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Précis de philosophie

François-Joseph THONNARD

La théodicée (Problème de Dieu)


Article 1 : L’existence de Dieu
1) Preuve par la contingence. Thèse 1
Corollaire. Les cinq voies thomistes
2) Preuve par les degrés de perfection. Thèse 2
3) Preuve par l’ordre. Thèse 3
Corollaire. Preuve par l’ordre moral
4) Preuve par la vie de l’esprit. Thèse 4
5) Preuve par l’inclination volontaire. Thèse 5
Corollaires :
1) Forme psychologique de la preuve
2) Connaissance implicite de Dieu
6) Preuve synthétique. Thèse 6
Corollaires :
1) Preuve par intuition mystique
2) Preuve par le consentement universel
3) Aspect social de l’idée de Dieu
4) Le problème de l’athéisme
Article 2 : Les attributs de Dieu
Question 1 : Valeur analogique de notre connaissance de Dieu. Thèse 7
1) Aspect ontologique de l’analogie
2) Aspect logique
Corollaires :
1) Imperfection des noms divins
2) Analogie d’attribution
Question 2 : Les attributs divins en général
1) L’attribut fondamental et la simplicité divine. Thèse 8
1) Simplicité divine
2) L’attribut fondamental
Corollaire. L’essence divine
2) La distinction des attributs et la transcendance divine. Thèse 9
1) Distinction virtuelle mineure
2) La transcendance divine
3) La multiplicité des attributs et la perfection divine. Thèse 10
1) Perfection divine
2) Mode de possession des perfections en Dieu
Corollaires :
1) Ressemblance divine
2) Nombre des attributs
Question 3 : Les attributs divins en particulier
1) La bonté divine. Thèse 11
1) Dieu, bien suprême
2) Dieu, bonté subsistante
2) L’infinité de Dieu. Thèse 12
Corollaire. L’infini hors de Dieu
3) L’ubiquité de Dieu. Thèse 13
Corollaire. Diverses sortes de présences spirituelles
4) L’éternité de Dieu. Thèse 14
1) Immutabilité divine
2) Éternité divine
5) L’unité de Dieu. Thèse 15
Corollaires :
1) Le panthéisme
2) Le polythéisme
6) La personnalité de Dieu. Thèse 16
1) La conscience divine
2) Béatitude divine
Corollaires :
1) La vie divine
2) La vérité divine
3) La beauté divine
Article 3 : L’œuvre de Dieu
1) La causalité divine en général. Thèse 17
1) Dieu, cause propre de l’être
2) L’exemplarisme
3) Dieu, fin dernière de tout
Corollaires :
1) La gloire de Dieu
2) La toute-puissance de Dieu
3) Amour désintéressé
4) Liberté divine
2) La création. Thèse 18
1) Le fait de la création
2) Nature de la création
3) Le temps de la création
Objections contre l’éternité du monde
3) La conservation. Thèse 19
Création et conservation
4) La prémotion. Thèse 20
1) Le fait de l’universelle prémotion divine
2) Nature de la prémotion
3) Prémotion et liberté
5) La providence. Thèse 21
1) Science et sagesse divine
2) Loi éternelle
3) Gouvernement divin
Corollaires :
1) Le mal et la Providence
2) Miracle et contingence
3) Diverses sciences en Dieu

Conclusion de la théodicée
La théodicée. Problème de Dieu.
§958). La théodicée est la science traitant de Dieu par les lumières naturelles de notre raison. Le
terme, qui signifie « défense de Dieu », est le titre d’un ouvrage de Leibniz sur la providence ;
on l’a adopté pour désigner d’un mot la théologie naturelle, en l’opposant à la théologie
surnaturelle traitant de Dieu à la double lumière de la Foi révélée et de la raison et simplement
appelée « Théologie ».

La théodicée n’est pas une science à part, parce que nous ne pouvons naturellement connaître
Dieu que par analogie avec les êtres finis, en nous servant des mêmes idées et vérités que dans
l’étude de l’être comme tel. Elle n’est donc qu’un chapitre de Métaphysique, mais elle en est le
sommet, le fruit le plus excellent ; car son objet nous livre seul la dernière raison d’être de
toutes choses, en sorte qu’elle est l’achèvement de toutes les autres sciences. Elle est en
particulier la source indispensable de la science et de la vie morale, en nous montrant en Dieu,
providence, législateur et Bonté suprême, le principe de toute obligation et la fin dernière de
toutes nos actions.

Dieu cependant constitue un véritable problème pour la raison humaine laissée à ses propres
forces, si bien que plusieurs philosophes doutent de son existence, à plus forte raison ne sont-
ils pas d’accord sur sa nature et sur ses rapports avec le monde. Les uns exagèrent sa
transcendance jusqu’à l’agnosticisme ; d’autres son immanence jusqu’au panthéisme. C’est
pourquoi, couronnant ici toutes nos thèses de Philosophie naturelle et d’ontologie, nous
résoudrons en trois articles le triple problème que la raison peut se poser au sujet de Dieu :
celui de son existence, comme réalité distincte du monde, celui de ses propriétés ou attributs,
qui constituent son essence autant qu’il est possible de la connaître naturellement, enfin celui
de ses rapports avec l’univers qui est son œuvre et dont il reste la Providence.

Article 1. — L’existence de Dieu.


Article 2. — Les attributs de Dieu.
Article 3. — L’œuvre de Dieu.

Article 1. L'existence de Dieu.


§959). Une difficulté surgit dès l’abord : pour comprendre la démonstration de l’existence de
Dieu, on doit évidemment posséder une certaine idée de Dieu, mais cette idée autant qu’il nous
est possible de l’acquérir, est le fruit de toute la théodicée. Il arrive donc inévitablement que
l’on s’inspire dès le début des résultats de l’enquête poursuivie au long de tout le chapitre, et
que l’on procède par approximations successives, en sorte que les preuves de l’existence de
Dieu contiennent déjà implicitement toutes les thèses concernant les attributs et les œuvres de
Dieu.

Mais ne pouvant tout dire à la fois, nous proposerons ici, pour éclairer notre marche,
une définition nominale que la suite devra justifier mais qui d’ailleurs est pleinement intelligible
par les notions précédemment élucidées.

Nous entendons par Dieu, l’Être suprême, celui que saint Anselme définissait l’être tellement
parfait, qu’on ne peut en concevoir de plus parfait. Un être purement spirituel, inaccessible par
conséquent à toute expérience sensible, et connaissable directement et uniquement par notre
intelligence. Un être substantiel aussi, distinct du monde, mais en rapport avec le monde
comme la cause avec son effet, cause suprême par conséquent au même titre que « Être
suprême » : cause incausée, n’ayant au-dessus de lui aucune cause dont il dépendrait, tandis
que tout dépend de lui.

Il est facile de concevoir un tel être comme une essence au moins possible, et même comme
existant, puisqu’il est pensé comme réalisant tous les modes d’être ou d’exister possibles : il est
l’absolu idéal dont nous avons montré la nécessité comme fondement des possibles, et l’on
peut encore le définir comme l’Existence elle-même réalisée sans restriction, selon toutes ses
possibilités : l’Existence subsistante ou l’Être nécessaire. Mais nous avons montré aussi que,
malgré les apparences, cette perfection, si haute soit-elle, reste un absolu d’ordre
purement idéal. C’est pourquoi les arguments présentés par saint Anselme, puis par Descartes,
et les cartésiens, spécialement par Spinoza, et par Leibniz, appelés arguments à priori, ou selon
Kant, ontologiques, dans la mesure où ils se basent sur l’analyse de notre idée
indépendamment de toute expérience actuelle ne peuvent conduire à l’existence réelle de Dieu
[Cf. pour la part de vérité de ces arguments, §972].

D’autre part pour constater immédiatement et sans raisonnement l’existence d’une substance,
nous n’avons que deux chemins : ou bien le jugement quasi intuitif d’existence, par retour sur
un objet de perception actuelle sensible qui ne trouve évidemment pas Dieu pur esprit ; ou
bien la réflexion de notre pensée sur elle-même, constatant l’existence du moi pensant qui lui
non plus n’est pas Dieu. Ainsi donc, à partir de notre définition nominale, nous devons
démontrer l’existence de Dieu et nous ne pouvons le faire efficacement qu’à posteriori, en
prenant comme point de départ l’une des deux constatations de réalités actuellement
existantes, ou hors de nous ou en nous.

Dans le monde extérieur nous retiendrons surtout trois aspects aptes à nous conduire
directement à Dieu : d’abord celui de son existence même qui, étant contingente, ne s’explique
que par l’Être nécessaire ; puis les degrés de perfection dont le sommet est Dieu, et
enfin l’ordre qui est un cas spécialement frappant de perfection participée. En nous-mêmes,
la vie de notre esprit comme l’inclination naturelle de notre volonté est aussi une base solide
pour nous élever à Dieu. Mais tous ces chemins n’en font qu’un, ils se rejoignent en une preuve
synthétique où nous retrouverons la part de vérité des doctrines philosophiques qui pensent
avoir de Dieu une connaissance intuitive. Nous divisons donc cet article en six paragraphes :

1. — Preuve par la contingence.


2. — Preuve par les degrés de perfection.
3. — Preuve par l’ordre.
4. — Preuve par la vie de l’esprit.
5. — Preuve par l’inclination volontaire.
6. — Preuve synthétique.

1. - Preuve par la contingence.

Thèse 1. L’existence dans le monde de réalités dont la contingence apparaît par leur
changement et leur dépendance, ne s’explique que par l’existence actuelle de l’Être nécessaire
qui est Dieu.
A) Explication.

§960). La contingence dont il s’agit n’est pas dans l’ordre de l’agir, comme la liberté, mais dans
l’ordre de l’être, et se définit la propriété par laquelle l’être qui est ou existe pourrait ne pas être
ou ne pas exister. — L’Être nécessaire dans le même sens est celui qui existe de telle sorte qu’il
ne peut pas ne pas exister : l’Existence subsistante.

Contingence et nécessité peuvent avoir des degrés ; distinguons le degré relatif et le


degré absolu.

1) La nécessité absolue ou proprement dite, est celle que possède l’Être par son essence
même en sorte qu’il se définit par l’existence.

2) La nécessité relative est celle qu’un être possède en dépendance d’une cause et par
participation. Par exemple, si le monde avait toujours existé par la volonté de Dieu et devait
toujours exister par la même volonté.

3) La contingence relative rejoint cette nécessité relative : elle est l’indifférence à exister de
droit, unie à l’existence éternelle de fait. Au point de vue expérimental, un tel être apparaît
comme nécessaire ; au point de vue métaphysique, il apparaît comme contingent.

4) La contingence absolue est celle où de fait, l’être ne jouit pas toujours de l’existence, par
exemple s’il commence d’exister, ou s’il est détruit et cesse d’être.

On voit que le double signe de la contingence est, soit le changement qui donne ou retire
l’existence ; soit la dépendance qui fait exister par un autre.

B) Preuve inductive.

§961). FAITS. — On constate dans le monde l’existence actuelle d’un grand nombre d’êtres
contingents, d’une contingence absolue. Ainsi tous les êtres vivants et spécialement les
hommes, n’ont pas toujours existé, on peut indiquer le premier moment de leur conception
avant laquelle, comme substances individuelles, ils n’existaient pas encore. Dans l’ordre
minéral, chacun des corps peut toujours subir une transformation chimique où il disparaît
comme individu ou composé subsistant. Cet universel changement manifeste une contingence
universelle.

b) PRINCIPE D’INTERPRÉTATION. Or, tout être absolument contingent qui existe en fait, n’est
intelligible que s’il reçoit actuellement l’existence de l’Être absolument nécessaire, qui est Dieu.

L’évidence de ce principe peut se montrer directement ou indirectement :

1) Directement : par application du principe de raison suffisante. Tout être contingent qui existe
a nécessairement dans un autre la raison d’être de son existence : car s’il la trouvait
intrinsèquement, elle lui conviendrait nécessairement comme tout ce qui est essentiel. Et
puisque toute propriété réelle a nécessairement une raison suffisante, ou intrinsèque ou
extrinsèque, cette existence incontestablement réelle de l’être contingent est donc
actuellement reçue et participée d’un autre qui en est la source explicative. Et notons que cette
évidence concerne non un être vague comme la matière ou le monde, mais chaque subsistant,
chaque individualité, comme ce cheval, cet homme, cet arbre, ce caillou ou cet atome.

Si la source explicative ainsi postulée recevait elle-même d’un autre l’existence qu’elle
communique, nous aurions un cas de subordination essentielle où l’on doit, comme nous
l’avons prouvé, s’arrêter à un premier qui possède par soi la perfection communiquée.
Ce premier, qui a en soi la raison suffisante de son existence, c’est l’Existence
subsistante ou l’Être nécessaire.

2) Indirectement : par l’absurdité de la contingence universelle. Si tous les êtres sans exception
sont déclarés contingents, d’une contingence absolue, c’est dire qu’en fait tous sans exception
ont été privés de l’existence, en sorte que, alors, rien absolument n’existait.

Or, selon le mot de Bossuet, « qu’il y ait un seul moment où rien ne soit, éternellement rien ne
sera », car du néant absolu, rien évidemment ne peut sortir.

Donc l’existence actuelle d’êtres contingents suppose un être nécessaire qui ne peut pas ne pas
être, ni être privé d’existence. Si ce dernier trouvait dans un autre la cause de sa nécessité,
nous retrouverions la chaîne des causes subordonnées essentiellement conduisant à l’être
absolument nécessaire, ayant en soi-même la cause de sa nécessité ou existant
essentiellement, c’est-à-dire, à l’Existence subsistante. C’est pourquoi cet être réel répond bien
à la définition nominale de Dieu, et ne pourrait par exemple, s’identifier avec le fond matériel
de l’univers, conçu comme réservoir éternel d’être où chaque subsistant viendrait puiser à son
tour sa part d’existence : car nous montrerons que l’Existence subsistante est un Être spirituel
et Infini, donc distinct du monde [§1015, sq.].

Corollaire.

§962) Les deux premières voies thomistes. Saint Thomas démontre l’existence de Dieu par cinq
arguments ou cinq voies : la contingence est la troisième, les deux dernières étant la preuve par
les degrés de perfection (quatrième) et par l’ordre (cinquième), Mais d’abord il considère à part
les deux signes de contingences : le changement et la dépendance causale et il en fait la base de
ses deux premières voies.

Première voie. — Tout change dans l’univers ; or, tout changement suppose un moteur qui fait
passer le mobile de la puissance à l’acte, et si ce moteur est lui-même mû par un autre, on ne
peut remonter à l’infini ; il faut s’arrêter à un premier qui n’étant pas mû lui-même est le premier
moteur immobile.

Cette première preuve ne manque pas de valeur ; mais on peut la prendre de deux façons :

a) Au sens physique, en partant d’exemples concrets de changements, et alors on n’aboutit pas


nécessairement à Dieu. Par exemple, si on prend un mouvement local : un bâton mû par la main
et mouvant une pierre, la première cause de la série est la décision libre qui met tout en branle,
sans être elle-même mue localement : elle est donc dans cet ordre le premier moteur immobile.
Pour atteindre Dieu, il faut considérer notre liberté comme une perfection pure participée, ce qui
est la quatrième voie. Si l’on partait d’un changement substantiel, comme la conception d’un
vivant, on aurait un exemple de contingence où le mobile reçoit l’existence d’un autre et on
retrouverait la troisième voie.
b) Au sens métaphysique : on prend comme base de l’argument le changement comme tel, défini
par le passage de la puissance à l’acte en n’importe quel ordre, même dans notre intelligence : le
premier moteur ne peut être alors que l’Acte pur et on aboutit directement à Dieu. Mais
cette participation à l’acte qui définit ainsi le changement devient un cas particulier de perfection
pure participée, et la première voie se rattache à la quatrième.

Deuxième voie. — On constate, ajoute saint Thomas, dans les choses sensibles, une subordination
de causes efficientes, sans qu’aucune cause soit cause d’elle-même, ce qui serait absurde.

Or dans une série de causes ainsi subordonnées par soi, on ne peut remonter à l’infini : car ôtez la
cause, l’effet disparaît : « sublata causa, tollitur effectus ». Et, dans la série causale, toutes les
causes intermédiaires font office d’effet par rapport à la première ; si donc on supprime cette
première, ce qui arrive en remontant à l’infini, on supprime également toutes les autres causes
dont nous constatons l’existence. Il faut donc poser une première cause efficiente, et c’est elle
qu’on nomme Dieu.

Cet argument n’est qu’une variété du précédent ; si l’on part d’exemples concrets, les causes
subordonnées deviendront des séries de moteurs, comme le bâton, la main, le bras, la volonté
libre ; ou des êtres dépendant dans leur existence d’un autre. Mais les exemples, ici, sont rares et
peu clairs : la vie d’un prunier qui est cause de ses fleurs et dépend pour durer des influences
atmosphériques ; et dans la mesure où se réalise la dépendance dans l’être, nous avons un cas
de contingence, où la cause subordonnée reçoit son existence d’une autre cause : c’est la
troisième voie. Ou bien on considère la perfection de causalité efficiente comme telle, participée
par les causes subordonnées, et demandant une source absolue : c’est alors un cas de perfection
pure participée, une application de la quatrième voie.

2. - Preuve par les degrés de perfection.

Thèse 2. L’existence dans le monde de perfections pures qui sont multipliées en divers degrés de
participation ne s’explique que par l’existence d’un être possédant ces perfections à l’infini :
Dieu.

A) Preuve d’induction.

§963). Nous avons ici l’application directe du principe de participation et des degrés dont la
valeur a été établie plus haut.

a) FAITS. Nous constatons aisément autour de nous et en nous l’existence de ces perfections
pures réalisées à divers degrés : ainsi la perfection d’être, d’unité, de bonté, de beauté, de
noblesse, se réalise vraiment et diversement en chacun des degrés du règne minéral, végétal,
animal et humain, dont la Philosophie naturelle a montré la distinction spécifique en précisant
chaque fois un nouveau degré de perfection ; et de même pour la perfection de vie à partir du
végétal : pour celle de connaissance à partir de l’animal ; la bonté physique de l’or, par
exemple, est moindre que la bonté morale d’un acte héroïque. L’unité spirituelle de simplicité
d’une âme humaine dépasse l’unité substantielle d’un composé corporel comme un chien, et
celle-ci dépasse l’unité artificielle d’une machine.

Toutes ces perfections pures existent incontestablement comme réalités actuelles : c’est une
évidence acceptée par tous spontanément et justifiée philosophiquement. Nous constatons
simplement que, tout en ne comportant pas de limites dans leur définition, elles se réalisent
dans les objets d’intuition expérimentale avec limite et à divers degrés.

b) PRINCIPE D’INTERPRÉTATION. Or toute perfection pure réalisée à divers degrés ne s’explique


que par participation actuelle à un suprême degré qui la réalise à l’infini, comme nous l’avons
prouvé.

Donc il existe une source première de toutes ces perfections, un être qui les réalise à l’infini :
c’est Dieu. Les conditions de la définition nominale sont réalisées pleinement et du premier
coup, puisque l’absence de toute imperfection et limite constitue un être spirituel, donc,
distinct du monde matériel.

Aussi cette preuve (qui est la quatrième voie thomiste) est-elle la plus féconde et la plus apte à
synthétiser toutes les démonstrations s’appuyant sur les propriétés de l’univers. Son originalité
est de mettre en relief les degrés qui conduisent à Dieu, tandis que les autres preuves
considèrent simplement la raison d’être ou le principe de participation.

3. - Preuve par l'ordre.

Thèse 3. L’existence réelle de l’ordre en nous et hors de nous dans l’univers ne s’explique que
par l’existence d’une intelligence suprême et infinie qui est Dieu.

A) Explication.

§964). Cet argument, cinquième voie thomiste, est souvent appelé « preuve par les causes
finales », parce que la finalité, comme nous l’avons dit, est le principe explicateur de l’ordre du
monde ; mais il ne s’agit pas de poser Dieu comme le but vers lequel tendrait l’univers, car en
s’en tenant ainsi à la causalité finale, on peut se contenter de poser Dieu comme but idéal et
non comme une réalité. On cherche donc ici encore la cause efficiente de l’ordre dont on
constate l’existence réelle, et même la cause efficiente parfaite, qui en possède en soi
intrinsèquement la raison suffisante : cette cause est une intelligence suprême qui est Dieu.

La preuve se présente sous deux formes ; l’une plus populaire et intuitive ; l’autre plus
scientifique. La forme populaire est bien résumée dans les deux vers de Voltaire :

Plus je la considère et moins je puis songer


Que cette horloge existe et n'a point d'horloger.

Dans la vie humaine, en effet, chacun est persuadé que tout ordre exige l’intervention de la
raison. Si, par exemple, dans une chambre de professeur, on trouve des livres et des feuilles
manuscrites dispersées pêle-mêle sur le parquet, on attribuera le résultat à une force aveugle,
comme celle du vent ; mais si on trouve livres et documents classés par format et rangés sur un
meuble, on conclura sans hésiter qu’un être intelligent a passé par là. À plus forte raison
l’intelligence est-elle requise pour toute œuvre d’art et pour tout mécanisme, comme une
montre. Et puisque dans l’univers tout est merveilleusement à sa place, ce « mécanisme »
immense est évidemment l’œuvre d’une intelligence ordonnatrice qu’on appelle Dieu.
Cette première forme a l’avantage d’être accessible à tous, ne s’appuyant que sur les données
intuitives de la vie quotidienne et du bon sens. Mais elle manque de rigueur, et l’on peut noter
avec Kant, que l’intelligence suprême ainsi comparée à un ouvrier ou à un artiste n’est pas
nécessairement infinie puisque son œuvre reste matérielle et finie. C’est pourquoi nous
présenterons la deuxième forme plus scientifique, aboutissant à une intelligence qui réalise
pleinement la définition nominale de Dieu.

B) Preuve d’induction.

§965). a) FAITS. L’existence de l’ordre est un fait pleinement constaté, dont nous avons fait
l’analyse en Philosophie naturelle. Cet ordre se manifeste en nous, dans nos fonctions
humaines ; et hors de nous, en chaque être et dans l’univers. Notons qu’il n’y a pas seulement
un ordre statique et tout fait qui peut être le résultat d’une cause actuellement absente ; mais
aussi un ordre dynamique, qui se fait, et manifeste l’œuvre d’une cause toujours présente.

b) PRINCIPE D’INTERPRÉTATION. Or tout ordre existant n’est intelligible que par l’influence
actuelle d’une intelligence ordonnatrice infinie qui est Dieu.

Pour plus de clarté, nous démontrerons ce principe en trois étapes : 1) Tout ordre exige une
cause ; 2) cette cause est une intelligence ; 3) et finalement une intelligence infinie.

1) Tout ordre exige une cause efficiente. Il se définit en effet l’unité dans la multiplicité et il
réalise ainsi cette perfection pure d’unité, avec un mélange de limite et d’imperfection, requis
par la distinction réelle des éléments ordonnés. II n’est donc pas l’unité, mais il en est
une participation, qui, selon le principe, n’a pas en soi la raison suffisante de cette perfection et
s’explique par un autre.

Tout ordre est donc un effet demandant une cause ; et l’on pourrait ici, en remontant à la cause
parfaite, aboutir à l’Un suprême, définition de Dieu selon Plotin ; mais on peut aussi passer par
l’intelligence.

2) La cause efficiente de l’ordre est l’intelligence, s’il s’agit de la cause parfaite, possédant et
livrant d’elle-même la pleine explication de cet ordre. On peut le montrer d’un point de vue
très métaphysique pour l’ordre stable et d’une façon plus psychologique, pour l’ordre successif.

a) Ordre stable. Le problème ne se pose pas, évidemment, s’il s’agit d’un ordre en matière
intellectuelle, par exemple l’ordre d’un traité de géométrie ou d’une société de purs esprits : la
cause doit être au moins aussi parfaite que l’effet. Il s’agit donc d’un ordre stable de substances
corporelles hiérarchisées selon leur degré de perfection, en genres et espèces plus en plus
parfaits, comme nous l’avons étudié en Philosophie naturelle.

La cause parfaite, pour posséder en soi la raison d’être de cette unité ordonnée, doit en réaliser
les perfections sans les imperfections dont le mélange entraîne le caractère de participation et
requiert une raison d’être extrinsèque.

Or, ces imperfections, dans l’ordre stable, sont les propriétés matérielles en raison desquelles
les substances se distinguent réellement et jouissent de perfections plus ou moins limitées :
aussi chaque nouveau degré dans la hiérarchie (vivant, — connaissant, etc.) est-il caractérisé
par une nouvelle indépendance de la matière.
Donc la cause propre de l’ordre stable du monde est un être pleinement immatériel, et tout
être pleinement indépendant de la matière est une intelligence.

En d’autres termes, la source explicative que requiert nécessairement la beauté de la hiérarchie


ordonnée des réalités sensibles, ne peut être que l’immatérielle beauté d’un esprit.

b) Ordre successif. Ici encore nous nous plaçons dans l’ordre sensible en cherchant la cause
parfaite, car nous avons constaté, en particulier dans les fonctions de croissance végétative
depuis la cellule primitive jusqu’à l’organisme parfait, et dans les réalisations de « l’instinct
savoir-faire » de l’animal un ordre successif dont la cause efficiente immédiate n’était pas une
intelligence. Mais nous disons que cette cause immédiate se contente d’exécuter l’ordre conçu
par un autre, et n’en est pas la cause parfaite.

En effet, l’ordre successif étant constitué par le rapport convenable de certains moyens à une
fin qui est le bien de l’individu ou de l’ensemble, seul peut en être la cause parfaite, celui qui
possède en soi la raison d’être de ce rapport, en saisissant la nature du but à atteindre et celle
des moyens aptes à y conduire. Cette possession simultanée du but et des moyens, c’est-à-dire
de l’ensemble de l’« œuvre ordonnée » à exécuter, sous forme de perfection préexistante dans
l’inclination ou l’intention de l’agent, ne peut être évidemment une possession physique ou
matérielle. C’est une possession intentionnelle ou immatérielle, c’est-à-dire sous forme d’idée-
force et exemplaire ou de jugement pratique ou de fin dans l’intention pour un appétit
spirituel, ce qui suppose une intelligence.

Seule donc, l’intelligence est cause parfaite de l’ordre, soit stable, soit successif : l’analyse
philosophique confirme pleinement sur ce point l’intuition du bon sens.

3) La cause parfaite de l’ordre est finalement une intelligence infinie. Si l’on prend un ordre
déterminé, par exemple celui d’une montre, notre intelligence peut en être la cause parfaite au
sens restreint. S’il s’agit de l’ordre de l’univers tel que nous l’avons décrit en Philosophie
naturelle, dont l’équilibre dynamique est en perpétuelle formation, l’intelligence requise pour
l’expliquer actuellement est évidemment d’une perfection suréminente, bien au-dessus de
notre raison.

Supposons néanmoins qu’elle soit limitée : alors sa vie intellectuelle sera une perfection pure
mélangée d’imperfection, n’ayant pas en soi sa raison d’être : selon le principe de
participation ; elle demande comme source explicative, une Intelligence réalisée absolument à
l’infini.

Ou bien, pour rester dans la même ligne logique, les divers éléments ou opérations de cette
intelligence limitée (puisque toute limite introduit avec le principe potentiel des distinctions
réelles) constitueront un ordre au sens propre, stable ou successif : tout spirituel sans doute,
mais encore effet demandant pour s’expliquer une Intelligence supérieure à laquelle il
participe ; et celle-ci pour trouver en soi sa pleine raison d’être, doit exclure toute limite,
comme tout ordre au sens formel, ne le possédant plus que virtuellement dans la simplicité de
son essence. En ce sens, « Toute multiplicité ordonnée ne s’explique que par l’unité simple de
l’intelligence infinie », que nous appelons Dieu.

C) Corollaire.
§966) Preuve par l’ordre moral. Dans la vie de l’humanité, l’application des règles morales réalise
un ordre remarquable ; source de multiples institutions, juridiques, législatives, coercitives,
politiques, etc. : cet ordre constitue un vrai fait d’observation étudié par la science positive de
sociologie. Considéré sous cet aspect réaliste, l’ordre moral est une base solide à une application
de la preuve générale de l’ordre, qui nous mène à Dieu, en deux étapes : car la cause parfaite au
sens restreint de cet ordre est précisément notre intelligence qui organise la vie de la société
selon les normes de sa butance (ou prudence).

Mais notre intelligence elle-même est limitée, perfection pure réalisée avec mélange
d’imperfections et douée d’une organisation psychologique qui, elle-même, est un ordre réel à
expliquer, comme nous l’avons dit, par participation à l’ordre virtuel suprême de l’Intelligence
infinie qui est Dieu. Comprise ainsi, la preuve par l’ordre moral a sa pleine valeur.

