Foucault Michel. La Grammaire générale de Port-Royal. In: Langages, 2ᵉ année, n°7, 1967. Linguistique française. Théories
grammaticales. pp. 7-15;
doi : 10.3406/lgge.1967.2879
http://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1967_num_2_7_2879
« Parler est expliquer ses pensées par des signes que les hommes ont
inventés à dessein. » La Grammaire de Port-Royal se compose de deux
parties. La première est consacrée aux sons c'est-à-dire au matériau qui
a été choisi pour constituer des signes : il consiste en un certain nombre
d'éléments qui sont d'une part porteurs de variables (ouverture de la
bouche, durée du son) et d'autre part susceptibles de combinaisons (les
syllabes) : celles-ci à leur tour ont pour variable l'accent qui peut être
présent ou absent. En tant que sons, les mots sont des syllabes ou des
ensembles de syllabes accentués de différentes façons. La seconde partie est
consacrée aux différentes sortes de mots (noms, verbes, prépositions, etc.),
c'est-à-dire aux multiples manières dont les hommes parviennent à
signifier leurs pensées. En d'autres termes, les premiers chapitres de la
Grammaire traitent de la nature matérielle du signe, les autres des diverses
« manières de signifier ».
On voit ce qui « fait défaut », ce qui, à nos yeux du moins, est élidé,
c'est la théorie de la signification et du mot en tant que porteur de
signification. Comment se fait-il que certains groupes de sons puissent être
signifiants? Quel est l'acte ou quel est le système qui fait apparaître la
signification, entre le matériau non encore signifiant qui se combine pour
former des syllabes et les diverses catégories de mots qui forment autant
de manières différentes de signifier? La seule chose qui soit dite, et d'une
manière absolument brève, c'est que le mot est un signe.
S'il n'y a pas de théorie du signe dans la Grammaire, c'est qu'on la
trouve dans la Logique. En quoi consiste- t-elle? Et pourquoi se trou-
ve-t-elle exposée là? L'analyse des signes apparaît dans cette
première partie de la Logique qui contient « les réflexions sur les idées ou
sur la première action de l'esprit qui s'appelle concevoir ». Elle en constitue
le quatrième chapitre; elle fait suite à une analyse de la nature et de
l'origine des idées, et à une critique des catégories d'Aristote; elle précède
aussi un chapitre sur la simplicité et la complexité des idées. Cette
position de la théorie des signes peut sembler étrange puisqu'ils ont pour
fonction de représenter non seulement toutes les idées mais tous les
caractères distinctifs des idées; loin de figurer parmi leurs variables ils
devraient plutôt en recouvrir tout le domaine — donc figurer au début
ou au terme de l'analyse. La Logique elle-même ne dit-elle pas, laissant
entendre que les idées et leurs signes doivent être analysées d'un seul
tenant : « parce que les choses ne se présentent à notre esprit qu'avec les
mots dont nous avons accoutumés de les revêtir en parlant aux autres,
il est nécessaire dans la logique de considérer les idées jointes aux mots
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et les mots joints aux idées »? Pourquoi dès lors insérer la réflexion sur les
signes au milieu des considérations sur l'idée?
La raison de ce fait étrange, il est probable qu'on la trouverait dans
le plan de la première partie de la Logique, tel qu'il est exposé aussitôt
avant le chapitre I. Il y est dit que les réflexions sur les idées peuvent
se réduire à cinq chefs : leur nature et leur origine, leur objet, leur
simplicité ou leur composition, leur étendue, leur clarté ou leur obscurité. Il
n'est point fait mention de l'analyse des signes qui devrait, normalement,
être annoncée après les réflexions sur l'objet des idées. C'est qu'en fait,
tout comme les discussions sur les catégories d'Aristote qui la précèdent
immédiatement, elle fait encore partie de l'analyse des rapports de l'idée
à son objet. Donner un signe à une idée, c'est se donner une idée dont
l'objet sera le représentant de ce qui constituait l'objet de la première
idée; l'objet du signe sera substituable et équivalent à l'idée de l'objet
signifié. L'exemple premier du signe pour les logiciens de Port-Royal,
ce n'est ni le mot ni la marque; c'est le tableau ou la carte de géographie :
l'idée que mes sens me donnent de cette surface barrée de traits a pour
objet la représentation d'un autre objet, — un pays avec ses frontières,
ses fleuves, ses montagnes et ses villes. Le signe déployé dans sa plus
grande dimension est un système à quatre termes, qu'on pourrait
schématiser ainsi :
Représentation > Chose
1. « Ainsi le signe enferme deux idées, l'une de la chose qui représente, l'autre de
la^chose représentée, et sa nature consiste à exciter la seconde par la première »
(Logique, I, 4).
