381‑414
Jean‑Claude Picot
(Centre Léon Robin, CNRS/Université Paris‑Sorbonne)
Abstract. A ready answer to the question of Empedocles’ thinking about Good and
Evil is to be found in Aristotle, who provides us with this simple rule of thumb :
Good is associated with Love, and Evil with Hate. Fundamentally obvious as that
rule may be (it makes us think in particular of Love’s masterpiece in the cosmic
cycle, the Sphairos), we need to go beyond Aristotle’s words. This article investigates
several topics : fire, the sun, water, the hoard of divine thought, reincarnation,
Empedoclean ethics, and, finally, the Blessed Ones. Complexity rules our quest to
determine what belongs to the Good and what belongs to the Bad. There are times
when Love takes advantage of Hate’s ability to cause separation. The sun, manifestation
par excellence of fire, is loaded with ambivalence in Empedocles – even though the
high value placed almost universally on light is a commonplace in Greek thought.
Empedocles is torn between his sense of wonder at the works of Aphrodite and his
pessimism on recognizing the infernal cycle in which mortals are involved.
Nestis) – autrement connues comme les quatre éléments (feu, air, terre, eau) –
et sur les êtres formés à partir de ces éléments2. Toute la matière du monde est
entraînée dans un cycle cosmique qui se répète à l’infini, allant progressivement
de la séparation stricte des quatre éléments (le dinos 3) à l’union de ces éléments
en un vaste mélange intime, un dieu de forme sphérique (Sphairos), pour
ensuite revenir progressivement à leur séparation, et ainsi de suite. Divers êtres
vivants et mortels existent dans les périodes intermédiaires entre les deux pôles
du dinos et du dieu Sphairos4.
Selon Aristote, chez Empédocle, l’Amour est la cause du bien et la Haine
la cause du mal5. Rapportons les mots mêmes d’Aristote (Métaphysique, Α, 4,
985 a 4‑10) :
Je désigne par B suivi de la numérotation de Diels le contexte donné par Diels (sources antiques)
et le fragment (fr.) édité correspondant à ce contexte. La lettre A suivi de la numérotation
de Diels, sans autre précision, concerne un témoignage relatif à Empédocle. Le Papyrus de
Strasbourg édité par A. Martin et O. Primavesi est signalé par MP. L’ouvrage de A. Laks et
G. Most, Les Débuts de la philosophie, Paris, Fayard, 2016, est signalé par l’abréviation LM.
2. Il existe sept êtres divins strictement immortels chez Empédocle : Nécessité, Philotès
et Neikos, et les quatre racines divines correspondant aux quatre éléments. On parle souvent
des six principes d’Empédocle, sans inclure Nécessité. Toutefois, Simplicius témoigne de sept
principes empédocléens en Commentaire à la Physique, p. 197, 10. Voir J. Bollack, Empédocle,
I, Introduction à l’ancienne physique, Paris : Éditions de Minuit, 1965, pp. 155‑156. – Je
retiens la correspondance suivante des racines divines (fr. 6) aux éléments : Zeus = feu,
Héra = air, Aïdôneus = terre, Nestis = eau. Sur cette question, voir J.‑C. Picot, «L’Empédocle
magique de P. Kingsley», Revue de philosophie ancienne, XVIII(1), 2000, pp. 25‑86. La
correspondance ne se réduit pas une identification, car les noms divins disent plus que les
appellations profanes des éléments («Un nom énigmatique de l’air chez Empédocle [fr. 21.4
DK]», Les Études philosophiques, 2014, n°3, pp. 343‑373, à la page 351).
3. Ce terme (δῖνος = tourbillon), introduit par A. Martin et O. Primavesi, se devinerait
dans le papyrus de Strasbourg en d 8, à l’accusatif, pour supporter un adjectif qualificatif :
πολυβενθ[έα Δῖνον ?]. Voir L’Empédocle de Strasbourg : P. Strasb. gr. Inv. 1665‑1666. Introduction,
édition et commentaire, Strasbourg ‑ Berlin ‑ New York, Bibliothèque Nationale et Univer
sitaire de Strasbourg ‑ W. de Gruyter, 1999, pp. 146‑147, 304‑306. L’édition de R. Janko
en 2004 reprend la conjecture (avec seulement le passage de la capitale initiale Δ à une
minuscule ; je suis en accord avec Janko sur la minuscule). L’édition de Primavesi en 2011
et 2012 (in J. Mansfeld et O. Primavesi, Die Vorsokratiker, Stuttgart : Philipp Reclam jun.)
maintient l’édition Martin‑Primavesi de 1999. Le terme de dinos est utile pour désigner le
temps de la séparation totale, caractérisé par un fort mouvement des masses élémentaires.
4. Il va sans dire que cette brève présentation de la philosophie d’Empédocle ne fait
pas l’unanimité chez les spécialistes d’Empédocle. Mais il faut partir de quelque part et
mettre rapidement un certain nombre de cartes sur table. Concernant ce point, je m’appuie
sur les travaux de M. Rashed, La jeune fille et la Sphère. Études sur Empédocle, Paris, Presses
de l’Université Paris‑Sorbonne, 2018.
5. Aristote n’est pas seul à commenter ainsi les vers d’Empédocle. Sous A 29, Platon
(Sophiste, 242d‑243a) fait dire à l’Étranger d’Élée : «Certaines Muses […] de Sicile [i.e.
Empédocle] […] disent que le tout est alternativement un et ami du fait d’Aphrodite, et
multiple et hostile à lui‑même en raison d’une certaine discorde». Sous B 18, Plutarque
(Isis et Osiris, 370 D) dit : «Empédocle appelle le principe qui produit le bien Amour
Penser le Bien et le Mal avec Empédocle 383
εἰ γάρ τις ἀκολουθοίη καὶ λαμβάνοι πρὸς τὴν διάνοιαν καὶ μὴ πρὸς ἃ ψελλίζεται
λέγων Ἐμπεδοκλῆς, εὑρήσει τὴν μὲν φιλίαν αἰτίαν οὖσαν τῶν ἀγαθῶν τὸ δὲ
νεῖκος τῶν κακῶν· ὥστ᾽ εἴ τις φαίη τρόπον τινὰ καὶ λέγειν καὶ πρῶτον λέγειν τὸ
κακὸν καὶ τὸ ἀγαθὸν ἀρχὰς Ἐμπεδοκλέα, τάχ᾽ ἂν λέγοι καλῶς, εἴπερ τὸ τῶν
ἀγαθῶν ἁπάντων αἴτιον αὐτὸ τἀγαθόν ἐστι [καὶ τῶν κακῶν τὸ κακόν].
Une question que l’on se pose immédiatement est de savoir si, dans les vers
à notre disposition, Empédocle a usé d’un vocabulaire propre à un discours
sur le bien, à savoir par exemple : (τὸ) ἀγαθόν, (τὸ) καλόν, (τὸ) χρηστόν. La
réponse est non. Nous disposons néanmoins de quelques passages où des mots,
adjectifs ou substantifs, ou encore des expressions, méritent l’attention. Je les
mets en caractères gras dans les fragments suivants :
Fr. 131
εἰ γὰρ ἐφημερίων ἕνεκέν τινος, ἄμβροτε Μοῦσα,
ἡμετέρας μελέτας <ἅδε τοι> διὰ φροντίδος ἐλθεῖν,
εὐχομένωι νῦν αὖτε παρίστασο, Καλλιόπεια,
ἀμφὶ θεῶν μακάρων ἀγαθὸν λόγον ἐμφαίνοντι.
Fr. 112
ὦ φίλοι, οἳ μέγα ἄστυ κατὰ ξανθοῦ ᾿Ακράγαντος
ναίετ᾿ ἀν᾿ ἄκρα πόλεος, ἀγαθῶν μελεδήμονες ἔργων,
[ξείνων αἰδοῖοι λιμένες, κακότητος ἄπειροι,]
χαίρετ᾿· ἐγὼ δ᾿ ὑμῖν θεὸς ἄμβροτος, οὐκέτι θνητός
Fr. 132
ὄλβιος, ὃς θείων πραπίδων ἐκτήσατο πλοῦτον,
δειλὸς δ᾿, ὧι σκοτόεσσα θεῶν πέρι δόξα μέμηλεν.
