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PREMIERE PARTIE
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Image et pensée de l’image dans le monde arabe :
Paradoxes d’un état des lieux
Savoir, mais aussi penser le non-savoir lorsqu’il se détresse des rets du
savoir. Dialectiser. Au-delà du savoir lui-même, s’engager dans l’épreuve
paradoxale de ne pas savoir …, de penser l’élément du non savoir qui nous
éblouit chaque fois que nous posons notre regard sur une image…
Je me permets, ici, de parler d’une absence ou plus exactement d’un champ quasi
vide, dans le monde arabe, celui des études sur l’image, d’une possible pensée ou
d’une simple réflexion sur un phénomène qui a connu, pendant longtemps, sinon
l’anathème, du moins l’exclusion et l’avilissement satanique. Je vais donc vous
entretenir plus précisément d’un paradoxe, d’un hiatus entre la réalité actuelle de
l’image dans le monde arabe, ses modes de présence et de socialité, et l’interrogation
lourde qui pèse sur le travail intellectuel et d’investigation susceptible d’en cerner les
contours et les modes d’infiltration dans une société qui, il y a juste un siècle, était
fortement hostile à sa légitimité.
L’iconoclasme d’antan, s’il laisse la place à un flot incontrôlé des images, ne s’est pas
pour autant éteint face à cette omniprésence. Il en dénie le statut mais y approuve
l’usage : telle est la position des « islamistes » qui traduit cette peur de l’image
artistique (à titre d’exemple) mais en tire le plus grand profit en l’adaptant à ses fins
et en exploitant les mécanismes et les potentialités techniques1.
L’image fait encore peur dans le monde arabe2. Une peur qui n’émane pas seulement
de ce qu’on appelle communément l’interdit de l’image en islam, mais surtout des
effets historiques et sociaux de cet interdit, lequel prend une dimension collective
politique et éthique dans le cas de la représentation des figures sacrées (notamment
le prophète) ou de la caricature d’un personnage de la famille régnante, ou d’une
quelconque image captée à l’insu d’un personnage politique ou public. Cependant, si
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l’image fait encore peur, elle demeure néanmoins l’impensé de nos sociétés
modernes du monde arabe parce qu’on l’accuse de violence. C’est dans ce sens que
Marie José Mondzain (spécialiste de l’image antique) écrit : «Penser l’image, c’est
répondre du destin de la violence. Accuser l’image de violence au moment où le
marché du visible prend effet contre la liberté, c’est faire violence à l’invisible, c’est-
à-dire abolir la place de l’autre dans la construction d’un « voir ensemble » »3. Faire
violence à l’image revient à l’interdire, et donc à faire violence à l’invisible, puisque
l’image est le médium entre le visible et l’invisible.
Rappelons que le caractère ambigu, fascinant et visible, fait de l’image l’insaisissable
d’une pratique intellectuelle qui ne voit en elle que son côté usuel. Réduire l’image à
son usage a été (avec la photographie à titre d’exemple) le moyen d’en faire une
trace, un témoignage et donc de la rendre également un outil de communication et
une mémoire qui présentifie l’absent (le portrait et la carte postale comme
souvenir)4. Cependant c’est avec le cinéma et la télévision que l’image-fiction a
révélé son pouvoir pour se transformer en un refuge imaginaire pour populations
arabes.
Nous n’hésiterons pas à revisiter ici, pour rendre hommage à un grand penseur
marocain quasi oublié, la triade de Abdellah Laroui, dont les catégories semblent
encore actuelles : Le Cheikh (revendicateur d’une société musulmane), le politicien
libéral fasciné par les acquis de l’Occident et le techniciste qui n’a foi qu’aux progrès
techniques5. A mon sens, s’il avait été donné à Laroui, à quelques nuances près, de
reformuler cette taxinomie à l’aube du 21e siècle, il aurait ajouté une quatrième
figure porteuse d’un projet relatif aux mass-médias. Laroui référait effectivement à
des figures intellectuelles réelles (notamment Mohamed Abdou et Salameh Moussa).
Or, l’ère de l’image dans le monde arabe n’a pas donné lieu à une figure intellectuelle
à la hauteur de la teneur de la situation, comme cela a été le cas pour les trois autres
figures, dont l’une a été emblématique de ce qu’on appelle par métaphore historique
la renaissance arabe (la nahda).
Une autre proposition nous vient d’un des intellectuels les plus éveillés aux
problèmes actuels de son temps. En effet, Abdelkébir Khatibi, dont nous célébrons
implicitement, ici, dans ce lieu, la mémoire et la présence active pendant plus de 40
ans, a été l’un des rares penseurs arabes à avoir tenté de poser le problème de
l’image dans le monde arabe. Paradoxe de l’intellectuel et du sociologue, il nous aura
appris à penser davantage le signe que l’image. Sa passion pour la langue qui s’est
4
traduite par le fameux récit Amour bilingue6, ne s’est orientée que vers le signe qui
fait image et qui s’incorpore dans une traductibilité du lisible et de l’illisible.
La civilisation de l’image chez Khatibi est pensée dans ce qu’il appelle « civilisation de
l’intersigne », titre d’un petit livre qui reprend différemment avec une ouverture
calculée la notion de civilisation du signe7. Lisons ce que Khatibi écrit de la télévision :
« Ainsi, la télévision provoque des joies, des étincelles d’identification et de
fascination, qui, à leur tour, suscitent des effets de pathologie, dus à cette mémoire
artificielle : hypnose, symptômes d’absence, d’aphasie et de cécité : voir, entendre
sans entendre, solitude du spectateur ébloui. Peut-être revient-on à la vie comme un
fantôme sorti d’un rêve, d’un cauchemar »8. Décrypter ce passage sans être sensible
à son ton ironique, c’est passer à côté de cet attachement viscéral chez Khatibi à
l’écriture et au signe comme enjeux inéluctables de l’être du penseur. Car, rappelons-
le, Khatibi parle ici de la télévision à partir de l’expérience fictive d’un personnage de
son roman (que j’ai eu le plaisir de traduire en arabe), Un été à Stockholm 9.
C’est en effet ce qui explique la démarche oblique d’un grand penseur arabe
moderne : l’image n’est pensée (et ne peut-être pensée) qu’à travers la langue. Dans
le meilleur des cas, elle est aliénante (la télévision) ou considérée comme écriture et
support visuel à l’écriture (Khatibi, dans une salle de cinéma, en train de regarder les
films de Bergman pour s’en inspirer dans son écriture). Position étrange de l’écrivain
dans son désir logo-centrique : il se crée une distanciation presque brechtienne avec
l’image et ses pouvoirs. L’écran ne crée-t-il pas une invisibilité de l’image qu’il
transmet ? Elle est là mais elle défile pour échapper à une captation rationnelle.
Contrairement au langage, elle tisse l’imaginaire pour l’élaborer à l’insu du regardeur.
Nous ne récusons pas ici le rapport de la parole (signe ou écriture) à l’image. Car
celle-ci ne se pense pas. Elle a besoin du langage pour la penser, la qualifier. Une
pensée de l’image n’est possible que dans l’interprétation langagière, comme
l’explique si bien Marié José Mondzain : « l’image n’existe qu’au fil des gestes et des
mots qui la qualifient, la construisent, comme ceux qui la disqualifient et la
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détruisent »11. Cependant, la langue dans son pouvoir crée de l’image mais ne peut
faire image. L’image mentale est vécue intérieurement, l’image visuelle, elle, se laisse
vivre dans la sensation vécue. Elle est affect et projection, miroir et persona. C’est
pour cela que le langage a été, en terre d’Islam, le pire ennemi de l’image, parce qu’il
est souffle, alors que l’image ne pouvait être acceptée qu’en tant que cadavre 12!
Quant à L’Art contemporain arabe, notons dès l’abord que la version arabe
(faite par nos soins) a eu un vif succès auprès des lectorats arabophones. Voici ce qui
peut nous interpeller dans cette approche:
- Tout d’abord une critique explicite de la périodisation occidentale et de la
centralité d’une histoire occidentale de l’art qui adopte un découpage historique
parlant d’art classique, moderne et contemporain. Or, la question sous-jacente à la
perspective de Khatibi est celle-ci : comment élaborer une dimension polycentrique
de l’art arabe en y conjuguant sa position géographique et sa tradition artistique
propre ? Cette critique est certainement l’écho de tout le travail entamé dans
Maghreb pluriel et autres écrits tant sociologiques que théoriques, notamment l’écho
de la notion de double critique toujours en éveil même dans les derniers écrits de
l’auteur. Dans ce sens, déjouer la dualité moderne/contemporain porteuse
d’ambiguïté, c’est considérer que la contemporanéité « constitue en soi un nœud de
plusieurs identités plastiques »14.
Déconstruire l’unicité de l’identité plastique est ainsi le propre du regard que
Khatibi élabore dans ce domaine. L’art arabe contemporain est donc tributaire d’une
modernité elle même traversée par la tradition. Rappelons à ce propos que la
tradition pour khatibi est activation des composants qui vivent et en dedans et en
dehors de l’emprise théologique. Et ce n’est pas pour rien que cette notion historiale
de l’histoire (inspirée de Heidegger) agit en plein dans ce rapport avec l’histoire de
l’art dans le monde arabe et musulman. De ce point de vue, être contemporain, ce
n’est guère opérer une coupure avec la modernité, encore moins avec la tradition
mais bel et bien être dans le destin de son temps, à l’écoute de soi et ouvert à ce qui
fait la grandeur de l’art mondial.
La leçon de Khatibi est ici très significative. Elle met en question la dualité que
plusieurs critiques et historiens d’art appartenant à la sphère maghrébine et arabe
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ressassent de source occidentale sûre : est contemporain, l’art qui va au-delà des
supports canoniques de la peinture, de la toile du chevalet, qui met en scène ou en
contexte d’autres matériaux et éléments dont la théâtralité même du corps propre.
Inventer une esthétique pour l’art arabe contemporain est bien une tâche
ardue, d’autant plus que le nombre de personnes de formation philosophique et
esthétique qui s’interrogent sur le destin de cet art est si limité et leur activité
théorique et analytique est encore plus limitée. Néanmoins, une telle esthétique ne
pourrait ignorer les propositions de Khatibi, ni la nature complexe de son approche.
Une complexité qui lui a valu parfois qu’on le taxe d’illisibilité !
Avec quelques noms de sa génération (Afif Bahnassi, Mohamed Aziza) Khatibi est
l’un des rares penseurs a avoir accordé à l’image une place de choix dans ses écrits.
Une des expériences les plus attentives à l’image et à ses destins est celui paru il y a
quelques années de la philosophe et l’esthétiscienne tunisienne Rachida Triki à qui on
doit la création de l’une des associations les plus actives dans le domaine de l’art et
de l’image (l’ATEP) et qui a veillé à l’organisation assidue de colloques et de
rencontres dans ce sens selon des thématiques très actuelles et contemporaines sur
l’art et l’image.
7
Toutefois, son livre : L’Image ce que l’on voit, ce que l’on crée17, s’il peut être
considéré comme l’un des plus profonds et des plus méthodiques dans ce domaine
semble s’intéresser plus à l’image du point de vue théorique que d’un certain destin
de l’image dans le monde arabe ou au Maghreb, à une exception près, relative à une
confrontation entre la conception de Sartre et celle de Khatibi de l’image. Et la
question que peut se poser un lecteur maghrébin et arabe : Si une telle entreprise
nous permet d’élaborer une interprétation propre de notre regard sur l’image, cela
peut-il être possible radicalement sans opérer une double critique (pour reprendre
Khatibi) et donc réélaborer ce regard à partir d’une lecture des destins de l’image ici
et maintenant dans l’ouverture à son histoire occidentale ? La leçon de Khatibi
relevée plus haut, s’avère encore actuelle, puisqu’elle nous incite à nous inscrire dans
l’histoire universelle à partir d’une appartenance propre, ouverte, au-delà de toute
différence sauvage ou d’identité aveugle !
D-écrire l’image
Une telle situation des études sur l’image nous interroge à plus d’un titre.
Tout d’abord pour qualifier la culture arabe du 20e siècle de culture logocentrique
malgré les percées opérées tant par le cinéma (égyptien notamment depuis 1935)
que par l’art pictural depuis la moitié du 19e siècle. La nahda a été en effet une
« renaissance du logos arabo-musulman » et les quelques références aux pratiques
de l’image touchaient essentiellement l’anéantissement de l’interdit de l’image
(Mohamed Abdou entre autres). Cependant, une telle liberté accordée à l’usage et
éventuellement la création des images a été difficilement reçue et acceptée dans un
pays comme le Maroc, longtemps imperméable aux influences permissives
ottomanes et étrangères. Aussi, jusqu’aux années 20 du siècle dernier voire jusqu’à la
fin des années 40 les fuqahas continuaient d’interdire la représentation (et picturale
et théâtrale) de façon fondamentaliste et catégorique. Le pamphlet de Ben seddiq est
à ce titre révélateur de cette position radicale au point qu’il a été adopté par les
fuqahas saoudiens et s’avère être leur évangile en la matière.
Ensuite il faut dire que les pratiques de l’image, tant du point de vue historique que
de celui de la production dans les divers domaines (art, mass-médias, cinéma et
nouvelles technologies) demeurent un domaine encore étranger aux préoccupations
de la vie culturelle, intellectuelle et universitaire. En réalité, et il faut l’avouer sans
fard, nos philosophes s’intéressent ou à la culture islamique ou aux philosophes
occidentaux, nos historiens aux faits et aux documents écrits, alors que nos
sociologues, anthropologues et psychologues ne publient pas ou rarement et se
contentent de l’enseignement. Aussi l’image demeure-t-elle le dernier souci de
8
l’historien, il lui préfère largement le document écrit, fut-il porte-parole de l’état ou
de personnes de pouvoir. L’image n’est malheureusement pas encore considérée
comme un document historique. Elle sert plutôt comme mémoire qui alimente le
fantasme des collectionneurs et des antiquaires.
Triste destin de l’image donc dans les pays arabes ! Elle est demeurée objet de
fascination, un vecteur de mémoire avant de devenir un support de créativité avec le
cinéma et la peinture. La télévision est venue accentuer ce rapport consommateur à
l’image notamment après l’évolution de ce secteur. Cependant, besoin est de noter
que l’image est demeurée le lieu gardé de l’état. Car avant l’apparition de la
télévision le cinéma documentaire faisait office de porte parole informateur de l’état.
Et l’on se rappelle que jusqu’à la fin des années soixante (au Maghreb notamment)
les « Informations » passaient avant les séances de cinéma dans toutes les salles de
cinémas de l’époque.
L’image faisait peur aux Etats arabes à un point où elle est demeurée un instrument
de propagande et d’information par excellence. Le Maroc, à titre d’exemple, a hérité
d’une situation coloniale qu’il a fait perdurer jusqu’au années 90. Le Centre
cinématographique marocain créé en 1944, avait pour mission de produire des films
mais aussi de veiller à la production du journal d’information, étant par son statut
même sous l’égide du ministère de l’intérieur et de l’information. Ainsi, plusieurs de
nos réalisateurs et de nos techniciens de l’image se sont retrouvés dans cette
institution, désertant le cinéma pour l’administration.
L’histoire de l’image reste l’une des grandes questions de toute recherche dans ce
domaine. La reconstitution de cette histoire totale ou régionale permet de
comprendre ce qui se passe actuellement quant à notre rapport paradoxal à l’image.
Pourquoi l’intérêt au cinéma colonial, à la photographie coloniale, à l’image coloniale
demeure-t-il impensé alors que ces images ont façonné notre histoire ? 18.
Nous vivons dans le monde arabe une situation qui, universellement, se constate
dans la production historique des images. Si nous remarquons que la production de
l’image informative s’est développée de façon plus saillante que l’image fictive
(cinéma et fiction télévisuelle), c’est que les enjeux de l’image informative sont
politiquement plus visibles et s’insèrent dans une guerre des images qui a joué un
9
grand rôle dans l’établissement d’un certain équilibre (si fragile soit-il) pendant les
guerres de l’Irak et la révolution libyenne. Le cas d’Al Jazira et d’Al Arabiyya est ici des
plus significatifs. Le développement de l’usage du téléphone portable et ses
composants d’enregistrement et d’échange d’images a été certainement la source
d’information en direct sur des situations tragiques (notamment en Syrie
actuellement).
Par ailleurs, le développement des réseaux sociaux (Face book, Twitter et autres) a
marqué par la circulation des images la prise de conscience et a contribué à la
création de communautés virtuelles dont l’existence se traduit dans le réel d’une
façon parfois immédiate.
Tout cela pour dire que l’image est omniprésente dans le monde arabe, comme elle
l’est un peu partout dans le monde. Qu’elle acquiert une place de choix dans le
quotidien des personnes, qu’elle n’est plus « illusion » et simple produit de
l’imagination comme la qualifiaient un El Farabi ou Un Ibn Sina… Son omniprésence
« totalitaire » est aveuglante. Car l’image n’est pas la même dans ses diverses
manifestations. Elle a des puissances qui dépassent parfois ce que nous espérons
d’elle. Son ambiguïté et son pouvoir de fascination ont-ils quelque chose à voir avec
l’impuissance qu’ont les chercheurs arabes de l’approcher ? Son infiltration dans les
multiples recoins de la vie, son caractère de présence immédiate, empêchent-ils le
regard critique de la saisir et de créer la distance critique nécessaire au nouveau
regard? L’essence menaçante et exorbitante des nouvelles technologies et de l’image
fait-elle peur à ce point pour qu’un regain d’intérêt puisse tenter de les penser in situ,
ici et maintenant ?
Je pense que cette situation paradoxale mérite de notre part en tant que chercheurs
et intellectuels de dire ceci : l’image est aujourd’hui au point de conditionner notre
quotidien. Nous sommes enclins à « vivre » non seulement avec elle mais aussi à
travers elle. Elle a actuellement caractère de priorité au niveau de la recherche,
comme le sont des thématiques telles que le travail, les libertés, l’eau, l’équité entre
les sexes… Cette priorité, si problématique qu’elle puisse paraitre, nous poussera à
réinventer l’approche et avec elle notre conscience de soi… Nos jeunes artistes font
un travail remarquable à travers la vidéo, la peinture, l’installation pour réinterpréter
leur rapport à l’image, faisons de même au niveau de la recherche…
10
1. Depuis leur accès au pouvoir, les islamistes ont procédé, tant au Maroc qu’en Tunisie à
l’interdiction d’images dans les journaux locaux et étrangers où il s’agit de caricature qui
concerne un personnage considéré comme sacré, ou d’images jugées au-delà de la pudeur.
2. A propos de cette peur, qui concerne aussi bien l’Orient que l’Occident, voir : M. Maffesoli,
La Contemplation du monde, figures du style communautaire, Grasset, Paris, 1993.
3. Marie José Mondzain, L’Image peut-t-elle tuer ?, Bayard, Paris, 2002, p. 90.
4. Voir à ce propos l’incontournable : Roland Barthes, La chambre claire : Note sur la
photographie, Gallimard/Seuil/Cahiers du cinéma, Paris, 1980.
5. Abdellah Laroui, l’Idéologie arabe contemporaine, Maspéro, Paris, 1970.
6. A. Khatibi, Amour bilingue, Fata Morgana, Montpellier, 1982. Voir également notre thèse
sur : Corps, langue et savoir, les figures du double dans amour bilingue et le livre du sang de
Khatibi, Sorbonne Paaris-IV, 1987.
7. Khatibi, Civilisation de l’intersigne, IURS, Rabat, 1996.
8. Ibid., p. 15.
9. Khatibi, Un été à Stockholm, Flammarion, Paris, 1990.
10. Ibid. p. 19.
11. Marie José Mondzain, op. Cit., p. 14.
12. Apropos de cette thèse, voir notre ouvrage en arabe : Le Corps, le sacré et l’image en islam,
Afrique-Orient, 2eme édition, 2010, p. 121.
13. In : Khatibi, Sijelmassi, L’Art contemporain au Maroc, ACR, Paris, 1989.
14. L’Art contemporain arabe, prolégomènes, éd. IMA-Almanar, Paris, 2002, p. 9
15. Ibidem.
16. Ibid. p. 10.
17. Rachida Triki, L’Image ce que l’on voit, ce que l’on crée, éd. Larousse, 2008.
18. Le livre de Malek Alloula (Le Harem colnial, images d’un sous-érotisme, Séguier, 2001)
malgré sa profondeur d’analyse adopte un ton « identitaire » et une position à résonance
politique ! Nous devons à Abdelkader Benali (Le Cinéma colonial au Maghreb, l’imaginaire
en trompe-l’œil, éd. Cerf, 1998) une analyse historique remarquable du cinéma colonial.
11
Invention du réel, réinvention de l’imaginaire
Le travail de l’art est alors de jouer sur l’ambiguïté des
ressemblances et l’instabilité des dissemblances.
Jacques Rancière, Le Destin des images, La
fabrique éd., 2003, p. 33.
J’ai choisi de vous parler de questions qui peuvent paraître sinon
étrangères, du moins lointaines à une réflexion contemporaine sur la notion de
réel et d’imaginaire. Cependant, étant de langue et de culture arabe, ce monde
fascinant de l’Adab, des akhbar et des karamat, de la magie du verbe et de
l’amour mystique, et l’esthétique en tant que sensation, me maintiennent dans
une zone de méditation où la parole d’un Ibn Arabi me semble souvent plus
proche de ma position culturelle que plusieurs de mes contemporains. Appel
ontologique à la réflexion où la richesse inépuisable de ce legs est loin d’être
explorée, notamment dans le domaine qui nous intéresse ici, celui des arts, du
regard et de l’esthétique.
En matière d’esthétique et de théorie de l’art, dans des pays ou une
sphère du globe qui ont été des siècles durant hostiles à l’image, peut-on
transformer la richesse de l’imagerie mentale en une imagerie visuelle? Les
Mille et une nuits ou Massari3 al 3uchaq (mort des amants) à titre d’exemple,
12
pourraient-ils donner lieu à une réflexion visuelle sur le corps, la passion et la
communication amoureuse ?
Une telle question, si elle s’avère d’ordre historique, n’en est pas moins
une question d’identité intellectuelle, si l’on peut se permettre une telle
association syntaxique. Or, si toute question esthétique ne peut éluder la
question du sujet, comment opérer le passage d’une civilisation du signe (et
donc de l’absence du sujet) à une civilisation de l’image (dont la question du
sujet es la pierre angulaire). Par quel détour peut-on rejoindre cette
appropriation d’un imaginaire hybride, encore vivant et vivace, au profit d’une
esthétique qui soit « sensible » à l’art que nos artistes élaborent depuis plus
d’un siècle ?
Commençons tout d’abord par nous interroger sur le lien entre l’art, dans
son acception la plus générale et l’imaginaire tel qu’il se profile tout
spécialement dans la pratique mystique et « religieuse » dans la sphère arabo-
musulmane. Ce lien, nous le puisons dans un paradigme qui fonde et traverse
toute cette culture depuis ce qu’on appelle la « jahiliyya » (période
préislamique) jusqu’à nos jours où l’on assiste, paradoxalement, à un retour
au/du sacré, de l’imaginaire soufi et des croyances les plus refoulées (magie,
superstition, transe, etc.).
Qu’il s’agisse d’un Sohrawardi ou d’un Ibn Arabi, le monde est conçu non
comme une dualité simple, une dichotomie tranchante, mais plutôt comme
une triade ou une série de « hadrat » présences. Chez Sohrawardi, comme chez
tous les Ichraqiyyines, il s’agit d’une hiérarchie rigoureuse des trois mondes,
lesquels correspondent aux trois systèmes, à savoir : l’intelligible, l’imaginal et
le sensible. Le monde intermédiaire est un monde perçu par la vision imaginale
13
(Sohrawardi Prolégomènes, t. 2). « En lui les esprits se corporalisent et les corps
se spiritualisent », dira Ibn Arabi plus tard. Les disciples de Sohrawardi le
désignent comme étant le monde des images suspendues ( ﺍاﻟﻣﻌﻠﻕق ﺍاﻟﻣﺛﻝل )ﻋﺎﻟﻡمet le
monde des spectres abstraits ; ils le qualifient également de Barzakh (l’entre-
deux). Selon ces mêmes sources, Sohrawardi prétendait l’avoir puisé chez les
sages de l’ancienne Perse qui attestaient de son existence.
Sohrawardi considère que l’Univers est plus complexe qu’on ne peut
l’imaginer, bien qu’on puisse le réduire aux trois mondes possibles. Du point
de vue du sujet divin et de ses « descentes », il peut être réparti en cinq
« hadrats » ou présences. La première présence est le tajalli du dhat ,
théophanie de l’essence (nous sommes là dans l’absolu divin de ses noms et
dans l’espace du mystère (al ghayb)). Le deuxième et le troisième sont
respectivement le monde des anges et des « âmes ». Jusque là, nous sommes
parfaitement dans le monde de l’intelligible (selon Sohrawardi). La quatrième
présence est celle du monde des idées-images (mundis imaginalis), la
cinquième est celle du monde sensible (3alam ashahada).
Cet intermonde qui est celui des images et des idées-images intéresse
notre propos puisqu’il est le lieu de l’activité créatrice de l’imagination et le lieu
de connexion des deux mondes antinomiques. Sohrawardi avait donc déjà mis
la main sur l’ambiguïté de ce monde et de l’imagination en tant que telle. Il la
comparait tantôt à un « arbre béni » tantôt à un « arbre maudit ». Aussi,
l’imagination quand elle offre aux choses leur dimension invisible, ie quand elle
s’élève jusqu’au monde des puissances divines, elle se transmue en un médium
à ce monde et de là elle puise son caractère d’ouverture. Mais quand cette
même imagination cantonne les choses dans leur aspect sensible et leur
évidence matérielle elle se transforme en une « imagination déreglée » (fasida,
Corbin, l’Imagination créatrice), corrompue selon l’expression d’Ibn Arabi.
C’est à travers le pouvoir de visualisation que l’imagination donne corps
aux idées. « Visualiser » est ainsi le canal par lequel, l’épiphanie permet à
l’autre de se traduire et de se prêter au regard. A partir de cet aspect, on peut
faire le lien avec l’œuvre d’art. Par voie de comparaison, l’on peut attester que
ce lien relève bien du caractère mystérieux, voire énigmatique de cette
visualisation. En effet, comme le note si bien Michel Maffesoli, dans son seul
livre dédié à l’esthétique du quotidien : « l’artiste matérialise de l’esprit, du
14
sensible, de l’émotion. En ce sens, il est son œuvre, tout comme celle-ci devient
une part de lui-même, c’est peut-être une telle globalité qui fait du travail
artistique une chose à part. Une chose sacrée et mystérieuse qui l’apparente à
l’œuvre divine. Très précisément parce que la séparation sujet-objet n’y a pas
sa part. C’est cette indistinction que l’on retrouve du côté de l’amateur averti
(…). On est au cœur de l’identification, qui préside en quelque sorte à une
nouvelle naissance, une conversion qui, du choc artistique à la transe
religieuse, en passant (…) par des formes plus adoucies, intègre chacun dans
une ambiance émotionnelle aux contours indéfinis ». Si la vie est dans ce sens
une sorte d’art et d’expression esthétique, le caractère sacré et donc
ambivalent de la pratique artistique a été au cœur de ce qu’on appelle (avec
beaucoup de réductionnisme) l’interdit de l’image en Islam. Apparentée à la
création divine, l’image en général est considérée en islam comme un corps
sans âme. Seul le Créateur suprême est en mesure de lui conférer souffle et vie.
15
- Le détour par l’imaginaire littéraire et mystique, d’un côté, et
l’imaginaire magico-mythique d’un autre, l’un s’appuyant sur une
tradition religieuse, l’autre sur des survivances païennes ;
- Et le détour par l’ « imagerie » calligraphique et décorative.
"Sidi Mohamed Ben 'Aouda [le dompteur des lions] était venu très fier
voir Sidi Abderrahman, monté sur un lion, et comptait l'écraser de sa
supériorité.
- Où dois-je conduire mon lion pour la nuit? Demanda t-il à son hôte.
- A l'étable avec la vache.
Rentrant dans la maison de Sidi 'Abderrahman, l'Oranais le trouve en
compagnie de jolies jeunes filles et manifeste quelque étonnement.
- La présence divine, dit Sidi 'Abderrahman, se laisse percevoir plutôt
entre les pendants d'oreille et les tresses qu'entre les pics des
montagnes.
Le lendemain matin, Ben 'Aouda veut partir et va chercher sa monture
à l'étable. Le lion n'était plus: la vache l'avait mangé!" (Dermengham,
Le Culte des saints).
Il n’y a que dans le Adab et les chroniques de la littérature merveilleuse,
ainsi que dans l’art moderne et contemporain qu’on pourrait retrouver cette
pensée dialectique qui associe la spiritualité à la sensualité, le dehors au de
dedans et dieu aux sens. Sans nous éloigner de l’ambiance mystique, nous
pouvons trouver chez Ibn Arabi une « critique » soutenue de la dualité d réel et
de l’imaginaire, du sensible et du suprasensible, de l’image et de la réalité. Dès
16
l’abord, on est en face d’une relation érotique (nikah ma3naoui) entre les
composants de l’univers, entre ciel et terre, souffle et corps. D’où cette
propension généralisée à « corporaliser l’esprit et à spiritualiser l’âme » qui
sonne comme un programme ontologique de « déconstruction » de la dualité
rationnelle du corps et de l’âme !
L’imaginal ou le monde des représentations se dresse ainsi comme étant
un entremonde où les images fondent l’existence. Ce barzakh est donc le lieu
de naissance et de renaissance de l‘imaginaire, de l’art, des rêves et de
l’imagination. Il est très proche de cet entre-deux, si célébré par les
romantiques allemands. Cependant, force est de constater que le passage du
divin à l’humain, de l’intelligible au sensible emprunte exclusivement la voie de
l’imaginaire. Un imaginaire que nous revalorisons à l’instar de G. Durand et que
nous soustrayons à la méprise philosophique sartrienne et corbinienne.
L’imaginal est ainsi ce qui lie et délie les mondes antagonistes de l’islam
classique. S’appuyant sur le célèbre hadith du prophète : « les gens dorment, ils
s’éveillent à leur mort », Ibn Arabi élabore une théorie visionnaire qui ramène
la totalité du réel à la puissance des images. Est ce n’est pas un pur hasard qu’il
fonde ses révélations (ses conquêtes mecquoises) sur des visions. Or, le
visionnaire est celui qui possède le pouvoir de relier les deux mondes
antagonistes. Il installe une double dialectique qui relativise le réel (addounia,
la réalité sensible et proche) et confère à l’altérité insaisissable (al âkhira) une
dimension réelle.
Néanmoins, il ne s’git guère là de renversement pur et simple de
l’équation : réel-imaginaire ! Au contraire, la valorisation mystique de l’image
entraine une alliance entre le réel et ‘l’irréel’, laquelle se traduit par une
activité constante de l’imagination créatrice. Le fameux hadith est ainsi
réinterprété par le mystique, de façon à ce que l’imaginal soit la réalité
suprême, mais néanmoins porteuse de raison sensible, de partage.
De ce point de vue, l’imaginal n’est pas non plus un simple lieu de passage
ou de transmission. Il remodèle ce qu’il reçoit d’ascendant et de descendant,
sauvegarde les traces du passage et donne vie aux images qu’il accueille et
17
abrite. Des tanzilat (émanations et descentes) divines, on peut évoquer ici les
anges, messagers et médiateurs, lesquels font le lien entre les deux mondes et
prennent forme (yatasawwaroun) dans le monde des humains. C’est le cas de
Gabriel qui s’est incorporé dans l’image de Dihia, que seul le prophète pouvait
reconnaitre !
Le cas des anges et des djinns est ici révélateur des images intermédiaires.
Al Jahiz parle dans son encyclopédie al-hayawan (les animaux) de relations
amoureuses entre djinns femelles et humains. Comme quoi, les anges et les
djinns sont les premières créatures à déstabiliser l’ordre du réel et du supra-
réel !
Messagers (les anges) ou simples créatures cachées (les djinns de
‘janana’ : cacher), ces êtres ‘imaginaires’ ne le sont pas à proprement parler,
puisqu’elles vivent, entre deux seuils, leur vie et apparence possible. L’intérêt
porté à ces êtres par des ethnologues et des sociologues tels Westermarck et E.
Doutté nous éclaire sur leur importance. Un siècle après le fameux ouvrage de
ce dernier (Magie et religion en Afrique du Nord, traduit en arabe par nos
soins), il s’avère que la magie et la sorcellerie n’ont ni disparu ni été dévalorisés
par l’évolution historique, culturelle et sociale.
Sans insister sur le rôle magique de la parole (artistique ﻟﺳﺣﺭرﺍا ﺍاﻟﺑﻳﯾﺎﻥن ﻣﻥن )ﺇإﻥن
et de la puissance du verbe dans une tradition logocentrique, nous dirons de
même que le pouvoir attribué à l’image est, quelque part, pour quelque chose
dans son bannissement par le prophète ! Ce pouvoir de présentification de
l’absent a été certainement derrière cette prise de position négative. Il a été
paradoxalement derrière l’acceptation de l’image au début du 20e siècle, du
moins dans un pays aussi iconoclaste que le Maroc (comparativement à la
Tunisie et l’Algérie à titre d’exemple).
La parenté entre magie et art est donc si attestée que l’effet escompté
est souvent d’ordre fantastique. Le statut ambigu de la magie comme celui du
taswir (représentation) est ici révélateur des destinées réservées tant à l’un
qu’à l’autre dans nos pays qualifiés de musulmans. Ce n’est absolument pas
pour rien que les œuvres de Cherkaoui eurent plus de succès que ceux de
18
Gharbaoui parce qu’ils se sont amplement inspirés des signes du tatouage,
mais également parce que ces signes sont « magiques » et sont également ceux
qu’on retrouve dans les amulettes et autres écrits magiques locaux. La parenté
est telle que l’œuvre peut être accrochée comme on accroche un ta3zim
(invocation) magique, à la différence que le tableau se paie cher et ne se
consomme pas dans cet accrochage d’ordre esthétique. A la différence
également que l’intentionnalité magique est d’un ordre très différent de
l’intentionnalité esthétique, laquelle est régie par un désir du sujet et par un
effet désintéressé.
