Vous êtes sur la page 1sur 14

Langages

Lecture et analyse des brouillons


Jean-Louis Lebrave

Citer ce document / Cite this document :

Lebrave Jean-Louis. Lecture et analyse des brouillons. In: Langages, 17ᵉ année, n°69, 1983. Manuscrits-Écriture. Production
linguistique. pp. 11-23;

doi : 10.3406/lgge.1983.1139

http://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1983_num_17_69_1139

Document généré le 31/05/2016


Jean-Louis LEBRAVE
C.N.R.S. (Paris)

LECTURE ET ANALYSE DES BROUILLONS

Je voudrais discuter ici de deux points liés à la nature des brouillons et aux
caractères de l'analyse qu'on peut en faire. Ces deux points tournent autour de la spécificité
du brouillon par rapport au texte, qui fait habituellement l'objet des analyses,
linguistiques ou non.
Une remarque d'ordre général d'abord : les brouillons constituent un type de
données liées à la production concrète (« réelle ») des énoncés, et il faut bien
reconnaître que celle-ci n'a guère été étudiée par la linguistique proprement dite. On sait
que la « parole » ou la « performance » restent des concepts relativement vides
principalement construits pour équilibrer leurs complémentaires, la langue et la
compétence, et rien n'a été fait sérieusement pour les faire sortir de cette existence de
principe. L'énonciation telle que l'a définie E. Benveniste (« mise en fonctionnement de
la langue par un acte individuel d'utilisation ») vise bien à intégrer dans le champ
linguistique l'activité du sujet parlant, mais la linguistique de renonciation travaille
plutôt sur des énoncés déjà formés que sur des brouillons d'énoncés, et il ne s'agit ni
de sujets concrets (pas même de « sujets qui parlent ») ni d'une activité réelle. De
même, on sait depuis la philosophie analytique que « dire c'est faire », mais là non
plus, il ne s'agit pas des mécanismes de production en tant que tels, et aucun des
tenants de cette théorie n'aurait l'idée de tenir compte de la genèse des énoncés
étudiés. Et tout le champ de la pragmatique vise plus l'activité produite par
l'intermédiaire du langage que l'activité de production du langage elle-même. Certes, il est
bien question, ici ou là, (par exemple) des « ratés » de l'activité de langage (les
lapsus en sont une illustration), mais on ne saurait réduire les ratures des brouillons à
des ratés.

Toutefois, s'il est facile de décrire négativement les brouillons par ce qu'ils ne
sont pas, il est beaucoup plus difficile de définir leur véritable spécificité, bien que
celle-ci soit partout présente dans la pratique des « manuscriptologues », en
particulier par les déformations qu'elle induit dans la méthodologie qu'ils ont empruntée à
leur discipline d'origine (critique littéraire, histoire des idées, psychanalyse,
linguistique, pour ne citer que les principales). Le plus souvent, les deux disciplines,
l'ancienne et la nouvelle, coexistent dans une pratique sans qu'il y ait réflexion sur
les gauchissements subis par les deux parties dans cette aventure. Ceci tient me
semble-t-il à deux raisons principales. La première, c'est que pour tout le monde,
aborder un brouillon, c'est le lire ; et sous couvert de pratiquer une activité
habituelle, on se livre à quelque chose qui est bien différent en réalité de la lecture d'un
texte, et c'est au cours de cette « lecture » qu'on élabore les données génétiques
d'une façon quasi- spontanée, ce qui en masque le caractère extrêmement spécifique.
La seconde raison est en relation directe avec la première. Cette « lecture » des
données génétiques engendre des hypothèses sur le fonctionnement de la production
textuelle, mais ces hypothèses ne sont pas envisagées pour elles-mêmes, ou le sont
seulement en fonction des objectifs particuliers au type de recherche mené, ce qui crée des
lectures « filtrées » hétérogènes les unes par rapport aux autres, ou par le biais de

11
caractéristiques liées à un auteur particulier dont chaque spécialiste a tendance à
généraliser les « manies d'écriture », mais ces caractéristiques appartiennent à la
surface, à la partie visible d'un processus beaucoup plus complexe qui, lui, n'est pas
abordé. On peut enfin mentionner une troisième raison, peut-être plus enfouie encore
que les précédentes dans les ténèbres de l'activité « spontanée » des sujets manuscrip-
tologues : c'est que nous sommes tous nous-mêmes des producteurs de brouillons, ce
qui nous donne par-devers nous une familiarité diffuse avec les processus génétiques
qui sert de caution aux constructions spontanées et plus ou moins inconscientes
produites au cours de l'analyse.
Nous voudrions essayer, d'un point de vue de linguiste, de faire sortir cette
double activité de son anonymat, d'une part en tentant de montrer comment on construit
les données génétiques à partir du matériau manuscrit par un type particulier de
lecture, et d'autre part en élaborant, sur l'exemple des contraintes matérielles de
l'écriture, des fragments de ce que pourrait être une théorie de la genèse proprement dite.

