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Droit et cultures

Revue internationale interdisciplinaire

62 | 2011-2 :
L’homogène et le pluriel
L'homogène et le pluriel

Le droit comme lieu de


rencontre entre le
communautarisme et le
*
libéralisme
Law as Mediator between Communitarianism and Liberalism
El derecho como punto de encuentro entre liberalismo y comunitarismo

ANTONIO PEREZ VALERGA


p. 77-89

Résumés
Français English Español
Partant d’une perspective aristotélicienne, l’auteur expose l’application du droit à des cas
péruviens qui sont ensuite comparés aux approches développées dans la troisième critique
kantienne. L’article se conclut par des réflexions sur le rôle du droit comme médiateur. Cette
approche permet à la fois de distinguer la rationalité technique de la morale ainsi que
d’illustrer le rôle articulateur du droit dans la formation d’une volonté politique universelle.

The article begins by exploring an Aristotelian application of universal law to particular


concrete cases from Peru, and subsequently comparing that approach with the aesthetics of the
third Kantian critique. Both the virtue of prudence and reflexive judgment allow us to
distinguish between technical and moral rationality, and to reveal the mediating role of law in
the formation of a universal political will.

El artículo expone el tema de la aplicación del derecho a los casos singulares desde una
perspectiva aristotélica, primero, y luego la compara con la estética de la tercera crítica
kantiana, para concluir con algunas reflexiones sobre el papel mediador del derecho. Así, por
un lado, acerca la prudencia al juicio reflexionante y ayuda a distinguir la racionalidad técnica
de la moral y, por el otro, muestra el papel articulador del derecho en la formación de una
voluntad política universal.
Entrées d’index
Mots-clés : Aristote, Juge de paix, justice, Kant, libéralisme et communautarisme, Pérou,
rationalité technique et morale, ronde paysanne
Keywords : Aristotle, Communitarianism, Justice, Kant, liberalism, Moral and Technical
Rationality, Prudence, Reflexive Judgment, Universal or Political Will
Indice de palabras clave : Aristóteles, jueces de paz, justicia, Kant, liberalismo y
comunitarismo, prudencia y juicios reflexionantes, racionalidad técnica y moral, rondas
campesinas, voluntad universal o política

Texte intégral
« La justice ne demeure justice que dans une société où il n’y a pas de distinction entre
proches et lointains, mais où demeure aussi l’impossibilité de passer à côté du plus
proche ; où l’égalité de tous est portée par mon inégalité, par le surplus de mes devoirs
sur mes droits. L’oubli de soi meut la justice ».

Emmanuel Levinas, Autrement qu’être

Introduction
1 Sur les rives du communautarisme et du libéralisme on trouve des pensées qui sont à
la fois contradictoires et indispensables. Le libéralisme est purement formel, il prête
principalement son attention aux normes, alors que le communautarisme est
substantiel nous rappelant que la justice et les relations sociales dépendent de
conceptions partagées. Cette idée se retrouve dans le raisonnement d’Aristote lorsqu’il
affirme que la communauté préexiste (totalité originelle et naturelle) à l’individu
puisque celui-ci se forme en elle et passe par un processus de socialisation de ses
valeurs. Pour les communautaristes, comme pour Aristote, la justice au sein de la
communauté ne peut être comprise qu’en incorporant les conceptions substantielles du
collectif liées à sa propre définition du bien commun.
2 Le libéralisme, au contraire, affirme que toutes les conceptions substantielles
concernant le bien doivent être exclues puisqu’elles interdisent l’impartialité qui est le
principe fondamental de la justice. La justice ne peut pas être partialisée. Elle doit
fonctionner selon des procédures formelles qui doivent rester indifférentes aux
particularismes des sujets qui y sont soumis. C’est pour cela que le courant libéral est
souvent qualifié de procédural dans la mesure où il considère que la justice ne peut être
rendue qu’au travers de procédures impartiales et justes. Les libéraux insistent sur
l’importance de la formalité, l’égalité et l’impartialité pour défendre les droits de
l’homme. En résumé, nous pouvons écrire que, d’un côté, nous avons le libéralisme
dont la proposition de justice est formulée d’après l’impartialité et la formalité tandis
que le communautarisme insiste sur la pluralité des conceptions du juste et la diversité
des idées sur ce qu’est le bien.
3 Le désaccord entre ces deux tendances peut également être appréhendé depuis les
relations que maintiennent l’universalisme et le particularisme. Bien que ces deux
concepts soient, d’un certain point de vue, excluant, il existe un jeu de vases
communicants entre eux. Si l’on parie pour l’universalité, si toutes les différences
doivent être gommées, on peut se demander comment rendre justice lorsque les
différences sont négligées car il semble que la caractéristique propre de la justice est de
prêter une attention toute particulière à la singularité des situations. Mais d’un autre
côté, comme nous l’avons vu, la prise en compte des particularités et de la singularité
des situations nous feraient perdre de vue le facteur de l’impartialité. C’est cette
problématique que nous avons souhaité traiter dans les pages qui suivent en essayant
de comprendre ce que fait un juge dans l’exercice de ses fonctions.