Ce constat s’est concrétisé dans un effet « magique » autre. En effet, regardons
de près ce qui se passe dans la peinture arabe depuis bientôt un demi-siècle. La
trouvaille du signe calligraphique comme vecteur primordial de l’identité
plastique avec notamment le mouvement « Unidimensionnel » en Irak a
marqué un tournant dans le parcours de l’art moderne arabe.
20 ans après, le mouvement qui s’accordait alors avec une tendance
nationaliste panarabe s’est transformé en un refuge à toute régression
identitaire, notamment dans les pays du golfe. La lettre arabe étant considérée
(selon une tradition ach’arite dominante) come faisant partie de la révélation,
elle est prise dans sa littéralité comme étant une lettre aussi sacrée que ce
qu’elle véhicule. C’est dans ce sens que la ‘transmission du sacré’ peut affecter
aussi bien l’art que l’éducation religieuse !
De l’image à l’art :
l’art contemporain comme réinvention du visible
19
l’autre à l’approche « nihiliste » de Todorov qui réduisait le spirituel à un effet
d’ambiguïté, s’il touche le rapport des deux hommes au sacré, ne s’ouvre pas
moins du côté de Rouch sur la fiction, l’image et le cinéma (dans son acception
ethnographique). C’est dire que dès que l’imaginaire se transforme en fiction,
nous somme en plein dans l’art comme appropriation de la mémoire.
Reprenons deux concept majeurs chez Ibn Arabi qui, à notre sens, opèrent
dans la sphère de l’imaginal et lui donnent la force active qu’il peut avoir. Il
s’agit d’abord du concept de nikah ma’naoui (fornication, copulation)
métaphorique entre les composants de l’univers (ciel et terre, intelligible et
sensible, le qalam et le lawh….). Cet érotisme cosmique est aussi un érotisme
symbolique. Il permet à l’imagination d’inventer et de créer les formes et les
situations en libérant le passage entre le visible et l’invisible. Aussi le spirituel
dans l’art, comme posé par un Kandinsky, est-il l’effet de cette érotique
cosmique.
Par ailleurs, c’est à travers le concept d’interprétation (le ta’ouil) que
l’invisible se traduit en visible et qu’il révèle son essence et sa nature véritable.
Activité originelle, il confère à l’imaginaire sa dynamique propre, celle à travers
laquelle toute production du sens s’avère une réinvention du monde.
Si l’art est une déréalisation du monde, il n’en est pas moins, par le même
acte et dans le même processus, une mise en visiblité de tout ce qui échappe à
la vision. Aussi le concept de barzakh peut-il être cet intermonde où l’artiste
pratique son activité consciente et inconsciente d’interprétation et de réflexion
et d’action. L’une des caractéristiques essentielles de l’art contemporain étant
la transgression critique des normes et des préjugés, l’artiste se trouve en
confrontation permanente avec les choses sensibles et l’usage qu’en en fait
l’industrie actuelle de l’image. Double tâche qui transforme le monde des
images lui même en scène de conflit auquel l’attention de l’artiste se prête à
travers une pratique qui tend à rendre à l’image sa pluralité signifiante.
Ce n’est pas pour rien que la photographie (pour ne prendre que cet
exemple) est devenue l’art de tous les enjeux. Elle permet par sa nature
20
analogique de rendre la chair du réel en maintenant la croyance à sa présumée
réalité. Or, l’artiste contemporain la transforme en arène de confrontation e
de remise en scène. Dans le monde arabe, plusieurs artistes y recourent pour
consolider une vision critique voire contestataire des destins actuels que nous
vivons.
La photographique, art analogique par excellence, se défait de sa
référentialité afin de s’ouvrir sur les possibles de l’imaginaire. Elle investit l’art
de l’installation, l’art vidéo, la peinture comme pour prendre une certaine
revanche d’une nature qui la cantonnait dans l’usage mnésique. En ce sens le
retour de (à) l’image photographique s’avère une démarche des plus décisives :
Elle permet d’un côté de déjouer son statut centenaire de miroir du réel, et de
l’autre de mettre en exergue les possibles qu’elle permet, à savoir la liberté de
recomposer le réel en le déconstruisant. Devenu l’art de la mise en scène par
excellence, la photographie artistique ouvre la voie à une confrontation avec ce
qui voilait son cheminement artistique. Confrontation par ailleurs périlleuse,
puisque la photographie s’y aventure au risque de perdre l’identité qui l’a
forgée en tant que telle. Ce « barzakh » où elle s’installe picturalement la rend
au statut ambigu de l’image comme création et comme re-présentation. Car
toute photographie, si référentielle qu’elle soit, est inter-prétation de ce qu’elle
capte. L’acte photographique comme genèse de l’image est en lui-même un jeu
où le sujet photographiant se prête à la mise en scène par ce qui est objet de la
capture. Et quand s’introduisent toutes les techniques numériques
d’élaboration, le résultat photographique se trouve d’ores et déjà transfiguré
par l’intentionnalité artistique et les procédés mis en œuvre.
21
Références bibliographiques
Henri Corbin, Sohrawardi, Prolégomènes, Œuvres complètes, T. II, Téheran, 1974.
L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Flammarion, Paris,
1976.
Emile Dermenghem, Le Culte des saints dans l’Islam maghrébin, Gallimard, Paris, 1973.
Cynthia Fleury et al., Imagination, imaginaire, imaginal, PUF, Paris2006.
Jacinto Laeira, La Déréalisation du monde, éd. Jaqueline Chambon, 2010.
Michel Maffesoli, Aux creux des apparences, éd. Omnibus, Paris, 1990.
Eric Phalippou, préface à Henri Corbin, Corps spirituel et terre céleste, Buchet-Chastel, Paris,
1976.
Christian Ruby, Devenir contemporain ?, éd. du Félin, Paris, 2007.
Rachda Triki, L’Image, ce que l’on voit, ce que l’on crée, Bordas, paris, 2008.
22
De la mémoire comme traces du présent
dans l'art au Maghreb
J’emprunte d’emblée la notion de « traces du présent » à mon cher regretté ami
Abdelkébir Khatibi, laquelle réfère implicitement à Jacques Derrida, son ami de
toujours. Cette phrase sonne du premier abord comme un oxymoron. Or la
notion même de mémoire en art se présente justement comme une métaphore,
une image qui fonctionne à travers les images. Sans rentrer dans les
considérations phénoménologiques, autant husserliennes que ricoeuriennes sur
la mémoire, l’on peut avancer que l’art moderne arabe a posé pour la première
fois les jalons véritables d’une relation active créative entre l’art et la mémoire
(sans aucunement la nommer) à travers le groupe « Unidimensionnel » dont
Chaker Hassan peut être considéré comme la figure de proue et l’artiste le plus
créatif. Pourtant, une ébauche de la réflexion peut déjà être détectée de façon
systématique chez le groupe de l’école de Casablanca.
Convenons aussi que l’intérêt à la question de la mémoire a été, et demeurera
peut-être, inscrit dans une quête identitaire à caractère artistique et esthétique.
Cette quête prend plusieurs formes où la reprise mnémonique traduit est tantôt
une répétition et reprise, comme c’est le cas de l’art calligraphiques dans l’art,
où réélaboration critique voire même déplacement et transfiguration. Car si la
mémoire est en principe un ensemble d’images mentales ou visuelles, des traces
où le temps et la re-présentation sont toujours des sortes d’interprétation latente
ou patente, l’art est image et représentation. Ce qui détermine, par conséquent,
cet acte intellectuel de présentification n’est autre que le présent de l’acte
créateur. C’est en effet ce qui au fondement du titre donné à cette intervention.
23
Ainsi, nous sommes conduits à une entreprise comparative entre deux moments
d’approche et d’élaboration du travail sur la mémoire dans l’art maghrébin :
En effet, la nouvelle sensibilité artistique, vu l’usage de nouveaux moyens
d’expression dont l’installation, la performance, la photographie et la vidéo,
s’est orientée dès l’abord vers une reconsidération de soi et de l’autre. La
mémoire ici est une mémoire hybride, affectée profondément par le médium
(lui-même hybride). Avec une visée nouvelle, celle de reformuler le donné
tant visuel que mnésique, parfois d’une façon multiple et à travers le corps
propre. Or, si la mémoire était considérée avant comme une mémoire
unidimensionnelle, elle se pratique ici dans le hic et nunc, c'est-à-dire dans
une présence à soi du soi, du corps propre et de ses symboliques.
Précisons que la donne n’est pas nouvelle. L’usage de la lettre auparavant
était un usage du corps de la parole, non de la parole elle-même, fragmentée,
dénaturée, stylisée, voire même vouée à l’illisibilité. En devenant trace,
simple trace, la lettre telle qu’elle a été pratiquée à titre d’exemple par un
Benanteur, s’est transformée en image (mnémonique) de la lettre. Or, cette
corporéité de la lettre la transforme doublement en mémoire : d’elle même et
de ce qu’elle symbolise et invoque.
L’usage de la peau chez un Belkahia est invocation du corps. La peau est
le vêtement naturel du corps. Elle est l’apparence première de ce qui se
donne à voir. Aussi, les médiations du corps sont actuellement, comme dans
les approches modernes (si l’on use de cette dualité comme une dualité
fragile et relevable) sont également celles de la mémoire : la mémoire du
corps propre et celle de l’autre (l’autre étant ici tout ce qui se détache du
corps pour prendre l’aspect d’une objectivité quelconque !
24
Sans revenir sur le rapport entre mémoire et perception, nous pouvons
avancer que le corps dans l’art contemporain permet au travail sur la
mémoire d’être un travail sur soi, axé autour des deux versants : le visible et
l’invisible, en même temps, et dans le même mouvement. C’est certainement
pour cela que la réflexion plastique sur la mémoire dans l’art contemporain
au Maghreb n’est plus une réflexion thématique, idéologique ou identitaire.
Elle se transforme plutôt en un travail REFLEXIF, dans le sens que donne
l’herméneutique de Ricœur à ce concept : c'est-à-dire, un jeu de miroir, ou
plutôt un jeu de mémoire !
Prenons un titre d’exemple ici le travail de Benouhoud sur son propre
corps. Son premier travail plastique s’est focalisé sur les photographies
minutieuses de ses élèves qu’il assemble dans le tableau. La mémoire est
présentification de l’absent. Elle est répétition de l’image d’une souvenance,
d’un être. Son travail sur son propre corps et son propre visage soulève des
questions essentielles sur le rapport entre la mémoire, le corps et le sens.
Il s’agit de se dénuder, de porter son image pure au plus loin d’elle-même,
de transformer le visage en support , en espace contextuel de la
transfiguration.
Au-delà de l’aspect provocateur, le rapport à la mémoire propre est ici
doublement travesti, par le corps propre et par les symboles d’une sacralité à
laquelle adhère l’auteur, du moins par le nom propre (lui-même attestant de
sa double appartenance à deux cultures). Disons que ce rapport à la mémoire
doublement problématique est sujet ici à un jeu de subversion, lequel passe
par la subversion des frontières sexuelles pour atteindre la subversion des
limites entre le sacré et le profane. La question se posant ici est de l’ordre de
l’interprétation personnelle et de l’interprétation du récepteur. Les frontières
entre l’esthétique, l’éthique et le politique se trouvent contaminées par le
pouvoir du sacré et le contre-pouvoir de l’art !
26
Plusieurs jeunes artistes s’inscrivent dans cette optique : Safaa Erruas
transcrit les blessures propres, les violences et leurs traces, Rahmouni
intériorise la mémoire gestuelle dans sa dimension religieuse et mystique ;
Mounir Fatmi projette la lettre calligraphique sur le rythme des violences
urbaines… Autant d’expériences au Maroc, comme en Algérie et en Tunisie
qui réinventent la mémoire à travers des préoccupations actuelles, dépassant
ainsi le regard « nationaliste » et passéiste, tournant le regard plutôt vers ce
qui se trame dans l’actualité du monde, à travers maints médiums dont le
corps, les traces, les images et les métaphores.
27
Le Corps impossible
de l’implication symbolique du corps
Il est des aires géographiques où le corps est le lieu de tourtes les méprises et de tous
les contrastes. Les civilisations du verbe sont généralement les civilisations de
l’irreprésentable. Si l’on excepte la civilisation grecque, civilisation par excellence, du
visible/invisible, les autres traditions sont généralement des traditions d’iconoclastie
déjouée ici et là par l’émergence d’une représentabilité due essentiellement aux
enjeux internes à chaque culture, aux métissages culturels et aux multiples
survivances païennes.
Si le corps est artistiquement parlant au cœur de la notion du visible, le corps
symbolique, voire métaphorique ou métonymique, en est le portail ouvert à la
multitude des sens effervescents de cette donnée problématique qu’est le visible.
Deux positions s’offrent à l’artiste pour une re-présenter le corps : le corps entier,
mimétique, objet du monde, corps usuel qui, représenté, s’offre à notre regard
comme position dans un monde-là ; et le corps fragmentaire comme corps de
violence, énigmatique voué à la stratégie symbolisante. C’est ainsi qu’à travers le
symbolique, le corps s’ouvre sur l’au-delà du visible, interpelle des significations
cachées et appelle à des interprétations actives. Rappelons à ce propos que symbolon
était à l’origine un pacte entre deux personnes qui se partagent le même objet. C’est
ainsi que le symbolique est toujours tributaire de l’absence, du non-dit et du non-
encore-représenté. Faisons ici une simple comparaison pour éclaircir une certaine
« particularité » de l’expérience picturale marocaine. Dans les années 20, Mohamed
Racim, le premier peintre miniaturiste algérien peint une belle pièce représentant des
femmes presque nues près d’une cascade. A la même époque Ben Ali Rbati nous
livrait, nous Marocains, des scènes d’intérieur très ethnographiques avec bien plus de
28
pudeur que ne l’aurait fait le discours d’un Ibn Al mouaqit1! C’est dire que le corps
était l’interdit de l’image, telle que conçue dans la tradition malékite marocaine. Le
mot corps est ici entendu comme corps livré au regard esthétique et aesthésique
local. Il l’est paradoxalement ainsi pour le regard fantasmatique orientaliste tant
pictural que photographique.
Un tel interdit est le fruit d’une pratique soucieuse du caractère symbolique du corps
et de son aspect « «sacré ». Car tout tabou est l’objet de prédilection de toutes les
sacralisations possibles.
Aussi pouvons-nous avancer que le corps dans l’art marocain est né dans le
symbolique, que le corps symbolique a été depuis bien longtemps et dans bien des
expériences emblématiques de cet art, en quelque sorte un destin esthétique
inéluctable.
Visions fondatrices du corps
Dans ce sens, nous pouvons considérer les œuvres de Driss El Yacoubi comme étant
les premières œuvres artistiques marocaines qui ont donné au corps une dimension
symbolique. Le symbolique acquiert ici une signification fantasmatique, sur-réaliste
qui transforme le corps en espace éclaté, réinventé selon une logique de
l’irréprésentable. Corps et récit vont ici de pair sans tomber dans l’anecdotique. De ce
fait, la symbolique du corps nait de sa mise en scène spécifique. Car les travaux de
cet artiste sont le fruit d’une vision complexe qui allie l’onirique au fantasmatique. Le
rêve, n’est-il pas la voie royale vers le symbolique, le lieu incontournable des
expressions multiples de l’imaginaire tant individuel que collectif ?
Jilali Gharbaoui, lui, confère au corps le statut de créateur de gestualité symbolique. Il
est le lieu invisible de charges et de violence qui met en scène les traces indélébiles
d’une souffrance aussi bien corporelle que psychique. Le corps est là par ses effets
symboliques que par sa présence tant totale que fragmentaire. Nulle présentation ou
représentation du corps. Comme si le corps était un lieu vide ou, plutôt, le lieu d’un
vide dont les résonnances se transforment en « fulgurances ». Si Gharbaoui recourt
parfois à une quelconque invocation du corps (l’œil notamment) c’est pour en faire
une présence du visible dans l’invisible. Si tout visible est invisible et toute perception
est imperception (Merleau-Ponty, p. 300), l’œil comme organe symbolique voit plus
que la vue ne le lui permet. L’œil de Gharbaoui est vision multiple, métaphore
généralisée d’un corps qui transforme le monde en scène de toutes les contradictions
possibles de l’être. Œil « ontologique » dirais-je, car ce peintre taciturne, rongé par la
schizophrénie transforme son corps propre en vibrations, ondulations, traces
29
sensorielles, cri imperceptible… Aussi le corps qu’il réinvente n’est symbolique que
dans la mesure où il se soustrait à tous les symboles préétablis par le vécu.
Toute autre est l’expérience d’Ahmed Charkaoui. Le corps dans les œuvres de
Cherkaoui est transmué en signe. Le tatouage est le signe qui se trace sur le corps
comme marque symbolique. Marque ou trace qui, par ailleurs, constitue
primordialement un dialogue entre la chair du corps et la chair du monde. Cherkaoui
avait compris que la trace est la métaphore du corps, que le corps peut n’être qu’un
support parmi d’autres, et sa peau une peau du monde sur laquelle viennent
s’inscrire et se formuler les signes et les symboles qui traduisent l’expérience
humaine.
A mon sens, Cherkaoui avait bien saisi l’ambiguïté du symbole. Il l’a travaillé de façon
particulière, afin d’en saisir la portée tant plastique que référentielle. La corporéité
du symbole est ici signifiée, invoquée plus que représentée. D’où la portée plus
symbolique que corporelle de cette expérience plastique.
C’est à Farid Belkahia et à Mohamed Hamidi que nous devons une expérience
artistique des symbolismes corporels. Hamidi avait entamé dans les années soixante
dix un travail plastique très coloré et finement géométrique sur le corps et la
symbolique sexuelle. Féminin et masculin s’y laissaient représenter dans leur valeur
double et dans l’interaction active que subsume la dialectique de l’anima et l’animus.
Les mêmes figures symboliques du corps, avec des variations visuelles diverses, nous
les retrouvons dans l’expérience de Farid Belkahia, qui depuis qu’il a entamé le travail
sur de nouveaux supports (le cuivre puis la peau) fragmente le corps et met en scène
ses dimensions symboliques. Le corps est pour lui ouverture t carrefour du champ
symbolique (Michel Bernard, p. 133). La main, à titre d’exemple reprend le motif de la
main de Fatimazohra, organe protection contre le mauvais œil. Cette portée magique
s’associe chez lui aux dimensions ontologiques de la création et du masculin/féminins
que l’on retrouve orchestrées de diverses manières et postures.
Néanmoins, le support prend ici une dimension corporelle et symbolique. La peau
évoque le sacrifice lequel, en tant que don offert à l’Autre, permet de substituer
l’animal à l’humain. Jeu de substitution qui transforme la peau retravaillée en corps-
peau, en miroir existentiel et en lieu de la recréation du symbolique lui-même.
Une autre expérience digne d’intérêt dans ce sens est celle élaborée par Mohammed
Kacimi après une brève expérience formaliste. Le corps chez cet artiste est conçu
comme symbolique de l’univers. Il est peint comme figure qui donne sens à la toile et
l’arrache à la matérialité indéfinie de l’espace. Corps lui-même indéfini, il est là en
tant que présence éveillée à la vie qui anime l’univers.
30
Enjeux nouveaux du corps symbolique
Nous ne pouvons ici embrasser la totalité des expressions artistiques marocaines
relatives à notre thématique. Nous ne pouvons en revanche qu’insister sur quelques
expériences de jeunes artistes dont la profondeur semble s’inscrire dans notre
perspective. Cela tout en constatant que le corps devient un enjeu artistique et
symbolique constant dans les nouvelles expériences. Car faudrait-il le rappeler : le
corps propre est devenu un support artistique, un miroir qui reflète les
préoccupations nouvelles des artistes et un outil ontologique qui inscrit l’artiste dans
l’art et l’être artistique.
Les travaux de Safaa Erruas transforment le support en nouvelle peau qui accueille
tout ce qui peut aiguiser la violence symbolique liée à la corporéité. Ainsi, aiguilles,
fils, rasoirs, couteaux et autres éléments tranchants ou piquants viennent créer une
surface hérissonnée, que les failles et les blessures rythment tout en renvoyant au
sexe féminin. Le tableau-corps s’offre ainsi à une symbolique plurielle dont l’artiste
choisit une blancheur immaculée, comme pour transformer cette surface-corps en
une page sur laquelle s’écrivent les signes à coup blessures et de souffrance.
Cette conception n’est nullement étrangère aux travaux « similaires » de Hicham
Benouhoud où il met en scène son propre corps, tout entier puis notamment le
visage et la tête. Et l’on se rappelle ici l’intérêt du visage comme lieu de l’identité du
corps et comme porteur d’individualité personnelle. Le visage est cette réalité par
excellence, un sens en soi, où un être ne se présente pas par ses qualités, dit le
philosophe. Mais par quoi se présenterait-t-il dans une œuvre d’art. Benouhoud fait
du visage une géographie, un masque, une réalité à redéfinir inlassablement. Ses
photographies et ses « performances » maintiennent le corps propre dans une
simulation qui met en exergue ce que le corps peut cacher et ce qu’il peut révéler.
Au-delà d’une symbolique prédéfinie, il s’agit plutôt ici d’une symbolique recréée
dans l’ici et le maintenant de notre regard, que l’on partage avec l’œuvre. Cette
nouvelle dimension place le corps propre dans une situation nouvelle, celle de
support de soi et de support de son imaginaire. Ainsi le corps, dès qu’il s’ouvre sur ce
qui le transcende met en visibilité de nouvelles fluctuations du sens et par là met le
spectateur sur de nouvelle pistes de lecture visuelle.
Fatima Mazmouz pour sa part, choisit de mettre en art son propre ventre de femme
enceinte. La sacralité du ventre est ici sans équivoque. Elle invoque toutes les forces
aussi bien terriennes que célestes qui sous-tendent la création. Ce ventre dénudé
dans un corps voilé pointe le monde et s’insère en lui comme une question. Par
31
ailleurs, la féminité s’associe ainsi à la création et une nouvelle esthétique d’un corps
transfiguré par ce qui lui confère et sa beauté et sa fonctionnalité, son être dans le
monde comme dialectique du caché/révélé, c'est-à-dire comme question sensible et
transcendantale en même temps.
Références bibliographiques :
- Jacinto Lageira, La Déréalisation du monde, réalité et fiction en conflit, éd.,
Jacqueline Chambon, Paris, 2010
- Michel Marzano, Penser le corps, PUF, Paris, 2002
- Henry-Pierre Jeudy, Le Corps comme objet d’art, Armand Colin, Paris, 1998
- Michel Bernard, Le Corps, Seuil, Paris, 1995
- Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard/Tel, Paris, 1964
32
Au- delà du masculin et du féminin :
Si l’art arabe moderne s’est orienté depuis plusieurs décennies vers une conception
symbolique du corps, le fragmentant et le vouant à une lecture interprétative, c’est
en conséquence à une vision propre de l’abstraction qui prône aussi bien une
spiritualité de l’art qu’une identité plastique qui puise ses fondements dans les
substrats de l’art musulman classique. Une telle situation n’est nullement exclusive,
puisque l’expérience plastique moderne nous a légué une panoplie d’œuvres où le
corps est esthétisé, dénudé voire même érotisé. Les œuvres de Mahmoud Said, dont
quelques unes encore visibles dans son musée à Alexandrie, sont à cet égard
révélatrices de l’attitude esthétique prônée par quelques artistes, qui leur permettait
de s’inscrire dans l’art mondial et ses préoccupations génériques et thématiques
d’une part, et de déjouer le regard propre aux sociétés musulmanes quant à la
question, demeurée problématique, du rapport entre l’image et le corps.
En effet, le corps subit depuis longtemps les mêmes occultations, voire les mêmes
inhibitions quant à ses possibles de représentation. Le corps étant lui-même image (le
mot sûra en arabe signifie bien entre autre : corps et visage), le tableau devient ainsi
l’image d’une image. Ce statut inhérent à la picturalité et à sa quintessence
esthétique est à comprendre ici comme un destin commun à l’art et au corps,
notamment dans la sphère arabo-musulmane. Aussi, l’on peut avancer que la
représentation du corps a-t-elle été (et demeurera probablement) l’une des
expériences les plus équivoques et les plus fructueuses dans l’art arabe moderne et
contemporain. Bien que la lettre eût pris la place du corps pour longtemps, traduisant
ainsi une passion identitaire effrénée qui a fini par se vider de tout contenu
33
symbolique et esthétique, le corps est demeuré présent dans l’art moderne à travers
deux attitudes exemplaires:
34
Le corps comme question multiple
C’est en effet, ici même, qu’on peut parler d’une véritable réinvention du corps,
loin du legs de l’art moderne, à proximité de soi et à l’écoute de ce qui se trame dans
l’intériorité subjective et le monde, en même temps et dans le même mouvement. La
féminité comme sujet dominant pendant plusieurs décennies cède la place aux
enjeux tragiques d’un corps, lequel ne se reconnaît que dans ses blessures, sa
dissémination et son mutisme bruissant (le cas de Safaa Erruas est ici une parfaite
illustration). En paraphrasant doublement R. Barthes on pourrait parler du
bruissement du corps, du corps obvis, ouvert à ce qui fait image en lui. La féminité
n’est plus une fin en soi, et le féminin ne se reconnaît plus dans un corps qui lui
échappe comme sujet et comme vision. C’est justement en cela que nous pouvons
reconnaître ce seuil, ce « barzakh », cet entre deux où viens se loger le corps de
l’artiste et son regard, au-delà du féminin comme question, en deçà du corps comme
concept ! Le corps s’érige ainsi en « origine des origines ». Il cesse d’être un simple
support du sujet pour se transformer en matrice plurielle de la créativité. Les œuvres
qui usent de la nudité (notamment en photographie) mettent en scène (sans aucun
désir d’objectivation) un corps double : celui reconnaissable de soi, et celui
métaphore de l’autre. « Pour chacun, écrit Daniel Sibony, son corps c’est son propre
événement d’être, si essentiel qu’il devient métaphore de l’être. C’est donc plus que
« la forme » contingente que prend son existence nécessaire… Le corps est pour
chacun une métaphore de l’univers et de ses potentiels d’existence » (Le corps et sa
danse, Paris, Le Seuil, 1995, p. 81).
Se donner corps dans le jeu de la nudité qu’opère un Benouhoud n’est pas simple
perversion du regard voilé du musulman ; il n’est pas non plus une mise en exergue
du désir. Il est plutôt mort du désir, anéantissement du miroir sujet/objet. Une
présentation quasi-littérale du corps propre comme corps androgynique sans sexe,
sans érotisme possible. Or dé-érotisé, déréalisé, le corps se place en deçà de toute
35
différence sexuelle possible. Il est là pour s’offrir au regard dans une frontalité
conflictuelle qui déstabilise le genre ainsi que toute l’intention générique. La nudité
problématique du corps propre est le miroir d’une posture sacrificielle où l’image de
soi est destruction symbolique de soi, invention d’une altérité irréductible qui tue le
sens commun, celui de l’image- objet (le corps) et celui de l’image artistique, seule
manière de se préserver du réel qui lui préexiste et la poursuit pour s’offrir un secret :
celui de l’indécidable du corps !
Mis en miroir, le corps se perd ou, plutôt, il perd sa substantialité comme chair du
monde. Il s’ex-pose comme idée à venir. Dans le travail photographique de Meriem
Bouderbala le corps mis en miroir se révèle comme mémoire multiple, et l’identité
propre est retravaillée au gré des miroitements et des fractures. Une identité par
ailleurs filée et défilée à travers le drapé et démultipliée par le travail du miroir. Aussi
le seuil entre le beau et le monstrueux s’estompe-t-il et le corps anonyme s’érige en
image impossible: « Des images de femmes entre le mort et le vivant, comme
engendrées par le vide » écrit M. Bouderbala. Entre nudité littérale et mortifère et
drapé qui frôle le linceul (le kafan), le corps semble vaciller entre le cadavre et le
fantôme, au-delà (en deçà ?) de ce qui constitue son humanité quotidienne. Comme
quoi, nu ou affublé de tenues « exotiques », le corps est tour à tour travesti, masqué
ou mis à mort par l’éclat de sa nudité.
Dans le même sens, mais autrement mis en scène, le corps chez Majida Khattari se
meut en scène du politique, notamment dans sa série intitulée « Voilé-dévoilé », où
l’opposition du voilé-dévoilé se révèle être, par-delà le sens politique, une mise à
mort du corps : la nudité masquée est perte d’identité, mise en cadavre du corps,
comme l’est son antagoniste, le corps voilé, anonyme et indifférencié. Le voile est
ainsi interprété comme le corollaire de la nudité, et le regard se perd dans les deux
cas. Il est chassé dans un dehors absolu, comme si cette frontalité est un simple jeu
de miroir où le corps s’annule au profit de la signification politique, où l’identité du
corps se perd dans l’absence du visage, comme nous le révèle Lévinas : «Le visage se
refuse à la possession, à mes pouvoirs. Dans son épiphanie, dans l'expression, le
sensible, encore saisissable se mue en résistance totale à la prise » (Totlaité et infini,
p. 172). « Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire
qu'autrui dans la rectitude de son visage, n'est pas un personnage dans un contexte
(...). La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien
que d'une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté
essentielle ; la preuve est qu'on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des
poses, une contenance » (Ethique et infini, p. 91-90).
36
Du symbolique comme question
Le deuxième, encore plus récent, est le travail de Mehdi Georges Lahlou dans
lequel il met en scène son corps d’homme voilé. Deux travaux attirent ici
l’attention par leur caractère provocateur : Celui où l’artiste nu chaussant des
chaussures féminines rouges tourne autour de la miniature d’une Kaâba entourée de
tapis de prières, et celui où il calligraphie des versets coraniques sur le corps !
Au-delà de l’aspect provocateur, le rapport à la mémoire propre est ici
doublement travesti, par le corps propre et par les symboles d’une sacralité à
laquelle adhère l’auteur, du moins par le nom propre (lui-même attestant de sa
double appartenance à deux cultures). Le jeu de subversion passe par la
subversion des frontières sexuelles pour atteindre la subversion des limites entre
le sacré et le profane. La question se posant ici est de l’ordre de l’interprétation
personnelle et artistique du rapport entre le corps propre et le symbole sacré. Les
frontières entre l’esthétique, l’éthique et le politique se trouvent contaminées par
le pouvoir du sacré et le contre-pouvoir de l’art !
37
pendant les années 80, décennies de toutes les désillusions possible et de
l’effondrement spectaculaire des idéaux panarabes. Un regain d’intérêt du
politique se trouve mis en exergue par les nouvelles pratiques artistiques et leur
nouvelle sensibilité (Fayçal Smara, Ben Benaouiss, Raida Saadah…). Le corps se
transforme en capital symbolique et visible, voire le visible par excellence,
médium de transgression, de subversion et de remise en cause des dichotomies
tant métaphysiques, éthiques, génériques que politiques. Il cesse d’être simple
matière pour s’ériger comme le lieu magistral d’une stratégie de création,
d’invention et d’intervention. Ainsi, l’invisible s’incorpore dans le visible, non le
contraire.
38
Les métamorphoses de l’ombre
« Le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin
d’ombres »
En Islam, Dieu est lumière, Visage et Altérité absolue. Cette attribution qualificative de
la divinité n’est pas sans être problématique. Le Dieu lumière est également inconnaissable.
Il ne se manifeste que par ses attributs, et n’est nommé que pour être désigné, non pour
révéler son essence. Ibn Arabi, pour lever le mystère sur ce Dieu éloigné et pourtant proche,
vient à interpréter un hadith sacré1 ou dieu dit de lui-même: « j’étais un trésor caché et j’ai
voulu être connu »2. La Connaissance du Dieu-lumière est tributaire du regard et de la
connaissance de sa créature, mais également des différentes épiphanies (donc apparitions)
qui désignent l’existence de cette lumière suprême pour l’humain. Or, Cette lumière est
aveuglante. Elle ne donne à voir rien qu’une Présence absente au regard. C’est justement
cela qui explique les diverses médiations entre Dieu et ses créatures : les anges ou plutôt ;
selon Sohrawardi ; l’Ange Gabriel, le Ruh al qudus (esprit saint), la nature parfaite et le rabb
annaou’ (maître du Genre) : « La figure de l’Ange ne cesse de nous offrir l’énigme
primordiale : il est le théurge et archétype de l’humanité, et il nous est représenté pourvu de
39
deux ailes : l’une de lumière, l’autre enténébrée. Dans leur symbolisme le Maître de l’Ichraq
saisit le secret de la sagesse des anciens Perses. En termes philosophiques, l’aile enténébrée
marque selon lui, la non-nécessité d’être, la contingence qui affecte, dès qu’on le considère
en soi, l’univers manifesté à partir de l’insondable Lumière des Lumières, et non pas
seulement la Dixième des hypostases archangéliques de Lumière »3.
Entachée d’ombre et de ténèbres, la figure de l’Ange, dernière née de la lumière
absolue, pointe le drame de la médiation, puisqu’elle est mi-captive des ténèbres et ainsi
liée à l’humanité. Gabriel est donc devenu l’Ange de l’Humanité. L’ange est par conséquent
l’ombre de la lumière suprême. Si la connaissance de Dieu emprunte ces voies, celle des
gnostiques elle est une connaissance sans médiation, qui présentifie l’absent dans sa
présence, au-delà de tout voile. « Et cette présente consiste en ce que l'âme illumine, « se
lève » sur l’objet présent : ou plutôt, elle le rend présent: son épiphanie est la Présence de
cette présence. Tel est le mode des arbâb al kachf (les maîtres visionnaires): la Présence
épiphanique »… »4.
