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Genet-Delacroix Marie-Claude. L'Écriture sur l'art et le mythe de l'union des arts. In: Romantisme, 1990, n°69. Procès
d'écritures Hugo-Vittez. pp. 15-28.
doi : 10.3406/roman.1990.5666
http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1990_num_20_69_5666
gement porté sur l'œuvre, mais aussi sur sa valeur esthétique, historique ou
vénale20.
Aussi faut-il comprendre la fonction particulière assurée par le discours sur
l'art en tant qu'instance de jugement dans le système des Beaux-Arts et dans le
marché. Dans la mesure où la responsabilité du jugement n'incombe plus à
l'artiste lui-même mais au professionnel du discours, il faut s'attendre à ce que ses
critères glissent d'une appréciation technique sur la conception ou la méthode du
travail artistique à une recherche de la conformité aux normes discursives (respect
d'un style) ou aux normes esthétiques (respect d'un goût). L'œuvre est dès lors
perçue moins en objet concret, fruit d'une technique précise, qu'en objet
conceptualisé comme produit d'un travail rhétorique et idéologique.
« L'œuvre d'art nomme sans concept », et donc « l'artiste est celui qui
nomme sans concept » 21 : ces deux belles formules de Jacques Thuillier ouvrent
de vastes perspectives à l'historien d'art ; « puisqu'il dispose du discours
conceptuel [...] il a pour lui ce privilège : l'écriture ». Muet, inconscient, irresponsable,
l'artiste, ce mineur, est livré aux docteurs, aux exégètes, qui s'érigent ainsi en
tuteurs. Sans doute ne se substituent-ils pas au créateur, mais ils se réservent la
création de l'essentiel, la valeur, qui naît de leur jugement. Thuillier le dit en
clair : « l'historien d'art ne saurait conduire sa recherche sans le sentiment qu'elle
est par elle-même créatrice de valeurs ».
« Qui », en effet, « dans ce champ immense de la création non conceptuelle,
a pour charge de maintenir les significations ou de les restaurer dans leur première
évidence ? ». Question fondamentale, susceptible de multiples réponses, en
fonction des ambitions théoriques de ceux qui étudient l'art et la création
artistique : Dario Gamboni en a fait récemment une remarquable synthèse. Mais
ce qui est ici central, c'est le rôle spécifique de « l'exercice du jugement
normatif», à l'étude duquel l'historien d'art affirme avoir provisoirement
« renoncé » 22. Or n'est-ce pas - on vient de le lire sous la plume de J. Thuillier
- du jugement que naît la valeur de l'œuvre ? Quelle forme (critique ? rhétorique ?
théorique ?) revêt-il alors ? Quels critères et quelles références en fondent-ils le
sens, et quelle vérité atteint-il ?
Si l'invention révolutionnaire de « l'unité des arts » scelle l'unité des créateurs
et inaugure l'ère du Romantisme au XIXe siècle, elle divise beaucoup plus qu'on
ne le pense les artistes et restaure entre eux, mais d'une autre façon, une hiérarchie
fondée sur le style, et où l'image et les techniques de représentation sont l'enjeu
du sens et de la valeur. Le style devient une fin en soi alors qu'il n'était qu'un
moyen d'expression pour l'artiste classique : il s'est substitué au modèle idéal, et
devient à son tour un modèle que l'on peut reproduire grâce à une pédagogie
adéquate. L'esthétique du XIXe siècle découle de l'imitation du style de David, que les
modèles de nus, d'antiques, de sujets (sous forme de plâtres, gravures, puis
photographies) répertoriés, classés par thèmes et degrés de difficulté à l'Ecole des Beaux-
Arts, permettent d'acquérir en corrigeant sa manière et en perfectionnant son style.
Les artistes ainsi préoccupés de donner « du style » à tout ce qu'ils représentent
en fonction de leur manière et de leur goût n'expriment plus rien.
Ecrivains et critiques s'inquiètent de ne plus ressentir devant l'œuvre d'art
l'émotion inspirée par le spectacle de la nature ou par l'expérience affective dont
ils recherchent la représentation : désir conforme à la nouvelle rhétorique du
sentiment exprimée par les Romantiques et que, le premier, Stendhal a voulu forma-
L'écriture sur l'art 19
Je suis presque toujours choqué par les théories et les discussions des artistes.
Je les sens toujours viciés par Г arrière-pensée de la pratique immédiate et d'une
pratique individuelle. Il me semble qu'un artiste ne peut conduire jamais à sa fin
une théorie de son art, parce qu'un sentiment panique, une peur de lui-même, le
saisit toujours en pleine analyse et le rappelle presque physiquement aux actes.
La crainte de se retrouver nu sans son primitif avoir - l'idée de l'impuissance
consciente - assassine prématurément ses réflexions [...] Je ne puis pas ne pas
voir dans votre livre un pressentiment et un signe de temps qui s'approchent où
la théorie véritablement précédera tous travaux ; comme déjà s'accuse la
domination des sciences sur l'industrie [...] Ainsi, une distribution de couleurs peut
être un système et un problème complet lui-même. C'est un groupe fermé de
relations qui a sa logique et ses opérations propres 34.
n'en demeure pas moins : quel est exactement l'objet du jugement des artistes sur
leurs propres œuvres ?