Fr. 35.13
ἠπιόφρων Φιλότητος ἀμεμφέος ἄμβροτος ὁρμή
Et de la Haine :
Fr. 17.19
Νεῖκός τ᾿ οὐλόμενον δίχα τῶν, ἀτάλαντον ἁπάντηι,
Fr. 109
ὀπώπαμεν
[…] νεῖκος δέ τε νείκεϊ λυγρῶι.
His [= Sturz] own definite conclusion about Empedocles’ perfect sphere of love, a
conclusion he kept coming back to and restating, was very direct. “I reckon it has
to be explained as being a state of crude and chaotic matter.”
Pour Kingsley, le Bien est dans la libération des quatre éléments de l’emprise
de l’Amour, avec ce point essentiel : l’âme est l’éther pur, c’est‑à‑dire Zeus18.
L’âme des hommes pourrait donc, en étant libérée de l’Amour, être pleinement
Zeus, qui est l’une des quatre racines divines (fr. 6), souvent appelées du nom
profane d’«éléments».
Je n’entrerai pas ici dans une critique détaillée des idées de Kingsley sur
Empédocle. Il me suffira seulement de rappeler qu’Aristote dit qu’Empédocle
glorifie le mélange et qu’aucun témoignage de l’Antiquité à notre disposition
ne dit le contraire19. Toutefois, il existe de longue date une mise en valeur de
la pureté, à laquelle participe aujourd’hui Kingsley. Dans l’Epsilon de Delphes,
Ammonios, le maître de Plutarque, critique le mélange, et défend la pureté.
C’est donc une position diamétralement opposée à celle d’Empédocle, puisque
le Sphairos, le plus vaste mélange, n’est en aucun cas le pur. Ou bien s’il est
pur, par rapport à quelque chose, c’est de la Haine. Le monde rassemblé dans
le Sphairos s’est purifié de la Haine, qui est alors maintenue extérieure à lui.
Parmi les quatre éléments, l’élément qui recherche la pureté, celui qui est réticent
au mélange : c’est le feu. En effet, par deux fois, Aristote dit que pour Empédocle
la terre, l’air et l’eau – qui ne formeraient qu’une seule nature (ὡς μιᾷ φύσει) –
s’opposent au feu20. Kingsley, lui, valorise l’âme = éther, l’air pur. Cela ne s’accorde
pas avec ce que le corpus empédocléen livre : si l’éther (= Zeus pour Kingsley) est
la chose la plus importante qui doit se libérer de tout mélange, on ne comprend
alors pas pourquoi Empédocle insiste sur le fait que le feu – qui n’est pas l’éther ;
Kingsley a soin de le préciser – se sépare des trois autres éléments, qui eux‑mêmes
ne formeraient qu’une seule nature en opposition au feu. J’en dirai plus sur le
rôle du feu chez Empédocle, dans une prochaine section.
Kingsley récuse la validité de la tradition aristotélicienne pour reconstruire
la pensée d’Empédocle ; je ne la récuse pas ; nos chemins sont alors différents.
Cela étant précisé, un point mérite d’être ici retenu en prolongement de la
réflexion de Kingsley. Le pôle opposé au Sphairos, à savoir le dinos, ne fait pas
du dinos le Mal, opposé au Bien. En lui, il n’y a aucun vivant susceptible de
sensation ou d’émotion ; certes aucune joie comme l’exprime le Sphairos, mais
non plus aucune souffrance ou peine.
Sphairos n’a aucune Haine en lui. La Haine, dont le propre est de séparer,
a été chassée des éléments, désormais tous mélangés. Elle a été repoussée aux
limites extérieures du mélange. C’est sans doute aux yeux d’Empédocle cette
éviction totale de la Haine, porteuse du mal, qui fait du Sphairos le Bien suprême.
En lui, la Joie, le bonheur et le Bien coïncident21. Il exclut toute possibilité de
souffrance en lui et en dehors de lui puisqu’il réunit les quatre éléments. Il est
le Bien suprême, mais il ne se stabilise jamais comme tel. La Nécessité, qui
commande le cycle temporel, empêche cette stabilisation. Sphairos est le Bien,
mais il est toujours vaincu par la nécessité de l’alternance des pouvoirs dans le
cycle. Et il doit être, à son heure, démembré par la Haine.
Sphairos est inatteignable pour l’homme, puisqu’il est toujours d’un autre
temps, ou bien dans un lointain passé ou bien dans un lointain futur. S’il peut
être vécu ce n’est que par la réincarnation, comme tous les vivants mortels 22.
21. La Joie est un autre nom de l’Amour (Aphrodite) : fr. 17.24 (Γηθοσύνη). Le bonheur
est dit par Aristote (sous B 109, Métaphysique, B4, 1000b3‑4 : τὸν εὐδαιμονέστατον θεόν).
22. Cela n’est pas dit expressément dans le corpus empédocléen ; mais on peut le
déduire. Empédocle croit en la réincarnation (fr. 117 par exemple). Il croit avoir été un
Bienheureux (fr. 115) dans le monde déployé en dehors du Sphairos. Plusieurs commentateurs
pensent que ce Bienheureux n’est autre que le Sphairos ; ils admettent donc que le Sphairos
est un moment pris dans le fil de toutes les réincarnations. (Voir en particulier B. Inwood,
The Poem of Empedocles, op. cit., pp. 60‑61, 63.) Cette déduction me semble juste, même si je
considère que le séjour des Bienheureux en filigrane du fr. 115 n’est pas le Sphairos, mais
la lune («Empédocle pouvait‑il faire de la lune le séjour des Bienheureux ?», Organon, 37(40),
2008, pp. 9‑37). Dans le De exilio, Plutarque ne se serait pas privé de dire que nous, êtres
en exil, venons du Sphairos – si tel avait été le cas –, mais il dit que nous venons du ciel et
de la lune. Le Sphairos est le seul être vivant et mortel au temps où il existe. Comme pour
tous les êtres vivants et mortels, il est possible – par le processus de la réincarnation – d’y
entrer (naissance) et d’en sortir (mort). J’écarte la possibilité que des mortels puissent, par
réincarnation, devenir des êtres sans naissance comme le sont les sept puissances divines.
En particulier, je ne peux pas souscrire à la lecture suivante de O. Primavesi («Empedocles’
Cosmic Cycle and the Pythagorean Tetractys», Rhizomata, 4(1), 2016, pp. 5–29, à la page
8) : «The elements themselves neither arise nor pass away ; thus, if we are anything at all,
we are the divine elements. As first shown by the Strasbourg Empedocles papyrus, the
mortal teacher of the Physica expresses this quite aptly by occasionally passing over the
transitory individuality of the isolated combinations altogether and speaking instead directly
Penser le Bien et le Mal avec Empédocle 389
Il serait ainsi permis pour l’homme d’espérer pouvoir, bien plus tard dans le
futur, se confondre avec le Bien et la Joie. Le dinos, qui n’est pas le Mal, ne
peut cependant pas être un bien relatif atteignable par la réincarnation,
puisqu’en lui aucun être vivant ne nait. Le dinos n’est pas un dieu tel le
Sphairos23. Les créatures terrestres d’Aphrodite n’ont rien à entreprendre pour
faire revenir le Sphairos. Aucune action, aucune purification, aucune prière ne
valent. Son retour est mécaniquement programmé par Nécessité, après un
certain temps d’honneur accordé à la Haine.
Même physiquement absent du monde des êtres mortels et éphémères, le
Sphairos y joue un rôle paradigmatique. Le Sphairos est le paradigme du
mélange, le guide de l’action à long terme de Philotès – autrement nommée
Harmonie, Cypris ou Aphrodite – dans le monde des choses multiples, occupé
aussi par la Haine. Le sang et la chair ont la même composition que le Sphairos.