L’action humaine selon Aristote


4 Nous savons que les lois et les normes d’un État moderne sont universelles et valent
pour tous. Le juge qui doit intégrer cet universalisme lorsqu’il rend son jugement, fait
abstraction des différences et donne la priorité avant tout à : « ce qui s’applique à
tous ». Dans le cas contraire il pratiquerait une forme d’injustice puisqu’il adopterait
une position impartiale à l’égard des prévenus. Le juge sait, alors, que les lois
universelles s’appliquent à tous et qu’elles ne sont pas dirigées à l’encontre de personne
en particulier. Cependant, le problème se présente lorsque le juge se doit d’appliquer la
norme au cas particulier. De fait, le juge dispose de descriptions de règles universelles
applicables à tous les cas mais, au tribunal, il lui est demandé de traiter un processus
particulier et d’appliquer ces normes universelles à des cas singuliers.
5 D’après Aristote, nous appelons « actions » les activités qui se donnent une fin et qui
incluent une délibération sur les moyens à employer pour atteindre ce but. D’un côté
les actions humaines sont porteuses d’intention. Une finalité qui permet d’en
déterminer les raisons. D’un autre côté, les êtres humains se fixent certains buts et
cherchent les meilleurs moyens pour les atteindre. Chaque personne délibère sur les
moyens les plus efficients pour atteindre ses fins. Une première distinction pourrait
être établie entre les moyens éthiques et non éthiques utilisés pour atteindre les
objectifs que l’on s’est fixés. Mais, en général, il existe une variété de moyens moraux et
parfaitement licites pour accéder à ses envies. Selon Aristote nous choisissons la
modalité à travers la délibération. La faculté de l’âme qui réalise cette opération est,
d’après Aristote, l’intelligence. Mais la variable qui a à sa charge la définition des fins
n’est pas l’intelligence mais le désir. Nous nous fixons, dit Aristote, certains buts qui
sont gouvernés par le désir et les moyens pour les atteindre sont déterminés par
l’intelligence. Les objectifs ne sont pas soumis à l’intelligence mais au désir. Ainsi, une
fois que nous désirons quelque chose, il semble difficile que le processus de
raisonnement vienne amoindrir le désiré. Il n’est pas plus évident de cesser de délibérer
sur les moyens qui nous permettraient d’atteindre nos fins. Dès lors que le désir
s’installe en nous, l’intelligence ne joue plus qu’un rôle mineur. Pour Aristote, l’éthique
dépend principalement du désir. D’après lui il importe d’éduquer le désir depuis
l’enfance. Aristote avait d’ailleurs compris qu’il était très difficile que l’intelligence
empêche que nous agissions selon nos habitudes à moins de nous soumettre à une
discipline de fer.
6 Au Pérou, le problème de la corruption ne s’explique pas seulement par le fait que nous
ayons peur de la dénoncer mais aussi par les règles qui régulent les modalités de la vie
collective. La corruption est devenue culture. Il est désormais difficile de l’identifier et la
prohiber. Ce que nous devrions qualifier de pratique injuste ou d’absence de respect du
droit, nous ne le percevons pas puisque ces manières de faire et de penser sont devenues
la norme. Toutefois, s’il est vrai que la coutume se prononce sur les fins que nous nous
fixons, c’est l’intelligence qui délibère et qui perçoit clairement quels sont les moyens à
mettre en œuvre pour atteindre les objectifs souhaités. Il est clair que ce schéma génère
un conflit puisque, du moins d’un point de vue technique, cela signifie que la fin