On ne peut en effet admettre, comme le font pourtant au moins
implicitement la plupart des professionnels de l'écriture sur l'art, que « l'artiste est celui qui
nomme sans concept ». Il faut poser une autre question : que jugent donc ces
écrivains dans l'œuvre ? Le projet créateur ? La maîtrise technique ? La réussite
sociale et le succès ? Car depuis la Renaissance, les « amateurs-connaisseurs » se
sont progressivement arrogé le droit de définir le bon goût (gusto) en niant le
jugement (giudizio) de l'artiste, réduisant ainsi l'œuvre au rang de signe 35.
Je ne vais pas au Concours [...] c'est tout un avenir qui s'efface devant moi.
Mon Dieu, je ne serai donc point artiste ? Il faudra donc que j'adore la matière
et l'argent, il faudra donc que tous mes beaux rêves disparaissent en fumée [...]
J'ai été au Salon hier [...] Il n'y aura donc jamais une place pour moi ! Oui, il
faut que je sois peintre chrétien, que je célèbre tous les miracles du
christianisme, je sens qu'il le faut 40.
Il s'invente alors une vie d'artiste : il suit les cours du peintre brésilien Balla,
s'imaginant avoir découvert dans cet atelier parisien « la vie [qu'il a] rêvée, la vie
libre, la vie du philosophe et du poète » 41. Il déchante très vite : « au lieu du
cloître, j'ai trouvé l'atelier, l'atelier avec sa frivolité et sa débauche » 42. Il décide
alors de travailler chez lui et dans les musées (le Louvre, Saint-Germain) : « n'est-
ce pas là une méthode réellement artistique ? » 43 II inverse l'objet de son art, de-
22 Marie-Claude Genet-Delacroix
venu exaltation de son propre esprit créateur : il décide de « faire de l'art en masse,
en tout et partout. Je me gorgerai, je m'enivrerai de cette pure et sainte
jouissance, de cette douce vie, si désirée, d'artiste » **. Sa propre subjectivité devient
ainsi objet de sa recherche et de ses théories :
Ce qui importe, c'est l'émotion que nous donnent les choses, la subjectivité des
sensations... Tout devient ainsi motif de peinture, il ne faut pas choisir un
modèle, un motif, un sujet, même comme les réalistes et les impressionnistes.
Toute vision, toute contemplation, donnent lieu à une émotion qui peut être
représentée 45.
c'est donc de peindre les objets d'après la connaissance que nous en avons na-
tivement au lieu de peindre d'après une idée préconçue du pittoresque [...] Ce
serait mon individualité intellectuelle transportée dans le domaine des
réalisations, ma manière (dans le bon sens des maîtres) 47.
Il est alors déjà âgé de quarante-sept ans et songe toujours avec autant de
passion au « Monument du héros » ou « Le Temple de l'homme » (titre suggéré
par Valéry) ; il s'agit en effet de réaliser « l'union de l'idée et de la forme » 49 dans
une grande synthèse de tous les héritages spirituels et religieux de l'Occident,
depuis le mythe de Prométhee jusqu'à Calvin, en passant par le fils de Caïn,
David et Saint François. Tout comme Delacroix, il éprouve le besoin de se
construire une classification hiérarchique des arts où, en vrai classique, il place en
tête la poésie, avant même la sculpture 50, dont il estime pourtant qu'elle est le
premier des arts plastiques. On dirait donc qu'il a peur de sa propre subjectivité, et
qu'il s'efforce de construire son œuvre en dehors d'elle et contre elle 51.
En somme, les deux rêves aboutissent à des jugements diamétralement
opposés. Pour Denis, la réussite de l'œuvre se mesure au travail fait pour exprimer
l'émotion subjective, pour Landowski, elle dépend de celui fait pour la supprimer.
Pour le premier, c'est l'effort de volonté et la part de vie mise dans l'œuvre qui
comptent, pour le second c'est l'intelligence et la maîtrise technique. Mais pour
l'un comme pour l'autre, le travail d'écriture joue un rôle primordial. Landowski,
d'ailleurs, regrette de ne pas avoir été homme de lettres 52 et se plaint d'écrire diffi-
L'écriture sur l'art 23
cilement, tandis que Maurice Denis montre dans ses discussions avec André Gide
une volonté d'appliquer à la peinture les procédés de l'écrivain, inversant ainsi la
démarche des écrivains qui cherchaient depuis le Romantisme à représenter la
réalité avec les procédés du peintre 53.