I. Stratégies de lecture
1) Adoptons provisoirement une définition très générale du manuscrit de genèse
comme 1) avant- texte ,2) qui comporte généralement des corrections, biffures,
remplacements, suppressions, ajouts, etc., en nombre plus ou moins grand selon l'auteur
et selon le type d'avant-texte (brouillon, copie au net, corrections d'épreuves, etc.).
Pour simplifier, prenons d'abord le cas d'un manuscrit écrit pour l'essentiel au fil
de la plume et comportant peu de ratures, et imaginons que je lis ce manuscrit à
haute voix pour un auditeur. Tant que le manuscrit ne comporte pas de rature, je
lirai du texte. Si une variation (prenons pour simplifier encore le cas d'une
substitution lexicale, mais la démarche serait la même dans tous les cas) survient à un
moment donné, j'interromprai ma lecture. Le texte lu fera place à des commentaires
qu'on peut ramener aux trois types suivants, du plus descriptif au plus interprétatif :
(a) « ici, je lis 'A', et, au-dessus, dans l'interligne (ou au-dessous, ou dans la
marge, ou en surcharge, etc.), je lis 'B', de la même écriture (ou écrit d'un trait
plus fin/plus rapide/d'une autre encre/d'une autre écriture, etc.) »
ou, plus probablement
(b) « ici, l'auteur avait d'abord écrit 'A', puis l'a biffé et remplacé par 'B'
qui peut se simplifier pour finir en
(c) « ici, 'A' est remplacé par 'B'. »
C'est d'ailleurs cette dernière forme de commentaire qui apparaît le plus souvent et
qui est à la base de la plupart des techniques d'édition des avant-textes .
Ces gloses contiennent l'essentiel de ce qui définit la lecture d'un manuscrit : des
éléments matériels obligent le lecteur à s'interrompre pour produire un commentaire,
qui peut se situer à trois niveaux :
— il peut être la description d'éléments matériels du brouillon à travers une
description de l'activité du lecteur (a) ; on n'en reste généralement pas à ce niveau
purement descriptif, qu'on convertit aussitôt en
— une interprétation de cette description en termes d'activités du scripteur (b),
qui écrit, biffe, réécrit, etc. ;

1. Cf. Bellemin-Noël, 1972.


2. Sur ces problèmes d'édition, on consultera la bibliographie générale, par exemple Les
manuscrits... (1976) et La publication des manuscrits inédits (1979).

12
— enfin, on peut interpréter cette activité du scripteur en termes d'effets sur le
texte lui-même (c). Dans ce cas, le commentaire signale simplement l'existence de
segments qui se substituent les uns aux autres selon un ordre chronologique à
l'intérieur du brouillon. La glose alors ne se distingue plus guère de la « lecture » elle-
même à laquelle elle semble s'intégrer. Notons au passage que dans ce cas très
simple, la glose est très réduite.
Par généralisation, on peut considérer que lire un brouillon, c'est lire du texte à
l'intérieur duquel les interventions de l'auteur délimitent des substitutions orientées
par une chronologie qu'on énumère dans l'ordre de leur apparition. C'est, je crois,
une définition à laquelle tout spécialiste de manuscrits accepterait de souscrire. En
corollaire, un brouillon est donc constitué par du texte qui contient des substitutions
chronologiquement orientées.
J'ai pris un cas simple pour illustrer la démarche ; mais une fois constituée, elle
est ensuite appliquée de proche en proche à des cas de plus en plus complexes, et si
même (comme c'est souvent le cas chez Heine, Proust ou Flaubert), le manuscrit ne
comporte plus guère que des ratures enchevêtrées les unes dans les autres, et si
conjointement la recherche de la chronologie devient de plus en plus épineuse, on
conservera néanmoins comme principe de lecture celui de substitutions orientées par une
chronologie ; toutefois, la glose sera devenue extrêmement abondante, et fera
intervenir une description de plus en plus poussée du manuscrit dans la recherche de
substitution de moins en moins évidentes et d'une chronologie de moins en moins claire.
Avant de revenir sur le contenu de cette glose, je voudrais mentionner une
tentation qui s'insinue aisément dans ce travail de lecture ; il est bien rare — au moins
lorsqu'on aborde des manuscrits littéraires pour la première fois — qu'on ne soit pas
tenté dans certains cas de modifier la glose de lecture en la « complétant » par une
interprétation qualitative comme « si l'auteur a biffé 'A' et l'a remplacé par 'B', c'est
parce qu'il trouvait 'B' mieux que 'A', et de fait, je trouve 'B' « mieux » que 'A' ».
Dans cette optique, le brouillon est un chemin vers la perfection DU texte.
Beaucoup de manuscriptologues — moi le premier — refuseraient d'intégrer cette
glose dans une définition de la lecture des brouillons. Si néanmoins je la mentionne,
c'est qu'il est toujours difficile d'échapper à cette illusion d'une genèse « perfecti-
sante ». Et face à ce qui est souvent un chaos de ratures, on cherche à se donner
deux types dorures : d'une part un ordre chronologique, essentiellement descriptif,
et d'autre part un ordre évaluatif qui, par-delà le conditionnement culturel sur la
perfection des grands textes, est peut-être une réaction de défense face à
l'impos ibilité d'avoir fût-ce un embryon de réponse à la question : pourquoi cette accumulation
de corrections ? Et si l'idée que LE texte dans sa perfection intemporelle est le but
auquel tendent les tâtonnements de l'auteur est bien évidemment inacceptable, il
n'en est pas moins vrai que dans tous les cas, on postule que la variation n'est pas
gratuite, et que quelque chose en elle fait système : problèmes d'adéquation à un
genre, contradictions idéologiques, paramètres linguistiques, pour citer quelques-uns
des modèles d'ordre appliqués aux manuscrits jusqu'à présent. Qu'on imagine le
désarroi du manuscriptologue lorsque la variation paraît anarchique, aléatoire ou
incompréhensible, comme c'est le cas par exemple dans certains brouillons de poèmes
datant de la fin de la vie de Heine.
Signalons enfin que la conjonction de l'ordre chronologique et de l'ordre évaluatif
« perfectisant » est une inversion de l'approche philologique traditionnelle des
manuscrits anciens ou médiévaux. Celle-ci postule l'existence d'un texte initial
disparu ou non identifiable, progressivement corrompu par des copies imparfaites. Par

3. On peut considérer l'addition et la suppression comme des cas particuliers de


substitutions où l'un des termes est vide. Cf. Grésillon-Lebrave, 1982 a.

