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LA JEUNESSE, LA LÉGION ET MIRBEAU
Concluant son introduction à la présentation de quelques lettres échangées entreMirbeau et La Jeunesse, il y a quelques années, Pierre Michel concluait que selon toutevraisemblance, le lien s’est poursuivi entre les deux écrivains, audelà de !"#$% on&irmationnous en était donnée, l’an dernier, en acquérant une lettre de La Jeunesse à Mirbeau du '(avril !"!#, que nous présentions dans les
Cahiers Mirbeau.
 Les découvertes se poursuivent, puisque, il y apeu nous avons pris connaissance de trois nouvelles missives de La Jeunesse àMirbeau% )eux sont datées de !"!#, l’une d’entre elle &aisant suite immédiate à celle du '(avril o* La Jeunesse expliquait de mani+re tortueuse la nécessité o* il se trouvait d’obtenir laLégion d’onneur - la troisi+me est &ort tardive, datée du !! .uillet !"!/% 0oilà complétée peuà peu la connaissance des relations qui unirent Mirbeau et celui qui passa &aussement, auxyeux de 1acha 2uitry, pour son secrétaire%Comment Mirbeau atil pu, ne seraitce que sou&&rir les marches d’un telsolliciteur 3 La sensibilité rétive qu’on lui conna4t pouvaitelle s’accommoder du caract+rerépétiti& de telles entreprises de pilonnage, sur un terrain que Mirbeau abhorrait entre tous,celui des distinctions o&&icielles 3 5l ne s’agit pas ici de peser le poids et la valeur desarguments de ce dernier en mati+re de récompenses de l’6tat 7 on sait que d’autres, qui ne&urent pas de mauvais bougres, ni précisément des caudataires des gens en place, comme2ustave 2e&&roy, non seulement agréaient ces distinctions, mais se &aisaient &ort d’en &airedécerner aux artistes qu’ils &réquentaient 8 2e&&roy interviendra pour Carri+re en !99", pour uysmans, &ait o&&icier en .anvier !"#$, pour :ndré :ntoine, ;odin <parrain de 2e&&roy à laLégion d’onneur en !9"=>, 2eorges Cr+s, peut?tre pour Jules ;enard% @on, il s’agit plutAtde &ormuler une hypoth+se, a&in d’éclairer le sens de cette réceptivité inédite de l’anarchisteMirbeau &ace aux requ?tes d’un &Bcheux, &til doté d’une belle plume%La bienveillante attitude de Mirbeau à l’endroit de La Jeunesse s’explique ainsi par cequi, aux yeux d’un tiers, .usti&ierait qu’on s’éloigne de lui% Le dé&erlement d’orgueil, la boursou&lure, bre&, l’exc+s qui transpirent de la parole de La Jeunesse sont tels qu’ils encomposent une logique solide et cohérente, bien à part, et en marge de la modération la plusélémentaire, voire de toute raison% Dn peu à la mani+re d’un Léon Eloy 7 quoique sur un autreregistre, mais La Jeunesse ne déploretil pas de F
 faire figure de mendiant 
 G, dans l’une deslettres de !"!# 3 7 la ressource de l’égocentrisme poussé à l’exc+s donne chair à une sorte de personnage aveuglé par son Moi, ivre de soi, et si bien possédé par sa mégalomanie qu’il enconstitue la convaincante représentation d’un individu &aHonné .usqu’à l’absurde par son re.etde la société 7 quand bien m?me il aspire à se voir grati&ié par ses honneurs les moinscontestés% Car le paradoxe est que la Légion arrive à point nommé pour récompenser lesmérites d’un antisocial 8 F IM
oi je suis un solitaire, on me mangera vivant. J’ai besoin de ça. Ne m’écrivez pas  agissez
G% Kt plus loin, dans un autre courrier 8 F
 Mais je m’amuseaigrement de faire figure de mendiant ! Ce n’est pas mon genre
