réflexion qui va bien au-delà de la
généalogie de cette famille. Ces mémoires multiples aboutissent à une méditation
sur le temps. Tel le colonel Aureliano Buendia de García Márquez, Robert Colonna
d’Istria raconte avec brio ces histoires successives qui se répètent inlassablement
jusqu’à l’époque contemporaine. Un beau et passionnant livre, indispensable pour
comprendre l’histoire compliquée de la Corse au long des siècles.
Robert Colonna d’Istria, Une famille corse, 1200 ans de solitude, Terre
Humaine Plon, 2018, 396 p., 22 € 90 (15 € 99 en version numérique)
Les choix avec des ajouts et des coupes sont toujours délicats à faire. Dans la BD,
le scénariste a réparti l’histoire, en suivant la chronologie du roman, en six grandes
parties d’inégale longueur, de l’enfance de José à la rue cases-nègres à la fin de
l’adolescence avec l’obtention du baccalauréat à Fort-de-France. La première
partie, composée de 20 planches, restitue la vie quotidienne des enfants sur le
domaine du béké, les jeux, les bêtises, la faim omniprésente, le mélange
créole/français de leurs échanges. L’extrême pauvreté est rendue par le dessin avec
les personnages (enfant et adultes) vêtus de haillons et qui se préoccupent des
dégâts qu’ils opèrent sur ces vêtements qui n’en peuvent plus. La seconde partie,
composée de 6 planches, poursuit cette exploration d’une vie de misère mais aussi
de partage, de joie et d’éducation la plus stricte possible avec le départ des adultes
pour le dur travail dans les champs de canne, l’incendie involontaire que
Ainsi, régulièrement, des informations sont données dans ces résumés plus ou
moins exhaustifs pour remplacer, en quelque sorte, les notations essaimées par le
romancier dans son œuvre. Les descriptions de l’environnement naturel ou habité
sont prises en charge, de belle façon, par l’illustratrice avec à la fois réalisme et
sobriété. Dès la p.14, une page entière chante la beauté de l’île aux fleurs « qu’est
la Martinique ». C’est bien le dynamisme entre le dessin et le choix des bulles et
espaces diégétiques qui parvient à trouver un équilibre entre les dialogues et la
représentation visuelle.
Publié d’abord en 1950, aux éditions Jean Froissart, ensuite en 1955, aux Quatre
Jeudis, La rue Cases-Nègres devra attendre jusqu’à 1974, avec l’édition de
Présence africaine, pour être pleinement reconnu. Par ailleurs, l’adaptation filmique
d’Euzhan Palcy en 1983 a touché un public plus large que le public antillais et le
roman est devenu un classique des programmes scolaires.
Lié à de nombreux Sénégalais de Paris, dont L-S. Senghor, Zobel part au Sénégal
en 1957, dans le cadre des dispositifs mis en place par la loi-cadre. Il est nommé
directeur du collège de Ziguinchor (actuellement Lycée Djignabo) en Casamance et
quelques mois plus tard à Dakar comme surveillant général du lycée Van
Vollenhoven (devenu Lycée Lamine Gueye). Il est enfin producteur d’émissions
éducatives et culturelles à la Radio du Sénégal, dont il crée le service culturel. Ses
émissions seront écoutées dans toute l’Afrique Occidentale francophone. Quelques
anecdotes de sa vie dakaroise sont relatées dans les recueils Mas Badara (1983)
et Et si la mer n’était pas bleue (1982).