Ils sont présents presque partout dans le corps humain et dans celui de nombreux
animaux. Faire couler le sang est la mauvaise action emblématique selon
Empédocle. D’une certaine façon, faire couler le sang revient à petite échelle
à répéter l’acte de la Haine, voulu par Nécessité, qui disloque le Sphairos. L’acte
engagé contre le Bien est précisément le Mal.
Parvenus à ce point nous ne devons pas passer sous silence la complexité
de l’action d’Aphrodite dans le monde. Certes, Aphrodite mélange des éléments
pour former des êtres vivants ; le sang et la chair (fr. 98) et l’os (fr. 96) en
témoignent. Mais elle ne fait pas que mélanger sur le modèle du Sphairos, qui
est un mélange intime, i.e. un mélange presque homogène d’éléments. Elle
associe de façon astucieuse divers éléments pris en masse, sans les mélanger, en
maintenant clairement et volontairement des séparations entre ces masses. C’est
le cas de l’œil. Avec l’œil Aphrodite réussit quelque chose de plus complexe
que le sang ou la chair, en intégrant le pouvoir de séparation de la Haine, et
ce n’est pas le moindre paradoxe, en ayant à peu près la forme d’une sphère.
Nous reviendrons sur cet exemple.
2.1. Le feu
in the name of the four elements themselves : “Under Love’s dominion, we [= the elements]
come together into the Sphairos”».
23. Selon Kingsley l’âme est faite d’éther, donc identifiée à une des quatre racines
divines (Reality, op. cit., pp. 401‑402) ; elle trouverait son épanouissement (sa liberté) dans
le dinos.
390 Jean‑Claude Picot
B 19
Plutarque, De primo frigido, 16, 952 B
ἧι καὶ παρέσχεν Ἐμπεδοκλῆς ὑπόνοιαν ὡς τὸ μὲν πῦρ Νεῖκος οὐλόμενον,
σχεδύνην δὲ Φιλότητα τὸ ὑγρὸν ἑκάστοτε προσαγορεύων.
C’est ce à quoi Empédocle faisait allusion, disant que le feu [πῦρ] est la
Haine funeste [Νεῖκος οὐλόμενον] et appelant à chaque occasion l’humide
[τὸ ὑγρὸν] Philotès attachante [σχεδύνην … Φιλότητα].
Fr. 109
γαίηι μὲν γὰρ γαῖαν ὀπώπαμεν, ὕδατι δ᾿ ὕδωρ,
αἰθέρι δ᾿ αἰθέρα δῖον, ἀτὰρ πυρὶ πῦρ ἀίδηλον,
car par la terre nous voyons la terre, par l’eau, l’eau,
par l’éther l’éther divin, mais par le feu le feu destructeur [πῦρ ἀίδηλον].
Le feu serait un allié fréquent de la Haine. Plus que les autres éléments, il
se prêterait aux œuvres de la destruction, à savoir la séparation dans les mélanges.
Rappelons que, d’après le témoignage d’Aristote sur Empédocle, la terre, l’air
et l’eau s’opposent au feu. Nous n’aurons pas de difficulté à penser que les
éléments lourds tels que la terre et l’eau se meuvent vers le bas à l’opposé du
feu, qui naturellement s’élève. De là, par leur proximité relative en bas, la terre
et l’eau formeraient une certaine unité face au feu, en haut. Mais ce raisonnement
bute alors sur l’air. L’air s’étend aussi bien vers le bas que vers le haut. Le feu
se trouve là où l’air réside aussi. Selon cette perspective des lieux naturels,
l’opposition du feu à l’air intrigue. Empédocle suivrait une autre ligne de pensée.
Retenons simplement que le feu se singularise par rapport aux trois autres
éléments, qui ne formeraient qu’une seule nature, selon Aristote. Signalons en
outre que dans le Multiple, le feu (flamme, lumière)24 est bien plus mobile que
chacun des autres trois éléments25. La singularité du feu par rapport aux trois
autres éléments, et sa puissance destructrice, en font un bras armé de la Haine.
24. Le feu chez Empédocle ne se réduit pas à la flamme. Pourtant, c’est bien la flamme
qui est parfois sous‑entendue dans le mot πῦρ, quand celui‑ci est qualifié de destructeur
au fr. 109.3. Je ne veux pas entrer ici dans le traitement des trois manifestations du feu
selon Empédocle – flamme, lumière, chaleur –, que lui‑même n’appellerait pas du nom
profane πῦρ, mais du nom divin Ζεύς (fr. 6.2). Empédocle suit souvent le langage profane.
Quand il veut désigner le feu dans le monde, il ne signale pas une flamme, il signale le
soleil, à la fois lumière et chaleur. Et ce soleil ne serait pas exactement Zeus, mais son fils,
Apollon (fr. 134.4‑5). Mais pas d’Apollon sans d’abord Zeus, racine de toutes choses.
Empédocle nous oblige à décoder et à relativiser.
25. En Métaphysique 984 b 6‑8 (χρῶνται γὰρ ὡς κινητικὴν ἔχοντι τῷ πυρὶ τὴν φύσιν,
ὕδατι δὲ καὶ γῇ καὶ τοῖς τοιούτοις τοὐναντίον), Aristote oppose le feu aux autres éléments
du point de vue du mouvement : le feu est de nature cinétique alors que les trois autres éléments
ne le sont pas. Les autres éléments ne sont pas pour autant dans un repos permanent.
L’attirance des semblables fait, par exemple, que la terre va vers la terre. L’eau s’élève par
évaporation, puis retombe sous forme de pluie. Les vents sont de l’air en mouvement.
Penser le Bien et le Mal avec Empédocle 391
Fr. 73
ὡς δὲ τότε χθόνα Κύπρις, ἐπεί τ᾿ ἐδίηνεν ἐν ὄμβρωι,
εἴδεα ποιπνύουσα θοῶι πυρὶ δῶκε κρατῦναι ...
Cypris se sert du feu vif (θοῶι πυρί) pour durcir un mélange d’eau et de
terre. La technique s’apparente à celle de la poterie. Certes, dans cet exemple,
le feu n’est pas destructeur puisqu’il joue un rôle positif, mais il sert néanmoins
à faire évaporer l’eau du mélange. La pâte humide dont la forme n’est pas
assurée ou solide devient ferme sous l’action du feu, grâce notamment à la
séparation de l’eau. Toutefois, à la séparation s’ajoute une fusion. Empédocle,
tout comme les potiers, sait empiriquement que la seule évaporation de l’eau,
392 Jean‑Claude Picot
sans l’apport de la chaleur d’un four, n’est pas suffisante pour rendre suffisamment
solide une poterie. La chaleur permet la fusion de parties de la terre entre elles.
Empédocle a observé le phénomène des alliages tel que celui du cuivre et de
l’étain (B 92). La formation du bronze grâce à l’effet d’une forte chaleur sur
un mélange savamment dosé de cuivre et d’étain aboutit à un alliage plus solide
que le cuivre seul et que l’étain seul. Empédocle dit aussi que la pétrification
des roches dans le sol s’opère par la chaleur (A 69). En bref, la chaleur agit sur
des morceaux de terre pour provoquer un résultat homogène, non friable. On
apprend aussi qu’aux limites du monde le feu agit pour solidifier l’air et
constituer le firmament. La lune elle‑même serait aussi un air solidifié par
l’action du feu (comprenons une des manifestations du feu qu’est la chaleur).
Cypris, la déesse du mélange, fait bon usage du pouvoir de séparation. Nous
allons retrouver ce bon usage dans le cas emblématique de l’œil.
26. M. Rashed, «The structure of the eye and its cosmological function in Empedocles :
Reconstruction of fragment 84 D.‑K.», in : Reading ancient texts. Volume I : Presocratics and
Plato ‑ Essays in honour of Denis O’Brien, ed. S. Stern‑Gillet – K. Corrigan, Leyde/ Boston,
Brill, 2007, pp. 21‑39, à la page 31.