13
une étude des variantes entre les copies conservées, il s agit de remonter jusqu'au
texte initial et sa perfection perdue. En renversant ce modèle, le texte « parfait » se
trouve au terme du processus chronologique de genèse et se constitue progressivement
par « variantes » successives qui éliminent les erreurs et imperfections. Ce modèle du
stemma renversé continue à produire des effets malgré son inadéquation visible :
qu'on songe par exemple à l'obstination avec laquelle le terme de « variante » survit
aux critiques — justifiées — dont il ne cesse de faire l'objet. Sans doute ceci tient-il à
l'absence d'un autre modèle pour la genèse textuelle ; je tenterai de revenir sur ce
point dans la seconde partie.

2) La « lecture » des manuscrits est donc fondamentalement une tentative de


mise en ordre, dans la double perspective d'une hiérarchie chronologique des
variations et de leur insertion à l'intérieur d'un système interprétatif et évaluatif où elles
acquièrent un « surplus de sens ». Je voudrais revenir maintenant sur les gloses (a),
(b) et (c) dont je suis parti précédemment et dont j'ai laissé de côté des aspects
importants.
J'ai défini la glose (a) comme étant purement descriptive. Dans l'exemple très
simplifié que j'ai pris, son rôle est si mineur que le plus souvent, on produit
directement la glose (b). C'est néanmoins, surtout si le brouillon est complexe, un préalable
sans lequel la suite des activités de « lecture » est impossible. J'ai dit tout à l'heure
qu'il s'agissait de la description d'éléments matériels du brouillon. Plus exactement,
c'est une combinaison de déchiffrement (de l'écriture) et de description de ce qui,
dans le brouillon, n'est pas de l'ordre de l'écriture et dont la nature reste à
déterminer. Si l'on admet que l'écrit transpose l'enchaînement temporel des séquences
phoniques de l'oral en une séquence linéaire de symboles graphiques, un texte écrit est
fondamentalement uni-dimensionnel. Cette linéarité est mise en cause dans un
brouillon par le supplément de données qui vient s'ajouter à la « ligne graphique » et
qui donne à la page une seconde dimension. Cette dimension supplémentaire est
particulièrement claire dans les corrections interlinéaires, où l'on « voit » le premier
segment écrit, sa biffure, et le segment écrit au-dessus ou au-dessous qui le remplace.
Mais le phénomène est le même si la correction se trouve ailleurs dans la page, ou
sur une autre page, et on peut dire, en appelant « objets » spatiaux les différents
fragments d'écriture que le brouillon comporte, que la lecture des manuscrits suppose
préalablement la description de la position relative de ces objets les uns par rapport
aux autres. Mais l'étape préliminaire d'appréhension du manuscrit enregistre aussi
des données d'un autre ordre, qu'on pourrait appeler les qualités matérielles de ces
objets : données externes (nature du papier, instrument utilisé — crayon, plume,
etc.), caractéristiques de l'écriture et du trait (rapide, soigné(e), négligé(e),
appuyé(e), etc.), de l'interligne, remplissage de la feuille, usage de feuilles annexes,
etc. La plupart de ces éléments sont repris dans ce qu'on a coutume d'appeler
transcription diplomatique et qu'on nommerait peut-être mieux topologico-descriptive, qui
combine le déchiffrement des données écrites et leur transcription plus lisible, la
reproduction de leur emplacement dans la page et l'indication des autres
caractéristiques matérielles du feuillet écrit.

Dès ce niveau élémentaire, la « lecture » est donc constituée d'au moins trois
activités différentes :
— une véritable lecture (au sens ordinaire du terme) de fragments textuels plus
ou moins longs ;
— la prise en compte de l'agencement spatial de ces fragments ;
— la prise en compte de qualités matérielles des objets envisagés.

Si j'insiste aussi lourdement sur ce qui peut paraître évident ou élémentaire, c'est
que l'élaboration spontanée d'un pseudo- modèle de la production textuelle commence

