DU COSMOS A L'HOMME
COMPRENDRE LA COMPLEXITÉ
Jean-Jacques SALOMON
Hubert REEVES
Isabelle STENGERS
René PASSET
Éditions L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
© Éditions L'Harmattan, 1991
Iser: 2-7384-1057-X
Ce Cahier est dédié à la mémoire
de Jean SAGNIMORTE
INTRODUCTION
CONFERENCES
LA PLACE DE L'HOMME DANS
L'UNIVERS
1° Le choc de l'astronomie
-
l'univers est aussi grand ? Et Pascal l'exprime très bien quand il dit :
silence de ces espaces infinis m'effraie".
Qu'est-ce qu'il faut lire derrière cela ? Il faut lire l'impression d'être
étranger : ce ciel nous est étranger. Pascal découvre tout d'un coup que ce
ciel -qui semblait si familier avec ces planètes, ce soleil, ces étoiles-
Absinthe qui tombaient comme ça pour vous avertir de messages
apocalyptiques- est étranger, qu'il ne nous parle pas. Et Pascal a
l'impression, tout d'un coup, que le ciel est vide, étranger, et il en a peur.
Quand il dit : "ce ciel m'effraie", c'est cet aspect, je pense, qu'il y a.
Cependant, Pascal est un homme profondément religieux et ça ne le
perturbe pas en profondeur, je pense, parce que c'est quelqu'un qui vit dans
une foi, dans une croyance non troublée en profondeur. Ça n'est pas le cas
pour tout le 18ème et le 19ème siècle, où l'on va prendre conscience de
cette dimension de l'univers, de ce vide de l'univers. On se rend compte
que ce ciel est lointain, très grand et apparemment étranger -je dis
"apparemment" parce que je reviendrai tout à l'heure sur cette question de
la place de l'homme dans l'univers, c'est aussi la position- de l'univers par
rapport à l'homme.
3° - Le choc de la psychanalyse
Le 3ème choc, il est relié bien sûr à Freud et à la psychanalyse, et
c'est la prise de conscience de l'être humain, qui tout d'un coup se sent
perdu, qui ne se sent plus habitant de l'extérieur, en relation directe avec
l'extérieur et s'aperçoit que même son intérieur il ne le domine pas. Donc
un troisième choc, qui est de n'être ni maître de l'extérieur, ni maître de
l'intérieur.
A - Le langage
Un langage, ce sont des mots dont on fait des phrases, mais ces
phrases, ces mots, sont composés de lettres : il faut un alphabet. Chaque
LA PLACE DE L'HOMME DANS L'UNIVERS
B - Les alphabets
Quels sont les alphabets ? Ce sont des alphabets pyramidaux, dans le
sens où notre alphabet aussi est pyramidal : avec des lettres vous faites des
mots, et avec des mots vous faites des phrases, avec des phrases vous faites
des paragraphes. Donc il y a une progression en pyramide. La nature
emploie cet alphabet et on retrouve cet alphabet à tous les niveaux de la
nature depuis le début de l'univers jusqu'à maintenant. Et l'histoire de
l'univers, c'est en grande partie, l'histoire de la façon dont la nature crée
des alphabets, utilise les alphabets, crée de nouveaux alphabets qu'elle va
utiliser, qu'elle va recréer, qu'elle va utiliser... Jusqu'où ça va, on ne sait
pas, mais déjà on a plusieurs états.
1° - Les molécules
Un alphabet évidemment que nous connaissons tous, c'est les
atomes. Vous savez que les atomes, les éléments chimiques, il y en a 92,
mais sur la terre il n'y en a que quelques-uns qui reviennent très souvent :
ce sont le carbone, l'azote, l'oxygène, le fer, le silicium, au total 25 à
30-. Les autres ce sont des éléments rares que vous ne trouvez que dans les
laboratoires de chimie. Dans la nature habituelle, la nature combine les
atomes pour faire des structures plus complexes qui sont les molécules. Et
ces molécules elles-mêmes vont s'associer pour faire des molécules encore
Hubert REEVES
Je vais tout à l'heure vous présenter plus en détail les lieux que nous
commençons à connaître grâce à l'astronomie, les lieux où ces alphabets se
forgent. Et ces lieux sont l'espace interstellaire, les étoiles, les explosions
d'étoiles, l'océan primitif, les continents ; presque tout l'univers est
impliqué dans la fabrication de ces alphabets dont nous sommes composés.
LA PLACE DE L'HOMME DANS L'UNIVERS
a) Lucrèce et l'évolution
Je voudrais vous parler d'un philosophe latin particulièrement
intéressant parce qu'il a deviné, lui, ce que nous savons aujourd'hui : ce
philosophe s'appelle Lucrèce, et il vécut un tout petit peu avant Jésus-
Christ , dans le port de Rome. Si vous avez la chance de lire son petit livre
"De la nature des choses" -De natura rerum- qui est publié dans la petite
Hubert REEVES
n'y avait pas d'être humain, il n'y avait pas de mammifères, mais des
dinosaures, des grands reptiles, des sauriens, des animaux relativement
primitifs par rapport à nous. Si vous reculez dans le temps à 500 millions
d'années, il n'y a pas d'animaux sur les continents, il y a des animaux dans
les océans seulement, ce sont des formes encore plus petites, encore plus
primitives. Si vous retournez à un milliard d'années il n'y a plus que des
algues, des bactéries, des animaux monocellulaires que vous ne pourriez
même pas voir à l'oeil nu et qui sont un peu comme ces animaux que vous
regardez à la loupe. Si vous avez laissé des fleurs dans un pot pendant un
moment et que vous regardiez l'eau à la loupe, vous voyez des amibes, des
protozoaires qui sont là. Ce sont précisément ces animaux qui existaient
dans l'océan primitif. Donc en un milliard d'années une progression
radicale dans la forme de la vie sur la terre, et une progression, comme
l'avait bien vu Lucrèce, vers une plus grande complexité -entre les bactéries
et les êtres humains, il y a des ordres de complexité- et vers une plus grande
efficacité ou performance -plus un être est complexe, plus il peut contrôler
l'énergie, la matière qui l'entoure, plus il peut organiser son territoire, plus
il a un impact sur la réalité qui l'entoure-. Donc ça a été le premier pas des
scientifiques pour concevoir qu'il y avait de l'historique, au moins sur la
terre.
Le second pas a été fait par les astronomes, quand ils ont observé
que ces fameuses étoiles éternelles n'étaient pas éternelles du tout. Que les
étoiles, c'est comme les animaux, c'est comme les êtres humains : elles
naissent, elles vivent et meurent, elles ont des problèmes d'énergie ; quand
elles ont épuisé leur énergie, elles meurent ; elles sont soumises aux mêmes
réalités que les animaux. La seule différence, c'est qu'une étoile ça dure
beaucoup plus longtemps. Un être humain, quand il a vécu un siècle, c'est
bien tout ce qu'il peut espérer de la vie. Pour une étoile, dix millions
d'années, c'est un minimum. Une étoile comme le soleil va vivre au total
des milliards d'années, et certaines étoiles vont vivre 100 milliards
d'années. C'est beaucoup plus long, mais ça n'est jamais qu'une différence
de chiffre. L'astronome d'aujourd'hui sait très bien, en regardant le ciel,
identifier les étoiles et leur donner un âge. Dire, telle étoile, les Pléiades
par exemple -on regardait tout à l'heure les Pléiades dans le ciel tout près de
la Voie Lactée- ont trente millions d'années ; ce sont des étoiles
relativement jeunes. D'autres étoiles sont des étoiles âgées, des étoiles
mourantes. Quand vous allez dans la forêt vous regardez les arbres, et vous
n'avez aucune difficulté à distinguer un arbre jeune d'un arbre plus âgé. De
la même façon, après un siècle d'expérience et d'étude du ciel, les
astronomes ont compris qu'il y avait de l'historique aussi bien dans le ciel
Hubert REEVES
que sur la terre, c'est-à-dire que les étoiles, les galaxies, les planètes sont
soumises aux changements, ont une évolution : il y a des générations
d'étoiles comme il y a des générations de plantes, d'animaux et d'êtres
humains.
matière est plus dense et plus chaude. Quand vous augmentez la densité,
vous augmentez la chaleur. Vous comprimez un gaz, il se réchauffe ; si
vous le détendez, il se refroidit. C'est le principe des frigos. Donc l'univers
était plus chaud et avec plus de lumière parce que quand vous chauffez la
matière, elle devient lumineuse : ça aussi c'est l'expérience commune, si
vous chauffez un morceau de métal dans une forge, il devient lumineux.