G% Pour le dire vite, Mirbeause laisse peut?tre séduire par l’en&lure d’un personnage qui, à &orce de vide, prend sa réellevaleur dans l’espace inédit d’une sorte de délire artistique et libertaire% La Jeunesse, moderneMatamore, selon Mirbeau, F
entouré
 I
de gens "ui ne vous aiment pas, "ui vous détestent et "ui t#chent $ faire avorter en vous les merveilleu% dons "ue vous avez
G, s’est constitué uneraison et une mani+re d’?tre de bouc émissaire 7 raisons a&&ectives pour susciter la dé&ense deMirbeau 7 et une &aHon d’incommunicabilité particuli+re à son caract+re antisocial 7 raisonsintellectuelles sur quoi se &onde l’élan d’adhésion de Mirbeau%
Mirbeau empereur
 
La Légion d’onneur couronnant les vertus d’un solitaire, d’un révolté, voici unargumentaire qui, certes, ne dut pas déplaire à Mirbeau  N cette logique des contraires n’est pas étrang+re la réceptivité de La Jeunesse à une &igure historique, @apoléon, en qui seconcilient deux aspects
a priori
 incompatibles, comme le sume Pierre Michel 8F
 &narchisme et bonapartisme apparaissent, une nouvelle fois, comme les deu% faces d'unem(me aspiration $ s'e%tirper de la boue et $ se dépasser, d'un m(me dégo)t face $ un mondedécidément trop mes"uin et invivable pour les #mes nobles
% G
 *’+mitation de notre matre Napoléon
, hommage consacré par La Jeunesse à l’empereur et paru cheO asquelle endécembre !9"Q, dont Mirbeau rendra compte élogieusement dans
 *e Journal 
 du /! .anvier !9"$, donne la mesure de cette &ascination exercée sur La Jeunesse% id+le à son genred’admiration, la reconnaissance de ce dernier à l’endroit de l’anarchiste Mirbeau s’exerce dé.àen termes de respect militaire &ace à une &igure césarienne à la &ois crainte et révérée%F
Cohorte
 G, F
commandement d’armées
 G, F
escadron triomphal 
 G sont les termes décalésd’une syntaxe de strat+ge en terrain ennemi, selon une dérisoire mise en sc+ne du culte duche&, en la personne du ma4tre Mirbeau% Rrois ans auparavant, le ravissement o* l’attitude deMirbeau .etait La Jeunesse se déclinait en signes de dévotion &ace à une &igure sacrée 8 F
 Maintenant je laisse faire au% -ieu% et au% aints / dont vous (tes !
G, qui aurait néanmoins&ait l’ob.et d’un processus de sécularisation, puisque trans&ormée en une transcendancedésacralisée, aux yeux de La Jeunesse, qui voit
0 la 1rovidence la2"ue "ue vous étiez 
 G%
Posture du l!io""aire
;este que la nécessité o* se trouve prétendument La Jeunesse de se voir grati&ié de laLégion d’onneur, une &ois passé l’amusement suscité par l’exc+s de son expression, ne laisse pas d’intriguer le lecteur% Mirbeau en sutil davantage 3 Mettre dans les plateaux de la balance, d’un cAté, l’incontournable gagnepain dont la cruelle rareté a bien &ailli lui ?tre&atale, de l’autre, la reconnaissance o&&icielle de l’6tat, éclaire certes sur un curieux trait de personnalité mégalomaniaque de La Jeunesse, poussé .usqu’à l’idiosyncrasie, mais doit pouvoir trouver son sens en &onction d’une con.oncture que nous ignorons 8 F
 J’ai pensémourir de faim souvent et je n’ai jamais rien demandé $ personne. &ujourd’hui, je vousdemande indiscr3tement, sereinement, d’obtenir ce ruban pour moi du ministre, du 1résident,"ue sais4je 5 J’en ai besoin.
 G La lettre de !"!/ évoque à demimots la suspicion d’alcoolismequi p+se sur La Jeunesse, et tou.ours, l’opprobre collecti& qui s’abat sur lui 8 F
 6t on mereprochera tout, ensuite. 7r, en dehors des légendes et des calomnies, j’ai la vie la plus digneet la plus douloureuse / et je l’ai toujours eue.