14
dès ce niveau, mais d'une façon si « naturelle » qu'elle risque fort de passer
inaperçue. En effet, on passe immédiatement de la glose (a) à la glose (b), où ces données
sont interprétées dans une reconstitution des séquences temporelles de l'écriture,
l'ensemble des données non textuelles (données topologiques et qualités matérielles)
servant de matériau à la mise en ordre chronologique du brouillon. Un exemple,
celui des trois premières lignes de la page manuscrite de Heine reproduite en annexe.
Elles sont d'abord décrites par une transcription diplomatique :
[Dali] [Ein] Obgleich [die] Mlle Lowe hier keinen
Beyfall fand, geschah doch ailes môgliche um
Accademie de Musique
ihr ein Engagement fur die [grofte Oper]
bewirken
zu [erpressen].
qui prend en compte le fait que grofie Oper et erpressen sont biffés, et qu'au-dessus,
dans l'interligne, on lit respectivement Accademie de Musique et bewirken, et que
complètent les indications matérielles suivantes : « Accademie de Musique » et
« bewirken » sont d'une écriture différente de celle de l'ensemble de la page, au trait
plus fin, plus rapide, et qu'on retrouve dans un certain nombre d'autres objets
interlinéaires sur le même feuillet (cette description n'est pas exhaustive).
L'interprétation chronologique est ici évidente : les données topologiques
(superposition d'un fragment biffé et d'un fragment non biffé) permettent d'assurer que,
postérieurement à l'écriture de l'ensemble de la phrase, Heine a biffé grojie Oper et
erpressen et les a remplacés respectivement par Accademie de Musique et bewirken.
Les données relatives aux caractéristiques de l'écriture permettent d'enrichir
l'information en précisant que cette intervention est décalée dans le temps par rapport à
l'écriture de l'ensemble de la page, et qu'il s'agit très probablement de corrections
effectuées au cours d'une relecture du passage ou de l'ensemble du texte.
La glose fait cette fois nettement appel à l'activité génétique elle-même, puisqu'il
est question d'écrire, de relire, de biffer, de remplacer ; la production du brouillon
est envisagée comme une séquence d'événements qui se succèdent dans le temps.
Simultanément, on voit comment la « lecture » transforme les « objets » spatiaux que
sont les fragments d'écriture en objets textuels ordonnés les uns par rapport aux
autres selon deux axes, celui, horizontal ou syntagmatique, du déroulement linéaire
des énoncés « vers la droite » et celui, vertical ou paradigmatique, de la substitution
des fragments les uns aux autres dans un contexte invariant. On est dès lors très
proche de la glose (c), qui dérive de la précédente en effaçant les commentaires
génétiques pour ne garder que les substitutions orientées par un ordre chronologique.
Je fais ici remarquer que (c) donne à lire un texte avec des variantes coupé de ses
origines matérielles, ce qui lui donne une apparence d'existence autonome et
objective, indépendamment de toute référence au brouillon et à sa genèse. Or, (c) n'a
d'existence qu'en tant qu'elle est dérivée de (a) et de (b) qui en ont rendu la
construction possible. Comme la « lecture » permet fréquemment de passer (a) et (b) sous
silence, on voit le danger auquel on s'expose, de croire qu'on étudie un objet donné
avant toute hypothèse sur le fonctionnement de la genèse textuelle, alors que la
construction spontanée de cet objet dans une « lecture » fait déjà massivement appel à de
telles hypothèses. Et quoi de plus « naturel » que les activités mentionnées
précédemment : écrire, relire, biffer, remplacer, ajouter, ..., puisque nous les pratiquons tous.

3) Jusqu'à présent, j'ai outrageusement simplifié les données génétiques


auxquelles nous avons affaire, en me limitant au cas d'un brouillon comportant peu de
ratures, et, de surcroît, toutes extralinéaires. La réalité des brouillons est toutefois
beaucoup plus complexe. Le plus souvent, les brouillons comportent un très grand
nombre de ratures et de modifications, qui sont loin d'être toutes en dehors de la ligne, et

15
qui fréquemment s'enchevêtrent. La page placée en annexe en fournit un exemple
relativement simple.
L'étude de tels brouillons 4 a permis notamment de dégager une opposition
fondamentale- entre deux types de « variantes », qui ont été appelées respectivement
variantes d'écriture et variantes de lecture. Dans la même page de Heine, la seconde
phrase permet d'illustrer cette opposition :
Der Name Meyerbeer wurde
in Anschlage gebracht
bey dieser Gelegenheit ôfter [ange] [in die]
[Wagschale ge] [erwàhnt], als es dem verehrten
[Maestro]
Meister wohl lieb [lieb] [oder] [war] seyn mochte.
Reprenons pas à pas les commentaires qu'un « lecteur » est amené à faire :
— Dans une première phase, il dira : après ôfter, je lis ange biffé, suivi sur la
même ligne de in die Wagschale ge biffé, suivi sur la même ligne de erwàhnt biffé ;
au-dessus de ange, je lis in Anschlage gebracht. Le trait de biffure de erwàhnt paraît
plus fin que les autres traits de biffure, et de la même plume que erwàhnt et les
corrections interlinéaires de la phrase précédente.
— Dans une seconde phase, on interprétera l'ensemble de ces données de la
façon suivante : Heine a écrit der Name Meyerbeer wurde bey dieser Gelegenheit
ôfter ange, s'est arrêté, a biffé ange, puis a écrit à la suite in die Wagschale ge, s'est
arrêté, a biffé in die Wagschale ge, puis a écrit erwàhnt als es etc. Ultérieurement,
au cours d'une relecture, il a biffé erwàhnt et Га remplacé par in Anschlage
gebracht. D'où la définition de deux moments différents : celui de modifications
apportées au fil de la plume dans le fil de l'écriture ; celui de modifications apportées
après coup, pendant une relecture.
— La troisième phase enfin systématisera cette description en poussant plus loin
l'analyse. Si l'on remarque que ange et in die Wagschale ge sont les amorces de
locutions verbales au participe II, et sont donc de même nature que erwàhnt et in
Anschlage gebracht, la substitution joue entre quatre termes homogènes ; mais l'ordre
temporel est affiné par rapport aux analyses précédentes du fait de l'opposition entre
modifications immédiates, d'écriture, et modifications tardives, de relecture. Cette
distinction se matérialise d'ailleurs dans l'un des signes (« t ») utilisés par les
systèmes de transcription en vigueur en Allemagne °.
On est en fait déjà très loin dans l'interprétation génétique des brouillons,
puisqu'on est amené à faire l'hypothèse de deux démarches distinctes correspondant
respectivement à une phase d'écriture et à une phase de relecture. Et on ne voit pas
comment faire l'économie de cette hypothèse sans se condamner d'avance à ne rien
comprendre aux brouillons. Or, la réalité des brouillons est encore plus complexe, et
les deux phases s'entremêlent : une correction de lecture peut dégénérer en réécriture
comportant elle-même des variantes d'écriture ; plus grave, il faut sans doute
distinguer des lectures immédiates (d'un segment dès qu'il est écrit) et des lectures
tardives, et, entre ces deux pôles, des lectures séparées de l'écriture par des laps de temps
aussi variés que l'on veut. On est donc pris dans une spirale interprétative dont on
voit d'autant moins l'issue que les manuscrits contiennent rarement assez
d'informations pour qu'on puisse étalonner correctement cette échelle chronologique des
opérations.
Et pourtant, je n'ai pas quitté le terrain de ce que j'ai appelé initialement lecture,
et nous en sommes encore à la phase, unanimement considérée comme préliminaire,