justifierait les moyens. Or, dans les jugements moraux tous les moyens ne sont pas
appropriés. Essayons donc de comprendre comment la moralité qualifie cette rationalité
technique.
7 La rationalité technique est basée sur un raisonnement où les moyens tendent à
générer des fins. À l’inverse, dans le cas de l’action morale, il s’agit de qualifier et
choisir les meilleurs moyens depuis les fins que l’on s’est préalablement fixées. Pour
Aristote, en effet, la vertu de la prudence – comprise d’un point de vue technique
comme le juste milieu entre deux extrêmes – vient compléter l’éthique. L’homme
vertueux est celui qui a formé son caractère, ses habitudes et ses coutumes
correctement et qui ajoute à cette formation une seconde condition, quasi technique,
qui se réfère à la voie appropriée pour obtenir les objectifs programmés. Nous savons
que l’intelligence nous indique, comme une question d’ordre purement technique, quels
sont les moyens adéquats pour parvenir à nos fins. Mais pour atteindre un
comportement éthique, il est indispensable, en plus de cette délibération, d’introduire
la vertu de la prudence.
8 Dans un sens, l’homme vertueux est celui qui modère ses actes en agissant entre deux
extrêmes. Mais la prudence présente un autre aspect fondamental qui est lié à
l’application de la vertu. Dans le cas de la justice institutionnelle, Aristote considère que
le juge qui fait preuve de prudence n’est pas seulement celui qui s’en tient à la norme
mais celui qui sait l’appliquer à la singularité du cas. Comment s’opérationnalise la
norme ? Pour un juge tout l’art de rendre un verdict équitable réside, comme nous le
verrons, dans le fait de déterminer si la norme est applicable à la spécificité de la
situation qu’il a à traiter et vice-versa.
9 En d’autres termes, pour que la norme s’applique à la réalité et pour que l’universel
s’ajuste au particulier, il n’est pas suffisant de disposer de la norme qui est formulée
dans le code de lois. Il est indispensable que le juge la retraduise pour qu’elle devienne
opérationnelle. Dans un procès ce sont les faits qui sont questionnés. Il existe d’ailleurs
une multitude de manières de les exposer et de se les représenter. Ici, nous faisons
référence à toute l’habileté des avocats et des procureurs qui au travers de leurs
plaidoiries doivent défendre ou au contraire attaquer le prévenu.
10 Le juge doit interpréter, à la lumière des normes universelles, les thèses défendues
par le procureur et l’avocat sur les faits à juger. Il doit également évaluer les différentes
interprétations des faits pour déterminer le droit applicable en l’espèce. La difficulté
qu’il doit surmonter est de faire coïncider sa propre interprétation avec l’abstraction et
l’universalisme de la norme. Pour Aristote, résoudre cet exercice c’est tendre vers une
justice parfaite (équitable), c’est-à-dire être capable de faire coïncider le général avec le
particulier, la norme avec la singularité d’un cas, de pouvoir offrir à chacun ce qui lui
correspond et non se limiter à la formuler « le même régime pour tous ». Aristote
considère que la loi est profondément injuste parce qu’elle est universelle. Parce qu’elle
vaut pour tous elle n’est bonne pour aucun sujet en particulier. Le bon juge est
équitable parce qu’il arrive à capter non seulement la norme mais aussi la singularité
des faits et de la situation dans laquelle ils ont été accomplis. Ce n’est qu’en intégrant
ces deux dimensions que le juge génère la justice.