En redonnant quelques
caractéristiques du roman, on constatera la proximité recherchée par la BD. Le
roman lui-même se déploie en trois parties d’égale longueur et suit le personnage,
José Hassam, de sa toute petite enfance au baccalauréat. La topographie choisie est
significative et ouvre progressivement l’univers de José puisqu’il passe de la rue
cases-nègres à Fort-de-France via le Petit-Bourg. Toute la première partie fait
revivre sa vie dans ce lieu particulier de la plantation dont, avec une sobriété
d’enfant, il décrit la hiérarchie implacable. José y vit une enfance heureuse malgré
les privations et l’éducation sévère de sa grand-mère. Elle lui apprend, sans qu’il en
prenne vraiment conscience alors, les résistances du quotidien : ne pas fréquenter
n’importe qui, ne pas s’approvisionner à la boutique, ne pas envier les autres
enfants qui gagnent quatre sous en travaillant dans la canne, acquérir de bonnes
manières pour sortir à tout prix de l’enfer des cannes. Elle lui raconte aussi des
histoires, largement relayée par le vieux Mélouze auprès duquel José forge sa
culture d’origine. Ces deux aînés ont sollicité et renforcé ses dispositions
intellectuelles.
« — Ils sont trop méchants ! C’est parce que nous sommes des petits nègres,
pauvres et seuls, qu’ils t’ont pas donné une bourse entière. Ils savent bien que je
suis une malheureuse femme et que je ne pourrais pas te payer le lycée. Ils savent
très bien que te donner un quart de bourse, c’est rien te donner du tout.
Mais ilssavent pas quelle femme de combat je suis. Eh bé ! J’abandonnerais pas ce
quart de bourse. Tu iras dans leur lycée ».
Par ces deux simples citations, on aura compris que La rue Cases-Nègres n’est pas
la saga triomphante d’une ascension sociale mais la restitution d’un parcours
difficile, semé d’embûches et d’obstacles, au plus près de la réalité sans pathos
superflu ni gommage des inégalités et des résistances des dominés. Les
personnages de femmes, et particulièrement celui de la grand-mère, en sortent
inoubliables. Dans une intervention à Association Martiniquaise de la Maison de la
Canne aux Trois-Îlets, le samedi 28 mai 2016, Huguette Bellemarre a rendu
hommage au personnage de m’man Tine : « Alors, échec ou réussite de Man Tine ?
[…]. Succès puisqu’elle a enfin réussi à sortir sa descendance de la rue Cases-
Nègres. Mais à quel prix ? Rebuté par le lycée dans lequel il se sent tout à fait
étranger, et qui est peut-être le symbole de cette société post-esclavagiste et
coloniale où il n’y a pas de place pour lui, c’est-à-dire pour des intellectuels ou
simplement des diplômés issus du prolétariat nègre, José-Joseph ne peut pas offrir
à son pays un retour sur investissement, et réciproquement. Il n’a d’autres
perspectives que l’exil.[…] Toutes les personnes ayant vécu sur une habitation qui
m’ont apporté leur témoignage pour cette intervention m’ont affirmé que cette
volonté de sortir de la canne – ou du moins d’en faire sortir leurs enfants – était
collective à tous les ouvriers et toutes les ouvrières agricoles. A partir de là, Zobel
a pu concentrer, styliser, bref, effectuer son travail de création. […] Pour
l’universitaire Michelle Monrose, Man Tine est même un mythe, au sens ici d’un
récit fondateur, anonyme et collectif qui permet aux êtres humains de se
positionner pour savoir d’où ils viennent, où ils vont, ce qu’ils font sur terre ; et qui
est donc nécessaire à la structuration de la pensée ».
Le Plus et le moins est le livre des débuts et des origines : la naissance du désir
d’écrire, la découverte de la puissance de l’imaginaire comme de l’injustice qui
l’accompagne, dans le texte d’ouverture, la fable du pantalon long ; le premier
baiser ; des renaissances aussi, quand le rapport aux parents se transforme, devient
un choix et non plus une simple filiation, quand le prénom hérité devient un
prénom d’écriture.
C’est tout l’univers d’Erri de Luca que le lecteur retrouve dans ce livre :
l’alpinisme, « sévère formule de la vérité », les langues, l’engagement citoyen
(« faire de l’écriture un corps de délit qui dérange leur discipline »), l’attention aux
choses vues et entendues, les histoires entendues rassemblées pour être transmises.