Sohravardi s’empare de cette notion originaire de lumière pour la conjuguer de façon
incomparable. Il fait référence à sa généalogie spirituelle (chez les mages de l'ancienne
Perse) et axe toute sa réflexion sur la lumière et la ténèbre source de lumière de Gloire (en
persan xvarnah) et Souveraineté de la lumière. Contrairement à Ibn Arabi, Sohravardi
pluralise le barzakh et la lumière. Il s’agit chez lui plutôt de barazekh (pluriel de barzakh), de
lumières et de ténèbres. La lumière suprême est ainsi dénommée Anwâr qâhira eu égard à
son pouvoir d’assujetissement. Sans prétendre présenter ici la complexité de cette
conception inspirée par la pensée des anciens sages de Perse et le néoplatonisme, que le
célèbre « Kitâb hikmat al ichraq » (Le Livre de la théosophie orientale) nous livre dans un
style on ne peut plus hermétique, nous pouvons dire que le passage du monde intelligible, le
monde des lumières, au monde sensible s'effectue à travers le monde médian, celui des
images et des anges. La théosophie de la lumière (Ibn Arabi) instaure un rapport essentiel
entre la lumière, l’ombre et le miroir, lieu de la création des êtres et des images. Cependant,
l’ombre n’a pas ici la dimension de ténèbres sataniques. Il est tout simplement reflet ou
projection d’une silhouette ou d’un visage dans un miroir. « On parlera même d’ «ombre
lumineuse », explique Corbin, (en tant que la couleur est ombre dans la Lumière absolue :
Zill Al-nour, par opposition à zill al-zolma, ombre ténébreuse). C’est en ce sens qu’il faut
entendre cette thèse –d’Ibn Arabi- : « Tout ce que l’on dit autre que Dieu, ce que l’on appelle
l’univers, se rapporte à l’Etre Divin comme l’ombre à la personne (ou comme son reflet dans
un miroir). Le monde est l’ombre de Dieu »5.
Un hadith du prophète raconte que le prophète de l’islam trouve une femme en train
de dessiner l’image de son mari parti à la guerre sur le tronc d’un palmier. Il lui interdit de
dessiner toute image, car celle-ci est une évocation suspecte de l’absent et une pratique
paganique. Cette anecdote n’est pas sans nous rappeler une ancienne légende mentionnée
par Pline l'Ancien (mort en 79 après J.-C.) qui indique les lieux de l'origine de la peinture à
Corinthe, où une jeune fille, la fille du potier Butades de Sicyone, aurait tiré les grandes
40
lignes de son bien-aimé de l'ombre sur un mur par la lumière d'une bougie. Dans ce cas
comme dans l’autre, il s’agit de l’ombre, même si la « technique » est bien différente. Car
rappelons-le encore une fois, le mot image (sûra), en arabe, désigne aussi bien le corps que
le visage, l’ombre que le graphe, le spectre que le fantôme6… Aussi nous trouvons-nous
d'emblée dans la problématique de la représentation. Contrairement à la conception
occidentale qui considère l’ombre au singulier, comme forme précaire ouverte à toutes les
dérives, à tous les possibles et comme forme sans forme, éphémère, impalpable,
indéfectiblement liée à la lumière, l’ombre dans la culture arabe est palpable et impalpable,
image réelle et artefact. Aucune opposition sémantique entre l’ombre et les ombres, entre
l’ange et le démon, entre l’épiphanie divine (ou la vision soufie de Dieu et de l’Ange) et
l’apparition des ombres des morts. La différence est d’essence. C’est en effet celle que le
prophète et les mystiques après lui, instaurent entre Vision (Arru’ya assadiqa) et rêve, entre
révélation et illusion.
Comme nous pouvons le constater, nous sommes pleinement dans la problématique
de l’image. Fait corroboré par la seule forme d’imagerie connue dans le monde musulman, à
savoir « khayal adhil » (théâtre d’ombres). Notons auparavant que le mot khayâl dans son
acception courante veut dire spectre. C’est également le même mot utilisé pour désigner
l’imagination. Comme quoi, image et imaginaire sont de prime abord considérés comme des
tromperies. Cependant cette tromperie a bien son monde où elle acquiert ses lettres de
noblesse. Car pour instaurer le lien entre le divin distant (trésor caché) et le désir de
connaissance propre à l’humain, Sohrawardi comme Ibn Arabi, donnent lieu à un monde
médian, un mundis imaginalis nommé « ‘âlam al mithal » (Monde de la représentation, de
l’image), « al barzakh » (l’entre-deux), « ‘âlam assuar » (Monde des images) ; un monde
peuplé par toutes les créatures imaginaires émanant du divin et qui permettent un lien
constant entre le Dieu caché et les visionnaires. D’où l’ambiguïté essentielle de l’ombre et de
ses avatars.
L’ombre, comme l’image est donc évocation de l’absent, il est par conséquent image
d’une image. Double définition qui affecte aussi bien son statut que son caractère
mystérieux. Il est appel et rappel d’une altérité elle-même imaginaire, elle-même émanation
d’une lumière. Drôle de coïncidence pour notre sujet que nous sommes appelé à exploiter
au demeurant pour faire le lien entre ce préambule et les travaux photographiques de
Claude-Charles Mollard que nous prenons comme objet de notre analyse. Ces photographies
prises dans le minéral, le végétal, les vestiges de Pompéi ou les ruelles de Meknès, Mollard
les appelle « Origènes ». Or, par glissement et coïncidence historiques, Origène s’est avéré
être l'un des premiers penseurs de l’image (du christ) en christianisme. Lisons ce qu'écrit
Alain Besançon sur sa conception de l’image du Fils : « Par Philon et toute une lignée de
philosophes et de Pères, Origène hérite d’une tradition. Elle se concilie selon Origène avec
Saint Paul, pour qui le Christ est « l’image de Dieu invisible ». Mais si le Christ seul est au
sens propre l’image parfaite de Dieu, il l’est par sa divinité seulement. Le Christ est donc
l’image invisible du Dieu invisible, car Dieu qui est incorporel ne peut avoir qu’une image
41
incorporelle. L’homme, lui, est créé « selon l’image de Dieu », c’est-à-dire du Verbe à la fois
agent et modèle de la création de l’homme. Ainsi pour Origène, on ne peut dire que
l’homme soit à l’image de Dieu (privilège du Fils), mais seulement selon l’image ou « à
l’image de l’image ». L’humanité du Christ est … donc « l’ombre du Christ Seigneur » sous
laquelle nous vivons »7. Ceci, par ailleurs, rappelle la querelle (des images) survenue lors de
l’invention du daguerréotype. En effet, un journal catholique écrivait : « Non seulement fixer
de fugitifs reflets est une impossibilité, comme l’ont démontré de très sérieuses expériences
faites en Allemagne, mais le vouloir, confine au sacrilège. Dieu a créé l’homme à son image,
et aucune machine humaine ne peut fixer l’image de Dieu. Il lui faudrait trahir tout à coup
ses propres principes pour permettre qu’un Français, à Paris, lançât dans le monde une
invention aussi diabolique »8.
Genèse d’une quête
Qu’est-ce qui fait qu’un photographe transforme ses prises de vue en quête ? Est-ce
l’art de recréer l’illusion que la photographie ignore par essence et impose par artéfact ? Ou
s’agit-il plutôt d’une idée intérieure de l’art et de la vie dont la photographie n’est que le
médium instantané ? Ni l’un ni l’autre, ou comme le dirait Derrida, par un effet de
déconstruction des oppositions, et l’un et l’autre, à la fois ! C’est que Claude-Charles Mollard
maintient en lui ce désir de plonger dans son intériorité propre par un effet d’extériorité,
celle de l’objectif photographique et du désir archéologique. Le désir et le temps. Paradoxe
insoluble pour maints photographes professionnels, dont la subjectivité se limite au cadrage,
à la chasse au sujet, au travail de la lumière et aux effets plastiques engendrés au gré des
hasards et des jeux secrets techniques. Paradoxe relevé (à la manière hégélienne) par notre
« photographe » par un désir, une intentionnalité éveillée à ses principes, ainsi que par un
travail assidu sur l’espace, cette extériorité inexorable qui ne se livre qu’à ceux qui savent en
intérioriser les éléments, les moments, les lumières et les ténèbres.
Mollard traque les vestiges de l’existence sous leur forme humaine. Il par
incessamment à la recherche de ce qui transparaît dans le minéral, le végétal, l’architectural,
comme temporalité et comme exigence esthétique ; à savoir l’ombre ou le masque d’une
apparition. Apparition qui généralement prend la forme d’un visage, d’une face de l’être
anthropomorphique, entre précision et indécision, entre traits distincts et fantasme visuel.
Du Brésil à la France de l’Italie au Maroc, ces visages se multiplient, prennent parfois la
forme de fantômes, de spectres ou de masques… Guidé en cela par son seul regard créateur,
le photographe approche ses « sujets », comme par myopie innée, les cadre et les recadre
afin de restituer le premier moment d’une rencontre, d’une découverte à fleur d’instant.
Dans un texte intitulé « archéologie » Marc le bot écrit dans le même sens : « Regards de
myopes : deux yeux, encore un peu plus près, cherchent un sens plus profond en arrière-
fond des apparences. Ceux-là qui provoquent aussi, ne se renoncent pas. Ils ont fragmenté le
visible, ils croient que le fragments qu’ils se donnent, ils le tiennent, mais qu’est-ce que les
fragments de la myopie, se sont les pièces d’une archéologie du sens »9.
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Pas d’effet rétinien. Car ce que la photographie rend n’est pas toujours ce que tout
regard peut capter, mais seulement l’effet d’un instant, d’une rémanence, d’une
réminiscence.
Origènes ! Origines ! Aborigènes fictifs ! Peuple si proche de nous mais remodelé par la
mémoire de la pierre, des plantes, des murs et d’autres éléments encore soumis aux aléas
du temps. Ce peuple imaginaire n’obéit pourtant à aucune mimésis, fut-elle celle de l’acte
photographique. Car l’objectif capte plus une apparition éphémère qu’un réel indépendant.
Pourquoi donc cette obsession vient-elle, en fin de compte, à s’imposer comme
principe esthétique et phénoménologique ? Quelle signification prend cet acharnement sur
l’origine pour quelqu’un qui a toujours travaillé dans le domaine de la construction du
futur ? La mémoire (terme d’une ambiguïté parfois embarrassante) fait partie du parcours
constructiviste de Mollard. Mais de quelle mémoire s’agit-il ici dans ces photographies qui
pourchassent le figural dans sa cachette naturelle, le révèle doublement à lui-même (au
sens heideggérien de la révélation de l’être et dans le sens photographique du laboratoire) ?
Ne faudrait-il pas parler plutôt d’un être du temps, d’une temporalité active dans les
manifestations latentes et patentes de l’être-là de la chose ? Et cette chose qui se
transforme dans le face-à-face avec le regard (photographique de Mollard), qui se
transfigure pour lui livrer sa singularité d’être et de paraître, lui seul dont le regard est quasi
divin, saurait-elle sauvegarder cette apparence (ce visage, ce corps) qu’il lui confère ?
Pourrons nous, au passage, suivre ce même parcours, retrouver ces mêmes figures ?
Assurément non. Car si Mollard se laisse aller à la figuration et la défiguration de ces
pans d’espace, de rochers, d’arbres, de murs…, c’est parce qu’il les invente pour nous. Lui-
même ne peut les retrouver, les re-présenter. Car ces choses n’ont aucune présence. Ils sont
simplement des spectres créés dans l’ombre de la caméra obscura. Ils sont l’ombre
permanente d’une vision.
Vision disions nous ? Oui. Car à la manière d’un mystique qui entre en contact avec les
anges, les messagers de Dieu et le Visage de dieu (ce visage invisible mais dicible), Mollard
vit le monde sur le mode visionnaire, ce monde des images ce Barzakh, qui échappe à la
puissance du sensible et du suprasensible. Lui seul voit l’invisible, se le représente et le
représente pour nous pour créer des êtres fictifs à partir de la chose. Une analyse des
photographies de Mollard signale ce côté épiphanique dans la démarche de Molard :
« L’épiphanie du divin n’est pas exclue, surtout dans l’exploration de certains lieux , plus
propices, plus chargés que d’autres, où se concentre la quintessence de notre civilisation. Le
mur antique peut sceller d’histoire, de cultes ou de mythes. La photographie qui aime à
transgresser les frontières de l’humain, du divin, en décèle les traces. Il révèle et fait voir. La
vie par delà la mort. Le divin et ses avatars »10.
Cependant l’entreprise de l’artiste ne s’arrête nullement là. Elle tend à tisser des récits
autour de chaque figure captée. Il suffit de l’écouter parler de son micro cosmos, ou de le
lire en parler, pour découvrir cette passion chahrazadienne de créer des personnages. En
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effet Mollard crée le personnage à partir du « persona » (masque). Tel l’archéologue devant
une momie, il en réinvente le récit de vie et de mort. Cette passion naît d’une obsession.
Nommons-la par son nom : l’obsession de l’origine, de l’originel. Une obsession à l’origine du
mythe, ce dernier étant le récit d’une origine. Aussi, l’artiste chemine-t-il vers une
mythologie personnelle et « personale ». Il construit au gré des déambulations et des
découvertes son peuple et avec lui sa langue, au-delà de Babel, dans l’unicité qui traverse
ses différences. Un peuple n’est-il pas uni par le mythe et la langue. Mais quelle langue parle
ce peuple ? Quel alphabet imaginaire utilise-t-il ? Celui de son mythe réinventé
inlassablement par les nouveaux venus, nouveaux-nés, ou celui que lui confère l’artiste par
ses phantasmes de rêveur éveillé ?
Vestiges de cendre et de feu
Dans la Gradiva de Jensen (sur le délire et le rêve), Freud évoque un récit digne de
notre intérêt ici. Reprenons-le pour notre propre compte. Norbert, archéologue de métier,
est amoureux de Zoé sa collègue de travail. Sans le savoir, il refoule cet amour et c’est en
admirant une statuette Gradiva qu’il se met à délirer. L’investigation archéologique à
Pompéi sert de contre-investissement dans les fantasmes imaginés à propos d’une œuvre
d’art. Zoé (qui signifie vie) intervient pour le rendre à son amour présent et le sortir du
refoulement représenté par une ville ensevelie11.
Si Freud ramène Pompéi au présent par ce détour analytique « romanesque », Mollard
ranime les fantômes qui peuplent les coins et les recoins des vestiges de cette ville qui a
perdu son visage. Comme s’il voulait lui restituer ce visage, cette humanité perdue une nuit
sous le feu et les cendre. Les visages de Pompéi sont ainsi sculptés partout, on les voit tels
les fantômes qui hantent toute apparence. Tout est visage à Pompéi : les visages défigurés
par le temps, ceux qui se redessinent devant l’homme à la caméra et ceux qui sont tout
simplement l’effet de l’angle de vue et du cadrage. C’est là que le pouvoir de la photographie
génère des effets de réel, qu’il déréalise également l’image. Que l’objectif s’approprie le
fragment pour le transformer en une totalité, selon une démarche d’inversion: « Déjà
majorée par les jeux de l’imagination, et de la rêverie, la photographie paraît fournir le plus
court chemin pour s’affranchir totalement de la réalité. Il suffit que le sujet perde cette
deuxième dimension de la contemplation photographique, qui consiste à « déréaliser »
l’image, pour que l’on se trouve devant ce que les psychiatres appellent un « objet
partiel »12.
Humaniser le végétal, le minéral, relève presque de la magie. Il s’agit d’une
physiogonomie inversée, à travers laquelle on lit dans les traces l’image qu’elles recèlent.
Aussi cette image qui surgit est-elle accompagnée d’un double étonnement : celui d’abord
du photographe et celui qui nous assaille au premier contact avec l’image. Un étonnement
qui nous rappelle la vision du visage de Dieu dans les deux religions monothéiste
iconoclastes. Une image interdite à tout regard excepté celui auquel elle est destinée. Une
image inter-dite, révélée à la chambre obscure, reconstituée par le langage (de la
photoGRAPHIE). Graphe (Derrida) cette écriture par la lumière est on ne peut plus
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« sacrée ». Elle puise ce caractère dans le concept de l’origine (de la vie et du monde). Elle
s’installe dans le principe du dévoilement « savant » d’un être-là entre présence et absence.
Si Dieu, trésor a voulu être connu, il ne peut se révèle que par ses créatures, ces figures que
nous sommes, que nous avons été. Ces créatures sont des traces, des visages, bref une sûra :
visage, corps, image, trace et graphie. Le visage est donc le corps du corps, sa métaphore
totalisante et son identité inaltérable. Le visage est la présence absolue du corps et de l’être.
Il est par quoi l’être se laisse identifier et reconnaître13. Mais ces visages sont –ils à
proprement parler des identités ?
La ruse anthropologique de Mollard pour esquiver cette question essentielle est de les
intégrer dans un groupe : le peuple des Origènes. Un peuple ou chaque figure fantomatique
est nommée. Porteuse de son propre destin, elle est également le reflet d’un fantasme,
historique ou historial, mythique ou ethnographique. « Au fond, ces puissances de l’ombre
où la lumière crée et met en scène l’image expliquent le mélange de séduction et de terreur
propres aux fantômes. Comme les masques, ils sont les entremetteurs de l’autre ; les entre-
deux à la frontières des mondes »14. C’est justement pour cela que la nomination et la mise
en récit s’avère pour le photographe être le complément de la démarche. Ainsi nous
trouvons nous devant des titres tels : «l’ogre énervé de Nervi», «les touaregs voilés», «le
couple des indiens hirsutes de la Riviera », « le chevalier servant de la princesse», « le
fantôme de la momie», «le mort couché face au ciel de Stromboli », «l’homo eucalyptus»,
« le corsaire borgne de Parus», «le guépard de Visconti», «la belle berbère de Demnate»,
etc. De quoi alimenter plusieurs contes qui prolongeraient les nuits blanche de Chahrazade !
Visages d’islam
Les figures, le photographe les traque là où il est, là où ils semblent être et naître. Ses
pas et ses rêveries l’amènent en terre d’Islam, dans un pays où la mémoire est plus orale que
scripturale, où l’imagination et l’imaginaire sont tributaires de l’image mentale plus que de
l’imagerie visuelle, où la vision est vision intérieure et l’invisible le support du visible s’il n’en
est pas l’incarnation essentielle. Le Maroc est terre d’Islam. La terre du couchant ; entre la
lumière de la Méditerranée (littéralement en arabe mère blanche médiane) et les ténèbres
de l’Atlantique (en arabe classique : mer des Ténèbres). Entre lumière et ombre, l’interdit de
l’image était de rigueur jusqu’au 20e siècle. Et c’est la photographie qui sortit l’être du
Maghribi (Marocain) de l’anonymat du sujet (du Moyen-âge) pour l’ériger en Sujet (au sens
moderne du terme)15. Les portraits des sultans et des éminentes figures du pays, depuis la
fin du 18e siècle, soutiraient ces personnes de l’absence et leur conféraient une présence.
Aussi les portraits devinrent-ils la trace qu’on envoyait comme carte postale pour affirmer
une présence visuelle au-delà du temps16. Plus encore, après l’exil par les Français du sultan
Mohamed V en 1953, les nationalistes imprimèrent sa photo dans une lune et la rumeur se
répandait : Le roi est apparu dans la lune ! Ce fut là peut-être la première incarnation de
notre « Origène » moderne. Le récit peut commencer là, avec une dimension politique
inéluctable !
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Le parcours de Mollard ne peut échapper à cette histoire. Il en est le prolongement
secret. Lui qui, arpentant les sentiers de la médina, tend l’oreille aux murmures des figures
inscrites ici et là, sur les murs, les calligraphies et les lieux abandonnés. Oui, ces figures ont
leur langage et leur parole, et c’est justement ce langage chuchoté que l’oreille tente de
décrypter. Et l’on sait que l’oreille en terre d’islam est le portail des sens. Autrement l’œil ne
peut devenir le réceptacle des images. Ibn Arabi, comme Ibn Hazm l’avaient bien formulé :
aimer par l’ouïe, vivre l’équilibre entre l’amour par le regard et par l’ouïe !
Car dans ces ruelles où la lumière est parée par l’étroitesse des passages, filtrée par les
murs aveugles, l’ombre est souveraine, les couleurs altérées par ces couloirs des sons, des
pas. En médina on ne voit pas grand-chose. On voit par l’oreille, on suit l’instinct des ondes !
Une nouvelle expérience vient à s’imposer au photographe. Sa « myopie » qui le fait
rapprocher de l’objet attise ses autres sens, dont le toucher… Le corps à corps avec les
« Origènes » se fait sentir comme nécessité de création. Mollard remonte ainsi le temps de
l’interdit de l’image. Il voit des visages dans la calligraphie et les arabesques. Il déterre
l’interdit du visage en islam, puisque, faut-il le rappeler, l’image interdite est le visage. Pour
être tolérée, une image doit comporter un visage vide. Seul le cadavre étêté a droit de
représentation en terre d’islam !
Et voilà que Mollard restitue à l’imagerie abstraite musulmane son refoulé. Le Visage.
Cela même qui résume la notion d’Image dans sa signification plénière. Et l’on se trouve
d’emblée devant la même démarche qui l’a conduit à Pompéi. Sauf qu’ici, l’image a été
refoulée par le volcan du monothéisme et le feu du Dieu invisible. Autre détour donc d’une
démarche qui offre au temps la possibilité de retrouver ce que son mouvement a su jeter
dans un dehors absolu. La tâche était tant ardue, encore plus problématique que ces pans de
mur et de calligraphie manifestaient une certaine « résistance », un certain flottement que
l’image traduit parfois par un cadrage tâtonnant. L’islam rejetait-il dans sa sacralité
abstractive la magie de l’objectif et sa représentation implacable ? Et ses visages, se
prêteraient-il au récit, à la tentation chahrazadienne de l’artiste ? Quels mythes invoquaient-
ils?
Dans les années 10 et 20 du siècle dernier, Aline R. de Lens, une femme peintre et
écrivain s’installa à Meknès et y écrivit un roman intitulé : « Derrière les vieux murs en
ruine ». Elle y fit le portrait des femmes des riads et du Mellah. Elle alla même jusqu’à
s’identifier à ces femmes, à parler leur langue et à vivre leur vie. Aventure d’exploration de
l’intériorité de l’islam, des visages cachés derrière les portes et les murs des grandes
demeures. Dehors, dans ces mêmes ruelles qu’arpente mollard, elle s’enveloppait dans son
haik, perdait le visage, son visage d’européenne, pour devenir un fantôme (le terme est
d’André chevrillon !). Encore une fois la démarche est presque la même ! Sortir ces portraits
de leur obscurité, les rendre visibles.
46
Notes
47
près de la terre
Gharbaoui le multiple
Quarante ans après sa mort, Jilali Gharbaoui demeure la figure la plus déconcertante
et la plus curieuse de l’art moderne et contemporain au Maroc. Mort prématurément
à Paris dans la solitude et le mal-être, alors qu’il se préparait à une exposition dans la
même ville, il a laissé derrière lui une vie tumultueuse et une œuvre abondante qui
ne cesse de dévoiler la richesse impressionnante de ses « styles » et la pluralité
énigmatique de sa personne.
Gharbaoui le gharib…
Bien que ses œuvres aient été prisées tant par les amis que par les collectionneurs et
les marchands d’art de l’époque, Gharbaoui demeure l’artiste oublié, incompris et le
plus hermétique de la courte histoire de l’art moderne dans notre pays. Sa démarche
libre de toute attache ou référence déclarée à la culture marocaine lui a valu une
certaine ‘dévaluation’ par rapport à un Cherkaoui dont le travail si remarquable et si
personnel sur les signes a bénéficié d’un intérêt croissant de la part des quelques
écrivains et critiques d’art de l’époque. Pour preuve, le nombre d’écrits et de livres
réservés à Cherkaoui (le premier en 1976)1 …alors qu’il fallait attendre 1993 pour
qu’apparaisse le premier livre consacré à ce poète de l’ars pictura2.
Gaston Dhiel avait mis le doigt très tôt sur cette singularité qui fait de Gharbaoui un
artiste qui intériorise la tradition sans compromission « identitaire » : « se situant,
écrit-il, dans le courant général du monde contemporain, mais se refusant à ses
facilités comme aux vaines séductions de la calligraphie ou au fallacieux truchement
48
de l’entrelacs, il n’en restitue pas sa prépondérance à une spiritualité agissante par le
seul recours aux moyens de la plastique »3. En effet Gharbaoui transforme la
mémoire populaire des signes en traces évanescentes, mouvantes et fugitives. Ce
n’est plus l’esprit qui s’en saisit mais plutôt la main, mue par une sensibilité à fleur de
peau. Le corps filtre les impressions pour les rendre à leur primitivité essentielle.
Réminiscences fugaces qui émanent directement d’une conscience en pleine
effervescence. Les traces sont ainsi des émergences et des résurgences. Des éclats de
sensibilité portée par les intensités du désir d’extérioriser les fulgurances intérieures.
Répondant à A. Laâbi, Gharbaoui dit avec beaucoup de clairvoyance : « La tradition
m’a certainement été d’un apport visuel. Mais, on ne peut pas toujours décrire ce
que l’on porte en soi »4. Et ce que portait Gharbaoui était loin d’être de simples
sentiments ! Il s’agit plutôt d’attitudes intérieures, d’un flux de gestes invisibles,
inaudibles, de métaphores et de métamorphoses spontanées. Une production
picturale psychédélique, cinétique, pleine de vibrations incontrôlables et animée par
un bouillonnement incessant.
Abdelkébir Khatibi, figure de proue de l’écriture sur l’art, s’il ne l’omet guère dans ses
écrits, ne masque pas une préférence tacite pour Cherkaoui et son ‘écriture’
plastique des signes. Bien avant, Toni Maraini en avait fait avec Belkahia, son terrain
de prédilection pour l’analyse et la réflexion. C’est dire que Gharbaoui, ce peintre dit
‘maudit’, marginal voit sa solitude effrénée se prolonger post-mortem. N’est- ce pas
lui qui, quelques années avant sa mort prononça cette phrase prémonitoire et
fulgurante : « Nous vivons plus ou moins en exil, et c’est cela que nous réserve notre
pays » !5 Expressions de cet exil : l’accueil violent de ses premières expositions au
Maroc, les quelques tentatives de suicide, l’acte de lacération et de destruction de
ses toiles… L’exil, ce mouvement de l’être qui habite et alimente toute migration vers
l’impossible. Paradoxe d’aimer un pays où la création est en crise, où le créateur est
mis au ban. Mais, l’art n’est-il pas le territoire d’exil de tout artiste qui se veut comme
tel ?
Cet exil intérieur, intériorisé, a poussé les uns à parler de ‘réhabilitation’ ; formule qui
atteste de l’état de rejet dont Gharbaoui a été le sujet. Et je suis tenté ici de mener le
même jeu opéré par Khatibi en 1976. Seulement, pour déjouer l’antinomie Cherkaoui
l’oriental/Gharbaoui l’occidental, on dira plutôt : Cherkaoui l’illuminé/ Gharbaoui
l’exilé, cela en faisant référence aux écrits de Sohrawardi sur la ‘ghorba’ et le ‘Ichraq’.
Cherkaoui était en effet issu d’une confrérie mystique, ses derniers travaux sur Hallaj
témoignent d’une grande passion spirituelle.
49
Réhabilitation veut dire ici rendre à l’artiste ce qui lui a été ravi par la
mécompréhension et la mésinterprétation. Or, cet état des choses est propre à l’art
qui dépasse son temps. Car, au lieu d’analyser le hiatus entre une œuvre en avance
sur son temps et un temps figé dans sa tradition, voire transfiguré par l’idéologique,
l’on se met à reprendre une vision où l’attitude esthétique qui tend à récupérer
l’histoire de l’art comme continuum est prégnante.
Gharbaoui le fondateur
Si quelques œuvres de peintres marocains de l’époque se jouaient déjà de la
figuration, comme en témoignent les œuvres en circulation de Yacoubi7 et les
compositions lyriques de Moulay Ahmed Drissi, les travaux de Gharbaoui se
détachent des sentiers sinueux de l’impressionnisme des débuts (dont aucune œuvre
ne nous est parvenue) pour emprunter la voie d’une abstraction géométrique qui
finit par absorber et déconstruire les derniers éléments du visible. Cependant, las de
la « froideur » d’une abstraction géométrisante dominée par les formes construites, à
tendance apolliniennes, l’artiste se laisse libérer par une abstraction plutôt
« chaude » et vive, à fleur de regard, lyrique, informelle et plutôt dionysiaque. Cette
liberté sous forme de révolte est ainsi décrite pertinemment par Jean-Clarence
Lambert, poète et théoricien de l’art qui a certainement connu Gharbaoui : « L’image
artistique non figurative, écrit-il, m’apparaissait comme le produit d’une liberté
nouvelle, s’abreuvant aux sources mêmes de la création, plongeant dans un
imaginaire originel et par là-même plus généralisé, plus universel. Cette liberté est
aussi plus personnelle : par son subjectivisme renforcé, l’image non figurative rend
plus directement la vie intérieure de l’artiste. Les forces affectives affleurent dans le
dynamisme créateur de l’acte artistique »8. Mais l’image demeure-là, au long de ce
parcours d’ouverture vers l’intériorité. Elle se fragmente en des symboles, en des
50
yeux, en la forme volante des cigognes, des têtes de chevaux, en tissu, en nid de
cigognes… Elle se laisse transfigurer dans une figuralité qui veut échapper à la
référence proprement arabo-musulmane de l’arabesque, de la lettre et des motifs
décoratifs environnants.
L’abstraction comme choix personnel, voilà ce qui confère à Gharbaoui la dimension
d’un peintre fondateur. Fondateur, il l’est notamment par sa volonté de s’ériger en
artiste rebelle, tout près de la terre (comme il aimait le répéter), loin des contraintes
externes d’une création soumise à la doxa. De la terre il puisait son essence et la
quintessence de ses fulgurantes transes artistiques. Elle est pour lui la métaphore
ontologique d’une appartenance libre, le creuset de la matière, du geste et de la
fureur volcanique du vivre et du mourir. Car Gharbaoui vivait la terre comme
sensibilité sensorielle ; il s’apparentait à ses nervures et à ses entrelacements
rhizomiques (Deleuze et Guattari). Cette terre qui lui délègue toute sa charge
émotive, ses couleurs et ses motifs, ses danses et son exaltation !
De la terre, Gharbaoui puisait également son amour pour la musique. Et l’on peut
comprendre sa passion pour la musique comme un chant perpétuel qui naissait en lui
chaque matin. Car l’abstraction lyrique « n’est pas sans analogie avec la partition
musicale, en ce qu’elles ne sont, ni l’une ni l’autre, jamais déchiffrées une fois pour
toutes »9. Le choix de Tioumliline puis de l’espace de Chellah n’est-il pas en fin de
compte une quête du silence tumultueux qui permet à son intériorité d’exorciser les
voix qui le hantaient et de se livrer à l’écoute de sa musique ? Celle de la nature et
celle de ses auteurs préférés ? Un tel amour de la musique explique bien ce choix
viscéral de l’abstraction géométrique puis lyrique. On dirait même que le passage au
lyrisme est l’étape qui fait de l’artiste un compositeur de la musicalité de la toile et du
monde.
En effet, l’art de Gharbaoui est l’expression d’une transe rythmée par deux
mouvements : celui de l’intériorité troublée, dévastée par la maladie, et celui de
l’extériorité qui lui permet d’apaiser temporairement ses fougueuses épreuves. Et
l’on comprend bien l’écart qu’il prenait avec les signes dans leur caractère figé.
51
Toutefois, il s’en appropriait la forme sans céder à leur statut canonique. Caractères
tifinagh, motifs du ‘hanbal’, tatouages, étaient pour lui des pré-textes plus encore
que des motifs symboliques. Il ne les utilisait que pour mieux en disloquer la portée,
et les réduisait à de simples traces dans la trame du tableau. Des traces
mnémoniques certes, mais des traces réinterprétées, chargées d’un sens nouveau.
Autobiogriffures
« Ecrire comme un chat… écrire de façon illisible, noircir sans soin, le papier,
malformer ses lettres, griffonner… Ecriture de chat ? Indéchiffrable… »10. En lisant cet
incipit de Sarah Kofman, je suis tenté de traduire (donc de paraphraser) cette citation
en remplaçant tout ce qui se rapporte à l’écriture par la peinture. Et nous voilà en
plein dans le style de Gharbaoui des dernières années. Un style que son ami Henri
Michaux, lui-même dessinateur, avait mis en texte dans un petit livre intitulé :
« Emergences-résurgences, les sentiers de la création »11. En lisant quelques passages
de cet artiste-poète, en voyant quelques uns de ses dessins et peintures, l’on a
l’impression que l’amitié tissée à Paris entre les deux hommes était également le fruit
d’affinités tant dans la poésie que dans les dessins et la peinture. Lisons à titre
d’exemple ce passage où Michaux décrit ses premiers dessins : « Les traits lancés,
voltigeants, comme saisis par le mouvement d’une inspiration soudaine et non pas
tracés prosaïquement, laborieusement, exhaustivement, voila qui me parlait ;
m’emportait »12. N’est ce pas là la description la plus puissante des dessins de
Gharbaoui ? Bien que ce dernier s’en démarque ostensiblement en disant : « Un
peintre garde toujours les marques de ses origines : voyez Picasso ; mais je porte
surtout en moi ma terre marocaine. On la retrouve dans mes couleurs. Quand
j’exposais avec Michaux au Musée d’art moderne, nous étions très différents l’un de
l’autre. J’étais bien près de la terre que lui. Les autres me disaient : ‘A nous qui
sommes toujours enfermés dans nos ateliers, tu apportes quelque chose de
vivifiant ‘»13 !