La technique et la morale
11 Précédemment nous avons vu la différence entre le jugement moral et le jugement
technique. Aristote, lorsqu’il compare ces deux types de jugements, nous dit que même
si dans ces deux modalités il existe une structure composée de moyens et de fins, il n’en
demeure pas moins vrai que tous les deux procèdent de manière différente. Dans le
jugement moral l’application de moyens déterminés ne suffit pas à légitimer les fins
visées. Dans le jugement moral intervient la prudence dans le sens spécifique de
l’application de l’universel à une situation singulière. Aristote s’oppose à Platon pour
qui la vertu est seulement une connaissance théorique. D’autre part, Aristote signale
que lorsque nous délibérons sur une question technique, nous raisonnons sur les
meilleurs moyens d’atteindre nos fins et nous laissons de côté le problème moral des
objectifs visés. Il importe donc de nous arrêter sur quelques aspects de cette
délibération avant de traiter des considérations purement morales.
12 Aristote affirmait que l’essence de la condition humaine est l’obstacle de la
transformation de l’idéel en produit. Les hommes vivent dans un monde qui n’est pas
parfait. Il nous faut donc évaluer ce que nous faisons dans le cadre d’un jugement
technique. Nous souhaitons fabriquer un triangle et nous jugeons les moyens pour le
créer puisqu’il y a toujours une marge d’erreur. En effet, il y a toujours un décalage entre
ce à quoi nous aspirons et le résultat obtenu suite à la mise en pratique. Les facteurs qui
interviennent dans la réalisation pratique sont trop nombreux et il est difficile de
maitriser l’ensemble des paramètres qui altèrent le résultat pratique.
13 Dans le cas du jugement moral, aussi, il existe un vide pour ne pas dire un abîme entre
l’idéel qui est la norme et le réel, la situation particulière, qui s’impose à nous. Il existe
toujours une perfection mais celle-ci est conçue de façon distincte du jugement technique.
Alors que dans le cas du jugement technique, l’abime entre l’idéel et le réel entraine une
grande frustration et que notre unique recours est d’espérer l’amélioration des moyens et
des compétences pour atteindre nos fins ; dans le cas du jugement moral l’imperfection
réside dans la perfection même de la loi. En effet, l’excellence du droit et du jugement
implique, comme une imperfection, que nous ne pouvons pas subsumer parfaitement la
particularité d’une situation dans l’universel. Dans le cas du jugement moral nous
n’éprouvons pas, comme dans le cas du jugement technique, l’échec produit par la
rencontre de l’imperfection humaine ou du monde humain. Nous expérimentons
l’exigence de la perfection comme une exigence de concrétion. Ce qui veut dire que pour
être vraiment justes nous devons obligatoirement faire violence à la loi. La perfection de
l’application de la loi exige que nous allions au-delà de l’universalité de la loi et que nous
jugions le réel. Cependant, nous savons que les situations réelles ne se subsument jamais
parfaitement dans le cadre universel parce qu’il y a toujours une imperfection. C’est
justement ce cas particulier qui est rebelle à l’universel. L’imperfection existe mais ce n’est
pas une imperfection en soi sinon la recherche de la perfection du droit : juger
correctement (avec équité) le cas particulier.
14 Il s’agit d’une première approche de l’analyse de l’application du cadre universel à
une situation singulière. Il existe une injustice dans tout système juridique, bien qu’elle
soit parfaitement juste, celle de ne pas considérer le cas particulier du fait de s’être
donné l’universel comme cadre référent. C’est en ce sens qu’Aristote se réfère à la
prudence comme la vertu de l’excellence dans la mesure où elle invite à l’application de
la norme au cas concret. La perfection de la loi est son imperfection et cette
imperfection permet d’expliciter la loi et de la dévoiler pour finalement déterminer ses
conséquences pour le cas particulier. C’est ce que cherche le droit, cette imperfection,
cette explicitation de la loi qui lui permet de rejoindre la singularité d’une situation.