C'est vrai pour toutes matières, pas seulement du fer comme dans la forge,
mais des gaz, ou de n'importe quoi, même de la confiture aux fraises : si
vous la portez à 5 000 degrés elle devient lumineuse. C'est une propriété de
la matière en général. L'univers dans son ensemble devient lumineux, et
quand on remonte dans le passé, et c'est fondamental, on arrive à un
univers qui est de plus en plus chaud, de plus en plus dense, et, chose
importante, de plus en plus simple, c'est-à-dire de plus en plus chaotique,
de plus en plus instructuré. Si vous remontez dans le passé à 15 milliards
d'années -c'est le plus loin à quoi on puisse remonter avec l'aide de la
science d'aujourd'hui-, vous avez un univers qui est complètement différent
de ce qu'il est aujourd'hui.
1° Un univers différent
-
Voilà encore une autre façon de dire que l'univers a une histoire : il
est totalement différent. Il n'y a pas d'étoile, pas de galaxie, pas d'être
humain, évidemment, pas d'animaux, pas de planètes, mais il n'y a même
pas de molécule, même pas d'atome, de proton et de neutron ; tout ce qu'il
y a, c'est une grande purée de ce qu'on appelle des particules élémentaires.
Qu'est-ce qu'une particule élémentaire ? C'est ce que les physiciens
croient à un moment donné être des particules qui n'ont pas de structure,
c'est-à-dire qui ne sont pas elles-mêmes composées de particules plus
intimes. Et pour l'instant -je dis bien pour l'instant car tout cela est en
évolution- les physiciens pensent, et avec raison, que les quarks, les
électrons, les protons et les neutrons sont de vraies particules élémentaires,
qui ne sont pas composées de particules plus simples. Qu'est-ce que ça veut
dire ?
Ça veut dire simplement que vous n'avez pas intérêt à faire
l'hypothèse qu'elles sont composées de particules plus simples. C'est-à-dire
que vous ne gagnez rien si vous faites cette hypothèse. Il y a ce côté
pragmatique en science et c'est raisonnable ; ça ne sert à rien d'introduire
une hypothèse, si vous ne gagnez pas quelque chose du genre : expliquer
quelque chose que vous ne pouviez pas expliquer avant. Par exemple,
quand j'étais étudiant aux Etats-Unis, en 1960, nos professeurs nous
enseignaient que les particules élémentaires étaient les protons, les neutrons,
les électrons, les photons, etc... On nous disait que les protons et les
Hubert REEVES
4° Quelques illustrations
-
a) La purée primitive
Alors, j'ai cherché assez longtemps à vous présenter une image du
début du Big Bang, du début de l'univers, et voilà ce que j'ai trouvé de
mieux. (Diapositive vierge donnant une image blanche sur l'écran). C'est
une image qui contient beaucoup d'informations. D'abord il y a beaucoup
de lumière -bien sûr nous sommes limités par l'intensité de la lampe-, mais
aussi il n'y a aucune espèce de structure de cette image, de cette purée, telle
que j'ai essayé de vous la présenter. 3ème chose : on a donné souvent l'idée
que l'univers apparaît dans un coin. Ça ne semble pas le cas du tout, cette
idée d'un atome initial, d'une explosion à partir d'un point ne semble pas
du tout en accord avec les théories cosmologiques présentes ; on pense au
contraire que cette purée initiale, chaude et très dense, était déjà de très
grande dimension, vraisemblablement infinie. Donc, on a toutes raisons de
penser que l'univers n'est pas limité en volume et qu'il n'a jamais été limité
en volume. Bien sûr, il ne s'agit pas de certitude, ce sont là des questions
qui sont à l'ordre du jour, qui sont discutées, qui sont en évolution, et sur
lesquelles on pourra revenir, mais pour l'instant, les théories qui collent le
mieux avec les faits -ce qu'on demande aux théories, c'est d'expliquer
d'une façon simple- ce sont des théories qui impliquent une structure
géométrique sans limites-. Il n'y a pas apparemment de limite à l'univers, il
n'y a pas de rayon de l'univers, il n'y a pas de frontière à l'univers.
D'ailleurs, si vous y pensez, vous verrez que l'idée qu'il y a une limite à
l'univers n'est pas beaucoup plus facile à imaginer que l'idée qu'il n'y en a
pas. C'est aussi une discussion que les grecs poursuivaient : certains grecs
disaient que l'univers n'était pas infini mais qu'il y avait un mur et que de
l'autre côté du mur ce n'était plus l'univers. Et les autres disaient : "Si je
monte sur le mur et si je lance une flèche, elle va où ma flèche ? Vous
voyez que ce sont des questions dans lesquelles nous sommes toujours un
peu mal à l'aise ; l'esprit humain est mal à l'aise dès qu'il aborde ces
problèmes d'infmi parce que l'infini n'est pas quelque chose de familier et
de journalier, c'est quelque chose auprès de quoi nous rencontrons les
limites de notre propre imagination. Mais heureusement, nous avons la
structure mathématique, et sur le plan des mathématiques, l'infini est plutôt
plus facile à traiter que le fini. Donc, nous avons l'aide des mathématiques
qui permettent d'aller beaucoup plus loin que les limites imposées par notre
imagination.
b) Les alphabets
Là, j'ai voulu vous présenter ces alphabets dont je vous ai parlé tout
à l'heure. Ça c'est le premier chapitre de structuration de l'univers : ces
Hubert REEVES
d) Les galaxies
Vous avez maintenant l'univers après un milliard d'années : vous
constatez deux choses importantes : la première est que le ciel n'est plus
blanc, il est noir. Nous sommes passés de ce fond de ciel très blanc, très
brillant que vous aviez au début, à un fond de ciel noir. L'expansion
s'accompagne d'un refroidissement, et cette lumière initiale a perdu
beaucoup d'énergie, lumière qu'on retrouve dans le rayonnement radio ou
micrométrique, dans les radars, lumière qui n'est plus visible à l'oeil nu.
C'est pourquoi le fond du ciel est noir. Mais la deuxième chose que vous
constatez, c'est que dans cette purée noire, il y a maintenant des grumeaux ;
ces grumeaux, ce sont des galaxies, et ces galaxies, ce sont d'immenses
masses de matière qui se sont agglomérées grâce à la force de gravité. On a
vu donc la force nucléaire qui a fait les premiers éléments de l'alphabet,
maintenant, c'est la force de gravité : mais la gravité ne travaille bien que
dans les grandes dimensions. La gravité entre les atomes est tout à fait
négligeable, nous la sentons à notre échelle, mais ce n'est vraiment qu'à
l'échelle des galaxies que la gravité devient importante. La gravité donc a
causé la condensation d'une partie importante de cette purée... Ne faites pas
attention pour l'instant à ces petits points : ce sont des étoiles qui sont dans
notre galaxie... Mais ces galaxies qui sont là ont ceci de particulier qu'elles
brillent. Pourquoi brillent-elles ? Parce que cette condensation a réchauffé
la matière. Cet effondrement de la matière sur elle-même sous l'effet de la
gravité a créé une augmentation de la température. Cette température va être
fondamentale dans quelques instants, c'est elle qui va permettre aux étoiles
LA PLACE DE L'HOMME DANS L'UNIVERS
d'être chaudes, et c'est elle qui va permettre aux étoiles d'être des réacteurs
thermonucléaires qui vont continuer à combiner des protons et des neutrons
qui vont écrire tout l'alphabet atomique.