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quels s'applique une idée (ce qui donne lieu à l'opposition nom propre-nom
commun); tantôt ils invoquent les différents rapports possibles entre les
choses (de là les différentes prépositions). Mais à dire vrai cette
hétérogénéité n'est telle que si on imagine que les mots doivent être distingués
par leur sens; elle disparaît et devient cohérence rigoureuse si on se souvient
que les différentes espèces de mots ont autant de manières de signifier,
c'est-à-dire que chacune occupe une position spécifique à l'intérieur de
ce rapport d'objet dédoublé qu'est la signification.
Toutes les grandes catégories de la grammaire peuvent se déduire
d'une manière absolument continue, dans la moindre trace d'hétérogénéité,
si on les replace dans leur élément. Il faut reprendre le schéma initial :
Le mot c'est l'objet (a) qui fonctionne comme l'idée (b) de l'objet (b)
et qui a l'idée (a) pour forme représentative dans l'esprit. C'est à partir
de là que les différentes manières de signifier se déploient.
On voit tout de suite qu'il peut y avoir deux grands niveaux de
différenciations, à partir du mot ou de l'objet (a), qu'on peut désigner comme
le niveau 0. D'abord les idées (b) peuvent être soit des conceptions soit
des affirmations; les mots qui représentent des conceptions sont des noms,
ceux qui représentent des affirmations sont des verbes. Ensuite les
objets (b) peuvent être soit des substances (qui seront désignées par des
substantifs) soit des accidents (qui seront désignées par des adjectifs).
Nous dirons que ces deux premières distinctions sont de niveau 1 et 2.
Cependant, il faut remarquer que dans l'espace séparant ces deux niveaux,
il y a différentes manières pour l'idée (b) de représenter l'objet (b) :
une idée peut représenter un seul objet ou valoir de la même façon pour
plusieurs objets semblables : le nom propre sera la manière de signifier
le premier de ces modes de représentations, le nom commun le second.
On est là au niveau 1 y2. De même avant le niveau 1, la manière dont
l'objet (a), c'est-à-dire le mot représente l'idée (b) est susceptible de
variations : il peut représenter une seule ou plusieurs idées de même types;
de là la différence entre singulier et pluriel; ou encore il peut représenter
une idée indéterminée (l'une quelconque des idées d'un même type) ou
au contraire une idée déterminée parmi les autres; de là les articles définis
et indéfinis. Ces différences sont de niveau %. Enfin au-delà du niveau 2,
les prépositions sont des manières de signifier les rapports entre objets.
On peut donc dresser le tableau déductif suivant, où se lisent les
rapports entre le logique et la grammaire, l'articulation du rapport de
signification sur le rapport d'objet et les différentes catégories de mots
dans la position qu'elles occupent sur l'axe qui va du signe à l'objet :
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Différenciation Catégories
Niveau par grammaticales
Idée (a)
Objet (a) 0 singulier-pluriel
signe
LOGIQUE y2 l'étendue du article défini- GRAMMAIRE
signe indéfini
Idée (b) i la nature de noms-verbes
l'idée
i y2 l'extension de noms propres-
l'idée communs
Objet (b) 2 la nature de substantifs-
l'objet jectifs
2 % les rapports prépositions
entre objets
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1. Cet article est extrait d'une Préface préparée par M. Foucault pour une réédition
de la Grammaire Générale de Port-Royal. (Note des éd.)