C’est aussi l’Italie dans ses contrastes, sa cuisine, sa géographie, ses îles, Naples.
C’est l’histoire, de la seconde guerre mondiale à aujourd’hui, en passant par les
« jours d’impatience » — 68, centre de rayonnement du livre avec Naples — et les
années de plomb qu’Erri de Luca préfère appeler années de cuivre, « le meilleur
conducteur de cette énergie électrique de transformation ».
C’est la lecture, le deuil, être absent à soi pour être présent au monde et aux autres,
Bob Dylan, les bistrots, tout ce qui compose ce que Bohumil Hrabal a appelé Une
trop bruyante solitude : « Tel est l’état de mon crâne, pris d’assaut par des essaims
d’histoires qui créent une ruche dans mon vide. J’ai appris ainsi que pour être
écrire il faut être libre, expulsé, comme un logement où arrivent les histoires, par
caravanes tziganes en quête de l’espace de personne ».
Face à cette violence, écrire pourrait apparaître comme une violence en retour –
présente dans les titres : « en finir », « tué », – mais surtout comme une lutte contre
la violence, celle des autres autant que la sienne, comme une façon de contrer ses
objectifs et ses effets, en même temps qu’un moyen de faire exister les individus
par-delà cette violence, y compris, comme dans Qui a tué mon père, par-delà celle
qu’ils peuvent exercer. Il ne s’agit pas d’absoudre dans un geste chrétien, encore
moins de tout rendre équivalent en mettant sur un même plan les victimes et les
bourreaux. Si la violence est constitutive, elle l’est de tous et s’exerce sur tous,
comme le père du livre qui à la fois peut infliger la violence de paroles, de silences,
d’actes, et subir lui-même la violence de son fils, la violence sociale, la violence
d’un néolibéralisme économique et politique destructeur. La violence ne définit pas
une essence mais est le mode de rapports mobiles et complexes, stratifiés, pluriels.
Si ce corps est ainsi mis en avant, c’est qu’il est ce qui dans ce massacre est le plus
évident, le plus immédiatement visible. Mais il est aussi le signe d’un processus de
démolition, d’une logique destructrice qui, moins visible, tirant en partie son
efficacité de ne pas l’être, doit être mise au jour. C’est cette opération de mise au
Il n’y a pas d’un côté les méchants et de l’autre les gentils, personne n’est en
soivictime ou bourreau même si, dans le système, les places de la victime et du
bourreau ne sont pas équivalentes, ne doivent pas être confondues selon une forme
de cynisme qui ne serait, au fond, qu’un masque pour la domination et la violence.
Dans Histoire de la violence, par exemple, celui qui subit le viol est aussi celui qui
peut facilement, en tant que Blanc, exercer la violence, reproduisant un système de
violence raciste. Aux positions de l’agresseur et de l’agressé dans ce cas de
violence sexuelle – positions conditionnées par un système hétérocentré et sexiste –
se superposent ici celles du Blanc et du non Blanc, de celui qui est devenu un
membre de la bourgeoisie intellectuelle et de celui qui demeure parmi les pauvres,
les déclassés, etc. L’identité de chacun est ainsi multiple, et son action sur les autres
ou ce qu’il peut subir, sa place dans la relation de pouvoir sont mobiles et pluriels.
Par rapport à cette réalité des rapports violents constitutifs d’un pouvoir anonyme
et pluriel, l’écriture aurait deux fonctions. La première consiste, par l’écriture, par
le livre, à s’emparer d’un moyen qui dans l’ordre de la violence sert à perpétuer et à
produire cette violence – violence symbolique, violence dont les effets sont bien
matériels – mais pour étaler cette violence, sa réalité, ses mécanismes, ses effets.
Édouard Louis, Qui a tué mon père, éditions du Seuil, mai 2018, 96 p., 12 €
« Je est tout le monde et n’importe qui », notait Régis Jauffret au frontispice de ses
premières Microfictions (2007) ; une affirmation sous forme de notatio — entre
banalité et absolu —, signée des initiales de l’écrivain, « R. J. », des initiales
comme une présence / absence, un nom évidé, auctor fantomatique puisque prêt à
des incarnations successives en 500 autres que lui-même, plus que lui-même.