Une autre façon de la comprendre, inspirée de Kant, considère l’ordre moral comme l’expression
du fait essentiel de l’obligation et l’on requiert Dieu comme fondement de cette obligation
morale. Mais ainsi présentée, la preuve n’a plus que la valeur d’un argument ad hominem : si on
accepte que l’obligation est absolue, dominant toute personne humaine, et la société humaine
tout entière, on doit logiquement admettre aussi qu’elle se fonde sur Dieu. Mais si on lui
reconnaît simplement l’efficacité de notre raison, renforcée par l’habitude ou l’organisation
sociale, comme les utilitaristes par exemple, il n’est plus nécessaire de remonter à Dieu.

Il reste sans doute à juger de la valeur de ces systèmes de morale, en montrant que seule est
légitime l’obligation fondée sur Dieu. Mais l’obligation morale n’est pas un fait observable à
posteriori ; elle est un droit, déduit à priori des fonctions de notre âme spirituelle et de l’existence
de Dieu supposées connues. Ce n’est que par abus de mots que Kant parle de fait nouménal,
universel et nécessaire : tout fait humain est contingent, comme tout fait constaté dans l’univers.

C’est pourquoi le caractère obligatoire de certains de nos actes libres ne peut normalement servir
de base à une démonstration valable de l’existence de Dieu.

4. - Preuve par la vie de l'esprit.

Thèse 4. L’existence réelle en chacun de nous d’une vie intellectuelle où la pensée atteint
l’absolu de la vérité, n’est intelligible que par participation actuelle à une Intelligence infinie,
identique à la Vérité subsistante qui est Dieu.

A) Explication.

§967). Cette voie est proprement la preuve augustinienne de l’existence de Dieu ; mais son
auteur la présente de façon plus intuitive, en connexion avec la théorie des idées exemplaires,
centre de tout le platonisme. Nous nous placerons au contraire plus exclusivement dans la
perspective de la causalité efficiente, partant d’une réalité d’expérience pour aboutir, grâce au
principe de participation, à l’existence réelle de Dieu.

Nous voulons surtout corriger par cette base réaliste, l’argument à priori, dit des vérités
éternelles, présenté en particulier par Bossuet. En effet, les caractères d’éternité, de nécessité,
d’immutabilité, que possèdent nos vérités, leur appartiennent dans l’ordre abstrait et idéal
seulement, dans le monde des essences possibles, en sorte que pour les expliquer il suffit d’un
absolu d’ordre idéal, comme nous l’avons dit. Nous partirons au contraire d’un fait réel, non
pas sensible cependant, mais constaté par introspection ou expérience psychologique.
B) Preuve d’induction.

§968). a) FAITS. Nous avons constaté en psychologie expérimentale le fait incontestable de


notre vie intellectuelle, affirmant en pleine certitude toutes ses vérités évidentes : les lois des
nombres : 2 + 2 = 4 ; les règles de sagesse : l’éternel vaut mieux que le mortel ; les premiers
principes, etc… Nous en avons aussi souligné le caractère paradoxal, car ces vérités sont de
l’absolu et du transcendant vécu par notre esprit d’une façon relative et limitée. Le fait de la vie
de l’esprit ainsi constaté et complété par les réflexions sur la spiritualité de notre âme est
proprement le fait de l’existence de notre « moi-pensant » se manifestant dans sa vie
intellectuelle la plus haute où il atteint l’absolu de la vérité.

Il est aisé de constater en ce fait deux perfections pures vraiment réalisées :


celle d’intelligence et celle de vérité, celle-ci spécialement avec ses propriétés qui de soi
n’impliquent pas de limite : d’éternité, d’immutabilité, de nécessité. Il est non moins clair
qu’elles se trouvent réalisées avec mélange d’imperfection, telle que l’obligation pour notre
intelligence d’abstraire, de raisonner, de progresser de l’ignorance à la science ; et pour nos
vérités, leurs caractères fragmentaires qui les multiplient en rayons distincts, et les montre ainsi
comme participation au centre unique de la vérité pure.

b) PRINCIPE D’INTERPRÉTATION. Or, toute perfection qui existe mélangée d’imperfections est
une participation actuelle à une source qui la possède par soi et sans mélange, comme nous
l’avons prouvé. En ce sens, rien ne vit que par la Vie, rien ne pense que par l’Intelligence, rien
n’est vrai que par la Vérité. Donc il existe une Intelligence suprême et infinie dont participe
actuellement notre esprit pensant. Il existe une vérité subsistante et infinie, lumière intelligible
dont chacune de nos affirmations vraies n’est qu’un rayon participé : c’est Dieu.

5. - Preuve par l'inclination volontaire.

Thèse 5. L’existence en toute conscience humaine d’une inclination volontaire tendant au


bonheur parfait par la possession du bien absolu n’est intelligible que par participation actuelle
d’une Volonté suprême, identique au Bien infini qui est Dieu.

A) Preuve d’induction.

§969). a) FAITS. Nous avons montré en psychologie expérimentale comment toute notre activité
volontaire est commandée par le désir ou l’amour du bien conçu par la raison comme absolu,
de soi infini, étant le bien qui n’est que bien : toute conscience expérimente en soi cet amour
du bien avec les sentiments élevés qui constituent comme l’instinct propre à l’homme : amour
du vrai, du beau, de l’ordre, etc., et le plus fondamental : l’amour de la vie et de l’existence
heureuse. En face de l’expérience, où nous constatons l’absence de ce bien parfait, cet amour
se change spontanément en désir, et en intention fondamentale de l’acquérir par divers
moyens. Nos analyses psychologiques ont montré que cet amour et ce désir du bonheur par la
possession du bien absolu constituent la nature même de notre volonté : c’est la réponse
spontanée, affective et active, de notre appétit rationnel à la constatation pratique évidente de
l’intelligence que le bien comme tel est à vouloir et le mal à éviter.

Dans cette inclination naturelle, il est aisé de voir deux perfections pures vraiment réalisées :
celle de volonté ou puissance d’action, et celle de bien au degré excellent de bien spirituel et
moral, propre à l’homme. En même temps, il est clair que ces deux perfections pures existent
en nous mélangées d’imperfection : notre volonté se manifeste souvent faible et limitée, elle
est toujours progressive, libre aussi, mais en un domaine restreint. Quant au bien, le seul fait de
le désirer et, surtout d’avoir la ferme intention de l’atteindre est déjà une façon de le posséder,
mais évidemment d’une façon imparfaite.

b) PRINCIPE D’INTERPRÉTATION. Or, toute perfection pure ainsi mélangée d’imperfection n’est
intelligible que par participation actuelle à une source qui la réalise à l’infini.

Donc il existé une Volonté souveraine qui possède pleinement le bien infini, où notre volonté
tendue vers le bien trouve sa pleine raison d’être : c’est Dieu.

Corollaires.

§970) 1. — Forme psychologique de la preuve. Telle que nous l’avons présentée, sous une forme
métaphysique s’appuyant sur le principe de raison suffisante, cette preuve n’est qu’une
application de la quatrième voie et conclut très clairement à l’existence de Dieu. Mais on lui
donne souvent une forme plus psychologique.

Après avoir constaté en nous ce désir vraiment naturel du Bien absolu de soi infini, désir d’ailleurs
incoercible parce qu’instinctif, on l’interprète par ce principe : « Or, un désir naturel ne peut être
vain » ; et il le serait si le bien absolu qui est son objet n’existait pas. Donc Dieu qui est le bien,
existe.

On peut d’abord reconnaître à ce principe la valeur d’une loi universelle de la nature, telle que
nous l’observons. Dans les vivants inférieurs à l’homme, on rencontre également des tendances
naturelles et toujours la nature leur fournit un bien concret qui les comble adéquatement :
chacun, par exemple, a l’aliment qui lui convient et les conditions qui permettent son plein
développement.

Il n’est pas possible que cette loi s’arrête à l’homme qui est précisément l’être le plus parfait du
monde physique ; et que seul il soit voué à l’insatisfaction et à l’insuccès, parce que le bien seul
capable de rassasier son désir naturel n’existe pas : son désir naturel ne peut être vain.

On pourrait aussi donner à ce principe une valeur psychologique, en considérant que notre
fonction même de vouloir ne peut tomber dans le vide, étant, comme tout appétit, orientée vers
un objet réel externe ; elle se porte de soi vers l’absolu : tout acte volontaire est par définition un
mouvement appétitif relatif à un objet considéré en fonction du bien absolu. Si le bien absolu
n’existe pas, la réalité d’une telle tendance que nous constatons en nous, devient, semble-t-il,
inintelligible et absurde : elle serait comme un œil fait pour voir dans un monde plongé dans les
ténèbres. On peut sans doute noter que notre volonté est un appétit spontané qui suit la
connaissance, et se porte vers le bien tel qu’il est présenté par la raison, mais elle garde son
dynamisme propre qui ne peut s’arrêter à l’abstrait ; elle n’est pas déclenchée par un jugement
spéculatif, mais pratique. Si donc le dynamisme de notre élan volontaire atteint l’absolu,
tellement qu’il ne peut se reposer que dans la possession de cet absolu, c’est que dès le premier
jugement spontané du bon sens pratique, affirmant qu’il faut vouloir le bien (ce bien absolu qui
n’est que Bien), nous avons intuitivement constaté que ce bien était une réalité.

Il faut reconnaître que cette présentation de la preuve est moins claire, moins rigoureuse
intellectuellement ; mais elle est plus vivante, plus proche du sentiment, et elle a aussi sa valeur.
§971) 2. — Connaissance implicite de Dieu. Cette tendance instinctive de notre volonté vers un
bien absolu réel, c’est-à-dire vers Dieu, est aussi, comme nous le montrerons en Éthique, la
première manifestation de la loi naturelle qui nous dicte le premier acte de notre vie morale,
l’obligation d’adopter Dieu comme fin dernière en orientant vers lui notre intention fondamentale
dont tous nos autres actes humains ne seront que l’exécution. Nous sommes libres au moment de
poser cette décision primordiale qui engage toute notre vie morale et crée ainsi en quelque sorte,
notre personnalité morale. Nous pouvons choisir ou Dieu ou la créature, c’est-à-dire la
satisfaction d’un désir égoïste, de plaisir, vanité, richesse, etc., que nous savons opposé au devoir,
mais que pratiquement nous préférons. Normalement, au moment où l’enfant s’éveille ainsi à la
vie humaine par ce premier acte de liberté au sens plein, il connaît l’existence de Dieu grâce à
l’éducation et il peut aisément se porter vers lui. Mais s’il s’agit d’enfants élevés dans l’ignorance
totale de Dieu ou même l’hostilité contre lui, comme dans un milieu athée communiste, le
moment vient aussi de poser son acte libre en choisissant entre l’honnêteté et l’égoïsme, entre ce
qu’on lui a appris à considérer comme un bien digne de l’homme, — et ce qui se présente comme
satisfaction personnelle, opposée à ce devoir. S’il fait un bon choix, il se porte par le dynamisme
foncier de son vouloir, vers le Bien absolu qui existe, et l’on peut dire qu’il connaît Dieu
implicitement, d’une connaissance pratico-pratique, même en le niant explicitement d’une
connaissance théorique.

Son vouloir, en suivant la pente de son inclination naturelle, a fourni à son esprit la preuve
psychologique de l’existence de Dieu par le désir naturel qui ne peut être vain. Ainsi, sans réfléchir
philosophiquement sur cette existence comme nous venons de le faire, — et même en la niant
dans cet ordre abstrait, — il l’affirme et l’admet pleinement dans l’ordre vital et pratique, dès lors
qu’il est fidèle à sa conscience et choisit ce qui lui semble, de bonne foi, conforme au vrai bien
honnête qui ne peut être que Dieu.

« En se portant, dit J. Maritain, a son objet spécificateur, — le bien honnête perçu in confuso, — la
volonté passe du même coup au-delà de cet objet, va jusqu’au bien séparé dont l’existence est
impliquée par celle du bien moral. L’intelligence entraînée par la volonté (car l’intelligence et la
volonté s’enveloppent l’une l’autre) connaît Dieu existentiellement, par conformité a la volonté
droite, et dans le miroir obscur du bien moral, mais sans concept propre dégagé de ce concept de
base. Elle connaît Dieu comme bien séparé, en tant qu’il est le terme actuel du mouvement de la
volonté, et Dieu comme Sauveur en tant que, sous la lumière de la Foi, la volonté se porte vers lui
comme l’agent mystérieux qui suppose le bien “par le moyen duquel je serai sauvé”. Elle le
connaît ainsi sans le savoir ; une telle connaissance, pour parler comme Paul Claudel, étant sans
verbe mental et sans expérience affective de son objet, demeure en deçà du réveil de la
conscience ou ne le passe qu’en restant inexprimable à la conscience réfléchie ; elle est réelle
cependant et engagée dans les profondeurs vitales de l’esprit. Ce n’est pas par une aperception
directe, c’est seulement par l’analyse du dynamisme interne du premier acte de liberté que nous
pouvons déceler son existence ».

6. - Preuve synthétique.

Thèse 6. Toutes les preuves de l’existence de Dieu se ramènent à une seule, fondée sur la cause
parfaite, dont la formule générale est le principe de participation. Cette preuve constitue une
sorte d’expérience métaphysique (ou au sens large) de Dieu, image lointaine de l’expérience
mystique.

A) Explication et preuve.

§972). Toutes les preuves de l’existence de Dieu se ramènent d’elles-mêmes à


l’affirmation : « Dieu existe, parce que le monde existe » ; car en nous plaçant par notre
intelligence en face de l’univers, nous voyons clairement que toutes ces choses finies et
changeantes, y compris notre moi pensant, existent et ont leur nature déterminée, mais
qu’elles doivent être pleinement intelligibles et qu’elles ne le sont qu’en participant à l’Être
immuable et infini : c’est l’aspect d’être qui, en spécifiant notre vie intellectuelle, nous renvoie
ainsi à sa source divine ; et avec l’aspect d’être, toutes les perfections qui se définissent par lui :
les perfections pures. D’où la formule générale :

« Toute perfection pure qui existe avec limite, changement, mélange d’imperfections, et qui est
par conséquent participée, ne s’explique que par celui qui la possède infiniment : Dieu ».

Donc :

1) L’existence contingente ne s’explique que par l’Être nécessaire.

2) L’unité complexe de l’ordre ne s’explique que par la simplicité de l’Intelligence infinie.

3) La vérité participée en notre raison ne s’explique que par la Vérité subsistante.

4) Le bien participé par notre désir du bien absolu ne s’explique que par le Bien infini et absolu.

Ainsi Dieu est l’être tellement parfait qu’il n’y en a pas de plus parfait, parce que toute
perfection a en lui sa pleine raison suffisante intrinsèque ; et ce principe considéré en lui-même
a une évidence de bon sens si claire et si immédiate qu’il faut, semble-t-il, l’identifier avec
l’intuition métaphysique de l’être comme tel. Il s’agit d’intuition, car il n’y a nul intermédiaire
entre l’objet formel et la fonction ; nous l’appelons métaphysique, parce qu’elle ne porte pas
sur tel être déterminé, existant comme distinct et limité, mais sur l’être comme tel, sur cet
aspect par lequel cet objet de perception, cet arbre, ce banc, cet homme etc., participe
à l’existence, réalise l’être. De la sorte, en saisissant l’être, c’est Dieu que nous saisissons ; et un
Dieu qui existe nécessairement, disent les esprits intuitifs, puisque s’il n’existait pas, il y aurait
un être plus parfait que lui : l’être existant.

Il y a pourtant une réserve à faire, en parlant de cette intuition de l’être parfait qui est Dieu :
nous l’appelons intuition au sens large. Que l’être nécessaire qui se définit par l’existence
même, perfection suprême, réalisant toute perfection, existe, c’est là un jugement
immédiatement évident en soi : « propositio per se nota quoad se ». Telle est la part de vérité
contenue dans l’argument à priori de saint Anselme et de Descartes : en Dieu seul, une telle
évidence apparaît. Tous les autres êtres n’ayant pas leur existence dans leur définition, il ne
suffit pas d’en saisir intuitivement l’idée, pour en constater l’existence, comme il arrivera pour
Dieu, dès que nous saisirons intuitivement son essence.

Mais, comme nous l’avons dit, c’est en saisissant l’être que nous saisissons Dieu ; et notre
intelligence, si nous prenons son premier contact rigoureusement intuitif avec son objet,
n’atteint l’être qu’en deux sens. Le premier sens, c’est comme être existant, et alors, c’est
comme objet fini : notre moi-pensant ou tel objet de perception dont l’expérience actuelle
constate l’existence. Le deuxième sens, c’est comme être absolu, et alors, c’est comme essence
abstraite, la première de toutes les essences : celle de l’être qui n’est qu’être, obtenue comme
toute essence en laissant de côté toutes les notes individuantes, y compris l’existence concrète.
Au tout premier moment notre intuition de l’être synthétise ces deux sens, en exprimant
un quelque chose qui est indifférent à l’absolu et à l’existence concrète : la perfection d’être ou
d’exister qui contient toutes les perfections. Telle est, semble-t-il, la base sur laquelle
s’appuient les esprits intuitifs pour affirmer l’existence de Dieu en affirmant sa perfection.
Disons qu’à partir de cet être intuitivement saisi, notre intelligence, dès qu’elle se rend compte
de la richesse de cette intuition, passe spontanément, d’un élan déjà discursif, mais presque
intuitif tant il est baigné d’évidence, à l’affirmation de l’être absolu qui existe comme soutien
du relatif et en quelque sorte immanent à tout être réel, dont il permet la réalité en lui donnant
sa pleine intelligibilité.

B) Corollaires.

§973) 1. — Preuve par intuition mystique. H. Bergson récusant comme inefficace toute
démonstration rationnelle, n’admet comme preuve de l’existence de Dieu que la constatation
expérimentale fournie par les mystiques. Cette preuve, en effet, sans être la seule, est
incontestablement décisive ; mais elle n’est valable que pour les esprits jouissant de l’intuition
mystique. Pour les autres, elle n’a plus que la valeur du témoignage, capable d’engendrer une
croyance de foi, qui sera reconnue vraie dans la mesure où nous aurons établi la science et la
véracité du témoin mystique. Notons que si nous admettons, avec Bergson, comme témoin
le mystique catholique, celui-ci connaît déjà l’existence de Dieu par sa Foi, avant d’en constater
l’existence expérimentalement : cette expérience mystique porte plutôt sur les mystères
surnaturels, inaccessibles à la raison philosophique ; elle est fruit de la grâce et de la charité ; elle
relève de la connaissance par connaturalité où l’intelligence saisit directement un objet d’amour
intense, en tant qu’immanent à la volonté comme fonction intellectuelle. Elle est donc une
expression du sentiment religieux, (au sens d’une activité affective toute spirituelle et
surnaturelle), autant qu’une contemplation et connaissance intuitive de Dieu.

On pourrait rapprocher de cette expérience mystique, l’intuition métaphysique au sens large de


Dieu, surtout si on la prend, non pas dans la constatation de réalités physiques hors de nous, mais
dans l’intuition de notre moi-pensant, et principalement dans l’intuition de notre personnalité
morale constituée par notre choix conscient et notre intention fondamentale du bien absolu. Dieu
nous apparaît alors, comme pour les mystiques, sous forme d’objet de notre vie affective et
morale, aussi bien que sous forme d’objet de contemplation et de vision intellectuelle. L’image de
Dieu, très affaiblie dans les autres formes d’intuition, devient ici plus ressemblante. Tandis que les
créatures inférieures ne sont qu’un vestige de Dieu, notre âme spirituelle dans ses aspirations les
plus hautes de sa vie morale est une image où se reflète clairement son existence et celle-ci prend
alors un sens beaucoup plus riche, plus personnel, plus apte à fonder la vie morale et religieuse.
Par ce fait aussi se montre la nécessité des dispositions morales pour saisir intuitivement Dieu par
cette voie : car si l’âme est tout entière tournée vers les réalités sensibles, plaisirs, richesses etc.,
par un choix mauvais du but de sa vie placé là comme en un succédané du bien absolu, le miroir
de Dieu dans son vouloir est si obscurci, que sa lumière ne s’y reflète plus guère, et le regard de
l’esprit, tourné vers le dehors, perd l’aptitude à la discerner.

§974) 2. — Preuve par le consentement universel. Tous les hommes sont d’accord pour admettre
l’existence de Dieu : l’histoire ne nous montre aucune peuplade aussi primitive soit-elle, qui n’ait
sa religion avec la croyance en un Être suprême. On l’observe actuellement en toutes les parties
du monde et les quelques exceptions, qui posent le problème de l’athéisme, ne détruisent pas
l’universalité de ce consentement. Or une telle convergence ne peut s’expliquer par des causes
extra-intellectuelles : cette croyance en Dieu serait plutôt freinée par les passions qui n’ont pas
réussi à l’étouffer, pas plus que les attaques des athées.

Elle ne peut donc s’expliquer que par l’évidence spontanée qui s’impose à la conscience humaine :
ce consentement confirme nos preuves de l’existence de Dieu.
§975) 3. — Aspect social de l’idée de Dieu. Il est prudent de ne concéder au consentement
universel qu’une valeur de confirmation, car on peut se demander si tous les hommes pensent au
même objet en affirmant que Dieu existe.

L’école sociologique de Durkheim admet que l’idée de divinité dérive de l’idée plus primitive de
divin ou sacré, c’est-à-dire, d’une force douée de pouvoirs formidables dépassant l’individu ; et
elle ajoute que cette idée est le fruit de la vie sociale, où se révèle et s’impose cet être sui generis
qui est la société représentée par le tabou, puis par Dieu. Mais ces faits ne sont pas complets, et
l’interprétation de Durkheim ne s’impose nullement. En tous ces peuples primitifs, malgré le
mélange de nombreuses superstitions et déviations, on retrouve toujours la croyance à l’Être
suprême, souvent conçu comme n’ayant nul rapport avec les hommes et toujours distinct du clan
et de la société.

On doit reconnaître sans doute que l’idée de ce Dieu si lointain, correspondant à peu près au
« fatum » des anciens Grecs et Romains, ressemble assez peu à l’Acte pur d’Aristote ou à l’Un de
Plotin ; et ce dieu des philosophes, à son tour, a un rôle avant tout intellectuel et scientifique,
étant postulé comme dernière explication des choses et il apparaît assez différent du Dieu des
mystiques, dont le rôle, est tout personnel, moral et religieux. Pourtant on ne doit pas exagérer
ces oppositions : elles sont du même ordre que les diverses étapes de notre connaissance des
premiers principes, qui est d’abord empirique et mélangée d’imagination, purs se perfectionne
pour devenir scientifique et de plus en plus consciente et pure. La définition nominale que nous
avons établie pour diriger nos preuves rejoint ainsi en les épurant, les idées du bon sens et des
primitifs ; et même, elle concorde avec l’idée des mystiques, en affirmant la personnalité divine. À
ce dernier point de vue, la marge considérable qu’il faut noter entre les résultats de la réflexion
philosophique et les caractères de la vie mystique est due au fait surnaturel de la Révélation et
dépasse les compétences de la pure raison.

§976) 4. — Le problème de l’athéisme. L’existence de Dieu, comme nous venons de le montrer,


est si évidemment postulée par la droite raison en face de l’être réel ; elle est si intimement liée à
l’élan spontané de notre vie humaine vers le bien honnête, qu’il est très rare de rencontrer un
homme adulte et réfléchi dont l’esprit est pleinement convaincu pratiques et les spéculatifs : les
premiers sont ceux qui renient Dieu comme leur fin dernière, parfois même le combattent, mais
acceptent spéculativement son existence ; ils ne font pas exception au concert universel.
Les seconds sont en général ceux qui nient explicitement l’existence de Dieu. Mais bien des
nuances psychologiques se rencontrent en ce groupe d’athées.

a) D’abord, beaucoup se forment une fausse idée de Dieu : et ce dont ils nient l’existence, n’est
pas le vrai Dieu ; ainsi les communistes qui définissent Dieu comme le protecteur de la classe
bourgeoise et le moyen d’exploiter l’ouvrier, nient l’existence d’un faux dieu.

b) Dans ce groupe de ceux qui se croient et se disent athées, il faut mettre à part tous ceux qui,
étant convaincus de l’athéisme, de bonne foi par leur éducation, sont fidèles à leur conscience et
ont choisi le bien honnête, tel qu’ils le voient : tous ceux-là, malgré leurs affirmations spéculatives
erronées, admettent pourtant l’existence de Dieu, d’une façon vécue comme nous l’avons
montré : ils ne sont athées que dans leur pensée consciente, mais non pas dans leur conviction
pratique.

c) En supposant même qu’ils deviennent athées pratiques, en préférant à leur devoir un intérêt
égoïste, tant qu’ils gardent le remords et l’inquiétude de leur conduite, ils témoignent par cet
hommage spontané au bien honnête, qu’ils ne sont encore qu’à moitié athées.
d) Seuls donc sont athées au sens plein, ceux qui connaissent la définition nominale de Dieu et qui
systématiquement détruisent en leur vie comme en leur pensée toutes les conséquences de
l’existence de Dieu. On peut citer comme exemple l’effort de Nietzsche qui l’a poursuivi jusqu’à la
folie ; et le système de l’existentialisme athée.

Il peut donc exister de vrais athées, mais leur petit nombre n’infirme pas la valeur de l’argument
par le consentement universel.

§977) 5. Diverses opinions. Les systèmes de philosophie athées au sens propre ne sont apparus
qu’avec la mentalité positiviste dont le communisme est la dernière manifestation. La grande
majorité des penseurs professent l’existence de Dieu, bien qu’ils ne s’entendent pas sur sa
nature ; mais ils en parlent au moins comme de l’Être suprême, le plus parfait qui soit. Quelques-
uns estiment cette existence si évidente qu’ils jugent la preuve inutile, comme Plotin, et Scot
Erigène ; ou du moins, peu nécessaire, comme saint Bonaventure.

Toutes les formes de preuve ont été présentées : outre la constatation par les mystiques que nous
avons signalée, on peut distinguer quatre groupes :

1) La preuve à priori ou ontologique à laquelle saint Anselme consacre son Proslogion : elle fut
approuvée chez les scolastiques par saint Bonaventure et même Duns Scot, avec quelques
corrections. Descartes la remit en honneur et son point de vue est adopté par Leibniz, Spinoza, H.
Taine, Lagneau, chacun d’ailleurs avec ses nuances propres.

2) La preuve par les causes finales ou l’ordre du monde, la plus populaire et la plus ancienne, a été
présentée comme valable depuis Anaxagore et Socrate, dans l’antiquité spécialement par Platon
et les Stoïciens, chez les modernes par Newton et Boutroux.

3) Les preuves physiques correspondent aux cinq voies de saint Thomas : La voie du mouvement
déjà indiquée par Platon est surtout développée par Aristote et adoptée par Maïmonide. La voie
de la contingence, la préférée d’Avicenne a aussi les faveurs de Maïmonide et de Duns Scot et,
chez les modernes, de Leibniz et de Locke. La preuve par les degrés de perfections est d’essence
platonicienne : on la trouve bien exposée chez saint Anselme et saint Bonaventure ; la preuve
augustinienne lui est aussi apparentée, bien qu’on la classe d’ordinaire dans la quatrième
catégorie.

4) Les preuves psychologiques et morales prennent leur point de départ dans l’homme ; elles se
présentent sous diverses formes, surtout chez les modernes. Signalons la preuve par l’idée d’infini
chez Descartes et Malebranche, la preuve fondée sur l’obligation morale, selon Kant ; Dieu exigé
comme fondement de nos idées par H. Spencer ou de notre volonté par Wundt ou de notre vie
mentale par Eucken. Enfin les traditionnalistes, surtout F. de Lamennais préfèrent la preuve par le
consentement universel, et certains scolastiques de la décadence, comme G. d’Occam, perdant
confiance en la raison, demandent à la Foi surnaturelle la certitude de l’existence de Dieu.

Notons que cette classification des diverses preuves est, plus ou moins arbitraire ; car chaque
philosophe donne à sa démonstration un caractère propre, en harmonie avec son système. C’est
pourquoi nous avons désigné les diverses preuves que nous considérons comme valables par des
termes moins équivoques, estimant qu’en chacune on retrouve des aspects métaphysiques et
physiques, même si elles se développent sur le plan psychologique ou moral.
Article 2. Les attributs de Dieu.
§978). Après avoir démontré l’existence de Dieu, nous devrions en expliquer l’essence, en
déterminant les propriétés qui définissent sa nature et celle qui en découlent nécessairement :
c’est le problème des attributs de Dieu. Mais devant une perfection si haute et si éloignée de
toute expérience, notre raison reste à court et nous avons surtout de Dieu une connaissance
négative, déterminant ce qu’il n’est pas, plutôt que ce qu’il est dans sa réalité intime ; car le
degré infini auquel se réalise en Dieu la perfection, échappe à la portée de notre intelligence
abstractive. Aussi, notre premier effort pour avoir de Dieu une idée juste est-il de purifier les
concepts que nous lui attribuons pour en expulser toute imperfection et préciser leur valeur
analogique.