4. Cf. Grésillon-Lebrave, 1982 a et b.


5. Cf. Les Manuscrits..., op. cit., par exemple l'article de R. Anglade.

16
de constitution de l'objet d'étude. Ce sont les « variantes » ainsi « définies » qui
feront l'objet d'études linguistiques, idéologiques, littéraires, psychanalytiques, etc.
Le principal danger me semble tenir à la confusion ainsi entretenue entre
l'activité du scripteur au moment de la genèse du brouillon et l'activité de celui qui,
amateur ou chercheur, essaie de lire le même brouillon. Par exemple, on vient de voir
que le scripteur, lui aussi, lit son manuscrit au moment où il l'écrit, et que lecture et
écriture sont indissociablement intriquées dans la production du texte. Et c'est par
« lecture » qu'on est amené à construire la notion de « variante de lecture »... Or, il
s'agit bien évidemment de deux activités radicalement différentes. On objectera que
la « lecture » telle que je viens de la définir est la seule façon possible d'aborder un
brouillon : il est impossible de reconstituer le processus réel de production du
brouil on par un scripteur. Et, même si on remédiait à cette lacune en entreprenant par
exemple des expériences sur des scripteurs, on n'aurait pas pour autant accès à
l'ensemble des processus cognitifs mis en jeu dans la production d'un texte. Force est
donc d'utiliser le seul instrument dont on dispose. Cette objection est certainement
fondée, et c'est bien par description et analyse des brouillons qu'on peut espérer une
meilleure connaissance du processus génétique. Mais il me paraît important de
mettre à nu les mécanismes d'analyse utilisés et de poser en termes propres le problème
d'un modèle de l'activité génétique et de la production textuelle.
Sans vouloir proposer un modèle de la production textuelle, j'essaierai d'esquisser
une démarche complémentaire de la « lecture » que je viens d'analyser en tentant
d'envisager l'écriture elle-même à travers les traces qu'elle laisse dans les brouillons,
passant ainsi du statut énonciatif de « lecteur » à celui de scripteur. Et en me
limitant aux aspects les plus matériels du processus génétique.

II. Contraintes matérielles de l'écriture

Je voudrais essayer de prendre en compte le fait que l'écriture suppose


l'obéissance à des règles matérielles. C'est quelque chose d'élémentaire dans son principe,
mais dont les conséquences sont complexes. C'est par exemple, pour les auteurs du
XIXe siècle, le fait qu'ils écrivent à la plume ou au crayon sur des feuilles de papier
qui ont un recto et un verso, qui sont ou non brochées en cahiers, que l'auteur plie
ou ne plie pas, qu'il faut tourner ou mettre de côté quand on est en bas de page, ou
le fait que certains auteurs se réservent, à gauche de l'espace sur lequel ils écrivent,
un espace équivalent destiné aux « variantes », ou bien encore le fait qu'un auteur
comme Balzac semble avoir eu besoin des épreuves de ses romans pour donner toute
sa mesure à son activité de production textuelle, etc. Pour des écrivains modernes, ce
serait le fait d'utiliser une machine à écrire, ou, plus récemment, une machine dite
de traitement de texte. Je laisserai ces contraintes récentes de côté ici, mais elles
mériteraient aussi une analyse. (Je rappelle que l'analyse matérielle des brouillons —
par exemple, l'analyse et la description du papier ou des écritures — relève du point
de vue du « lecteur » du brouillon que j'essaie d'abandonner maintenant.)

If L'écriture produit un objet spatial à deux dimensions


Lorsqu'on essaie d'aborder le brouillon en quittant le point de vue du « lecteur »
pour celui du scripteur, on remarque en premier lieu que la production écrite se
distingue de la production orale en ce qu'il est toujours possible de revenir en arrière
pour corriger, modifier, annuler, enrichir un énoncé déjà produit, ce qui ne peut se
faire à l'oral que par une reprise associée à un commentaire meta- linguistique
(« non », « je me suis mal exprimé », « je me corrige », « j'ai dit 'A', il serait plus
juste de dire 'B' », ou, tout simplement, l'abandon d'un énoncé qu'on ne parvient
pas à terminer convenablement). C'est une constatation qui a été souvent faite, et
qui est évidente au vu d'une page raturée et du texte qui en résulte si on la copie

