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L’éthique d’Hippocrate au chevet de la médecine contemporaine

Conference Paper · January 2014

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J. Béranger
Keosys, France
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gestions hospitalières n° 532 - janvier 2014 [réflexion] 15

MOTS CLÉS
Serment d’Hippocrate
Histoire de la médecine
Éthique
Médecine
Patient
Morale

PHILOSOPHIE

L’éthique d’Hippocrate
au chevet de la médecine
contemporaine
Tout étudiant en médecine qui termine ses études et se prépare à l’exercice de la philosophie et que la médecine
de sa profession est dans l’obligation de prononcer une version simplifiée grecque est alors elle-même une activité
philosophique. À la fin de l’Antiquité, la
du serment d’Hippocrate afin de s’engager à exercer son art en respectant célèbre formule de Galien – « Le vérita-
toutes les exigences morales ou éthiques qui lui sont liées. Faut-il voir dans cet ble médecin est aussi philosophe » –
acte symbolique un cérémonial n’ayant d’autre finalité que de marquer, sous une ne veut pas dire autre chose. Le serment
constitue, dans sa version initiale, un
forme rituelle, le début d’une carrière ou est-on en droit de l’interpréter comme texte d’éthique d’origine philosophique,
l’expression d’un authentique engagement de la part des futurs médecins ? issu, pour être plus précis, du pythago-
L’éthique du serment d’Hippocrate conserve-t-elle toute sa valeur antique et risme. Les termes de ce serment contri-
buent donc à établir une définition de la
toute sa force ou doit-elle être remplacée par un système prenant mieux en médecine non plus en termes de com-
compte la réalité de la médecine et des sociétés modernes ? pétences, mais en termes éthiques. C’est
en tant que proclamation d’un idéal fa-
vorable à la vie, en tant que guide qui
trace et organise autour de cet idéal les

L
a naissance d’Hippocrate en 460 avant J.-C., dans l’île Jérôme BÉRANGER
de Cos, fonde traditionnellement l’émergence de la Chercheur associé grandes orientations du soin humain
UMR ADÉS 7268
profession médicale occidentale et va donner les AMU, EFS, CNRS
que le serment d’Hippocrate est resté à
bases rationnelles à la pensée médecine, indépen- Espace Éthique jamais un principe humaniste universel,
dantes de la religion. Pour Hippocrate, les dieux ne sont pas méditerranéen moralement incontestable.
Université Aix-Marseille
la cause de la maladie sacrée, celle-ci obéit exclusivement à L’éthique s’instaure comme questionne-
Directeur adjoint
une origine naturelle. Ainsi, la profession se fonde sur le Département recherche ment suscité par une situation non pré-
concept de compétence médicale, concept rapporté par So- Keosys vue ou présentant un conflit de valeurs
crate qui se distingue par sa volonté de théoriser la pratique à hiérarchiser. Elle apparaît en tension
médicale dans la relation médecin/patient, en établissant des entre la dimension téléologique – ques-
procédures et des règles fondées à partir de l’observation des tionnement sur les fins et les valeurs –,
maladies, de leurs contextes, de leurs évolutions. Hippocrate et la dimension déontologique, question-
a été également un philosophe dialecticien s’intéressant no- nement sur les normes et la justice (1) :
tamment à trois champs classiques de la philosophie : la lo- dialectique incessante. La vocation de
gique, la physique et l’éthique. Il appelait avec raison à rendre l’éthique est de permettre d’assumer, à
la médecine philosophique. Ce qui fonde à l’origine la compé- partir du royaume des normes, le risque
tence éthique de la médecine, c’est que l’éthique est du ressort imprédictible de la nouveauté. Dans la
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de la confidentialité entourant l’acte médical, ainsi que la


participation du patient sans influence extérieure de contrôle.
Une autonomie qui demande un consentement éclairé de la
part du malade ;
» le principe de bienfaisance : Dans toutes les maisons où
j’entrerai, ce sera pour le soulagement des malades. Tout
faire pour être utile au malade et surtout ne rien faire qui puisse
lui nuire. Le bien du patient a été de tout temps le principe
directeur de l’action médicale et de la relation médecin/patient :
la médecine est, en quelque sorte, « là pour ça ». Ce principe
représente donc le moteur, l’énergie morale qui sous-tend
toute action de soigner ;
»