27. Empédocle a pu observer ou apprendre (lors de blessures, ou bien par une simple
coupe sur des yeux d’animaux morts) que la pupille de l’œil, i.e. la κόρη, contient de l’eau. Son
raisonnement serait alors le suivant : (1) Nestis est la racine divine de l’eau (fr. 6.3) ; (2) Nestis est
un autre nom de Perséphone, épouse d’Aïdôneus (tout comme Héra est épouse de Zeus,
voir fr. 6) ; (3) Perséphone a aussi pour nom Κούρη ou Κόρη ; (4) l’appellation traditionnelle
de la pupille de l’œil, à savoir la κόρη, renvoie à l’eau (via Perséphone, via Nestis).
Penser le Bien et le Mal avec Empédocle 393
existent par ailleurs des mélanges tels que le sang, la chair et les os. Dans l’œil,
le feu, agent privilégié de la Haine, est asservi par Aphrodite. Un point essentiel
de la structure de l’œil est l’équilibre réalisé entre le feu et l’eau.
2.2. Le soleil
οἷον τὸν μὲν ἄνθρωπον ὑπὸ τοῦ ἀέρος κινηθῆναι, τοῦτον δ᾽ ὑπὸ τοῦ ἡλίου, τὸν δὲ
ἥλιον ὑπὸ τοῦ νείκους […]
L’homme par exemple étant mis en mouvement par l’Air, l’Air par le Soleil, le
Soleil, par la Haine […] (Trad. J. Tricot ; < 318 Bollack)28
Le sel se solidifie parce que le soleil favorise l’évaporation de l’eau de mer. Les
marais salants aménagés par les hommes, pour leur bien, utilisent l’évaporation.
Quand Cypris met au feu vif une pâte pour la solidifier (fr. 73), il s’agit là aussi
de provoquer une évaporation, donc une séparation.
Le soleil et la lumière, de façon générale, ne sont pas pour Empédocle
une image du Bien. Il suffit de rappeler ce qu’est le Sphairos, qui, lui, est le
Bien dans toute sa perfection possible ; le fr. 27 cité plus haut rapporte que le
Sphairos existe quand le soleil n’est pas (ἔνθ᾿ οὔτ᾿ ἠελίοιο διείδεται ὠκέα
γυῖα) ; le Sphairos est fixé dans une cache épaisse, immobile (οὕτως Ἁρμονίης
πυκινῶι κρύφωι ἐστήρικται). Contrairement au Sphairos, le soleil n’est
28. W.D. Ross commente ainsi ce passage dans Aristotle’s Metaphysics, op. cit., p. 216 :
«994a6‑7. The reference to Strife shows that Aristotle is taking an illustration from the
cosmology of Empedocles. According to this, the sun was πυρὸς ἄθροισμα μέγα (Diog.
Laert. viii. 77). I. e. it was formed by Strife, which leads to the segregation of the elements
from each other and the aggregation of each together. The same impulse which formed it
was doubtless thought to give it its motion. And the sun in turn, being fire, acts on the
other elements (cf. A. 984b6, 985b1), and in particular on air (Aet. ii. 8. 2).»
29. Peut‑on objecter que le soleil, évidemment présent dans notre monde au temps de
la Haine croissante, n’est pas plus associé à la Haine que chacune des autres manifestations
des éléments que nous observons ? L’objection tiendrait à mon avis peu cas du mouvement,
au centre du propos d’Aristote, qui différencie le feu (donc le soleil) par rapport aux autres
éléments. C’est bien le soleil qui est directement mis en mouvement par la Haine.
394 Jean‑Claude Picot
Empédocle laisse entendre que sur terre nous vivons dans un antre (fr. 120).
Selon Porphyre l’antre est le symbole du monde. Or l’antre est un lieu privé
de soleil, un lieu obscur. Ne croyons pas pour cela que cette obscurité nous
met dans la même situation que le Sphairos dans la cache d’Harmonie. Pour
Empédocle, le soleil qui inonde la terre de lumière laisse les mortels – aussi
paradoxal que cela puisse paraître – dans l’obscurité. Cette obscurité est prise
au sens figuré. Elle est liée aux opinions communes sur les dieux et sur la
marche du monde (fr. 122.4, 132, 136). Schématiquement : sur terre, là où le
soleil brille, règne une obscurité de connaissance, car les hommes entretiennent
d’obscures croyances concernant les dieux (fr. 132.2 : δειλὸς δ᾿, ὧι σκοτόεσσα
θεῶν πέρι δόξα μέμηλεν), et ils ne comprennent pas qu’ils vivent un exil ; la
terre est le lieu du mal (fr. 121). En revanche, là où le soleil ne brille pas, au
temps du Sphairos, il n’est pas question d’une obscurité de connaissance ; la
connaissance et l’exil sont attachés au Multiple 31.
Cela étant, le soleil est énoncé sans critique dans divers fragments de la
Physique : 7 occurrences chez DK ; et 2 occurrences supplémentaires dans MP.
Quand il s’agit de montrer une manifestation du feu dans le monde, Empédocle
signale le soleil – la chose se montre plus facilement à Pausanias que le feu
existant sous terre, ou même jaillissant de l’Etna. Prenons trois exemples. Dans
le fr. 21.3 : ἠέλιον μὲν λευκὸν ὅρα καὶ θερμὸν ἁπάντηι. Dans le fr. 22.1 :
ἠλέκτωρ τε χθών τε καὶ οὐρανὸς ἠδὲ θάλασσα (ἠλέκτωρ renvoie au soleil ou
à Hypérion : Iliade VI, 513 ; XIX, 398) ; dans le fr. 71 : πῶς ὕδατος γαίης τε
καὶ αἰθέρος ἠελίου τε.
Il existe toutefois un passage de la Physique où le soleil visible serait appelé
Titan, ce qui laisse entrevoir une pointe critique ou ironique. Voici le fr. 38
(dont le premiers vers reprend l’édition d’O. Primavesi en 2011‑2012) :
30. Un daimôn en exil enchaîne les existences d’un certain nombre de mortels sur terre ; il
est rejeté d’un lieu vers un autre lors de la mort du mortel auquel il est momentanément attaché.
31. Cf. B 109 et Aristote, De l’âme, I, 5, 410 b 4‑7. J’admets toutefois que le Sphairos
puisse connaître sa solitude et sa joie. Il ne connaît rien d’autre que lui‑même.
Penser le Bien et le Mal avec Empédocle 395
Le dernier vers se traduit ainsi : «Titan et Éther enserrant sur son pourtour le
cercle entier»32. Titan ne se confond pas avec ce qui est dit de l’éther (contrairement
à bien des traductions). Selon la tradition, notamment reprise par Hésiode, un
Titan est un dieu primitif ; Zeus, fils du Titan Cronos, vient après. Scandale
généalogique, le Titan en question dans le fr. 38.4 serait second par rapport à
Zeus, le feu primitif lui donnant naissance. Il y aurait une certaine malice de
la part d’Empédocle à appeler Titan le soleil, qui, dans la conception du monde
physique de l’Agrigentin, doit son existence à Zeus argès (fr. 6.2).
Si le soleil est un œil33, il ne l’est toutefois pas de la même façon que l’œil des
êtres vivant sur terre, façonné par Aphrodite. Cet œil des êtres terrestres contient
un feu (fr. 84.7)34, comme le soleil, mais – ce point sera essentiel – il contient
notamment de l’eau. L’eau est dite sous le nom de Κούρη (fr. 84.9), dont on
reconnait l’autre nom de Nestis (voir note 27).
Le soleil visible, par l’intermédiaire de la chaleur et de la lumière qu’il
diffuse, entre dans le jeu de l’Amour et dans la constitution des êtres vivants 35.
Face aux milliers d’espèces d’êtres vivants éphémères, Empédocle s’écrie thauma
idesthai (fr. 35.17) ; cet émerveillement pour les yeux n’est possible que grâce
à la lumière du soleil. Empédocle reconnaît la beauté des œuvres éphémères et
multiples d’Aphrodite, qui n’apparaîtraient pas sans le soleil. Il nous faudra
revenir plus tard sur les implications de cette expression thauma idesthai. Il y
a plus à dire tout de suite sur une valorisation du soleil.