17
« au net ». En revanche, on a moins insisté sur un fait qui conditionne cette
différence, et qui conditionne aussi l'ensemble du processus d'écriture : c'est que l'écrit
produit quelque chose qui se trouve, non pas dans le temps, mais dans l'espace, et
qui est un objet matériel manipulable à deux dimensions. De ce fait, une page de
brouillon a des caractéristiques qui la rapprochent des arts de la vision, ce qui,
poussé à l'extrême, aboutirait à élaborer une esthétique des brouillons, à condition
évidemment de faire dépendre exclusivement cette esthétique de celui qui la pratique,
et non du jugement que nous, lecteurs, pouvons porter sur un feuillet manuscrit.
Plus précisément, on peut distinguer deux niveaux dans un brouillon :
— le niveau textuel (ou avant- textuel), caractérisé fondamentalement par la
linéarité (même si celle-ci est mise à mal par les processus déicorrection et de réécriture) ;
on y trouve quelque chose qui se prête de la part du scripteur à une lecture, au sens
habituel de ce terme ;
— le niveau graphique, ou bi-dimensionnel, qui a une valeur pour lui-même ; on
pourrait envisager par exemple de construire à partir de ce niveau une sémiotique
spécifique, différente de celle qui régit le niveau textuel ou strictement langagier, et
qui se rapprocherait sans doute plutôt de celle que certains ont essayé de construire à
propos de la peinture. Plus prosaïquement, je poserai que ce niveau ne relève pas
d'une lecture, mais de mécanismes dont le fonctionnement reste à élucider ; en tout
cas, même si le scripteur recourt aux mêmes procédures perceptives minimales que
dans la lecture, elles ne produisent pas les mêmes effets. Au cours du processus
d'écriture, ces niveaux entretiennent des relations sur lesquelles on ne sait
pratiquement rien, mais qui sont certainement complexes. Cette valeur de signification
spécifique au niveau graphique disparaît évidemment lorsqu'on passe de l'avant-texte au
texte, de mise en page différente 6.
On peut donc dire schématiquement qu'un brouillon est à la fois du matériau
langagier (du texte) et quelque chose qui se rapproche d'un pictogramme en cours de
réalisation.
L'importance des éléments non linéaires est d'ailleurs confirmée par une
remarque introspective souvent faite par des scripteurs : beaucoup constatent en effet que
lorsque leur production textuelle passe de l'état de brouillon manuscrit à celui de
copie dactylographiée, elle change de statut. Certains disent même qu'ils voient leur
texte comme si c'était le texte d'un autre 7.

2) A partir de ces constatations, on peut en particulier envisager une


hypothèse, qui semble plausible au vu de l'examen d'un certain nombre de brouillons :
c'est d'admettre que la page constitue une unité matérielle ayant une pertinence sur
le plan génétique, à la fois au cours de l'écriture et au cours de la ou des relectures
par l'auteur de son propre brouillon. Cette hypothèse peut se justifier par les
arguments suivants :
a) Beaucoup d'écrivains chez qui la réécriture comporte une part importante
d'adjonctions se réservent la possibilité de modifier leur texte sans avoir à tourner la
page : par exemple en écrivant dans des cahiers où la page de gauche est réservée
pour les réécritures et les corrections (Proust), ou bien en matérialisant sur la feuille
de papier qu'ils utilisent une marge (ou deux) réservées à cet effet, etc.
De même, on constate chez beaucoup d'écrivains une certaine répugnance à
reporter les corrections sur un espace séparé matériellement de l'espace d'écriture

6. Il ne faut pas confondre ces effets bi-dimensionnels du brouillon avec les efforts de
certains poètes du XXe siècle pour faire parler la typographie et la mise en page des livres.
7. Cf. plus loin le point 3).

18
« en cours » : d'où lusage de la page gauche ou des marges, l'utilisation des hauts et
bas de pages pour les adjonctions, etc. Ainsi par exemple, Heine ne se résout à
prendre une feuille vierge pour reprendre une réécriture que lorsque les corrections sont
devenues tellement complexes que la page devient incompréhensible, même pour lui.
De même, P. M. Wetherill note à propos d'une série de deux versions différentes
d'un même avant-texte chez Flaubert que « la version 2 (est) toujours, dans un
premier temps, la rédaction au net (incorporant corrections et ajouts marginaux) de la
version 1, avant de subir toutes les modifications qui seront incorporées dans la
version 3, etc. » 8. Inversement, on constate une tendance à noircir la page au
maximum, en mettant le maximum de texte dans une page donnée (Proust ou Flaubert),
comme si le flux de l'inspiration risquait d'être tari par le changement de page.
b) La page coïncide souvent — au moins approximativement — avec ce qu'on
perçoit intuitivement à la lecture comme une unité de contenu, mais qui comporte
aussi fréquemment des marques — changement de paragraphe, tiret, mais, en tout
cas, etc. — au point que, par exemple, Heine module son interligne en fonction de la
taille prévisible de ce qui lui reste à écrire pour en terminer avec une unité de
contenu en cours d'écriture 9.
Cette hypothèse semble donc impliquer que la page matérialise une présence et
délimite un espace à l'intérieur duquel se produit le processus génétique : ce qui est
sur la page en train de s'écrire n'a pas le même statut que ce qui est en dehors (par
exemple sur d'autres pages).
Mais de quelle nature serait cette présence, cet espace ? L'interprétation la plus
immédiate suggère de lier cette présence à la vision, mais en l'absence de toute
expérimentation sur le fonctionnement de l'écriture, on ne peut que proposer des
explications plausibles, sous réserve de vérification. On peut par exemple envisager le fait
tout simple que ce qui est déjà écrit est immédiatement disponible pour une relecture
et donc constamment réactivable sans rupture matérielle avec le processus d'écriture
en cours ; en particulier, il est possible que la page active une sorte de mémoire
temporaire dont les processus génétiques en cours ont besoin pour continuer à
fonctionner. En tournant la page, on supprimerait cette activation et on stériliserait le
processus génétique. Un effet de page blanche en somme.
On peut aussi envisager qu'il y ait plusieurs niveaux de saisie du matériau en
cours d'écriture :
— une perception globale du déjà écrit, susceptible par exemple de créer
l'impression que le travail d'écriture est fluide ou difficile, mais aussi une saisie
pictographique n'obéissant pas à une lecture linéaire ;
— des perceptions sélectives, par exemple une perception de ce qui n'est pas
raturé (lecture du texte définitif dans l'étape considérée), ou au contraire, une
perception des zones de rature. On peut aussi imaginer qu'il y a sélection visuelle de
relais, de fragments-pivots qui charpentent la page et sur lesquels les processus de
production s'appuient pour faire progresser l'écriture. À chacun de ces niveaux, il
faudrait associer des mécanismes spécifiques activant la production textuelle.