52
« Avec la possibilité d’écrire son propre moi, écrit Yasmina Filali, apparaît
inévitablement le langage de la violence en peinture. La violence est essentiellement
une dynamique. Elle passe par le geste »14. Ce moi est dé-crit, réécrit au gré des lignes
somnambules et des élancements qui transforment l’espace en une temporalité
saccadée par le ton de la main, le geste incontrôlable. Ecriture plastique, ces œuvres
semblent épouser le labyrinthe d’une ville, Fès, où le marcheur se perd dès qu’il
prend une ruelle à droite ou à gauche. Ville qui a accueilli l’artiste jeune et où il a
acquis sa première initiation à la peinture à l’Académie des arts (Gros nom pour un si
petit espace !). Ville qu’il quitte mais qui accueille son corps éteint. Ville où les
cigognes construisent leurs nids sur les murailles, les minarets. Labyrinthe visuel que
ces nids offrent au regard, entre ciel et terre.
L’enfant qui n’a pas grandi garde dans les pores de son corps ces sensations étranges
d’errance. Errance par ailleurs qu’il vit intérieurement comme un destin qui le mène
toujours hors de lui-même, vers d’autres destinations qui éveillent en lui
incessamment une nostalgie vive, laquelle se traduit par le retour coloré à l’écriture
gestuelle vers la moitié des années soixante.
Chellah, Tioumiline ! Deux lieux où cette écriture dénuée de signes se met en dessins,
transcrit les traces d’une nouvelle quête de soi. Les cigognes, la solitude de l’atelier,
la saveur de la mort, le geste plus apaisé, les touches bourdonnantes de rythmes, les
enchevêtrements qui créent des nœuds… Ainsi naquit un univers ailé, tanguant au
gré du souffle du temps et se structurant de par la présence du silence.
Le noir n’est pas ici simplement quête de la lumière, il est la trace que la mine de
plomb inscrit à la volée sur la feuille blanche. « le noir, écrit Michaux, ramène au
fondement, à l’origine»15. Plutôt qu’une quête de la lumière, il s’agit d’une
intériorisation de la clarté, d’une recherche des interstices qui permettent de
dompter la lumière, de créer des contrastes flamboyants. Sous la clarté lucide où il se
dresse, le noir soulève sa chape noire et ses connotations maléfiques, devient couleur
et habille l’espace. Gharbaoui noircit la toile, et la lumière fût.
La lumière est aveuglante et Gharbaoui ferme les yeux pour être à l’écoute des
tumultes de ses braises intérieures. Le geste est alors dance, jeu, saccadé,
intermittent, inégal, véhément, mais il laisse à la forme matière à s’élaborer.
Métaphore d’un moi tourmenté, la figure est symptomatique. Elle manifeste ce
tourment à apaiser, cette indécision qui plane sur la vie, qui rend le monde hérissé,
tel le nid d’une cigogne, mais dont l’envol semble lui conférer une ouverture vers
d’autres cieux. J’ai toujours mal compris cette intention d’être en quête de la lumière
dans un pays de lumière. Car ce qui est plutôt objet de quête c’est l’ombre, les
53
lumières fuyantes, celles qui annoncent la nuit, la noirceur qui connote le sacré, le
religieux, la peur et le mystère16.
Plus tard, l’artiste ouvre les yeux, comme pour scruter ce qui l’entoure. La matière et
les couleurs vives viennent s’installer sur la toile. La couleur rompt et corrompt le
silence, s’érige comme bruit, dissonance, appel du dehors. Des yeux grands ouverts,
proches de ceux de Karl Appel qu’il connut en Hollande. Regarder le dehors, pour le
fragmenter, le toucher, se l’approprier dans sa densité nomade. Se situer par rapport
à sa mouvance, à son caractère fuyant. Le faire danser dans le regard. Etait-ce un
moment de répit ? La trêve du combattant et de son cheval ailé ? Un combat à la Don
Quichotte, empreint aussi d’un humour sourd. Si l’œil comme le dit si bien Ibn Hazm
est le portail de l’âme, il est aussi le portail par lequel le monde sensible traverse
l’écorce de la conscience. L’œil est ici présence à soi, manifestation de l’égo qui
regarde et qui existe par cet acte du voir. Voir, savoir, avoir ! Témoignage de
l’intensité d’un monde tragique vécu par un moi non moins tragique.
De l’abstraction géométrique à l’abstraction gestuelle, du noir à la couleur, de la
touche libre à la figure, Gharbaoui n’a cessé de se multiplier sans pour autant se
sentir loin de sa peau et de sa pensée. La peinture était aussi une purgation de ses
maux et de ses blessures, de sa solitude et de sa folie. Si la couleur se manifeste de
façon plus lumineuse dans ses paysages (ruelles et Tioumliline au début des années
soixante) elle ne refoule nullement le retour au noir (mine de plomb) si propice aux
visions ailées. En effet, la série des paysages atteste d’un calme serein, presque
mystique, où le peintre réapprend à regarder, à ouvrir les yeux sur le monde vivant.
On y sent une joie interne, une sérénité intarissable, presque un émerveillement
devant l’existence du dehors. Redécouverte d’une existence dans et par le monde,
par l’autre, ces œuvres attestent de la réinvention du lien qui conduit à l’invisible par
le visible, de cet horizon qui manifeste l’ouverture vers soi à travers le monde visible.
Quand à la série des cigognes (à la même période), elle se présente comme une
symphonie aérienne où la figuralité se dresse comme une nouvelle façon
d’interpréter et le visible et l’invisible. Rappelons-nous à ce propos, ce qu’était
l’oiseau pour un soufi comme Sohrawardi (lui aussi ‘mort’ très jeune, exilé à Alep à
l’âge de 36 ans). Périodes mystique par excellence, les séjours au Chellah et au
Monastère de Tioumliline étaient un temps d’ouverture vers ce qui se dérobait à la
vision et à la vision intérieure (basar/basîra). L’artiste retrouvait en même temps et
dans le même geste l’usage de ces deux facultés, l’une traduisant l’autre. L’image
figurative ou figurale se révèlent être les deux facettes de l’invocation d’une altérité
54
en soi et dans l’ailleurs insondables. Une invocation symbolique dans l’envol des
cigognes (des cigognes noires évidemment) et une présentification de l’esprit des
lieux dans les peintures de paysage.
C’est en effet ce qui met en exergue une particularité si immanente à la peinture de
Gharbaoui : il s’agit d’une expérience des limites, d’une oscillation entre un visible vu
par les yeux fermés et d’un invisible vu par les yeux du corps. Ce qui explique le
caractère diaphane des paysages, drapés d’une lumière éthérée, et la ‘lumière noire’
qui confère aux cigognes en vol l’aspect allégorique. L’allégorie, n’est-elle pas en fin
de compte l’expression de prédilection des mystiques ?
Jamais un artiste marocain autant que Gharbaoui n’a été l’objet d’une si longue
« tradition » de falsification. Je dirai même que Gharbaoui était le premier à avoir été
son propre faux!17 Paradoxe déconcertant, mais qui jette la lumière sur la multiplicité
des Gharbaoui qu’on rencontre dans son parcours artistique. Sous l’impulsion de
Serghini, son mécène (l’était-il réellement), Gharbaoui dessinait, peignait et parfois
même produisait des œuvres qu’il ne signait pas (me raconte-t-on). La maladie, les
besoins du quotidien et la pression des « amis », le poussait à se mystifier, à crier sa
souffrance au-delà de toute espérance. Pendant les quelques dernières années qui
précèdent sa mort, Gharbaoui produit une multitude d’œuvres qu’il offre ou vend au
gré de ses besoins. Les commandes de Serghini attestent d’une avidité qui va plus
loin que le mécénat. Une histoire malheureuse qui se couronne par un jeu auquel
(raconte-t-on encore) se livre ce « mécène » avant sa mort : quelques centaines (300
affirme-t-on) de papiers sont signés par notre artiste auxquels se sont attelés
quelques jeunes artistes y exerçant leur jeu de faussaires !
Sans accuser ces mêmes artistes, puisque les règles du jeu pouvaient êtres faussées à
l’époque, le marché clandestin et aveugle de ces années 70 se trouve submergé par
des œuvres qui circulent jusqu’à aujourd’hui tant entre collectionneurs privés que
même au sein de quelques collections institutionnelles de prestige. Il suffit que ces
pièces apparaissent dans un catalogue de vente sans être soupçonnées ou dans un
livre ou brochure sur l’artiste pour qu’elles acquièrent un certain statut de véracité et
55
d’authenticité. Ces ‘œuvres’, comme plusieurs d’entre celles commandées par le
‘mécène’, ont cette particularité sournoise de dévoiler leur pauvreté plastique.
Quatre décennies après la mort de l’artiste, la tâche urgente de créer un catalogue
raisonné ou, du moins, de dresser un inventaire exhaustif de ses œuvres se trouve
entravée par la multiplication de faux, d’autant que la cote de l’artiste ne cesse de
monter pour se traduire des sommes faramineuses. L’activité solitaire de l’artiste et
ses divers déplacements rendent ardue toute tentative d’authentification, voire
même de classification de ses œuvres.
A propos du faussaire et du faux, j’ai osé, il y a quelques années, cette réflexion : «En
copiant le travail de l’autre, le faussaire s’efface en tant que sujet de l’œuvre. Il est
propulsé après coup en dehors de ce qu’il produit, partageant l’espace de la visibilité
de l’œuvre en un seul moment : celui de sa re-production. Au-delà de ce moment, nul
ne peut revendiquer l’appartenance réelle de ce travail, même clandestinement. Le
destin de la copie est indécis. Détentrice d’un secret, elle peut, par un coup de
découverte ou d’expertise, sombrer encore une fois dans le prosaïque»18.
Notes
56
13. In : Yasmina Filali, op. Cit., p. 240.
14. Op. Cit., p. 100.
15. H. Michaux, op. cit., p. 21.
16. Michaux l’écrit de façon pertinente : « Dans les pays de forte lumière comme les pays arabes,
l’émouvant c’est l’ombre, les ombres vivantes, individuelles, oscillantes, picturales,
dramatiques, portées par la flamme frêle de la bougie, de la lampe à huile ou même de la
torche, autres disparus de ce siècle », op. Cit., p. 23.
17. J’avais émis une réflexion sur le faux in : D’un regard l’autre, éd. Marsam, 2006, p. 105.
J’avais ainsi écrit : «le peintre est, par rapport à l’acte créatif divin, le faussaire par excellence,
puisqu’il crée des semblants d’êtres qu’il ne peut doter d’une âme et donc de vie. Un faussaire
qui est en même temps une machine à créer l’équivoque, les spectres et les doubles. Le mot
sura en arabe signifie, dans ce contexte, image, spectre, fantôme, silhouette, double, etc. ».
Cependant, ce que je veux dire par Gharbaoui ‘faussaire’, c’est surtout qu’il avait laissé à la
fin de sa vie une œuvre prolixe, et s’est laissé entrainer dans le jeu de la commande!
18. Ibidem.
19. Cherkaoui, éd. Choof, 1976, Textes de E. A. El Maleh, Khatibi, Toni Maraïni.
20. Yasmina Filali, Fulgurances Gharbaoui, ????
21. Gaston Dhiel, Gharbaoui ????, p.
22. Souffles, n° ????
23. Ibid., p.
24. Henri Corbin,
25. Dont nous considérons l’œuvre comme un lieu de passage à l’abstraction dans l’histoire de
l’art marocain. Voir notre livre : D’un regard l’autre, éd. Marsam, 2006, p. ???
26. Jean-Clarence Lambert ????
27. Henri Michaux, Emergences-résurgences, Skira, Genève-Flammarion, Paris, 1972.
28. Ibid., p. 12. Et Michaux d’ajouter plus loin : « Noir de mécontent. Noir sans gêne. Sans
compromis. Noir, qui va avec l’humeur coléreuse. Noir qui fait flaque, qui heurte, qui passe
sur le corps de…, qui franchit tout obstacle, qui dévale, qui éteint les lumières, noir
dévorant », p. 52.
29. Yasmina Filali, op. Cit., p.
30. H. Michaux, op. cit., p. 21.
31. Michaux l’écrit de façon pertinente : « Dans les pays de forte lumière comme les pays arabes,
l’émouvant c’est l’ombre les ombres vivantes, individuelles, oscillantes, picturales,
dramatiques, portées par la flamme frêle de la bougie, de la lampe à huile ou même de la
torche, autres disparus de ce siècle », op. Cit., p. 23.
32.J’avais émis une réflexion sur le faux in : D’un regard l’autre, éd. Marsma, 2006. J’avais ainsi
écrit: «le peintre est, par rapport à l’acte créatif divin, le faussaire par excellence, puisqu’il
crée des semblants d’êtres qu’il ne peut doter d’une âme et donc de vie. Un faussaire qui est en
même temps une machine à créer l’équivoque, les spectres et les doubles. Le mot sura en
arabe signifie, dans ce contexte, image, spectre, fantôme, silhouette, double, etc. ». Cependant,
ce que je veux dire par Gharbaoui ‘faussaire’, c’est surtout qu’il avait laissé à la fin de sa vie
une œuvre prolixe, et s’est laissé entrainer dans le jeu de la commande!
15. Ibidem.
57
Au-delà du signe l’image
Pour avoir su de nouveau faire être le charme de l’élémentaire, il a
fallu que Khadda fût un magicien, il ft dirais-je plutôt un géomancien,
celui qui lit les signes dans le sable et qui, surtout, commence par les
y tracer
Mohammed Dib
On dit de Khadda qu’il est peintre du signe, qu’il appartient selon le propre mot
d’ordre de Jean Sénac à une « école du signe ». Or, le mot signe dans la langue arabe
est l’un des plus équivoques puisqu’il signifie tout simplement « indication », d’où
son origine commune avec le « 3ilm » (science), « 3alam » (étendard) et « ma3lam »
(monument). Rappelons à ce propos que le mot qui désigne le signe dans la langue
arabe est plutôt le « raqm » ou « raqch » et ses synonymes, dont le mot trace…2 Les
mystiques utilisent plutôt le duo: « 3ibara » / « ichara » pour élaborer leur propre
conception de la dualité du dahir et du batîn, c'est-à-dire de l'exotérique et de
l'ésotérique.
Enoncée, cette ambiguïté renvoie frontalement à la notion d’image, qui elle est
plus générale et signifie aussi bien trace que figure, signe que représentation…. Elle
58
est également à repenser à partir de la conception même que Khadda élabore avec
un regard éveillé à ses contradictions internes. En effet, en parlant de cette école du
signe en Algérie et de ses représentants, il écrit avec une profondeur exceptionnelle :
« Travailler non pas sur la lettre arabe mais sur la substance même du signe, sans
exclure ses ambiguïtés et son ésotérisme, telle fut en somme cette démarche
commune »3. En lisant ce texte que j'ai retrouvé facilement sur internet, je me suis
trouvé devant un regard critique, si conscient et consciencieux des enjeux de la lettre
et des signes dans une ambiance locale islamique, qu’ on le retrouve rarement chez
les historiens d’art du monde musulmans, si fascinés par la grandeur de la lettre et
l’art ornemental qui la supporte qu’ils en projettent la valeur esthétique de façon
presque automatique sur l’usage artistique qui en est fait.
59
frôle la disparition. Son évanescence le transforme en figure, en touche et en
expressivité pensante.
Du signe à la trace
Si l’on fait ici appel à la philosophie de la trace, telle qu’élaborée par Derrida,
c’est justement pour problématiser encore plus la notion de signe, telle qu’utilisée
dans le contexte des arts visuels, et pour enfin rejoindre la perspicacité indubitable
de l’artiste et « critique » qui nous ouvre ici la voie d’une réflexion poussée sur la
question. En réaction au logocentrisme qui détermine le sens de l'être comme
présence et le sens du langage comme continuité pleine de la parole, le concept de
trace réinterprète certaines notions courantes comme l'immédiat, le propre. Il
renvoie à un espacement antérieur à la parole, à une archi-écriture qui précède les
oppositions comme nature/culture, animal/humain, lettre/esprit, corps/âme, etc.,
c'est-à-dire à une altérité qui frôle l’absence sans l’être, mais qui demeure inscrite
dans le vécu du présent, bref à un mouvement dynamique de la signification.
Dans ce sens, rappelons que la trace dans la culture arabe a souvent été
assimilée au tatouage dans le célèbre vers de la mo3allaqa unique de Tarafa :
60
ﺍاﻟﻳﯾﺩد ﻅظﺎﻫﮬﮪھﺭر ﻓﻲ ﺍاﻟﻭوﺷﻡم ﻛﺑﺎﻗﻲ ﺗﻠﻭوﺡح ﺛﻬﮭﻣﺩد ﺑﺑﺭرﻗﺔ ﺃأﻁطﻼﻝل ﻟﺧﻭوﻟﺔ
La trace est dans ce contexte archi-trace (Derrida), laquelle appelle l’oubli (de
soi) et l’altérité. L’absence, voila ce qui semble subsumer cette notion au point de
l’ériger en concept fondateur de toute ouverture à ce qui maintient l’autre dan une
présence problématique. La trace est donc l’image irréductible d’une altérité
questionnante et questionnée, poussée au paroxysme de l’écriture comme « archi-
trace ».
Signe-trace, tel est à mon sens la dimension véritable du travail pictural que
Khadda n’a cessé d’explorer et d’approfondir tout au long de son parcours artistique.
Les nombreux textes qui ont été produit sur son œuvre l’attestent clairement, et il
n’est pas de notre propos ici d’y revenir. Contentons-nous d’avancer que la
corrélation proposée nous parait plus pertinente pour qualifier la réflexion de cet
artiste resté le long de sa vie éveillé à sa culture multiple et à ses diverses
manifestations tant modernes que traditionnelles.
Du signe à la trace, de l’image visible à l’image comme interprétation du visible,
l’on opère avec le peintre le passage du lisible à l’audible (Ibn Arabi), ou plus
exactement du sensible au spirituel.
« J’ai très peur du joli, écrit Khadda. Je dis péjorativement « joli » parce qu’on
obtient parfois des effets sans le vouloir. Et ces effets, je les nie et, par moments, je
pousse les choses jusqu’à l’ascétisme, je supprime les couleurs. Il y a des fonds que je
veux en gris et en terre. Je veux aller vers une sorte de dépouillement, parce que je
me dis qu’à un certain âge, c’est trop facile de peindre avec beaucoup de couleurs ».
61
il par ouvrir la voie à une nouvelle interrogation, relative cette fois à ce que cet
ascétisme et ce dépouillement révèlent, à savoir une dimension mystique à laquelle,
à ma connaissance, seul Mohammed Dib a été sensible et l’exprima par un jeu subtil
sur la trace (khatt), la géomancie (khatt rmel) et la divination8. Rappelons à ce propos
que la 3irafa (géomancie) est dérivée de la racine arabe 3RF, racine d’où découle
également le 3arif, dénomination canonique du mystique et du 3irfane (gnose). Un
autre élément attire notre attention ici : celui qui, à juste titre, relève visuellement
d’une essence mystique du symbole : il s’agit de l’image de l’olivier.
L’olivier est lumière; il est au-delà de toute géographie conventionnelle. Signe et
symbole (3ibara et ichara), il s’érige dans le célèbre verset de la lumière comme
l’arbre du paradis par excellence9. Entendons, dans notre lecture ici, le paradis
comme métaphore complexe de l’imaginaire religieux et l’olivier comme image-
symbolique qui se laisse capter dans son aspect cristallin.
Une telle dimension nous semble partagée avec deux autres artistes que
Khadda connaissaient parfaitement bien et qui se frayent amplement les ouvertures
de cette expérience plastique.
Le premier de ces deux « échos » n’est autre que Cherkaoui à propos duquel
Khadda a écrit : « Signalons en passant que, par une démarche analogue à celle de «
l'École du signe » dont il a été question, le Marocain Cherkaoui retrouve les aouchem
(tatouages) des femmes berbères et les signes chleuh de son Atlas natal, démarche
que l'on retrouvera plus tardivement en Algérie. Ce qui montre que ce phénomène
de réhabilitation culturelle est commun aux pays anciennement colonisés, Cela nous
ramène au leitmotiv originel de l'enracinement et à un autre arrimage".
Cela s’est traduit au niveau de l’expérience picturale, notamment à partir de
1965, par un choix chromatique plus luminescent, l’introduction d’une dynamique
spaciale incontenable, et une légèreté qui dissout la matière dans les tons nuancés et
62
le rythme polychromique. « Dans ces compositions écrit Toni Maraini12 (p. 68) il y a
beaucoup de mouvement »
Chakir Hassan Al Said emprunte la même voie que Cherkaoui et Khadda pour
marquer cette propension vers le spirituel. Il s’agit également chez lui d’une
épuration des couleurs et de la matière. Démarche qui s’articule parfaitement avec sa
vision du divin, du Fana’ (union spirituelle avec le divin) et de l’action théophanique.
Vers la fin de sa vie, Chakir Hassan poussa cette dimension transcendantale à son
paroxysme : il alla jusqu’à « incendier" le centre de ses pièces sur contreplaqué, y
laissant ainsi un trou noirâtre par lequel le récepteur est appelé à contempler le vide
de la mort, de l’oubli et de l’indicible*. Comme si par un tel acte c’est la trace qui
prime sur le pictural, une trace entre présence et absence, entre vide et plénitude,
au-delà du signe, image sans fond, trace vouée à l’altérité qui la subsume !
Ce texte trouve sa fin dans l'exposition étonnante et presque exhaustive qui lui
est consacrée au Moma en c printemps si emblématique. Et il en profite pour
formuler clairement ce qui a été énoncé en filigrane: Comme Cherkaoui, Khadda
vivait les contradictions intenses du signe et de la trace. Ses recherches intenses
qu'exposent les belles aquarelles, attestent visiblement d'un détachement sensible
du signe au profit de la trace comme touche évanescente. Les couleurs y sont plus
variées et la trace s'y meut en corps fugace, furtif. Comme si le peintre tentait une
délivrance dans la lumière. De l'olivier à la lumière, du sensible au suprasensible, du
littéral au métaphorique, ces travaux auguraient d'une nouvelle quête à laquelle la
mort mit fin. Véritable dernier "dinosaure" de cette "école" du signe, Khadda a
élaboré une expérience multiple, laquelle comme celle de Cherkaoui et Chakir
Hassan, nous enseigne ceci: l'identité plastique maghrébine et arabe n'est pas peut-
être pas dans le signe, ni dans la trace en tant que telle, elle est probablement dans le
corps qui les réinvente inlassablement!
Notes
1. Nous entamé cette réflexion de "démythification" de la place du signe dans la peinture
marocaine dans notre ouvrage: D'un regard l'autre; l'art et ses médiations au Maroc, éd.
Marsam, Rabat, 2006. Nous y constatons que la grandeur de la peinture du signe chez
Cherkaoui réside dans l'impossibilité qui lui est inhérente de se transformer en courant.
Les artistes qui s'y sont attelés après se sont livrés à un usage facile et peux créateur!
Voir notre critique de la dimension idéologique et identitaire du lettrisme dans: F?
ZAHI, L'œil et le miroir, l'image et la modernité plastique (en arabe), éd. Ministère de
la culture, Rabat, 2005.
2. Nous puissons ici ces significations multiples dans Lissana al 3arab d'Ibn Mandhour.
63
3. Voir à ce propos, Nizar Chakroun, Chakir Hassan; la vérité en peinture (en arabe), éd.
Charja, 2008.
4. Voir notre critique de la dimension idéologique et identitaire du lettrisme dans: F.
ZAHI, L'œil et le miroir, l'image et la modernité plastique (en arabe), éd. Ministère de
la culture, Rabat, 2005.
5. Voir: ???? ainsi que le site officiel de l'artiste: (www.mounirfatmi.com.
6. Catalogue de l'exposition à la galerie 21, Casablanca????, ainsi que le site officiel de
l'artiste: www.mounirfatmi.com.
7. Catalogue de l'exposition posthume de Khadda en à Saint-Ouen, p. 20.
8. Ibidem, p. 14. Nous considérons que le texte de Mohammed Dib "Khadda, l'apparition
des signes" est un des rares qui ont saisi le sens mystique et magique de la peinture de
Khadda.
9. Surat annour????
10. Cherkaoui, éd Chouf, 1976; Cherkaoui ou la passion du signe?????
11. A. Khatibi, Prolégomènes pour l'art contemporain arabe, éd. IMA, PAaris, 2001, p. 73.
12. Toni Maraini, in: Cherkaoui, éd Chouf, 1976, p.
64
DEUXIEME PARTIE
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Visages, parages
Les mises en scènes de Leila Alaoui
Le portrait est l’un des premiers médiums visuels qui firent entrer les
Marocains dans l’ère de l’image. D’ailleurs, considéré comme trace pérenne de
la personne, il se transforma vite en carte-postale locale et originale qui fit
circuler la joie d’être présent malgré la distance. Au dos on y inscrivait des
poèmes qui faisaient l’éloge de la trace et de la personne. Trace, le portrait est
également réminiscence de l’absent, « tidhkar » que l’on garde précieusement
pour inventer inlassablement le visage de l’autre. Mais le portrait étant
d’abord l’image identitaire, s’inscrit aussi dans une délimitation de l’être, afin
de la fixer et de le monnayer, de lui donner également l’aura d’une présence.
66
Port-traits…
Fiction, le portrait repeint le visage, par une sorte de double mise en scène :
Celle du décor dans lequel l’artiste place ses sujets, et celle de la posture, ce qui
confère au résultat une originalité inouïe. Choisi en généralement fonction de
l’activité de l’artiste, selon qu’il est peintre, acteur ou cinéaste, le contexte ou
l’arrière plan n’a pas simplement une fonction indicielle qui plongerait notre
regard dans une référence tautologique. Il est fragmenté, retravaillé, afin de le
rendre plus discret et plus significatif. Aussi, les fauteuils de la salle de cinéma
(photo Mouna Fettou) introduit une répétition qui élargit notre champ de
perception… Un brin d’absurde s’infiltre dans cette série d’objets qui nous
propulse dans un rêve. La petite tête de la comédienne nous est présentée
comme une apparition qui crée l’étonnement. E réalité une photo qui n’étonne
pas en déréalisant le réel est simplement « bonne ». Elle est, comme le dit si
bien R. Barthes « subrepticement mauvaise, empoisonnée : ou fausse ou
discutable, ou incrédible ou instable ou réversible » (Le Bruissement de la
langue, p. 395).
67
Le flou qui teinte ce fond permet à l’artiste de créer une atmosphère de
mystère, parfois de rêve, d’étrangeté qui, poussée à son paroxysme, suggère
une sorte de naissance à soi de la figure. C’est ce qui s’incorpore dans la
transformation du flou en noir environnant (Faouzi Bensaidi, Et N. Amir à titre
d’exemple), comme pour conférer au visage une dimension épiphanique. Par
ailleurs, une telle dimension trouve sa pleine incarnation dans une photo
plastique d’une grande force : celle de Bouchra Ouizeguen. Cette jeune artiste,
dont les travaux sont une quête d’un lieu perdu dans la mémoire se trouve ici
enveloppée dans une djellaba, en une posture quasi-fœtale…
Si la présence de l’arrière plan crée un effet singulier (Saâd Bencheffaj), c’est à
travers une lecture du visage. Ici, on est en plein dans la « mise en scène » des
traits, lequel s’effectue dans la fabrication de l’aspect et de l’interprétation de
la personne afin de la transformer en persona, en masque, en personnage qui
joue un visage… Ce jeu auquel se livre Leila Alaoui n’est pas simplement
technique. Après un travail sur les « Harragas » d’ordre plutôt socio-politique,
qui s’impose comme une vision particulière sur une condition humaine
singulière, relative à la traversée et au rêve de bien-être, elle entame cette
« traversée » de l’art marocain où elle se trouve confrontée à une « ambiance »
déjà vécue à New York auprès d’artistes photographes reconnus et de cinéastes
internationaux…
L’artiste dévoile par ces portraits une connaissance intrinsèque de son
personnage. Ou, plutôt, disons que le regard qu’elle pose sur lui est d’une
singularité telle qu’il semble opérer un glissement vers ce qui révèle le
personnage à lui-même. La photo est ainsi une lecture oblique, non pas
simplement du visage, mais aussi de ses traits, de sa posture et du regard. En
fait, le regard du sujet photographique reflète un peu celui (global) du
photographe… Il traduit une émotion, une quiétude, un étonnement ou
simplement un état d’absence. Le regard de ces artiste est immanquablement
celui de l’artiste, créé pour nous, que ce dernier confère à son sujet, en le
68
décelant en lui, pour lui, sans pour autant que cela soit une greffe due au jeu
de lumière et à l’arsenal technique que la photographe traine dans son studio
mobile.
Miroirs, Absence
D’abord, celle de Khalil El Gherib, artiste qui porte bien son nom, comme lui
vont aussi biencette djellaba et cette posture en marche, le dos tourné vers
l’océan… A l’image de ses travaux qui tournent le dos à la peinture, ainsi qu’à
la pérennité supposée de toute œuvre. Effacement devant l’œil de la caméra et
coupure avec le regard du spectateur ! Tourner le regard, n’est ce pas là une
façon de renouer avec l’anonymat, tel que cet artiste le veut en refusant de
signer ses « œuvres ». Anonymat est peut-être trop dire, car on reconnaît la
silhouette frêle de ce bon fils d’Asilah, amoureux de ses ruelles et de son
littoral où il amasse ses petits objets dégradables et perdus qu’il incorpore dans
ses travaux. On reconnait également sa djellaba, sa démarche… Comme si cette
allure, à elle seule résume l’être-là de Khalil. Aussi, le visage, dont on parlait à
l’instant, s’avère être une métaphore de la mort, cette mort que l’artiste met
en exergue dans sa pratique artistique. L. Alaoui explique ainsi le choix de cette
photo : «Pour moi, le portrait d’un artiste est réussi lorsqu’il révèle la personne
à travers une image forte esthétiquement. Khalil EL Ghrib est un personnage
mystérieux, secret, timide… J’avais le choix avec beaucoup d’autres images où
l’on voyait son visage… mais pour moi cette photo lui ressemble plus. Elle
capture aussi un moment très fort que j’ai partagé avec lui en flânant toute une
matinée dans les rues de Asilah, son atelier… »
Il s’agit également d’une façon quasi iconoclaste de suspendre l’effet de
l’image, de la rendre à son incapacité de saisir l’être et son pouvoir de cater le
paraître, de produire des persona, des spectres, lesquels cependant révèlent
mieux ce qui en l’être fait corps et image.
La photographie qu’expose et publie L. Alaoui est intéressante à plus d’un titre.
Celle de Benouhoud en est l’illustration, car il s’agit en plus d’un artiste peintre
69
et lui-même photographe. Toutes les créations de Benouhoud, depuis son
expérience sur les portraits de ses élèves à la fin des années 90, jusqu’au travail
sur son corps nu, voire bien après, tournent autour du portrait, du visage, du
corps, les siens bien évidemment. La photographie étant bien apparentée
depuis longtemps au miroir, un miroir bien spécifique, L. Alaoui a eu l’idée de
transposer son visage dans un jeu de miroirs qui doublent la présence du sujet
selon plusieurs perspectives. Aussi, cette mise en scène s’avère être une
multiplication ludique qui pose le sujet face à ses « ombres », du clair au flou,
du proche au lointain, du face à face avec la caméra à la pose de profil… Ainsi
se profilent ces images d’images pour nous révéler les facette de la même
personne. Cette photographie est belle et bien au centre de la préoccupation
« philosophique » des deux artistes. Si Benouhoud travaille sur l’identité de soi
comme identité nue, plurielle, répétitive et donc vouée à la pureté illusoire du
moi, Leila Alaoui fait glisser l’identité vers ce qui peut la révéler et la condenser
par conséquent dans le regard et la « visagéité » (Deleuze).
C’est en effet ce qui semble préoccuper la jeune photographe. Son nouveau
projet « les Marocains » me se présente comme une réponse nouvelle à ce que
les photographes « coloniaux » tentaient, par leur volonté de saisir « l’âme »
marocaine et le « type » indigène. Une réponse qui, si elle ne s’oppose pas à
ces premières photographies ethnographiques, déjoue leur stratégie de regard
pour en inventer une vision nouvelle d’une identité mobile qui crée de
nouvelles « archives », avec un regard local et une esthétique du quotidien qui
déconstruisent la dualité de l’être et du paraître !
J’ai toujours été attirée par l’image et surtout le cinéma indépendant et la photo
documentaire. Ma mère était passionnée de photographie et aussi très cinéphile. Enfants,
elle nous interdisait de regarder des navets à la télévision, elle nous imposait plutôt des films
d’Almodovar, Godard, Fellini, ou Visconti… D’ailleurs je n’y comprenais pas grand chose,
mais aujourd’hui je sens que cette éducation m’a apporté beaucoup de sensibilité.
Adolescente je voulais devenir une photo reporter, puis à l’université à New York, j’ai
commencé par étudier la sociologie et le cinéma, dans le but de faire de cinéma
70
documentaire. Je me suis ensuite dirigé vers la photographie grâce a ma professeur de
photo, qui un jour m’a convoqué dans son bureau en me disant que j’avais un œil et que je
devais considérer me spécialiser en photographie. Aussi, je travaillais déjà en free lance dans
le cinéma, et je sentais que la photographie pouvait me donner plus de possibilité et de
liberté. J’étais impatiente et ambitieuse, partir seule avec un appareil photo était plus facile
que dépendre d’une équipe de film et d’un budget que dont je ne disposais pas! Aujourd’hui
je me sens prête à explorer la vidéo… j’ai déjà commencé a introduire une installation
sonore pour ma prochaine exposition.
Ton travail sur les stars est-il un choix thématique et esthétique ou simplement une
trouvaille de parcours ?