32. Je tiens compte ici de M. Rashed, «Le Soleil ou les ruses de l’Amour : édition du
fr. 38» in : Rashed 2018, op. cit., pp. 113‑148. Le cercle dont il est question serait la
sphère du monde (l’expression reste approximative puisque le monde a une forme ovoïde :
cf. A50).
33. Le soleil voit : Iliade III, 277 ; Hymne homérique à Déméter, 62, 69‑71 ; Hésiode,
Théogonie, 760. Une contribution essentielle sur cette question : J. Jouanna, «‘Soleil, toi
qui vois tout’ : variations tragiques d’une formule homérique et nouvelle étymologie de
ἀκτίς», in : Études sur la vision dans l’Antiquité classique, éd. L. Villard, Publications des
Universités de Rouen et du Havre, 2005, pp. 39‑56. Le soleil est un œil : Sophocle, Antigone,
879. Pour Aristophane, le soleil est l’œil de l’éther (Nuées, 285).
34. Dans le fr. 84.7 le feu est dit primitif, ὠγύγιον. L’expression ὠγύγιον πῦρ est
étrange. Dans la même métrique, on attendrait quelque chose de plus homérique : ἀκάματον
πῦρ. Pour une explication de ὠγύγιον πῦρ voir M. Rashed 2007, op. cit., p. 34‑35. Je
retiens l’explication de Rashed qui signale que le feu dans l’œil est entouré de l’eau
odysséenne (voire cyclopéenne) comme l’île d’Ogygie.
35. Ne négligeons toutefois pas que les premiers vivants sont constitués sous la surface
de la terre, avec la chaleur ou le feu qui s’y trouvent (B 62).
396 Jean‑Claude Picot
Le soleil serait Apollon dans le fr. 134. Or cet Apollon solaire, qui n’est pas
l’Apollon de la tradition, est mis en valeur par Empédocle. Je reprends ci‑après
les principaux points de l’argument que j’ai soutenu dans un article précédent36.
Relisons d’abord le fr. 134, dans le contexte d’Ammonius, De interpr., p. 249,
1‑10, notre principal citateur :
διὰ ταῦτα δὲ καὶ ὁ ᾿Ακραγαντῖνος σοφὸς ἐπιρραπίσας τοὺς περὶ θεῶν ὡς ἀνθρωποειδῶν
ὄντων παρὰ τοῖς ποιηταῖς λεγομένους μύθους, ἐπήγαγε προηγουμένως μὲν περὶ
᾿Απόλλωνος, περὶ οὗ ἦν αὐτῶι προσεχῶς ὁ λόγος, κατὰ δὲ τὸν αὐτὸν τρόπον καὶ
περὶ τοῦ θείου παντὸς ἁπλῶς ἀποφαινόμενος
οὐδὲ γὰρ ἀνδρομέηι κεφαλῆι κατὰ γυῖα κέκασται, 1
οὐ μὲν ἀπαὶ νώτοιο δύο κλάδοι ἀίσσονται,
οὐ πόδες, οὐ θοὰ γοῦν(α), οὐ μήδεα λαχνήεντα,
ἀλλὰ φρὴν ἱερὴ καὶ ἀθέσφατος ἔπλετο μοῦνον, 4
φροντίσι κόσμον ἅπαντα καταΐσσουσα θοῆισιν. 5
Pour ces raisons, le sage d’Acragas critiquait aussi les histoires que les poètes
racontent à propos des dieux ayant des formes humaines, et – d’abord sur Apollon,
qui était le sujet immédiat de son propos, mais également sur la totalité du divin
en général – il avançait :
Car il ne dispose pas d’une tête d’homme sur ses membres, 1
deux branches ne jaillissent pas de son dos37,
il n’a pas de pieds, pas de genoux rapides, pas de sexe poilu,
mais il est seulement une phrèn sacrée et immense, 4
se projetant dans tout le cosmos grâce à ses pensées rapides. 5
36. J.‑C. Picot, «Apollon et la φρὴν ἱερὴ καὶ ἀθέσφατος (Empédocle, fr. 134 DK)»,
AFC, 11 (2012), pp. 1‑31. On‑line : http ://www.afc.ifcs.ufrj.br/2012/Picot.pdf
37. Ce vers 2 n’est vraisemblablement pas authentique. Il serait une copie du premier
vers du fr. 29 (fragment visant le Sphairos), insérée ensuite dans le fr. 134. Le scholiaste à
Olympiodore (In Platonis Gorgiam commentaria 4.3.36, dans le Marc. gr. Z. 196) rapporte
le fr. 134 sans le vers 2, et avec une modification dans le vers 1 (οὔτε γὰρ ἀνδρομέη
κεφαλὴ [...]) et le vers 3 (οὐ χέρες). Ce serait là, contre la transmission d’Ammonius et de
Tzetzès, le fr. 134 authentique. M.R. Wright (Empedocles : The Extant Fragments, New
Haven‑London, Yale University Press, 1981, p. 253‑254) défend la réduction à quatre vers
du fr. 134 ; je pense qu’elle a raison. (O. Primavesi s’est prononcé en faveur du fr. 134
réduit, dans son «Empedocles’ Cosmic Cycle and the Pythagorean Tetractys», art. cit., p. 11
n. 29, mais n’a pas repris le nominatif ἀνδρομέη κεφαλή du premier vers.) – Les deux
branches qui sortent du dos sont une métaphore pour des ailes (et non pas des bras comme
on le croit généralement, ainsi J. Bollack, Empédocle, III, commentaire I, op. cit., pp. 141‑142).
Les images traditionnelles d’Apollon ne le montrent jamais avec des ailes ; ce serait donc
maladroit de la part d’Empédocle de brosser une image anthropomorphique d’un Apollon
ailé, et inexistant, pour dire ensuite que son vrai Apollon n’est pas ailé !
Penser le Bien et le Mal avec Empédocle 397
a choisi le terme de φρήν plutôt que celui de νόος – qui est pourtant facilement
associé à la rapidité, voir Iliade XV, 80‑83 – pour en venir au développement
qu’il fait au dernier vers (v. 5), avec le mot φροντίσι apparenté à φρήν. Le vers 5
serait premier dans l’explication de la présence de φρήν au vers précédent.
Ordinairement, une phrèn est la phrèn de quelqu’un ; elle ne se confond pas
avec ce quelqu’un ; cette fois‑ci elle est ce quelqu’un lui‑même, Apollon ; Apollon
est seulement (μοῦνον) une phrèn. L’affaire est suffisamment étrange pour que
l’on en vienne à privilégier un sens figuré de φρήν plutôt que le sens propre et
habituel d’organe de pensée (diaphragme). La φρήν serait ici une métaphore
empédocléenne pour désigner le soleil, et celle‑ci ne se comprendrait qu’à
condition de joindre φροντίδες à φρήν. Les phrontides seraient les rayons du
soleil38. L’argument soutenant la métaphore tient à la relation de filiation entre
Zeus et Apollon. Je prends d’abord au sérieux le fr. 6 quand Empédocle nomme
son Zeus (différent de celui de la tradition) :
38. Apollonios de Rhodes fournit un passage, dans les Argonautiques, III, 755‑760, où
la lumière du soleil (ἠελίου … αἴγλη) bondit (ἀίσσουσα) dans une maison. Cette lumière
est réfléchie par de l’eau agitée dans un récipient, et vient, apparemment, se projeter de
façon aléatoire contre des murs et un plafond plus ou moins dans l’ombre. Ce passage fait
plus qu’associer ἠελίου αἴγλη à ἀίσσουσα, à l’instar de ce que j’interprète de la phrèn
καταΐσσουσα avec ses phrontides dans le fr. 134. Chez Apollonios, la maison représente la
poitrine de Médée ; la lumière qui bondit à l’intérieur de la maison représente le cœur qui
bondit follement dans sa poitrine (v. 760 : ὧς δὲ καὶ ἐν στήθεσσι κέαρ ἐλελίζετο κούρης).