Devenant « toutes les vies à la fois (R. J.) » en quatrième de couverture
des Microfictions 2018, la phrase apparaît comme séminale, ouvrant à d’autres
variations, qui ne sont pas reprises ou répétitions. La microfiction est un genre
singulier.
« Mais futée comme la truie, dans la littérature je me suis infiltrée. Dernière valse,
dernier tango dans la salle de bal où gisent les derniers papiers gras de la fiction
du je. Comme l’a dit quelqu’un au début de ce livre. Je est tout le monde, et
n’importe qui » (Microfictions, 2007, Folio, p. 180) : c’est bien ici, en 2007 comme
en 2018, le je à l’essai d’un Montaigne, « moi-même la matière de mon livre ». Une
matière qui tient de la fange, des limbes, des fleurs du mal, dont la forme déploie
l’immensité — 500 microfictions en 2007, 500 en 2018 — depuis le punctum du je
et d’une forme concentrée.
Infini est aussi le livre proposé au lecteur : il peut être découvert, comme le serait
un roman, de A comme « Aglaé » à Z comme « Zéro baise », selon cet alphabet qui
imprime au recueil l’ordre du lexique ; il peut être lu dans le plaisir de glaner une
histoire au hasard, découverte appelée par un titre. Mais quelle que soit la lecture
choisie, abscisse ou ordonnée, l’autre s’imposera : la logique alphabétique est un
leurre qui suppose de succomber à l’aléatoire ; l’aléatoire manque ce que la
structure composée par l’auteur suppose d’un effet de sens. Il faudrait lire tout
ensemble — tâche évidemment impossible, proprement disjonctive — dans l’ordre
des pages et le désordre du touriste qui picore, dans un (dis)continu qui est la forme
même construite par ces microfictions, soit notre manière d’être au monde, dans
une saisie pleine et pourtant parcellaire voire lacunaire du moment, dans une
conscience subjectivement objectivée de l’époque, dans un rapport intime au
collectif — « Notre vie n’est ni lumineuse ni obscure. Nous n’aimons pas les
contrastes. Les rouges nous éblouissent, les noirs sont des abîmes » (« Des
fonctionnaires microscopiques », p. 199).
Là est la « cime » des Microfictions, cette cime du général dans et par le particulier,
qui est le contrepoint de la Recherche proustienne, son envers (le discontinu
lapidaire vs. le massif romanesque). Là est surtout la poursuite contemporaine,
aiguë et sidérante, de la poétique de l’inachevé que Stendhal a mise en pratique :
forcer la clôture du roman pour le redéployer à l’infini — l’apostille du Rouge et le
Noir qui en relance le sens en niant tout ce qui avait été affirmé en incipit ;
l’apparition retardée d’une chartreuse pourtant annoncée par le titre, traçant la
relance de la dernière page à celle de titre, à l’infini — ou faire de l’impuissance à
poursuivre l’essence même du romanesque, comme dans tant de Romans
abandonnés. Ce qui ne peut être raconté existe comme latence ou possible, en
creux. Telle est peut-être la poétique de ces Microfictions : faire éclore le
romanesque de la relance infinie, de l’impossible clôture, du suspens.
Jauffret, lui, n’a pas abandonné la littérature mais il lui a donné une forme inédite,
susceptible de concentrer des faits divers et personnages infâmes, de conserver le
chaos du monde, de dire la vérité d’un sens mouvant, non identifiable sinon dans
son mouvement même. Tout se construit depuis une chute multiple, celle,
structurale, des récits, celles de personnages qui descendent, dans tous les sens du
verbe :
• « Les siècles sont rapides à dérouler, les remonter est une autre affaire »
(« Démonstrations fabuleuses »)
• « Je peux tomber encore plus bas. L’existence n’est jamais à court de marches
quand il s’agit de les dévaler ».