Mais cette attitude rend-elle à Denis et Landowski la maîtrise du jugement
artistique, ce qui leur permettrait de rétablir l'unité entre leur projet créateur d'une
part et leur œuvre de l'autre ? Il semble que Maurice Denis ait complètement
intériorisé toutes les contraintes imposées par le jugement social du goût : il
pense « concilier son expression naturelle » (sa « gaucherie ») avec une « beauté
plus générale », et conçoit son œuvre comme la « continuation de l'œuvre de la
Création, l'harmonieuse loi de la vie universelle » 5*. Comme Eugène Carrière le
lui faisait remarquer, il s'agit d'un travail d'abstraction sur sa subjectivité : « plus
son œuvre résume des rapports, plus elle est intéressante ». La peinture est donc
pour lui un art essentiellement religieux et chrétien, et en créant sa propre école
d'art sacré 55, il a intégré sa culture, son mode de connaissance et ses méthodes
techniques et pédagogiques en un système cohérent. Il éprouve une joie profonde à
enseigner et à communiquer avec ses élèves. Il constate néanmoins avec
amertume : « Mon art n'a pas assez de souffle pour accomplir ce que je voulais :
ce beau rapport avec la noblesse de l'esprit et le charme précis du réel » 5é.
Paul Landowski, au contraire, n'a pas réussi ce double processus d'intégration
et d'intériorisation. Il en est conscient et en décèle lui-même les raisons : elles
tiennent d'abord, selon lui, aux conditions objectives d'exercice du métier de
sculpteur. Persuadé, nous l'avons dit, de la supériorité spirituelle de la sculpture
sur les autres arts plastiques, il confie à son journal :
Encore est-il conscient de ne pas être à plaindre ! Familier des grands salons
parisiens, ami de nombreux hommes politiques et des plus grands mécènes
américains, il ne parviendra pourtant jamais à réunir les dix millions nécessaires à
l'érection du Temple.
En fait, c'est au niveau de l'enseignement qu'il conçoit cette réunification de
la pratique, de la technique et de la théorie, en recréant une unité entre le métier -
tel qu'il était appris à l'atelier au temps de l'artiste-artisan - et la connaissance
théorique élaborée par les artistes de l'Académie : l'enseignement est essentiel dans
sa conception de l'art fondée avant tout sur la maîtrise technique, sur un héritage
de traditions, et donc sur une culture pédagogique. Pourtant, il n'en est guère
satisfait : il se plaint dans son journal de l'insuccès de son atelier, de l'incohérence
de la jeunesse et sent la nécessité d'une réforme de l'Ecole des Beaux- Arts S8. Ami
et lecteur assidu des philosophes - il lit Bergson et Lévy-Bruhl -, ouvert aux
progrès de la science et parfaitement au fait des courants les plus hardis de l'avant-
garde w, il ne parvient pas à rompre avec les structures et les valeurs d'un passé
dont il croyait pourtant pouvoir se libérer. Incontestablement, il a moins bien
réussi - de son propre aveu - que Maurice Denis à résoudre ce problème. Le
peintre et l'homme de lettres, il est vrai, sont moins dépendants de la « matière »
24 Marie-Claude Genet-Delacroix
Au total, ces deux exemples, pourtant très différents, nous montrent que, sans
doute, les artistes plastiques de la fin du XIXe siècle - et il serait facile de citer
d'autres noms - ont réussi à reconceptualiser l'objet de leur travail et donc de leur
création. Qui plus est, cette reconquête n'obéit pas à des règles rhétoriques et ne
s'opère pas en fonction des systèmes d'équivalence d'arts et des hiérarchies de
valeurs établies par les professionnels de récriture sur l'art. C'est au cœur même
de son expérience créatrice et dans son travail d'abstraction, qu'il soit objectif ou
subjectif, que l'artiste intègre théorie, pratique, culture et connaissance. Il
accomplit donc un travail de l'esprit, au sens où l'entendaient déjà Vinci ou
Poussin : à nouveau l'artiste est un intellectuel à part entière.
NOTES
1. D. Gamboni La Plume et le pinceau. Odilon Redon et la littérature, Ed. de Minuit,
1989, p. 11-12.
2. Interview accordée par André Chastel à Y. Chèvrefils-Desbiolles sur « Le bon goût de
la Revue de l'Art », Revue des Revues VI, 1988, p. 67-69 ; cf. le n° spécial d'Art Journal,
XLVin (4), 1989, intitulé Critical Issues in Public Art, notamment I.B. Spector, « Artists'
Writings : the Notebooks of John White », p. 349-353 ; ainsi que le n° spécial d'Art Studio,
1989, intitulé L'Art et les mots, notamment Cl. Frondisi, « L'image prise au mot», p. 12-23
et Ch. Domino, « Le discours à l'œuvre », p. 56-67. П s'agit bien d'écrits d'artistes, non de
critique artistique, ce qui est un tout autre sujet : voir par exemple Joseph-Marc Baiblé, éd.,
La Critique artistique, un genre littéraire, P.U.F., 1983.
3. F. Haskell, De l'art et du goût, jadis et naguère, Gallimard, 1989 (Past and Present in
Art and Taste, 1987) et F. Haskell et N. Penny, Pour l'amour de l'antique. La statuaire gréco-
romaine et le goût européen 1500-1900, Hachette, 1988 (Taste and the Antique, 1981).
4. Max Milner, « Le peintre fou », Romantisme, n°66, 1989, p. 5-21.
L'écriture sur l'art 25
Fig. Theodore Gčricault : /йш/ť ť/ď ť/cw pour 1м Radeau de la Méduse (Montauban,
Musée Ingres).