Transposons : le cœur (chez Apollonios) serait la phrèn (chez Empédocle) ; la lumière qui
bondit serait la phrèn avec ses phrontides ; la maison ou la poitrine serait le cosmos. Voir un
écho de la comparaison faite par Apollonios : Virgile, Énéide, VIII, 18‑25.
39. Sur les identifications du fr. 6, voir note 2.
40. Cette partie de l’hymne constitue une matrice poétique qui aurait permis à Empédocle
de construire les vers du fr. 134. Une étude approfondie de cette matrice est à paraître dans
398 Jean‑Claude Picot
un article écrit en collaboration avec W. Berg : «Apollo, Eros, and epic allusions in Empedocles,
frr. 134 and 29 DK».
41. M. Rashed m’a suggéré une idée que j’adopte volontiers : la phrèn Apollon‑soleil
serait à la vie dans le cosmos, ce que la phrèn‑Nestis serait à la respiration du corps. Sur la
phrèn‑Nestis (une interprétation de la petite fille qui régit l’alternance de l’eau et de l’air
dans une clepsydre), voir M. Rashed, «De qui la clepsydre est‑elle le nom ? Une interprétation
du fragment 100 d’Empédocle», Revue des études grecques, 121, 2 (2008), pp. 443‑468, à
la page 456. Le mot φρήν est un équivalent des πραπίδες pour signifier le diaphragme.
42. Dans un futur article, j’aurai l’occasion de montrer qu’Empédocle est loin d’honorer
Apollon (contra l’avis de A. Bouché‑Leclercq, Histoire de la divination dans l’Antiquité, I,
Paris, E. Leroux, 1879, p. 32, qui considère Empédocle comme un «lieutenant d’Apollon»).
43. μελάγκαρπος selon l’édition de J. Bollack (Purifications, op. cit., p. 78).
Penser le Bien et le Mal avec Empédocle 399
2.3. L’eau
Fr. 34 :
ἄλφιτον ὕδατι κολλήσας ...
Fr. 96.3‑4 :
τὰ δ᾿ ὀστέα λευκὰ γένοντο
Ἁρμονίης κόλληισιν ἀρηρότα θεσπεσίηθεν.
44. Pour un développement concernant les deux peintres du fr. 23 : voir note 65.
400 Jean‑Claude Picot
48. Les commentateurs du fr. 122.4 n’ont pas considéré jusqu’ici le lien étroit existant
entre Némertès et Nestis. À cela deux raisons probables : (1) les fragments 6 et 122 sont
depuis Stein (1852) dans des poèmes différents ; il n’y aurait donc pas de raison de rapprocher
Némertès et Nestis ; (2) pour nombre de commentateurs les noms divins ne sont qu’ornementaux
ou poétiques, et ne servent pas pour la compréhension du poème ou des poèmes.
W.K.C. Guthrie affirme ainsi (A History of Greek Philosophy, Vol. II, The presocratic tradition
from Parmenides to Democritus, Cambridge/ Londres/ New York, Cambridge University
Press, 1965, p. 146) : «Fortunately the question [of the divine names of the elements] is of
little importance for Empedocles’s thought». Il va mieux en le disant : je n’adhère pas à ces
raisons. Allant dans le même sens, avec une prise de position forte et récente contre le
recours à la «poetic fancy» ou au «garment of misleading poetic metaphor» : C. Rowett,
«Love, Sex and the Gods : Why things have divine names in Empedocles’ poem, and why
they come in pairs», Rhizomata, 4, 1 (2016), pp. 80‑110.
49. Voir J.‑C. Picot, «Sagesse face à Parole de Zeus : une nouvelle lecture du fr. 123.3
DK d’Empédocle», Revue de Philosophie Ancienne, XXX(1), 2012, pp. 23‑57, aux pages 53‑57.
402 Jean‑Claude Picot
Le jeu de mot sur Nestis – Νῆστις pour Νη‑Στύξ, celle qui n’est pas Styx –
serait en filigrane dans le fr. 122.4. Si Némertès est Nestis, alors Némertès,
tout comme Nestis, n’est pas Styx ; ce qui laisse supposer que Asapheia, à laquelle
Némertès s’oppose, est Styx.
Nestis est, selon toute vraisemblance, la Muse d’Empédocle, porteuse de
vérité. Certes, il n’existe pas de témoignage ou de fragment à notre disposition
qui dise explicitement que Nestis est la Muse d’Empédocle. Cette identité peut
toutefois être induite à partir de plusieurs indices. Selon Hippolyte, Réfutation
de toutes les hérésies, 7.31.3‑4 (B 131), la Muse d’Empédocle est le dikaios logos,
proche de l’Amour ; elle se bat aux côtés de l’Amour pour assembler les choses
dans l’Un (= le Sphairos). Or, l’eau est associée à l’Amour chez Empédocle
(Plutarque, De primo frigido, 952, B10‑11, «σχεδύνην» δὲ «Φιλότητα» τὸ ὑγρὸν
ἑκάστοτε προσαγορεύων ; B 19). La Muse d’Empédocle n’est pas une appellation
poétique, une divinité allégorique ou un simple nom sans référent physique.
Elle se bat (συναγωνιζόμενον) aux côtés de l’Amour. On peut alors se risquer
à rapprocher le dikaios logos de la source qui coule des lèvres inspirées de
l’Agrigentin (fr. 3.2 : ἐκ δ᾿ ὁσίων στομάτων καθαρὴν ὀχετεύσατε πηγήν). La
parole juste, qui est la Muse selon Hippolyte, se confondrait avec l’eau pure 50.
La pureté dont il est ici question ne laisse pas de place aux obscures croyances.
Il faut prendre au sérieux Empédocle quand il dit lui‑même que sa Muse
est immortelle (ἄμβροτε Μοῦσα au fr. 131.1). Parce qu’elle peut révéler le
cycle cosmique, la Muse est prise, à l’instar des autres racines divines, dans le
cycle du monde. Parmi les racines divines, Nestis, l’eau, est la meilleure identifi
cation de cette Muse, proche des éphémères – entendons en particulier des
hommes (fr. 131). Nestis pleure (fr. 6.3), ce qui la rapproche des hommes
et des femmes (fr. 62.1) ; ses larmes contribuent à la naissance des mortels
(fr. 6.3). Nestis est une figure féminine à l’instar des Muses. Ajoutons que,
selon la tradition, les Muses sont honorées près des sources, des cours d’eau et
des fontaines51. Nestis est en particulier l’eau des sources. Dernier point, le
fr. 122.4 place Némertès, figure de Nestis, du côté de la parole vraie en opposition
à une parole obscure52. La Muse d’Empédocle est assurément du côté de la
parole vraie.
50. La chaîne de raisonnement est longue pour parvenir à ce résultat ; elle soulèvera
spontanément le doute chez les savants qui s’accrochent au plus simple. Mais sous‑interpréter
les données à notre disposition n’est pas à mes yeux le plus raisonnable.
51. Voir ainsi (1) la fontaine mentionnée par Hésiode dans Théogonie, 1‑4, (2) la source
Dircé dont Pindare prétend utiliser l’eau que les Muses ont fait jaillir (Isthmique, VI, 74‑75),
(3) l’Hymne à Apollon cité par Porphyre dans L’Antre des nymphes, 8, 4‑10.
52. Le fait que Styx dans la Théogonie hésiodique serve à découvrir la vérité (vers 783‑787)
ne serait pas pour Empédocle critiquable. Ce qui fonde l’obscurité de Styx, c’est son alliance
avec Zeus en tant que maître des hommes et des dieux. Pour Empédocle, Zeus n’est pas,
en réalité (dans le fr. 6), le maître des hommes et des dieux. Le Zeus auquel Styx est attachée
est le Zeus‑basileus du fr. 128.2, pris dans la mouvance d’Arès et de Tumulte. La stabilité du
Penser le Bien et le Mal avec Empédocle 403
Pour l’homme, une certaine connaissance des dieux rend heureux ; la mécon
naissance des dieux rend malheureux. La méconnaissance conduira aux mauvaises
actions.
monde, après l’accession au pouvoir de Zeus et la mise en place du serment entre les dieux,
garanti par Styx, serait pour Empédocle une pure illusion. Le véritable serment est celui
qui est associé à Nécessité.