Après 8 ans d’études et expériences professionnelles à New York, J’ai décidé de passer plus
de temps au Maroc pour travailler sur des sujets sociaux. Après mon projet NO PASARA sur
la migration clandestine, j’ai décidé de prolonger mon séjour au Maroc. Je redécouvrais mon
pays et j’étais impressionné par le changement et le bouillonnement culturel et artistique,
l’énergie de la ville de Casablanca. Ayant côtoyé beaucoup d’artistes a New York, j’avais
automatiquement besoin de m’introduire dans le monde de l’art et du cinéma marocain.
C’est pour cela que j’ai décidé de faire une livre de portraits d’artistes marocains.
Qu’est ce qui te fascine à capter et réinventer le visage d’un artiste, celui-ci étant lui-même
façonné par son métier ?
J’ai toujours été intéressée par le portrait et l’être humain. Je n’aime pas photographier les
paysages ou l’urbanisme. J’ai besoin d’être dans le mouvement, l’échange… Les artistes sont
des marginaux, ils se démarquent de la masse et ont toujours une histoire et un parcours
original.
Parfois, ton choix va plus à une posture corporelle qu’au travail sur le visage ! C’est le cas
de cette belle photo de Khalil El Gherib qui nous fait penser à cette photo très connue de
Jean-Paul Sartre en marche ?
Pour moi, le portrait d’un artiste est réussi lorsqu’il révèle la personne à travers une image
forte esthétiquement. Khalil EL Ghrib est un personnage mystérieux, secret, timide… J’avais
le choix avec beaucoup d’autres images ou l’on voyait son visage… mais pour moi cette
photo lui ressemble plus. Elle capture aussi un moment très fort que j’ai partagé avec lui en
flânant toute une matinée dans les rues de Asilah, son atelier...
La plupart du temps, je ne connaissais pas l’artiste jusqu’au moment de la séance photo.
Difficile donc de penser a une mise en scène. En général, je demande a l’artiste de choisir un
lieu qui lui ressemble ou qui lui est symbolique. Avant la séance photo, je passe d’abord un
peu de temps a discuter avec la personne, à lui poser des questions … J’avoue que le portrait
est toujours plus réussi quand je connais déjà la personne et son travail. Mais souvent, le
contact passe bien, la personne est à l’aise et le portrait se fait spontanément. Je prendrai
l’exemple de la photographe Lamia Naji, que je connaissais peu, et qui était plutôt réticente
71
à la session photo. Pourtant en quelques minutes j’ai réussi à avoir un de mes portraits les
plus réussi.
On a l’impression parfois que certaines photos sont une sorte de portrait psychologique du
sujet…
C’est un compliment ! Le portrait n’est pas juste une jolie photo de la personne. il doit
raconter une histoire, dégager des émotions… C’est important de pouvoir ressentir et
comprendre une personne à travers photo. ce n’est pas du tout évident..
Le choix du noir et blanc a-t-il à voir avec ce que tu veux créer comme photographie
artistique ?
J’aime beaucoup le noir et blanc, c’est souvent un choix esthétique. Mais souvent la couleur
est importante et donne un sens à une image. En général, je photographie en couleur et je
choisis de la garder ou non après.
Il y a dans tes photographies un travail minutieux sur la lumière et les jeux qu’elle
introduit, dont parfois un certain flou…
Je travaille beaucoup sur la lumière. Je travaille beaucoup avec la lumière artificielle, et j’ai
toujours mon matériel de lumière et de studio mobile avec moi.
Interview de F. Zahi
72
L'écriture, l'écran et le tube cathodique:
Du scénario comme question
73
Actuellement, alors que la production cinématographique frôle la quinzaine de
films annuellement -avec une cinquantaine de courts-métrages en appendice-, que le
Fonds d'aide ne cesse d'augmenter la somme octroyées aux cinéastes, somme dont
on ne pouvait rêver il y a quelques années, la question de la qualité de la
filmographie n'en demeure pas posée, certes pas avec la même acuité, mais
néanmoins avec la même insistance. Le professionnalisme du cinéma marocain est
loin d'être une affaire acquise, même le pari lancé depuis 1995 sur le souffle nouveau
qu'incarnaient les jeunes cinéastes marocains résidants à l'étranger semble tourner
au mirage. Et il n'en est pas moins signifiant que la quantité des courts-métrages, ne
constitue pas comme prévu ce véritable laboratoire du cinéma au Maroc sur lequel
tout le monde projetait ses espoirs.
74
Certes, la filmographie nationale est aujourd'hui loin de présenter ces lacunes
tant regrettées dans l'écriture cinématographique. Les efforts consentis dans ce
domaine se reflètent amplement tant au niveau de l'écriture scénaristique qu'au
niveau de l'écriture filmique. Cependant, dans l'amas produit jusqu'à présent, l'on ne
peut que regretter l'absence de films-phares, de créations sûres qui révèlent
l'authenticité d'un imaginaire cinématographique marocain à la hauteur des attentes
culturelles du public et des professionnels du cinéma.
C'est notamment quand le budget alloué par le Fonds d'aide est devenu
alléchant (il dépasse actuellement les cinq millions de dirhams), que la concurrence
est devenue serrée, que l'on commence à se rendre compte que le scénario est la clé
de voûte des métiers du cinéma, du moins dans notre pays. Au Fonds d'aide, les
commissions successives avaient posé le problème et avait revendiqué une aide sinon
pour l'écriture du scénario sur projet, du moins pour la réécriture du scénario.
Depuis, l'affaire est acquise.
75
L'absence d'enseignement du cinéma au Maroc et donc du scénario tant à
l'université que dans les rares instituts spécialisés est d'autant plus flagrant qu'il
semble être à l'origine de cette "crise du scénario", et contribue profondément à son
maintient. En France le scénario est enseigné depuis 1983. L'intérêt qui y est porté
dépasse l'enseignement pour s'étendre aux ateliers spécialisés, aux instances d'aide à
l'écriture, et des prix lui sont ainsi consacrés. Certes, le scénario est un métier difficile
à enseigner. Les scénaristes en sont pleinement conscients. Seul le côté technique et
les procédés qui le sous-tendent sont objet de transmission. Le reste relève de la
sensibilité, de l'imagination et de la créativité du scénariste. Néanmoins,
l'enseignement du scénario peut contribuer tout d'abord à sensibiliser à cette
"écriture" hybride", ni littéraire ni visuelle, à la charnière de la langue et de l'image,
ensuite à révéler des potentialités nouvelles susceptibles de sonner un sang nouveau
à notre cinéma. Aussi, progressivement, un "marché" du scénario, si implicite soit-il,
pourra-t-il voir le jour et permettre à notre cinématographie de mieux se
professionnaliser.
76
Bachir Skiredj…). Le simplisme réaliste du premier et l'extravagance du second, nous
projettent dans les années sombres du cinéma marocain. Anachronisme on ne plus
étonnant! C'est en effet au scénario également et à ses choix thématiques que des
films ont été l'objet d'une censure de la part du public (Les aventures de Haj Mokhtar
Soldi, Marock…) ou de la part de l'instance de tutelle (La guerre du pétrole n'aura pas
lieu, La porte close, Une minute de soleil en moins…). Les mêmes thématiques, si elle
étaient traitées par des textes littéraires, à quelques exceptions près (Le Pain nu de
M. Choukri dans sa version arabe) n'auraient certainement pas été l'objet de censure
ou de controverses. Dans des pays régis par des traditions religieuses et politiques
restrictives et prohibitives, le scénario devient le paravent de la production
cinématographique, son armure protectrice. Il œuvre à lui éviter une position
frontale fatale avec les institutions idéologiques, dont l'opinion publique. Quand le
scénariste et le réalisateur sont la même personne, ce qui est presque le cas des
exemples cités, l'aventure relève plus du choix du réalisateur face à son travail de
scénariste.
Rappelons à ce propos que le scénario est un "texte" qui puise sa force de son
ambiguïté même. Ni texte véritablement littérature ni genre visuel, il assure le
77
passage de la parole et de l'idée à l'image. Un passage où il n'a aucun statut sauf celui
de servir le "texte" filmique. Aussi, de par sa nature et sa position, le scénario est à
l'écoute d'une multiplicité de sources: du fait divers au texte littéraire, en passant par
les mémoires, l'imaginaire populaire et l'invention du récit. Il s'agit d'une machine
dont la puissance et la créativité résident justement dans l'adaptation de ces
ressources au cinéma et à la télévision. Or, les écrits scénaristiques marocains
semblent afficher un mépris à la littérature, à l'histoire et à la culture populaire. Ils
semblent plutôt fascinés par l'actualité, notamment ces dernières années où la
liberté d'expression permet de revisiter l'histoire proche relative aux années de
braise et à l'exode des juifs. Cependant c'est toujours d'un point de vue de consensus
que ces thématiques sont traitées, comme si l'histoire devait obéir à une certaine
conception étriquée de l'Histoire!
Nos scénaristes, encore plus que nos réalisateurs, ont tendance à donner plus
d'importance à la parole qu'à l'image, fait qui traduit au fond l'ambiguïté du rapport
du Marocain à l'image en général, rapport lui-même sous-tendu par une
problématique millénaire sur laquelle il n' y a pas lieu de s'étendre ici. Cet
"iconoclasme" visuel est très révélateur de la situation de l'image dans notre société.
C'est peut-être ce que explique les tares qui entachent amplement l'écriture du
scénario: minceur du récit, trous, incohérences, anachronismes, bavardages, scènes
inutiles, surcharge, etc.
78
cinéma, ceux qui ont franchi le seuil sans complexe, la commission de lecture dont j'ai
fait partie pendant plusieurs années, accueillait une multitude de projets provenant
d'écrivains romanciers (Les Hamdouchis) adaptant leurs propres textes, de
scénaristes confirmés (Fadel Youssef, M. Mouftakir) et bien évidemment de
personnes s'adonnant pour la première fois à cette aventure. Devant le nombre
inattendu de scénarii, le travail d'évaluation, de demande de réécriture partielle; était
des plus fructueux. Il a permis de découvrir de jeunes talents qui s'adonnaient à
l'écriture du scénario avec la fraîcheur d'une imagination débordante et le
tâtonnement du débutant talentueux. Il a, en outre, contribué à consolider ces
aventures et les transformer en carrière scénaristique qui commence à donner ses
fruits malgré les contraintes inhérentes à la chaîne.
79
récurrents au point qu'une proposition de formation aux techniques du scénario
télévisuel était envisagée!
Cette anecdote est ici des plus démonstratives. Elle nous met d'emblée devant
la différence irréductible du scénario et du film. Dans le cas qui nous intéresse, qu'il
s'agisse de notre passage à la commission de lecture de 2M où à la commission du
Fonds d'aide du CCM, nous avons pu constater que, parfois, l'écriture scénaristique
s'avérait meilleure que le film réalisé (même s'il s'agit de la même personne auteur
des deux œuvres) et vice versa. Constat à méditer à la lumière du pouvoir du visuel
80
dans le travail filmique. Car sans ce pouvoir et sa dimension créative le scénario
demeure une voix sans corps, sans image et sans existence.
Le cinéma
Au micro de Serge Dany, Ingmar Bergman déclara : « La couleur n’a rien apporté
à l’art, le parlant a presque été une catastrophe. Personnellement, je suis fasciné par
la vieille façon de faire des films, avec la caméra, le projecteur et les ombres sur un
écran blanc » (S. Daney, Ciné-Journal, Volume II, Petite bibliothèque des Cahiers de
cinéma, 1998, p. 23). Cette nostalgie si chère aux cinéphiles, traduit un amour pur
pour une industrie dont les sentiers ne sont toujours pas aussi « purs ». Elle célèbre le
rêve au dépens de l’éveil, le cinéma contre la télévision et les machines du cinéma
contre les machinations de la vidéo et du numérique.
En effet le temps du cinéma, son identité propre comme le signale si bien S.
Daney est de feindre de dire le présent en tentant de le « capter ». Le cinéma est
dans le présent. C’est lui qui fait sa mémoire, son histoire. Un présent si particulier,
puisqu’il est replacé dans l’axe de l’essentiel. L’éphémère est le propre de la
télévision. Et pourtant, devant l’esthétique que revendique le grand écran on ne peu
omettre l’esthesis (l’émotion) que produit le petit écran. Si la télé fait la thérapie des
gens au jour le jour, leur faisant oublier et l’instant et la durée, le cinéma est là pour
engendrer le souvenir, la temporalité existentielle du vécu. Aussi, devant une histoire
81
qu’engendre le cinéma on se trouve en face de nouvelles, de micro-récits que la télé
nous invite à prendre à la volée. Le direct au cinéma est la plus grande illusion du réel
produite jusqu’à présent. Le cinéma à la télévision est un spectacle fade dénué de son
contexte d’origine : la salle, l’obscurité, le rite et le rêve. C’est pour cela que le
cinéma demeure lié à notre enfance, à ce rite de passage à l’imaginaire, à la liberté de
l’imagination activée et remodelée au rythme des entrées. Il est l’enfance de l’art du
vingtième siècle !
Au Maroc, le cinéma et la télévision comme enjeux de pouvoir
Instrument de l’information, la télévision est demeurée, pendant longtemps,
une seigneurie au service de l’Etat. Les premières lueurs d’ouverture ont,
paradoxalement, coïncidé avec ses débuts, quand le champ politique marocain était
en pleine gestation, avec le premier gouvernement démocratique dans les années 60.
Ce temps là marquait la naissance de la télévision comme signe de l’inscription dans
une modernité inéluctable et moyen de communication et de visibilité de masse du
Maroc indépendant. Ainsi, depuis ce moment là, la télévision, appareil idéologique
par excellence, ne cessait de refléter la politique de l’Etat marocain. Elle y restée
attachée par un cordon ombilical que personne n’osait couper, même dans le
domaine culturel le plus loin des méandres de la politique. Elle reflétait ainsi les
préoccupations politiques et idéologiques de l’Etat, ses guerres et ses conflits, son
sens de la culture et de l’image. Bref son image elle-même !
Le cinéma s’inscrivait dans ce même cadre et obéissait aux directives politiques
qui veillaient à ce que les cinéastes contribuent à célébrer les activités de l’Etat dans
tous les domaines. Plusieurs d’entre eux n’en sont pas sortis indemnes, perdant ainsi
tout désir de faire du cinéma même quand les conditions s’y prêtaient. Malgré cette
situation commune, le cinéma et la télévision sont restés deux mondes parallèles. La
rupture cathodique était là. Les années 80 ont connu une exception, celle de
l’émission de Noureddine Sail consacrée au cinéma. Et l’on peut dire que ce bref
passage avait laissé des traces signifiantes dans une institution sans mémoire ni
histoire, tant par la qualité des films diffusés que par le caractère culturel qu’il
conférait à la communication télévisuelle.
L’avènement de la seconde chaîne en 1989 crée une brèche, non pas des
moindres, dans cet espace audiovisuel naissant. Le cinéma faisait partie de ses
préoccupations, à l’instar de Canal+, la chaîne de référence dans ce domaine. Cela
coïncidait politiquement avec le processus d’assainissement de la scène politique, et
le désir de s’inscrire dans une modernité visuelle dont le rythme était vertigineux. En
1991, au festival national du film de Meknès, le cinéma marocain ne manqua pas de
séduire le public, l’Etat et la télévision. On commença alors à croire dans l’image de
cinéma, dans son pouvoir institutionnel et ses potentialités créatrices.
Le cinéma fait partie du volet culturel de la télévision et le déborde en même
temps. Le côté divertissement du cinéma, qui lui vient bien de Hollywood que du
cinéma indou et égyptien en est pour quelque chose. Quand le film passe à la
télévision, nous nous trouvons face à ce qui ressemble à la reproduction de l’œuvre
d’art à quelques différences près. Le film à la télé obéit à la fluidité du temps propre
au tube cathodique. Quand nous ratons le début, nous ne pouvons pas le rattraper
82
bien tranquillement en attendant la séance d’après. Le recadrage ainsi que la nature
de l’écran, nous met en face d’une image dont la clarté n’est pas celle de la salle,
dont les couleurs varient d’un poste à l’autre.
Au cinéma nous sommes si proches de l’écran que nous le dominons. Il est notre
écran, alors qu’à la télé au lieu de siffler une scène, nous zappons ou éteignons le
poste. La télévision possède l’homme parce qu’il croit qu’il en est maître. Alors que la
salle, avec sa grandeur, son caractère cérémonial, son noir ou ses lumières
diaphanes, son écran gigantesque nous propulse dans le rêve. Là nous sommes
dominés par l’écran, par le pouvoir de la fiction et du rêve. Une fois réveillés, ce rêve
investit notre corps pour toujours. C’est certainement pour cela que Godard dit que
le cinéma génère les souvenirs alors que la télé produit de l’oubli. Ou encore : " La
télé n’est pas une image juste, c’est juste une image ". Quel rapport, selon ce dire, la
télé entretient-elle avec les valeurs ? Voila une question qui va au-delà du jeu de
mots de Godard !
En cela la télé maintient son pouvoir de manipulation et d’appropriation sur le
spectateur même quand il s’agit du cinéma. L’exemple le plus flagrant en est cet être
hybride appelé : Téléfilm. Une façon encore pour la télévision de faire son cinéma !
Le cinéma et la télévision
Le pouvoir de la télévision est immense. Elle est institution d’influence où les
enjeux sont de taille : public, publicité, journalisme et influence. Le cinéma dans les
pays du tiers-Monde comme le Maroc ne jouit pas de cette possibilité de pouvoir. Sa
seule puissance réside dans l’imaginaire qu’elle véhicule et instaure comme partie
prenante du réel. Même si dans des pays comme les Etats-Unis Hollywood est un
establishment des plus puissants, comparable aux Cartels du pétrole, monde de
pouvoir et d’influence. Aussi la télévision cherche t-elle à conquérir le public et toutes
les formes de communication qui s’adressent à lui. Ce pouvoir hégémonique, le
cinéma ne peut s’y soustraire, soit à travers la séduction (offrir son espace de
diffusion au film et aux débats sur le cinéma), soit à travers la coproduction comme
cela a été le cas dans plusieurs pays dont le notre, soit avec la décision de faire du
cinéma à la télévision même (production de téléfilms) et conquérir les salles par la
projection de ces produit aux public cinéphile.
Au Maroc, le CCM organise en 1996 une table ronde sur le rapport du cinéma à
la télévision dont les quelques conclusions ont eu un impact concret sur cette liaison
aussi bien dangereuse que fructueuse. Les bandes annonces des films marocains
commençaient à passer sur le petit écran. La coproduction de films marocains et
tunisiens a vu le jour avec l’avènement de N. Sail à la tête de la deuxième chaîne,
dont l’expérience a Canal+ s’est vue mise en relief. Ce processus s’est soldé par la
diffusion des films marocains à intervalles irréguliers sur 2M. Cette collaboration, le
film marocain l’attendait impatiemment, d’autant que l’aide du CCM, l’absence de
recettes et la cherté accrue de la production filmique ne jouaient guère en faveur du
développement du cinéma marocain, lequel traversait une période de renaissance
dont les résultats se voient plus clairement aujourd’hui.
83
2M est devenue avec le temps un véritable partenaire du cinéma marocain.
Coproduction, apport financier, notamment à la post-production, diffusion des films
sur la chaîne, bande-annoce des films, une émission consacrée au cinéma (Sura), un
ciné-club dédié à la mémoire classique du cinéma, tant d’initiative qui place la
télévision au cœur même du cinéma, notamment avec la situation de décadence que
connaissent les salles et les rentrées du film. Ce qui est sûr, c’est que cet apport est
quelque part derrière le fait que plusieurs films marocains commencent à devancer
l’hégémonie hollywoodienne sur ce qui reste de nos salles de cinéma.
Le cinéma de la télévision
84
Plusieurs d’entre eux sont parvenus à se distinguer à coup de réécriture et de
nouveaux projets. Le succès de cette démarche amène les cinéastes scénaristes les
plus frileux à tenter l’expérience d’autant que leurs projets cinématographiques
attendent longtemps avant d’être subventionnés. Aussi, la plupart de nos cinéastes
en vue ont actuellement à leur effectif au moins un téléfilm. Fructueuse, cette
expérience de proximité avec le public libère le cinéaste des semaines longues de
tournage, des matériels lourds et parfois ingérables, des équipes de tournage
nombreuses, les aléas de la distribution, bref de la recherche du public. Le téléfilm
réussit parfois ce que le film n’arrive pas à accomplir. Il est là pour refaçonner l’image
de quelques cinéastes qui ont du mal à retrouver leur place dans cette industrie
lourde. Tel est le cas, à titre d’exemple de Mjid Rchich, dont le téléfilm Saïda a eu un
tel succès auprès du public qu’Histoire d’une rose n’a pu égaler, ce qui lui a donné un
nouveau souffle pour faire son dernier long métrage Les Ailes brisées.
Le téléfilm constitue pour la plupart des cinéastes marocains l’entre deux films,
le lieu d’un continuum professionnel. Pour d’autres, il s’agit d’une curiosité à ne pas
prendre au sérieux ; ils finissent par tomber ainsi dans le piège de la facilité
fallacieuse. En effet, passer du cinéma au téléfilm nécessite une nouvelle
réinterprétation des valeurs véhiculées au petit écran, de la nature hétérogène du
public, des lignes rouges à ne pas franchir, des thématiques de prédilection de la télé
et, enfin, des techniques propres à la narration télévisuelle. Plusieurs cinéastes ratent
facilement leur passage à la télé. Tout simplement parce qu’ils campent sur leurs
positions de cinéphiles. Or, tant le rythme que la vision changent ici au profit d’une
fluidité de l’artéfact narratif. L’illusion télévisuelle est fabriquée, elle laisse voir ses
mécanismes et ses articulations ; celle du cinéma est magique, elle masque sa genèse
et son ossature.
Cette différence et bien d’autres empêcheront toute identification réductrice.
Loin d’une mort du cinéma, de la transformation des cinéastes en téléaste, ce jeu
miroir, de séduction et de répulsion entre le cinéma et la télé risque encore de se
perpétuer. La seule chose à « regretter », c’est que nos enfants se passionnent moins
des salles obscures et préfèrent l’intimité du petit écran ! Nous avons certainement
des choses à leur raconter sur notre amour du cinéma !
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L'autre rive, l'autre rêve:
les figures de l'émigré
dans le cinéma maghrébin
- Tout d'abord, besoin est d'insister sur le fait que l'image visuelle est par
essence migratoire. Par rapport au langage et son ancrage géographique,
ethnique et interindividuel, le cinéma se veut "langage" universel, semblable à
ce rêve qui, naguère, a préoccupé les philosophes dans leur recherche d'une
langue, voire d'une grammaire universelle.
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- D'autre part, l'intérêt porté à l'émigration, en tant que question à
multiples facettes a entrainé le cinéma dans les pays du Maghreb dans une
découverte de ses propres potentialités. L'émigration étant un problème
complexe où interviennent de nombreux facteurs, le cinéaste se trouve
confronté, narrativement et esthétiquement, à une thématique délicate,
révélatrice des dimensions culturelles, identitaires et socio-politiques qui l'ont
engendrée. L'intérêt croissant qu'a attiré ce phénomène, qui ne date pourtant
pas d'hier, traduit sa fertilité fictionnelle et sa portée sociale indéniable.
l'émergence d'un jeune cinéma issu de l'immigration maghrébine témoigne,
effectivement, de la dimension quasi-ontologique de cette question.
87
* * *
88
Dans Le grand voyage de A. Tazi, le héros qui, au cours de son voyage du
sud au nord du Maroc, finit par être dépouillé de son camion et de son
chargement, se retrouve dans une barque qui prend le large de la
Méditerranée. Une telle conséquence ne peut qu'étonner le spectateur:
l'émigration est-elle le dernier recours des démunis? Ne s'agit-il pas d'un choix
et d'une décision convaincants? Emigrer, ici, n'est-il pas un acte d'aventure
irréfléchi?
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Le film réservé exclusivement à la question n'est autre que Chevaux de
fortune de Jilali Ferhati.
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* * *
Toutefois, il faut insister sur le fait que l'immigré est une figure qui
apparait même dans les films qui traitent de sujets sociaux ou autres. C'est dire
combien cette question est maquante dans l'imaginaire de l'artiste algérien, et
combien elle s'impose à l'élaboration thématique de ses films.
92
Le cinéma marocain et ses médiations :
93
généralisée pour le cinéma était toujours liée aux espaces de projection (le mot est
significatif en psychanalyse !) et donc de réception et du cinéma colonial et du
cinéma égyptien, américain puis hindou.
Les premiers films marocains produits artisanalement par le regretté Ahmed
Osfour, étaient destinés directement à la projection. Ce qui alimentait la modeste
caisse du réalisateur réservée à la création bricoleuse d’autres films.
Les premiers films produits dans les années soixante obéissaient eux-mêmes à
cette loi combien évidente liée à la chaîne de la production du film. Car, rappelons-le,
un film qui ne passe pas en salle est pour le commun des mortels soit un film interdit
pour des raisons politiques, morales ou autres, soit un film inachevé ou un film
indésirable. Or, cette règle si simple et relative aux relations complexes entre le visuel
et le pouvoir politique et théologique s’applique de façon absolue et indifféremment
à toute la production nationale des années 70. Les seuls films qui ont pu bénéficier
d’une certaine réception dans les salles sont des productions telles : Silence sens
interdit, et Cie.
S’il est vrai que l’Etat marocain entretenait un rapport vigilant et soupçonneux
avec le cinéma et la télévision (voire avec la littérature et la presse) les quelques
infrastructures n’offraient guère le lieu désirable pour faire des films (Studios Aïn
Chok, le CCM). Aussi la plupart des cinéastes fraîchement diplômés se sont-ils
confrontés dès l’abord à l’impossibilité d’exercer leur métier comme c’était le cas
dans tous les pays modernes dignes de ce nom. Plusieurs d’entre eux se laissaient
progressivement et « tragiquement » absorber par l’administration de tutelle.
Quelques uns ont réussi à faire des court métrages pour n’en faire des longs qu’après
plus d’un quart de siècles, d’autres se sont attelés à réaliser des films à plusieurs alors
qu’une minorité a réussi à tenir un rythme de croisière.
Et pourtant, malgré les quelques films phares de cette période (Mirage, Cendres
de clos, Mille et une mains, etc.), ce cinéma naissant, orienté vers le social, fasciné par
le quotidien, demeurait en proie à la non visibilité nationale. La seule voie de
circulation consistait aux efforts déployés par les ciné-clubs et la Fédération nationale
des ciné-clubs pour pallier à cette grave situation d’aveuglement. On recense encore
des films que personne n’a pu voir ni en salle ni en projection au sein de ces instances
intellectuelles de médiation culturelle (La guerre du pétrole n’aura pas lieu) et qui
survolent encore notre mémoire cinématographique nationale comme des fantômes
vivants !
Ce n’étaient pas les salles qui manquaient. Il y en avait bien plus qu’aujourd’hui.
Et je suppose que les distributeurs auraient pu risquer de passer les quelques
94
productions nationales en salle et auraient pu leur donner leur chance dans un
contexte où régnait le cinéma américain et indou. Ainsi les décennies perdues
auraient pu être gagnés en visibilité. Conséquence de ce marasme et de cette
situation tragique : les cinéastes marocains de la première et deuxième générations
étaient acculés à l’attente d’un miracle qui les sortiraient de leur inertie. Miracle qui a
longtemps tardé à s’annoncer. Devenus par la force des choses des artisans du
cinéma, ils se sont trouvés dans l’obligation de faire des films-testaments où la
densité thématique et les problèmes techniques exprimaient ostensiblement les
handicaps majeurs qui faisaient obstacle à une naissance ordinaire du cinéma
marocain. Aussi le cinéaste se retrouvait-il l’homme à tout faire, du scénario à la prise
de vue et parfois même à l’interprétation en passant par la régie et bien d’autres
fonctions qui ne lui revenaient pas de droit.
Naissance d’un processus de visibilité
C’est plutôt dans les ciné-clubs et les festivals internationaux que le cinéaste se
trouvait quelque peu consacré et réconforté. En effet, ces circuits internationaux plus
que nationaux (puisque le premier véritable festival, celui du cinéma africain de
Khouribga, était initié par la Fédération nationale des ciné-clubs en 1977) s’avéraient
être des lieux de mise en exergue d’un cinéma naissant, militant pour l’existence dans
un pays qui avait une peur bleu de l’image !
La mise en place du Festival national du film et avec lui le Fonds de soutien au
début des années 80 n’ont malheureusement pas été à la hauteur des aspirations des
cinéastes, las de vivre une situation de « chômage artistique », et mal reconnus par la
télévision et une instance de tutelle au service du Ministère de l’Intérieur. Cependant
c’est grâce à cette reconnaissance implicite que le cinéma a connu une phase
transitoire qui a commencé avec le festival de Meknès en 1991 et s’est confirmée à la
fin des du deuxième millénaire.
C’est dire combien ces espace que sont les festivals ont pu donner au cinéma
marocain un nouveau souffle qui a été à même de créer une dynamique que le public
marocain attendait avec impatience. Au point qu’on a parlé à cette époque de
réconciliation entre le cinéma marocain et son public large. Public qui par ailleurs
était habitué à un cinéma d’action, aux drames égyptiens et aux mélodrames
hindous. Ce Festival, encore plus que ceux qui l’ont précédé ou suivi, a traduit une
volonté générale de mise à niveau du cinéma marocain, de la nécessité de réformer
les statuts et les instances qui gèrent son devenir. On sentait planer un désir ardent
de voir le cinéma national voler de ses propres ailes et acquérir une légitimité
culturelle et une obédience nationale et internationale à l’image du cinéma égyptien
ou tunisien d’alors.
95
Il s’agit d’un festival qui a donc fait date et constitué une sorte de « rupture » et
de tournant décisif dans l’histoire fragile d’un art en mal de naissance. D’où
l’importance que commençait à avoir cette instance médiatrice. Rappelons qu’au
cours de ce festival se sont posées d’emblées toutes les questions et problématiques
relative à l’industrie cinématographique : production, réception, infrastructures,
équipement, critique, formation au métiers de cinéma. C’est également à cette
époque que le vide que connaissait le Maroc en matière de formation et
d’infrastructure commençait à se sentir. Le festival de Tanger en 1995 a été le
prolongement de ce désir fervent de visibilité. C’était en effet le festival qui a pu
révéler une poignée de jeunes cinéastes qui vont alimenter d’un sang nouveau le
devenir du cinéma dans notre pays. Qu’il s’agisse de Nabil Ayouch, de Noureddine
Lakhmari ou d’Ismael Feroukhi, une nouvelle approche du cinéma s’annonçait et avec
elle une nouvelle esthétique. Une génération qui allait nous livrer quelques joyaux
(Ali Zaoua, Le Grand voyage, etc). Le revers de cette évolution s’est révélé dans le
hiatus qui commençait à se sentir entre une génération pionnière qui, sous le joug
des années de stagnation, a perdu le rythme nécessaire à la création
cinématographique, et une autre en pleine effervescence créatrice. Malgré cela, le
courant était tel qu’il a pu entraîner tous les cinéastes dans cette mouvance
dynamique. C’est ainsi qu’un Abderrahmane Tazi, un Hakim Nouri, un Majid Rchich
ou un Mohamed Ismael, chacun de son point de vue spécifique, ont œuvré pour une
adaptation avec les nouvelles règles de l’enjeu cinématographique en vigueur. En
s’orientant vers des films « grand public », où la volonté de séduire les masses est
omniprésente, ceux-ci ont réussi à retrouver « la jouvence » et la fraîcheur que tout
le monde attendait d’eux. Le cinéma d’auteur a donc laissé la place à un cinéma pour
le public. Et le rapport entre le Fonds d’aide en perpétuelle évolution et la demande
du public d’une part et la conscience cinématographique d’autre part, semblait
s’orienter plus vers l’entente que vers la confrontation.
D’un festival, l’autre
Les festivals se sont avéré donc être des lieux d’échange, de visibilité et de
création de nouvelles synergies dans le domaine cinématographique. Outre la
découverte de nouveaux talents, l’impulsion qu’il donne à la création s’est peu à peu
transformée en acte de légitimation culturelle et économique. La « popularité »
acquise au cinéma, conjuguée avec l’entrée de la télévision marocaine (2M
notamment) dans le processus de production cinématographique (et de téléfilms),
ont contribué amplement à remodeler l’image de cet art destiné à être populaire. Le
soutien de l’Etat prend de plus d’ampleur et se livre à un enjeu de pari sur l’avenir du
cinéma, le Maroc est devenu la terre de prédilection du cinéma étranger, les maisons
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professionnelles de production commencent à voir le jour, les scénaristes dédiés à
l’écritures deviennent de plus en plus nombreux, les jeunes en quête d’une
expérience cinématographique réalisent facilement leurs courts métrages, tant de
changements qui profitent à la dynamique en cours et lui confèrent l’aspect d’une
« petite révolution ». Du Festival national en crise, l’on passe au Festival du court
métrage de Tanger, avec son aspect prometteur de laboratoire du cinéma marocain.
Le festival de Tétouan a donné une portée méditerranéenne, tant espérée, au cinéma
marocain malgré les lacunes qui touchent encore l’organisation et le concept même
du festival. Quant à celui de Khouribga n’arrive pas à renaître de ses cendres à cause
des velléités officialisantes locales.
C’est dans ce contexte quantitatif (production de 15 films par ans, et 40 courts
métrages annuellement) et quantitatif (une culture et un pays en plein essor dans
tous les domaines) que vient à naître le festival de Marrakech, soutenu par une
volonté politique suprême et obéissant à une stratégie global qui allie
développement et investissement, création et ouverture internationale. Comme si
en s’imposant sur la scène africaine, arabe et internationale, le cinéma marocain était
directement derrière cette décision, venue à point nommé pour consacrer un
parcours, une position et une légitimité culturelle ouverte sur l’autre et sur ses
propres richesses.
Un festival qui, cependant, dépassait un peu les espérances et les aptitudes des
cinéastes de notre pays les confrontaient en revanche à leur destin le plus universel.