Le jugement esthétique
15 À la suite de la rédaction de La critique de la raison pure et La critique de la raison
pratique, Kant avait considéré que sa réflexion philosophique était achevée car elle
comportait les aspects théoriques et les aspects pratiques ou moraux de la raison.
Toutefois, cinq ans après, Kant publie La critique de la faculté de juger. Dans sa
troisième critique, Kant étudie le jugement esthétique. Nous considérons possible
d’étendre ses appréciations au champ de la morale et du jugement juridique.
16 Kant formule une affirmation pour le moins surprenante : le jugement esthétique est
un jugement sans concept. Lorsque nous énonçons un jugement esthétique (ceci est
beau), nous ne réalisons pas la même opération que dans le cas d’un jugement
théorique ou pratique. Dans le cas de l’esthétique, nous ne faisons appel à aucun
concept. C’est-à-dire que notre jugement ne dépend d’aucune norme. Nous ne partons
pas d’une norme universelle pour l’appliquer au cas particulier parce qu’il n’existe pas
un concept du beau. De fait, le beau dépend du goût. D’ailleurs, la « critique du
jugement » aurait pu également s’appeler la « critique du goût ». Qu’y a-t-il de plus
subjectif que le goût ? Dans l’exemple du beau nous sommes face à un jugement qui ne
dépend d’aucune norme ni d’une quelconque application mécanique. Comme nous
l’avons explicité auparavant, l’activité du juge n’est pas non plus une application
mécanique. Dans aucun des deux cas il ne s’agit simplement de partir d’une règle
universelle pour descendre à la concrétion du cas particulier. Par contre, ce qu’il y a
d’étrange dans le jugement esthétique c’est que lorsque quelque chose me paraît beau,
je présume implicitement que tout le monde la considère belle. Il y a une prétention
universelle dans le jugement esthétique même si celle-ci ne dépend pas et n’est pas non
plus une simple application mécanique d’une norme universelle. Comment passons
nous, dans ce cas, du jugement particulier (ceci est beau pour moi) à la norme (ceci est
beau pour tous) ? C’est justement la question qui a été posée par Kant dans sa dernière
critique et qui a directement avoir avec notre discussion.
17 Kant distingue deux classes de jugement : les jugements déterminants et les
jugements réflexifs. Les jugements déterminants se rapportent au processus que l’on
nomme par « juger » : où l’on part de l’universel (norme) pour atterrir sur le particulier
(application). A partir de la norme qui nous est donné il s’agit de déduire le particulier
au travers de certaines règles techniques. A l’inverse, le jugement réflexif part d’une
situation singulière et recherche la norme dans laquelle il pourra se subsumer. Ici, celui
qui juge bénéficie d’une marge de manœuvre telle que l’intention et l’invention. C’est ce
qui succède avec le juge qui ne se limite pas à appliquer mécaniquement la norme
universelle au cas particulier mais qui au contraire découvre depuis la particularité
d’une situation la norme qui lui correspond.
18 Ce mouvement du jugement réflexif est particulièrement complexe. Par exemple, il
existe un certain ordre dans la nature qui s’apparente à ce que recherche l’art : un ordre
dans lequel le tout donne un sens aux parties, une conformité des parties au tout
comme sa fin. Kant a recherché une intelligence de l’univers qui n’est pas celle qui peut
s’extraire des lois de cause à effet telle qu’elles sont plantées dans la critique de la
raison pure (on pourrait parler d’une compréhension mécanique) sinon d’une
intelligence qui prend en compte d’autre faculté de notre motivation : le plaisir et la
gêne qui nous fait sentir le « beau ».
19 Kant est intéressé par le beau de la nature parce que la beauté d’une fleur n’a pas de
concept et n’a pas de raison d’être. Pourquoi la beauté existe dans le monde ? Dans
l’art, le beau existe parce que l’artiste, comme créateur, a proposé quelque chose. Mais
dans la nature nous trouvons la beauté comme si elle était une finalité en soi qui ne
dépendait d’aucun artifice. Quelle explication a la beauté si ce n’est que d’être dirigée
vers nous les hommes ?
20 Et la nature, pourquoi a-t-elle produit cette beauté ? Apparemment, la nature ne vise
aucune finalité, pour elle-même, au travers de la beauté. Toutefois, selon Kant la beauté
nous renvoie à une hypothèse : tout se passe comme si le monde avait été fait par un
être rationnel en accord avec certaines fins parce que la beauté démontre une certaine
finalité même si nous ne pouvons pas trouver l’artifice de cette finalité où sa raison
d’être. La beauté nous indique une certaine finalité mais comme nous sommes
incapables de déterminer qui l’a produit nous devons effectuer un jugement réflexif et
nous demander comment créer un concept qui nous donne à comprendre le pourquoi
de cette beauté. Comme réponse nous avançons l’idée de l’existence de Dieu, un
créateur du monde qui s’est proposé, entre différentes choses, d’offrir aux hommes de
belles choses naturelles. Pour Kant, la beauté est analogue au bien. La beauté est la
visibilité du bien. Ce qui gouverne finalement le monde. Mais, évidemment, le bien ne
peut pas être perçu, c’est seulement un concept que nous utilisons pour comprendre un
cas particulier de la beauté dans le monde.
21 Ceci est l’apport de Kant pour notre problématique, la distinction entre le jugement
déterminant et le jugement réflexif. Kant ajoute : aucune théorie n’est complète sans un
champ et des normes d’application. La théorie peut être parfaite du point de vue logique
mais tant que nous ne déterminons pas son champ et ses normes d’application, elle est
inutile. D’une certaine manière, Kant nous dit la même chose qu’Aristote : les théories et
les normes débouchent sur l’application concrète. L’abime que l’on observe entre
l’universel et le particulier finit par s’amoindrir via l’imagination productive qui invente la
concrétion de la loi universelle dans le particulier et l’universalisation du particulier
jusqu’à la confluence de l’universel.
22 Quel est l’espace où l’on trouve la norme universelle suffisamment circonscrite et le
cas spécifique suffisamment universel pour que nous puissions émettre le jugement
« ça c’est comme ça » ? Comment déterminons-nous la loi universelle à partir du cas
particulier ? Nous avons vu que ces questions accompagnent le quotidien d’un juge. Le
processus par lequel le juge rend son jugement est un processus complet qui l’invite à
interpréter les faits ainsi que les normes pour définir le point de rencontre entre les
deux dimensions.