404 Jean‑Claude Picot
3.2. La réincarnation
Le cycle, régi par la déesse Nécessité, est la figure fondamentale qui guide
la pensée d’Empédocle. Le monde change en passant de façon périodique par
les mêmes étapes. Une mort n’est que le retour à une autre naissance, une autre
vie – elle aussi mortelle. Un être mortel ne peut jamais quitter le cycle des
morts et des renaissances54. Parmi les connaissances essentielles pour agir selon
le Bien, Empédocle énoncerait la reconnaissance de l’enchaînement temporel et
continu entre les vies des mortels, que je désignerai par le mot de réincarnation55.
On déduit cet enchaînement d’une lecture des fr. 8, 9, 11, 115, 117, 125, 126,
127, 136, 137.
Les vers les plus connus qui font état de la croyance d’Empédocle en la
réincarnation sont (fr. 127) :
54. L’idée du cercle ou du cycle des réincarnations n’est pas expressément dite chez
Empédocle. On trouvera ce genre d’expression chez Diogène Laërce VIII, 14 : κύκλος ἀνάγκης. –
Voir le cas du Sphairos atteignable par réincarnation et la note 22.
55. D’un point de vue théorique, il serait souhaitable de préciser l’usage de mots tels
que réincarnation, métempsychose, palingénésie, transmigration. Dans le présent article,
ce travail théorique n’aurait guère d’utilité. J’utilise «réincarnation» pour englober plusieurs
notions.
56. Je suis conscient de la difficulté posée par le mot «continuité». On peut penser à
une continuité objective ou bien subjective, intrinsèque ou perceptive. Dans un fil de laine,
chaque fibre peut être pensée comme continuité. Mais le fil, qui est le mélange intime de
fibres, peut aussi être pensé comme une continuité, bien qu’il ne repose que sur la discon
tinuité des fibres qui le composent. À quelle échelle faut‑il raisonner du point de vue
d’Empédocle ? Je ne m’aventurerai pas plus loin ici, laissant à une étude ultérieure le
traitement de ce sujet en lien avec une conception possible de la réincarnation.
406 Jean‑Claude Picot
par d’autres êtres vivants et mortels, et à son avenir qui sera vécu par d’autres
êtres. La conséquence est éthique. L’autre mortel sera, en un autre temps, un
autre soi‑même. La réincarnation implique un perpétuel échange des rôles.
Une morale pourrait en émerger : ne pas tuer si l’on ne veut pas ensuite être
tué (fr. 136 et 137).
La réincarnation est en action dans les vers 9‑12 du fr. 115 :
fr. 135, et inspiré par μὴ κτείνειν τὸ ἔμψυχον, comme nous allons peu après
en rendre compte. Une autre certitude : le décret annonce clairement une punition
(l’exil loin des Bienheureux). On sait qu’il s’agit du cycle des réincarnations
ici‑bas, avec des vies de douleur. L’enchaînement des faits conduisant à la
punition garde un certain mystère, mais on sait en revanche que ce cycle infernal
fonctionne. Le pessimisme d’Empédocle reposerait sur la reconnaissance de ce
décret des dieux, qui charrie avec lui le malheur sur terre. Je prolongerai ici ce
que J. Bollack avait écrit dans son article «Styx et serments», où cet auteur
faisait de Styx une enceinte, un enclos, une muraille extérieure59. Chez Empédocle,
au fr. 115.1‑2, il faudrait comprendre que le décret dans l’ombre de Styx, les
vastes serments et Nécessité elle‑même concernent le cercle qui enserre, la
contrainte qui lie les acteurs du monde (à commencer par les six principes‑dieux,
les θεοί du vers 160), l’histoire cyclique et récurrente du monde, l’enchaînement
inexorable des réincarnations.
C’est aussi celle [= la loi qui n’est ni d’aujourd’hui ni d’hier, qui est éternelle et dont
personne ne connaît l’origine61] dont Empédocle s’autorise pour interdire de tuer un
être animé [μὴ κτείνειν τὸ ἔμψυχον] ; car on ne peut prétendre que cet acte soit
juste pour certains, et ne le soit pour d’autres :
Mais la loi pour tous s’étend de façon continue à travers l’éther qui règne au
loin et la lumière infinie.
(Trad. M. Dufour, sauf pour la citation d’Empédocle où je respecte notamment le
grec ici retenu ἀπλέτου αὐγῆς.)
59. J. Bollack, «Styx et serments», Revue des études grecques, 71 (1958), fasc. 334‑338,
pp. 1‑35, aux pages 19‑35.
60. Je suis ici – pace Bollack (et bien d’autres) – l’interprétation d’Hippolyte (ou
Ps.‑Hippolyte), Réfutation de toutes les hérésies, VII, 29, 23.6‑24.1. Voir la note 65.
61. Parole de l’Antigone de Sophocle (v. 456‑457), qui selon Aristote correspond au
droit naturel.
408 Jean‑Claude Picot
L’injonction de ne pas tuer des êtres animés serait une loi de l’Amour, une
des deux puissances, selon Empédocle, agissant dans le monde. L’Amour lutte
pour que la Haine, la puissance rivale, ne détruise pas ses œuvres, à savoir les
mélanges mortels. L’Amour est une puissance qui peut agir dans toute l’étendue
du monde et qui, donc, peut porter avec lui, dans l’éther et la lumière, cette
loi. Mais l’Amour ne règne pas en maître sur le monde à tous les moments du
cycle cosmique. Face à l’Amour, il existe la Haine, à part égale. Nécessité, la
déesse gouvernant le cycle cosmique, commande la répartition en alternance
du pouvoir entre l’Amour et la Haine, elle régit les temps. Parfois, l’Amour
s’élance vers les honneurs. Et la Haine progressivement recule. Parfois la Haine
s’élance vers les honneurs. Et l’Amour progressivement recule. Certaines périodes
du monde où les êtres mortels vivent – dont les hommes – ne connaissent pas
la franche domination d’un des deux pouvoirs. Il existe alors un équilibre
instable entre l’Amour et la Haine.
L’âge de Cypris‑reine (fr. 128. 3‑10) est un âge du monde pendant lequel les
êtres animés existent, ainsi que l’éther et la lumière, et pendant lequel l’Amour
règne sans que la Haine soit totalement absente. Pour les êtres animés terrestres,
éphémères, appartenant à l’âge où Cypris était reine, la loi μὴ κτείνειν τὸ
ἔμψυχον aurait un sens62. Parmi ces êtres, il y a des hommes. Ils sont heureux.
Ils ont néanmoins une idée du mal, puisqu’ils conçoivent que le plus grand crime
serait de priver de la vie un animal, et de se nourrir de ses membres (fr. 128.
9‑10). On peut supposer, en partant de l’idée que l’exil est traditionnellement
une réponse au meurtre, que l’infraction à la loi énoncée dans le fr. 135 aurait
pour conséquence l’exil hors de la communauté respectueuse de la loi.
Lorsque l’âge heureux de Cypris (fr. 128) viendra à disparaître, lorsque les
forces de la Haine installeront le règne de Zeus (fr. 128.2), alors la loi de
l’Amour continuera à exister mais elle perdra de son sens. Le meurtre sera
monnaie courante. Le sang coulera ici et là, et il n’y aura plus que quelques
cas de sanction qui lui seront attachés. Il n’y a pas d’âge pire que l’âge qui, sans
même le savoir, fait de l’infraction à la loi commune de l’Amour sa nouvelle
loi. Au temps de Zeus‑roi les sacrifices sanglants sont à l’honneur, il y a des
guerres justes avec des chefs qui cherchent la gloire en première ligne, il y a de
grands poètes qui chantent la gloire des héros qui tuent, il y a des devins qui
croient avoir besoin de tuer des animaux et d’en examiner les entrailles pour
pratiquer leur art. Ce temps de Zeus‑roi est celui où vit Empédocle. Même si
l’on peut soutenir que l’Amour n’y est pas absent – puisque tous les êtres vivants
éphémères de cet âge tiennent leur existence de la puissance de l’Amour – et
62. N. van der Ben (The Proem of Empedocles’ Peri physios: towards a new edition of all
the fragments, Amsterdam, B.R. Grüner, 1975, p. 196) commente le fr. 135 (son fr. 18) et
écrit : «Once, in the beginning of human life, men had lived up to this principle (see
fr. 128 DK.) […]. Then, even beasts and birds were tame and gentle to man (130 DK.).»