Emmenée par John Jefferson Selve, Possession immédiate propose à raison de deux
fois par an un dialogue continu entre texte et image, photographie et plastique
textuelle. De Simon Johannin jusqu’à Yannick Haenel en passant par Bertrand
Schefer, la revue trace et provoque une enthousiasmante géographie du présent sur
laquelle Diacritik a voulu revenir avec John Jefferson Selve, à l’occasion également
Il y a une noyau dur d’amitiés depuis le début de Possession immédiate, parmi ceux
que vous citez, j’y ajoute aussitôt Ferdinand Gouzon qui écrit pour la revue et
participe à l’élaboration même des numéros, mais aussi Mathieu Terence, Gaëlle
Obiégly, Damien MacDonald, Georgina Tacou, les photographes et cinéastes
Kamilya Kuspanova, Anton Bialas, Christina Abdeeva, Nicolas Comment ;
Philippe Grandrieux. Mais aussi – permettez-moi cette incise –, Ben Wrobel qui
crée la maquette, Jean-Baptiste Louvet qui fait le site et Eleni Gatsou sans qui rien
n’aurait été possible. Les nommer et les remercier ici amorce un début de réponse à
votre question.
Vous avez raison, ça peut être une devise. Il n’y a pas de communauté qui vient,
même si cela doit être l’enjeu. Il y a le plus souvent des solitudes animées, au-delà
des différences de style et de sujet, par un geste profondément existentiel. C’est ce
que je cherche à faire revenir, aller à l’os des choses quant aux questions de
l’existence. Et ce goût, cette volonté de publier des gens avec cet état d’esprit, me
conduit à rencontrer des artistes, des écrivains habités par une certaine forme de
solitude. Mon rôle est d’agréger ces pensées et ces manières. Après, des rencontres
se produisent, bien sûr. Il peut y avoir un côté petite bande mais quand je compose
un numéro, je parle à chacun, et je fais le lien dans et à travers la revue. Cette
question de lutte est ténue, qu’est-ce qui touche ? Qu’est-ce qui fédère de manière
générale au-delà de la malédiction contemporaine des petites identités ? Je ne
saurais pas y répondre directement.
Passons vite sur le coté abréaction du quotidien que sont les commentaires et le
narcissisme à l’œuvre paradoxalement généré par une grégarité qui ne souhaite que
le même et l’identique dans un réflexe de meute. Tenter d’exprimer sur les réseaux
sociaux quelque chose de différent n’est pas possible, d’ailleurs ce n’est pas fait
pour. Si on veut jouer le jeu de ces réseaux, pour diverses raisons pragmatiques, il
faut s’y cacher, s’éditer, avoir un avatar ou simplement de la distance ; mais ce
n’est ni un lieu collectif ni un lieu d’idée. Comme Twitter d’ailleurs : politiques et
journalistes devraient avoir honte de l’utilisation qu’ils en font, et ce n’est pas
rétrograde de le penser. Si ça me touche autant, c’est que cela participe d’une
dépossession du langage, d’une vision du temps biaisé, et d’un rapport à la vie
complétement fallacieux. Je ne sauverais que les messageries de tout ça… Mais il
n’y a pas à se battre, du moins directement, contre cet état de fait.