Comment utiliser le droit ?


23 Quelle est l’application pratique de cette théorie ? Notre conception commune du
droit est, simplement, mécanique. Nous avons tendance à penser que le droit est
seulement un système juridique constitué de normes inflexibles. Bien sûr que lorsque
nous commettons un délit, la loi se présente à nous comme inflexible et le juge,
impartial, est le représentant de l’universel. Cependant, à l’intérieur de cette
abstraction, de cette rigidité et de cette formalité, au moment de la mise en application,
le droit perd ce caractère d’universalité. Le droit n’est pas uniquement un ensemble de
normes pénales, légales et civiles. Il offre aussi un jeu. Le jeu de l’interprétation et de
l’application. C’est dans les processus d’interprétation et d’application qu’apparait la
flexibilité du droit. Ici, le droit cesse de se montrer comme agent extérieur, une
imposition, un système ferré pour nous enseigner ses fragilités, ses vides et ses failles
où nous pouvons nous infiltrer pour apporter des modifications où se l’approprier à
notre faveur. Alors que le droit nous apparaît comme immutable et définitif, il présente,
en réalité, des interstices où nous devons nous engager pour atteindre nos fins.
24 Marx, quant à lui, nous offre une conception distincte du droit. Pour Marx, le droit
est une superstructure imposée par la classe dominante. C’est en partie pour cette
raison qu’il considère qu’il doit être détruit. Marx aborde le droit comme quelque chose
de statique, sans ruptures, et surtout comme un moyen de domination. L’intéressant
dans la proposition de Marx, c’est qu’en définissant le droit comme une relation de
pouvoir il avance la thèse que le droit n’est pas le produit d’une logique neutre mais une
fabrication historique qui résulte de la lutte des intérêts et exprime le point de vue des
vainqueurs. À ce titre, Marx propose comme alternative, la création d’un droit
prolétarien qui pourrait exprimer les intérêts des autres classes sociales. Nous
partageons l’idée de Marx lorsqu’il avance que le droit est l’expression d’une lutte de
pouvoir. Par contre, nous considérons que son erreur a été de croire que le droit
exprime, sans aucune pondération, les droits de la classe dominante. Justement, du fait
de son caractère positiviste, le droit offre des vides dans la mesure où sa logique, une
fois écrite (offrant les normes d’action), se sépare de sa base réelle. Ainsi, il commence
à valoir pour lui-même et il peut être utilisé par n’importe qui. Les propres intérêts de
la classe dominante peuvent être inquiétés ainsi que le pouvoir qui s’est institué. De
telle façon qu’un droit qui a été généré pour consolider les pouvoir d’une classe
dominante et faciliter l’oppression des plus faibles – du fait même d’être une légalité,
une universalité- offre des armes pour aller à son encontre et l’utiliser pour défendre
des finalités distinctes.
25 Prenons un exemple. Dans le Pérou colonial, à Cajamarca, le señor Ciariaco Urtecho,
un homme libre, tombe amoureux d’une femme esclave. Il sollicite les tribunaux pour
leur demander de libérer cette femme. Dans une société qui a exprimé sa position et ses
intérêts dans un code où la logique sociale et politique est en faveur de l’esclavage, cet
homme argumente contre l’esclavage depuis la spécificité de sa situation et le fait en
rationnalisant les fragilités et incohérence qu’il rencontre dans ce code. Urtecho dit aux
tribunaux qu’il aime cette femme esclave et qu’il désire se marier avec elle. Cependant,
il n’entend le faire qu’une fois qu’elle aura perdu sa condition d’esclave parce que sinon
son fils serait également soumis au régime de l’esclavage. Urtecho, amoureux, s’oppose
à la légalité et gagne le procès. Il obtient satisfaction parce qu’il manie les rouages du
droit et ses imperfections.
26 Une fois que le cadre juridique est clairement établi, les intérêts qui y sont
représentés deviennent vulnérables par le simple fait d’avoir été exprimés en des
termes concrets. Il est toujours possible d’utiliser, pour son propre compte, une norme
légale alors qu’elle exprime les coutumes, habitudes, croyances et l’idée de bien
commun d’un collectif. La force du droit est d’être légitimée, en dernière recours, par
l’État et la police. C’est ce qui fait sa force mais également sa fragilité. Une fois structuré
et exposé à la vue de tous, le droit devient vulnérable face à nos intérêts particuliers et
notre envie de bénéficier de la loi universelle au travers d’interprétation de faits et de
normes qui nous favorisent.
27 Le féminisme est l’exemple notoire d’un collectif qui ait parvenu à obtenir que les
droits d’une minorité prévalent sur la loi universelle. La loi, comme nous l’avons vu,