Mais si les attributs divins ne souffrent pas de limites, ils tendent tous spontanément à se
rejoindre, semble-t-il, et à s’identifier dans une même synthèse. C’est pourquoi, avant de les
étudier en particulier, il convient de les considérer en général dans leurs distinctions et
relations mutuelles. Nous diviserons donc cet article en trois questions :

Question 1. — Valeur analogique de notre connaissance de Dieu.


Question 2. — Les attributs divins en général.
Question 3. — Les attributs divins en particulier.

Question 1. - Valeur analogique de notre connaissance de Dieu.

Thèse 7. 1) Nos concepts de perfections pures et nos noms positifs correspondants peuvent
désigner au sens propre, la substance divine, d’une façon totale, mais très inadéquate ; 2)
Attribués à la fois à Dieu et aux créatures, ils ne sont ni univoques, ni équivoques, mais
analogues d’une analogie de proportionnalité propre.

A) Explication.

§979). Deux principes dominent la question :

1) La raison humaine ne peut connaître Dieu naturellement, que dans la mesure où les choses
sensibles le manifestent comme leur cause parfaite.

Ce principe découle directement, et de la nature de notre raison abstractive, et de la preuve de


l’existence de Dieu qui à partir d’objets tombant sous notre expérience s’élève à la cause
parfaite. Ainsi trois voies se présentent pour aller à Dieu :

a) La voie de causalité, parce que tout effet prouve l’existence de sa cause, et finalement d’une
cause parfaite où il trouve sa pleine raison d’être.

b) La voie de négation ou de purification, parce que toute imperfection dans l’effet doit être
exclue de sa cause parfaite.

c) La voie d’éminence, parce que la perfection participée dans l’effet avec limite et dégradation
se réalise selon toute sa plénitude en sa cause parfaite.
2) Notre manière de nommer les choses est proportionnelle à notre manière de les connaître,
car les mots sont avant tout signes de nos concepts. C’est pourquoi on distingue trois groupes
de noms divins :

a) Les noms relatifs, correspondants à la voie de causalité, affirmant simplement l’existence de


Dieu et le désignant par rapport à ses effets, qui sont les créatures ou les choses sensibles, par
exemple la Cause première, le Créateur, le Seigneur, etc.

b) Les noms négatifs correspondants à la voie de négation n’ajoutent à l’existence de Dieu que
l’exclusion de l’une ou l’autre imperfection ; par exemple, l’Infini, l’Immuable, l’Immense.

c) Les noms positifs, correspondants à la voie d’éminence, expriment les diverses perfections
divines, comme source, réalisée au suprême degré, des perfections créées : par exemple,
Omniscient, Providence, Vivant.

Il est clair que les noms simplement négatifs ou relatifs, malgré leur variété, n’ont pas pour but
d’exprimer des aspects distincts de la substance divine ; la seule perfection positive que tous
affirment de même, est celle de l’Être Suprême qui existe très réellement, puisque ses effets
existent, et qui n’a aucune de leurs imperfections. Le problème se concentre donc sur les divers
noms positifs qui voudraient détailler les perfections mêmes de Dieu ; et comme en Dieu toute
perfection est substantielle, parce que la notion d’accident ne peut s’y réaliser, ces noms
positifs doivent donc désigner la substance divine.

On donne à Dieu toutes sortes de noms ou qualités dont beaucoup ne sont que des
métaphores, par exemple, lorsque la Bible l’appelle : Lion de Juda ; ou Rocher de mon
espérance, ou dit qu’il étend son bras, etc. ; seuls ont valeur scientifique les noms et concepts
qui expriment une perfection pure, comme la vie, la vérité, le bien, etc., c’est-à-dire capable de
se réaliser à l’infini sans aucun mélange de limites, d’imperfections ou de puissance passive.
Cette conclusion découle évidemment de l’article précédent, en particulier de la preuve
synthétique fondée sur la causalité parfaite [§972].

Comme nous l’avons noté en Logique, toute perfection pure s’exprime par un concept abstrait
imparfaitement qui convient à ses inférieurs par analogie seulement. Cette théorie logique de
l’analogie est ainsi la clef de notre connaissance de Dieu. Bien comprise, elle comporte deux
aspects : un aspect ontologique où la valeur de nos concepts de perfections pures est
déterminée par rapport à Dieu ; et un aspect logique, où ces concepts sont considérés comme
attribués à la fois à Dieu et aux créatures. Ce sont les deux parties de la thèse :

B) Preuve.

§980) 1. — Aspect ontologique. a) Une perfection convient au sens propre à une substance,
quand elle s’y réalise selon sa définition, par exemple la vie végétative dans la nature humaine.

Or toute perfection pure se réalise en Dieu selon sa définition puisque Dieu en est la cause
parfaite : celle-ci, en effet, ayant en soi-même la raison d’être de la perfection envisagée, se
définit par elle, en sorte que c’est en elle avant tout, comme en un suprême analogué, que se
réalise cette perfection.

Donc toute perfection pure se réalise en Dieu au sens propre.


b) Chaque perfection pure exprime, du côté de Dieu, la substance divine d’une façon totale :

Elle est, en effet, ontologiquement infinie, et il n’y a rien à trouver en dehors d’une perfection
infinie.

Or une perfection divine qui ne laisse rien en dehors d’elle, exprime la perfection divine d’une
façon totale, évidemment.

Donc toute idée de perfection pure exprime la substance divine totalement.

c) Mais en même temps, considérée du côté de notre intelligence, chaque idée de perfection
pure désigne Dieu inadéquatement et très imparfaitement.

Il est impossible, en effet, qu’une perfection participable par les choses sensibles, où elle est
compatible avec la limite, exprime pleinement ce qui fait l’essence même de Dieu, et qui exclut
positivement toute limite.

Or tel est le cas pour toutes nos perfections pures : le mode d’être positif qui les constitue est
toujours réalisable dans un objet d’expérience, externe ou interne, et en ce sens, dans le
sensible.

Donc, à ce point de vue, nos concepts de perfection pure ne nous font connaître Dieu que
d’une façon très inadéquate : la Divinité dans ce qui la constitue en propre, reste un mystère
radicalement inaccessible à notre intelligence : c’est l’Ineffable et, en ce sens, l’Inconnaissable.

§981) 2. — Aspect logique. Nous considérons ici les noms exprimant les concepts de perfection
pure (être vivant, sage, bon, un, etc.) comme attribués en même temps à Dieu et aux
créatures ; ils ont ainsi comme tout autre terme universel, d’innombrables inférieurs. On dira,
par exemple, l’arbre est vivant, l’animal, l’homme ou l’ange est vivant ; et Dieu est vivant. Nous
disons que ces termes « vie » ou « vivant », et tous ceux qui désignent des perfections pures, ne
conviennent pas à tous les inférieurs, nommément à Dieu et aux autres, univoquement, ni
d’ailleurs, équivoquement, mais analogiquement d’une analogie de proportionnalité propre.

a) Ces noms ne sont pas univoques, car le terme univoque est celui qui désigne une nature dont
le degré de perfection reste pleinement le même en tous ses inférieurs, comme l’humanité en
tous les hommes.

Or une nature comme celle de vie ne peut garder le même degré de perfection en Dieu, infini et
immuable, et dans la créature finie et changeante.

Donc les termes communs à Dieu et aux créatures ne sont pas univoques.

b) Ils ne sont pas purement équivoques : car le terme équivoque est celui qui signifie plusieurs
natures qui n’ont pas de rapport entre elles, en sorte que sa définition varie complètement
suivant ses inférieurs : rien de commun, par exemple, entre la définition du « chien » de fusil et
du quadrupède « chien ».

Or les perfections pures gardent un même sens défini quand on les attribue à Dieu et aux
créatures.
Donc les noms communs qui désignent ces perfections ne sont pas équivoques : ils jouissent au
moins d’une certaine analogie.

c) Ils sont analogues d’une analogie de proportionnalité propre. En effet, cette analogie est celle
où, d’une part, la nature signifiée a, dans ses inférieurs, des degrés de perfection radicalement
divers, et, d’autre part, où les diverses natures signifiées sont rassemblées sous le même terme
par une ressemblance de proportions ou de rapports qualitatifs inclus en cette nature, en sorte
que celle-ci garde en tous ses inférieurs une même définition.

Or telles sont les perfections pures attribuées à Dieu et aux créatures. D’une part, elles revêtent
en ces inférieurs des degrés radicalement divers : là, infinis, ici, finis ; d’autre part, elles
conservent une même définition en vertu des règles de la causalité parfaite. Par exemple, la vie
est toujours un principe d’activité immanente, mais dans la plante au degré infime, de toute
part restreint par la matière ; dans l’homme, au degré moyen de l’intelligence spirituelle et
libre, mais limitée ; en Dieu, au degré suprême de la vie subsistante et infinie.

Il faut donc comprendre que ces concepts de perfection pure ne signifient pas une nature
absolue, avec son mode d’être précis de réalisation ; mais une nature relative, une sorte de
proportion entre deux aspects de l’être, comparable aux notions mathématiques de double,
quadruple, demi, dixième, etc.

Ainsi la vie désigne ce que la nutrition est pour l’agent matériel, identique à ce que la pensée
est pour l’esprit, c’est-à-dire, une activité immanente. Mais, tandis que l’analyse fondée sur
l’expérience détermine pour les créatures le degré précis de réalisation, par exemple, la vie
végétative et la vie humaine (rationnelle), pour Dieu la signification de l’idée reste strictement
analogique, et nous laisse ignorer le degré précis de réalisation qui est l’essence divine. Pour
continuer la comparaison avec les mathématiques, une équation du type ne permet pas de
donner à x, une valeur précise ; mais on sait que x est un double, avec toutes les propriétés qui
s’ensuivent. De même, en vertu du principe de causalité, on ne peut déterminer l’essence
absolue de Dieu, mais grâce à ses relations avec ses créatures, on peut en affirmer de
précieuses vérités : par exemple qu’il est vivant, bon, personnel, etc.

C) Corollaires.

§982) 1. — Imperfection des noms divins. Parce que nous ne connaissons et ne nommons Dieu
que par l’intermédiaire des créatures, notre langage conserve toujours une irrémédiable
imperfection. Même s’il s’agit des noms désignant des perfections pures, celles-ci, comme nous
l’avons montré, appartiennent en propre à Dieu quant à la chose signifiée ; mais quant au mode
de signification, il y a nécessairement déficience. Ce mode, en effet, pour tous nos termes est
ou concret ou abstrait ; nous dirons par exemple : « Dieu est bon, il est le Bien » ; ou « Dieu est
la Bonté ». Mais si le terme est concret, il signifie un sujet recevant une perfection comme une
matière reçoit une forme, ce qui implique une composition d’éléments distincts, absente de Dieu.
Et si le terme est abstrait, il signifie une forme simple, sans doute, mais incomplète, un principe
selon lequel on existe, mais qui ne subsiste pas en soi. Aucun de ces deux modes de signification
propres à nos noms, ne convient vraiment à Dieu ; nous devons donc toujours corriger notre
langage. Dieu est vivant, mais simple, il est la vie, mais subsistante ; il est un être réel, ou
plutôt l’existence même qui existe en soi.

§983) 2. — Analogie d’attribution. Si l’analogie d’attribution est celle où la nature signifiée


convient en ordre principal à un suprême analogué et est attribuée aux autres en raison d’un lien
de causalité, nous en trouvons ici l’application. Dieu est le suprême analogué auquel les
perfections pures conviennent en ordre principal, car seul, il les réalise pleinement, au degré
suprême et infini. Dieu seul est la Bonté, la Vérité, la Vie, etc., et les autres êtres n’ont ces
perfections que par participation, en vertu d’un lien causal. À ce point de vue, la signification de
ces noms abstraits, d’une abstraction métaphysique, perd de sa valeur en s’appliquant aux
créatures et il faut se retourner vers la source divine pour les rendre pleinement intelligibles,
comme le demande la philosophie augustinienne.

Cependant cette attribution n’est pas au sens strict, mais au sens large, parce que ces perfections
pures se réalisent aussi selon leur définition dans les créatures. Bien plus, quant à l’origine des
concepts et à l’imposition des noms, c’est d’abord aux créatures que conviennent nos termes,
même s’ils expriment des perfections pures : ce serait un leurre de commencer nos réflexions
intellectuelles par Dieu. Notre raison abstractive doit débuter par les créatures, et après avoir
précisé le sens de ses concepts les plus parfaits, en analysant les créatures dans leurs activités les
plus hautes, elle s’efforce de concevoir quelque chose de leur cause divine grâce à l’analogie de
proportionnalité propre.

Quant aux noms désignant Dieu par métaphore, de toute façon ils conviennent d’abord aux
créatures ; car c’est uniquement en fonction de celles-ci que leur signification peut être définie :
par exemple, le bras de Dieu n’aurait aucun sens si l’on ne songeait d’abord au geste d’un homme
puissant et énergique.

§984) 3. — Diverses opinions. Le problème de la valeur de notre connaissance de Dieu fut soulevé
chez les anciens surtout par l’école platonicienne qui insistait sur la transcendance divine. Plotin
distinguait une théologie positive et une théologie négative et attribuait une plus grande valeur à
cette dernière, mais sans critère précis d’appréciation. Cette même indécision se retrouve dans le
traité célèbre des Noms divins de Denys l’Aréopagite et dans la doctrine de Jean Scot Erigène.
Saint Augustin insiste davantage sur le côté positif, tout en réclamant les purifications
nécessaires ; mais c’est saint Anselme qui trouve le critère précis, en distinguant les
perfections pures des perfections mixtes. Cette doctrine adoptée par l’école thomiste, y est
portée à sa perfection par la théorie de l’analogie qui tient un juste milieu entre la double
exagération positive et négative.

La théorie de l’univocité scotiste bien que tendant à l’exagération positive, reste modérée grâce
aux subtiles « distinctions formelles a parte rei ». Mais la théorie de l’idée claire de Descartes n’a
plus cet équilibre et aboutit rapidement, avec Spinoza, au panthéisme. Le même danger guette la
méthode purement intuitive de H. Bergson qui parle de Dieu comme de l’homme, à moins qu’elle
ne le relègue dans l’inconnu.

De ce point de vue agnostique, la solution de Maïmonide au Moyen Âge est déjà une
manifestation, refusant toute valeur aux attributs positifs. Ce défaut sévit surtout chez les
modernes avec la théorie de l’Inconnaissable de H. Spencer et les négations plus radicales encore
du matérialisme et du positivisme.

Question 2. Les attributs divins en général.

§985). Nous appelons attribut divin, toute perfection qui convient à Dieu au sens propre. Comme
nous venons de le montrer, en effet, grâce à l’analogie, nous nous formons l’idée d’un certain
nombre de perfections de ce genre. Il convient d’abord d’établir un ordre entre ces perfections
en déterminant quel est l’attribut fondamental, de telle sorte que tous les autres viennent
s’identifier à lui en garantissant la pleine simplicité de Dieu. En effet, toute distinction réelle
introduirait en Dieu de la puissance et, avec elle, une imperfection indigne de son essence.
Cependant, ces attributs doivent rester, d’une certaine façon, distincts entre eux, au moins
pour notre mode de connaître ; ce qui nous suggère une haute idée de la transcendance divine.

Il faut dire enfin que le nombre des attributs divins dépasse ceux que nous connaissons et que
la perfection de Dieu les possède tous sans exception. Nous aurons ainsi trois paragraphes en
cette question.

1. — L’attribut fondamental et la simplicité divine.


2. — La distinction des attributs et la transcendance divine.
3. — La multiplicité des attributs et la perfection divine.

1. - L'attribut fondamental et la simplicité divine.

Thèse 8. 1) Dieu étant l’être absolument simple, doit se définir comme l’Existence même qui
subsiste en soi : « Ipsum Esse subsistens ». 2) Cet attribut d’Existence subsistante est l’attribut
fondamental qui pour nous correspond à l’essence divine.

A) Explication.

§986). Notre intelligence tend naturellement à saisir les essences où elle trouve la pleine
intelligibilité des choses ; c’est pourquoi elle pose ici le problème de l’essence de Dieu. Mais
cette notion d’essence, très proche de celle d’être et d’existence, tout en ayant un aspect
immédiatement clair, revêt plusieurs significations qu’il faut rappeler pour établir le vrai sens
de notre problème. On distingue :

1) l’essence au sens large, qui est tout être identique à soi, ou ce par quoi l’être est ce qu’il est :
en ce sens, les deux termes « être » et « essence » sont équivalents.

2) L’essence au sens strict, qui est dans un être réel, (possible ou existant) ce par quoi l’être a sa
nature déterminée, et en ce sens est ce qu’il est, un chêne plutôt qu’un homme, par exemple,
ou une blancheur plutôt qu’une chaleur.

L’essence au sens strict, on le voit, suppose la distinction réelle entre essence et existence, la
première jouant le rôle de puissance ou de sujet récepteur, la deuxième, le rôle d’acte ou de
forme déterminante ; elle est l’objet principal des sciences humaines qui, laissant de côté
l’existence, s’efforcent de déterminer et d’épuiser l’intelligibilité d’une chose en définissant son
essence et en en déduisant ses propriétés essentielles. Elle se présente sous trois formes :
physique, métaphysique, logique.

a) L’essence physique est l’ensemble des principes réellement distincts constituant un être, par
exemple, le corps (comme matière première) et l’âme raisonnable, pour l’homme : elle
s’exprime par la définition essentielle physique. On pourrait aussi appeler d’une façon plus
large « essence physique », la somme de toutes les propriétés nécessaires d’une nature, soit
qu’elles s’identifient avec cette nature, soit qu’elle s’en distingue comme accidents propres.

b) L’essence métaphysique est, dans une nature, l’élément primordial et distinctif, de telle sorte
que : 1) cet élément soit la source de toutes les autres propriétés ou perfections qui
conviennent nécessairement à cette nature ; 2) que lui-même ne puisse se déduire d’aucun
autre, mais soit l’aspect le plus parfait qui caractérise d’abord cette nature ; 3) et qu’il soit par
conséquent le principe premier et immédiat de distinction en face de toute autre nature : telle
est, par exemple, la rationalité dans la nature humaine, et en général ce qu’on
nomme distinction spécifique en une essence pleinement définie.

c) L’essence logique est la nature définie par son genre prochain et sa différence spécifique,
expression de la définition métaphysique où les parties cependant n’ont entre elles
qu’une distinction de raison.

Il résulte de ces définitions que si Dieu est un être absolument simple, la notion d’essence au
sens strict ne peut lui convenir que par simple métaphore, selon notre manière humaine de
parler ; aussi la question du constitutif métaphysique de l’essence divine doit-elle être
modestement ramenée à la recherche d’un attribut fondamental capable de jouer à l’égard des
attributs divins, le même rôle que la différence spécifique à l’égard des propriétés d’une nature.
Cet attribut, disons-nous, est celui d’Existence subsistante, par lequel s’exprime réellement et
excellement la simplicité divine.

L’unité de simplicité, avons-nous dit, est celle de l’être qui ne comporte en soi aucune
distinction réelle de parties. Elle s’oppose à l’unité de composition, celle de l’être ayant
plusieurs parties réellement distinctes. Or les trois grandes compositions réelles que nous
trouvons dans l’univers sont celles de matière et de forme substantielle ; d’essence et
d’existence ; de substance et accidents, qui sont aussi les trois grandes applications de la
composition fondamentale de puissance et acte. Nous devons donc montrer que la nature
divine les exclut radicalement ; d’où il suit qu’elle se définit par l’Acte pur et l’Existence même
subsistante.

B) Preuve.

§987) 1. — Simplicité divine. 1. Dieu n’est pas corporel : il n’y a en lui aucun élément de matière
première, qui serait le sujet d’une forme de divinité. Il est, en effet, nous l’avons dit, la source
immuable de tout changement [§962] ; l’être suprême excluant toute limite et imperfection
[§963, sq.].

Or tout être corporel est nécessairement soumis au changement, nécessairement imparfait et


limité ; fut-il infini dans son ordre, comme une mer sans rivage, il n’en serait que plus imparfait,
comme nous l’avons montré.

Donc Dieu n’est pas corporel ; c’est pourquoi il est inaccessible aux sens, il n’est ni visible, ni
palpable, ni lumineux, ni doué de figure ou autre propriété corporelle : il est un pur esprit, que
l’intelligence seule peut saisir.

2) L’existence divine ne se distingue pas réellement de son essence. En effet, celui qui possède
l’existence comme une perfection distincte réellement de son essence, ne la possède que par
participation, d’une façon contingente et non par soi et nécessairement ; car c’est le propre des
perfections qui constituent l’essence, d’être par soi et nécessaires ; ainsi pour un carré, avoir
quatre côtés est nécessaire (c’est son essence), mais non être blanc ou rouge.

Or Dieu est l’Être nécessaire [§961] qui possède la perfection d’existence, comme toute
perfection, par soi et pleinement, et non par participation [§963].
Donc l’existence de Dieu est pleinement identique à son essence.

D’ailleurs tout ce qui est dans un être comme distinct de son essence doit s’expliquer, ou
comme venant de cette essence, (ainsi les fonctions de pensée et de vouloir, découlant de
l’essence de l’âme humaine) ; ou par influence d’une cause extérieure ; (ainsi la science est
reçue dans l’âme par l’action d’un maître).

Or Dieu ne peut rien recevoir du dehors, puisqu’il est la première cause incausée ; son existence
devrait donc découler de son essence, ce qu’on ne peut dire sans absurdité, parce que pour
être principe efficace, source et raison d’être, il faut d’abord exister, en sorte qu’une essence
source de son existence, devrait exister avant d’exister.

Donc Dieu comme cause première ne peut posséder une existence distincte de son essence : il
existe essentiellement par soi : il est l’Existence même.

3) La substance divine n’a aucun accident, car se définissant par l’existence qui est par soi et
infinie, on ne peut trouver la moindre perfection en dehors d’elle, qui pourrait venir
la perfectionner comme un accident : Toute perfection en Dieu est substantielle.

De plus, la substance par rapport à ses accidents joue le rôle de puissance passive ; de même
d’ailleurs que l’essence distincte, à l’égard de son existence, et que la matière corporelle, vis-à-
vis de la forme substantielle.

Or toute puissance passive qui est principe d’imperfection et de limite est exclue de Dieu qui
est la perfection infinie (quatrième voie). Et cette raison qui synthétise toutes les autres, nous
permet de conclure : Dieu est parfaitement simple, il n’y a en lui aucune composition réelle, ni
d’ordre quantitatif, ni d’ordre corporel, ni d’ordre accidentel, ni surtout d’essence et
d’existence : Il est l’Acte pur et l’Existence même, et ces deux idées ne rejoignent et ne
désignent qu’un même attribut divin, car l’existence, nous l’avons dit, n’est rien d’autre que la
dernière actualité de toute essence. Et il ne s’agit plus de l’existence idéale, parce que nous
avons démontré à posteriori l’existence trans-subjective de Dieu.

Dieu est donc l’Existence actuellement réalisée qui constitue l’essence de son être substantiel,
et qui subsiste donc en soi : Esse subsistens.

§988) 2. — L’attribut fondamental. L’attribut fondamental est celui qu’il convient de concevoir
comme premier, de telle sorte qu’il ne se déduise d’aucun autre, mais que tous les autres en
dérivent et qu’il soit ainsi le premier principe distinctif de la Divinité.

Mais il semble vain, d’abord, de chercher parmi les attributs divins celui qui aurait en soi
objectivement, cette priorité d’excellence ; car en Dieu, les perfections pures sont réalisées au
suprême degré, également infini, où toutes se rejoignent dans la même excellence ; c’est
pourquoi il est toujours possible, à partir de n’importe quel attribut bien compris de
déduire tous les autres ; et cet attribut, quel qu’il soit : bonté, unité, vie, intelligence, ou
simplement être, etc., en tant qu’infini, est une caractéristique de Dieu et le distingue de toute
créature, si bien qu’on devrait considérer l’Infini comme attribut fondamental, s’il n’était
simple aspect négatif exprimant, non une perfection nouvelle, mais seulement l’exclusion de
tout non-être dans la plénitude d’être.
À ce point de vue, s’il fallait choisir, on pourrait considérer que plus une idée est simple et
universelle, portée à l’infini, plus elle exprime de perfection et de richesse ; et l’être ou
l’existence étant la notion primordiale la plus générale, exprime donc en Dieu l’attribut
suprême, n’étant que l’aspect positif de l’infini.

Mais la raison décisive de choisir l’Existence pure est une raison logique. Car notre « science »
de Dieu n’est qu’un reflet de notre mode naturel de connaître. Ainsi l’idée de perfection, qui
pour nous est la première (c’est-à-dire en sorte que toute autre perfection n’en soit qu’une
détermination), sera donc, une fois appliquée à Dieu, l’attribut fondamental dont tous les
autres attributs se déduisent.

Or cette idée est celle de l’être par lequel tout est intelligible. Une philosophie de l’être ne peut
définir Dieu que par l’Être même, mais l’être sous son aspect le plus actuel d’Existence : Ipsum
esse subsistens.

Cependant, il ne faut pas confondre l’être premier connu à titre d’objet formel de notre
intelligence, avec l’être attribut divin fondamental, et notre thèse n’affirme nullement que nous
commençons notre vie intellectuelle par la saisie de Dieu, bien que nous la commencions par la
saisie de l’être.

L’être objet formel de notre intelligence est l’être analogue sous sa forme d’indifférence,
contenant implicitement toutes les déterminations possibles, finies ou infinies ; et donc, l’être
abstrait, tout au moins virtuellement d’une abstraction imparfaite, qui réalise en un certain
sens la synthèse des contradictoires par son aptitude à s’identifier à ces inférieurs
incompatibles entre eux : être premier connu, encore très imparfait.

L’Être attribut divin est au contraire un cas spécial de réalisation de l’idée abstraite et
universelle d’être ; c’est parmi les inférieurs (analogiques) le cas du suprême analogué, cas
unique où la, perfection exprimée par l’idée se réalisant à l’infini, est pleinement épuisée, en
sorte qu’il n’y a plus en elle d’imperfection ni de généralité.

Cependant, comme le contenu positif de notre idée d’être (comme de toutes nos idées) reste le
même, quel que soit l’inférieur auquel on l’applique, il est légitime d’attribuer la même priorité
à cet attribut divin à l’égard des autres attributs, qu’à notre idée générale d’être à l’égard des
autres idées. C’est tout le sens de l’argument : il justifie l’ordre logique selon lequel nous nous
efforçons d’organiser en science nos vues successives sur la très simple Substance divine.

C) Corollaires.

§989) 1. — L’essence divine. Comme nous l’avons dit, on ne peut parler de l’essence divine que
par une analogie plus ou moins métaphorique. Ainsi on appellera essence physique de Dieu,
l’ensemble de tous les attributs ou de toutes les perfections pures qui lui conviennent au sens
propre et au degré infini. L’essence métaphysique, sera l’attribut fondamental : l’Existence même
réalisée à plein comme nécessaire et essentielle.

Quant à l’essence logique, on ne peut la déterminer en Dieu, parce qu’il n’est pas possible
d’établir entre les attributs les rapports de genre, espèce, et différence spécifique ; car ces
rapports supposent des perfections connues par des idées univoques et nous ne connaissons Dieu
que par analogie. En particulier, l’idée fondamentale d’être ou d’existence est inapte à fonder une
définition au sens strict. L’être n’est pas un genre, parce que le genre suppose en dehors de lui
des perfections qui puissent le spécifier, comme la rationalité spécifie l’animalité : et en dehors de
l’être il n’y a rien.

§990) 2. — Diverses opinions. L’idée qu’un philosophe se forme de Dieu n’étant que le reflet de sa
pensée profonde, on pourrait caractériser chaque système par sa façon de concevoir l’essence ou
l’attribut fondamental de Dieu.