Nous allons voir quelques-unes de ces galaxies. Certaines ont ces
formes spiralées que vous voyez ici, avec un noyau central et des bras
spiraux qui s'étendent très loin dans l'espace.
La suivante est une galaxie semblable, elle se présente à nous par la
tranche. Ce que vous remarquez est que le disque de tout à l'heure est un
disque très plat, puisque quand nous le voyons ici, il n'a qu'une épaisseur
très faible par rapport à sa dimension. Vous remarquez aussi que ce disque
est couvert de quantités de poussières, de régions très poussiéreuses, très
noires ; ces poussières et ces régions sombres sont des régions où les étoiles
vont se former encore grâce à la gravité.
e) Les étoiles
Maintenant, nous allons plonger, faire un zoom justement dans ces
régions très opaques, nous allons voir où les étoiles naissent. Ce que vous
voyez là est ce qu'on pourrait appeler un accouchement d'étoiles. C'est une
région où de grandes quantités de masse de gaz se condensent et en se
condensant sous l'effet de la gravité, d'abord elles vont devenir de plus en
plus opaques, de plus en plus denses, et puis elles vont s'illuminer. Mais en
même temps, je voudrais faire remarquer un autre aspect important de ces
connaissances astronomiques, de ce développement de la technologie
astronomique : l'astronomie nous donne à comprendre des choses, mais
aussi à voir des choses. Ce que vous voyez là, nous sommes peut-être les
premiers sur la terre à le voir. Et on peut le voir parce que des gens depuis
plusieurs centaines d'années ont développé avec patience ces instruments de
technologie : des télescopes de plus en plus perfectionnés. Très souvent on
blâme la technologie, et souvent avec raison, pour tous les problèmes
qu'elle nous apporte, mais il y a un aspect qu'on ne met pas suffisamment
en évidence quant aux aspects positifs du développement de la technologie :
c'est que la technologie des microscopes, des télescopes, nous a permis de
voir une partie de la réalité qui n'avait jamais été accessible auparavant :
des paysages nouveaux, des paysages célestes comme celui-ci qui sont très
beaux, et qui donc nous donnent le plaisir de les regarder, celui de la
contemplation, et qui au même titre que les paysages de la nature, peuvent
contribuer à créer l'imaginaire et à développer le sens artistique. Je pense
que tout cet aspect de la science qui a élargi notre vision de la réalité, qui
nous a apporté de nouveaux aspects de la splendeur de notre univers, je
crois que c'est important de le noter en passant, et j'en profite devant ce
Hubert REEVES
très beau document. Nous allons maintenant voir cette tête de cheval qui est
dans la constellation d'Orion et ce soir d'ailleurs, on la voyait très bien...
Revoilà cette tête de cheval en gros plan : c'est une masse de gaz où
des étoiles sont en train de se former.
Voici une autre région du ciel où des étoiles sont en train de se
former. Mais là ce qui est intéressant c'est qu'on voit plusieurs' étapes.
D'abord ici, une masse de gaz qui en se formant devient opaque, c'est le
premier résultat l'opacification. Et puis après un certain temps cette
opacité commence à devenir brillante... Ici vous avez des embryons
d'étoiles qui commencent déjà à briller ; et puis, l'étape suivante, ce sont
ces points lumineux qui sont de s étoiles qui sont nées auparavant à partir
de condensations de parties de nuages qui étaient là. Vous avez encore ici
des régions plus opaques, ici, des régions lumineuses : vous voyez donc
toutes les étapes en même temps dans une même image, toutes les étapes de
la formation des étoiles. Cela va durer quelques millions d'années, en
général une dizaine de millions d'années, et après 10 millions d'années, tout
le gaz aura été transformé en étoiles. Les étoiles ne naissent jamais seules :
elles naissent toujours par portées.
Là, voyez encore une formation d'étoiles avec un grand cône de
matière opaque qui ressemble un peu à un cigare, et l'analogie avec le
cigare est intéressante parce que c'est au bout, ici que les étoiles se forment,
comme si le cigare était allumé et que cet allumage ait produit les étoiles.
Les étoiles qui sont ici ont été formées précédemment quand ce grand cône
de lumière couvrait une partie importante de l'image. Et dans quelques
millions d'années, on verra probablement se transformer tout ceci en étoiles
g) Les molécules
Vous avez là (diapositive) ce qui reste d'une étoile qui a explosé il y
a plus de 50 000 ans. Le crabe a explosé il y a à peu près 1000 ans, plus
exactement le matin du 4 Juillet de l'an 1054. Ici, vous avez les débris
d'une étoile qui a explosé il y a près de 50 000 ans et qui est en train de se
résorber dans l'espace. Et là, vous avez devant vous une activité chimique
et électromagnétique extraordinaire ; des quantités de protons, de noyaux
qui capturent les électrons qui font des molécules d'eau ... On va voir dans
la photo suivante, les résultats de cette chimie...
Cette photo est une maquette qui représente un peu les principales
molécules qui se forment dans ces débris d'étoiles, dans ces éclaboussures
d'étoiles. En rouge, c'est de l'hydrogène, ça c'est de l'eau -2 hydrogène et
1 oxygène-, ça, c'est de l'ammoniaque -un azote et 3 hydrogène-, ça, c'est
du méthane, -carbone et 4 hydrogène- et ça, c'est une molécule d'alcool ;
c'est l'alcool que nous buvons, l'alcool éthylique. Ces molécules existent,
LA PLACE DE L'HOMME DANS L'UNIVERS
Vous avez là, bien sûr (diapositive) des fusées qui transportent des
ogives nucléaires. Ce sont des fusées américaines et pour que vous ne
croyez pas que je suis biaisé politiquement ... vous allez voir sur la photo
suivante
DISCUSSION
Question
Vous avez parlé depuis le début de problèmes de matière. Mais que
représente l'esprit pour vous ?
LA PLACE DE L'HOMME DANS L'UNIVERS
H. REEVES
Vous posez la question de l'esprit et de la matière. Ce n'est pas tout
à fait vrai de dire que je n'ai parlé que de la matière, puisque forcément
quand on parle d'alphabet, quand on parle d'organisation de la matière,
c'est quelque chose qui est voisin de ces notions d'esprit. Je crois que ce
très ancien débat de la matière et de l'esprit n'est pas pour moi très
intéressant. Non pas que je crois que l'esprit n'existe pas, mais je pense que
cette distinction n'est pas très fructueuse. La réalité, je préfère la voir au
niveau de ce que nous observons, de ce que nous interprétons, plutôt que
d'entrer dans un débat comme celui-là. La matière, je ne sais pas très bien
ce que c'est, mais je crois que ça existe ; l'esprit, je ne sais pas très bien ce
que c'est, je crois aussi que ça existe. C'est une dualité qui ne me paraît pas
très intéressante à développer. Je ne suis absolument pas matérialiste au sens
traditionnel du terme, je ne suis pas non plus spiritualiste : c'est une
démarche intellectuelle qui ne me dit pas grand-chose parce que je ne vois
pas très bien à quoi elle peut mener. Je pense personnellement qu'une
affirmation telle que celle de Changeux : "l'homme n'a que faire de
l'esprit", est une affirmation vide de sens. Si l'homme n'a que faire de
l'esprit, vous ne pouvez même pas faire cette affirmation, vous êtes déjà
dans le domaine de la pensée et de l'idée. Je pense que c'est une réalité très
complexe dans laquelle on a découpé artificiellement matière et esprit. Et
quand on scrute ce qu'on veut dire par "matière" et par "esprit", on ne sait
plus très bien ce qu'on veut dire.