 GLes conditions de cette attribution de la Légion d’onneur conHue par La Jeunessenous laissent pantois% La distinction convoitée doit ?tre décernée sans que La Jeunesse postule, sans qu’il endosse le rAle ingrat du candidat qui .oue gros .eu en s’exposant à un possible re&us 
0 Je n’ai jamais été candidat / et ne le serai jamais
 G <lettre du $ mai !"!#> -la lettre de !"!/ précise elle aussi que sa démarche sera &aite F
 sans passer par la voiehiérarchi"ue
 G, et qu’il en.oint à son protecteur de dé&endre sa cause F
 sans hiérarchie, sans formule / et sans retar
 G% Kntre cette derni+re sollicitation, et les précédentes, trois ans ont passé 7 F
depuis, vous m’avez un peu pla"ué
 G, reprochetil à Mirbeau%La Jeunesse est sans conteste une double &igure, celle du martyr que le monde desLettres sacri&ie sur l’autel de l’incapacité à se plier aux r+gles &ixées par ce tout petit monde -et celle de l’individu à l’échine souple, qui brigue ardemment les &ormes de reconnaissanced’une société avec laquelle il &ait mine de ne plus avoir part% Placé sous le signe de lacontradiction, La Jeunesse, d’évidence terminé par son patronyme, nous appara4t pleinement comme à la &ois l’en&ant gBté et l’un des en&ants terribles de la Eelle 6poque%1amuel L:5; 
 
SSS
Trois lettres i"dites d#Er"est La Jeu"esse $ O%ta&e MirbeauI
I$ mai !"!#Merci de grand cTur, mon bien cher Ma4tre et ami% Mais il ne s’agit pas de merecommander au ministre 8 il s’agit de me proposer et de triompher% Je n’ai que vous et .ene me suis adressé qu’à vous% C’est à vous seul que .’ai envoyé mon
curriculum vitae
 etquand .e parle de désir, c’est bien F désir G que .e veux dire% Je n’ai .amais été candidat 7 et nele serai .amais% Je puis demander à un ma4tre pour lequel .’ai un culte unique, à un ma4tre dem’obtenir une distinction <ou tout au moins .e le crois>, mais .e ne demanderai .amais rieno&&iciellement% C’est Lintilhac
!
 qui m’a collé les palmes de &orce et c’est 2aston Leroux
'
 quim’a eu la rosette violette en trois heures pour me &aire une &arce% La croix c’est autre chose% Ktil y a les directeurs de .ournaux%Kn ce qui touche la 2rande Chancellerie, vous saveO, mieux que moi, qu’elle est laderni+re à conna4tre de ces choses et qu’elle ne pourrait me décorer directement que si .’avais perdu un pied à 5nUermann et deux ou trois bras à la Eérésina% Je vous ai seulement dit que legénéral lorentin
/
 avait de la sympathie pour moi et il me semblait amusant et touchant qu’ilet demandé un dossier dont il n’existait pas 7 et pour cause 7 une ligne% Je ne veux pas vousennuyer plus longtemps 8 voici la quatri+me lettre, depuis quinOe .ours, dont .e vous harc+le%Je ne me suis .amais tant occupé de moi  Je veux seulement que vous sachieO que c’est àvous, et à vous seul, que .e m’adresse, en mon admiration tyrannique et ma &oi sre, que vousaureO tout l’honneur de cet honneur et que ce sera un désir de vous qui inspirera 7 peut?tre 7 aux pouvoirs publics un de ces gestes spontanés qui retardent la séparation de la littératureet de l’6tat% Kt si, dans tout vos dévoments, dans toute votre activité, .e vous demande une&&ort, .’ai tant de .oie à imaginer que vous vous occupeO de moi, qu’il ne &aut pas trop m’envouloir%1acheOmoi de cTur 0otre Krnest La Jeunesse1amedi soir, $ mai !"!#
Catalogue Restart, .uin '#!=%
II
Iin mai ou mi.uin !"!#
(
Mon bien cher ma4tre et ami!
 Kug+ne Lintilhac <!9=(!"'#>, .ournaliste, pro&esseur de rhétorique, historien du théBtre, &ut un grand  promoteur du mouvement du élibrige%
'
 :uteur de romans policiers empreints de &antastique <
 *e M8st3re de la chambre jaune
, !"#9>, 2aston Leroux <!9Q9!"'$> avait une &ormation d’avocat, ce qui lui permit de plaider notamment durant la période des attentats anarchistes%
/
 2eorges:uguste lorentin <!9/Q!"''>, général de division &ranHais, &ut gouverneur militaire de Paris en !"##% 5l est l’inventeur d’un type de canon, le canon
 9lorentin
% Lors de l’a&&aire des &iches, son intégrité permit de mettre à .our l’identité des coupables% 2rand chancelier de la Légion d’onneur, il a à ce titre la charge de tout ce qui touche aux décorations en rance%
(
 Cette lettre vient vraisemblablement apr+s celle en date du $ mai !"!#, puisque La Jeunesse y mani&este une &orme de contentement &ace à l’avancée de son dossier%

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