«
le principe de justice : Dans toutes les maisons où j’en-
trerai, ce sera pour le soulagement des malades, me conser-
vant pur de toute iniquité volontaire, m’abstenant de toute
L’éthique s’inscrit espèce de débauche. Ce principe est fondé sur les notions
d’égalité et d’équité.
à la fois dans la mouvance À ces quatre principes s’ajoute l’idée que le médecin doit être
de l’élargissement des champs exemplaire et qu’il doit se tenir à l’écart de toute corruption
et de tout abus que pourrait lui conférer sa position ; avec en
de l’éthique appliquée toile de fond la notion de respect inconditionnel de la vie.
Ainsi, les principes énoncés dans le serment d’Hippocrate
et dans la demande d’éthique guident la conduite non seulement des médecins mais aussi
qu’expriment les sociétés modernes. de tous les professionnels dont l’exercice est prescrit par le
corps médical.
De plus, le passage du sacré au profane marque une étape déter-
situation professionnelle qui nous minante dans l’histoire de la médecine et, par voie de consé-
occupe, nous la plaçons au cœur de la quence, dans l’histoire de la communication médicale (4). Devant
rencontre avec la personne en demande cette suspicion jetée sur la pensée grecque, dont même notre
de soins, comme lent travail, toujours monde technique est issu (5), l’éthique médicale semble être le
inachevé, de la mise en commun, de meilleur terrain pour réaliser une mise en contrepoint anti-
l’échange, de l’interrogation, de l’inter- quité/modernité. La plupart des problématiques contemporaines
pellation. Les principes éthiques actuels – mères porteuses, suicide médicalement assisté… – peuvent
sont nés à la fois de ce serment et de son frapper les esprits par la nouveauté des techniques dont use
adaptation face aux problématiques la médecine, mais elles renvoient, pour ce qui est des principes
posées par l’histoire (2). Ainsi, les quatre et des fins, à des systèmes conceptuels pratiquement inchangés
grands principes universels de la bioé- depuis leur construction par la philosophie antique.
thique contemporaine apparaissent dans Enfin, les sciences de l’information et de la communication
le serment d’Hippocrate (3) : appellent à l’histoire des idées, de la société et des supports
» le principe de non-malfaisance : afin d’alimenter les questionnements et problèmes posés par
Primum non nocere (« D’abord ne pas les pratiques et objets contemporains. Cet appel à cette anté-
nuire »), c’est-à-dire n’agir que dans la riorité met en avant l’importance de l’héritage de la philosophie
NOTES mesure de ses connaissances et de ses antique afin de mieux se libérer des questions métaphysiques
(1) N. Mosconi, Approche
philosophique de l’éthique capacités, sinon le médecin doit délé- et ouvrir l’espace des débats. Cette interdisciplinarité
en éducation, université Paris X- guer le pouvoir de l’action à ses n’échappe pas à une légitimation à partir de textes anciens.
Nanterre, sciences de l’éducation, 1997. confrères. Cette maxime signifie que les La remise en question de ces préceptes moraux qui ont mis
(2) E. Delassus, Actualité risques, inconvénients et fardeaux pour des siècles à s’imposer aux sociétés humaines ne peut être
du serment d’Hippocrate, le patient ne sont acceptables qu’à pro- sacrifiée sur l’autel de la technologie. C’est à la technique de
UFR médecine, laboratoire d’éthique
médicale, université François-Rabelais, portion du bien qu’ils permettent d’at- faire l’effort à s’adapter aux préceptes moraux et non l’in-
Tours, p.1-7. teindre. Elle implique donc un devoir de verse (6). Cela incite donc à la prudence dans la construction
(3) Traduit par Emile Littré diligence et de prudence, qui ne doit des objets scientifiques mais également aux lectures des théo-
(1819-1861). cependant pas verser dans le nihilisme ries passées et aux fondements des problèmes contemporains.
(4) G. Llorca, Communication thérapeutique ; La tradition grecque de l’Antiquité atteste que l’Égypte serait
médicale, Ellipses, 1994, p.20. » le principe d’autonomie : le secret a le berceau des sciences et des techniques. Seuls les Anciens
(5) P. Jacerme, Introduction un statut sacré : Je les tairai, les regar- et les pythagoriciens détiennent la vérité. Ainsi, la pensée phi-
à la philosophie occidentale, dant comme des secrets inviolables. losophique advient de « la mutation d’une pensée mythique
Agora, 2008. Ce principe met en avant l’importance en une pensée rationnelle (7) ».
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Conclusion
Aujourd’hui, Hippocrate symbolise souvent la nostalgie d’un
humanisme que la médecine « technique » aurait perdu (8)
avec un médecin devenu un « ingénieur du corps » dans une
technoscience, pour reprendre une expression de Rony
Brauman (9). Le but ultime n’est pas de connaître mais d’agir
pour soigner, pour soulager, voire guérir. Le centre de gravité
de l’éthique médicale est le rappel constant de l’exigence
inhérente à la relation de soin, en l’occurrence respecter, écrits du corpus hippocratique montre
tout au long de l’acte thérapeutique, la personne humaine. bien qu’il existe une sagesse pratique du
La pratique médicale ne se définit pas seulement en fonction médecin grec, avec, d’une part, la capa-
des moyens qu’elle met en œuvre, mais aussi et surtout en cité de délibération éthique, bien sûr,
fonction des fins qu’elle poursuit et dont la légitimité ne d’autre part le respect de la morale qui
peut être que morale. vaut pour tout patient et tout citoyen, et
Face aux enjeux moraux que constituent la relation qui revêt une importance plus grande
médecin/patient et le progrès scientifique, l’éthique antique encore pour celui qui a en charge la santé
est maintenant plébiscitée « sur le tard ». Elle suggère à la fois et la vie des autres hommes. Ces textes
antiquité et modernité, et nous renvoie tout autant à l’origine antiques d’éthique médicale assurent
lointaine du discours moral qu’à l’extrême actualité. Parler bien la continuité de l’éthique depuis
d’éthique médicale, c’est donc évoquer la généalogie de la pen- Hippocrate jusqu’à aujourd’hui. Quelle
sée, remonter vers une dimension oubliée et presque « mettre que soit l’approche retenue, l’éthique
à nu les structures de l’Occident » provenant de la Grèce semble bien s’être imposée comme un
ancienne avec le serment d’Hippocrate (10). Mais dire l’éthique, lieu de débats sur les valeurs fondamen-
c’est aussi désigner quelque chose qui est devenu omniprésent tales remises en question dans le
et triomphant. Le serment d’Hippocrate est l’impérissable contexte de la modernité. L’éthique s’ins-
modèle d’une forme alors nouvelle d’encadrement du savoir- crit donc à la fois dans la mouvance de
faire qui, tout à la fois, accrédite ce savoir-faire, l’organise et l’élargissement des champs de l’éthique
le fait exister pleinement en tant que profession : à l’origine, appliquée et dans la demande morale
« professer » signifie « prêter serment ». La lecture des différents qu’expriment les sociétés modernes. ●