Question
Ma question porte sur l'expansion universelle : vous dites que c'est
une théorie, dans votre livre "Patience sur l'azur", qui est quasi certaine, et
qu'elle n'est pas sérieusement menacée, je vous cite, bien qu'elle vous gêne
parce qu'elle vous paraît peut-être trop simple, trop parfaite ; et vous vous
étonnez que du dénuement puisse sortir une telle complexité. Autre élément
de ma question : à la fui 83, les délégués de l'Académie des sciences firent
une communication et ont fait allusion à une théorie d'Ervin Segal pour qui
il n'y aurait pas d'expansion, l'univers ne serait pas modelé par la
gravitation, unique et universel. Est-ce que pour vous cette théorie est une
simple hérésie, est-ce que c'est une théorie vraiment marginale, qu'en
pensez-vous ?
H. REEVES
Le reproche qu'on peut lui faire, c'est d'une part d'être beaucoup
plus compliquée que la théorie du Big bang, d'autre part, de ne rien
expliquer de nouveau. On est très pragmatique, en sciences, on aime bien
Hubert REEVES
Question
Qu'est ce qu'il y a comme probabilité de vie en dehors de la terre ?
-
H. REEVES
Ça c'est une question importante, bien sûr. Pour la question de la
possibilité de la vie en dehors de la terre, la réponse a forcément deux
volets.
Le premier volet, c'est : est-ce qu'on a déjà observé de la vie en
dehors de la terre ? La réponse est non ; pour l'instant nous n'avons aucun
rapport crédible d'existence d'êtres vivants. Quand on parle d'êtres vivants,
on veut dire des civilisations qui peuvent communiquer. Aucun rapport
donc, sauf les rapports d'OVNI, mais sur lesquels nous sommes tous très
sceptiques, quant au fait que cela représente vraiment des êtres qui vivent en
dehors.
La 2ème question c'est . est-ce qu'on peut penser, même en
l'absence de preuve tangible et crédible, qu'il y a de la vie en dehors de la
terre ? Je peux vous donner des arguments en faveur de cette thèse, mais
c'est une thèse qui a un degré de crédibilité moyen. Moi, j'y crois assez : je
parierais une petite somme . La quantité d'argent que vous êtes prêts à
risquer montre à quel point vous êtes convaincus. Et d'autres
astrophysiciens ne sont pas du tout d'accord. Curieusement, les
astrophysiciens croient qu'il y en a beaucoup, pour les raisons que je vais
vous dire, et les biologistes, non. La plupart des biologistes sont convaincus
que nous sommes seuls, tandis que la plupart des astrophysiciens croient
que nous sommes très nombreux. Mais très nombreux, qu'est-ce que ça
veut dire ? Ça peut vouloir dire mille ou un million ou un milliard, je ne
sais pas, mais un nombre élevé de civilisations comme la nôtre, avec des
conférences sur la question de savoir si la vie existe en dehors de chez eux.
Hubert REEVES
Question
En concluant vous avez indiqué que l'aventure finit mal. Pour qui ?
Pour l'homme. Pour l'univers nous n'en savons rien. Il y a eu un univers
avant qu'il y ait des hommes, il y aura donc sûrement un univers après
peut-être qu'il y ait eu des hommes. Je vous demande alors, même si cela
est aux limites de l'astrophysique, encore que votre livre m'y autorise un
peu, ... si l'homme qui est peut-être l'animal le plus complexe de la nature,
est donc chargé d'un sens particulier et si oui quel est ce sens ? Vers quoi
va-t-il ? Je ne parle pas des détails de la complexification de la matière,
mais d'un autre sens.
H. REEVES
Vous posez bien là le problème fondamental. Vous dites, et avec
raison, que si l'homme fait sauter sa planète, ça n'est jamais qu'un accident
mineur à l'échelle de l'univers. Je pense que ce n'est pas tout à fait vrai,
parce que ce problème que nous rencontrons sera probablement rencontré
par toute civilisation qui atteint ce niveau que nous avons atteint
aujourd'hui. Je crois qu'il est vraisemblable que des événements, grosso
modo, comme ceux qui se sont passés sur la terre -compétition, sélection
naturelle, agression, en tant qu'éléments de survie- se posent ailleurs.
D'autre part, le développement des techniques et des technologies, les
découvertes de la science, la découverte du nucléaire sont des choses qui
sont plus ou moins inévitables dans toutes les civilisations habitées
hypothétiques et il y aura toujours ce conflit, à savoir : après avoir dominé
la matière et les forces et l'énergie, est-ce qu'on peut dominer sa propre
domination ? C'est ça le problème fondamental pour survivre et pour
coexister avec sa propre puissance. Je pense que cet enjeu fondamental
auquel nous sommes confrontés risque de se poser partout. C'est
vraisemblablement la pierre d'achoppement que rencontrent toutes les
IA PLACE DE L'HOMME DANS L'UNIVERS
aucune de ces deux visions n'était ni plus ni moins réelle que l'autre ; la
réalité était faite des deux à la fois le Tout avec le réseau de ses
interdépendances et chaque élément dans son existence propre. En me disant
cela, j'étais devenu systémiste sans le savoir.
Une image concernant le temps, lorsqu'avec David Brower nous
prenons les six journées de la Genèse comme image... "Notre planète est
née le lundi à zéro heure. Lundi, mardi et mercredi jusqu'à midi, la terre se
forme. La vie commence mercredi à midi et se développe dans toute sa
beauté organique pendant les trois jours suivants. Samedi, à quatre heures
de l'après-midi seulement, les grands reptiles apparaissent. Cinq heures plus
tard, à neuf heures du soir, lorsque les séquoias sortent de terre, les grands
reptiles disparaissent. L'homme n'apparaît qu'à minuit moins trois minutes
samedi soir. Un quart de seconde avant minuit, le Christ naît. Un
quarantième de seconde avant minuit commence la révolution industrielle.
Il est maintenant minuit, samedi soir et nous sommes entourés de
gens qui croient que ce qu'ils font depuis un quarantième de seconde peut
durer indéfmiment..."
Envisagée dans cette perspective, l'économie n'est que la science du
quarantième de seconde .
Il n'est donc pas étonnant qu'elle ait été conduite à se penser
indépendamment des forces qui mènent le monde. Ainsi la plupart des
grandes écoles, lorsqu'elles ont posé les problèmes de la reproduction et du
développement, ne l'ont-elles fait que dans les limites étroites des
ressources et des facteurs localisés à l'intérieur des systèmes économiques.
Ainsi encore, tout un pan important des théories dominantes s'est-il replié
sur la description exclusive d'un prétendu équilibre général évacuant la
prise en compte du temps et de l'histoire. L'étroitesse du champ
d'observation de l'économie -une "coupe instantanée" par rapport aux
temps cosmiques- estompe ses dépendances, accentue sa spécificité et paraît
justifier un certain sentiment de maîtrise des hommes sur les choses.
Mais s'il est vrai -comme le soulignent notamment A. Leroi-
Gourhan, A. Cayeux ou F. Meyer- que l'évolution, s'affranchissant
progressivement des pesanteurs de la masse organique, se projette
désormais hors de cette masse, dans le champ du technique et du social, ce
repliement n'est plus soutenable. L'économie apparaît ici comme un produit
de l'évolution, un champ où celle-ci s'exprime et une des forces qui la
mènent.
C'est dans cette perspective que se lit son mouvement et que doivent
être interprétées ses mutations ou ses crises.