Les premiers philosophes se représentaient Dieu comme le Logos, la Raison directrice, et plus ou
moins immanente au monde, parfois même, selon Héraclite, et les Stoïciens, identique au feu
intelligent ; mais parfois aussi, comme pour Anaxagore et Socrate, distincte et providence du
monde. Platon s’élève à l’idée du Bien, source diffusive de soi ; son disciple Plotin, insistant sur la
transcendance, parle de l’Un, séparé mais cause parfaite de tout. Assez voisines sont les
conceptions de saint Anselme, qui définit Dieu par la Bonté et de Bergson qui le définit par
l’amour. Saint Augustin, dont le Platonisme est orienté vers la Sagesse, le conçoit comme Vérité
subsistante ; et l’exemplarisme de saint Bonaventure traduit la même conception philosophique.
Pour Aristote, Dieu est l’Acte Pur et pour saint Thomas, qui passe du point de vue physique au
point de vue métaphysique, il est l’Esse subsistens , Duns Scot, grâce à sa théorie des distinctions
formelles a parte rei, peut considérer l’Infinité comme une sorte de distinction spécifique de
toute perfection divine en mettant au sommet la liberté ; une idée toute semblable se retrouve
chez Descartes, en attendant le panthéisme spinoziste où Dieu est la Substance unique.

Enfin parmi les thomistes, si beaucoup défendent la thèse de l’Existence pure, d’autres comme
Billuart, préfèrent l’attribut d’intelligence (intelligere subsistens sui ipsius) : pensée actuelle dont
l’objet est soi-même [§1020], parce que cette perfection, la plus haute parmi celles dont nous
avons l’expérience, traduit mieux pour nous ce qui est plus excellent en Dieu. Quelques-uns,
comme J. Gredt, s’efforcent de concilier les deux opinions ; sans grand succès, semble-t-il, car ces
deux attributs, tout en s’incluant nécessairement (comme tous les attributs divins), restent
formellement distincts. Le problème est assez secondaire ; il ne s’agit au fond que d’un ordre
logique à réaliser en théodicée et plusieurs peuvent convenir.

2. - La distinction des attributs et la transcendance divine.

Thèse 9. 1) Entre les attributs divins, il n’y a nulle distinction réelle, mais bien une distinction de
raison fondée, quoique mineure. 2) Cette identité exprime le mystère de la transcendance
divine.

A) Explication.

§991). Comme nous l’avons dit, la distinction est l’absence d’identité entre deux concepts
objectifs. Si à ces deux concepts correspond une dualité dans la nature des choses, il y a
distinction réelle ; par exemple, entre le corps et l’âme. S’il n’y correspond qu’une seule nature
réelle, la distinction est de raison : par exemple, entre animalité et rationalité dans la nature
humaine.

Cette dernière distinction est de pure raison (ou non fondée), lorsque les deux concepts ne
donnent aucune nouvelle connaissance de la nature réelle ; par exemple, entre l’homme-sujet
et l’homme-attribut. Elle est une distinction de raison fondée (ou distinction virtuelle) lorsque le
deuxième concept fournit une nouvelle connaissance du même objet ; par exemple, entre
l’animalité et la rationalité, celle-ci donnant une idée plus complète de la nature humaine.
La distinction virtuelle est majeure, quand elle donne une nouvelle connaissance de l’objet en
lui ajoutant une perfection extrinsèque, contenue en puissance seulement dans la perfection
inférieure, comme c’est le cas de la rationalité par rapport à l’animalité.

Elle est mineure, quand elle donne une nouvelle connaissance en ajoutant une perfection
intrinsèque, contenue en acte mais implicitement dans la perfection précédente : ainsi en est-il
pour l’être et les transcendantaux, comme nous l’avons montré.

Dans la substance divine, dont nous avons démontré l’absolue simplicité, il ne peut
évidemment y avoir aucune distinction réelle ; les attributs divins n’ont donc entre eux
qu’une distinction de raison. Nous devons prouver que cette distinction
est fondée mais mineure.

B) Preuve.

§992) 1. — Distinction virtuelle mineure. Entre plusieurs perfections, réalisées sans doute en
une même nature simple, mais dont les définitions sont différentes, parce que ces perfections
conviennent d’autre part à des objets réellement et même spécifiquement distincts dont elles
sont abstraites, il y a distinction de raison fondée ou virtuelle : il est clair, en effet, que chacune
de ces perfections fournit une meilleure connaissance de cette nature.

Or tels sont les attributs de Dieu, qui en expriment pour nous la substance très simple : ce sont
les diverses perfections pures, comme la bonté, la vie, l’unité, l’intelligence, etc. Elles sont
abstraites d’objets sensibles très divers, par exemple la bonté convient à l’or, la vie, à la plante,
l’unité, à la maison, l’intelligence, à l’homme ; en sorte que ces perfections ont chacune leur
définition bien distincte. Le signe en est qu’on peut leur attribuer des prédicats contradictoires :
on dira, par exemple, l’intelligence connaît, et la volonté ne connaît pas.

Donc entre les attributs divins, il y a une distinction virtuelle.

Mais cette distinction est toujours mineure. En effet :

Entre diverses perfections pures possédées chacune infiniment par la même nature simple, la
distinction ne peut être que virtuelle mineure. Il ne peut rien y avoir d’extrinsèque, en effet, à
une perfection infinie : chacune d’elle contient donc toutes les autres en acte,
(quoiqu’implicitement), si elles ont bien leur définition propre : ce qui caractérise la distinction
virtuelle mineure.

Or les attributs divins sont précisément ces perfections pures possédées au degré infini par la
même essence très simple de Dieu.

Donc entre les attributs divins, il n’y a qu’une distinction de raison, virtuelle mineure.

§993) 2. — Transcendance de Dieu. Nous avons défini la transcendance, la propriété pour un


objet de pensée de se réaliser à l’infini, au delà de l’objet de toute expérience sensible ; cette
propriété s’applique évidemment à la nature divine, telle que nous la saisissons, et à tous les
attributs, et même d’une façon suréminente, car nous comprenons que les perfections divines
n’ont aucun degré de réalisation commun avec les autres êtres, de sorte que ce fond essentiel
très simple, dont le caractère infini entraîne l’identité de toutes les perfections pures (distinctes
dans leurs participations finies), est affirmé ou postulé nécessairement par notre raison comme
un mystère ineffable, dont il ne nous est pas possible de comprendre clairement le sens. Ici
vient la comparaison mathématique de l’analogie [§981, (c)] : l’essence divine est bien pour
nous un x, une inconnue, dont nous atteignons quelques propriétés, mais dont nous savons
l’inépuisable richesse, inaccessible à notre raison.

On peut ainsi assigner un double fondement à la distinction virtuelle que nous mettons entre les
attributs divins :

1) du côté de Dieu, la transcendance suréminente de son être qui équivaut aux multiples
perfections divisées hors de lui, et qu’il contient comme leur source ou vertu active (d’où le
nom de distinction virtuelle) ;

2) du côté de l’homme, l’infirmité de notre raison, qui n’atteignant Dieu que dans le miroir des
créatures, voit la richesse très simple du foyer dans les rayons multiples et distincts des
perfections pures.

3. - La multiplicité des attributs et la perfection divine

Thèse 10. 1) Dieu, l’Existence subsistante, est souverainement parfait ; 2) c’est pourquoi il
possède en acte toutes les perfections, d’une possession virtuelle éminente ; et les perfections
pures, formellement.

A) Explication.

§994). La perfection est la propriété par laquelle on possède tout ce qu’on doit avoir (en latin :
perfectio est qua aliquid habet omnia quae debet habere). Cette notion est si générale et si
proche de celle d’être qu’il faut dire que tout mode d’être actuel est une perfection,
l’imperfection n’étant, comme la limite, que la négation d’être sous un aspect donné. D’où les
deux formes de perfection :

1) La perfection relative, par laquelle il ne manque rien à un être, conformément aux exigences
de sa nature déterminée : par exemple, l’homme parfait, qui a toutes les qualités nécessaires
exigées par la nature humaine.

2) La perfection absolue, à laquelle rien ne manque en n’importe quel ordre. Telle est la
perfection souveraine qui est un attribut divin.

Par cet attribut, Dieu possède évidemment toutes les perfections, de cette possession
ontologique que nous avons définie « le fait qu’une perfection fait partie d’un sujet sans
distinction réelle ». On peut appliquer à Dieu de façon suréminente, ce que nous avons dit en
Philosophie naturelle de chaque degré supérieur, contenant en soi les inférieurs. Il suffira de
reprendre les définitions de la possession, soit potentielle, soit actuelle, et des trois formes
principales de cette dernière, pour conclure que Dieu possède toutes les perfections, en acte,
et d’une possession éminente et virtuelle, et même, pour les perfections pures, d’une
possession formelle.

B) Preuve.
§995) 1. — Perfection divine. 1) On est parfait dans la mesure où l’on est en acte, c’est-à-dire,
où les diverses capacités possédées sont arrivées à maturité et se sont affirmées en réalité.

Or Dieu est l’Acte pur, n’ayant rien en simple capacité, mais réalisant tout actuellement : vie,
pensée, vertu, etc. ; car c’est le sens que nous avons reconnu à son attribut d’Existence
subsistante [§987].

Donc Dieu est l’être souverainement parfait.

2) Précisément en tant qu’Existence pure, Dieu affirme la plénitude de la perfection ; car, dit
saint Thomas, « toute noblesse appartient à une chose selon son existence : ainsi un homme ne
tirerait aucune noblesse de sa sagesse, s’il n’était sage et n’existait selon cette qualité ; ainsi
donc c’est sur le degré d’être que se mesure le degré de noblesse, et suivant qu’un être voit son
existence restreinte à un degré inférieur ou supérieur de noblesse, il est aussi plus ou moins
parfait. Si donc, il existe un être possédant à plein la vertu d’exister, il ne peut lui manquer
aucune forme de noblesse ».

Or Dieu est cet être dont l’essence même est d’exister en plénitude.

Donc Dieu est l’être souverainement parfait.

§996) 2. — Mode de possession des perfections en Dieu. La possession potentielle, propre à la


cause matérielle, ne peut évidemment se réaliser en Dieu qui est un Acte Pur. Toute perfection
est en lui en acte, c’est-à-dire selon sa réalité pleinement achevée. De plus cette possession est
toujours éminente au sens strict, parce que la perfection se réalise en Dieu à son suprême
degré, sans mélange d’aucune imperfection, comme l’a démontré la quatrième voie.

Si l’on considère la possession virtuelle où la perfection est présente comme un effet dans sa
cause, on peut distinguer les perfections incréées, comme l’éternité, etc., qui sont
incommunicables, et toutes les autres perfections répandues dans les créatures, qui sont en
Dieu virtuellement puisqu’il est par définition la Cause de tout. Ce « jaillissement » de
perfections, marqué par la possession virtuelle pourrait aussi convenir à l’essence divine conçue
comme cause formelle à l’égard des autres attributs et spécialement des opérations vitales de
pensée et d’amour. On pourrait en ce sens dire avec Bergson : « Dieu n’a rien de tout fait : il est
un centre de jaillissement » où toutes les perfections, soit actuelles soit possibles, sont
ramassées « virtualiter eminenter ». Mais il faut concevoir ce jaillissement interne en le
purifiant de tout progrès réel qui impliquerait limite et puissance passive, comme dans le gland
qui est virtuellement chêne. C’est pourquoi il est plus juste de dire qu’en Dieu, toute perfection
est achevée : c’est hors de Dieu qu’il y a mouvement par libre communication créatrice.

Enfin la possession formelle, par laquelle la perfection se trouve selon sa définition, convient en
Dieu aux seules perfections pures, comme nous l’avons établi [§963 et §972] : ce sont
les attributs divins qui sont en Dieu formaliter eminenter, tandis que les perfections mixtes ne
s’y trouvent que virtualiter eminenter.

C) Corollaires.

§997) 1. — Ressemblance divine. La ressemblance est une relation fondée sur la possession d’une
même forme ou qualité ; elle est plus ou moins parfaite selon les diverses façons dont une
perfection peut être possédée en commun. Ainsi peut-on dire que tout être fini ressemble à
Dieu de quelque façon, mais à des degrés divers et d’une manière d’autant plus lointaine qu’il est
moins riche en perfections pures. Celles-ci, en effet, fondent seules une ressemblance proprement
dite avec Dieu, parce que seules elles se réalisent formellement en Dieu. Encore, cette
ressemblance est-elle toujours analogique. Elle est surtout remarquable dans l’âme raisonnable
par sa vie spirituelle de pensée et de vouloir ; et la grâce sanctifiante y imprime une image de
Dieu surnaturelle dont la théologie s’efforce de préciser l’intimité.

« Cependant, dit saint Thomas, si l’on concède que toute créature ressemble à Dieu, il ne faut
nullement concéder que Dieu soit semblable à ses créatures, car c’est dans un même ordre d’être
que la ressemblance est mutuelle, mais non pas de la cause à l’effet ; ainsi dit-on bien que la
statue ressemble à tel homme, mais non pas que cet homme ressemble à cette statue », Dieu
reste donc dans sa transcendance, inaccessible et ineffable.

§998) 2. — Nombre des attributs. Pour notre humble science de théodicée, il y a autant d’attributs
divins qu’il y a de perfections pures dont nous pouvons dégager la définition des objets
d’expérience, soit sensible externe, soit surtout interne et psychologique : la suite de ce traité
s’efforce de les dénombrer.

Nous savons de plus que dans le mystère de l’essence divine, il y a d’autres attributs en nombre
infini qui nous sont inaccessibles. Mais toutes ces perfections connues et inconnues, s’identifient
en l’attribut fondamental d’Existence pure, n’étant que divers modes d’être ou d’exister. Et de
même que toutes nos vérités dont sont tissées nos sciences sont pleinement unifiées par l’être,
« âme » de toute synthèse judicielle, ainsi toutes les essences réelles trouvent leur dernière raison
explicative en Dieu, Être subsistant par essence ; en sorte que Dieu, « Soleil du monde
intelligible », est le couronnement lumineux de toute philosophie.

Question 3. Les attributs divins en particulier.

§999). Selon la grande loi d’analogie qui nous oblige à parler de Dieu par comparaison avec les
créatures, nous trouverons d’abord en Dieu les attributs qui correspondent aux propriétés soit
qualitatives, soit quantitatives : les premières constituent le degré spécifique de noblesse et de
perfection qui correspond en Dieu à la bonté ; les secondes qui sont dans les corps, la masse, le
lieu, le temps, deviennent en la nature infinie, l’infinité, l’ubiquité, et l’éternité. Vient ensuite le
problème de l’un et du multiple avec le principe d’unité individuelle et chez les êtres doués de
raison, la personnalité. En réservant les aspects de science et d’activité libre qui mettent Dieu
en rapport avec son œuvre, nous aurons ainsi en cette question six paragraphes :

1. — La bonté de Dieu.
2. — L’infinité de Dieu.
3. — L’ubiquité de Dieu.
4. — L’éternité de Dieu.
5. — L’unité de Dieu.
6. — La personnalité de Dieu.

1. - La bonté de Dieu.

Thèse 11. 1) Dieu est le Bien suprême ; 2) seul il est bon par essence et peut se définir la Bonté
même subsistante.
A) Explication.

§1000). Le Bien peut se définir soit d’après l’expérience : « Ce que cherche tout appétit » (en
latin : Bonum est quod omnia appetunt) ; ou d’après son fondement : « L’être en tant que par
sa perfection, il est capable de répondre au mouvement appétitif », soit comme objet de désir
que l’on cherche à se procurer, soit comme objet d’action que l’on cherche à communiquer,
soit comme objet de complaisance que l’on cherche à conserver ; c’est, en ce sens : « l’être
parfait capable de perfectionner l’appétit ».

À ces deux définitions correspondent les deux parties de la thèse.

B) Preuve.

§1001) 1. — Dieu Bien suprême. Si le bien est ce que cherche tout appétit, il faut proclamer Bien
suprême l’objet vers lequel se porte le désir de tout être sans exception.

Or Dieu est cet objet de désir universel. « Chacun, en effet, dit saint Thomas, désire sa
perfection ; mais la perfection ou forme d’un effet, est une ressemblance à sa cause, car tout
agent produit un effet qui lui ressemble. Toute cause comme telle est donc objet de désir, car
ce qu’on désire d’elle, c’est une participation de sa ressemblance ». « Tout effet, disait Plotin,
se retourne vers sa cause par un désir inné ». Or Dieu est la cause suprême de toute chose.
C’est donc Dieu en définitive, que tout être désire, lorsqu’il cherche sa perfection. Dieu est le
but et le centre vers lequel tous les êtres tendent par le poids de leur nature, dans lequel tous
se reposent ; de lui jaillit tout amour, en lui tout désir se consomme, tout mouvement se
termine et tout appétit est comblé (Gonet). Chaque être d’ailleurs tend vers lui selon ses
aptitudes : les êtres sans raison, par inclination naturelle et sans le savoir, les êtres pensants,
consciemment et librement.

§1002) 2. — Dieu Bonté subsistante. Si le bien est l’être en tant que parfait, celui qui possède
par sa seule essence toute la plénitude de sa perfection est la Bonté même subsistante et se
définit par la bonté.

Or Dieu, et lui seul, possède ainsi par essence sa perfection.

Celle-ci, en effet, requiert trois choses : 1) l’intégrité de la nature substantielle, par exemple un
homme qui ne soit pas estropié ; 2) toutes les fonctions propres à cette nature et qui en sont la
richesse virtuelle, par exemple un homme qui ne soit ni aveugle, ni idiot ; 3) enfin, le
développement achevé de toutes ses fonctions, par un ensemble d’opérations actuelles
harmonieusement exercées, qui constituent l’achèvement et le bonheur des êtres conscients.

Or, a) Dieu possède bien par le seul fait de son essence ces trois conditions : c’est le sens
profond de son attribut fondamental d’Existence subsistante : toutes ses perfections sont
substantielles et son essence ne peut se concevoir sans que toutes les fonctions de sa vie divine
surabondante, non seulement soient au complet, mais soient en plein exercice actuel, dans
l’achèvement de la béatitude.

b) Lui seul réalise ainsi par son essence ces trois conditions ; car en tout être fini hors de lui, il y
a distinction réelle entre la nature substantielle et les principes prochains d’opération qui
n’appartiennent pas strictement à l’essence, bien qu’ils en découlent comme effet formel ; et
de même, les opérations qui couronnent comme actes seconds leur perfection, sont d’ordre
accidentel.

Donc Dieu, et lui seul, est la Bonté par essence.

C) Corollaire.

§1003) Bontés participées. Les platoniciens ont mis en relief cet attribut divin, selon leur adage
favori : « Bonum est diffusivum sui ». Rien n’est bon que par la bonté, disent-ils, et cette bonté est
Dieu même. Mais si tout est bon par la bonté divine, cela n’est pas vrai au sens formel et
panthéiste, comme si la bonté divine n’était que la synthèse des bontés finies : c’est vrai
seulement par participation ; Dieu, bonté subsistante, est la cause efficiente parfaite (et non la
cause formelle intrinsèque, comme l’âme du monde) réellement distincte des multiples êtres
bons qui en dérivent et qui trouvent en lui l’exemplaire de leur perfection et le terme rassasiant
tous les désirs.

2. - L'infinité de Dieu.

Thèse 12. Dieu seul est infini d’une infinité actuelle absolue.

A) Explication.

§1004). L’infinité en général est l’absence de limite ou de terme : « carentia limitationis » ; et la


limite n’étant rien d’autre qu’une négation d’être en un ordre donné, l’infini n’exprime en son
fond positif qu’une affirmation redoublée d’être dont on exclut tout non-être : c’est pourquoi il
comporte des significations nuancées comme la notion d’être elle-même. Nous en distinguons
trois principales.

1. L’infinité potentielle (ou matérielle) est celle où toute limite est exclue de la matière. Or la
limite (ou négation d’être) pour la matière, c’est la forme qui la détermine et fixe des bornes à
sa potentialité insatiable ; par exemple, un bloc de marbre, avant de recevoir une forme, a, en
ce sens, des capacités infinies, c’est-à-dire indéterminées : « Sera-t-il dieu, table ou
cuvette » ? Cette infinité est donc une grande imperfection.

2. L’infinité quantitative est celle où toute limite est exclue de la quantité. Pour le continu,
longueur, surface, masse ou volume, la limite est donnée par la figure qui est une qualité ou
détermination actuelle affectant directement la quantité continue ; pour la quantité discrète la
limite est donnée par le nombre dont la dernière unité en mesurant la multitude lui fixe un
terme déterminé. Et comme la qualité de figure et l’unité, principe du nombre, sont des
perfections ou propriétés actuelles, ici encore l’infinité est une imperfection ; car la quantité est
un accident qui dérive immédiatement de la matière, en sorte que l’infinité quantitative a
d’étroits rapports avec l’infinité potentielle.

3. L’infinité actuelle (ou formelle) est celle qui exclut en un être toute limite ou négation de
forme et de perfection ; par exemple, une science infinie qui exclut toute ignorance. La limite y
est donc d’ordre matériel et potentiel ; aussi, une telle infinité est toujours une perfection. Elle
peut être :
a) absolue si elle exclut toute négation de perfection ou de mode d’être actuel, en n’importe
quel ordre ;

b) relative, si elle exclut toute limite en un ordre donné de perfection.

Le seul exemple d’infinité actuelle absolue est Dieu. Les anges, purs esprits, sont dans leur
ordre chacun infini d’une infinité relative ; il en serait de même dans la théorie platonicienne, si
elle était viable, de chaque Idée du monde intelligible : l’Humanité en soi, la Blancheur en soi.

B) Preuve.

§1005). L’Être souverainement actuel, s’il n’est pas une abstraction mais subsiste en soi, jouit de
l’infinité formelle absolue, car il réalise une forme ou perfection qui n’est reçue en aucun sujet
potentiel et qui, par conséquent, ne peut subir aucune limite.

Or Dieu seul se définit par l’Acte pur subsistant.

Donc Dieu seul est infini d’une infinité actuelle absolue.

Cette sorte d’infinité est d’ailleurs celle qui convient aux perfections pures réalisées au suprême
degré dans la cause parfaite qui en possède en soi la pleine raison d’être [§963 (4e voie)], cette
cause n’étant autre que Dieu seul. C’est pourquoi encore, comme nous l’avons dit [§993], tous
les attributs divins s’identifient dans l’essence ineffable de la Divinité.

C) Corollaire.

§1006) L’infini hors de Dieu. En dehors de Dieu, tout être réel est fini ; car s’il subsiste dans la
nature des choses, son existence sera reçue en une essence réellement distincte comme en un
sujet potentiel qui imposera une limite à sa perfection. Notre pensée cependant, et la tendance
affective volontaire qui la suit, participent à l’infini objectivement, parce que nous en saisissons en
quelque façon la nature dans la lumière de l’être qui définit toute intelligence. C’est de cette
façon aussi que les intelligences pures (les anges), étant capables de saisir intuitivement cette
lumière infinie, chacune selon un degré de perfection mesuré par la perfection de son essence,
doivent être déclarées substances infinies, mais d’une infinité relative, et donc, participée.

Il suit de là qu’entre Dieu, infini absolument, et tout autre être, si parfait soit-il, il reste toujours
une distance infranchissable : d’où la conclusion de saint Thomas : Dieu peut toujours produire un
être plus parfait que les êtres existants (« Simpliciter loquendo, qualibet re a se facta potest Deus
facere aliam meliorem »). — Ainsi, bien que l’attribut d’infinité n’ajoute au fond rien de positif à
celui d’Existence pure dont il ne se distingue pas formellement, il en fait cependant ressortir la
richesse suréminente que les participations créées ne pourront jamais épuiser.

3. - L'ubiquité de Dieu.

Thèse 13. Dieu est intimement présent en toutes choses ; et sa manière d’être partout ou son
ubiquité est un attribut qui lui est propre.

A) Explication.
§1007). Nous appliquons ici à Dieu les notions familières aux corps, de lieu et de présence,
définies en Philosophie naturelle. Rappelons que la présence en général est ce par quoi un
subsistant est en contact avec un autre ; d’où trois formes de présence, selon les trois formes
de contact :

1. Le contact quantitatif est la relation de proximité entre deux êtres quantifiés ; lui seul
constitue la présence locale et ne convient qu’aux êtres corporels.

2. Le contact virtuel est la relation liant un effet à sa cause extrinsèque, spécialement sa cause
efficiente ; d’où le principe : « Tout agent est présent à son effet par contact virtuel »
(contactus virtutis) ; car il serait absurde de le concevoir agissant sans que son effet dépende
réellement de lui.

3. Le contact formel est la relation d’une cause formelle avec le composé qu’elle actue en le
constituant en sa partie parfaite.

Dieu étant pur esprit, n’est nulle part d’une présence locale au sens propre. Le dire présent par
contact formel serait l’erreur panthéiste [§1017]. Mais il est partout par contact virtuel.

L’ubiquité appelée aussi omniprésence et immensité, est la présence en tout lieu et en tout être,
de quelque présence qu’il s’agisse.

B) Preuve.

§1008). 1) C’est par contact virtuel que Dieu est intimement présent en tout être. En effet, rien
n’est plus intime à toute réalité quelle qu’elle soit que son être même : cette perfection par
laquelle chacune de ses parties est ce qu’elle est.

Or Dieu, et lui seul, est la cause propre de l’être, comme nous le montrerons plus amplement
plus loin [§1027]. Cet aspect très intime de tout ce qui subsiste et peut subsister est l’effet
propre qui, par sa relation de dépendance à l’égard de, Dieu, établit avec lui un contact virtuel.

Donc Dieu est intimement présent à toute chose.

2) On peut donc dire que Dieu remplit tous les lieux, non point par contact quantitatif, comme
l’eau remplit un vase, mais en ce sens que le lieu lui-même, dans la mesure où il est une réalité,
dépend dans son être de Dieu, comme toute autre chose. Ainsi en remplissant tous les lieux,
Dieu n’empêche nullement les corps de les remplir également, mais d’une autre façon, à savoir,
par contact quantitatif.

3) Cette omniprésence appartient de droit à Dieu non seulement pour les corps actuellement
existants, mais pour tous les esprits et pour tous les êtres spirituels ou corporels qui pourraient
commencer d’être ; car rien ne peut, ni débuter, ni persévérer dans l’existence sans dépendre
actuellement de l’action de Dieu, cause propre de l’être [Cf., pour la démonstration de cette
affirmation, §1027].

Personne hors de Dieu n’a un tel privilège. L’omniprésence est donc un attribut propre à Dieu.

C) Corollaire.
§1009) Diverses sortes de présences spirituelles. Les purs esprits ou les anges ne sont, eux-aussi,
présents aux êtres corporels que par leur action ; et rien n’empêche de les trouver à la fois en
plusieurs lieux où ils agiraient. Mais leur puissance est limitée et ils ne sont jamais partout comme
Dieu.

Saint Thomas explique ainsi cette présence divine : « Dieu est partout 1) par sa puissance, comme
un Roi en son royaume, en tant que tout est soumis à son pouvoir ; 2) par sa présence, comme un
Roi en son palais où il a tout devant les yeux, en tant que rien n’échappe à sa science divine ;
3) par son essence, comme un Roi sur le trône où il siège, en tant que cause de l’être, agissant en
tout par son essence ».

De plus, d’une façon plus spéciale, pour les êtres doués d’intelligence et de volonté, Dieu leur est
présent comme l’objet d’opération immanente est présent dans l’agent, car ces êtres peuvent le
connaître et l’aimer. C’est par la grâce surtout et par les vertus de Foi et de Charité qui en
découlent, que se réalise ce double contact ; et c’est par là que Dieu est spécialement présent en
l’âme des justes et absent de celle des pécheurs.

Bref, toutes les images locales appliquées à Dieu ne sont que des métaphores, recouvrant cette
unique vérité que l’Existence pure étant cause propre de l’être, est en contact intime avec tout ce
qui est. Mais on met ainsi en relief la richesse de cet attribut fondamental.

4. - L'éternité de Dieu.

Thèse 14. 1) Dieu seul jouit de l’immutabilité absolue. 2) C’est pourquoi l’éternité positive est un
de ses attributs.

A) Explication.

§1010). L’immutabilité est l’absence de changement en droit comme en fait. Elle exclut la
possibilité même de passer d’un état à un autre. Le changement dont il s’agit, n’est pas
l’activité vitale prise comme un passage métaphorique de l’acte premier à l’acte second dans
l’opération immanente au sens strict : cette opération conciliable avec l’Acte pur, est
pleinement compatible avec l’immutabilité. Celle-ci n’exclut donc que le mouvement au sens
propre ou le passage de la puissance passive à l’acte, qui souffre toujours de quatre
imperfections. Tout ce qui change, en effet, 1) est de quelque façon en puissance ; 2) il est
toujours composé, car selon une de ses parties il est sujet permanent, tandis qu’il changé selon
une autre ; 3) il est fini, puisqu’il acquiert en changeant un nouveau mode d’être qui lui
manquait ; 4) et il dépend d’un autre ; car « tout ce qui se meut, se meut par un autre ».