C’est que malgré la fragilité de notre cinéma, il avait toute la force nécessaire pour
suivre le rythme et la nature internationale qui ne peut qu’être bénéfique pour la
strate la plus créatrice qui s’y distingue. En effet ce festival était amené à adopter
deux vitesses possibles : celle de son devenir international avec tout ce que cela
nécessite comme qualité et transparence dan l’organisation, comme niveau
esthétique et artistique digne du caractère international qu’il revendique, et celle de
sa position d’être et d’appartenance, à savoir son enracinement marocain, son aspect
tiers-mondiste et ses aspirations stratégiques liées au tourisme à refaçonner l’image
du Maroc et légitimer sa place de locomotive africaine dans tous les domaines dont le
cinéma.
Si un jeu de force s’est engagé à un certain moment entre les cinéastes
marocains et la tendance qu’ils considéraient tendre à uniformiser le festival et le
soumettre à des fins particuliers, cela n’a pas eu de conséquence grave sur le festival
en lui-même. Sans renter dans les enjeux et les teneurs d’un tel conflit, actuellement
dépassé, l’on pourrait affirmer que l’enjeu principal de ce festival est de faire long
feu, avec une qualité confirmée dans l’organisation et les films en compétition et un
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rayonnement tant national qu’international. Enjeu on ne peut plus salutaire puisqu’il
n’est pas de festival de cette grandeur et ampleur sans qu’il y ait, derrière, une
situation culturelle ou du moins un cinéma de valeur. Aussi la double vitesse dont
nous avons parlé est-elle en même temps une force locomotrice aussi bien pour le
cinéma du pays que pour les infrastructures mises ou à mettre en place. Un tel
impact ne peut que contribuer de façon décisive à la véritable visibilité du cinéma (et
avec elle la littérature et la civilisation) au Maroc. Le caractère compétitif met
d’emblée notre cinéma dans le flux artistique international. Il lui impose une facture
créative universelle et l’invite à se renouveler incessamment. D’un autre côté, ce
cinéma est appelé, par la même, à se mettre en cause et à revoir en permanence son
niveau esthétique et artistique. Car il s’agit d’un festival qui offre un espace de vision
et de réflexion sur ce cinéma, mettant en exergue ses points de force et ses points
aveugles et lui offrant la possibilité concrète de se mesurer à ses aspirations
fondatrices.
Le cinéma marocain atteste d’une présence progressive et soutenue d’une
édition à l’autre. En compétition les films marocains ne manquent pas de susciter un
intérêt particulier à ce jeune cinéma en émergence. Notons qu’en 2004, une
rétrospective du cinéma marocain (sélectionnée par une commission de
professionnels) a été organisée à la marge du festival, faisant le bonheur des
cinéastes et permettant aux novices de découvrir l’histoire d’un cinéma qui a su
dépasser tous les handicaps qui entravaient son véritable essor. L’hommage rendu
cette année à Mohamed Majd est révélateur de la place qu’occupent le cinéma
marocain et ses diverses figures dans la conception du festival. Le rôle de médiation
se trouve ainsi assuré à tous les plans. Au cinéma marocain d’être maintenant de
bénéficier des opportunités inégalables qui lui sont offertes, tant au niveau de la
reconnaissance, du partenariat et de l’échange. Telle est la fonction primordiale de
tout festival ! A lui de se mettre, pleinement, à la hauteur de ce festival qui ne va pas
tarder à devenir un lieu incontournable du cinéma mondial, non pas grâce à la
volonté politique mais surtout grâce à ce qu’il apporte de lui-même au cinéma.
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La Porte close :
visions du désir
Si le cinéma est l’art suprême de la vision, de la visibilité et de la fiction, il l’est
autant par son pouvoir de mettre à nu ce qui parfois s’offre rarement au regard
publique, que par le dévoilement de ce qui se trame dans les tréfonds de notre égo.
Aussi, sommes-nous constamment invités à vivre en image ce que le langage tait, ce
qui est parfois soufflé dans les interstices des propos quotidiens.
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cinématographique semble tant fasciner ce genre de spectateur qu’il semble effrayé
par son pouvoir de fiction.
De telles réflexions nous ont étés inspirées par les réactions tant moralisantes
qu’idéologiquement marquées, de quelques «critiques sur ce qui commence à faire
de notre cinéma un art visuel par excellence. Aussi l’éthique prime t-elle à
l’esthétique et l’écriture (ou le discours) sur le cinéma semble se transformer en
discours prédicateur, voire même censeur. En cela, un tel type de spectateur/critique
s’identifie au regard de la censure, qui ne manque pas de délivrer le visa à des films
quasi pornographiques pour s’attaquer à quelques réflexions visuelles de notre
filmographie, si maigre en productions, et dont la sortie d’un film devient en soi un
événement.
La traversée du désir
La porte close de Abdelkader Lagtaa (1998) a vécu doublement cet
aveuglement, par les problèmes dont il a dû souffrir avant de voir le jour et par
l’intervention de la censure (qui s’érige en instance au-delà de tout soupçon).
L’aventure de survie, qu’il a dû endurer, en fait un film emblématique du cinéma
marocain et de sa lutte contre ses propres handicaps. Cinq ans après le tournage, l’on
est invité à le voir dans des conditions socio-politiques et culturelles qui diffèrent
profondément de celles qui contextualisent sa création. En vérité, un bon film est
«intemporel», dans le sens où il ne cesse d’inventer son récepteur effectif, potentiel
et virtuel. Sa visibilité est, inévitablement, tributaire de sa force et de son ton.
Le récit que nous offre A. Lagtaa est si dense qu’il se transforme en une
avalanche narrative. Aussi, le long de son parcours, Saïd, demeure victime d’un
paradoxe : celui de régresser au stade du miroir (la belle-mère traduit son désir
maternel en désir possessif), et celui de vivre son altérité irréductible. Le refus de
l’appel maternel et le voyage au sud s’accompagne d’une quête susceptible de
substituer à l’image de la mère une présence aussi symbolique (le père et la bien-
aimée). L’apparition de la fille franco-marocaine, elle-même vivant un déchirement
relatif à sa double identité, vient conforter Saïd dans sa quête et l’orienter vers une
démarche au-delà du conflit mère/bien-aimée. Autour de ce récit principal
tourbillonnent plusieurs récits secondaires (celui du proxénète, de Kamal, l’instituteur
victime lui même d’une travail de substitution...). Ce qui impose au film parfois, un
rythme très dense dû en partie au mouvement du montage, à l’image de la tension
des rapports et leur caractère tragique.
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La Porte close se présente ainsi comme un film du désir (maternel, de l’autre, de
soi ...). L’ambiguïté étant une caractéristique intrinsèque au désir, elle se manifeste
clairement dans le cas de la belle-mère et de Kamal qui, tous deux symbolisent la
sphère de l’interdit, du cercle vicieux et castrateur. La sexualité n’est, ici, nullement
mise en exergue. Elle traduit plutôt l’accent mis sur ce qui la fonde. Même le corps
n’y est qu’indice, signe qui supporte cette traversée du désir, la violence et les
blessures qu’il engendre, les mises en scènes inconscientes qu’il suscite et les destins
qu’il gère.
L’image de la fin du film comme celle qui engendre la décision de départ de Saïd
traduisent amplement ce désir maternel castrateur. Celle des retrouvailles de Saïd et
sa copine chez elle, la naissance d’un nouveau désir, non celui de la femme capable
de se confronter à la force suprême de la mère, plutôt celui que la vue de cette
nouvelle femme, qui conquérit, son coeur incorpore comme issue incontournable. Ce
jeu de substitution permet d’interpréter ce film comme une analyse minutieuse des
jeux de pouvoirs inhérents à notre société, que voile encore une certaine fixation sur
le pouvoir du mâle.
Bien que le film ait été tourné dans des paysages fortement investis par les films
occidentaux, le paysage ne s’offre au regard que comme lieu du récit. Il redouble le
caractère tragique des relations entre les personnages, par une des couleurs qui ne
font que corroborer les significations qui s’en dégagent.
101
Le Grand voyage d’Ismaël Ferroukhi :
Bien que non encore distribué au Maroc, le Grand voyage de Ismaël Ferroukhi a
suscité, lors de sa projection au festival international de cinéma à Marrakech
(décembre 2004), un intérêt spécial mais mitigé. Cela revient peut-être moins au
rythme de la narration propre à ce road-movie qu’aux contraintes de tournage dans
plusieurs pays dont certains sont demeurés clos à l’image libre et libératrice.
Ce film s’inscrit dans une mouvance artistique que connaît le cinéma marocain
depuis bientôt une décennie. Une poignée de jeunes cinéastes ont, en effet, marqué
le 5e festival national du film de Tanger en 1995 par des courts-métrages d’une
qualité exceptionnelle. Le CCM a donc pris en charge la participation au financement
des projets de longs métrages de réalisateurs tels Ismael Ferroukhi, Noureddine
Lakhmari et bien d’autres.
102
L’attente fut longue avant que le premier long métrage de Ferroukhi, puis de
Lakhmri (Le regard) ne trouvent leur chemin vers les écrans. Une sorte d’épreuve
semblable à bien des égards à la naissance (à soi et au monde) et ses douleurs
insoutenables. En effet, ces deux cinéastes si sensibles aux jeux de l’image, aux
rythmes de l’écriture visuelle, aux aléas du récit, se sont trouvés, quelque part,
entraînés par les mêmes enjeux qui s’annonçaient maîtrisables. Car si le court
métrage est une affaire de clin d’œil, le long métrage est l’affaire d’un récit
visuellement et thématiquement convaincant. Du court métrage qu’ils ont su tisser
au point de nous plonger dans le plaisir de l’étonnement, Lakhmari et Ferroukhia
vécu le tragique du récit et son épopée paradoxale. D’ou des films problématiques,
beaux et poreux, maîtrisés et rebelles….
La mémoire, collective s’entendant, est un thème si équivoque qu’il entraîne
dans les méandres les plus imprévisibles. Fascinant et par la même problématique, il
est le lieu de maintes interrogations identitaires de virulents actes ou désirs
d’appropriation identitaire. La mémoire collective ou historique est une sorte de
métaphore symbolique qui, sujette à l’analyse, ne peut se substituer à la notion
philosophique et psychologique de la mémoire relative à la perception et à l’image
(mentale ou matérielle). Sorte d’héritage symbolique la mémoire est le réceptacle
subjectif et objectif des mythes personnels et impersonnels les plus variés… Aussi, ces
trois films semblent à mon sens instituer dans le paysage cinématographique
marocain un retour tantôt critique, tantôt affectif et prônant de nouvelles valeurs,
aux racines identitaires.
Il s’agit, de prime abord, d’une odyssée terrestre où le père (joué
admirablement par Mohamed Majd, Prix d’interprétation masculine au festival de
Mar d’el Plata en Aragentine) s’engage à reproduire l’acte millénaire de pèlerinage
musulman et entraîne son fils, né en terre étrangère, dans cette situation
anachronique. La Mecque se mérite ! Car en voiture, d’un pays à l’autre, le pèlerinage
est vécu comme une expérience d’acheminement vers le divin. Un voyage initiatique,
tel qu’il a été institué dans la tradition soufie, entre maître et disciple, entre l’Un et
l’Autre. Aussi constatons-nous que la notion de transmission reléguée aux parents
trouve ici son incorporation la plus visualisée et la plus symbolique. Qu’est-il de plus
103
signifiant que cette épopée moderne en quête de nouveaux sens de la religiosité, de
l’altérité et de l’humanité de l’être ?
Le grand voyage est un film qui met en scène une nouvelle vision des sources et
des racines dune génération happée par une modernité forcée et un dépaysement
non moins violent. A travers le détour, via la découverte de l’autre, le chemin mène
vers l’identité, celle-ci prise dans sa signification la plus sacrée et cependant la plus
ouverte. Aussi le spectateur est-il invité à vivre le long du fil le rythme d’une
redécouverte mutuelle, d’une reconnaissance de l’appartenance commune à une
origine, non la marocaine ou autre, mais celle encore plus originaire : celle de
l’islamité, de l’identité religieuse, ouverte, tolérante et sans mystère que celui de la
sacralité inhérente à l’existence. Un message sans ambiguïté sur un islam simple,
104
conçu pour tout le monde, à la portée de ceux qui peuvent librement y croire et s’y
voir…
Fiche technique
105
Amours voilées :
13
106
Jeux de l’identité, enjeux de l’identification
Pégase de M. Mouftakir
107
Le premier long métrage de Mohamed Mouftakir s’est fait longtemps attendre.
Après quatre courts-métrages réussis, diversement récompensés, le jeune
cinéaste finit par se confronter au souffle de la fiction et à son rythme
canonique. Pourtant, rien ne l’empêchait de « gagner » du temps, d’emprunter
–à l’instar des réalisateurs coureurs de fond- les communs « chemins de
traverse » et de s’ériger en Réalisateur depuis bien des années… Mouftakir
demeure fidèle à ses intentions initiales, à l’écoute de son propre désir, celui
de faire du cinéma et rien que du cinéma, même s’il devait laisser quelques
plumes et une décennie derrière lui…
« Ouvre les yeux ! » une phrase impérative qui sonne comme un leitmotiv
dans le film, annonçant avant le générique même le destin double d’un
reconnaissance, d’un recoupement des sens, et de l’invention d’une histoire.
Car, il s’agit bien, le long de ce film, d’une invention ! Tissée, brodée, l’histoire
qu’on découvre au fur et à mesure, se laisse constituer sous notre regard,
avec la complicité de notre présence et de notre entente, au-delà de toute
prévisibilité. En fait, c’est aussi à nous que s’adresse la phrase, afin que nous
soyons infiniment attentifs à ce qui se trame dans la salle obscure, que nous
soyons éveillés à l’histoire insolite qui s’invente devant nous, dans le va-et-
vient entre un passé, supposé en être un, et un présent qui n’en est en vérité
que la projection incarnée.
De prime abord, l’on est projeté dans une double histoire qui, logiquement et
paradoxalement, se laisse construire toujours devant nos yeux ouverts. Sous
le signe du double, le parcours du film s’annonce: il s’entame également sous
le double refus du passé et du présent.
C’est ce qui fait de Pégase un film « sans histoire » ou, plus
expressément, un film en quête d’histoire. La preuve, dès que l’on essaie d’en
formuler une, pour les besoins de la présentation, on se trouve confronté à
une certaine impossibilité. Tout en frôlant l’ineffable, l’histoire du film se prête
généreusement à une multitude de narrations, lesquelles se théâtralisent au
gré de notre appréhension du film. Le film se joue-t-il de notre sens du
réalisme et de notre sens de la prévisibilité ? Ou, plutôt, déjoue-t–il notre désir
d’anecdote ? Tentons quand-même l’opération :
Cependant, là n’est nullement le film visuel, lequel emprunte plusieurs voies
narratives et s’invente des anachronies incessantes, afin de tisser pour nous le
corps visible de cette histoire. Car, Pégase nous raconte l’histoire en la
dépouillant de toute référence contextuelle, historique ou réelle.
Contrairement à l’Enfant de sable de T. Benjelloun, et plus proche en cela du
Livre du sang de Khatibi (qui traitent de la même thématique), aucun fait réel
n’est mis en exergue. C’est plutôt à travers une série de flash-backs que le
spectateur arrive à s’approprier une histoire qui ne cesse de lui échapper,
compte tenu de la densité des références et de la complexité des allusions.
Emergences, résurgences…
Nous voici donc devant un film qui se construit comme un oignon, dont le
cœur s’avère être le commencement et la fin. Une telle construction ne laisse
presque rien au hasard de l’image, elle conserve ainsi le moindre élément
pour le greffer à l’idée à venir…
« Réveille-toi ! »
109
Telles les bribes d’un rêve, on ne peut plus cauchemardesque, le film annonce
à chaque fois cet appel comme une main tendue vers l’inconnu. Puis à la fin,
cet appel s’avère être celui d’une rencontre multiple :
- Entre nous et l’histoire du film, puisque le caractère circulaire s’accomplit sur
une identification du sujet et de l’objet (Zaynab et Raygana), l’une et l’autre,
la mère et la fille. Le récit n’emprunte plus plusieurs chemins pour nous
conduire dans le labyrinthe d’une histoire inaccomplie ;
- Entre un personnage, censé générer le cours de l’histoire et reformuler sa
vérité, et un autre censé en être l’héroïne et la victime, le sujet et l’objet ;
- Enfin, entre l’acteur et le rôle multiple qu’il joue dans le film ; car avouons-le,
Mouftakir donne à chaque acteur plus d’un rôle, sans que cela soit nommé ou
institué, ni par l’histoire ni par le simple déroulement de cette histoire. Mais
plutôt par le montage du film et de l’histoire. L’hommage est donc rendu,
encore une fois à un élément fondamental de la narration
cinématographique : ici c’est le montage qui configure le film et lui confère sa
singularité. C’est également le montage qui donne à l’aspect psychanalytique
déjà évoqué sa pertinence et le transforme en même temps en jeux de
miroirs….
C’est peut être ce qui explique cette dualité esthétique du clair et de l’obscur,
que le film élabore savamment. Le clair étant les scènes de l’enfance,
illuminées par les champs de blé dorés, et l’obscur incarné par les scènes de
viol, l’éclairage diffus de l’hôpital au point que ce minimalisme
cinématographique frôle le noir et le blanc… Une façon pour le réalisateur de
conférer au parcours de ses personnages une denrée de mystère qui accentue
l’activité interprétative du spectateur…
Par ailleurs, hormis un jeu stylistique sur le gros plan et le rythme saccadé du
montage, Mouftakir ne cesse de passer du double jeu au travail sur la
composante ouverte du sens (la petite fille qui apparaît à plusieurs reprises).
110
Une ouverture qui aide à donner à la fin du film un côté moins énigmatique.
Le jeu des acteurs s’accorde parfaitement avec la stratégie du film basée sur
la signification contextuelle plutôt que dialogique. Un jeu suggestif, à la lisière
de la spontanéité, soutenu par une volonté de présence qui sert pleinement le
personnage et la scène filmique. On aurait dit que tous les acteurs étaient
mués par le même désir : porter le silence jusqu’aux confins les plus profonds
du sens !
Pégase est donc un film qui séduit tant par sa trame et sa matrice que par son
esthétique. Un exercice de style osé, qui invite le spectateur à partager
intelligemment le destin éclaté des personnages ainsi que l’écriture
cinématographique qui les sous-tend. Une aventure que Mouftakir risque avec
une maîtrise assez soutenue. Un cinéma qui donne du plaisir à voir, à
interpréter et à comprendre. Un film qui, à l’instar de quelques autres,
marquera notre petite histoire de cinéma marocain.
104 min
111
Et si la fin n’en était pas une ?
A sa première projection lors du dernier festival du film national de Tanger, The End
de Hicham Lasri, le public lui a réservé un accueil mitigé. Et pour cause ! En noir et
blanc, fragmenté et usant de tous les effets possibles, le film raconte une histoire
sous forme de journal sans pour autant la suivre. Histoire décousue, recousue au gré
des fluctuations de la caméra et du montage, c’est au public que le film laisse le soin
de reconstituer et l’histoire, la narration, voire l’image même qui défile sous ses yeux.
Avec ce film Lasri se confirme comme réalisateur à part entière. Un autre nom qui
s’ajoute aux frères Noury, Hicham Ayouch et bien d’autres jeunes (dans la lignée
d’un Nabil Ayouch de Ali Zaoua) comme pour nous mettre face à une nouvelle
mouvance de cinéma d’auteurs dont l’objectif est de faire du cinéma le lieu d’une
quête d’une identité esthétique que nombre de réalisateurs semblent déserter au
profit d’un cinéma non réflexif. Connu d’abord pour être un écrivain, Lasri se
112
rapproche du cinéma par un travail laborieux de scénariste prolixe avant de se lancer
dans l’aventure de la réalisation. Ce film est ainsi l’aboutissement d’une expérience
tissée à fleur de créativité, tissée d’un film à l’autre, d’une écriture à l’autre…
Pourtant, si l’on est sciemment dérouté par la narration du film, l’histoire, elle tient la
route à travers des pérégrinations bien calculées bien qu’elles soient souvent
décontextualisées (Casablanca s’y trouve fragmentée, presque un simple lieu
citadin !). En effet nous sommes à Casablanca en juillet 1999. Un moment fatidique
de l’histoire contemporaine du Maroc. Et Lasri a si bien ciblé cette temporalité pour
nous plonger dans une articulation historique d’une importance cruciale : le déclin
d’un règne et la naissance d’un autre. Cependant ce n’est guère à travers des
événements ni des personnages importants ou influents que le film approche la fin
des années 90. Le paysage politique se laisse lire ici à travers son revers le plus
marginal. Une marginalité qui crée un effet de miroir oblique, le seul peut-être à
même de nous dévoiler la « grandeur » de l’histoire.
Nous sommes propulsés de prime abord dans une double temporalité : celle de
Mikhi, le poseur de sabots et son aventure amoureuse étrange, et celle en arrière
plan d’une société marquée par un règne omniprésent dont le maillon fort est la
police non moins omniprésente. Mais point de parallélisme entre les deux mondes,
car Mikhi, fils de Mokhazni qui travaillait avec le Représentant du système policier est
en quelque sorte bizarrement « adopté » par le Commissaire Daoud appelé le
« pitbull di Makhzen » (interprété merveilleusement par Ismael Abou Kanater).
Avatar d’un régime makhzénien, régnant à son tour par la terreur sur son district,
Daoud est un personnage à double facette. Le film met en scène sa douceur avec sa
femme acculée à son fauteuil roulant, son amour inextinguible pour elle au point de
pleurer à chaudes larmes) sa mort volontaire et nous met ainsi en plein dans le
double destin de la figure de l’oppresseur geôlier. Cependant, ce qui donne à
l’histoire sa texture c’est la présence d’une fratrie d’une sœur et de quatre frères, à
laquelle le film confère une présence clownesque. Comme sortie d’un Lucky Luck
(cela rappelle inéluctablement les frères Dalton) ou d’un cirque Ammar (connu à
l’époque), la fratrie sème la « terreur » dans le quartier (braquages et vols de
voitures) de façon spectaculairement comique. Là se noue le destin des trois
personnages, et c’est là que le hasard mène Mikhi (interprété par Salah Bensalah)
à Rita (jouée par Hanane Zohdi). Cette dernière demeure étrangement enchainée le
long du film, presque muette (une seule phrase sort de sa bouche au milieu du film)
et fatalement soumise à la volonté asservissante de ses frères.
113
Là aussi le film élabore l’aspect doublement conflictuel entre un pouvoir qui au lieu
de veiller sur la sécurité des victimes les rend encore une fois ses victimes par
excellence, et une bande de voyous dont le père a disparu pendant les années de
plomb. En effet, si le film nous introduit dans la scène de torture du marchand braqué
c’est pour pousser les abus du pouvoir à son paroxysme et nous inviter à mettre le
doigt sur l’ossature sanguinaire de tout pouvoir autoritaire.
Celle de Daoud dans le dépotoir, les cheveux hérissés, les habits froissés, hors de lui-
même, un pistolet à la main. Le « pitbull déchu » dévoile son animalité féroce et se
révèle être un chien véritable. Il n’est plus son nom, c’est plutôt le nom qui s’incarne
dans la chair du commissaire déshonoré…
Celle encore où il s’allonge à côté de sa femme morte, l’embrassant et la pleurant
comme un bébé, scène qui par ailleurs choque au plus haut degré la gardienne de la
morgue. Là se révèle sous la férocité du chien policier, l’âme d’un homme qui aime et
qui demeure bienveillant envers sa dulcinée. Cette scène fait écho avec les scènes
114
intimes avec sa femme où il la caresse avec la douceur d’un amoureux et dance au
rythme du film projeté de leur mariage…
Et celle enfin du même commissaire allongé par terre (plongée !) après l’annonce de
la mort du roi, près du symbole de stationnement des handicapés, détroussé et
dénudé par des voyous ; image dont la portée symbolique est d’une évidence
éclatante !
Même les situations les plus fantasques jouent un double rôle, celui de paroxystiser
(si l’on ose le mot) le tragique par le comique, et celui de donner le prétexte au
réalisateur de se jouer de la caméra : la première séquence du film est filmée à
l’envers, une autre séquence au milieu du film l’est également ; dans les deux cas, le
protagoniste est allongé sur une voiture qui roule, les mains libres dans la première
et ligoté par la bande dans la seconde. Comme quoi, c’est l’esthétique du film qui
déconstruit la position de notre regard et la position classique du plan. Une telle
esthétique de l’inversion ne fait qu’adopter la focalisation interne, c’es-à-dire le
regard du personnage, et la hisse par là en esthétique de l’image et en posture
narrative.
La passion du réalisateur pour les jeux de caméra, malgré leur récurrence qui devient
parfois pesante est à mon sens un enjeu de la narration cinématographique et une
tentative de fonder un style propre. Les déambulations des personnages et les
relations qui se tissent entre eux permettent largement au réalisateur de « faire son
cinéma », à savoir déjouer le sérieux du récit sans pour autant lui ôter sa véracité, et
donc déjouer la monotonie des prises de vue. Aussi, si les plongées utilisées
fréquemment dénotent généralement les situations expectatives, les gros plans, non
moins fréquents, imposent un moment de contemplation qui prolonge l’embarras et
la tragédie intérieure du protagoniste.
The end est donc un film à plusieurs tons : comique, tragique et ironique. Il tourne en
dérision notre regard pour le mettre face à la nudité d’une réalité politique
cauchemardesque. Il joue parfois sur plusieurs registres afin de d’opérer une certaine
« distanciation » (presque brechtienne), nous maintenir loin d’une certaine
identification avec les personnages (même celui de Mikhi et sa passion pour Rita). La
distanciation commence par le générique en miroir, s’e confirme avec les images à
l’envers et se termine par le choix du noir et blanc. Le film de Lasri mêle les genres et
déstabilise notre regard : d’abord par le jeu des acteurs, puis par leur aspect
physique, et enfin par leur côté absurde et leur comportement burlesque.
115
Mais Lasri a voulu nous offrir un film original, qui ressemble à ses personnages et
qu’à leur image il fasse feu de tout bois. Un film qui ne rate rien de ses personnages,
qui leur offre le temps de prendre leur revanche. Mikhi, de sa solitude par un amour
effréné qui a failli lui coûter la vie ; la bande du Makhzen par la capture humiliante du
symbole de la police ; le commissaire par le massacre de ses agresseurs… Faire un
film sur la fin d’une ère avec un ton de dessins animés, en mettant en scènes deux
mondes parallèles qui se rejoignent, Lasri y a brillamment réussi, mais à travers les
métamorphoses d’une ville. Une ville qu’on vit autrement.
Un film qui déborde de jeunesse, où chaque plan est calculé avec ses signes, ses
symboles et ses fétiches (le ton godarien est ici très sensible !). Quelques acteurs
nous offrent un jeu à la hauteur de leur fantaisie et la sobriété des autres maintient
un équilibre entre les fluctuations de l’image et la gravité des situations. Le jeu
d’Ismael Abou Kanater (Daoud) est une véritable révélation du cinéma marocain ;
celui de Bensalah colle au personnage au point de dérouter !
Une expérience qui révèle un cinéma d’auteur digne de notre regard, de nos
interrogations… et de notre espérance… Mais la question qui surgit « in the end of
the film » : et si la fin n’en était pas une ?
116
Fissures
D’une saveur de souffre et de braise, Fissures est un film singulier, non simplement
par « la thématique » qu’il élabore sous nos yeux, mais surtout par son ton et sa
composition. Sorti en 2009 et projeté lors du festival international de Marrakech, ce
film a crée la surprise sans pour autant susciter l’intérêt qui lui revient de nature.
C’est que la critique marocaine, encore balbutiante et parfois aveugle, préfère les
sentiers battus du cinéma et se trouve comme handicapée par un film hors norme.
117
Le cinéma comme expérience
Un film dont la dimension expérimentale est à méditer à plus d’un titre. Car Hicham
Ayouch s’est lancé dans une expérience on ne peut plus inouïe, à la lisière de la
fiction et du documentaire, qui rappelle si bien la démarche de la nouvelle vague,
celle fonder le cinéma sur le désir (et du cinéma et du réel). Ce n’est pas pour rien
qu’un Dziga Vertov est demeuré la référence principale de Godard, lui qui tentait
inlassablement de déconstruire, sinon de détruire le hiatus entre le supposé réel et le
supposé cinéma. Pourtant rien de tout cela ne se laisse percevoir dans le film. C’est
plutôt le regard nouveau sur soi et le cinéma qui est ici mis en exergue : Ecrire à
même le réel, dans le temps que le cinéaste se donne, dans l’espace qu’il se choisit
comme scène. L’idée est à inventer ad hoc, les acteurs sont maîtres de leur
imagination et l’écoulement du temps est celui-là même du récit.
Mais le récit n’existe pas en tant que tel, il est feint, et se construit sous nos yeux,
puisque le choix du réalisateur est de l’inventer goûte à goûte, à la manière de ce
poète préislamique qui n’ayant pas supporté d’être pris prisonnier par le fou de la
tribu adverse, se coupe le tendon et déclame son poème au rythme de l’évidement
de son sang. En fait, le récit est remis aux soins du spectateur, c’est à lui de l’élaborer
au fil des séquences, en suivant le parcours insoutenable des personnages, leurs
pérégrinations et leurs tribulations.
Fissures peut être ainsi dénommé film paradoxal. La fiction y est problématique,
ouverture imparable sur la présence du réel et déconstruction de ce qui s’offre au
regard. La fiction est pourtant là, nourrie par la transformation du personnage en une
apparition, un être fantomatique indéterminé, créée de toute pièce par l’œil de la
caméra. De fait, le personnage n’existe que par celui qui le joue. L’acteur et le
personnage portent le même nom, comme pour créer une sorte d’amalgame
intentionnel entre les deux, ou plutôt une ouverture à la manière des vases
communicants.
En effet, cela se traduit par l’impossibilité de raconter le film même si l’idée est d’une
simplicité romanesque. Mais tentons ici même cet exercice : Nous sommes à Tanger.
Trois personnages, deux hommes et une femme, l’un sexagénaire mais bien portant,
l’autre plus jeune mais transfiguré par l’alcoolisme et la marginalité. Sorti de prison,
accueilli par l’ami architecte, Abdesslem tente de reconstruire sa vie et travaille dans
un snack. C’est là qu’une femme peintre brésilienne installée dans la ville remarque
sa détresse et s’éprends de lui. Une relation volcanique où Marcela livre au
spectateur des scènes chaudes et assez inhabituelles dans le cinéma marocain, où
l’on avait l’habitude d’autocensurer, ne serait-ce que le baiser.
118
Tout le film tourne autour d’une relation double. Buveries, scènes d’amour, disputes
et déambulations dans la ville, à la plage et près des murailles. Le film est ainsi axé sur
l’amour et l’affection que Marcela voue aux deux personnages, passant de l’un à
l’autre, créant ainsi des moments de jalousies qui débouchent sur des querelles
sérieuses entre les deux hommes. Pourtant, l’un comme l’autre finissent par accepter
cette situation, fascinés en cela par le pouvoir qu’a Marcela –dans sa folie et sa
légèreté- de garder un équilibre, si fragile soit-il au sein du trio.
Mais détrompons nous ! Le récit est là, dans sa configuration minimale. A notre
imagination de le retisser selon notre propre désir narratif. S’il est vrai que l’on a
l’impression que les personnages nous sont tombés sur la tête sans aucun préalable
ou fil conducteur qui peut nous éclairer leur passé ; si nous ne savons pas le destin
propre à chacun d’eux, ce qui a amené Abdesslam en prison, ce qui a conduit Marcela
à s’installer à Tanger, ni ce qui a conduit l’architecte à la marginalité, nous pouvons
deviner le tragique qui sous-tend chacun d’eux. Leur état actuel, cette euphorie au
goût âpre et tragique, traduit bien le parcours de chacun d’eux. La solitude carcérale
puis post-carcérale de Abdesslam ainsi que les larmes qui attirent l’attention de
Marcela au snack en disent long sur sa vie passée. Une vie que le film trace d’une
façon oblique. La marginalité et la frivolité de Marcela laissent entr’ouverte leur
mésaventure dans la vie.
En somme trois personnage qui irriguent d’alcool et de rires hilares leur désert
intérieur, et qui noient dans l’alcool et le sexe un malaise d’être et de vivre !
Le trio excentrique évolue dans la ville blanche sans se soucier du temps. Les
pérégrinations sont souvent nocturnes et les scènes d’amour, de joie, comme de
jalousie se passent en pleine rue ou au bord de la mer. Rien ne vient perturber le
« parcours » des trois amis/amoureux ; même la fugue de Marcela quand elle s’est
sentie étouffée (voire dépassée) par l’attachement de Abdesslam n’est advenue que
pour conférer au film un brin de suspens et de changement.
Une histoire linéaire, crue, vouée aux fluctuations des états d’âme, d’une acuité
surprenante, voire romanesque ! Le spectateur est essoufflé, tant par les
déplacements fragmentaires que par ce « manque terrible de quelque chose qui
viendrait retourner la situation ». Les procédés cinématographiques employés par le
réalisateur y sont pour quelque chose. Car la caméra mouvante, sur l’épaule, suit le
personnage comme son ombre, tourne inlassablement autour de lui, comme pour le
surprendre, lui soutirer une expression et élaborer cette présence insoutenable de
119
l’être là. Les plans sont comme conditionnés par le personnage et ses mouvements. A
la manière du documentaire pur, elle lui colle à la peau, afin de composer cette
fluidité qui donne au film la saveur d’un faux documentaire ou, plutôt, d’un
documentaire de fiction si on peut se permettre l’expression !