René PASSET
DISCUSSION
Jean DESCHAMPS
Je voulais simplement vous dire -car volontairement j'avais été bref
pour passer directement au sujet- que René Passet a écrit un ouvrage
René PASSET
Un intervenant
Tout d'abord merci pour cet exposé. Je suis un candide, c'est-à-dire
pas du tout un économiste et je suis très heureux d'avoir eu l'illusion de
comprendre un peu çe soir des choses dont j'entends parler ici ou là et que
je n'avais pas comprises. Merci donc.
Maintenant, je voudrais poser une question. Vous avez parlé entre
autres de l'analogie avec le néolithique par exemple. Vous avez dit
quelques hommes ont inventé en quelque sorte la sédentarisation.
Aujourd'hui, vous semblez assister à un monde qui naît et ce monde de la
naissance -encore une image- m'intéresse dans la mesure où elle me permet
de poser ma question. A savoir, tout se passe comme si nous n'y pouvions
rien, à peine pouvons-nous nous borner à constater cette évolution et ma
question la voici : qui fait l'économie ?
René PASSET
Il y a, me semble-t-il, plusieurs façons de vous répondre selon
l'échelle des temps que l'on envisage.
Ce peut être le court terme. A un moment donné, dans toute société,
s'établit un équilibre entre des intérêts opposés : les institutions, a-t-on pu
dire sont des "armistices sociaux" ; cet équilibre est le plus souvent
asymétrique et comporte des dominants et des dominés. Cette dominance
s'exprime par la suprématie d'un système de valeurs sociales et, dans le
domaine économique plus particulièrement, par la prépondérance de
certains critères de choix et de régulation. Dans nos économies, c'est la
logique des flux monétaires -que j'ai qualifiée ailleurs de logique des choses
mortes- qui joue ce rôle. Les principaux critères de choix, publics et privés,
sont ceux de l'accumulation et de la fructification des valeurs monétaires. Je
ne conteste pas l'intérêt de la monnaie comme moyen de valorisation,
d'échange et instrument indispensable au développement matériel des
économies. Mais, à partir du moment où l'on voit les grandes décisions se
référer presque inéluctablement à cette seule logique, il y a là comme une
interversion entre les fins et les moyens. Pour d'autres pays, je répondrais
LA "CRISE" ECONOMIQUE
Un intervenant
J'ai toute une série de questions, mais je voudrais me limiter à
l'aspect théorique. Vous semblez nous avoir dit qu'un bon nombre de
théories qui avaient cours jusqu'ici vous semblent inadéquates et vous avez
cité le travail intellectuel qui, selon vous, ne se prête pas à l'application des
théories faisant appel à la notion de valeur marginale. Est-ce que vous
pensez que ces théories sont obsolètes ou est-ce que vous pensez qu'elles
ont des champs d'application, tout comme la mécanique newtonienne reste
valable dans un domaine limité, ou est-ce que vous pensez que ce sont des
outils nouveaux qui restent à forger ? Est-ce que vous pensez qu'en
économie, il y a place pour des théories et des études valables de prévision ;
quels rôles accordez-vous au quantitatif ?
René PASSET
Cela fait beaucoup de questions. En ce qui concerne le champ
d'application des théories, chacune de celles-ci peut (elle ne l'est pas
forcément) être valable pour une situation historique déterminée et pas pour
une autre. Ricardo me paraît s'appliquer à une situation historique où le
développement est gouverné par les nécessités de l'accumulation capitaliste
; Keynes me paraît rendre compte d'une autre situation où le développement
est gouverné par la demande des biens de consommation durables.
Une théorie qui a rendu compte des réalités à un moment garde donc
sa valeur d'explication au regard de l'histoire, tout en étant inadaptée à
d'autres circonstances.
Je dirai la même chose en ce qui concerne l'application des théories
aux différents niveaux de développement. Celui-ci n'est pas un processus
linéaire qui se déroulerait à logique constante ; il s'accompagne de
mutations fonctionnelles situées autour de certains seuils qui changent les
modes de régulation et les moteurs de la croissance des systèmes : une
économie développée n'est pas une économie sous-développée "en plus
riche", mais autre chose. Les théories explicatives et les instruments
d'analyse doivent donc varier en fonction des niveaux de développement.
Il en va enfm de même pour les différents niveaux d'organisation au
sein d'un système : l'individu, le groupe, la société ou bien l'entreprise, la
branche, l'économie, etc... D'un niveau à l'autre émergent de nouvelles
fonctions, une nouvelle logique totalement absente du niveau précédent
(tout comme l'idée que véhicule le mot "manger" se trouve totalement
absente de chacune des lettres qui comprend ce mot). L'instrument
d'analyse marginaliste (que je détacherai ici de toute l'exploitation
idéologique que certains entendent en faire), conçu au niveau de la micro-
LA "CRISE" ECONOMIQUE
point critique que passe la possibilité pour les hommes d'infléchir le cours
de l'histoire. Prédiction non, mais prévision oui.
Un intervenant
Si les sociétés et les économies évoluées réalisent la mutation que
vous nous avez décrite, qui est fondamentale, ne pensez-vous pas qu'il y a
un risque énorme de voir consacrée et s'augmenter de façon définitive la
faille qui existe entre les sociétés développées et les sociétés sous-
développées ou en voie de développement avec tous les déséquilibres que
cela risque de provoquer dans l'avenir ?
René PASSET
Je voudrais bien être optimiste, mais pour être franc, vous touchez
précisément à un de mes sujets d'inquiétude. Des hommes comme K.
Valaskakis et J.J. Servan-Schreiber ont estimé que la révolution
informatique représentait une chance inespérée pour les pays en voie de
développement. Ceux-ci, nous ont-ils dit, allaient pouvoir faire l'économie
d'une révolution économique, en court-circuitant la phase de la révolution
industrielle pour accéder directement à la société informationnelle. Je crains
que ce ne soit qu'une illusion. Si le micro-processeur par exemple, est un
instrument commode, souple, relativement peu onéreux, les problèmes que
pose son développement ne sont pas ceux de son utilisation mais ceux des
compétences et des capacités techniques nécessaires pour le produire. Je
crains que les PEVD n'en soient guère capables. La production
d'équipements électroniques exige en outre des débouchés et des
rassemblements de moyens à l'échelle de plusieurs nations. C'est en ces
termes notamment que se pose la question pour l'Europe dont il n'est pas
sûr qu'elle relève victorieusement le défi. Alors comment penser que cela
sera plus facile pour des PEVD ? On pourrait tenir le même discours pour
les biotechnologies. Je crains donc que la nouvelle mutation ne fasse que
renforcer dans l'immédiat la dépendance technologique des PEVD.
Une autre conséquence est à redouter. En réduisant à presque rien la
part du coût de la main-d'oeuvre dans les produits fins, les nouvelles
technologies font disparaître un des avantages les plus sûrs des pays sous-
développés dans la spécialisation internationale. Les nations industrialisées
n'auront plus de raisons de transporter certaines de leurs activités dans les
régions du monde à bas salaires. Certaines opérations de rapatriement se
sont même produites.
La question est de savoir ce que nous pouvons faire pour aider les
pays sous-développés à surmonter ces difficultés dans le long terme. Mais je
ne saurais, pour l'instant, que poser le problème.
LA "CRISE" ECONOMIQUE
Un intervenant
Ma question se réfère aux points critiques et au rôle que peuvent
jouer certaines personnes. J'aimerais savoir quels contacts une personne
comme vous qui êtes économiste universitaire peut avoir avec des hommes
politiques qui, pour le commune des citoyens, représentent le réel pouvoir
de décision.
René PASSET
Des contacts, bien sûr, mais s'agissant de l'influence, je voudrais
bien savoir moi-même.