Penser le Bien et le Mal avec Empédocle 409
Selon Alcméon, c’est l’équilibre des puissances, comme l’humide et le sec, le froid
et le chaud, l’amertume et la douleur, etc., qui produit et conserve la bonne santé ;
c’est au contraire la prédominance de l’une d’elles qui provoque la maladie et, quand
deux de ces puissances prédominent, la mort s’ensuit. […] Mais pour en revenir à
la bonne santé, elle est le mélange harmonieux des qualités. (Trad. D. Delattre)
63. Les traductions d’Alcméon qui suivent sont de D. Delattre, dans J.‑P. Dumont et al.,
Les Présocratiques, Paris, Gallimard, 1988 (La Pléiade).
410 Jean‑Claude Picot
Selon Euripide :
Biens et maux ne sauraient exister séparés
Et pour que tout soit bien, il faut certains mélanges,
on ne doit pas se décourager, ni renoncer à cause des vices, mais comme les
musiciens harmonisent toujours les notes les plus basses avec les plus hautes, il faut
envelopper les mauvaises choses dans les bonnes pour faire de sa vie un mélange
harmonieux et qui nous convienne […]
selon Empédocle, deux destinées, deux génies nous prennent en charge, nous
gouvernent dès notre naissance [fr. 122] :
ἔνθ᾿ ἦσαν Χθονίη τε καὶ ῾Ηλιόπη ταναῶπις,
Δῆρίς θ᾿ αἱματόεσσα καὶ ῾Αρμονίη θεμερῶπις,
Καλλιστώ τ᾿ Αἰσχρή τε, Θόωσά τε Δηναίη τε,
Νημερτής τ᾿ ἐρόεσσα μελάγκαρπός τ᾿ ᾿Ασάφεια.
On trouvait là Terre et Soleil aux yeux perçants,
Discorde ensanglantée et timide Harmonie,
Beauté, Laideur, Rapidité, Retardement,
Aimable Exactitude, Équivoque aux fruits noirs.
Ainsi de chacun de ces deux états d’âme nous avons reçu à notre naissance les
germes mêlés et c’est pourquoi notre nature présente un tel déséquilibre, et si
l’homme sensé souhaite le meilleur, il s’attend au pire, mais use des deux en évitant
l’excès. (Trad. J. Dumortier)
On sait peu de choses sur les Bienheureux chez Empédocle. Ils jouent
pourtant un rôle important dans sa philosophie. Leur existence est attestée
dans le fr. 115, appartenant aux Catharmes.
65. Aphrodite est artisane et artiste. Dans le fr. 23, deux peintres reproduisent des formes
vivantes (à partir de diverses matières colorées) : des arbres, des hommes et des femmes, des
bêtes, des poissons, et des dieux à la longue vie. Les deux peintres, mis sur le même plan, sont
une métaphore dans le propos d’Empédocle. Faut‑il croire qu’un de ces peintres est l’Amour
et l’autre peintre la Haine ? C’est impossible. La Haine ne fait pas le même travail que l’Amour,
et surtout ne peindrait pas des formes vivantes qui sont l’œuvre d’Aphrodite. Si la Haine
avait à peindre, elle peindrait le dinos ! Mais la Haine ne peint pas. Les deux peintres sont
au service de l’Amour ; ils peignent des tableaux en l’honneur de l’Amour. La dualité utilisée
pour peindre dirait les deux mains d’Aphrodite. Prise dans le Multiple, Aphrodite utilise
ses deux mains (ici les peintres), et toute la palette des différences de formes, de couleurs,
pour ses propres œuvres. Les peintures sont données à l’œil (lui aussi œuvre d’Aphrodite)
comme offrande. Pour faire des êtres vivants organisés, la déesse a asservi la Haine, puissance
de séparation, de dualité. Voir L. Iribarren, «Les peintres d’Empédocle (DK 31 B23) : enjeux
et portée d’une analogie préplatonicienne», Philosophie antique, 13 (2013), pp. 83‑115.
412 Jean‑Claude Picot
68. Voir D. Babut, «Sur l’unité de la pensée d’Empédocle», Philologus 120 (1976),
pp. 139‑146, à la page 161.
69. Dans le fr. 119 (ἐξ οἵης τιμῆς τε καὶ ὅσσου μήκεος ὄλβου) le mot τιμή désigne
le lot ou la prérogative qu’Empédocle a perdu en passant du statut de Bienheureux à celui
d’exilé loin du séjour céleste.
414 Jean‑Claude Picot
niant de façon mensongère son implication dans une mauvaise action passée.
Le Bienheureux empédocléen ferait de même. Il mentirait sur son passé. Mais
cette fois‑ci la mauvaise action en question existerait dans une de ses vies
antérieures terrestres, et non pas simplement dans sa longue vie céleste. Je recours
à la réincarnation pour expliquer la logique du parjure, alors que rien n’atteste
de ce lien dans le corpus à notre disposition ; je n’accorde donc à ce scénario
du mensonge sur une vie antérieure que de la vraisemblance. Toutefois il fait
cohérence avec ce que nous savons par ailleurs. Empédocle reproche aux hommes
leur ignorance du Tout (fr. 2.1‑6, 39.2‑3) ; le même reproche vaudrait pour les
Bienheureux du fr. 115. Le mal pour les Bienheureux, tout comme pour les
hommes, passerait par la méconnaissance de la réincarnation, qui concerne
tous les êtres vivants et mortels. Croire être séparé des autres vies par la naissance
et par la mort, c’est croire sans fondement à une puissance de Neikos qui rendrait
impossible la réincarnation, alors que la Nécessité interdit une telle puissance.
Conclusion
Le Bien, pris dans le meilleur sens possible, est le Sphairos, œuvre d’Aphrodite.
Tout être vivant, éphémère ou dieu à la longue vie, emporté dans le Multiple,
soumis à la Haine, peut espérer un jour être le dieu Sphairos. Mais il doit alors
savoir que la vie du Sphairos, aussi longue soit‑elle, est elle aussi transitoire.
Pour le présent de l’être vivant emporté dans le Multiple, il faut concilier au
mieux le bien (une vie inoffensive, comme l’est la vie du Sphairos) et le mal,
tous les déchirements imposés par la Haine active dans le Multiple. Le cycle
éternel de l’alternance de l’Amour et de la Haine, de l’Un et du Multiple – ce
cycle voulu par Nécessité, l’éternelle puissance au‑dessus de l’Amour et de la
Haine – est, du point de vue de l’Amour, un mal. Ce qui pour l’homme est
un bien, quant à la connaissance, c’est de reconnaître l’éternité du cycle et de
reconnaître une de ses figures : la réincarnation. La réincarnation se déroule
selon un cycle qui ne peut jamais être rompu, dans lequel sont entraînés les
êtres vivants mortels, à savoir le Sphairos et les mortels du Multiple. Pour les
hommes, le bon discours à propos des dieux bienheureux et lunaires consistera
en particulier à comprendre en quoi ceux‑ci sont le jouet des sept dieux qui
régissent le monde. Le destin des Bienheureux est soumis aux conflits, aux
arrangements, aux désirs d’honneur des grandes puissances divines. Un tel
savoir est un trésor. Pour les hommes, agir bien consistera notamment à limiter
les œuvres de Haine et à donner à cette puissance le moins d’emprise possible
sur terre, tout en sachant que l’exil terrestre d’un daimôn, dont chaque homme
dépend, est irrémédiablement fixé à 30 000 saisons. Faute de mieux, il faut
rendre l’exil le moins pénible possible.