L’immutabilité peut être relative, si elle exclut seulement l’une ou l’autre forme de
changement. Elle sera absolue, si elle exclut la possibilité de tout changement au sens propre,
quel qu’il soit. Elle se distingue alors de l’immobilité qui pourrait se réaliser au début du
perfectionnement et être compatible avec l’imperfection : elle est l’immobilité au terme parfait
qui est l’acte ; et elle convient spécialement à l’Acte pur.

§1011). L’éternité se définit en général une durée qui n’a ni commencement ni fin. Mais cette
définition s’applique à deux cas très différents qu’il importe de ne pas confondre : celui de
la durée temporelle de l’univers, dans l’hypothèse de son éternité ; et celui de Dieu. Aussi, pour
nous faire une idée exacte de l’attribut divin, nous devons l’opposer au temps. De même que
le temps est la durée du mouvement , l’éternité est la durée de l’être absolument immuable, en
sorte qu’elle exclut toutes les imperfections du temps.

Or, dans le temps tel que nous l’avons analysé et défini (« La mesure des parties successives du
mouvement »), on relève deux imperfections fondamentales.

1) L’imperfection du mouvement qui suppose toujours la puissance passive. Dans le mouvement


continu qui fonde la définition du temps, cette imperfection se manifeste de deux façons : a)
par la succession et dans le lieu et dans l’existence, des parties du mouvement, de telle sorte
qu’il n’en existe jamais deux à la fois ; b) par la nécessité de compter ces parties pour que leur
nombre forme un tout actuel et constitue la durée essentielle au temps ; ce nombre sera, par
définition, déterminé entre deux unités, la première et la dernière : il a toujours, de soi, un
commencement et une fin ; si donc on conçoit un temps infini, on le rend d’autant plus
imparfait qu’on le prive de ses déterminations.

2) L’imperfection de la durée de raison ou irréelle, puisque, pour durer, le mouvement successif


doit être considéré dans l’âme, et spécialement dans la mémoire qui peut en reproduire toutes
les parties à la fois. Aussi le temps n’est-il rien d’autre que l’instant fluent (nunc fluens) où il
n’est réel que fondamentalement par la réalité du changement dont il est la mesure.

L’éternité comme attribut divin doit donc se définir par les deux perfections opposées à ces
deux déficiences du temps.

1) Elle est la durée réelle où toutes les perfections existent en même temps dans la simplicité et
l’immutabilité ; car si la durée est la permanence dans l’être, elle convient parfaitement à l’être
immuable. Elle est ainsi l’instant stable (nunc stans) pleinement réalisé.

2) Elle a la perfection de la vie sans terme et sans succession. Elle exclut, en effet, tout
mouvement proprement dit comportant puissance. Mais pour s’exprimer par analogie avec le
temps, elle conserve l’idée d’un mouvement métaphorique : le mouvement vital compatible
avec l’immutabilité. Aussi une telle vie, où le passage de l’acte premier à l’acte second se réalise
sans acquisition de nouvelle perfection, est-elle la possession sans nulle succession de toutes
les perfections possibles qui sont ainsi toutes à la fois suréminemment présentes. Or cette
suréminence est celle de la perfection pure réalisée pleinement, c’est-à-dire à l’infini, en sorte
que, nécessairement, toute limite, tout commencement et toute fin sont exclus de cette vie et
de cette durée.

On affirme déjà tous ces caractères par la définition générale : « L’éternité est la durée de
l’immuable » ; mais on les explicite en disant avec Boèce : « L’éternité est la possession parfaite
et toute à la fois d’une vie sans terme : Interminabilis vitae tota simul et perfecta possessio ».
Bref, l’éternité est la durée réelle d’une vie infinie.

B) Preuve.

§1012) 1. — Immutabilité divine. Dieu est absolument immuable. Cela découle de sa définition
comme Acte pur, simple, infini et cause incausée ; car il s’oppose par ces quatre prérogatives
aux quatre déficiences du mouvement. N’ayant nulle puissance, il ne peut jamais passer de la
puissance à l’acte ; et sa vie débordante d’activités est toujours pleinement actualisée sous tous
ses aspects.
Cette immutabilité est un attribut propre à Dieu ; car tout autre être ou bien est matériel, et
donc soumis au changement comme à la puissance ; ou bien il est tout au moins fini, exigeant
hors de soi une raison d’être dont il dépend : ce qui, en droit, rend doublement possible un
changement : car l’être fini, même immuable en sa substance (comme l’esprit), peut toujours
acquérir une nouvelle perfection accidentelle ; et l’être dépendant est toujours capable de
cesser d’être, si sa cause lui retire son influx.

Donc Dieu seul est immuable d’une façon absolue.

§1013) 2. — Éternité divine. L’éternité au sens strict est la durée de l’être immuable, comme le
temps, la durée du mouvement.

Or Dieu seul est immuable absolument.

Donc l’éternité lui appartient comme un attribut qui lui est propre.

Cette éternité essentielle n’est pas comme le temps une mesure tout extrinsèque : elle est une
durée réelle qui s’identifie avec l’existence subsistante qui est l’attribut fondamental ou
l’essence même de Dieu. Aucun autre être n’est sa durée, parce que son essence se distingue
de son existence ; mais Dieu est son existence permanente ; et donc, il est son éternité, comme
il est sa vie et son immutabilité : L’éternité le constitue substantiellement.

Les philosophes évolutionnistes, depuis Héraclite et les Stoïciens jusqu’à Hegel et Bergson
conçoivent Dieu comme « jaillissement et progrès », parce qu’ils confondent immutabilité et
inertie. L’immutabilité dont nous parlons, identique à l’éternité, affirme au contraire une vie
infiniment riche.

Bref, si le temps est la durée du mouvement, avec l’imperfection de parties successives,


totalisées et stabilisées idéalement entre un commencement et une fin ; — l’éternité est la
durée de l’immuable avec la perfection de la pleine simplicité où s’identifient réellement et à la
fois toutes les perfections particulières, dans le mouvement métaphorique d’une vie sans
terme.

Or Dieu seul en tant qu’il est « Existence pure » est absolument immuable, parce que, en
excluant toute dépendance et toute passivité, il exclut toute possibilité de changement.

Immutabilité et éternité sont donc deux aspects de l’Existence pure.

C) Corollaire.

§1014) Diverses durées. D’une façon analogique, les êtres finis peuvent participer à la durée
éternelle de Dieu. Les poètes parlent même des montagnes éternelles, à cause de leur antiquité :
simple métaphore. À bien plus forte raison dit-on des justes dans le ciel qu’ils jouissent de la vie
éternelle, grâce à la vision béatifique ; participation surnaturelle à l’éternité divine dont le sens est
précisé en Théologie.

Dans l’ordre substantiel, les esprits purs participent, comme nous l’avons dit, à une sorte
d’éternité relative, correspondant à leur immutabilité relative, que saint Thomas appelle
« oevum », disons la « pérennité ». Nous avons ainsi trois sortes de durées très diverses, qui n’ont
entre elles que des ressemblances analogiques. On peut les caractériser assez clairement en
fonction du mouvement supposé présent ou absent dans les êtres qu’elles mesurent :

1) Le temps suppose un mouvement continu et quantitatif qui possède donc essentiellement


un commencement et une fin : il est le propre des corps.

2) La pérennité, (oevum) suppose un mouvement spirituel et discontinu, mais réel au sens propre ;
c’est pourquoi il a essentiellement un commencement, car il demande une cause extrinsèque ;
mais non une fin ; car il est le propre des esprits immortels.

3) L’éternité n’admet plus qu’un mouvement métaphorique dont toute la perfection existe à la
fois ; c’est pourquoi elle n’a essentiellement ni commencement ni fin et elle est le propre de Dieu.

5. - L'unité de Dieu.

Thèse 15. Dieu est essentiellement unique et se distingue de tout autre être par sa perfection
même.

A) Explication.

§1015). L’unité transcendantale par laquelle tout être est indivis en soi et distinct de tout autre,
convient évidemment à Dieu comme à tout être : il n’y a là nulle difficulté spéciale. Mais un
double problème se pose : celui du nombre des êtres individuels participant à la divinité ; et
celui des rapports de Dieu avec les autres êtres, selon les deux aspects, internes et externes, de
l’unité. Nous résolvons le premier en affirmant l’unicité de Dieu ; et le second en excluant le
panthéisme.

L’unicité est l’unité excluant toute multiplication au tout partage dans la chose qu’elle affecte.
Cette propriété peut être constatée par expérience, quand un être possède seul, de fait, une
nature ou une perfection ; ainsi Adam était l’homme unique avant la création d’Ève ; Benoît XVI
est le Pape unique vivant actuellement. Mais pour Dieu, la thèse va plus loin : elle affirme que
l’unicité lui convient de droit, essentiellement et nécessairement.

B) Preuve.

§1016). 1) On pourrait déjà conclure l’unicité de Dieu de l’unité d’ordre du monde dont nous
avons relevé plus haut l’excellence car il y a là une participation à l’unité dont la cause propre et
parfaite ne peut être que l’Être jouissant de cette plénitude d’unité appelée « unicité ». C’est
pourquoi Plotin appelait Dieu de son nom propre, l’UN. Mais la nécessité pour Dieu d’être
unique découle plus clairement encore de ses attributs de simplicité et d’infinité.

a) Ce qui est simple absolument ne peut avoir en soi ni matière ni puissance : Il est l’acte
absolument pur.

Or toute multiplicité prend sa source dans la puissance ; et la multiplicité numérique, dans la


matière.

Dieu les exclut donc l’une et l’autre et est parfaitement unique.


b) S’il existait plusieurs dieux infinis comme le vrai Dieu [§1004], ils ne pourraient se distinguer
les uns des autres ; car toute distinction réelle entre deux natures requiert que l’on nie de l’une
un élément réel affirmé de l’autre. Ainsi pour distinguer le deuxième dieu du premier, il
faudrait nier en lui une perfection (puisque Dieu n’a que des perfections) présente dans le
premier ; et par là il n’aurait plus l’infinité absolue qui suppose toutes les perfections.
L’Existence pure est essentiellement unique parce qu’elle exprime d’un seul coup tout l’être en
dehors duquel il n’y a rien.

2) Il ne s’ensuit pas que Dieu absorbe en soi tous les êtres. Au contraire, il se distingue
nettement par sa perfection même de tout être fini.

Il serait absurde, en effet, d’identifier une nature possédant essentiellement toutes les
perfections au degré infini dans la simplicité de l’Acte pur, avec un être fini, donc imparfait et
mélangé de puissance.

Or Dieu est seul infini et tout être hors de lui est fini.

Donc Dieu par sa perfection même se distingue radicalement de tout l’univers et de chacun des
êtres, si parfaits soient-ils, qui le composent ; et il s’en distingue comme la Cause incausée
existant par soi se distingue de ses effets existant par lui.

C) Corollaires.

§1017) 1. — Le panthéisme. Aucun philosophe n’a prétendu sans nuances que Dieu l’Être parfait
s’identifie avec notre monde si évidemment imparfait. Le panthéisme est plutôt une marque de
déficience et de confusion dans l’effort de la raison pour rendre le monde intelligible. On pourrait
le définir : « Un essai d’explication de l’univers où Dieu, dernière raison de tout, est conçu
comme cause intrinsèque en même temps que cause extrinsèque ». Il fait toujours corps avec un
système complet de philosophie et en épouse toutes les subtilités.

Les formes de panthéisme qui ont historiquement existé peuvent se classer à différents points de
vue : les unes sont statiques, les autres évolutionnistes ; les unes sont réalistes, les autres
idéalistes. On peut appeler « panthéisme statique »celui où Dieu apparaît dès l’origine comme
pleinement parfait [le statisme absolu de Parménide], bien que le monde découle de lui comme
une théophanie, participant à sa substance : tel est le système platonicien, spécialement
néoplatonicien de Plotin et de Scot Erigène, dans la mesure où il est panthéiste ; et celui de
Spinoza.

Le panthéisme évolutionniste est celui où Dieu est conçu comme progressant dans sa substance
même, telle que la théorie des Stoïciens, de Hegel et de Bergson ; mais tandis que les anciens
étaient réalistes (comme tous les panthéistes statiques), certains modernes, en particulier l’école
allemande de Fichte, Schelling et Hegel défendent le panthéisme idéaliste.

Enfin, parmi les panthéistes réalistes, la plupart font de Dieu la cause formelle ou l’âme du
monde ; et telle était aussi au Moyen Âge la théorie d’Amaury de Bène, tandis que son
contemporain, David de Dinant défendait le panthéisme matérialiste, faisant de Dieu la cause
matérielle de l’univers. À cette dernière forme se rattachent par leur caractère franchement
matérialiste, la théorie du Feu intelligent d’Héraclite et du Logos stoïcien et les systèmes
positivistes comme celui de Toland et surtout de Taine.

On peut ramener à deux principales les objections panthéistes.


1. Dieu est sans nul doute l’être le plus parfait qui existe. Or il y a plus dans l’évolution universelle
que dans l’être statique appelé « Acte pur ». Donc Dieu est le monde en évolution allant vers un
absolu toujours inaccessible. — Cette objection s’inspire, semble-t-il, des constatations sensibles
et caractérise les philosophies empiristes. Elle confond le point de départ intrinsèque de
l’évolution qui, en effet, est moins parfait, comme l’enfance comparée à l’âge mûr ; et l’origine
causale extrinsèque qui, au contraire, dans la cause efficiente parfaite, est supérieure à ses effets,
même s’ils évoluent.

2. La seconde objection est plus métaphysique et procède à priori. Dieu par définition est l’être
absolument parfait et infini, réalisant tout l’être possible. Or en dehors d’un tel être, il n’y a rien.
Donc tout ce qui est ne peut être qu’une manifestation de Dieu, une théophanie. C’était déjà
l’argument fondamental de Parménide, repris selon la théorie cartésienne de l’idée claire, par
Spinoza.

Il faut en distinguer la mineure :

En dehors de l’être absolu, il n’y a rien, si « en dehors » signifie pleine indépendance, je l’accorde ;
s’il signifie « comme distinct réellement », je subdistingue : Si le principe distinctif de cet être
devait posséder une perfection qui ne serait pas en Dieu, je le concède encore ; mais si ce principe
distinctif est précisément une négation de perfection ou un élément potentiel absent de l’Acte
pur, je le nie.

On voit que cette solution suppose toute la doctrine métaphysique de l’acte et de la puissance et
de la valeur analogique de notre idée d’être capable ainsi de signifier à la fois l’Être absolu infini et
unique et les êtres finis et multiples. Elle suppose aussi la théorie de la connaissance admettant
comme source d’infaillible vérité, non seulement l’analyse à priori de nos idées, mais aussi
l’expérience sensible qui fournit le fait incontestable de réalités substantielles multiples et
changeantes, et aussi l’expérience interne qui atteste la réalité du moi substantiel responsable,
distinct des autres et de Dieu. Cette constatation d’êtres finis est la réfutation péremptoire de
tout panthéisme : celui-ci ne prend consistance devant la raison que s’il procède à priori et
unilatéralement, sans tenir compte des faits.

§1018) 2. — Polythéisme. L’unité de Dieu est si évidente à la raison qu’on trouve bien peu de
philosophes pour défendre le polythéisme. On peut citer quelques rares modernes, comme W.
James et Renouvier qui l’ont envisagé avec quelque faveur, parce qu’ils optaient pour un dieu fini.
Mais tous les penseurs qui ont défini le vrai Dieu comme infini en perfection l’ont déclaré unique.
Le polythéisme des anciennes religions admettait toujours un Être suprême, le seul vrai Dieu en
fait, les autres n’étant que des êtres divins plus ou moins analogues aux anges de la théologie
catholique : l’erreur de ces religions consistait surtout dans la superstition et le culte exagéré
rendu à ces dieux inférieurs.

La seule doctrine influente contraire à l’unité de Dieu fut celle du dualisme manichéen,
admettant, face au Dieu bon, un Dieu mauvais coéternel et rival. Nous montrerons l’absurdité de
cette conception en parlant de la Providence et du problème du mal [§1056].

6. - La personnalité de Dieu.

Thèse 16. Dieu est un être personnel pleinement conscient de soi et pleinement heureux dans
l’amour de sa bonté.

A) Explication.
§1019). Nous appelons Dieu, un « Être personnel » — plutôt qu’une personne, parce que la
Révélation nous apprend le mystère de la Sainte Trinité où Dieu, dans la simplicité absolue de
sa nature, subsiste en Trois Personnes réellement distinctes. Mais nous savons que la notion
de personnalité prise en soi ou formellement, a, comme toute perfection pure, une valeur
analogique ; et de même qu’elle convient différemment à l’homme et à l’ange, de même elle
s’appliquera à Dieu différemment selon que nous le connaissons par la raison ou par la
Révélation, sans nulle contradiction d’ailleurs, parce que le caractère personnel de Dieu affirmé
en philosophie n’est qu’un reflet lointain, indirect et superficiel, des richesses psychologiques
de la Vie intime de Dieu-Trinité.

1. Nous avons défini, la personne au sens ontologique, « l’être subsistant pleinement


incommunicable et doué d’intelligence » , et nous avons noté comment chez l’homme cette
personnalité ontologique fonde la personnalité psychologique constituée par la conscience
actuelle. Nous devons ici appliquer à Dieu ces notions, selon les règles de l’analogie.

Pour la première partie de la définition, l’application découle immédiatement de la thèse


précédente, affirmant la plénitude d’unité de l’Existence subsistante, distincte de tout autre par
sa perfection et incommunicable à tout être fini [§1017]. Il reste à montrer que Dieu est une
Pensée consciente, une Intelligence qui se connaît soi-même ; déjà la preuve par l’ordre (5e
voie) montre Dieu comme une Intelligence infinie [§964] ; mais nous devons déduire cette
perfection de l’attribut fondamental d’Existence pure qui en est la raison d’être à priori.

2. Considérant ainsi en quelque sorte la psychologie divine, nous passons de l’intelligence


à l’ordre affectif en appliquant à Dieu toutes les perfections pures trouvées en ce domaine, en
particulier celles d’appétit et de volonté qui est l’inclination vers le bien consécutif à une
connaissance intellectuelle ; — et celle d’amour , qui est l’acte fondamental de complaisance
dans le bien ; — celle de jouissance ou béatitude qui est l’acte parfait de repos dans le bien
possédé. Ici encore nous devons montrer déductivement, selon la méthode scientifique, la
présence de ces perfections en Dieu, et nous en préciserons par le fait la nature, dans la mesure
où la philosophie en est capable. Nous étudions seulement les activités de Dieu en lui-même,
laissant pour l’article suivant ses rapports avec l’extérieur.

B) Preuve.

§1020) 1. — La conscience divine. Tout être spirituel a nécessairement conscience de soi ; s’il est
l’Esprit purement et pleinement réalisé, il est un acte de pensée dont l’objet est son essence
même.

Or Dieu, Existence pure, est cet Esprit réalisé : Être exempt par définition de tout élément
matériel ou potentiel, tout en lui est spirituel.

Donc Dieu est un acte d’intellection qui se pense pleinement soi-même : il est la conscience
suprême infiniment transparente à elle-même.

Dans cet argument, la mineure est claire : Dieu, en réalisant l’être sous son aspect le plus
actuel d’existence, ne peut être conçu que comme un esprit. Mais cette idée d’« Existence » est
pour nous celle d’une nature substantielle statique, tandis que l’idée d’intellection et de pensée
est celle d’une essence dynamique, affirmant explicitement le passage de l’acte premier à l’acte
second pour prendre possession psychologique de l’objet connu. Toutes ces notes ne semblent
pas contenues formellement dans la définition de l’Existence pure ou même de l’esprit ; et la
conscience divine est un attribut spécial nouveau. Mais elles y sont contenues virtuellement et
la réflexion les en déduit. En effet :

Si tout être agit dans la mesure où il est en acte, l’être spirituel 1) capable (d’une capacité
active) de connaître 2) un objet pleinement intelligible 3) qui lui est intimement uni et
proportionné, doit nécessairement le connaître : La pensée de cet objet lui est essentielle.

Or ces trois conditions se réalisent pleinement dans l’Existence pure par rapport à elle-même :
1) puisqu’elle est un esprit, elle est capable de penser ; 2) elle-même étant acte pur, est
pleinement intelligible ; 3) et elle est intimement présente à elle-même par identité.

Donc l’attribut fondamental d’Existence subsistante implique que Dieu est aussi pensée
suréminente, dont l’objet propre et spécificateur est son essence même : Dieu est donc
conscience de soi.

Comme toute connaissance, cette conscience intellectuelle suréminente suppose la dualité du


sujet pensant et de l’objet pensé ; mais cette dualité, nous l’avons noté, n’exige de soi aucune
distinction réelle ; elle est donc pleinement compatible avec la simplicité de l’Acte pur et aussi
avec son infinité absolue ; car l’intelligence divine et l’objet pensé sont parfaitement
proportionnés l’un à l’autre dans l’identité de leur perfection infinie.

C’est pourquoi il faut écarter de cette pensée divine toutes les imperfections de la nôtre : Il n’y
a en elle nulle distinction réelle, ni entre sujet pensant et pensée, (comme entre notre âme et
notre intelligence) ; ni entre intelligence et dispositions habituelles (sciences) ou entre fonction
et activité ; ni entre diverses opérations successives. La pensée divine doit se concevoir comme
une activité toujours achevée et donc immuable, épuisant par sa densité infinie l’infinité des
richesses intelligibles de son objet. C’est en ce sens analogique et suréminent que Dieu
est conscience de soi.

§1021) 2. — Béatitude divine. 1. Dieu est volonté toujours agissante dont l’opération
fondamentale est l’amour de sa bonté infinie. C’est une nouvelle conclusion du principe : « Tout
être agit dans la mesure où il est en acte ». Cette activité, en effet, n’est autre que l’inclination
au bien ou l’appétit, puisque le terme de tout acte est une certaine perfection, c’est-à-dire un
bien qui en est la fin, comme le montre l’analyse du principe de finalité. D’où la formule
thomiste : « Quamlibet formam sequitur inclinatio » : À toute forme correspond une inclination,
à chaque degré de perfection correspond nécessairement une forme spéciale d’appétit, en
sorte que, du degré d’être intellectuel jaillit nécessairement l’appétit rationnel
appelé « volonté ».

Dieu donc étant suprême intelligence est aussi Volonté souveraine.

Mais ici encore nous devons purifier notre idée des imperfections propres à notre volonté.
D’abord, en écartant toute puissance, donc toute distinction réelle entre essence divine et
fonction de volonté ; puis entre celle-ci et ses principes prochains d’action comme les vertus
(habitudes), et entre la fonction et ses opérations et entre diverses opérations successives. La
volonté divine, identique à l’essence divine, est toujours en acte et cette opération a pour objet
propre, comme sa pensée, cette infinie perfection de son essence qui est la Bonté subsistante :
Elle est un acte pur de complaisance en son bien absolu, un acte d’amour infini.
2. Cette opération affective constitue la béatitude divine. La joie, en effet, ou le bonheur n’est
rien d’autre que le repos actif de l’appétit dans le bien possédé consciemment ; et il est
d’autant plus riche que la possession est plus assurée et plus consciente pour un bien plus
grand.

Or Dieu est le bien suprême ; il pénètre à fond tous les aspects de sa perfection par son
intelligence infinie ; et dans cette conscience pleine il possède immuablement son bien sans
pouvoir le perdre jamais.

Donc Dieu est la joie, la Béatitude même, comme il est la pensée et l’amour.

3. Il est donc évident que Dieu, même au point de vue de la pure raison, réalise excellemment
la définition de la personne : Il est un être subsistant, pleinement distinct et incommunicable,
et doué d’intelligence et d’amour. Dieu est Personnel.

C) Corollaires.

§1022) 1. — La vie divine. On voit qu’en définissant Dieu l’Existence subsistante ou l’Acte pur, nous
parlons du Dieu vivant et non d’une abstraction inerte. Si la vie, en effet, se définit par l’activité
immanente, la pensée et l’amour constitue une vie et la forme la plus haute de la vie. Et comme
celle-ci est une perfection pure, Dieu la réalise comme toutes les autres au degré suprême : Il est
la Vie. Même s’il restait seul ; sans rien produire hors de lui, il resterait la Vie, intense foyer
d’activités immanentes.

Mais il faut exclure de ces activités toute trace d’imperfection et de limite, et donc, de multiplicité
réelle. Si on attribue à Dieu quelques-unes de ces formes imparfaites de vie, ce ne peut être que
par métaphore ou analogie de proportionnalité impropre. On parlera, par exemple, dans l’ordre
intellectuel, des conseils ou délibérations et des décisions divines, quand il n’y a nulle recherche ni
incertitude. Dans l’ordre affectif, il faut exclure toute émotion ou passion au sens propre qui
supposerait une réaction sensible ou corporelle ; et tout mouvement affectif même spirituel,
supposant la présence d’un mal, comme la douleur, la tristesse, le repentir ; et aussi le désir
supposant l’absence d’un bien. Mais l’amour du bien qui convient à Dieu au sens propre entraîne
nécessairement en lui et au sens propre aussi, la haine et la réprobation absolue de tout mal quel
qu’il soit [Cf. le problème du mal, §1057] ; et par conséquent, l’absence de tout vice ou défaut avec
la plénitude de rectitude morale et de toutes les vertus, en particulier des deux plus spirituelles,
la justice et la butance ou sagesse.

§1023) 2. — La vérité divine. La pensée divine réalise éminemment la définition de la vérité :


« Adaequatio rei et intellectus », puisqu’il y a totale identité entre l’objet pensé qui est son
essence et la pensée ou conscience intellectuelle contemplant cette essence. Et si l’on dit, par
analogie avec la vérité de nos jugements mesurés par leur objet, que l’essence infinie de Dieu
mesure la vérité de la pensée divine, il ne s’agit que d’une relation de pure raison qui coïncide
avec la relation d’identité de l’Être avec lui-même. Mais en Dieu la notion de vérité se réalise
formellement selon toute sa définition de perfection pure : soit la vérité ontologique dans
l’essence de celui qui est le « vrai » Dieu, soit la vérité logique dans l’intelligence infinie
contemplant actuellement dans cette essence la plénitude de toute vérité possible.

C’est en effet à ce point de vue, comme pensée actuelle ayant pour objet toutes les vérités
synthétisées dans la Vérité, que l’essence divine est le fondement idéal des possibles, comme
nous l’avons prouvé : pensée purement actuelle, sans les complications de nos jugements et
raisonnements où l’idée vaut suréminemment l’affirmation judicielle et exprime au sens propre et
intuitif la vérité.

C’est avec cette plénitude et cette richesse que Dieu réalise la vérité comme toute perfection
pure : Dieu est la Vérité subsistante : à la fois réalité ontologique où tout ce qui est vrai est
concentré ; et lumière logique où tout ce qui est intelligible est expliqué.

§1024) 3. — La beauté de Dieu. La beauté, avons-nous dit, est la bonté même qui convient à la
vérité quand elle a une perfection ou une excellence qui la rend objet de jouissance : « Id quod
visum placet » : elle est la synthèse du bien et du vrai. C’est pourquoi elle convient éminemment à
Dieu, Vérité et Bonté subsistante, Dieu est aussi la Beauté subsistante ; et le bonheur qu’il trouve
en la conscience de sa perfection est aussi une jouissance esthétique.

Mais la beauté divine est toute métaphysique et transcendantale ; on n’y trouve


que virtuellement les éléments de la beauté familière à l’homme. Au lieu des multiples parties
harmonieusement unies dans une lumineuse intégrité, on a l’éclat de la simplicité dont la
plénitude équivaut à la plus grande richesse et variété. C’est toujours la splendeur de l’ordre , mais
réalisée de façon suréminente, sans succession ni distinction réelle des perfections infinies et
absolues qui le composent.

Article 3. L'œuvre de Dieu.


§1025). Dieu se suffit à lui-même. Pleinement heureux dans la conscience parfaite de sa bonté et
de sa beauté, il n’a besoin d’aucun autre. Nous constatons cependant qu’il n’est point seul,
puisque nous existons dans un univers distinct de lui ; et nous concluons avec évidence que cet
univers est l’effet de sa volonté efficace. Dieu est en général cause suprême ou première ; et
nous devons, pour achever la théodicée, analyser les divers aspects de cette causalité : c’est
l’étude, au sens actif, de l’œuvre de Dieu (car, en elle-même, ou au sens passif, cette œuvre
n’est autre que l’univers, étudié en Philosophie naturelle).