A mon avis, l'influence directe est à peu près nulle. Le discours de
fond sur le long terme n'intéresse pas les hommes politiques dont la plupart
ont le tort de confondre le réalisme et l'efficacité avec le "ras-du-sol" et le
court terme. Ils ont bien tort d'ailleurs, car l'analyse que l'on peut faire du
court terme varie -j'espère vous en avoir convaincu- selon la conception que
l'on a de la longue période qui le porte. Ainsi, une politique de rigueur n'a
pas le même sens selon qu'elle s'inscrit dans une perspective de crise ou
dans celle d'un monde qui s'édifie. La politique de lutte contre le chômage
n'est pas la même selon qu'on envisage un retour au plein-emploi conçu
selon les normes traditionnelles ou que l'on se prépare à affronter une
mutation de la notion même de travail et d'emploi.
De façon indirecte, en revanche, je crois que tous ensemble, nous
contribuons à la naissance et à la diffusion d'idées qui finissent par
imprégner le social et la politique. Certains hommes politiques nous y
aident : Robert Buron était, avec J. Robin, à l'origine du Groupe des Dix
où, pendant plus de dix ans, nous avons travaillé de façon régulière et
chaudement amicale avec des hommes comme Henri Laborit, Jacques
Sauvan, Edgar Morin, Joël de Rosnay, Henri Atlan. Dans les dernières
années, Jacques Delors et Michel Rocard ont partagé nos réflexions avant
d'accéder au pouvoir. Peut-être en portent-ils encore, consciemment ou
inconsciemment, une certaine empreinte. Le grand tort de la quasi-totalité
des hommes politiques lorsqu'ils accèdent au pouvoir est de trouver le
temps d'inaugurer de multiples chrysanthèmes et de ne pas se réserver celui
qui leur permettrait d'entretenir régulièrement le contact avec les problèmes
du long terme . Ceci leur rendrait, j'en suis certain, les plus grands
services.
Un intervenant
Vous avez décrit le mouvement historique comme un développement
de l'être au travers de la matière ; l'homme n'étant pas dissociable de l'être,
René PASSET
René PASSET
Ce que j'ai constaté, c'est qu'à partir d'un certain niveau de
développement les économies se trouvaient "interpellées" comme on dit
aujourd'hui, par la question de l'être et plus généralement, du sens. A partir
du moment où on ne peut plus s'abriter derrière une logique de l'avoir, la
question des véritables finalités de l'économie -la personne humaine,
l'"être" pour qui elle est censée fonctionner- surgit. C'est là une question
redoutable dans la mesure où elle échappe à toute qualification et met en jeu
le système de valeurs de chacun d'entre nous : notre conception du monde
et de l'homme nous engage tout entier, au-delà du démontrable et du
réfutable et pourtant la question ne saurait être éludée. Il me semble que la
grande transformation qu'implique cette vision, c'est l'ouverture au
discours de l'autre. Car chacun d'entre nous est guidé par des valeurs qu'il
ne saurait imposer "au nom de la science" et pourtant nous sommes tous
condamnés à vivre ensemble. Nous devons donc accepter la différence de
l'autre. C'est là une invitation à la tolérance, à l'ouverture et à l'acceptation
d'autrui.
Je n'ai donc aucun idéal de l'homme à proposer qui prétendrait
s'appuyer sur une quelconque analyse scientifique : le bien-être, le mieux-
être, l'épanouissement de la personne humaine débordent le cadre d'une
telle analyse et dépendent des convictions de chacun. Ce que l'on peut
dégager scientifiquement, ce sont les conditions minimales de la
reproduction de chacune des ressources -y compris la ressource humaine-
dont dépend la reproduction du système économique normes
nutritionnelles variant avec la nature et l'intensité de l'effort, nonnes
sanitaires, normes de formation, etc... Il s'agit bien de conditions
minimales (et non d'un idéal) en deçà desquelles on peut dire que la société
sera inapte soit à se reproduire au même niveau de richesses, soit à se
reproduire tout court, selon le niveau de normes que l'on considère. Pour
répondre à votre souci, je crois que le respect de telles normes
n'impliquerait aucunement "la planification de tout le reste".
La question de la planification des systèmes ne se situe pas à mon
avis sur ce terrain. Posée en termes d'efficacité et d'adaptation au
changement, elle suppose une harmonisation entre cohérence et degrés de
liberté qui me conduit personnellement à préconiser une répartition du
pouvoir de décision par niveaux d'organisation, le pouvoir étant situé là où
LA "CRISE" ECONOMIQUE
il produit l'essentiel de ses effets. Mais c'est un autre problème qui nous
mènerait assez loin et qui sort manifestement du cadre de votre question.
Un intervenant
Je voudrais faire une remarque à propos d'une question qui a été
précédemment posée : ce monsieur a dit que les gouvernants ne tenaient pas
compte de ces théories ni de votre pensée. Il se trouve que, par exemple,
des hommes comme Attali, avec son livre "La figure de Frazer" a exprimé
les mêmes idées. Je pense qu'actuellement, la prise de conscience se fait au
niveau du pouvoir.
René PASSET
Pour moi, Jacques Attali n'est pas un homme politique au sens
propre du terme, mais un "homme d'influence" pour reprendre une de ses
expressions récentes. Il a fréquenté lui aussi le Groupe des Dix dont je vous
ai parlé, au cours des dernières années d'existence de ce groupe. Cela vous
explique certaines convergences. Il n'est pas indifférent en effet que, au
moins l'un de nos proches, ait pu être un "homme d'influence" au niveau
des responsables politiques où se situe Jacques Attali.
Un intervenant
Sur le contenu de ces théories : quand on les écoute, elles sont
séduisantes, cohérentes avec l'évolution humaine. Le problème, c'est
qu'elles font un constat, mais elles nous laissent désarmés quant aux
solutions concrètes au niveau du présent et finalement on se demande si les
solutions traditionnelles ne sont pas les seules dont nous disposons.
René PASSET
Permettez-moi de n'être pas d'accord. Ces approches ne se bornent
pas à constater et ne nous laissent pas démunis. Si j'ai pu donner cette
impression, c'est que, dans le temps limité d'une conférence, j'ai voulu me
borner à proposer un éclairage de la crise -ou plutôt de la mutation- sans
aborder le problème des solutions.
S'agissant du présent, ces approches nous permettent tout d'abord de
repérer les erreurs et l'inefficacité des politiques traditionnelles pour ne pas
les renouveler à notre tour. Si mon analyse est exacte, toutes les politiques
conjoncturelles agissant sur les seules dimensions monétaires des économies
(régulation de la masse monétaire, dépenses d'investissement ou de
consommation...) passent à côté de l'essentiel. Elles ne touchent pas aux
causes profondes qui, nous l'avons vu, sont ailleurs, mais à de simples
René PASSET
Un intervenant
Là, vous résumez un projet économique. Attali en parle dans son
livre - un véritable contenu humain dans l'avenir de notre pays. Et
personne, finalement ne peut définir concrètement ce projet de l'homme
dans le troisième millénaire.
René PASSET
Je ne puis répondre qu'en ce qui me concerne personnellement. Nous
retrouvons ici les deux plans de mon discours. Il y a d'abord celui de
l'analyse dans lequel j'essaie autant que possible, de ne pas faire intervenir
mon système de valeurs. Il s'agit là d'une question d'honnêteté élémentaire
: la prétention à démontrer des valeurs en s'appuyant sur la "science" est à
la source de toutes les ignominies et de toutes les dictatures puisqu'elle
conduit à affirmer du même coup que l'adversaire est dans l'erreur. Les
valeurs éthiques, se situant comme nous l'avons vu hors du champ du
discours scientifique, c'est une malhonnêteté impardonnable que de faire
passer ses propres préférences idéologiques sous couvert d'un discours
scientifique. Elles peuvent le prolonger ou l'éclairer mais non le cautionner
ou être cautionné par lui.