8. Cf. Wetherill, 1980, p. 45.


9. Cf. une autre remarque de P. M. Wetherill à propos des manuscrits de la fin de YEdu-
cation Sentimentale : « on relève une autre constante : c'est la séparation progressive des
différents moments de cet épisode final (...) l'élaboration se fait par tronçons. L'examen des
manuscrits révèle, d'autre part, que les dimensions maximales de ceux-ci ne dépassent jamais les
dimensions (généreuses, il est vrai) des feuilles de papier que Flaubert utilise. La fonction
d'encadrement de la feuille est d'ailleurs si importante que, même quand il s'agit d'élaborer à
part un très court passage (le brouillon M par exemple), celui-ci y figure le plus souvent seul ».
(Wetherill, 1980, p. 45). Cf. aussi dans ce numéro, des remarques analogues de J. Anis,
M. Arrivé ou J. Fourquet.

19
Bien sûr, il n'est pas question de schématiser cette description à l'excès en faisant
de la page une unité nécessaire qui jouerait un rôle dans tout processus génétique. Il
est possible que d'autres technologies d'écriture créent d'autres contraintes 10. Mais
même dans ce cas, il resterait le lien entre ces contraintes matérielles et le
déroulement de la production textuelle. Et pour en rester aux outils traditionnels de
l'écriture au XIXe siècle, on doit pouvoir, à tout le moins, poser que le flux génétique est
rythmé par le fait que la genèse s'effectue nécessairement par pages successives.

3} Si on envisage l'ensemble des processus génétiques qui mènent de la


première feuille blanche d'un brouillon au texte imprimé final, on peut, au vu
de cette ébauche d'analyse de la page, imaginer un processus où un objet se constitue
progressivement par détachement ou extériorisation croissants vis-à-vis du scripteur :
a) Chaque page du brouillon est encore très proche de la « nébuleuse mentale »
de l'auteur au moment de l'écriture. À l'intérieur de cette nébuleuse, on peut sans
doute distinguer quelque chose comme une « intention de communication » très
générale et difficilement specifiable (et de plus susceptible de revirements en cours de
rédaction), mais où sont tout de même fixées un certain nombre de données, en
particulier :
— des données pragmatiques générales, parmi lesquelles la position du locuteur
par rapport à la situation dénonciation, en particulier face à ses со- locuteurs ou
destinataires potentiels. C'est de ce type de données que pourrait dériver par exemple
chez Heine le mécanisme d'auto-censure, ou l'exploitation qui est faite dans les
articles de Lutezia de la possibilité que confère la situation pragmatique de s'adresser
simultanément à plusieurs personnes ;
— des données de contenu générales : un plan, ou un sujet sous forme générale.
Toujours pour Heine, ce serait par exemple le projet d'écrire un article sur Guizot,
sur Rothschild, sur les communistes, etc.
Il faut certainement tenir compte aussi d'une structuration de type logico-
sémantique, comportant des relations primitives, des réseaux de notions et de
concepts qui peuvent s'appeler sélectivement les uns les autres, et peut-être des réseaux
de structure analogue entre des formes, etc., structuration qu'on peut considérer
comme à peu près stable à un moment donné.
Du fait de la non-unicité des cheminements à l'intérieur de cette nébuleuse, le
brouillon garde quelque chose de l'indétermination initiale et semble visualiser les
cheminements à travers ce réseau de relations. Par là, il participe encore fortement
de la structure interne « brute » du scripteur, et est certainement de ce fait très con-
substantiel au sujet qui l'a écrit. Certes, il constitue déjà un objet extérieur au
scripteur, mais un objet qui lui est encore relié par toute une série de liens, dont je peux
seulement postuler l'existence, sans être capable de les décrire avec fût-ce un début
de précision.
b) Sur cet objet, l'auteur procède à de premières relectures. D'un point de vue
énonciatif, c'est en principe une mutation considérable, qui modifie profondément le
statut de lavant-texte aussi bien que celui de son auteur, et qui produit en principe

10. Les progrès technologiques récents permettent d'envisager une expérimentation sur ces
problèmes. On pourrait chercher par exemple si l'utilisation d'une machine de traitement de
texte reliée à un écran de visualisation contenant toujours le même nombre de lignes modifie le
rythme de la genèse en donnant toujours à voir l'équivalent d'une page mobile. Et, avec la
même machine, dans quelle mesure l'effacement automatique des parties biffées ou l'insertion
automatique des ajouts sans trace ultérieure visible modifient-ils la perception du brouillon
pour celui qu'on n'ose plus appeler un scripteur ?
11. Cf. Lebrave, 1983.

20
une distance plus grande entre le scripteur et sa production. Néanmoins, le
foisonnement et le désordre initiaux sont sans doute encore activables, par exemple par la
présence de zones de ratures, ce qui peut à son tour susciter une nouvelle campagne
de réécriture. On peut considérer par exemple que le travail de Flaubert, mettant au
net la version qu'il vient d'écrire pour ensuite la retravailler, consiste en une
matérialisation de cette prise de distance.
c) Lors du travail sur une copie au net, ou une dactylographie, ou sur des
épreuves, la disparition des ratures, le changement de mise en page, etc., accentuent
encore la distance entre le scripteur et son texte. Bien entendu, cette étape peut elle
aussi dégénérer en réécriture complète. On peut toutefois postuler avec vraisemblance
qu'au cours du travail sur copie, l'auteur est plus lecteur que scripteur, et que les
corrections sont plus des effets de lecture que des effets d'écriture.