c’est l’universel. Ce qui vaut pour tous. Cependant, les femmes démontrèrent
l’importance de faire des exceptions. L’oppression de la femme, qui en principe devait
être comprise comme un cas du droit universel et régit par les mêmes lois que celles qui
s’appliquent aux situations de violence, devait être traitée comme un problème
particulier. Une sorte d’exception à loi, un droit particulier, qui serait considérée
comme universel quand bien même il ne concernerait que la moitié de l’humanité.
Cette lutte féministe a été appuyée durant plus de cent ans par un mouvement qui a
bataillé jusqu’à obtenir les droits particuliers des femmes puis considérés comme
universel (intégrés à la constitution).
28 Ceci est un exemple concret qui rompt avec l’idée que le droit et la législation sont
permutables par nature. Les féministes réussirent à faire valoir leur différence dans
l’universel et faire admettre que les cas particuliers jouissent d’une différentiation au
sein des normes universelles. La lutte que mènent les peuples « autochtones » pour
leur reconnaissance à la différence est tout à fait comparable. Dans le domaine du droit
interculturel la situation est similaire parce que la possibilité d’avoir une législation
« indigène » rompt le concept de communauté politique. Le conflit, de nouveau, se
trouve entre la loi universelle et les droits particuliers de certains groupes. De fait, les
droits particuliers mettent en danger le système qui est basé sur l’universalité. Dans les
exemples précédents, ce que nous avons souhaité expliciter, c’est que le droit est une
institution. C’est un corps fixe, une doctrine unifiée, mais en même temps un système
qui présente des failles qui permettent l’intégration de situations singulières au sein de
l’universel. C’est pour cela que les mouvements sociaux doivent s’insérer dans l’officiel
et la formalité pour faire reconnaitre certains droits.
29 Au Pérou, il existe différents cas d’incidences de droits particuliers au sein de la loi
universelle. De ce qui fut reconnu légalement, nous citerons les rondes paysannes
(rondas campesinas) et les juges de paix (jueces de paz). Les juges de paix
appartiennent au système légal et juridique. Ils ont pour mission de tenter de
réconcilier des intérêts divergents pour éviter d’entamer un processus pénal ou civil. De
cette manière, les juges de paix sont placés dans une position intermédiaire entre le
légal et la résolution de conflit et ils demandent aux parties prenante qu’elles se
cantonnent au plan intermédiaire du légal et de l’universel.
30 Les rondes paysannes sont des organisations traditionnelles qui ont exigé une
juridiction. Il n’y a rien de plus grave pour le droit que la différence de juridictions
sollicitées et forcées par des instances « inférieures ». Les rondes paysannes ont
impliqué la reconnaissance d’autres normes et d’autres modèles juridiques. Les
membres de ces rondes ont revendiqué une juridiction où ils peuvent rendre leurs
jugements d’après leurs propres procédures qui ne sont ni officielles ni légales. Ce qui
peut entrainer une rupture de la communauté politique et de l’universalité. Si nous
commençons à introduire des exceptions on fait courir un risque à tout le système
juridique.
31 L’intéressant, avec les rondes paysannes, c’est qu’elles ont eu un succès relatif dans le
contexte du terrorisme. En effet, elles ont réussi à le fragiliser dans certains endroits
alors que ni l’armée ni la police ne pouvaient y intervenir. C’est pour ce motif que
certaines juridictions ont été concédées. Seulement, une fois que le problème de
terrorisme a diminué, ce type de reconnaissance a été remis en question. Le problème,
alors, s’était posé en termes d’exclusion et d’inclusion. Comment faire en pratique pour
que les personnes qui appartiennent à des communautés indigènes se transforment en
citoyens jouissant de leurs droits ? La négation des droits communaux et traditionnels
dans notre pays constitue un des thèmes les plus importants à considérer. Toute
structure juridique officielle trouve ses origines dans un ensemble d’habitudes et de
coutumes qui s’institutionnalisent avec le temps.
32 Au Pérou, nos problèmes d’interculturalité empêchent la reconnaissance des
coutumes des populations paysannes et des collectifs qui parlent d’autres langues que
le castillan. Leurs usages sont d’ailleurs déconsidérés, ce qui induit une absence de
reconnaissance des cultures ainsi que des modes d’interaction d’un grand nombre de
Péruviens. Le droit officiel ne reconnait pas les modalités et pratiques de faire la justice
d’une pluralité de communautés. Aujourd’hui, on ne conçoit qu’une seule stratégie qui
oblige tous les Péruviens à être égaux. Cette politique est défendue par l’État en accord
avec la police et l’armée.