Ma parabole sur le Consul de Malcolm Lowry rejoint la devise que vous évoquiez,
celle du solitaire ou de l’abimé. De celui qui ne suit pas les règles, qui ne craint pas
d’affronter ses visions, de construire un monde de symboles et de poursuivre ses
obsessions. S’il y a un lieu où l’on doit s’affranchir du petit théâtre sociologique
contemporain, c’est bien la littérature. Je ne veux pas dire qu’elle ne doit pas
s’inscrire dans le monde, mais pour ce faire elle doit s’en détacher pour mieux y
pénétrer. La fadaise de la plupart des livres en boutique m’effare, on dirait des
illustrés. Mais enfin, il y a toujours des contre exemples : comme Jonathan Littell
dont le dernier roman m’a interpellé. Il n’a pas peur d’aller sur le terrain du négatif,
de la sensation et du formel en même temps. Ça dérange. Lowry l’a fait avant bien
sûr mais de façon tout autre. En tout cas il faut aller voir à la marge des structures
dominantes, ce ne sont pas les bonnes choses qui manquent, simplement l’écran de
fumée médiatique rend leur détection plus compliquée. Suivre ceux qui tracent un
chemin sur le bas-côté, ceux qui boitent, qui boitent à la manière de ce personnage
du Consul qui nous dit quelque chose du monde dans toute la splendeur noire de
ses contresens, sans jamais perdre un seul instant sa vision.
Sur le conseil avisé de mon ami Gilles Collard j’avais lu L’Été des charognes, et
c’est précisément le genre de texte qui me donne envie de rencontrer l’auteur. Ce
que j’ai fait avec joie car j’aime beaucoup l’écriture et la façon de dire de Simon, il
a une fougue, et une simplicité, peut-être propre à son jeune âge, mais en tout cas
nécessaires. Il y a un peu de Calaferte dans son travail. Mais je dirais, malgré cela,
et malgré la phrase que vous avez choisie et ce qu’elle nous dit, que je ne le trouve
Le second moment politique qui se donne à lire dans Possession immédiate est
peut-être incarné cette fois par le très beau texte également de Bertrand
Schefer sur l’élection de Trump vécue et racontée à travers le personnage de
S., Américaine vivant désormais en Normandie. Terrassée par la nouvelle de
son impensable élection, S. est ainsi décrite par Schefer : « Son corps lourd
s’est effondré comme une bête abattue dans les bois. » Nous évoquions tout à
l’heure la capacité de résistance de votre revue au monde : s’agit-il, d’une
certaine manière, d’affirmer pouvoir se relever après Trump pour ne pas finir
abattus symboliquement comme une bête dans les bois ? Faut-il, plus
largement, par la littérature se relever d’un possible abattement généralisé ?
La grande force de Bertrand Schefer est de peindre des imago et de donner à voir
ensuite le tableau. Il y a toujours cet aspect de scène primitive ressaisie dans le
contemporain. Il interroge les traces symboliques plus qu’il ne les restitue en
assénant et je vois cette distance comme un acte de résistance, c’est une approche à
laquelle je suis très sensible parce que la littérature n’est pas ou ne doit pas être
n’ont plus qu’un lieu de manifeste, rien de pire que les textes « engagés-
sociologiques » au premier degré. J’aime aussi cette façon de faire chez Frederika
Amalia Finkelstein, cette capacité d’être à la fois en dedans et au-dehors.
Oui mais alors ce sont des dévastations épiphaniques, parce que toujours quelque
chose resurgit, se manifeste même dans la destruction ; il y va d’une mémoire du
monde que l’on peut retrouver dans le détail, une certaine lumière, comme le fait
Henry Roy ou Safouane Ben Slama ou dans une captation des signes les plus
contemporains, les vestiges de notre ultra contemporanéité, moteurs, déjà, d’une
Enfin, toujours dans votre préambule à Début de siècle, que ces photos
produisent « un effet d’aurore dans un début de siècle tourmenté » : en quoi
ainsi ces photos surgissent-elles selon vous comme la promesse d’une aube ?
Cette promesse vient de leur regard porté sur les choses et les situations. Avec
douceur ils s’arrêtent sur des scènes, des moments de vie et des détails, apportant
une certaine grâce à la négativité moderne. Ils ne s’exemptent de rien, pointent des
choses qui deviennent immédiatement des signes, tout en dressant un état des lieux,
une radiographie de l’époque dont la justesse m’étonne. Ce livre, foisonnant
sereinement d’images étonnantes ou familières, m’est tout de suite apparu comme
une faveur sincère faite à l’époque.