Mais si nous nous plongeons sur le plan des valeurs qui m'animent et
qui, pardonnez-moi de me répéter, m'engagent tout entier mais n'engagent
que moi -il me semble que mes analyses perdent une bonne partie de leur
signification si l'on ne perçoit la préoccupation humaniste qui les inspire et
René PASSET
Un intervenant
Si on reprend votre analyse selon les trois critères : la forme, la
substance et l'esprit, on se rend compte que les solutions que vous proposez
reposent sur les innovations technologiques. Le malaise, pour un
économiste "stricto sensu", c'est que les solutions ne sont pas très claires.
On ne sait pas, comme chez les classiques, quelles sont les solutions
strictement économiques qui pourraient relancer l'activité économique. On
entend parfois des mots assez durs pour les auteurs qui, comme vous,
proposent des théories de développement économique fondées sur des
innovations technologiques. Pourquoi dur : parce qu'on ne sait pas quelles
sont les innovations qui sont porteuses à coup sûr de développement. Alors
j'aimerais vous poser une question : la science économique est-elle en crise
aujourd'hui et qu'est, pour vous, un bon économiste ?
René PASSET
Je voudrais que les économistes "stricto sensu", comme vous les
appelez, aient envers eux-mêmes les exigences qu'ils ont en vers les autres.
Car enfin, si l'on connaît les solutions "claires" et "strictement
économiques" qu'ils préconisent pour relancer les économies, il faut bien
convenir que celles-ci n'ont jamais rien relancé ailleurs que sur le papier.
S'il n'en était pas ainsi, nous ne serions pas là aujourd'hui pour parler de la
crise. Il ne faut pas confondre la "science" avec la sophistication d'un
instrument à prétention mathématique qui s'éloigne de plus en plus du réel à
mesure qu'il se veut plus "savant". A la limite on en vient à définir un jeu
de société qui se déroule entre initiés -comme le Monopoly- et qui comme
lui n'a aucune prise sur le réel. Ce qui n'empêche pas ses adeptes de s'auto-
proclamer seuls détendeurs d'une science économique dont ils auraient le
monopole.
Bien sûr, la science économique est par là-même en crise puisqu'elle
affronte une crise qu'elle se révèle incapable d'expliquer et a fortiori de
surmonter, comme elle a été incapable de la voir venir.
LA "CRISE" ECONOMIQUE
Jean DESCHAMPS
Les questions qui ont été posées prouvent à quel point le sujet traité
par René Passet a captivé l'auditoire.
(Je voudrais rappeler aux membres du groupe de Réflexion
transdisciplinaire qu'à 8h30 demain matin, nous avons un séminaire avec
René Passet...).
Je voudrais remercier René Passet en votre nom de ce qu'il a
apporté. (Il a apporté beaucoup dans le cadre de ce que nous
poursuivons)... et lui dire très simplement qu'il est ici chez lui comme
Béarnais et comme Universitaire et que j'espère que nous l'y reverrons et
vous dire merci à tous qui restez fidèles tous les ans, puisque cet amphi est
aussi plein qu'il l'était l'an dernier..
(Applaudissements)
LA COMPLEXITE, UNE MODE
ET/OU UN BESOIN
donné dans son ensemble. Nous sommes dans le labyrinthe, et quand nous
en avons exploré une partie, nous ne pouvons jamais être sûrs que ce que
nous avons compris nous permettra d'aller beaucoup plus loin. Donc, ce
que je proposerais de lire dans "Le nom de la rose", c'est le ressurgissement
du terme de nature avec sa charge de perplexité et d'exploration immanente
de quelque chose que l'on ne peut pas comprendre d'un point de vue où tout
se révèle ordonné, c'est-à-dire du point de vue où on peut sortir du
labyrinthe. Et c'est en comprenant cette perplexité que l'on peut
comprendre la surprise qu'a constituée la science moderne. En effet, les
sciences modernes, c'est avant tout la découverte de la puissance incroyable
d'intelligibilité, de prédiction, de lois simples. C'est la possibilité, là où on
en avait perdu le droit. Nous avons hérité, pour nous aider à oublier cette
surprise, du travail de ceux qui, comme Kant, on créé la philosophie de la
science moderne, de la science moderne en tant qu'elle a réussi. Mais cette
philosophie est rétrospective : ce succès, on ne pouvait pas le prévoir, on ne
pouvait se dire que nous avions évidemment affaire à un monde régi par des
lois simples, du moment qu'on l'approche de la bonne manière. Là où il
semblaient déduire un droit, les philosophes ont le plus souvent essayé
d'aménager, de donner le sens de ce qui s'était imposé comme un
événement surprenant. Donc, je dirai que les sciences modernes, justement
de par la découverte sur quelques cas extrêmement privilégiés -la chute des
corps, le mouvement des astres- de ce à quoi leur culture ne leur donnait
plus le droit de prétendre ont créé la surprise. Ils ont découvert un monde.
C'est le monde dont le Galilée qui écrit les dialogues (pas celui dont nous
avons les notes de laboratoires) affirme : "la nature -mais ici, j'entendrais le
"monde"- est écrite en caractères mathématiques". Einstein, est au 20ème
siècle, le scientifique qui a parlé avec le plus de force de l'idéal de
connaissance, c'est-à-dire l'accès à un ensemble de lois élégantes et simples
qui permettent de dire que le monde est transparent en principe. A la limite,
nous disait Einstein, la vraie question qui m'intéresse, la vraie question
pour les physiciens, c'est de savoir si Dieu avait le choix au moment de
créer le monde. Cela ne veut pas dire qu'Einstein croyait en Dieu, ou
croyait en une création du monde divine comme dans la Bible ; la véritable
question est de comprendre les quelques lois simples qui nous donnent
l'intelligibilité, en principe, du monde, de telle sorte qu'on puisse faire la
part de l'arbitraire et la part du système auto-consistant, du système
cohérent tel que si un élément existe, tous les autres sont impliqués et il n'y
a pas de choix, pas d'arbitraire. C'est un problème sur lequel les théories
cosmologiques continuent à travailler d'ailleurs aujourd'hui. Hubert Reeves
a dû vous en parler : y-a-t-il des mondes différents, des scénarios de
mondes possibles ou bien dès les premiers instants le type de schéma de
notre monde était-il nécessaire ? Voilà une chose qui passionne certains
scientifiques. Je ne dis pas qu'ils atteignent là une quelconque vérité qui
LA COMPLEXITE, UNE MODE ET/OU UN BESOIN
devrait nous impressionner. Au contraire, cela veut dire que la notion d'un
monde, de quelque chose qui se révèle en lui-même ordonné de telle sorte
que cette question puisse être posée, a accompagné l'idéal d'intelligibilité,
notamment de la physique, depuis Galilée jusqu'à maintenant. Et à cet idéal
d'intelligibilité, on peut dire que s'associent l'harmonie, la beauté, la
compréhension et la simplicité. Einstein l'a dit de manière très claire : les
seules grandes lois sont les lois belles et simples. Lorsqu'on a affaire à des
complications de calcul infinis, on peut se dire que Dieu ne s'y est pas pris
comme ça ; et là encore, Einstein requérait Dieu, mais comme symbole de
l'intelligibilité. Si le monde est digne d'être compris, il doit être compris de
manière esthétique, c'est-à-dire de manière simple. Donc, le thème de la
simplicité, l'évaluation extraordinairement positive de la simplicité est
quelque chose qui accompagne notre science depuis que Galilée a découvert
des lois d'une élégance très simple pour la chute des corps, depuis cette
simplicité extraordinaire découverte par Newton lorsqu'il a pu dire que la
"nature est partout conforme à elle-même -il n'y a que du monde dont on
puisse dire qu'il est partout conforme à lui-même, entendu comme ordre,