Camera aperta
« Beaucoup de gens ont dit que ce n’est pas un film de cinéma. Peut être qu’ils ont
raison ! Moi je le vois plus comme un poème en images parce qu’il n’a pas de sens ou
de message à véhiculer mais tout juste des émotions comme pour un poème ou un
tableau » dit Hicham Ayouch. Si l’on ne peut que corroborer cela, l’on est, d’un autre
côté interpellé par le désir de liberté que prône le film. Une liberté dans le sentiment,
l’être et la pensée. Bien que l’on n’assiste à aucun dialogue ou scène d’ordre politique
ou idéologique, Fissures se présente comme un hymne à la liberté de vivre. C’est en
cela que réside effectivement son caractère poétique, traduite
cinématographiquement par la fluidité de l’histoire, la beauté que la ville prend sous
les lumières pellucides diaphanes du jours, tamisées de la nuit.
En effet la ville vient combler les vides que les personnages parsèment autour d’eux.
Elle les accueille et leur confère à leur jeux d’amour et de jalousie un sens.
Personnage à part entière, elle participe au sens des actions , elle est par là la
matrice qui veille sur leur intimité et leur euphorie. Par contre la plage est le lieu de la
violence, de la disparition et de la mort. C’est là où les deux amis mettent en acte leur
conflit d’amour, c’est là aussi où Marcela se donne la mort, comme s’il s’agissait
d’une sirène qui a vécu sur terre pour reprendre son parcours en mer ! (crime
passionnel/auteur)
La scène du sacrifice mérite ici d’être interrogée. La vie des deux personnages nous
semble être une transe érotique et sociale. Leur vie les transportait loin des
préoccupations sociales, en plein dans les jouissances du corps et de l’esprit. L’ivresse
se transforme ainsi en une sortie hors de soi, une ouverture vers l’ivresse de l’âme.
Une telle légèreté est perceptible dans le paroxysme des états et des sentiments, la
violence du désir. Le sacrifice du bouc annonce bien le destin tragique de ceux qui
l’organisent et la transe collective devient la métaphore d’un rite mortuaire… La
mort, nous la sentons frôler la vie les personnages, se manifester dans l’excès qui les
enveloppe, et dans la brutalité consubstantielle à leurs passions.
120
désespoir des deux protagonistes ! Leur vie ne sera-t-elle pas suspendue à un fil que
l’océan a emporté ?
121
Le corps et ses doublures
De prime abord, Femme écrite, le dernier film de Lahcen Zinoun, semble être né sous
le signe du double : double regard, double personnage, double destinée, double
enquête, double esthétique et enfin deux films, l’un dans l’autre. Cette donne n’est
certainement étrangère ni au réalisateur (puisqu’elle est en effet déjà perçue en
filigrane dans son premier long métrage Beauté éparpillée) ni à ses références tant
thématiques qu’esthétiques et intellectuelles (le psychologue et photographe Gaëtan
Gatian de Clérambault et Abdelkébir Khatibi).
En effet, si Zinoun est venu au cinéma via l’art chorégraphique et la peinture, cela va
sans dire que son thème de prédilection (à savoir le corps et le symbole) le transporte
ici bien loin vers une vision sinon paroxystique sinon, du moins paradoxale et
intellectualiste de la question.
Le film nous livre une histoire actuelle à saveur archaïque. Le commissaire Ziad
oeuvre à démêler le mystère de l’assassinat d’Adjou, une jeune femme, ancienne
prostituée, originaire du sud dont on a trouvé le corps dans la maison de son amant
et mari, Naïm. Les marques sur un tatouage qu’on a cherché à effacer dans le bas-
ventre de la jeune femme attestent de la violence et de la symbolique de l’assassinat.
L’implication de Naïm est écartée puisqu’il il revenait de voyage quand le crime avait
122
eu lieu…Le commissaire et Naïm se rendent dans le Haut-Atlas, dans le village qui
abrite la maison close où Adjou exerçait son métier sous la protection d’un
entremetteur dont on apprendra qu’il est son propre frère…
Le titre du film s’inscrit dans cette stratégie du double sens et obéit ainsi la double
orientation signifiante du film. Si le titre arabe, «al maouchouma » signifie stricto
sensu la personne féminine qui porte des tatouages, il signifie par ailleurs la porteuse
de traces, voire, dans l’imaginaire populaire marocain, l’estafette de police
(dénommée ainsi notamment pour ses deux traits verts !)… Femme écrite, en
revanche, est un titre savant puisque la définition des tatouages est comme le note si
bien Khatibi « une écriture par les points ». En cela elle concorde avec la définition de
la calligraphie comme écriture dont les règles du tracé sont les points (excepté la
calligraphie andalou-marocaine qui, elle, n’obéit à aucune règle d’écriture). Le titre
arabe s’inscrit amplement dans la signification péjorative que véhicule le fameux
hadith jetant l’anathème sur le tatouage et sa pratique ; quant au titre français, il
suggère plutôt une lecture qui va orienter le film et lui conférer une intonation
intellectualiste indéniable.
Par le biais du protagoniste, l’anthropologue Naïm, le film s’offre une vision nouvelle,
celle d’un personnage qui non seulement pratique l’archéologie d’un savoir-faire
spécifique au corps, mais le transforme en passion personnelle. Le film qu’il réalise
sur Mridida (hétaïre de la vallée de Tassaout dans les années 1920 ), le conduit à son
image, simulacre vivant d’un corps symbolique et légendaire. Image elle-même
double, puisque Naïm, en suivant les traces de cette figure légendaire se trouve
hanté par Mririda et son double, Adjou, rencontrée dans le bordel « mystique » où
celle-ci exerce son métier…
123
avec elle l’histoire d’une pratique d’écriture sur le corps comme écriture symbolique
et magique (côté éludé par l’anthropologue et le cinéaste, et qui explique l’anathème
islamique ).
L’enquête anthropologique (ou ce qui semble se présenter ainsi dans le film) fonde le
récit filmique et nous transporte dès le départ dans une sorte de fantasme narratif.
Le déroulement du film nous masque la « réalité » de l’histoire racontée comme afin
de se jouer de nos attentes et encore plus de notre sens du réel. A la fin du film
(prologue) nous découvrons que ce que nous venions de voire est pure imagination,
que Naïm dont nous avions vécu la mésaventure n’a pas encore posé les pieds à
l’aéroport de Casablanca, qu’Adjou, la fille de la tatoueuse, ainsi que d’autres
personnages sont des « personnes » qui font partie des passagers du vol qui
conduirait, éventuellement, l’anthropologue au terrain de ses investigations…
Ainsi sommes-nous devant (ou plutôt dans) une histoire filmique qui se présente
comme étant le résultat de l’imagination pure du protagoniste. Il s’agit donc d’un
rêve qui conduit à un délire (comme le dirait si bien notre ami Freud). Femme écrite
est un récit qui épouse la même structure « psychanalytique » que Freud découvre
chez le romancier suédois Jensen. Et Naïm l’anthropologue est de ce fait une sorte
d’équivalent de Norbert, l’archéologue quine fait pas attention à Zoe sa collègue
(l’équivalent d’Adjou) pour finir par accomplir tout un voyage d’investigation à
Pompei et découvrir par la fin que son voyage fantasmatique est le résultat d’un
délire (délire ici veut dire fantasme qui substitue un être par un autre)… Ce délire se
met en scène de la même façon et concrètement à la fin du film, où Naïm joue le
même jeu que le prologue et vit le délire comme réalité en remplaçant la bonne dans
son appartement par Adjou.
La seconde enquête est celle que le film présente comme étant l’enquête cadre sur
un meurtre, celui d’Adjou. Là encore, nous commençons par la fin, la fin d’avant la
fin si l’on ose dire ! Elle concerne l’assassinat d’Adjou dans l’appartement de son mari
Naïm. Ainsi commence, pour nous spectateurs, le voyage dans une histoire
construite doublement : au gré des personnages et des événements ( à l’instar des
Mille et une nuits) et suivant les réminiscences du protagonistes. Au point que l’on a
l’impression que le film est construit tantôt comme un oignon, tantôt comme les
poupées chinoises! L’enquête policière, en effet, permet de nous révéler les tenants
et les aboutissants de l’enquête anthropologique ainsi que ses mésaventures. Ses
péripéties deviennent de ce fait un prétexte à la mise en scène de l’histoire du
rêve/délire de Naïm et lui confère, par la même, une certaine « véracité » qui s’avère
être la condition même de notre posture de spectateurs effectifs.
124
Cependant, l’enquête anthropologique prend le dessus et transforme l’enquête
policière elle-même en prétexte. Elle la fragilise et lui ôte sa rigueur et sa vigueur
pour finir par devenir elle-même un simple subterfuge ! L’enquête policière est ainsi
transfigurée au point que ses deux personnages (le commissaire et le détective)
transgressent le parallélisme (temporel et diégétique) entre les deux récits pour jouer
des rôles dans le récit de Naïm (sujet de leur enquête : le rôle des geôliers d’Adjou)
Dès que l’anthropologue commence à parler du tatouage, l’empreinte de Khatibi
(notamment dans La Blessure du nom propre) est tellement évidente qu’elle nous
transporte derechef dans les références multiples de ce «sémiologue» du corps et du
signe. Cependant, paradoxalement, Naïm, le supposé anthropologue parait mal à
l’aise dans ce langage savant, il prononce mal un arabe littéraire difficile à manier… il
passe difficilement de l’idée abstraite à la description du fait corporel et aux
sentiments…
Sans nous attarder sur cette référence explicite (puisque le film mentionne Khatibi et
Sijilmassi, dont l’apport à notre sens n’est pas décisif dans ce domaine), on pourrait
dire que la référence à Khatibi (plus qu’à Tahar Benjelloun comme pourraient le
penser certains !) fonde le noyau du récit filmique. Tout d’abord à travers la notion
de bordel mystique ! Ensuite, l’ on constate que Adjou, image d’une femme
légendaire est amoureuse incestueusement de son frère qui à son tour déclare être
également une image (d’Adjou ?!). Nousd nous trouvons en plein dans l’univers du Le
livre du sang,où Muthna est homme et femme, deux en un, un et deux à la fois !
Comme dans ce livre aussi, à l’instar de Muthna, Adjou est victime de cette dualité
problématique et intraitable!
Double secret ?
Deux enquêtes donc qui tendent à démêler deux mystères : celui qu’Adjou,
assassinée, a emporté avec elle, (secret du tatouage sur le nombril) et celui de son
assassin! Or, les deux secrets coïncident finalement au point de n’être qu’un seul et
unique… Pire encore, les deux secrets ne sont pas des secrets ni des énigmes
proprement ni des mystères proprement dits. Sans être des secrets de polichinelle, il
s’agit plus de métaphores et de symboles que de faits réels tus où celés !…
Prenons la scène (flash back) où l’on voit Tachibanit en train de tatouer le nombril de
la jeune Adjou. Plus qu’un secret ou qu’une signification préétablie, il s’agit dune
évidence : Le nombril est le centre du corps. Il est la kaâba du micro-cosmos qu’est le
corps (Mircea Eliade), le lieu de la matrice et donc de tous les tabous, de la fertilité
125
féminine et des menstrues… Il s’agit d’un lieu secret par principe. Le lieu de tous les
secrets. Tatouer le nombril c’est indiquer ce lieu tabou, désiré… C’est aussi marquer
son caractère personnel et symbolique, sa dimnsion sauvage et indomptée. Le côté
magique protecteur du tatouage réside en cela… Et le secret est dans le secret du
lieu du tatouage, non dans le tatouage lui-même, comme le laisse supposer le
protagoniste. La tatoueuse le déclare explicitement . Elle le dit malheureusement par
un langage savant qui n’est pas le sien…. Le langage savant des livres.
Ce langage trop savant pour s’inscrire dans le récit nous rappelle les écrits de Khatibi,
notamment Amour bilingue et Triptyque de Rabat où le récit est le l’arène d’un je(u)
autant penseur que conteur ! En regardant ce film, dont le thème ainsi que
l’approche cinématographique sont d’une richesse indéniable, un grand malaise s’est
emparé de moi. Les mots transfigurent les choses, le signifiant dénature le signifié et
lui ôte toute narrativité possible. Le récit, si bien construit se laisse dessécher par
cette nouvelle ‘langue de bois ‘ qui, au lieu de stimuler le récit, le pétrifie dans des
formules devenues depuis les années 70 des évidences « sémiotiques ». Même le
« débat » sur le caractère licité ou illicite du tatouage est faussé par les deux opinions
en conflit. Il s’agit d’un faux débat qui prend l’allure d’une nécessité !
Si l’usage du noir et blanc s’avère très osé comme choix esthétique, il n’en confère
pas moins au film une saveur de mémoire, d’oubli et de réminiscences. Le récit se
construit ainsi en émergences et en résurgences devant nos yeux. Nous y croyons
comme y croient les protagonistes du film, pour finir par découvrir par la volte face
finale du réalisateur que si nous ne sommes pas les victimes de notre regard, nous
avions été crédules dans l’image qui défile devant nos yeux. Image qui transforme
tout en image, en image d’une image, en simulacre et mirages, dont le réel, comme
dirait Ibn Arabi, n’est que rêve éveillé dans un entre-monde qu’est peut être une salle
de cinéma ou l’espace d’un écran….
126
TROISIEME PARTIE
127
Passerelles…
Comparativement aux autres pays arabes, la sculpture semble ne pas avoir droit
de cité au Maroc. Si la peinture s’est développée considérablement depuis bien un
siècle, si encore sa mouvance a donné naissance à toutes les expérimentations
possibles, la sculpture est demeurée la parente pauvre de l’art, marginale et
marginalisée, pratiquée au compte goutte par les quelques artistes qui s’y adonnent
non sans réticence implicite et, finalement, méconnue au point parfois qu’on va
même à en déplorer l’absence.
Faut-il chercher les causes d’une telle situation dans la nature de la sculpture
elle-même, en tant que forme élaborée dans et par la matière, qui s’identifie
pleinement avec la figuration (le tajsîm) et donc avec ce qui fonde un certain interdit
de la représentation en Islam ? Causes, par ailleurs, encore plus accentuées dans un
Maghreb scrupuleusement attaché aux préceptes qui fondent le rapport à l’art et à
ses prétentions créatrices. Ou bien faudra-t-il lire cette marginalité dans les
évolutions que connut l’art au Maroc dans les années 50 et 60 et qui privilégiaient
128
une abstraction hostile à la modulation figurale que la sculpture incorpore comme
identité et destin formel ?
De telles questions, si elles tentent de mettre le doigt sur une réalité visible, ne
sauront nous voiler le fait que cette pratique artistique est demeurée l’une des
grandes tentations de l’art moderne et contemporain dans notre pays, ou du moins
un désir refoulé. Car, en effet, un grand nombre d’artistes marocains ont côtoyé la
sculpture, de façon personnelle et informelle dans la plupart des cas. Sur pierre, aux
matériaux divers, même sur glace, la sculpture a toujours fait partie du regard de
l’artiste marocain et de ses préoccupations esthétiques. Si elle ne s’est pas érigée en
une pratique systématique, si les expositions ont été si rares, c’est parce qu’elle
obéissait surtout à la commande. Pour preuve, les quelques sculptures visibles dans
nos espaces publics attestent de cette propension à conférer à cet art la finalité
d’objet ornemental. Ornemental, il s’identifie ainsi à toute une conception qui
prévaut quant à l’essence même de l’architecture islamique dont la grandeur réside
dans l’intégration in situ de l’ornement dans l’espace même de l’être.
Autre fait marquant dans notre espace artistique : la sculpture ne s’est pas
constituée comme un art à part. Elle fait partie des facettes artistiques de la peinture.
Rares encore sont les artistes qui consacrent leur travail à la seule et exclusive
pratique sculpturale. Comme si cet art était une issue possible à même de redonner
forme et vie à la pratique picturale. Fait qui se traduit généralement par une
transposition des formes et sujets adoptés en peinture dans le volume sculptural.
Cette exposition est une aventure esthétique. Elle l’est doublement puisque
qu’elle focalise l’intérêt sur un art qui subit actuellement des transformations dues
essentiellement à l’effritement des genres artistiques en vogue. Si actuellement l’art
pluralise ses sources et ressources, s’il abandonne les sentiers battus pour s’inventer
de nouvelles identités, c’est essentiellement parce que l’art contemporain
s’approprie de nouveaux espaces réservés jadis au réel. Mise en cause de l’espace et
des démarches classiques de l’œuvre, telle qu’elle s’est canonisée, l’art contemporain
met en exergue une fragmentation et une composition nouvelle de l’œuvre, laquelle
crée de nouveaux contextes d’élaboration et d’exposition.
Aussi ne soyons nullement étonnés ici si l’on se trouve derechef devant une
pratique typique et atypique de la sculpture, si également les artistes peintres
côtoient les sculpteurs confirmés. Un tel compagnonnage relève de l’intentionnalité
même qui a sous-tendu l’élaboration de cette exposition. En effet, l’objectif de cette
129
« composition » (car il s’agit bien de composition) est de permettre aux sculpteurs
« professionnels » de confronter leurs œuvres à des peintres qui n’ont jamais
pratiqué ou qui ont aléatoirement pratiqué cet art, d’un côté, et de créer ainsi un
espace pluriel où d’autres conceptions spécifiques de la « sculpture » viennent se
greffer pour créer une ouverture : celle de cette exposition et, avec elle, celle de la
conception même de l’art.
Triple objectif donc qui semble se dresser tel une histoire parallèle de l’art dans
notre pays. Une histoire bien ouverte, puisque s’y révèlent, de part et d’autre, le
désir sculptural dans ses formes les plus élancées ainsi que les métamorphoses que
l’on ne saurait identifier sous le terme générique de sculpture. Bas-relief et
installations rejoignent ainsi les sculptures en bois, celles façonnées en bronze,
comme pour nous introduire dans les multiples facettes d’un art qui ne cesse de
mettre en cause et son identité et ses effets esthétiques.
Transcendance…
Tel est le cas de la « tour de babil » façonnée par H. Slaoui où les interstices et
les collages invitent à une vision perspectiviste. Une mémoire construite par
imbrications et tournée vers l’intériorité de ses mystères. Les ondulations élancées de
Melehi associent rythme et mouvement pour réinterpréter le sensible dans les
méandres du symbolique. Les compositions de I. Kabbaj conjuguent l’oblique et le
vertical pour créer des vibrations musicales souterraines, dans la matière et dans
130
notre regard récepteur. Comme si l’artiste tendait à capter, par ces envolées, la
matrice du sens.
Transfigurations…
Au-delà de toute dichotomie fallacieuse, l’art de la sculpture est mise en scène
du visible et de l’invisible. Une appropriation du corps dans sa fluidité sensible et une
interprétation permanente de ses contours. Le corps se meut ainsi en miroir.
Fragmenté, il déploie ses fissures symboliques et maintient le sens dans un
flottement fulgurant. Le travail de K. Bennani, dans cette perspective, remodèle les
rondeurs du corps pour les révéler à leur érotique énigmatique. Le corps se présente
ainsi dans sa mouvance active, comme forme singulière et suggestive. Les êtres
imaginaires de A. Ikken sont une transfiguration du corps. Une sorte d’écriture à fleur
de signe qui s’invente inlassablement un sens encore à déchiffrer.
Appelons donc ces travaux des expressions sculpturales, afin de consacrer leur
ouverture et de célébrer leur désir d'infinitude. Ainsi, ils confirment le désir de
modernité qui anime profondément leur forme et leur sens. Les enjeux d'un tel désir
sont à sonder dans les orientations multiples d'un même travail, dans sa capacité de
dépasser toute dualité possible entre le pictural et le sculptural, ainsi que dans les
131
déconstructions qu'il instaure par le truchement de la matière… Notre regard ne peut
qu'être façonné par une telle ouverture, fasciné par une telle pluralité…
Diego Moya,
Ayant fréquenté l’Ecole des beaux arts, de formation, Diego Moya s’est laissé
entrainer par une fascination soutenue pour l’architecture, suivant ainsi son instinct
de liberté et sa volonté de découvrir ses potentialités propres. L’architecture lui a
offert le sens de l’espace, l’amour du sensible et le travail in situ. Elle a conféré à son
travail une ossature, une archi-texture, une vision et un horizon. Cependant, cet
artiste rebelle, insoumis aux canons esthétiques en vigueur, s’est laissé guider par sa
passion du sensible, un amour indélébile pour la matière et un penchant confirmé
pour le mouvement.
132
Venu à l’art par le biais du constructivisme et du cinétisme, Diego ne tarde pas à
libérer en lui une propension personnelle pour la profondeur. Conception qui va
marquer ses recherches pendant longtemps. En effet, Diego Moya semble
constamment à l’affût du ténébreux, poussé en cela par le désir de diluer les
contradictions les plus insolubles dans le travail sur le sombre, la lumière fuyante, les
fissures du temps, le mouvement incalculable des choses, l’incertitude des repères…
Cette période, qu’on peut qualifier de lyrisme expressionniste, n’est pas sans
laisser de traces sur la vision de l’artiste. Il s’adonne à la matière pour y sonder les
particules, fragmenter la totalité présumée, y déceler les échappées lumineuses, si
minimes soient-elles. Tel un félin, il approche ces lumières pour les révéler à elles-
mêmes et, bien également, à son regard, au notre. Tel un aveugle éclairé, il
transforme l’opacité en espace où le magma de l’univers et du sens se révèlent dans
leur inextricable labyrinthe.
Installé à Assilah depuis bien deux décennies, Diego concrétise sa passion pour
« l’entre deux », par ailleurs titre de l’une de ses expositions. Un lieu de passage, une
passerelle pour déconstruire toutes les dichotomies possibles, entre l’ici et l’ailleurs,
la mémoire et le présent, la matière et l’esprit… Une telle démarche est doublement
prospective, puisqu’elle ouvre l’intériorité sur l’extériorité, la vision sur le regard et le
rêve sur la réalité concrète…
La rencontre avec Ibn Arabi sous-tend une telle position. Elle se manifeste
implicitement par le jeu adopté, depuis longtemps, par l’artiste : la quête de la
lumière comme approche de la matérialité du sens ! Paradoxe diraient les uns,
consensus diraient d’autres. Pourtant, c’est dans cette recherche assidue, intense et
parfois frénétique, que s’incorpore la double démarche évoquée plus haut.
Entendons-nous bien. Diego n’est pas un mystique, il est plutôt porté par une
spiritualité propre à l’art et ses enjeux internes. Aussi, sa rencontre avec le grand
mystique de Murcie a-t-elle pris dernièrement un nouveau tournant. Car, l’artiste a
conçu et travaillé ce rapport problématique de façon oblique, pour en cristalliser tant
la part subjective que la part intellectuelle.
133
La phase bleue, puis ocre, traduit parfaitement cette disposition à
« corporaliser l’esprit et à spiritualiser le corps », dont Ibn Arabi revendique la
dialectique heureuse. Cependant, une telle métamorphose ne s’actualise nullement
ni dans le corps et la matière elle-même, ni dans l’esprit en tant que tel. Elle est
autrement médiatisée et réalisée, à travers un « entre deux » qualifié de barzakh
(entendez : ce qui sépare et lie deux mondes antagonistes). Ce barzakh n’est rien
d’autre que le lieu médian entre le monde des corps et celui de l’esprit, qualifié par
notre Chaykh «‘alam al mithal» (mundis imaginalis, le monde de l’imagination et des
images). Or, c’est dans l’image que les dualités vivent l’épreuve de leur
transfiguration. C’est aussi dans l’image que le paysage spirituel prend racine chez
Diego, qu’il manifeste les nervures de l’être, cette volonté incontournable de
transcender le soi vers l’autre. Un autre à fleur de peau, élaboré dans un
rapprochement viscéral avec ce qui fait de soi l’autre de l’autre…
Ce n’est donc pas un hasard si Diego trouve dans ce Maroc singulier une
nouvelle raison pour sa créativité ; s’il allie ses origines andalouses, sa modernité
incontestable à cette quête de nouvelles origines, inventées pour soi à partir de
ramifications perdues dans le temps. Le Maroc, en l’occurrence Assilah, invitent
l’artiste à déployer ses paysages abstraits, à leur conférer figure et sens, rythme et
musicalité. L’œuvre réalisée récemment sur les rochers du littoral de la ville
(gigabytes de piedra) est une expérience d’appropriation qui confère une nouvelle
ouverture à son travail. Il s’agit d’impressions qui captent les rides du temps dans la
peau de la roche. Ainsi le temps est transformé en géographie intérieure, calqué et
reproduit afin de le livrer à l’intemporel. Comme si ce récit se retrouvait partagé à
travers un autre miroir, celui de la transposition et de la mise en abyme.
Ce n’est nullement un hasard si l’artiste, encore une fois, dans cette démarche
archéologique, continue de suivre les traces d’Ibn Arabi, de l’Andalousie à Fès et de
Fès à Damas. Traces, par ailleurs, qui se traduisent par un travail spécifique sur le
miroir auquel l’aluminium, comme surface de réflexion et de lisibilité, donne corps.
En effet, cette tendance ascétique, cette épuration feutrée semble être le lieu
d’une impression (dans le double sens du mot). Les effets sont diaphanes, les traces
s’impriment au rythme du regard, de la lumière et de l’ombre, les couleurs
s’inventent et se réinventent au gré des passages du regard. Un minimalisme qui
relève de la vision intérieure. Comme si l’artiste invitait le spectateur à se transformer
en partenaire d’un voyage dans la surface d’un support qui lui reflète incessamment
sa présence.
134
D’une rive à l’autre, les « conquêtes » de Diego Moya interrogent
inlassablement l’essence de l’œuvre artistique. Et de glissement en glissement, elles
mettent en question le principe de réel pour en redéfinir les contours et réinventer
ainsi l’essence de notre regard. Car, pour Diego, l’art est partage, voyage aux confins
de l’imaginaire et désir d’altérité active.
135
hasard, mais je ne crois pas...) qui nous y on poussés l'été de 1989. Bref, c'était le
destin le plus improbable pour passer l'été (j'étais en train de préparer une exposition
importante à Madrid...) à ce moment là et, malgré tout, on a fini par aller à Assilah
pour 2 mois et on y est resté pendant 5 mois! Nous sommes tombés amoureux de
cette ville, il n'y a pas d'autre explication.
A partir de ce moment là, nous avons construit une maison, nous y sommes venus de
plus en plus souvent, et nous avions beaucoup voyagé dans le pays pour explorer
d'une façon plus directe sa culture et ses gens. C'était un changement radical de
notre vie. Je raconte toujours qu’avant 1989, je voyageais beaucoup en Europe et
aux USA, mais à partir de cette date je n'ai quitté le Maroc que pour voyager en
Afrique. Donc, c’était la découverte de la culture de l'islam, sa musique et, bien
évidemment, le soufisme. Et Tout cella d'une façon très intense. Au niveau artistique,
la matière s'impose d'une façon naturelle, le symbolisme, c'est à dire, la capacité
d'utiliser la matière comme véhicule d'autre chose, peut-être de l'innommable, m'a
complètement bouleversé et "travaillé mon travail" comme une énergie secrète qui
donne ses résultats à travers de l'œuvre.
Ton dernier travail reflète en effet cette ouverture vers la mer, la roche et la brume
qu'ASSILAH impose à tout amoureux de la ville. Mais le passage au numérique date
de cette exposition maroco-espagnole que tu as organisé en 2003... Pourquoi le tirage
numérique, alors que tu as toujours été attaché à la matière sensible?
Non, en 2003, je ne m’étais pas encore mis le numérique. C’est arrivé très
récemment, il y a seulement deux ans.
Bien, je continue. Le numérique est l'autre pôle de l'équation qui s'est dévoilée entre
deux mondes. (On pourrait dire entre mille et une rivières, mais c'est vraiment plus
compliqué...) Donc, la matérialité sensible reste toujours dans mon travail, comme le
136
premier pôle. C'est pour ça que je parle d'une réalité plus large. Si on pense à l'autre
monde, celui duquel je viens, la matière s'est dissolue en atomes, en particules, qui
donnent les possibilités à l’électronique et à l'informatique. Pour moi, c'était tout une
révélation : deux états de la matière, le moléculaire et l'atomique...en convivialité?
Le moléculaire et l’atomique nous conduit au fragmentaire… Y a-t-il derrière cela une
quête de la totalité ? la recherche d’une essence quelconque ?
L'autre jour j'avais relevé une propension chez toi vers l'entre deux, le barzakh d'Ibn
Arabi, le monde imaginal où les corps se spiritualisent et l'esprit se corporalise. cela se
traduit par une sobriété des couleurs, une épuration des formes et un allégement de
la "toile". est-ce l'effet d'une maturité? o plutôt la synthèse d'un parcours artistique?
J'ai l'impression que ce compagnonnage d'Ibn Arabi va au-delà. Tu semble suivre les
traces de ce grand mystique qui s'est installé à Fès, puis s'est arrêté a Damas pour y
vivre ses derniers jours. Parles-moi un peu de ce parcours qui s'est traduit par un
projet collectif l'année dernière...
137
Ah, c'est vrai! J'ai suivis les traces d’Ibn Arabi sans m'en rendre compte. Incroyable!
Tu vois, les signes... Oui, j'ai voyagé l'année passée à Damas pour commencer un
nouveau projet, et j'avais oublié que c'était l'endroit où il avait passé ses derniers
moments. Il s'agit d'un projet qu'on a appelé "Ilham" (inspiration) et c'est la façon
avec laquelle certains artistes peuvent s'approcher du monde musulman, s'en
inspirer d'une manière consciente. Pour Ibn Arabi le processus de la respiration et du
souffle (nafas) était toute une possibilité de connaissance de la divinité, et
l'inspiration (le "ilham") la façon avec laquelle elle nous donne la vie, donc la réalité
comme une révélation. J'ai employé ces concepts pour que 6 artistes espagnols
viennent en Syrie afin de s'inspirer pour créer des oeuvres qui seront exposés
ultérieurement dans un espace publique.
138
La matière et les couleurs ont donné beaucoup à ton art. La lumière était toujours là.
C'est elle qui maintenant prend le dessus... Est-ce la quête d'une spiritualité nouvelle?
Un soleil intérieur, une vision intérieure qui orientent actuellement ton travail?
Voilà, la lumière, elle est à l'origine de tout. C'était ma fascination d'il y a longtemps
et elle revient toujours. C'est quelque chose non pensée, une fascination à l’état pur.
Si je te dis : "il y a longtemps", c'est parce que c'était ma première révélation après
des années de travail artistique. Je travaillais à l'époque suivant le cinétisme, c'était
un peu l'art du moment et je venais de sortir de la faculté d'architecture, don fait
tout normal, jusqu'au moment où j'ai commencé à expérimenter la lumière et les
nouveaux matériaux. Petit à petit, le chemin m'a éloigné du cinétisme
programmatique et je me suis penché vers un monde totalement poétique, presque
surréaliste qui a été derrière les horreurs de Cruz Díez (de nouveau l'orthodoxie!)
C'était l'étape des "boîtes lumineuses" des années 70 (on est déjà vraiment un peu
vieux!) Donc, oui, maintenant la lumière est de retour après beaucoup d'années de
peinture sur toile où il y avait toujours, ce qui est sûr, quelque chose qui allait vers la
lumière. Mais on voit que les choses reviennent d'une façon "tremenda" (l'éternnel
retour...), et aujourd’hui, je ne peux pas faire une ellipse avec la lumière, j'en ai
besoin directement, et ça je l'ai obtenu avec les effets que donne l'aluminium, que je
provoque sans cesse et que probablement dans un futur très proche vont sortir
dehors pour inonder l'espace.
Pour faire le lien entre l’aluminium et Ibn Arabi (encore une fois!), ce dernier
considérait que les êtres sont le miroir du créateur… On a le sentiment que
l’aluminium est ici chez toi un miroir et une surface doublement investie. Il a la
fonction de cacher et de révéler…
Bon, finalement on revient aux paradoxes : comment une matière industrielle, froide,
peut signifier dans le spirituel ? D’abord ça dépasse la typique version de la peinture
par elle-même, en introduisant le spectateur dans l’œuvre, mais d’une façon discrète.
Il faut s’en apercevoir, puisque ce n’est pas évident au premier abord. C’est comme
une présence qui bouge à l’intérieur... toi même. Mais ce que dévoile l’aluminium
après cette première impression c’est surtout une sensation spatiale qui dépasse
aussi sa propre matérialité, (on ne voit jamais le miroir...) et qui fait flotter la seule
139
matière qui reste dans le tableau( ?), la matière qu’on peut reconnaitre comme
réel( ?). C’est comme ça que je comprends la création dans le domaine de l’art : on
présente une situation très chargée de symbolisme, mais qui doit être vécue et
interprétée par le spectateur, avec sa liberté et sa propre culture.
140
La main de l’autre
L’art était et demeure encore le lieu privilégié d’une subjectivité totale dédiée à
la mise en œuvre d’une vision personnelle en ce qu’elle a de plus spécifique et de
plus primordial. Taxé tantôt de nombriliste, tantôt de lunatique ou d’excentrique,
l’artiste contemporain est le fou de la tribu qui met en image l’inconscient collectif via
ses propres tribulations et fantasmes. Aussi le tableau a-t-il toujours été considéré
comme le territoire réel et imaginaire propre de l’artiste ; or, contrairement au
cinéma et au théâtre, arts pluriels par excellence, l’art du tableau s’érige en art
strictement individuel malgré les diverses tentatives d’en subvertir les règles et le
statut. Et l’on doit à l’art contemporain une grande ouverture aux autres arts de la
scène à travers les installations, l’art vidéo et bien d’autres supports, laquelle
ouverture introduit l’autre, le contexte, la pluralité des interventions et fait travailler
de concert l’artiste et ses collaborateurs.