Mathieu m’avait présenté Anne. Elle s’était emballée pour la revue et je lui avais
demandé si elle souhaitait y participer. Ce qu’elle a fait pour le volume III et le
volume VI en écrivant deux textes magnifiques. Ensuite, nous nous sommes
souvent vus tous les trois, nous avons initié une conversation, alors comment
pourrais-je dire l’immense perte que fut sa disparition ? Quand le volume VIII
de PI s’est engagé, Mathieu n’a rien pu envisager d’autre que de me proposer ces
poèmes tirés d’un livre qui témoignera de leur histoire d’amour.
Cette rencontre fut une chance pour Possession immédiate et pour moi.
Ici le précédent entretien avec John Jefferson Selve mené par Christine
Marcandier à l’occasion du numéro V de Possession immédiate.
C’est ainsi que la première exposition a été dédiée au travail de Jo Ann Callis (8
mars – 28 avril 2018) avec sa série : Early Color, des clichés qui datent de la fin
des années 1970 et exposés pour la première fois en Europe dans une personnelle
de l’auteur. Le parcours de Callis est des plus intéressants. Mariée très tôt, à 21 ans,
très tôt elle a deux enfants. Occupée par son travail de femme au foyer, elle suit
cependant des cours du soir pour continuer ses études et obtient son diplôme en
Arts Plastiques à l’âge de 34 ans à l’UCLA de Los Angeles. C’est au moment où
elle divorce qu’elle décide de produire ce travail artistique sur le corps et l’espace
domestiques. L’époque est des plus effervescentes : libération sexuelle,
revendication des droits de la femme, contestations étudiantes, manifestations
pacifistes contre la guerre du Vietnam…
A partir du 3 mai et jusqu’au 9 juin 2018, c’est Nancy Wilson-Pajic qui prend le
relais à la Galerie Miranda avec l’exposition Blueprints. Née aux États-Unis mais
résidant en France depuis la fin des années 1970, cette artiste est passée par la
vidéo, l’écriture, la performance, pour continuer son chemin vers la photographie
qui, comme pour Callis, n’a pas, selon elle, un seul sens à voir.
Parmi les Blueprints que l’on peut visionner à la Galerie Miranda, la série
des Falling Angels est particulièrement significative car l’artiste continue de
travailler sur le portrait et l’autoportrait. La figure mythologique de l’ange déchu
est au centre, un ange qui dans la tradition se doit d’être masculin, se révèle ici être
un ange féminin : l’artiste elle-même. Ferait-elle l’étrange voyage en tombant du
Ciel dans l’Enfer pour s’être révoltée contre Dieu-l’homme ? L’on sait que dans la
Bible hébraïque, Dieu ne parle pas aux femmes et envoie toujours des messagers
C’est une géographie qui prend forme à travers différents médiums : des
enregistrements sonores, des textes, des vidéos, de la photographie, du dessin, de la
technologie informatique, comme à vouloir poursuivre le geste millénaire de
l’humanité que l’artiste réactualise fréquemment à partir de procédés traditionnels.
Elle explique par exemple comment le photogramme qu’elle obtient par procédé de
« cyanotype » (le photogramme s’obtient en posant un objet sur la surface photo-
sensible), s’inscrit dans cette recherche du monde sans le monde. Car sa démarche
est d’aller chercher dans les archives non pas de la mémoire, mais de l’oubli.
L’œuvre se donne dès lors comme une sorte de réponse au silence, s’interrogeant
sans cesse sur le rôle de l’art et de la femme dans notre société.
« For me, écrit-elle, the full realization of a women’s statement in art required
basic revision of both the artist’s role in society and of what constitutes an art
object. My feminist attitude was and still is based on the unique and positive
aspects of women’s experience, insisting on the equality of the art made by all
groups and individuals, regardless of their personal characteristics or the modes of
expression they employ. ». Explorer la forme et l’objet de l’art c’est donc
questionner ce féminin qui n’a que le souhait de s’exprimer dans une totale égalité
créative et existentielle.
© Christine Marcandier