ENCADRÉ 1
Le serment d’Hippocrate
Au moment d’être admis(e) à exercer la médecine, influencer par la soif du gain ou la recherche de
je promets et je jure d’être fidèle aux lois de la gloire.
l’honneur et de la probité. Admis(e) dans l’intimité des personnes, je tairai NOTES
(6) J. Michaud, L’Éthique
Mon premier souci sera de rétablir, de préserver les secrets qui me seront confiés. Reçu(e) à à l’épreuve des techniques,
ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, l’intérieur des maisons, je respecterai les secrets L’Harmattan, 2007.
physiques et mentaux, individuels et sociaux. des foyers et ma conduite ne servira pas à (7) C. Angé, Pour une lecture
Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie corrompre les mœurs. « communicationnelle » d’un mythe
et leur volonté, sans aucune discrimination selon Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne fondateur, Les Enjeux de l’information
et de la communication, 2009.
leur état ou leurs convictions. J’interviendrai pour prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne
(8) D. Sicard, « Hippocrate
les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou provoquerai jamais la mort délibérément.
et le scanner ». Réflexions sur la
menacées dans leur intégrité ou leur dignité. Même Je préserverai l’indépendance nécessaire à l’ac- médecine contemporaine.
sous la contrainte, je ne ferai pas usage de mes complissement de ma mission. Je n’entreprendrai Entretiens avec Gérard Haddad,
connaissances contre les lois de l’humanité. rien qui dépasse mes compétences. Je les entre- Desclée de Brouwer, 1999.
J’informerai les patients des décisions envisagées, tiendrai et les perfectionnerai pour assurer au (9) J.-M. Mouillie, C. Lefèvre,

de leurs raisons et de leurs conséquences. mieux les services qui me seront demandés. L. Visier, Médecine et sciences
humaines. Manuel pour les études
Je ne tromperai jamais leur confiance et n’exploiterai J’apporterai mon aide à mes confrères ainsi qu’à médicales, Les Belles Lettres, 2007,
pas le pouvoir hérité des circonstances pour forcer leurs familles dans l’adversité. préface, p.10.
les consciences. Que les hommes et mes confrères m’accordent (10) P. Legendre, L’Inestimable
Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque leur estime si je suis fidèle à mes promesses ; que objet de la transgression, étude
me les demandera. Je ne me laisserai pas je sois déshonoré(e) et méprisé(e) si j’y manque. sur le principe généalogique
en Occident, Fayard, 1985, p. 13.

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