Bibliographie
ALERTANET- Portal de Derecho y Sociedad/ Portal on Law & Society.
http://www.derechoysociedad.com
ARISTÓTELES, Ética nicomáquea, Madrid, Gredos, 2003.
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HONNETH (Axel), Crítica del agravio moral, Argentina, FCE, 2009.
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LEVINAS (Emmanuel), Autrement qu’être, Dordrecht, Kluwer, 1991.
TRAZEGNIES (Fernando), Ciriaco de Urtecho, litigante por amor.

Notes
* Traduit de l’espagnol par Nicolas Merveille (UARM).

Pour citer cet article


Référence papier
Antonio Perez Valerga, « Le droit comme lieu de rencontre entre le communautarisme et le
libéralisme », Droit et cultures, 62 | 2011, 77-89.

Référence électronique
Antonio Perez Valerga, « Le droit comme lieu de rencontre entre le communautarisme et le
libéralisme », Droit et cultures [En ligne], 62 | 2011-2, mis en ligne le 04 mai 2012, consulté le
08 octobre 2017. URL : http://droitcultures.revues.org/2619
Auteur
Antonio Perez Valerga
Antonio Pérez Valerga est magister en philosophie de l’Université Catholique Pontificale du
Pérou. Après des études de doctorat de philosophie à l’Université Eberhard Karl de Tübingen
(Allemagne), il est professeur de philosophie à l’Université Antonio Ruiz de Montoya et
l’Université Catholique Pontificale du Pérou.

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