En guise de conclusion
Pour donner de la consistance à ces hypothèses, il serait nécessaire de mener des
recherches dans plusieurs directions que je dissocie pour la clarté de l'exposé mais
qui vont en réalité de pair. En premier lieu, on doit élucider la relation existant chez
le « sujet écrivant » entre l'écriture et la lecture. La genèse d'un texte écrit constitue
certainement un cas unique d'interaction entre ces deux positions énonciatives, dans
laquelle un même sujet est successivement — voire simultanément — scripteur et
lecteur. On se trouve donc en présence d'un jeu très complexe avec les paramètres locu-
tifs qui conditionne la production textuelle, et qui doit être confronté avec ce que l'on
sait par ailleurs des mécanismes abstraits de double locution dont on est amené à
poser l'existence dans les textes écrits .
Un second domaine de recherche est celui des traces linguistiques que la
progression génétique laisse dans le brouillon et dans le texte, traces qui ne se confondent
pas nécessairement avec les « variantes ». Un premier balayage des brouillons de
Heine semble indiquer que de telles marques existent et ne demandent qu'à être
trouvées. On constate par exemple que dans le domaine de la déixis, les termes qui
renvoient au texte lui-même (pour l'allemand, et chez Heine, par exemple hier, wie
ich oben gesagt, die oberw'dhnte Bedingnis, etc.) apparaissent de préférence dans le
brouillon à l'occasion d'un changement de page par lequel ce qui est déjà écrit
devient un objet différent de ce qui est actuellement en train de s'écrire, ou à la suite
d'une interruption visible de l'écriture ayant provoqué chez l'auteur un va-et-vient
entre les deux positions énonciatives dont j'ai parlé au paragraphe précédent. Pour
en rester aux phénomènes liés au changement de page, il apparaît qu'un même
énoncé peut entretenir avec les énoncés qui le suivent deux types de relations bien
différenciées en langue : d'une part des relations intra-paginales directes,
caractérisées par un « chaînage » anaphorique ; d'autre part, des relations indirectes
franchissant un saut de page ; ces dernières se caractérisent par l'emploi textuel de déictiques
spatiaux ou de prédicats renvoyant à du déjà écrit. Cette distribution spécifique est
évidemment invisible dans un texte recopié ou imprimé, qui gomme les effets de mise
en page. De ce point de vue, une étude des brouillons permettrait certainement
d'enrichir les hypothèses de travail de la linguistique textuelle.
Je mentionnerai enfin le domaine, extrêmement vaste, des recherches d'ordre
psycho-linguistique sur le fonctionnement cognitif de la production textuelle. Une
telle étude est pour le moins difficile à mener sur des brouillons d'auteurs littéraires
morts depuis longtemps. Mais on peut envisager d'expérimenter sur des scrip teurs —
pas nécessairement littéraires — pour délimiter avec précision l'incidence exacte des
divers paramètres dont l'étude des brouillons permet de soupçonner l'existence grâce
aux traces de leur interaction.

12. Cf. Grésillon-Lebrave, 1983.

21
41

ч .

Un exemple de brouillon manuscrit. H. Hi;i\K, brouillon de l'article XXXIII de Lutezia.


F° 41 recto. Paris, Bibliothèque Nationale (385).
Pour terminer, je voudrais souligner le fait que l'ouverture de la recherche vers
cette « linguistique de la production » n'est pas possible si l'investigation se satisfait
de la position de « lecteur » dont j'ai analysé les caractères et souligné les dangers
dans la première partie. Tant qu'on laisse le modèle de l'écriture se constituer « tout
seul » comme un surplus incontrôlé de la « lecture » des brouillons, il tend
principalement à se bloquer sur des aprioris et des approximations qui rendent bon nombre
de phénomènes génétiques proprement invisibles. C'est aussi sans doute qu'à réduire
l'appréhension des manuscrits à une simple lecture pour s'intéresser plus tôt et plus
vite au trésor d'informations inédites que les brouillons apportent sur l'auteur et son
œuvre, la démarche reste entachée du voyeurisme qui a marqué à ses débuts l'intérêt
du public pour les avant-textes littéraires. Et c'est peut-être le lieu de rappeler en
guise de boutade finale que — sauf cas de perversion dont l'article consacré dans ce
numéro à F. Ponge donne un exemple — les brouillons n'ont pas pour destination
d'être lus par d'autres que leurs auteurs — à la rigueur les secrétaires de ceux-ci —
et que bon nombre d'auteurs, parmi lesquels Heine, ont réprouvé d'avance
l'irruption des manuscriptologues dans leur cabinet de travail. Nous ferons-nous pardonner
notre intrusion davantage en la plaçant sous le signe de la recherche cognitive ?

Bibliographie

BELLEMIN-NOEL, J., Le texte et l'avant-texte. Paris, 1972.


GRESILLON, A. et LEBRAVE, J. L., « Qui interroge qui et pourquoi. » In :
Interlocution et référence. La langue au ras du texte. Presses Universitaires de Lille,
1983, à par.
LEBRAVE, J. L., « Le locuteur : la course au trésor. » In : Cahier Heine 3. À
paraître en 1983 aux Ed. du C.N.R.S.
Wetherill, P. M., « C'est là ce que nous avons eu de meilleur. » In : Flaubert à
l'œuvre. Paris, 1980.

23

Vous aimerez peut-être aussi