Travestissement… Paradoxe de tout travail partagé où les frontières entre l’Un
et l’Autre s’estompent au profit d’une territorialité non identifiée. Où l’un prend le
masque de l’autre. Un masque qui laisse voir ou plutôt entrevoir le visage de l’autre…
Cet état des lieux prend une dimension symbolique quand les deux peintres sont de
sexes différents. Cela prend une dimension symbolique -aléatoire- par cette
rencontre entre deux noms dont l’un est le masculin de l’autre (Amine/Amina)! Bien
que je conçoive cette situation comme non déterminante (puisque tout artiste est
l’androgyne de son sexe lorsqu’il produit un art si « générique » soit-il !), il semble
que ces positions (dans les multiples sens de ce terme) invitent à la création d’un
espace « androgynique », livré à une indétermination essentielle. De là émane le
caractère périlleux et paradoxalement heureux de cette aventure qui, en amont, se
donne comme identité, alors qu’en aval se couronne comme différence.
Intervenir. Inter-venir. Laisser l’autre venir à soi, le loger dans mes fantasmes et
mes traces, l’inviter à advenir à mon propre moi créateur. Ad-venir : n’est-ce pas là
l’acte de venir ensemble à la toile et à sa présence construite doublement ? Le
double, mon double en tant que peintre, n’est-ce pas celui qui s’ajoute à moi dans
l’action même de l’émergence de mon moi sans aucune intention de suppléance?
Comment donc inter-venir sans que cela ne transforme le double en doublure ?
Pro-positions en miroir
L’aventure commence par un désir nourri par l’échange sur Facebook (J’avoue
avoir eu le plaisir de rencontrer Amina sur ce même réseau, d’entrevoir son travail
grâce à cela et de l’encourager à le présenter au Maroc!) ‘Nous avons fait chacun 5
dessins, raconte A. Bennis, que nous avons envoyé à l’autre en lui demandant de faire
les interventions qu’il désire en toute liberté. Il a bien sûr fallu mettre de côté tous les
égos respectifs, puisque nous étions autorisés a faire disparaitre des parties de
tableaux ou même à changer les formes et couleurs des parties travaillées par
142
l’autre’. Les deux artistes parlent de cette expérience en termes de ‘risques ‘ de
‘peur’, et de ‘contraintes’ (d’où le titre de l’exposition). ‘Les vrais contraintes son
ailleurs et c'est celles qui sont les plus difficiles a éviter’, rétorque Amina Rezki,
comme pour exorciser cette confrontation où elle s’engage ‘avec son histoire’ à elle.
Traduisons : avec sa subjectivité, sa mémoire portative et ses traces !
Rezki présente ses dessins à son ‘partenaire’ artistique. Des dessins où le corps y
est mis en scène dans ses apparitions diaphanes, où les traces font corps et images,
où le trait sinueux façonne ou semble feindre une figure transfigurée. Ces dessins où
le chromatisme est minimal se limitent parfois à une figure filiforme, à un semblant
de présence, se donnent à voir dans le caractère fugitif et oblique de leur présence.
Amine Bennis lui lance des dessins plutôt foisonnant de formes de traces
colorées. Lui l’artiste dont l’univers enfantin pseudo-naïf met en scène des figures et
des postures mi-euphoriques mi-ironiques.
Le résultat, comme nous l’avons analysé est plus qu’une altération : une
transfiguration parfois radicale du regard de l’autre. Car si les deux artistes se
considèrent comme foncièrement différents au niveau de la démarche, du trait, des
couleurs et des formes, ils sont tous les deux des artistes de la sensation, de la
perception. Si l’un sonde sa mémoire et ses traces indélébiles, l’autre fait danser le
regard et retravaille le visible à partir d’une vision quasi enfantine, omniprésente, ici
et là. Deux positions où l’on assiste à une présentification de l’intériorité d’un côté et
à une mise en scène de l’extériorité intériorisée du regard, de l’autre.
Les peintures ainsi que les dessins que présente l’artiste dans cette exposition
sont tiraillés entre un désir de mise en apparition et une propension vers une fluidité
scabreuse des formes et des aplats. Seules les couleurs atténuées mettent en scène
des sensations et des pincements d’émotions. Si Rezki nous a habitués à ces
personnages difformes quasi-baconiens, livrés à un jeu de traits meurtriers, elle
semble s’orienter actuellement dans plusieurs directions d’invention de soi et du
visible. Les corps et les visages sont toujours là dans leur présence ahurissante,
comme pour nous inviter à nous maintenir entre le réel comme trace et l’imagination
comme fantasme. Cependant, d’autres œuvres se lancent dans l’exploration du vide
dans sa plénitude éthérée. Comme pour exorciser ces êtres fantomatiques et ces
apparitions qui feignent de dire ou de raconter. En effet, au-delà du vouloir-dire c’est
la posture qui importe, la forme de ces êtres sans être, de ces créatures qui évitent
notre regard comme sortis directement d’un crématoire !
143
En aval, des portraits, entre dessin et peinture, intrigants par leur ressemblance,
entre féminin et masculin, semblent se jouer de la ressemblance et nous
maintiennent dans l’horreur soutenue d’un paradoxe, celui de l’indécidable, de
l’indéterminé et du foncièrement indistinct. Mais la démarche est la même chez cette
artiste qui sonde son intériorité avec insistance. Comme pour nous livrer les traces de
sa mémoire avec une légèreté effarante. Légèreté par ailleurs insoutenable, puisque
ses travaux semblent surgir d’un seul coup, pour embarrasser notre regard et notre
présence. Ou disons plutôt il s’agit d’un regard oblique qui nous repousse aux confins
de nos interrogations sur ce qu’est le visible réinventé au gré de touches et de traits,
voire d’aplats saccadés, rythmés par le désir de dire, non de raconter, de subvertir le
récit pour n’en garder que les traces disséminées et éclatées.
Parfois c’est la trace même à laquelle se réduit le tableau qui s’érige en
personnage, cristallin, livré à l’imprécision primordiale de sa présence… d’où cet effet
d’une esthétique de l‘impalpable et de l’indicible qui semble régner sur le tableau
comme pour en signer l’inachèvement ou l’improbabilité !
De part et d’autre, le défi est jeté comme un coup de dés (de tous les hasards
dirait Mallarmée). Un coup jeté comme un chuchotement dans l’oreille de l’autre,
celui à qui incombe la périlleuse tâche de transfigurer le regard de l’autre, de le rend
presque aveugle à lui-même. Car le tableau est parfois tourné pour que ses formes
s’offre à l’intervention, pour qu’il se livre à sa propre mort et à sa prochaine
naissance à lui-même.
D’emblée, les dessins des deux artistes se présentent comme des esquisses.
Comme ces carnets de bord que l’artiste prend pour son laboratoire ou porte-
mémoire. Ici, ils peuvent être considérés également comme des ’œuvres’ à part
entière et exposés ou vendus comme tels. L’aventure de la création aurait pu
s’arrêter là, de part et d’autre. Or, l’achevé, en tant que tel, se transforme en œuvre
non achevée, ouverte sciemment sur l’étreinte (ou plutôt sur la contrainte) d’une
main étrangère à sa propre genèse. Aussi le dessin vit-il une double vie et une double
mort et s’offre le destin de résurrection dans et à travers une main autre !
Mais cette main ne se limite pas aux retouches. Elle s’empare de la vie du
tableau initial pour effacer son origine. Comme si le tableau initial est ici en état de
sacrifice : il doit servir une cause ‘transcendantale’ qui le re-figure et le défigure, qui
le transfigure même dans la transe du moment sacrificiel lui-même.
144
Chacun des deux artistes est origine du sacrifice et mage de l’opération
sacrificielle. La revanche est garantie par le jeu de miroir et l’état réflexif dans lequel
ils se positionnent. Rien ne leur garantit de retrouver ni l’original ni la copie de leur
supposé travail. Personne ne pourra arrêter cet acte dans sa velléité altruiste. Car le
désir de l’altérité est là, bien réfléchi, porté à son paroxysme.
Ainsi, le dessin initial devient pleinement peinture, se laisse ravir par le désir
d’être reconduit inlassablement à proximité de l’art de l’intervenant, de sa volonté de
marquer l’espace de l’autre par une présence qui ‘fait violence’ à l’offrande. Toute
hospitalité n’est-elle pas en fin de compte spiritualité, transcendance et
appropriation de l’hôte en ce qu’il d’étranger, de distant, de spécifique ?
Les jeux sont faits! Aux artistes, comme à nous, d’en découvrir les ouvertures !
Car qui sait, peut-être que toute création est originairement création à ‘quatre
mains’, et que nos deux artistes ne font que reproduire le schème de la jahiliyya
prônant que tout poète doit avoir son propre démon qui lui insufflerait son poème!
Nous voila, ici, devant une expérience de doublure, d’images migrantes dans
leur genèse d’ad-venue à nous, recélant leurs secrets de formation et de
déformation, se prêtant à notre regard interrogateur, ouvrant la voie à un
questionnement sur l’essence et la quintessence même de l’acte créateur. Aux
artistes eux-mêmes et à nous de tirer les ‘leçons’ d’une aventure qui semble se tisser
sous notre regard tout en se posant, devant, nous comme une question. Celle de l’art
et celle de la cohabitation des artistes dans la toile comme dans le monde en tant que
façonneur d’images et d’imaginaires nouveaux!
145
Transes-figurations
L’art dans tous ses états
Installé depuis longtemps e Hollande, Mohamed Qureich s’était livré à une gestualité
où le mouvement, la liberté du ton et la sensorialité lui permettaient d’explorer ses
fonds intérieurs, en relation avec un monde où l’exil devient territoire imaginaire. Il
développe alors un art ouvert sur la trace, le mnémonique, empreint d’un amour
viscéral de la matière et de la couleur. Ici et là viennent s’imprimer des lettres, des
semblants d’écritures indéchiffrables et des papiers imprimés collés au gré des
sensations et de la mouvance de la toile. Tantôt un néo-expressionisme à la George
Baselitz, tantôt un pop art à la Gehrard Richter, le jeune peintre assimile ses
influences et les remodèle pour se retrouver très proche dernièrement d’un Anselm
Kiefer, épris d’hétérogénéité visuelle tant dans ses sculptures que ses peintures.
Itinérance hospitalière
Quand je l’ai rencontré et ai vu ses œuvres pour la première fois il y a quelques
années à Rabat, me vient en mémoire le travail prégnant de Chakir Hassan que j’ai
connu avant sa mort, l’amour et la considération que lui vouent ses étudiants et
disciples que j’ai eu l’occasion de côtoyer par l’écriture et l’amitié (notamment Himet
à Paris et Youssef Ahmed à Doha). Souvenance que me confirme Qureich dans une
lettre en réponse à mes questions. En effet, l’empreinte de ce grand peintre et
théoricien qui déconstruisit le tableau par le feu, les objets et la gestualité fougueuse,
se retrouve ici réinventée par une approche personnelle qui transforme l’espace du
tableau en une temporalité subjective et en une interrogation incessante sur le sens
de l’être.
Une résidence au Maroc, traduit l’attirance de l’artiste pour ce pays où il avait déjà
exposé un travail qui mérite que l’on s’y attarde un peu. Une résidence non
passagère, qui permet à Qureich d’habiter la peinture comme le pays qui l’accueille
et lui offre un espace de contemplation, plus près de sa terre natale, de son
imaginaire et des nouvelles sensations vécues. Espace insolite dont la mémoire est
146
encore vivace. Des machines aux formes gracieuses ont été récupérées et intégrée à
l’espace atelier. Atelier immense qui conserve encore les traces de la vie automatisée
qu’il abritait .
« Au premier pas, dit-il, je sentis une certaine répugnance pour ce lieu, a priori et
sans réflexion ! Mais dès que j’ fis mon entrée et que je sus qu’il s’agissait d’une
ancienne fabrique de fils de fer, et surtout quand j’y découvre les restes de ce
minéral rouillées, fils, plaques, clous je prend conscience que je trouve là mon lieu de
prédilection. Un lieu de corrosion propice à mes souci artistiques ». En effet, sensible
à cette présence du lieu et à sa mémoire de fil et de fer, Qureich s’y place non
simplement comme l’objet d’une hospitalité créatrice, mais surtout comme sujet
d’une investigation éveillée aux sens de cette mémoire. Il récupère les plaques et les
fils de fer et en fait un usage aussi symbolique que plastique. Il s’imprègne également
de cette grandeur vorace pour l’égaler en grandeur. Et ses grands formats viennent
ainsi dialoguer avec l’âme du lieu, d’une façon polyphonique et sensuelle.
Erosion-corrosion…
Les travaux exposés aux Oudayas sont en quelque sorte le préliminaire plastique aux
travaux réalisés pendant la résidence. Ils témoignent de l’effet d’une visite de l’artiste
à Bagdad en 2003. L’aspect catastrophique de la guerre eut l’effet d’une conscience
malheureuse. Terre desséchée, nous dit l’artiste, cœurs desséchés, yeux secs, un
paysage de désolation dont la couleur grise était l’expression flagrante. Cependant,
c’est le travail sur la matière et la mise en scène de cette désolation qui conduit
l’artiste, ici, au Maroc, à en donner une nouvelle interprétation.
De l’extériorité du sentiment à l’intériorisation des effets, le passage nécessitait une
contemplation active, ouverte sur la distance et le temps. Nous ne sommes plus à
Bagdad, mais, ici, tout rappelle le Bagdad avant la guerre ! Nous ne sommes plus,
non plus en 2003, mais bel et bien en 2011-12. Qu’il s’agisse de l’atelier ou de
l’ensemble des lieux visités par l’artiste, ce dernier se laisse imprégner par ce que ses
sens captent et assimilent. En résulte un parcours assez expressif de cette osmose et
de cette symbiose entre le corps propre et la mémoire personnelle.
147
La gestualité pure est ainsi dissoute dans un travail plus réfléchi sur la surface du
tableau. Le sentiment impulsif se transforme en une ex-pression qui se veut mise en
scène à chaque fois renouvelée et nuancée. Un travail sériel se trame et se laisse
dessiner d’une pièce à l’autre, comme pour explorer à fond les données de cette
expérience aux multiples facettes. La fougue d’antan est maintenue en éveil pour
laisser la place à un rythme pluriel que les couleurs, la matière et les matériaux
traduisent de façon explicite.
Le récit pluriel
La toile est ainsi compartimentée par une mise en abyme qui élabore le récit et ses
fragments mnémoniques. Car l’artiste est un conteur. Sa parole est transfigurée
sciemment et par le rythme et par le travail plastique. Le récit est là, omniprésent,
porté à la toile par une multitude d’éléments :
Les plaques de fer permettent à Qureich de restituer la mémoire de l’atelier, de
l’intégrer dans sa démarche et de s’approprier l’esprit du lieu. Ils lui procurent le
pouvoir mnémonique de parler de son Bagdad, pour des années longues sous le feu
et le sang. Le métal rouillé est une mémoire vivante de l’effet antérieur du feu et
l’effet postérieur de l’humidité et du temps. Le fer est symboliquement aussi un voile
puissant et une tablette du temps. Une temporalité qui défie le temps et l’inscrit dans
ses nervures. De l’érosion de la nature que le corps inscrit comme marque et affect, à
la corrosion du métal qui transfigure la surface lisse et ténébreuse du fer, l’artiste
passe d’effets visuels sensitifs à des effets visuels plutôt émotifs et évocateurs de
maints sens et significations que la mémoire individuelle met en exergue.
Le fer est aussi un ensemble de barrettes qui viennent inscrire sur le tableau une
sorte d’écriture indéchiffrable, et donner l’illusion d’une figure d’emprisonnement
dans le corps et la mémoire. Cette écriture cunéiforme (sumarienne) est l’objet d’un
transport dans le temps et l’histoire. Elle produit un double jeu dans la toile, celui de
la parole masquée et celui de l’effet de pointe, guerrier et belliqueux par excellence.
Comme si la dualité du plat et du pointu élaborait ici une dialectique de la peau et du
stylet, du parchemin et du Qalam. Métaphore par ailleurs vraisemblable puisque
Qureich semble libérer son corps et lui permettre d’assumer la double fonction de
corps à fleur de sensations et de corps pensant.
148
nouvelles données relatives généralement à des trouvailles : feuillets de vieux livres
parfois insolites, morceaux de journaux, visages féminins, train… Ces éléments sont là
pour enrichir le donné matériel dans son immédiateté réelle d’un côté et afin de
réinventer ce réel et le stratifier et permettre au regard du récepteur la possibilité de
voir et de revoir, de lire et d’interpréter, d’un autre côté.
Cependant, vers la fin du séjour des figures commencent à apparaitre sur la surface.
Hormis les visages féminins, des figures symboliques qui sont des répondants visuels
à des phrases imprimées, telle celle qui dit : « Parce que le ciel est bleu, il me donne
les larmes aux yeux » et où le bleu du ciel est représenté sous forme de disque bleu
scruté par un personnage objet sous forme d’enclume (l’enclume étant l’un des
éléments de l’atelier). Des formes cubiques en labyrinthe géométrique, le bateau en
papier que l’enfant fabrique à coup de plis, l’arc en ciel incomplet sous forme de
double demi-cercle ou de cercle enfoui dans un bout de tissus gris cousu de façon
maladroite, des « H » sous forme d’échelle colorée, des plans de bâtisses, des fils de
fer agencés et collées sur un fond terne et du blanc, des rondelles de fer collées sur
fond blanc à base de poudre de marbre…. Autant d’éléments qui viennent s’incruster
et donner lieu à un pluralisme pictural, témoins d’une quête de nouveaux sens et de
nouveaux effets.
Et l’on sent qu’on est propulsé dans une symbolique déjà entamée, depuis le début, à
travers une double obsession : celle des lettres alignées que l’artiste imprime à
travers un prototype préalable et qui s’accompagnent de la couleur noire qui vient
s’étaler sur l’espace de l’œuvre, parfois même à l’envers ; et celle du code barre qui
lui confère un automatisme très proche du pop art.
L’écriture manuelle et l’écriture imprimée tant en arabe qu’en langues latines
s’enchevêtrent et s’entrechoquent comme pour créer une sorte de logorrhée visuelle
qui sature l’œuvre d’un côté et libère d’autres espaces aux couleurs ternes ou
blanchâtres, d’un autre. Une telle disposition semble se formuler comme une
communication en suspens, d’autant plus que l’écrit manuel se transforme parfois en
gribouillis et les lettres imprimées en un espace spasmodique digne d’une tour de
Babel visuelle !
A parcourir la totalité des œuvres produite par Qureich, le caractère sériel de son
travail, les glissements et les variations qui s’y opèrent d’une résidence à l’autre, l’on
est frappé par l’état de transe dans lequel l’artiste s’est livré à une sorte de
délivrance, à un enfantement ininterrompu de ce qui en lui s’est accumulé loin des
149
senteurs et des couleurs de son pays natal. Les blessures (que le fer et ses usages
déjà mentionnés mettent en exergue) se laissent étaler sur la toile, se laissent panser,
s’écrivent, se décrient et s’impriment sur l’écran du tableau comme sur celui du rêve.
Le délire (que le travail des lettres et des écritures multiples manifeste) se met en
scène par les associations hybrides tant visuelles que matérielles. Si la gestualité est
bridée, c’est la passion des éléments disparates qui entreprend le travail sur soi, de
façon ostensiblement plus efficace. Aussi, ce que la surface du tableau accueille,
semble être les éclats d’un récit qui se laisse narrer de façon fragmentaire à travers
tout ce qui peut faire image ! Un récit qui ne s’essouffle guère, un récit proche de
l’obsession, mais qui sait se reformuler, emprunter parfois des couleurs et des
matières différentes, des dispositions non moins différentes.
Les derniers travaux de cette résidence ne sont pas sans attirer notre attention tant
par l’usage de couleurs moins sombres, plus lumineuses, presque gaies que par le
détournement de la saturation de la surface. Comme si l’artiste dans son atelier
matriciel, étant en quête des profondeurs de son être, a touché non le fond mais
plutôt la surface de son regard et de ses entrailles. De là émerge un nouveau regard,
le même mais autre par ses nouvelles ouvertures. Propension vers une symbolique
moins étriquée, moins complexe ; relâchement des significations ; retour du figural…
Qureich nous livre une vision du monde qu’il se taille dans la matière, le mouvement
et les signes. Ces derniers sont pour lui une référence culturelle (Les beatles) ainsi
qu’une expression personnelle. Ils sont aussi une référence « identitaire » et une
trace visuelle. La matière aussi se transforme en signe, du temps comme de l’espace.
Elle parle un langage que la rouille, prise comme encre, transcrit au gré du
bruissement de la langue.
150
vision où les blessures semblent se cicatriser pour donner lieu à un rapport renouvelé
avec soi et le monde…
151
Ces affinités qui germent comme un souffle…
Khaled Bekay et Père de Ribot ne sont pas deux peintres qu’un espace d’exposition
rassemble pour la première fois. Ils se connaissent depuis un temps, étant amis et
voisins d’atelier. Voisinage et affinités plastiques sont deux atouts qui les rapprochent
d’autant que l’un et l’autre travaillent sur la terre et le paysage naturel. Aussi, Bekay
eut-il l’idée de transporter ce voisinage actif vers sa terre natale, comme pour mettre
en miroir une hospitalité partagée, celle qui l’accueille, lui, depuis un temps en
Espagne, et celle qui accueillera son camarde de peinture et de pallier ici et
maintenant, dans cette exposition, comme il y a quelques années dans les rues
d’Assilah.
Sous le signe de l’affinité plastique donc, deux peintres se retrouvent dans le même
espace pour se le partager en tant que lieu d’échange et y mettre en scène deux regard
croisés. Deux peintres épris de la terre et de la couleur, dont les œuvres traduisent une
sensation de profondeur et de pénétration des couches de l’imaginaire tellurique.
A la première édition d’Art fair de Marrakech, avec la galerie qui le représentait, j’ai
eu l’occasion de voir les premières œuvres de l’expérience nouvelle que Khalid Bekay
nous propose ici. Il s’agit d’une nouvelle orientation qu’il se choisit sans pour autant
tendre ou prétendre à une rupture radicale. Tout près de la terre dans ses expériences
anciennes, scrutant la terre du hublot de son avion qui atterrit à Casablanca, Khalid
semble faire une découverte, prendre les ailes d’un oiseau et s’approprier le paysage
comme sur un nuage, entre ciel et terre.
L’art est réinvention du visible. Il a cette capacité de pénétrer l’impénétrable, de rêver
les choses et de leur donner une signification personnelle. Appropriation, il l’est tant
par les formes, les couleurs que leur agencement singulier. Approche de soi via l’autre,
il est également pur enchantement du monde, un chant qu’on dédie à ce qui, en lui
éveille notre attachement aux choses et aux êtres.
C’est dans ce sens que l’approche fragmentaire, je dirai métonymique de Bekay
emprunte les procédés de la magie et de l’ensorcèlement : enchanter, c’est travailler
sur une parcelle du corps de l’enchanté. En effet, dans son expérience picturale qu’on
152
lui connait, Bekay fragmentait le monde, la terre, la réduisait à des éléments naturels
(prune, poire, courgette, théière…), lesquels, par cet isolement et cette mise en
exergue, prennent une essence symbolique. Son approche heuristique et euphorique
met en scène les choses et les éléments afin de leur donner une âme, une personnalité.
Son penchant pour les couleurs vives attise cet attachement à la terre et à ses avatars. Il
voue ainsi une passion indélébile pour la chose comme forme symbolique. Une
symbolique par ailleurs sans prétention ésotérique. Plutôt personnelle, elle s’entame
comme un rythme qui donne un ton à son travail et à son regard plastique.
Son travail actuel devient plus complexe et plus composite. Il se détache de l’approche
simple pour créer une multitude de dimensions dans la même œuvre. Cela se traduit
par une surface multiple dont l’agencement évoque la vision aérienne de la terre, des
champs et de leur symphonie chromatique. Fervent adepte du collage et de ses diverses
techniques, l’artiste compartimente le tableau pour jouer sur la rythmique que lui
confèrent et la couleur et les procédés.
La terre se meut ainsi en trace, en une géographie imaginaire, à arpenter par un regard
multicolore. Elle est captée dans ce qu’elle offre de géométrique et de féerique. A fleur
de terre, le regard de Bekay capte le donné visible et l’enveloppe dans une vision quasi
onirique. Sa passion pour l’abstraction géométrique se trouve attisée ici et poussée à
son paroxysme. Comme si le peintre nous soufflait à l’oreille : la terre n’est pas ronde,
elle n’est pas non plus plate ;; elle est ce que je vois d’en haut quand j’emprunte la
posture d’un aigle !
Posture par ailleurs enfantine et aérienne ! tel ce rêve d’enfant récurrent chez les uns et
les autres, où l’on se voient doté d’ailes et survolant l’univers avec joie. Elle permet de
transformer la géographie vécue en un espace vu, sculpté à même le rêve.
Cependant le jeu plastique ne s’arrête pas là ! Car Bekkay ne peux pas céder
définitivement à la géométrie rigoureuse, si esthétique et si suggestive soit-elle. Il
revient à ses formes de prédilection et les retravaille selon un double agencement :
celui de la concomitance et celui de l’interprétation. L’enjeu se retrouve finalement là :
la terre dépouille les fruits de leur forme naturelle pour les doter d’une forme
corporelle, humaine, voire féminine. La figure devient simplement une trace, le
fantôme d’une présence. Plus de poire ou de pomme colorée. Rien que le dessin
demeure pour se laisser livrer au jeu érotisant auquel il est destiné ! On dirait ici que le
long compagnonnage de ces formes est devenu passion charnelle, désir esthétique et
érotique.
153
tableau intitulé ‘auberg-in IV’, 2011-2012). Le jeu de mots établi dans les titres est
dans ce sens très révélateur de cette propension vers le charnel et le corporel (peau-
me !). Jeu d’enfant aussi qui, à travers, les homophonies découvre son pouvoir de
maitriser et de pervertir le langage. Pervertir ! Oui mais pour inventer un nouveau
langage plastique qui donne vie et pulsion aux formes tant qu’aux couleurs !
Paysages Intérieurs
Voila un artiste que je ne connaissais pas et que je découvre avec bonheur. Son regard
est à fleur de terre, éveillé à ses richesses offertes aux sens. Il tend l’œil (comme on
tend l’oreille) aux murmures de l’eau, aux bruissements des feuilles… à l’aspect
infiniment et paradoxalement beau de la nature. Cette dernière est captée dans sa
mouvance, dans son éclat initial, presque primitif ; celui-là que les romantiques
allemands recherchaient dans leur quête de l’origine.
Tendre l’œil, est en soi un acte de découverte inlassable. C’est l’opération par laquelle
tous les sens s’associent au regard afin de transformer la vue en vision et le sens en
instinct, contemplation active sensible aux chuchotements qui émanent du visible. De
Ribot met ainsi en scène ce qui se prête à sa sensibilité, lui offre l’hospitalité en son
intériorité, l’accueille comme s’il faisait partie de son univers personnel.
La nature est ainsi dé-naturée. Elle fait partie de son imaginaire, à travers
l’appropriation de ses éléments. Aussi, l’on a l’impression que l’artiste procède par un
jeu de fragmentation de ces éléments compacts afin de nous offrir une inter-prétation
qui ôte à la scène son existence apriorique, son être-là pour lui insuffler une autre vie,
celle qui se dessine dans son regard.
Inter-prétation disons-nous ? Oui, puisque le regard et le donné visible se prêtent l’un à
l’autre, entrent en dia-logue (un entretien duel). Et ce qui importe dans cet entretien
n’est guère le beau naturel comme Kant le destinait à toute esthétique du goût mais un
comportement esthésique où les sens sont en transe. Cela se traduit effectivement par
une gestualité mesurée, menée selon une rythmique multiple. Musicalité prégnante,
élancée, tantôt ardente, tantôt éthérée. Arbres, ruisseau, rochers et autres éléments ne
sont plus que des prétextes pour élaborer cette insaisissable légèreté qui se transmue en
appel intérieur.
Dans ma langue maternelle (l’arabe), le mot « tajrîd », correspondant à « abstraction »,
signifie entre autres : dénudement ! Or, ce qui se passe ici est un travail d’abstraction
des éléments naturels afin de retrouver la peau de la nature, sa virginité première et
originelle. Peau sensuelle qui invite à un érotisme spirituel proche de la vision
mystique d’un Ibn Arabi ou d’un Raymond Lulle (son disciple catalan). Un érotisme
métaphorique, transcendantal et finement édulcoré.
154
Une grande passion semble émaner de ces toiles. Passion de l’originel qui n’est autre
qu’une traduction d’un grand penchant pour le transcendantal, la recherche de la
perfection si chère aux mystique. L’absence de l’humain ici est l’expression la plus
profonde de la quête assidue de l’humanité comme concept, lequel est sensé rayonner
sur ce qui l’entoure. L’humain n’est autre que mon regard, moi le peintre qui invente
et réinvente, pour moi et les autres, ce qui se présente à moi, loin des buildings et de
leur artefact « humain », près des sources (dans le double sens du mot).
L’artiste n’entre ici dan aucune des oppositions qui fonde le civilisationnel. Il se place
dans une relation quasi mythique du naturel en tant que tel, le reformulant selon une
vision chromatique qui épouse le dégradé, la transparence et la fluidité de la surface. Il
nous offre une vision multiple qu’un chat noir signe avec ses griffes !
155
De l’étrange familiarité de l’être
L’homme est malade parce qu’il est mal construit. Il faut se
décider à le mettre à nu pour lui gratter cet animalcule qui le
démange mortellement…
Antonin Artaud
Je ne connaissais pas du tout ce jeune homme qui porte bien son ombre, au
look particulier qui lui confère les halos d’un jeune musicien techno. J’ai eu
connaissance de ses travaux lors du concours dont il bénéficie à juste titre de cette
exposition augurale. Ni autodidacte, ni formé académiquement comme il se doit, ce
jeune peintre est pourtant à la hauteur de ses espérances aussi bien que de nos
attentes. Il ne cède nullement à la « facilité » de l’abstraction géométrique,
expressionniste, ni à une figuration réaliste ou photographique, telle qu’elle se
pratique de nos jours, et qui attire les « acheteurs » potentiels. Ses travaux le placent
dès l’abord dans un lieu particulier au sein de la création plastique de ses congénères.
Un lieu, avouons-le, que la majorité déserte tant à cause de sa violence que des
dimensions « démoniques » qu’il génère.
Du signe à l’être
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Au commencement un signe venu d’un ailleurs que le peintre côtoie dans sa
ville natale. Une lettre tifinagh qui le fascine si bien qu’il en développe incessamment
les contours et en défigure le sens. Et de transfiguration en transfiguration nait l’être,
le monstre, l’apparence d’une idée, d’un symbole. Car cette figure, qui n’en est pas
une, est le résultat d’un parcours et d’un jeu mené sur la forme et la signifiance.
Cependant en figurant et défigurant cette lettre, l’artiste lui confère au passage une
forme vivante, symbolique et hybride et la multiplie à volonté, comme pour créer un
semblant d’alphabet imaginaire qui rappelle fortement le travail de Malika Agueznay
ou de Houcine Miloudi.
La perte, nous la sentons en effet, chez l’artiste, dans sa portée la plus tragique :
Comme paradoxe existentiel qui se laisse dessiner et incorporer dans la « figure »
même du monstre. Un monstre qui naît de ses propres défigurations, qui pointe le
monde de par ses postures multiples, comme pour conférer à notre regard une
dimension satirique : « Je peins des corps entre humanité et animalité. Elle provient
de mondes plus proches du tombeau que du monde de l’oxygène, dans des postures
qui ne sont nullement étranges à la danse et aux postures des danseurs, qui est mon
monde aussi… Le corps se tord au seuil qui colorie les sentiments… Le corps est
porteur de tout ce qu’il vit », me révèle fragmentairement le peintre ! Oui, du
rythme, il y en a. Le monstre danse et va même jusqu’à jouer au funambule, prenant
le monde pour ballon, avec un clin d’œil au pop art !
La figure que crée pour nous (et pour lui-même) Karim Attar nous fait penser au
corps sans organe dont parlait Antonin Artaud ainsi qu’aux ‘3 études pour une
crucifixion’ de Bacon. Sauf qu’ici, ce sont les organes qui font le corps, Corps tragique
par excellence, il est plein de flux, d’intensité, de sensation et de désir. Reprise par
Gilles Deleuze, cette notion nous propulse dans le devenir inconditionnel du corps
pensant. Attar, pense aussi le corps hybride comme lieu de confrontation, comme
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épiderme sociétal, et comme regard perçant de soi et de l’autre. Il s’agit donc pour lui
d’une sorte de métaphore complexe de soi qui loin d’être passive, s’érige en destin
réflexif. Ce n’est donc pas pour rien que l’étrangeté (cette inquiétante étrangeté dont
parlait Freud) relie le moi également à sa mémoire matricielle et à son devenir-
enfant, à sa chair indescriptible qui ne ressemble en rien au corps complet. Et ce n’est
pas non plus pour rien que la plupart des figures monstrueuses des martiens ont une
grande similitude avec les formes fœtales…
Notons, au passage, que Karim Attar s’applique à faire de la peinture
proprement dite. Il use pour cela de matières référentielles. La peinture à l’huile est
son matériau de prédilection, le collage son compagnon de réflexion :
Cela implique d’autre part une orientation esthétique et génère des effets
visuels quant aux aplats, à la nature des coloris. Car, si Attar aime user des couleurs
nettes, telles qu’elles sortent des tubes, il joue également avec intensité sur le
dégradé, mais avec un ton fauve qui lui ôte toute finesse artificielle. Aussi, l’on se
trouve de prime à bord devant une peinture qui déborde de vitalité et du sens de
professionnalisme, sans nulle prétention esthétique, plutôt avec beaucoup d’énergie
et d’intensité.
Nous voilà donc devant une jeune expérience qui trace son parcours avec un
acharnement et une humilité à fleur de peau. Et cet être étrange et monstrueux, la
peinture de Karim Attar le rapproche de nous et nous le fait aimer. Comme pour nous
dire : le beau n’est-il pas en fin de compte ce que la laideur érige comme sublime ?
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