Or Dieu étant cause propre de l’être, il en est la dernière explication sous tous ses aspects :
dans son origine par la création ; dans sa durée par la conservation ; dans son activité par
la prémotion ; et enfin dans l’évolution ordonnée des multiples êtres de l’univers tendant
harmonieusement à leur fin, par la Providence.

Nous aurons ainsi cinq paragraphes en cet article :

1. — La causalité divine en général.


2. — La création.
3. — La conservation.
4. — La prémotion,
5. — La Providence.

1. - La causalité divine en général.

Thèse 17. Dieu est cause parfaite par l’intelligence de tout être fini sans exception, selon le triple
aspect de la cause extrinsèque : cause efficiente, exemplaire et finale.

A) Explication.
§1026). La cause, comme perfection pure se réalise formellement en Dieu, non pas cependant
la cause matérielle qui implique puissance passive. La cause formelle peut désigner un attribut
divin en tant que, suivant notre manière de concevoir, il est la raison immédiatement
explicative d’un autre attribut qui en est ainsi l’effet formel. Nous avons en ce sens utilisé cette
notion à l’article précédent ; par exemple, en déduisant l’éternité de l’immutabilité, et la
personnalité de Dieu de son Existence pure. Comme il s’agit désormais des rapports de Dieu
avec l’univers distinct de lui (ce qui exclut toute causalité formelle à son égard [Cf. réfutation du
panthéisme, §1017]), nous parlons des seules causes extrinsèques : efficiente, exemplaire et
finale.

1) La cause efficiente parfaite, avons-nous dit, est celle qui possède en soi la pleine raison d’être
des perfections qu’elle communique à son effet ; et, au sens plein, dans l’ordre absolu des
perfections pures. La preuve de Dieu par la voie des degrés [§963] (4e voie) définit précisément
Dieu comme étant cette cause parfaite. Nous montrerons ici qu’il est cause parfaite de l’être
comme tel, en sorte que son action s’étend à tout être fini sans exception.

2) La cause exemplaire n’est que la forme spéciale de la cause efficiente, lorsqu’il s’agit d’un
agent par l’intelligence. Elle se définit, « la perfection déterminée ou forme spécifique d’un
effet, en tant que pré contenue dans l’idée et l’intention d’un agent intellectuel, comme
principe directeur de son œuvre ».

3) La cause finale est un bien spécifiant l’action et, en ce sens, déterminant l’agent à agir en une
direction précise. Mais le terme « fin » a diverses acceptions, et pour l’appliquer à Dieu
produisant l’univers, nous considérerons spécialement les deux formes : fin dans
l’intention et fin dans l’exécution . La première désigne une perfection pré contenue dans un
agent à la façon d’un bien spécifiant son appétit ou sa volonté ; — la seconde est le bien déjà
réalisé par l’agent et devenue la perfection du patient. On peut les appeler fin active et fin
passive, parce que la première attire l’agent qui la produit activement ; et la seconde
perfectionne le patient qui la reçoit docilement. Ces deux fins, note saint Thomas, désignent la
même réalité, mais considérée différemment ; car c’est une seule et même chose que l’agent
tend à donner et le patient à recevoir. C’est la même perfection de la statue que le sculpteur
tend à imprimer au marbre et que celui-ci tend à revêtir ; ou, c’est la même science que le
maître tend à communiquer et le disciple à s’assimiler. Nous disons en ce sens que Dieu est fin
suprême de tout, parce qu’il n’a d’autre but actif que de communiquer sa perfection, tandis que
l’univers et chacun des êtres qui le composent n’ont d’autre but passif que de recevoir une part
de la perfection divine.

B) Preuve.

§1027) 1. — La cause propre de l’être. Celui dont l’essence se définit par l’existence est la cause
propre et parfaite de l’être comme tel ; car il en réalise à plein la définition, comme la Vie au
suprême degré est cause parfaite de tout vivant.

Or Dieu seul est l’existence par essence : c’est son attribut fondamental.

Donc Dieu, et lui seul, est la cause propre et parfaite de l’être comme tel ; et comme, en dehors
de l’être, il n’y a rien, aucune réalité, et en chacune d’elle, aucun aspect d’être n’échappe à
cette causalité efficiente de Dieu. Cette universelle causalité est, comme nous l’avons dit
[§1008], le fondement de son omniprésence.
§1028) 2. — L’exemplarisme. Dieu est cause exemplaire de toutes choses en tant que ses Idées
sont les raisons intelligibles selon lesquelles tous les êtres ont leur forme déterminée.

Tout agent par l’intelligence, en effet, porte en soi, par définition, un exemplaire selon lequel il
œuvre.

Or Dieu est « Intelligence pure » où l’ordre idéal et l’ordre physique se rejoignent dans la
suréminence de sa perfection ; et son intelligence s’explicite en Volonté aussi active
qu’affective, en sorte que, s’il agit, c’est comme Agent par l’intelligence.

Donc il ne produit pas seulement le monde comme une simple cause naturelle, à la manière
dont le soleil rayonne sa chaleur : il le produit consciemment, par un vouloir lumineux, comme
une activité réalisant l’œuvre dont il contemple l’idéal en sa pensée efficace.

Et puisque tout être sans exception est produit par la causalité efficiente divine, il y a autant
d’Idées divines que d’individus existants, ou autant que d’effets proprement dits produits par
Dieu ; car ce qui est produit, ce n’est pas la partie ou l’élément, mais le tout réel subsistant.
Cette Idée divine n’étant pas, comme la nôtre, abstraite et universelle, n’exprime pas
seulement une perfection multipliable, comme un modèle spécifique : elle pénètre
intuitivement jusqu’aux dernières précisions individuelles de chaque être et exprime ainsi, dans
cette synthèse, chacun des éléments constitutifs des êtres, selon leur nature et leurs rapports
mutuels.

Cette multiplicité d’Idées en Dieu n’est pas contraire à sa simplicité, parce que, dit saint
Thomas, « l’idée de l’œuvre est dans l’esprit de l’ouvrier comme objet connu et non comme
principe distinct de connaissance ». Mettre en Dieu plusieurs pensées distinctes, serait briser sa
simplicité ; mais rien n’empêche que, par un seul acte éternel très simple, Dieu pense de
multiples objets ; car il voit son essence unique et très simple non seulement en elle-même,
mais comme participée et participable par d’innombrables êtres aux perfections variées ; et ces
multiples participations, qui ne sont en Dieu que de multiples relations de raison, constituent
toute la multiplicité de ses Idées.

Au sens propre, ces Idées étant principe causal, expriment seulement les êtres qui existent ou
qui existeront de fait selon le décret de la divine Providence. On peut cependant, avec saint
Bonaventure, élargir la théorie et concevoir en Dieu des Idées comme fondement de tous les
possibles, même de ceux qui resteront toujours purs possibles. L’exemplarisme rejoint alors la
théorie de la science divine [§1051]. La même perfection suréminente de la cause première
s’exprime ainsi par plusieurs de nos idées analogues dont aucune ne peut en épuiser la
richesse.

§1029) 3. — La fin dernière. Dieu est la cause finale de toute chose en tant que par son action, il
n’a d’autre intention que de communiquer sa perfection.

Tout agent, en effet, considéré précisément comme agent, n’a d’autre but en agissant que de
manifester sa perfection en la communiquant ; car s’il cherchait à s’enrichir, il ne serait
plus agent, mais patient en recevant. Agir, comme tel, c’est donner, et donner sans rien perdre,
puisqu’en perdant, on deviendrait de nouveau patient. L’agent comme tel est une richesse
débordante qui explique par son influence que d’autres participent à sa perfection ; et il n’a
donc d’autre but que de communiquer sa perfection.
Or Dieu réalise suréminemment la notion d’Agent qui n’est nullement patient : et, en ce sens, il
se définit bien l’Acte pur. Tout être, en effet, agit dans la mesure où il est en acte.

Donc Dieu n’a d’autre but en produisant l’univers que de lui communiquer sa perfection ; et,
par conséquent, l’univers de son côté, n’a d’autre fin passive que de recevoir quelque part de la
perfection divine.

Les êtres dont nous avons l’expérience (et d’abord nous-mêmes) sont aussi capables d’agir ; car
Dieu leur communique aussi cette perfection qu’il possède éminemment d’être comme lui
causes efficientes. Mais étant des agents finis, ils sont mus normalement à la fois par une fin
active, tendant à communiquer de leur perfection, et par une fin passive, cherchant à se
perfectionner. Mais par ce dernier aspect, leur action se mélange de passion et elle se distingue
de l’action divine, action toute pure dont l’unique cause finale est la fin active du bien qui se
répand : « Bonum diffusivum sui ».

C) Corollaires.

§1030) 1. — La gloire de Dieu. La gloire est une connaissance accompagnée de louange : « Clara
cum laude notitia » (Saint Augustin). La louange est le témoignage rendu à l’excellence. Ainsi tout
repose sur cette éminente perfection dont la louange est l’affirmation, en paroles et surtout en
jugements, sous forme d’admiration intellectuelle : la gloire étant ce témoignage même,
considéré dans le connaissant, quand sa connaissance est si évidente qu’elle tend à s’imposer à
tous.

En appliquant ces notions à Dieu, on distingue quatre sortes de gloire :

1. La gloire interne est la connaissance que Dieu a de lui-même ; puisqu’il a pleine conscience de
sa perfection, il se rend témoignage à lui-même en toute vérité, de son excellence ; et cette gloire,
qui lui est essentielle, lui suffit pleinement.

2. La gloire externe est celle qui vient des êtres distincts de soi : C’est la gloire que l’univers rend à
Dieu. Mais elle se divise à son tour, en objective et formelle.

3. La gloire objective est la perfection même et la beauté des choses produites par Dieu
considérées comme une manifestation de la perfection divine et par là, comme un témoignage
réel de son excellence : « Les cieux racontent la gloire de Dieu », comme le chef-d’œuvre
proclame la gloire de l’artiste.

4. La gloire formelle est la connaissance même de l’excellence d’une chose, avec les actes qui en
découlent spontanément, de contemplation, d’admiration, d’amour, de joie, de louange.

De ces définitions nous pouvons conclure, quant au but de l’univers :

a) La fin primordiale de Dieu en produisant l’univers est sa gloire externe, soit objective, soit
formelle. Dieu, en effet, nous l’avons dit, n’a d’autre but en produisant le monde que de
manifester sa perfection en la communiquant. Or cette manifestation est précisément la gloire
objective. Et de même que Dieu a donné à ses effets la perfection d’agir, il a donné aux plus
parfaits d’entre eux le pouvoir de le connaître pour l’aimer et le louer, ce qui est sa gloire formelle
externe.

Donc le but premier de l’action de Dieu est sa gloire externe, objective et formelle.
b) Tout être par la perfection de sa nature, chante la gloire de Dieu objectivement ; seuls les êtres
spirituels le peuvent formellement ; et comme ils sont au sommet de l’ordre des choses
harmonieusement unifiées, c’est finalement cette gloire formelle, synthétisant et achevant toute
la gloire objective des êtres sans raison, qui est le but de l’univers et la cause finale de Dieu en le
produisant.

c) La fin secondaire de Dieu en produisant le monde est la perfection et par conséquent, le


bonheur des êtres qui le composent, nommément des hommes ; puisque, d’une part, Dieu, la
perfection même, ne peut en se communiquant que « rendre parfait » ; et, d’autre part, le
bonheur suit nécessairement la possession consciente de la perfection. Entre ces deux fins,
primaire et secondaire, il y a coïncidence de droit, et c’est en procurant sa gloire que Dieu
perfectionne et béatifie ses créatures.

d) En fait, cependant, s’il s’agit d’êtres libres, comme les hommes (et les anges), la fin secondaire
pour chacun ne se réalise que conditionnellement, si cette intelligence finie veut bien glorifier
Dieu comme elle le doit. Mais pour l’ensemble de l’univers, êtres intelligents compris, la fin
primaire est toujours et pleinement réalisée ; car Dieu est tout-puissant.

§1032) 2. — Toute-puissance de Dieu. Dieu étant cause par intelligence, nous pouvons expliquer
son œuvre par analogie avec les opérations de l’artiste créant un chef-d’œuvre, en lui appliquant
au sens propre toutes les opérations réalisant des perfections pures, en les portant au suprême
degré où toute trace de limite et de distinction réelle est exclue. Nous dirons donc, d’après ce
principe :

1. Dieu est puissant, évidemment d’une puissance purement active ; car il est capable de produire
comme cause efficiente parfaite ; — et il est tout-puissant, c’est-à-dire capable de produire tout
ce qui n’implique pas contradiction, car il est cause propre de l’être à laquelle n’échappe aucun
mode d’être possible.

2. La toute-puissance en Dieu s’identifie avec son essence ; et puisque Dieu est cause par
intelligence, elle est l’acte même d’intelligence pratique par lequel Dieu décide de produire
l’univers hors de lui (acte qui, lui-même, s’identifie avec l’essence divine et est Dieu même).
Produire le monde, en effet, pour Dieu, c’est le vouloir d’une décision et d’un choix efficace,
éclairé par son Idée exemplaire comme par un dernier jugement pratique. Dans l’analyse
psychologique de l’acte humain volontaire dont le fruit est une œuvre externe, nous prenons ainsi
ce qui est central : l’acte spirituel de décision et de choix (imperium et electio), produit à la fois
par l’intelligence et la volonté, ou l’acte d’intelligence pratique, pour l’appliquer analogiquement à
la toute-puissance. Cet acte central suppose, vers le haut, une délibération préalable et une
intention que l’on peut retrouver en Dieu, la délibération, par métaphore, car il n’y a en Dieu nulle
recherche et tout se résume en une décision éternellement connue ; l’intention au sens propre,
comme tendance efficace à manifester sa gloire, mais sans nulle distinction réelle. — Cet acte
suppose ensuite, vers le bas, une activité d’exécution qui, chez nous, se traduit par les multiples
actes des fonctions inférieures, connaissances et appétits sensibles et membres corporels, avec
surveillance et collaboration constante de la volonté délibérée ; et toute cette activité ne peut se
dire de Dieu que par simple métaphore ; car elle suppose une limite et une imperfection absente
de l’Acte pur. L’acte d’intelligence pratique qui est la puissance divine n’a pas besoin d’instrument
distinct de lui pour produire son effet : il est efficace par lui-même. Dieu dit et le monde est fait : il
lui suffit de penser et de choisir (acte d’intelligence pratique) pour que son œuvre soit comme il le
veut.

§1032) 3. — Amour désintéressé. À cette causalité divine, on peut aussi appliquer, et au sens
propre, la notion affective d’amour ; car son œuvre qui manifeste sa perfection et donc, sa bonté,
est elle-même une chose bonne, digne d’amour. Mais l’amour de Dieu, à l’encontre du nôtre, ne
suppose pas un objet bon déjà existant, à l’égard duquel il serait un mouvement de complaisance.
Il produit le bien en l’aimant ; et plus il est intense, plus est grand le bien qu’il aime : C’est un
amour actif et jamais passif. C’est pourquoi il est le type du parfait désintéressement, se portant
sur ceux qu’il aime uniquement pour les perfectionner, leur faire du bien et jamais pour en rien
recevoir. Cela n’exclut pas d’ailleurs que Dieu, la bonté même, mérite excellemment d’être aimé
en retour ; en sorte que la loi naturelle, expression de l’ordre universel, impose comme premier
devoir à tout être intelligent, cet amour de Dieu par dessus tout.

§1033) 4. — Liberté divine. Puisque la liberté est une perfection pure, elle convient éminemment à
l’action divine, non point cependant par rapport à son objet propre qui est son Essence infinie :
Dieu se connaît, s’aime et jouit de soi d’une façon nécessaire ; car il s’agit ici d’une nécessité
d’être qui est perfection suprême : Ces activités immanentes ne sont qu’un autre nom de
l’Essence divine.

Mais par rapport à l’univers distinct de lui, la causalité de Dieu est par définition totalement libre.
Si la liberté, en effet, est la propriété par laquelle la cause efficiente se constitue elle-même en
activité (en acte second) sans aucune influence étrangère il est évident que la Cause première
incausée, l’Agent suprême au-dessus duquel rien n’est concevable, ne peut agir qu’en pleine
liberté. Bien plus, il est la Liberté subsistante, comme il est la Vie, l’Existence et toutes les
perfections pures ; et la liberté réelle, mais imparfaite dont jouissent nos décisions humaines,
n’est qu’une participation à sa liberté souveraine.

C’est pourquoi il est possible d’appliquer à Dieu par analogie la définition psychologique de la
liberté : « contingence active selon laquelle notre vouloir, au moment où il s’exerce, pourrait dans
les mêmes circonstances, ne pas s’exercer ». Mais il faut la purifier de tout élément temporel
supposant multiplicité d’actes et changement proprement dit. Considéré en Dieu, l’acte de
volonté délibérée ou d’intelligence pratique par lequel sa toute-puissance produit l’univers,
est éternel et immuable. Il faut cependant affirmer que cet acte est doué de contingence active ;
car la production de son effet reste non-nécessaire, en raison de la pleine indépendance de
l’agent qui, n’étant soumis pour agir, à l’action d’aucun autre et n’ayant nul besoin de son effet, le
produit néanmoins en le faisant participer à sa richesse. Bien que Dieu produise l’univers, il
pourrait ne pas le produire. Mais pour concilier cette contingence avec l’immutabilité, il faut faire
remonter, non sans mystère, la décision libre de Dieu jusqu’aux profondeurs de l’éternité et
reporter toute l’incertitude du côté de l’effet qui est le monde imparfait.

2. - La création.

Thèse 18. 1) La création est le caractère propre de l’universelle causalité de Dieu. 2) Prise
activement en Dieu, elle s’identifie avec l’essence divine ; passivement, dans la créature, elle est
l’être même des choses dépendant foncièrement de leur auteur par relation transcendantale. 3)
Bien que, au sens strict, elle suppose un début, elle est au sens large, compatible avec l’éternité
du monde.

A) Explication.

§1034). La création est l’acte de tirer un être du néant ou de le produire selon toute sa
substance. Cette définition s’explique par analogie avec la causalité physique qui nous est
familière. Lorsque, par exemple, un foyer chauffe l’eau, cette action est spécifiée par son terme
d’arrivée qui est l’eau chaude : on l’appelle caléfaction pour la distinguer d’une coloration,
d’une augmentation ou d’une génération où le terme produit est une nouvelle substance selon
sa forme substantielle, tandis que dans la caléfaction, l’effet produit est nouveau selon une
forme accidentelle (la chaleur). Dans la création, la causalité est plus profonde et plus
universelle encore, et l’effet nouveau, c’est l’être selon toute sa substance et tous ses aspects
d’être ; d’où la définition : « Créer, c’est produire une chose selon toute sa substance ». C’est
produire l’être en tant qu’être ; et non plus en tant que tel ou tel : en tant que chaud
(caléfaction) ; en tant que grand (augmentation), etc. C’est donc une causalité sur le plan
métaphysique de l’être et non plus sur le plan physique des formes substantielles ou
accidentelles.

Pour la distinguer des autres productions d’une façon plus parlante à l’imagination, on se met
au point de vue du terme de départ. Dans les changements physiques, ce terme est toujours
un sujet préexistant, matière première ou seconde : c’est l’eau qui, de froide, devient chaude ;
c’est la masse des corps réagissants (Na + Cl) d’où est tiré le nouveau corps (sel de cuisine,
NaCl) par génération chimique, etc. Et il est clair que ce point de départ est la négation de la
perfection qui va être produite : il n’y a ni chaleur avant la caléfaction, ni sel avant la
combinaison.

Or, dans la création, ce qui est produit, c’est tout l’être sous tous ses aspects : Il faut donc partir
du néant absolu, et de l’absence de forme et de l’absence de matière (ex nihilo sui et subjecti).
D’où la définition habituelle : « Créer, c’est tirer une chose du néant ».

Notons que l’effet propre de la création, comme d’ailleurs de toute production, c’est le tout
subsistant et non chacun de ses éléments pris à part ; car ce qui est produit, c’est ce qui existe ;
et ce qui existe, c’est le tout, par exemple, c’est le savant qui est homme par sa forme
substantielle, corruptible par sa matière première, savant par une qualité de son intelligence,
etc. Cette remarque élimine bien des faux problèmes. Ainsi la matière première prise seule
n’est pas créée, mais « concréée » avec la forme dans le tout substantiel créé ; c’est pourquoi il
n’y a pas à chercher comment elle ressemble à sa cause, selon l’adage : « Omne agens agit
simile sibi » ; car elle est précisément ce par quoi l’effet créé ne ressemble pas à son créateur,
mais s’en distingue et s’en éloigne : c’est par sa forme et son existence que tout être subsistant
ressemble à Dieu.

De ces explications découlent immédiatement la première et la seconde partie de la thèse.


Celles-ci nous permettront de poser clairement le problème de la troisième partie en
distinguant la création au sens strict et au sens large.

B) Preuve.

§1035) 1. — Le fait de la création. 1. Dieu, et lui seul, est la cause propre de l’être [§1027], en
sorte que tout sans exception dépend de son universelle causalité.

Or la cause propre de l’être est précisément la cause créatrice, selon la définition positive que
nous venons d’établir.

Donc Dieu est le créateur de toutes choses.

2. Aucune créature ne peut revendiquer ce titre, ni comme cause principale, ni comme cause
instrumentale.
a) Comme cause principale, l’Existence pure seule possède en soi la raison d’être de l’aspect
profond d’être, sous lequel le créateur produit son effet ; et la cause principale doit, par
définition, posséder en soi la raison de son effet. De plus, la cause propre de l’être ne peut être
que l’« Esse subsistens », c’est-à-dire l’être infini [§1005]. Toute création exige donc une
puissance infinie ; et de ce chef encore elle est réservée à Dieu.

b) Comme cause instrumentale : une des conditions indispensables pour que l’instrument
puisse exister comme vraie cause est l’existence d’une matière sur laquelle il exerce sa vertu
propre, afin d’y introduire les dispositions dont l’agent principal se sert pour réaliser
parfaitement son œuvre. Le ciseau, par exemple, en dégrossissant le marbre, le dispose à
recevoir la beauté de la statue selon l’intention du sculpteur.

Or, dans la création, il n’y a pas de matière ou de sujet préexistant sur lequel aurait prise la
causalité instrumentale ; car l’effet est tiré du néant.

Donc aucune créature ne peut être cause créatrice, même pas comme instrument.

§1038) 2. — Nature de la création. La création est l’action transitive par laquelle Dieu tire les
êtres du néant en leur communiquant une part de son être, comme la caléfaction est l’action
transitive par laquelle le foyer « tire » l’eau chaude de l’eau froide en lui communiquant une
part de sa chaleur.

1. Du côté de Dieu, cette action s’identifie évidemment avec son essence très simple et très
active ; car elle est précisément l’acte d’intelligence pratique par laquelle la toute-puissance
divine est cause créatrice [§1031]. C’est pourquoi on dit qu’elle est une activité formellement
immanente et virtuellement transitive. Pour être un décret efficace, la pensée et le choix divins
n’ont besoin que de s’exprimer sous forme intentionnelle ou pratique.

2. Du côté des créatures, l’analogie doit être notre guide. Dans la causalité physique, le
changement réel du sujet, par exemple, de l’eau passant de la puissance à l’acte de chaleur en
se chauffant, constitue la réalité du double prédicament action et passion, en tant qu’il est
affecté d’une relation transcendantale d’origine et de dépendance à l’égard de sa cause
efficiente. Mais, dans la création, ce changement au sens propre n’existe pas ; car il n’y a pas de
point de départ. Il n’y a pas de puissance ni de sujet potentiel capable de se transformer
successivement sous l’action de l’agent, comme l’eau sous l’action du foyer ; il ne reste que le
terme de ce mouvement, qui est la substance même et l’être total de l’effet créé. Prenons un
exemple : l’eau chaude, une fois la caléfaction achevée, garde une double relation : une
relation d’origine à l’égard de l’eau froide du début ; et une relation de dépendance à l’égard du
foyer qui l’a chauffée. Appliquons cela à la création : le terme obtenu instantanément, sans
changement successif, est l’être même de la créature, doué d’une double relation :
relation d’origine à l’égard du néant après lequel il existe, (relation de pure raison, puisqu’elle
se rapporte à ce qui n’est rien) ; et relation de dépendance à l’égard du créateur, et celle-ci est
réelle et transcendantale ; car c’est tout l’être de la créature qui découle du créateur, à tel
point qu’il ne serait rien sans cette influence.

Bref, la création n’est que l’application de la causalité à la cause de l’être en tant qu’être, parce
que, avant la production de l’être, on ne peut que présupposer le néant absolu. C’est pourquoi,
1) Dieu étant seul cause propre de l’être, est seul créateur de tout être fini ; 2) la création,
comme toute causalité, est en Dieu une relation (de raison) de domination et dans la créature
une relation (réelle) d’origine causale, fondée sur la dépendance foncière de l’être même vis-à-
vis de Dieu ; 3) l’absence de tout sujet capable d’être disposé rend impossible dans la création,
même la causalité instrumentale des créatures. Créer est strictement un attribut divin.

§1037). Cette analyse permet de concevoir la création de deux manières :

a) Au sens strict, elle est la production totale d’un être en affirmant explicitement un début ;
par exemple, notre âme a été ainsi tirée du néant, c’est-à-dire a commencé d’exister après un
temps où elle n’était pas.

b) Au sens large, la création implique seulement la production de tout l’être, abstraction faite
d’un néant préalable. Des deux relations qui caractérisent la création, cette notion ne retient
que l’essentiel : la relation réelle et transcendantale de dépendance par laquelle toute créature
est un être fini et contingent ; et elle laisse tomber la relation de pure raison qui place la
créature après le néant.

Selon la première définition, il est clair que toute créature a commencé ; mais selon la
deuxième, le problème de l’éternité du monde prend un sens intelligible.

§1038) 3. — Le temps de la création. L’éternité du monde, bien comprise, n’est ni nécessaire ni


impossible ; elle est philosophiquement une hypothèse défendable, mais indémontrable.

L’éternité dont nous parlons, n’est pas l’éternité essentielle définie comme attribut divin : « la
durée de l’être absolument immuable » (« Interminabilis vitae tota simul et perfecta possessio »
[§1011]). Il est clair que l’univers essentiellement changeant, ne peut la posséder. Il s’agit de
l’éternité par analogie ou participation, qui est la durée d’êtres contingents et variables qui de
droit sont toujours capables de disparaître, mais qui en fait n’auraient ni commencement ni fin.
Les anciens concevaient ainsi la matière comme substrat éternel des changements de l’univers.
Si le monde la possédait, cette éternité se distinguerait radicalement de celle de Dieu surtout
en deux points :

1) Elle permettrait un changement continu toujours mesurable par le temps, bien que la totalité
de ces changements ne puisse être enfermée en un nombre déterminé d’années ou de siècles
ni donc, être mesurée, (ce qui, d’ailleurs, est signe d’imperfection).

2) Le monde resterait une créature, affectée d’une relation de dépendance foncière vis-à-vis de
Dieu. Il n’y aurait plus sans doute « création au sens strict », puisqu’il manquerait un début à
son existence ; mais il resterait la création au sens large qui garde, comme nous l’avons dit, tout
l’essentiel de la notion.

Deux questions se posent ici : Dans le futur, le monde aura-t-il une fin ? Dans le passé, a-t-il eu
un commencement ? Et l’une et l’autre restent un mystère pour la pure raison. Nous
n’examinerons que la seconde, en rapport avec la création.

1) On ne peut démontrer que l’univers est nécessairement éternel ou qu’il a toujours existé, ni
en se basant sur la nature du monde, ni par sa cause créatrice.

a) L’univers est par essence contingent, c’est-à-dire indifférent à exister ou ne pas exister.
Chacun des êtres qui le compose est fini et possède une essence distincte de son existence :
rien n’exige donc qu’il ait toujours existé. Moins que tout le reste, la matière première n’a de
droit à exister ni ne répugne au néant, puisque, à titre de puissance pure, elle est au dernier
rang du réel.

b) Du côté de Dieu, l’acte créateur, nous l’avons dit, est essentiellement libre [§1023] ; car c’est
un acte de « volonté délibérée », comme il convient à une cause par l’intelligence, et non une
opération naturelle qui pourrait être nécessaire comme celle du soleil éclairant et chauffant.
Aucune nécessité ne peut donc s’imposer à cet acte souverain et indépendant, ni une nécessité
de nature, ni une nécessité de coercition venant du dehors, car rien n’agit sur l’Acte pur, ni
enfin une nécessité morale comme serait le besoin de créer le monde pour obtenir sa gloire et
sa béatitude, car Dieu est à soi-même sa fin plénière : sans que rien ne soit changé en lui,
l’univers peut indifféremment exister ou ne pas exister. Il semble même, ajoute saint Thomas,
qu’un début pour l’univers manifeste mieux la gloire de Dieu en révélant sa puissance
créatrice ; « car ce qui n’est pas toujours, manifestement exige une cause, ce qui n’est pas aussi
clair pour ce qui existe toujours ».

2) Mais on ne peut démontrer non plus que l’univers a nécessairement commencé d’exister ou
que son éternité est de droit absurde ou impossible.

a) Du côté du monde, son caractère de contingence vaut dans un sens comme dans l’autre :
l’univers peut aussi bien exister que rester encore dans le néant ou y retomber : Tout dépend
de l’action du créateur.

b) Mais du côté de Dieu, la pure raison ne peut rien conclure avec certitude sur ce point. Seules,
en effet, parmi les activités divines, sont accessibles à la raison, celles qui découlent
nécessairement de son essence et de ses attributs ; et la création avec toutes ses modalités
dépend d’une décision libre de sa toute-puissance. Pour la connaître, les déductions
rationnelles sont inefficaces : nous avons besoin de la Révélation.

C) Corollaires.

§1039) 1. — Solution de fait. L’Écriture sainte authentiquement interprétée par la Tradition nous
enseigne que le monde a commencé : La Genèse s’ouvre par la déclaration ; « Au commencement
Dieu créa le ciel et la terre » ; et si l’exégèse peut hésiter sur le sens primitif de ce verset, le
développement du dogme l’a clairement interprété ; citons seulement cette affirmation du IVe
Concile de Latran : « Ab initio temporis Deus utramque de nihilo condidit creaturam, spiritualem et
corporalem, angelicam scilicet et mundanam ; deinde humanam quasi communem ex spiritu et
corpore constitutam ». Selon notre Foi, Dieu n’est pas seulement Démiurge, ordonnant un chaos
préexistant : Il est Créateur au sens strict : il tire tout du néant.

La science moderne remonte, en astronomie et en cosmographie, aux origines de notre univers et


elle calcule ses périodes en millions et milliards de siècles. Elle démontre que sur notre petite
planète la vie a nécessairement commencé, normalement par création au sens strict ; et, sans nul
doute, cela est vrai pour chacune de nos âmes, spirituelles. Mais elle reste impuissante devant le
problème de l’origine primordiale de la masse matérielle actuelle (nébuleuse primitive ou autre
hypothèse) : Son existence est un fait présupposé à toute science humaine, et elle s’explique par
Dieu qui l’a certainement créée, avec ou sans commencement.

§1040) 2. — Diverses opinions et objections. 1) La plupart des philosophes païens admettaient


l’éternité de l’univers, mais souvent par une doctrine à tendance panthéiste, concevant le monde
comme une théophanie nécessaire à la perfection suprême : Tel est encore de nos jours le
spinozisme et autres formes de panthéismes [§1017]. Aristote et ses disciples averroïstes du
Moyen Âge, tout en distinguant nettement l’Acte pur des êtres finis, concevaient l’univers comme
lié nécessairement à son action motrice ou créatrice : Il manquait à leur théodicée la notion
de créateur libre, cause par l’intelligence. Ils fondaient en particulier leur doctrine sur
l’immutabilité de l’Acte pur. En effet, disaient-ils :

Tout changement dans l’objet spécificateur d’un acte entraîne évidemment un changement en
cet acte.

Or l’univers est l’objet spécificateur de l’acte créateur de Dieu.

D’où ces philosophes concluaient que Dieu ne pouvait être conçu que produisant le mouvement
éternellement uniforme de la première sphère céleste d’où tous les autres changements, dans
leur système, dérivaient selon les lois naturelles. Et d’abord, ils concluaient que Dieu ne
pouvait, sans changer, commencer à créer le monde : son immutabilité demande qu’il le crée
éternellement.

Cette objection a un mérite : elle met en relief le caractère de créature du monde éternel. Dans
cette hypothèse, non seulement on ne serait pas dispensé d’affirmer Dieu comme cause créatrice
de l’univers, mais on y serait acculé deux fois, l’acte créateur étant indispensable et pour
expliquer l’existence du monde, et pour en expliquer la durée éternelle, celle-ci d’ailleurs trouvant
dans l’éternité de la cause première une raison d’être pleinement suffisante.

Mais en elle-même, l’objection se résout en notant la prérogative de l’agent absolument parfait


qui est Dieu, Acte pur. L’opération causale de Dieu, comme action transitive, n’est pas spécifiée
par son objet, en ce sens qu’elle en dépendrait (comme la nôtre) et devrait varier avec lui ;
l’opération de Dieu (pensée et vouloir) n’est spécifiée ainsi que par son objet primaire qui est son
immuable perfection. Mais par rapport aux choses distinctes de lui, objet secondaire de sa
connaissance pratique et de sa toute-puissance créatrice, l’acte de Dieu reste pleinement
indépendant, dominateur, immuable en sa perfection éternelle, tandis que tout le changement se
passe du côté de ses effets.

2. Les philosophes du Moyen Âge, instruits par la Révélation, rejettent pour la plupart cette
éternité nécessaire. Quelques-uns, comme Maïmonide et saint Thomas enseignent la position
modérée que nous avons adoptée. D’autres, comme Gazali et saint Bonaventure et beaucoup
d’autres scolastiques éclectiques et augustiniens enseignent que le monde doit nécessairement
être créé dans le temps ou avec un début d’existence. Ils apportent un grand nombre de raisons
que l’on peut réduire à trois types :

a) Toute cause doit précéder son effet : un monde coéternel à Dieu ne serait plus une créature.

Nous avons répondu d’avance à l’objection en distinguant l’éternité participée du monde, et celle
de Dieu. Ajoutons que la cause ne doit pas précéder son effet nécessairement dans le temps (cela
est requis pour les causes physiques seulement, non pour la cause créatrice qui est
métaphysique) ; mais au moins quant à la perfection ; et cette priorité de nature conviendrait
toujours à Dieu en face du monde éternel, sa créature.

b) Si le monde est éternel, il faut remonter à l’infini dans la série des générations : il n’y aurait ni
premier homme, ni première poule (ou premier oeuf). Or il faut s’arrêter sous peine de supprimer
les effets en tarissant la source. Donc il y a un premier jour à l’univers.
Mais cet argument est inefficace, parce qu’il s’agit d’une série de causes liées par accident et non
par soi et essentiellement ; et c’est en ce dernier cas seulement que la régression à l’infini est
évidemment absurde [§961]. En fait, sur notre terre, la série des vivants a eu un premier
représentant ; mais si nous songeons au premier phénomène de combinaison chimique ou de
mutation atomique par où débute l’évolution de l’univers suivant l’hypothèse la plus en faveur
chez les savants modernes, rien n’exige qu’il soit précédé du néant absolu : L’hypothèse de cycles
et de leurs retours éternels, à la manière des Stoïciens et de H. Spencer n’est pas une absurdité.

c) Si le monde est éternel, dit-on enfin, un nombre infini de jours (ou de siècles) a précédé le jour
présent. Mais on ne peut dépasser l’infini ; donc, en cette hypothèse, le jour actuel ne serait pas
encore atteint, ce qui est absurde.

« L’illusion de l’objectant, répond A. D. SERTILLANGES, consiste à se figurer que lorsqu’il dit : la


régression vers le passé remonte à l’infini, ces mots “à l’infini” désignent un terme, terme réel
vers lequel le regard prétend s’avancer, bien qu’il le déclare situé à une distance
incommensurable. Dans ce cas, en effet, les inconvénients signalés auraient cours et l’hypothèse
serait contradictoire. Mais ce n’est pas là ce qu’on veut dire. Les mots “à l’infini” ne désignent pas
un terme, ils désignent une condition de la régression, et l’on supprimerait l’équivoque en disant :
“la régression peut aller infiniment”, bien qu’elle ne puisse aller, par hypothèse vers un prétendu
point situé à l’infini ». En d’autres mots, pour expliquer le phénomène du jour présent, il n’est
nullement nécessaire de remonter dans le passe à un antécédent qui serait le néant, après lequel
viendrait le premier jour du monde. Le néant n’est raison d’être de rien ; et pourvu qu’il existe des
êtres avec leurs propriétés et leur mouvement mesuré par le temps, et que nous ayons pour les
expliquer d’une part, un antécédent physique produisant le phénomène (cause immédiate) et,
d’autre part, l’influence créatrice éternelle de Dieu (cause dernière de l’être), tout s’explique
pleinement dans le jour présent, et dans toute la série des jours qui l’ont précédé, même si jamais
on ne rencontre un premier en cette série. On pourrait même dire que les événements successifs
(donc la série des jours) s’expliqueraient mieux physiquement, s’il y avait toujours, pour en rendre
compte, un phénomène préalable dont il découlerait. Cette conception, en tout cas, n’a rien
d’absurde.

Il serait donc vrai, dans l’hypothèse infinitiste, qu’un nombre infini de jours aurait précédé le jour
présent ; mais pour que ce jour présent existe, il ne lui serait nullement nécessaire de dépasser
cet infini, c’est-à-dire de se situer à un rang déterminé dans cette série, innombrable par
définition. Sa situation au sein de cette série resterait quelconque, indéterminée : il ne
s’éloignerait pas d’un début inexistant, pas plus qu’il ne se rapproche d’une fin qui n’arrivera
jamais. Mais cette indétermination n’empêcherait pas ce jour présent d’exister, parce que le fait
d’occuper un numéro d’ordre dans la série des jours n’est pas pour lui une condition
indispensable à sa réalité.

3. - La conservation.

Thèse 19. Toute créature pour persévérer dans l’existence a besoin de la divine conservation
dont la réalité est celle même de l’être créé dépendant de Dieu par relation transcendantale.

A) Explication.

§1041). La conservation est l’influence causale dont l’effet est la durée d’une chose ou
sa permanence dans l’existence. On en distingue deux formes :
1. La conservation négative est celle où la durée est obtenue par l’éloignement des influences
destructives : Ainsi le coffre-fort conserve l’argent en le préservant des voleurs ; la femme au
foyer conserve la vie des enfants qu’elle surveille en les préservant des accidents.

2. La conservation positive est celle qui produit directement la durée en communiquant


l’existence à une chose : Ainsi l’âme conserve la vie au corps et le soleil conserve la lumière au
jour.

La conservation divine est une conservation positive. La thèse établit que toute créature en a
besoin pour durer.

B) Preuve.

§1042) 1. — Le fait de la conservation divine. De même qu’un objet lumineux (l’air, par
exemple), qui n’a pas en soi une source de lumière, ne peut rester éclairé que par l’influence
continuelle d’une source de lumière ; ainsi tout être existant qui n’a pas en soi la raison d’être
de son existence ne peut continuer à exister (ou durer) que par l’influence continuelle (ou
conservatrice) de celui qui a seul l’existence par soi et qui en est donc source universelle : Dieu,
l’Existence subsistante.

Or toute créature, par le fait même qu’elle est créée, est contingente et n’a pas en soi la raison
de son existence actuelle.

Donc toute créature pour persévérer dans l’existence, a besoin de la conservation positive de
Dieu : Interceptez la source lumineuse, tout devient ténébreux ; arrêtez la divine conservation,
tout retombe dans le néant.

§1043) 2. — Nature de la conservation divine. De même que, pour la cause du devenir, l’action
consiste dans le changement produit en tant que doué d’une relation transcendantale de
dépendance à l’égard de l’agent, ainsi pour la cause de l’être, l’action consiste dans l’être
même de la perfection produite en tant que douée à son égard d’une relation d’origine et de
dépendance ; et celle-ci réalise bien la notion de relation transcendantale par laquelle l’essence
absolue elle-même dépend d’un autre ; car sans cette dépendance à l’égard de sa cause, l’effet
retomberait dans le néant.

Or la cause conservatrice, par définition, est une « cause de l’être ».

Donc la conservation divine consiste dans l’être même de la créature, en tant qu’il est
foncièrement et continuellement dépendant de Dieu, affecté d’une relation transcendantale
qui le rapporte tout entier à son créateur.

C’est pourquoi l’anéantissement total qui enlèverait à un être ce soutient ontologique, exigerait
la même puissance infinie que la création et la conservation.

C) Corollaire.

§1044) Création et conservation. Entre création et conservation divine, il n’y a qu’une distinction
de raison, la première comportant un début ou une référence possible à un néant préalable que
la seconde nie ; mais la création est le début de l’influence conservatrice et celle-ci n’est qu’une
création continuée ; et dans l’hypothèse du monde éternel, il n’y aurait plus aucune distinction
possible. Aussi, en considérant la conservation de l’être comme tel, avons-nous un attribut propre
à Dieu, comme la création.

Cependant, en raison de la différence des points de vue sous lesquels on envisage ces deux
actions, il n’est plus impossible, comme pour la création, de concevoir une créature jouant le
rôle d’instrument pour coopérer à la conservation divine, puisqu’on y suppose la présence d’un
sujet préexistant. C’est pourquoi aussi l’action conservatrice peut être participée par les
créatures, en tant qu’elles sont causes parfaites, non plus de la substance même des choses, mais
de certaines propriétés accidentelles, comme la lumière conservée par le soleil.

4. - La prémotion.

Thèse 20. Toutes les opérations des créatures viennent de Dieu par prémotion, mais celle-ci
sauvegarde pleinement les activités propres de chaque être et, chez l’homme, la liberté.

A) Explication.

§1045). La motion est l’action d’une cause efficiente dont l’effet est un mouvement, ou plus
généralement un changement quelconque, mais parce que la perfection de causalité s’exprime
par une idée analogue, motion peut se comprendre de deux façons très diverses : dans
l’ordre physique ou métaphysique.

1. Dans l’ordre physique, la motion est la causalité de transformation qui produit le changement
sous son aspect particulier, en tant que tel ou tel ; par exemple, qui produit le changement de
caléfaction en tant que « acquisition de tel degré de chaleur » ; ou la génération en tant qu’elle
est la naissance d’un chien.

2. Dans l’ordre métaphysique, la motion est la causalité de création au sens large qui produit le
changement sous son aspect universel d’être, et non plus en tant que tel ou tel changement.

Dieu, étant tout-puissant, peut exercer sa causalité dans les deux sens. Mais la production d’un
changement comme tel ou dans l’ordre physique, immédiatement par Dieu serait un miracle,
comme par exemple, le transport d’un sac de blé au troisième étage sans cause motrice
physique. La thèse n’envisage pas ce cas, mais uniquement l’action de Dieu dans l’ordre
métaphysique, en sauvegardant pleinement dans l’ordre physique l’action des créatures. C’est
pour marquer cette différence, et aussi la priorité de nature qui revient à l’action divine, que
nous parlerons de « prémotion ».

B) Preuve.

§1046) 1. — Le fait de l’universelle prémotion divine. 1) Toute activité des créatures constitue
un certain mouvement où se réalise de quelque façon un passage de la puissance à l’acte. Dans
l’action transitive, ce passage va de la puissance passive à l’acte : changement au sens strict
dont le siège est le patient transformé par l’agent ; par exemple, la caléfaction que produit le
foyer est l’acquisition de chaleur par l’eau. Beaucoup d’activités vitales, immanentes au sens
large, supposent également un changement proprement dit. Quant aux opérations immanentes
au sens strict, comme la contemplation du vrai, elles sont néanmoins conçues sous forme de
passage de l’acte premier à l’acte second.
Si donc toute activité créée est en ce sens un mouvement, l’influence causale sans laquelle ne
pourrait exister cette activité est bien une motion.

Or l’influence causale de Dieu, en tant qu’il est cause propre de l’être en tant qu’être [§1027] est
évidemment indispensable à toute activité créée pour qu’elle puisse exister ; car cette activité,
par exemple telle caléfaction, telle marche, vision, locution, réflexion, etc., n’étant pas rien,
réalise nécessairement un certain mode d’être ; et celui-ci, comme tout mode d’être participé
qui n’est pas l’Être même, serait inintelligible et inexistant s’il ne découlait actuellement et,
sous cet aspect, immédiatement de la cause propre de l’être.

Donc, en ce sens, toutes les activités des créatures s’expliquent par la motion divine, ou
viennent de Dieu par prémotion.

2) La même conclusion découle du principe de participation. Car toute perfection pure


possédée avec mélange d’imperfection, de limite et de changement, est participée et ne
s’explique que par l’influence actuelle d’une source qui la possède par soi et en est la cause
parfaite.

Or toute activité et toute forme d’opération dans les créatures est ainsi une perfection pure
participée. Agir, c’est être cause efficiente ; et cette causalité, nous l’avons dit, est une
perfection pure : c’est une manifestation de l’acte, selon l’adage : « Tout être agit dans la
mesure où il est en acte ». Quant à l’opération immanente, elle est par définition, d’ordre vital
et la vie aussi est une perfection pure. D’autre part, en toute créature, dont l’action n’est pas
son essence, parce qu’elle n’est pas l’acte pur ou l’agir subsistant, toute opération est limitée,
d’ordre accidentel, mélangée de puissance et souvent de changement et de progrès au sens
propre, en sorte que toute opération créée est bien une perfection pure participée.

Donc toute activité créée dépend actuellement de l’influence causale de Dieu pour exister et
s’exercer. Cette influence causale a un domaine universel et souverain duquel rien absolument
n’échappe, ni les substances, ni aucune de leurs propriétés, ni surtout ce couronnement
suprême de leur perfection qui est leur opération.

Ainsi Dieu, après avoir créé chaque être, ne se contente pas de le conserver avec toutes ses
puissances et fonctions qui le rendent capable d’agir. Il le meut aussi à l’action ; il produit son
opération même, sans empêcher d’ailleurs la créature d’agir.

§1047) 2. — Nature de la prémotion. Pour expliquer la prémotion divine coopérant ainsi avec la
créature, on peut utilement s’en référer à l’action d’un agent principal coopérant avec une
cause instrumentale pour produire un même effet, par exemple, une statue de marbre. L’action
comme réalité est unique : c’est la sculpture (qui est en même temps la passion du marbre).
Cette sculpture est produite toute entière par les deux causes, principale et instrumentale ;
mais chacune la produit sous un aspect spécial. La cause principale, sous un aspect plus parfait,
dominateur et perfectif ; l’instrument, sous un aspect moins parfait, subordonné et dispositif.
Dans le bloc matériel, le ciseau comme le sculpteur produit toute la statue, des pieds à la tête,
mais le premier, comme dégrossissage de marbre, le second comme beauté artistique. Ce sont
deux causes totales subordonnées.

De même Dieu par prémotion et la créature agissante sont aussi deux causes totales
subordonnées. L’action toute entière, par exemple celle de parler, est produite à la fois par
l’orateur et par Dieu, mais à deux points de vue différents. a) Par l’orateur, sous l’aspect
de perfection déterminée (actio ut talis) ; et à ce point de vue (physique et psychologique), tout
est expliqué dans la parole par le talent de l’orateur ; le timbre de voix, la sonorité, l’éclat du
fond et de la forme, etc., tout cela dépend clairement des dons et de la puissance d’action de
l’agent créé. b) Mais par Dieu, la même parole est toute entière produite sous l’aspect
d’être (actio ut ens), aspect métaphysique, supérieur et dominateur qui fait le fond de tous les
autres aspects particuliers et les déborde tous sans se distinguer réellement d’aucun d’entre
eux ; car, que ce soit un timbre de voix ou une haute pensée, c’est toujours un mode d’être.

Ainsi, comme en toutes ses activités, la créature doit produire quelque manifestation d’être
qui, à ce point de vue, dépasse ses capacités, (comme la beauté artistique dépasse les capacités
du ciseau), elle ne peut agir que sous la motion de Dieu, cause propre de l’être. Elle est en
toutes ses actions, d’une certaine façon, l’instrument de Dieu : véritable cause mais
subordonnée ; cause seconde mue par la Cause Première.

Mais il y a une différence entre les deux cas, ce qui renforce la causalité de la créature.
L’instrument, en effet, est physiquement incapable d’atteindre la perfection de l’effet total qu’il
produit sous la motion de l’agent principal ; il lui manque une perfection dans l’ordre même de
sa nature. Le ciseau, par exemple, devrait être intelligent pour produire la beauté artistique de
la statue ; il ne l’est que par participation passagère, en recevant sous forme de « vertu
fluente » (vertu instrumentale), le supplément de perfection qui lui manque.

Au contraire, la cause seconde est, dans l’ordre de sa nature, parfaitement adaptée à son effet :
elle en est vraiment cause principale, voire même cause parfaite, du moins au sens relatif,
comme l’orateur pour son discours. La prémotion n’a donc pas à lui fournir une « vertu » ou
perfection supplémentaire, car elle est pleinement en acte premier, prête à agir et elle explique
totalement son effet en son ordre (dans l’ordre physique et psychologique). C’est seulement du
point de vue métaphysique de l’être comme tel qu’elle reste impuissante à expliquer son effet
et à produire son opération. Ainsi, prise passivement du côté de la créature, la prémotion de
Dieu n’est rien d’autre que l’action ou l’opération même de la créature, en tant qu’affectée
dans son être même, d’une relation transcendantale à l’égard de Dieu, cause de l’être sous
toutes ses formes.

Si l’on dit que Dieu applique tous les agents créés à agir, c’est donc au sens métaphysique qui
rejoint la causalité créatrice et conservatrice et ne s’en distingue que par la raison. L’influence
causale de Dieu comme cause propre de l’être est unique, mais universelle et permanente.
Quand elle a pour effet l’apparition de l’être, au premier instant de son existence, on
l’appelle création ; quand cet effet est la durée de l’être considéré comme restant le même et
persévérant dans l’existence, on la nomme conservation ; et quand cet effet
est l’épanouissement de l’être considéré comme agissant en soi et hors de soi en explicitant ses
virtualités, on la dit prémotion. Mais c’est toujours la même dépendance foncière de l’être créé
sous toutes ses formes à l’égard de l’Existence pure, d’où tout dérive sans cesse, comme des
rayons de leur source.

§1048) 3. — Prémotion et liberté. Les activités volontaires libres de l’homme (ou d’autres
créatures, comme les anges) n’échappent pas, évidemment, à la prémotion ; car les raisons
données s’appliquent à elles comme aux autres activités. La liberté est même une raison
nouvelle d’exiger l’influence divine, car elle est aussi une perfection pure, et dans les créatures,
elle est manifestement participée, parce que limitée, imparfaite et progressive. Notre activité
libre ne peut donc s’expliquer que par l’influence de Dieu, Liberté subsistante. Sans cette
influence actuelle, elle ne pourrait exister ni s’exercer ; et, en ce sens, nous n’agissons
librement que lorsque et parce que Dieu nous fait agir librement. La prémotion, loin d’entraver
notre liberté, la fonde au contraire, la permet et l’explique.

Il en est de même pour notre activité intellectuelle prenant possession de la vérité : elle est
aussi une perfection pure participée, et n’est donc possible que sous l’influence actuelle de
Dieu, donnant à notre esprit de saisir la vérité dans la lumière de sa Vérité subsistante. Nous
retrouvons ainsi, comme application de la prémotion, les deux théories augustiniennes
de l’illumination pour expliquer nos activités intellectuelles, et de la délectation victorieuse pour
expliquer nos décisions libres. En ce domaine métaphysique qui leur est propre, ces deux
théories coïncident pleinement et se développent avec une rigoureuse logique.

Il y a pourtant une difficulté spéciale à concilier notre liberté avec la motion divine, si on se met
au point de vue psychologique ; car toute liberté dit, par définition, une initiative, une pleine
indépendance vis-à-vis de tout agent externe, une causalité efficiente qui ne suppose, semble-t-
il, aucune autre cause efficiente au-dessus de soi et qui est première et non seconde.

La solution de cette difficulté est donnée par la valeur analogique de notre idée de liberté. Dans
sa réalisation suprême, au sens plein et absolu, la liberté, en effet, exprime l’indépendance
absolue ; et, comme toute perfection pure, elle ne convient en ce sens qu’à Dieu. Mais cette
perfection peut encore conserver sa définition dans l’ordre plus modeste de nos vouloirs
humains, en sorte que nous ayons vraiment l’initiative en cet ordre, réalisant ainsi d’une façon
relative, pour la série des causes physiques, l’idée de cause première ayant en soi la raison
d’être de sa décision et ne demandant pas à remonter plus haut. Telle est la véritable notion de
la liberté, comme nous l’avons montré en psychologie.

Cette pleine autonomie physique et psychologique est compatible avec la dépendance


métaphysique dans l’ordre de l’être et des perfections pures, car l’influence divine ainsi requise
n’est plus extrinsèque à l’acte libre. N’étant pas sur le plan physique, elle ne limite ni ne
contraint ; étant au contraire créatrice, elle fait participer, enrichit et libère. Agissant sur le plan
de l’être, la motion divine s’adapte aux conditions essentielles de l’agent : si l’agent est cause
nécessaire, elle le fait agir nécessairement ; s’il est libre, elle le fait agir librement et lui
communique avec l’agir les perfections pures qui lui conviennent selon sa nature : la spiritualité
et la liberté.

C) Corollaire.

§1049) Diverses opinions. Certains philosophes ont exagéré l’action de Dieu, enseignant
qu’elle remplace celle des créatures : ce sont les occasionalistes, dont les deux principaux
représentants sont, au Moyen âge, Gazali et au XVIIe siècle, Malebranche. Mais ces doctrines
procèdent à priori et se heurtent aux constatations décisives de l’expérience, source elle aussi
d’infaillible vérité. En nous et hors de nous, nous constatons avec évidence que des effets créés
dépendent d’autres créatures comme de leur cause, et même de leur cause principale, puisqu’il y
a pleine proportion entre la perfection du producteur et celle du produit ; par exemple, l’eau
chauffée par le foyer, la statue sculptée par l’artiste, le discours prononcé par l’orateur, etc. Et ces
faits réfutent apodictiquement tout occasionalisme.
D’autres penseurs, comme Leibniz, concluent au déterminisme psychologique. Ce que Dieu
prévoit et veut, disent-ils, arrive nécessairement ; car Dieu est tout-puissant et rien ne peut lui
résister. Or, par la prémotion, Dieu prévoit [Cf. théorie de la science divine, §1058] et veut toutes
nos actions prétendues libres ; donc elles arrivent nécessairement. La liberté, comme le hasard et
la contingence ne peut être qu’une illusion ; du point de vue de Dieu, « tout est écrit ! » C’est le
fatalisme.

Cette objection n’est qu’une autre forme de la difficulté examinée déjà et elle se résout
semblablement. On pourrait d’abord remarquer que la prescience divine connaît les choses
comme elles sont et seront, sans rien y changer, d’autant plus que, du haut de son immuable
éternité, Dieu voit toute la série des événements qui sont pour nous passés, présents et futurs, en
un seul coup d’œil actuel, dans le présent et tels qu’ils sont, comme du haut de la montagne
l’observateur contemple à la fois la série des hommes et des choses que, dans la plaine, on voit
défiler les uns après les autres. — Mais il faut aller plus loin, car cette science divine est créatrice
et, par l’intermédiaire des décrets divins ou décisions libres qui constituent précisément la
prémotion, elle produit toute la série des événements et nommément toutes nos actions libres. Il
faut donc maintenir la conciliation donnée par l’efficacité suréminente de cette causalité
créatrice.

L’objection se résout directement en distinguant la majeure : Tout ce que Dieu veut,


arrive nécessairement : d’une nécessité hypothétique qui peut respecter la liberté, c’est vrai ; —
d’une nécessité absolue exclusive de la liberté, cela dépend : si la cause prochaine de cet
événement est une cause nécessaire, oui sans doute ; mais si cette cause prochaine est une cause
libre, nullement. On peut, en effet, concéder que, dans l’hypothèse où un acte libre est posé, il est
nécessaire qu’il existe : au moment où je parle librement, par exemple, il est impossible que je ne
parle pas ; mais on voit qu’une telle nécessité respecte la liberté. Tel est bien le cas pour Dieu :
dans l’hypothèse où il meut une créature à agir, il n’est pas possible évidemment qu’elle n’agisse
pas (et cette hypothèse, en Dieu, se réalise dans l’instant éternel où se rejoignent tous les temps).
Mais sous cette nécessité hypothétique, les actes libres restent bien libres parce que la
prémotion, en les produisant, produit aussi leur liberté.

La théorie de la prémotion fut surtout discutée par les théologiens du XVIe siècle qui la mettaient
en relation étroite avec la doctrine de la grâce. C’est alors que Molina, pour mieux sauvegarder la
liberté humaine, enseigna sa théorie de la science moyenne [§1058] et du concours simultané ;
tandis que d’autres théologiens, fidèles aux termes de saint Augustin plus qu’à sa doctrine
profonde, défendaient le système d’une motion morale. Les thomistes avec Bañez à leur tête,
précisèrent que l’action divine était préalable et non simultanée ; prémotion et
même prédétermination, et non concours offert au consentement libre qui devrait le
déterminer ; physique enfin, et non moral : d’où le terme « prémotion physique ».

Mais ces discussions célèbres relèvent plutôt des théories théologiques de la grâce et n’ont plus
d’actualité philosophique.

5. - La providence.

Thèse 21. La divine Providence, éclairée par une science ou sagesse infinie, gouverne l’univers
en tous ses détails et le dirige à sa fin selon le plan de la loi éternelle.

A) Explication.

§1050). La providence, est en général la direction rationnelle d’une entreprise vers son but :
« Ratio ordinandorum in finem » (saint Thomas). Parmi les hommes, on l’attribue aux chefs,
surtout aux chefs de peuples ; mais c’est en Dieu qu’elle se réalise pleinement. Pour en
comprendre toute la richesse, il faut, selon les règles de l’analogie, attribuer à Dieu toutes les
opérations intellectuelles et volontaires constatées en nous dans la gestion d’une entreprise, en
excluant les imperfections et en portant les perfections au suprême degré.

Or la providence est proprement une partie intégrante de la butance (ou prudence au sens
latin) qui est une vertu de l’intelligence pratique. C’est la partie principale, celle qui regarde
l’ordonnance des choses à faire dans l’avenir et à laquelle se réfèrent les deux autres parties : la
mémoire du passé et la considération du présent. De plus, tandis que la butance peut s’exercer
dans nos affaires privées comme dans le domaine public, au sens propre, la providence ne se
dit que pour les autres, lorsqu’il s’agit de gouverner une société. Pour Dieu, précisément, si l’on
peut parler de butance, ce n’est pas dans la poursuite de sa propre fin, car il la possède
dès l’abord, pleinement et par essence : c’est seulement dans la conduite des autres êtres finis
qu’il mène à leur fin, après les avoir créés.

La providence est donc la butance divine conduisant l’univers à sa fin qui est, nous l’avons dit
[§1030], à la fois sa perfection et la plus grande gloire de Dieu. Elle comporte trois aspects
principaux : a) une connaissance parfaite des choses à diriger : science et sagesse divine ; b) un
exercice de la toute-puissance pour décider et exécuter la décision ; c) un plan d’action ou loi
éternelle.

§1051) 1. — Science et sagesse divine. Notre intelligence ne connaît parfaitement la vérité qu’à
l’aide de qualités ou habitudes d’esprit où l’on distingue la sagesse, la science et la butance. Les
deux premières, comme la butance, conviennent à l’intelligence divine, analogiquement, en les
purifiant selon les exigences de sa perfection infinie et de sa très simple essence.

La science est la connaissance d’un objet déterminé par ses causes explicatives. Dieu lui-même
n’a pas de cause et la conscience qu’il prend de soi-même n’est donc pas une science ; mais il
connaît parfaitement toutes ses œuvres, en tant qu’il en est lui-même par son action créatrice
la pleine raison d’être et la cause explicative. Cette conclusion découle clairement de
l’exemplarisme établi plus haut [§1028], comme mode d’action de Dieu ; cause par l’intelligence.
Mais il faut écarter de cette science divine toutes les déficiences de la nôtre. Elle n’est point
abstraite, mais intuitive, et elle saisit aussi clairement les individus et leurs comportements
concrets que les natures universelles et les lois générales des êtres. Elle n’est point discursive,
s’épanchant en multiples jugements et raisonnements, mais par un seul acte très simple, elle
épuise tous les détails des vérités à connaître ; et cet acte lui-même s’identifie pleinement avec
la fonction d’intelligence et l’essence substantielle de Dieu.

Surtout, la science divine n’est point passive comme la nôtre, mais active et créatrice. Le moyen
par lequel l’intelligence divine connaît les êtres hors d’elle n’est point une « espèce impresse »
reçue du dehors par l’action de l’objet. Le mouvement est en sens inverse : ce moyen est l’acte
de volonté libre ou décret par lequel Dieu décide de produire l’univers et chacun des êtres et
des événements qui le composent. En dehors de lui, Dieu ne connaît que ce qu’il crée.
Autrement, il serait passif, donc imparfait, ce qui est inconcevable de l’Acte pur.

Chez nous, au sommet des sciences, règne la sagesse, connaissance à la fois spéculative et
pratique par laquelle l’intelligence saisit le réel dans son ensemble, par ses raisons les plus
universelles et les plus hautes, où elle voit, et la dernière explication des natures et les règles
suprêmes de conduite : et cette perfection encore se réalise éminemment en Dieu. Car lui-
même, comme cause première et fin dernière de tout, Dieu est cette explication exhaustive de
l’univers et de ses événements dans l’ordre spéculatif, comme sa règle suprême dans l’ordre
pratique. Ainsi l’acte d’intuition divine par lequel l’intelligence infinie voit dans sa bienveillante
décision créatrice (identique à sa très parfaite essence substantielle) l’univers avec tous les
détails de son évolution, a en même temps valeur de science, à l’égard de chacun des objets
spéciaux ainsi connus par ses causes ; et valeur de sagesse à l’égard de l’ensemble contemplé
dans les raisons profondes de sa destinée.

§1052) 2. — Loi éternelle. Pour réaliser ses entreprises, notre intelligence a besoin d’un plan ; et
s’il s’agit de la conduite d’un peuple, ce plan s’appelle la loi.

La loi en général est un ordre rationnel qui nous rend une chose intelligible et dirige notre action
à son endroit. On l’applique en sciences positives, aux phénomènes de la nature dont elle
donne l’explication. On en traite surtout en morale, comme d’une règle conduisant au bien
commun ; et l’on peut la considérer de deux façons : activement, dans celui qui la conçoit et la
promulgue ; passivement, en ceux qui l’exécutent.

La loi au sens actif (celui qui nous intéresse ici comme applicable à Dieu) est l’ordre établi ou
produit par la raison du chef en vue de la réussite d’une entreprise ou pour conduire une société
au bien commun qui en est le but. Elle a donc d’intimes relations avec la butance ou la sagesse :
celle-ci est la vertu ou disposition intellectuelle requise pour créer une bonne loi : La loi est
le résultat d’un acte de butance ou de sagesse. Ce résultat est d’abord immanent à
l’intelligence : c’est l’ordre pensé des moyens à la fin dans l’entreprise envisagée ; mais, par
définition, cet ordre appartient, comme la butance, à l’intelligence pratique, il s’impose aux
subordonnés chargés de l’exécuter, et il se traduit pour eux, en signes accessibles. Chez les
hommes, ces signes sont les textes de lois écrites ou conservées par tradition.

On appelle promulgation l’acte par lequel la loi est ainsi communiquée aux sujets qui doivent
l’exécuter : celle-ci est une condition indispensable des lois morales, qui s’adressent aux êtres
intelligents et doivent être observées librement.

Toutes ces notions se réalisent éminemment en Dieu pensant l’univers en vue de le conduire à
sa fin par l’action de sa providence. Cette pensée divine est l’acte de sa sagesse infinie qui
exprime en soi l’ordre total des choses, comme une règle ou un plan selon lequel tout est créé,
conservé, mis en action ; en sorte que chaque créature, et en particulier l’humanité et chacun
des hommes, est chargé, à son rang, de réaliser sa part en ce plan d’ensemble conçu et voulu
par Dieu. Le résultat de cette divine pensée est la loi éternelle qui est l’ordre de la divine
sagesse selon lequel la providence dirige l’univers et en particulier l’humanité à sa fin.

Pour se manifester aux êtres sans raison, cette loi n’a besoin que de l’existence des natures
créées, conservées et « prémues » : elle se traduit par le réseau des lois physiques ; et les
sciences positives, en en poursuivant l’étude, s’efforcent de reconstruire, en scrutant les
créatures, le plan du Créateur. Quant aux êtres intellectuels, ils en reçoivent communication
soit par l’inclination de leur nature où leur raison reconnaît l’ordre du créateur (loi morale
naturelle), soit par un acte spécial de promulgation (loi morale positive).

Cette notion de loi éternelle rejoint de nouveau la doctrine de l’exemplarisme et son existence
en Dieu est démontrée par le fait que la cause première est cause par l’intelligence [§1028].
§1053) 3. — Gouvernement divin. Quand les lois ont été sagement établies, il faut pour les faire
observer, un pouvoir exécutif appelé gouvernement (au sens actif) auquel correspond (au sens
passif) l’exécution docile par les subordonnés. Nous retrouvons ici pour expliquer la fonction du
chef l’analyse de l’acte volontaire où la décision (imperium) doit se traduire au dehors par un
ensemble d’opérations menant les projets à bonne fin. Mais en Dieu, il n’y a pas comme en
nous de puissances spéciales d’exécution [§1031]. C’est pourquoi, tandis que la providence et la
loi sont éternelles, le gouvernement divin qui est l’exécution par les créatures du plan de la
providence, se déroule dans le temps ; car il se tient tout entier du côté des créatures.

Souvent d’ailleurs, on prend au sens large la providence comme englobant les lois de la sagesse
et les décrets de son gouvernement ; elle désigne alors en même temps l’attribut infini et
éternel en Dieu et les actes finis et successifs d’exécution temporels dans l’univers. Notre
analyse avait pour but d’expliciter toute la richesse de cette perfection pure réalisée en Dieu.

B) Preuve.

§1054) 1. — Le fait de la providence. Considérée du côté de l’exécution accessible à nos


observations, l’existence d’une providence très sage gouvernant l’univers est un fait
d’expérience évident. L’ordre admirable du monde en fait foi. Les agents naturels ne
produiraient pas toujours ou la plupart du temps ce qui est meilleur, s’ils n’exécutaient pas
l’ordre rationnel d’une providence.

2) Cette même conclusion découle à priori de l’universelle causalité et de l’infinie bonté de


Dieu. Aucune forme de bonté, de perfection ou d’être, en effet, qui ne soit produite par Dieu.
Or la bonté des créatures n’est pas constituée seulement par leur substance, mais aussi par
leurs accidents et surtout par leurs activités et opérations qui constituent leur perfection
suprême les conduisant à leur fin. Cette évolution ou activité ordonnée des créatures est donc
évidemment un effet de Dieu qui, étant cause par l’intelligence, la porte en lui comme un ordre
pensé, une « direction rationnelle des choses à leur fin » c’est-à-dire comme une providence.
« S’il appartient, dit saint Thomas, à l’agent le meilleur de produire l’effet le meilleur, Dieu,
bonté souveraine, ne peut pas ne pas conduire ses créatures à leur perfection. Mais la
perfection de chaque être consiste en l’obtention de sa fin. Il appartient donc à la divine bonté,
après avoir créé toutes choses, de les conduire à leur fin, ce qui est les gouverner par sa
providence ».

§1055) 2. — Extension de la providence. La providence de Dieu s’étend aussi loin que sa


causalité, efficiente et finale, puisqu’elle n’est qu’un aspect ou un acte de cette causalité.

Or aucun détail de l’univers n’échappe à l’universelle causalité de Dieu, parce que nul mode
d’être n’échappe à la cause propre de l’être [§1027] : elle explique les substances, non
seulement dans leurs caractères spécifiques et génériques, mais aussi dans leurs aspects
individuels ; elle s’étend aux esprits comme aux êtres corruptibles ; elles les produit tous, et
dans leur apparition et dans leur durée, et en chacun des actes de leur évolution et de leurs
progrès vers leur fin.

La providence a donc un domaine absolument universel. Pour elle, il n’y a nul effet de hasard,
parce que rien ne se produit en dehors de la finalité qu’elle réalise en l’univers.
Mais si elle s’étend à tout, elle s’exerce d’une façon spéciale à l’égard des hommes et des
esprits ; car : a) elle les dirige, non plus par des lois naturelles nécessaires, mais au moyen
des lois morales qu’il faut observer librement ; b) et elle donne à chaque individu, à cause de
son caractère personnel, une destinée propre et un rôle déterminé dans le plan d’ensemble.

§1056) 3. — Mode de gouvernement. Dieu étant la perfection infinie, son gouvernement a les
deux caractères du gouvernement parfait :

a) Il assigne immédiatement à chacun ce qu’il doit réaliser à chaque instant pour coopérer à la
réussite en menant l’univers à son terme. En effet, tel est l’idéal du chef : son action préfigurée
en sa connaissance pratique est d’autant plus parfaite qu’elle ne se contente pas de directions
générales et qu’elle sait pourvoir à tous les détails. Or Dieu réalise éminemment cet idéal, car
sa divine sagesse, sans requérir l’aide d’aucun renseignement ni d’aucun intermédiaire, connaît
et ordonne directement tous les détails de la création.

b) Mais dans l’exécution de l’œuvre, le gouvernement est d’autant plus parfait qu’il fait
coopérer davantage les subordonnés au succès final, en confiant à certains d’entre eux la
conduite de certains autres. Il y a plus de perfection à être capable de perfectionner les autres,
sans se contenter d’être bon pour soi seulement ; ce mode de gouvernement est source de plus
de bien et de plus grande perfection pour les subordonnés, et est donc meilleur. C’est pourquoi
Dieu confie aux créatures supérieures le soin de diriger les inférieures et de procurer ainsi sa
gloire en conduisant l’univers à sa fin ; il agit ainsi, non par besoin d’aide, mais par
surabondance de bonté et d’excellence en sa providence. Il confie aux êtres libres une vraie
initiative dans la réalisation de ses desseins ; et il sait se servir de leurs résistances mêmes, qu’il
permet pour mieux réaliser son but final.

C) Corollaires.

§1057) 1. — Le mal et la providence. L’existence du mal est un fait incontestable qui fournit
matière à de fréquentes objections contre l’existence de Dieu et surtout de sa providence. Le
problème est complexe et nous distinguerons un triple point de vue : métaphysique, physique et
moral.

1) Considéré métaphysiquement, le mal n’est que la privation de bien et, par conséquent, d’être.
C’est la négation d’une perfection en un sujet auquel elle est due selon sa nature ; par exemple,
l’absence de vision dans un homme (pas dans un arbre). C’est pourquoi il serait absurde de
concevoir le mal absolu, et surtout de le diviniser, comme faisaient les manichéens [§1018] ; car la
négation ou privation réalisée seule n’est qu’un être de raison, réel seulement par son
fondement. Il serait non moins absurde de le faire remonter à Dieu comme à sa cause efficiente,
Dieu étant uniquement cause de l’être et la Bonté subsistante ne pouvant avoir que des effets
bons. D’ailleurs le mal, pris formellement comme mal ou comme malice par laquelle une chose
est mauvaise, (par exemple, la cécité par laquelle un homme est aveugle), ne peut avoir aucune
cause efficiente par soi. Le mal n’a jamais qu’une cause par accident ; l’agent ne le produit qu’en
connexion avec son effet bon ; par exemple, la maladie qui engendre pour l’homme la cécité, est
pour l’agent pathogène, ce qui lui convient, donc sa perfection et sa bonté.

Ainsi le mal n’est réel que par une triple affirmation du bien : 1) Il suppose la chose bonne dont il
est la privation ; 2) il exige un sujet réel qui est bon ; 3) il est l’effet d’une cause par accident qui
est bonne et qui produit par soi un effet bon.
En ce sens, Dieu peut être cause par accident du mal, du moins s’il s’agit du mal physique ; et ce
n’est point contraire à sa providence.

2) Le mal physique est la privation d’une perfection dans une nature considérée comme telle, c’est-
à-dire en dehors de l’ordre des activités de volonté délibérée et libre. Son domaine est celui de
tous les êtres sans raison et même des natures intellectuelles, dans la mesure où leurs limites
sont compatibles avec quelque déficience. Par exemple, dans l’homme, le désordre de la
concupiscence ou de l’ignorance est d’abord un mal physique, comme une blessure corporelle et
une maladie. Mais il ne s’agit pas du « mal métaphysique », au sens défini par Leibniz comme
étant la limite inhérente à toute créature. Cette limite, il est vrai, rend seule le mal possible,
puisque l’infini ne peut comporter que du bien ; mais en tant qu’elle convient à telle créature,
telle limite est un bien pour elle. Par exemple, l’abstraction qui limite le champ des sciences
humaines, est un bien pour l’homme, car il s’élève par elle au-dessus des animaux et sans elle il
ne serait plus homme. Il s’agit donc du mal au sens propre, mis en rapport avec une nature
déterminée ; par exemple, la privation d’un membre ou de la vie pour une gazelle.

Le mal physique, qui est toujours relatif, est une condition évidente de bien pour l’ensemble. Pour
que de nouvelles natures manifestent à leur tour de nouvelles perfections, il faut que les
précédentes cèdent la place ; et elles le font souvent en coopérant par leur sacrifice au progrès et
à l’excellence de la nouvelle perfection, en sorte que le mal de l’un est le bien de l’autre. Ainsi le
vivant absorbe les éléments minéraux qui perdent leur autonomie ; les animaux détruisent les
plantes pour s’en nourrir ; et quand le lion dévore sa proie, le mal de la gazelle est le bien du lion.
C’est pourquoi la providence, en réalisant cet ordre excellent de l’univers, peut sans inconvénient,
être « cause par accident » du mal physique.

3) Le mal moral est la privation de rectitude d’une action volontaire libre à l’égard de sa fin
dernière. C’est proprement le péché, spécialement le péché mortel, par lequel l’être intelligent
refusant de donner gloire à Dieu, choisit comme but final de sa destinée, un bien fini : sa propre
excellence ou la jouissance d’une créature. Son existence, qui est un fait, se rattache au problème
des rapports entre la causalité souveraine de Dieu et la liberté finie.

Bien que notre raison en ce problème ardu doive modestement s’incliner devant les desseins de
l’infinie sagesse, elle peut établir trois propositions avec pleine évidence :

a) La volonté divine n’est d’aucune façon cause efficiente du mal moral pas même cause par
accident. Elle est, sans doute, par prémotion, cause première de tout ce qui constitue la réalité
physique ou psychologique du péché. Par exemple, dans le blasphème, du son de la voix, des
images, des opérations intellectuelles et volontaires requises, etc., mais tout cela est bon dans
son ordre, et parfois, par exemple dans un livre impie bien composé littérairement, il possède une
certaine excellence et beauté artistique qui est, dans son ordre, un bienfait de la providence. Mais
le péché comme tel étant défini par son opposition à la gloire de Dieu, unique fin de la providence
et de la divine volonté, on ne peut sans contradiction flagrante, le concevoir comme voulu par
Dieu.

b) Le mal moral est un effet par accident de la liberté créée. Cette liberté, en effet, s’exprime par
le choix dont l’objet est sans doute, comme nous l’avons dit, un moyen considéré comme
meilleur, et, par conséquent, elle ne produit « par soi » que le bien. Mais le caractère limité et
imparfait des fonctions psychologiques créées explique que l’on puisse choisir en fait ce qui n’est
pas meilleur en soi et s’oppose à l’ordre moral en conduisant à une autre fin que Dieu, tout en
sachant spéculativement qu’il en est ainsi : d’où la privation d’ordre qui est le péché. En ce cas, la
volonté choisit réellement le péché, elle en est cause par accident et en est responsable, en le
considérant faussement (d’une erreur pratico-pratique) comme son bien. La perfection
souveraine de Dieu étant incapable d’une telle déficience, Dieu ne peut vouloir le péché, même
pas par accident.

c) Dieu ne permet le péché que pour un plus grand bien. Car si le péché existe, c’est évidemment
que Dieu le permet et ne l’empêche pas par sa toute-puissance. On ne peut d’ailleurs démontrer
que Dieu doit empêcher le péché, puisque, en créant des êtres libres, il leur donne une nature
excellente et toujours capable de faire le bien, s’ils le veulent. Et en se mettant au point de vue de
Dieu, bonté souveraine et perfection infinie, il est évident que l’objet de ses décisions ne peut
être que ce qui est objectivement le meilleur dans le plan choisi librement par la providence : car
du Bien ne peut venir que le bien et la sagesse infinie ne peut concevoir qu’un plan idéalement
parfait. Si donc Dieu permet le péché, c’est pour un plus grand bien de l’ensemble.

Pourtant, la manière dont ce bien meilleur est obtenu nous reste souvent mystérieuse. Pour
soulever un coin du voile, les docteurs de l’Église s’inspirent de la Révélation, montrant le péché
comme une occasion de la Rédemption par le Verbe de Dieu incarné ; et comme une source
providentielle de vertus et de mérites : « Sans le péché des persécuteurs, dit saint Thomas, il n’y
aurait pas la gloire des martyrs ».

Mais dans le concret, non seulement pour le péché, mais pour tous les autres maux qui nous
atteignent, il nous est souvent impossible d’en saisir la raison, et de voir le plus grand bien qui en
découle. Rien d’étonnant à cela : nous ressemblons à une statue placée dans un coin d’une
immense cathédrale gothique et qui critiquerait l’architecte, parce qu’une colonne massive lui
coupe la vue. Seule la pensée de Dieu et ceux qui s’élèvent à son point de vue ont le droit
d’apprécier chacun des êtres et des événements du monde, et nommément les péchés et autres
maux qui s’y rencontrent ; et ils en constatent alors l’admirable ordonnance, très digne de la
divine providence.

Cette solution, défendue en particulier par saint Augustin et tous les philosophes chrétiens,
rejette également le pessimisme de Schopenhauer et l’optimisme de Leibniz. Le monde actuel
n’est pas le meilleur possible ; car Dieu peut toujours, nous l’avons dit [§996], produire un être ou
un ensemble d’êtres plus parfaits que les êtres existants : la création reste ainsi un acte
souverainement libre. — Mais dans l’ordre effectivement choisi par la providence, l’ensemble des
êtres et tous les détails de leur évolution apparaissent comme parfaitement ordonnés pour
produire le bien le plus grand et la beauté la plus excellente qui conviennent à cet ordre : le mal
lui-même y intervenant comme les ombres en un tableau pour en rehausser l’éclat.

§1058) 2. — Miracle et contingence. Le miracle est un événement qui se réalise en dehors ou à


l’encontre des lois naturelles. Il en existe en réalité, comme on peut le constater, au moins dans
les circonstances où, connaissant parfaitement tous les antécédents d’un fait, et leur puissance
naturelle d’agir, le résultat obtenu les dépasse manifestement ; par exemple, en certaines
guérisons obtenues à Lourdes. La seule explication raisonnable est alors de faire appel à Dieu qui,
n’étant pas lié par les natures dont il est créateur, peut intervenir, non seulement comme cause
première universelle, en les faisant agir selon leurs capacités, mais aussi comme cause particulière
en remplaçant l’action des créatures. Mais cette intervention est surnaturelle et d’ailleurs rare,
laissant subsister l’ordre habituel de la nature. De plus, elle relève elle-même d’un ordre et d’une
finalité qui est l’ordre universel de fait conçu par la divine providence ; car les deux aspects, l’un
naturel, l’autre surnaturel, distingués par notre raison abstractive, se fondent harmonieusement
dans l’unique but de Dieu : sa gloire externe.

Si nous considérons l’aspect naturel, seul accessible à la philosophie et objet des sciences
positives, nous y découvrons un réseau de lois dont la nécessité, source d’ordre et de beauté, se
fonde sur les natures et sur leurs tendances on puissances actives. Certaines lois, néanmoins, ou
certains aspects de ces lois peuvent garder un caractère fortuit, c’est-à-dire indifférent à l’égard
des agents pris en leur nature particulière ; par exemple, pourquoi la révolution des planètes
autour du soleil est-elle en tel sens plutôt que dans le sens opposé ? L’ordre providentiel est ainsi
compatible avec un certain hasard, par rapport aux causes créées, dont l’action d’ensemble reste
admirablement ordonnée.

On peut à ce point de vue, comparer l’univers à un chef-d’œuvre et mettre en l’intelligence divine


qui le crée, avec l’idéal préconçu, un art consommé. La définition de cette vertu intellectuelle
d’art : « Recta ratio factibilium », se réalise, en effet, elle aussi, à l’infini en Dieu avec les
modifications imposées par l’analogie. Elle n’est alors qu’un autre nom de la sagesse ou de la
providence ; car toutes ces perfections, divisées et distinctes en nous, se rejoignent et
s’identifient en Dieu.

§1059) 3. — Diverses sciences en Dieu. On peut de même distinguer en l’intelligence divine


plusieurs sciences, par comparaison avec les nôtres qui se distinguent spécifiquement d’après
leurs objets formels. On parle principalement d’une science de simple intelligence et d’une
science de vision.

1) La science de simple intelligence est l’acte par lequel Dieu connaît parfaitement toutes les
essences possibles et toutes leurs propriétés, activités et combinaisons possibles. Elle est d’ordre
purement spéculatif et porte sur tout mode d’être qui ne répugne pas en soi.

2) La science de vision est l’acte par lequel Dieu connaît parfaitement toutes les réalités passées,
présentes et futures, comme des objets présents à son regard éternel. Cette science suppose
donc le choix préalable fait par la divine providence d’un ordre déterminé de réalités, d’un univers
spécial pris parmi tous les mondes possibles ; et c’est par l’intermédiaire de ces décrets de la
providence que les choses passent de l’état de purs possibles à celui de réalités, objet de vision. Et
comme ce décret porte non seulement sur le réel en soi, mais sur toutes ses modalités, y compris
celle du temps, il explique que la science de vision concerne les actes libres comme les
événements nécessaires, et le futur comme le présent ou le passé. C’est pourquoi cette science
de vision est à la fois spéculative et pratique : par elle Dieu pénètre clairement la nature de tout le
réel, précisément parce que, en les pensant, il les crée.

Ici revient la difficulté de concilier la liberté humaine ou créée avec l’efficacité de ces décrets
divins et cette science pratique ou créatrice de vision. Pour mieux la résoudre, les molinistes
[§1049] complètent leur doctrine du concours simultané par la théorie de la science moyenne, ainsi
appelée parce qu’elle est intermédiaire entre la science spéculative de simple intelligence, et la
science pratique de vision. C’est la pensée par laquelle Dieu connaît tous les actes libres futurs,
possibles au sens large, qu’ils soient destinés à être réels ou non, appelés futuribles, parmi
lesquels l’initiative de la liberté créée doit déterminer ceux qui resteront purs possibles, et ceux
qui passeront à l’ordre réel. Toute la difficulté est de maintenir, avec cette initiative de la
créature, le domaine souverain de Dieu auquel rien n’échappe, et l’infaillibilité de sa science pour
laquelle rien n’est incertain ni caché. Là, le molinisme n’évite pas plus le mystère que la
prémotion physique, qui reste bien plus simple et plus logique.

Ajoutons que ces analyses, sans être inintelligibles ni absolument illégitimes, insistent souvent
trop sur des distinctions dues à l’imperfection de nos concepts humains et oublient qu’en
purifiant à fond ces notions pour n’en retenir que l’aspect de perfection pure porté à l’infini,
beaucoup de mots et surtout de théories recouvrent exactement la même pensée authentique. Il
n’y a en l’intelligence divine, identique à l’essence divine, qu’un seul regard intuitif très simple,
infiniment exhaustif du possible et du réel, à la fois spéculatif et pratique, dont nous sommes
incapables d’épuiser la suréminente richesse et profondeur ; et dans cette richesse, les nuances
psychologiques, mieux mises en lumière par le molinisme, rejoignent la pureté métaphysique,
mieux exprimée par la prémotion.

Conclusion
L’œuvre de Dieu tout entière qui est notre univers est comme un miroir où nos sciences
s’efforcent de contempler un reflet de la vérité et de la beauté du Créateur ; et elle nous
manifeste surtout l’excellence de sa Providence en proclamant sa gloire.

C’est par son intelligence très sage que la volonté très efficace de Dieu est dirigée dans
l’influence conservatrice et motrice par laquelle elle conduit ainsi l’univers à sa perfection qui
est sa fin. Cette sagesse pratique, en la comparant à notre butance, s’appelle la divine
Providence, tandis que l’exécution de ses desseins que réalise l’ordre du monde, constitue le
suprême gouvernement de Dieu. Le domaine de cette providence est donc celui de la causalité
créatrice, cause propre de l’être, à laquelle n’échappe aucun détail de la réalité, rien de ce qui,
pour exister, participe à l’être.

Ainsi la Providence est la dernière explicitation de l’attribut fondamental d’Existence pure (Esse
subsistens) qui, en synthétisant les deux perfections les plus hautes accessibles à notre raison :
l’intelligence riche de sciences et la volonté riche de liberté, nous montre dans cette Vie
bienheureuse et surabondante de Dieu, le sommet radieux de notre philosophie.

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