comme harmonie, comme beauté- jusqu'à Einstein, qui lui va jusqu'à parler
de Dieu et de ce monde-ci parmi l'ensemble des mondes possibles que la
science devrait déchiffrer... Il y a donc une tradition historique
extrêmement profonde, prestigieuse, qui accompagne les grands succès de
la science moderne de Galilée à Newton -mais on pourrait aussi parler de
Maxwell, d'Hamilton et d'autres grands physiciens ou mathématiciens- et
qui a institué au centre de la pensée scientifique, au sein de la culture de
manière plus générale, l'idée de monde intelligible. Soyez tranquilles, je ne
vais pas repartir sur les crises de la physique du 20ème siècle dont Bernard
d'Espagnat a dû vous parler déjà... Je voudrais repartir sur l'autre idée,
cette idée de nature qui, au fond, a survécu en sourdine, cette nature-
labyrinthe qui implique avant tout la perplexité et une perplexité qui ne fait
pas place à l'illumination, à la découverte de principes tels qu'au confus
succèderait de l'harmonie et de l'ordre, non, une perplexité qui sera
toujours là, une perplexité qui accompagne la démarche, des éclairages qui
seront toujours partiels, toujours locaux, de validité toujours à remettre en
question. L'un de ceux qui, je crois, ont parlé de cette nature complexe, est
certainement Diderot ; le terme du labyrinthe, le thème de la perplexité, de
la conjecture, sont constants chez Diderot, surtout dans "Les pensées sur
l'interprétation de la nature" -parus récemment en Livre de Poche,
accompagné du "Rêve de d'Alembert" qui est un des plus grands textes de
Diderot-. Si vous vous intéressez à la complexité, je vous dirai d'aller voir
aussi Diderot : ne croyez pas que -ça va être un des leitmotiv de mon
exposé- la complexité soit quelque chose qui apparaisse maintenant et qui
singularise le 20ème siècle. Je dirai plutôt que c'est quelque chose qui nous
mène à relier des liens très anciens avec nos traditions et avec certains
Isabelle STENGERS
courants mineurs de nos traditions. Car il est vrai que Diderot participe à un
courant mineur, au sens de "minorisé", au sens où il n'est pas accepté
comme un philosophe de la connaissance à part entière. Non, le "vrai"
philosophe c'est Kant, le philosophe du monde, celui qui a traité du monde
comme idée de la raison (c'est Kant qui est le philosophe de la connaissance
du 18ème siècle. Diderot est un philosophe mineur). Je prétends quant à
moi que te thème de la complexité du 20ème siècle nous amène à réévaluer
notre passé et ce que nous avons dit "mineur" et "majeur", dans l'histoire
de la réflexion sur la connaissance et sur la science. Il y a pour moi un
rapprochement très fort entre le style même de Diderot au 18ème siècle et le
style d'un biologiste -Diderot s'intéressait passionnément à la biologie-
comme S.J. Gould au 20ème siècle. Gould, pour moi est également un
penseur de la complexité. Certains d'entre vous ont dû lire ses livres qui
sont le plus souvent des recueils d'articles parus en américain et qui ont été
publiés à peu près dans toutes les maisons d'édition. Il y en a un qui est
paru chez Fayard, un autre qui est paru au Seuil,... "Le pouce du panda",
"Les poules auront des dents", "Darwin et les grands mystères de
l'évolution" et bientôt "Le sourire du flamand rose" au Seuil. Ce sont des
livres extraordinaires . pourquoi ? Parce que Gould se comporte en
naturaliste moderne. Il raconte, pour la biologie, des histoires. Et ce sont
des histoires extraordinairement intelligentes qui apportent un surcroît
d'intelligibilité énorme, qui renouvelle notre regard sur le vivant, sur les
relations entre les vivants, sur la subtilité de ses imbrications. Mais il ne
nous donne pas une grande théorie du monde vivant qui permettrait
justement de parler d'un monde. Il ne nous donne pas le secret du vivant
comme Monod par exemple a prétendu le donner dans "Le hasard et la
nécessité". Non, Gould procède par récits toujours locaux, vecteurs
d'intelligibilité toujours locale et crée un plaisir tout aussi extraordinaire à
suivre un fil qu'à en trouver la limite, le moment où il cesse de nous
guider. Un labyrinthe qui fait plaisir à explorer justement de par son
caractère local, justement de par la découverte de la multiplicité des pistes
de narrations qui sont nécessaires. Ici, c'est la diversité des types de
narration qui s'impose avec une diversité de héros, ici c'est le climat qui
fournit le héros principal, ailleurs il est évidemment encore là, il n'y a pas
de bête qui ne vive indépendamment du climat, mais dans ce cas-ci, tel
autre facteur, tel autre ensemble de circonstances est ce qui est d'abord
nécessaire pour comprendre le rôle que joue le climat. Donc, la
transformation des significations est l'éternelle question : quels rôles jouent,
quelles significations ont les différents facteurs qui sont totalement
imbriqués dans la moindre description d'un vivant dans ses rapports
concrets avec son milieu. Donc, autre philosophe de la complexité, le
biologiste S.J. Gould.
LA COMPLEXITE, UNE MODE ET/OU UN BESOIN
d'arriver à une explication plus forte qui nous dise : voilà ce qu'est le
cerveau d'un musicien de génie. Changeux est un maître de la provocation
et l'exemple est outré mais c'est tout de même quelque chose qui habite y
compris ces sciences narratives qui cherchent à cesser de l'être, qui les force
à privilégier certains systèmes mutilés ou peu intéressants, parce que là, au
moins, ça peut commencer à ressembler à une science dure. C'est donc une
opposition, une mise en hiérarchie, qui, je crois est un facteur extrêmement
négatif dans la vie actuelle des sciences, dans la cité scientifique, parce
qu'elle a pour effet que les sciences narratives essaient, non pas d'explorer
ce que signifie la narrativité comme Gould essaie de l'apprendre au
biologiste, mais de la masquer et de se parer au maximum des atours ou des
attraits qui sont ceux des sciences dures, quitte à les caricaturer. En ce qui
me concerne, lorsque je parle du "besoin" de la complexité, c'est parce que
je pense que cette complexité peut jouer un rôle en la matière ; la
complexité peut nous permettre -justement parce qu'elle nous permet de
réfléchir sur les limites mêmes de la notion de simplicité- de comprendre
qu'une science de type narratif n'est pas une science en attente de véritable
science mais constitue un autre style de science autonome par rapport aux
sciences de type dur et qui n'est pas en déficit de connaissance, mais peut
être le seul type de connaissance pertinent, étant donné ce à quoi elles ont
affaire. Donc, le besoin de la complexité, c'est le besoin de la réévaluation
de cet épisode dont nous sommes les héritiers, qui est la découverte d'un
monde extraordinairement simple, d'un monde dont on ne pouvait pas
prévoir la simplicité. C'est donc, au fond, prendre une vision plus mesurée,
plus pleine d'humour, plus historique, je dirais du succès de la science
moderne dont nous avons héritée, c'est-à-dire la découverte inattendue d'un
monde simple, là où nous pouvions nous attendre à un labyrinthe perplexe.
Effet de mode ? Quand je dis que la complexité est une occasion
d'évaluer de manière plus balancée, plus mesurée ce qu'est cette science,
d'en découvrir les limites au sens négatif mais aussi la signification -c'est-à-
dire quel type d'objets elle a privilégié et pourquoi au fond, ce privilège est
un privilège local, pas un privilège général, pas un droit- de revenir à une
réflexion plus libre sur la connaissance, cela veut dire qu'il ne faut pas
s'attendre à une théorie de la complexité. Il ne faut pas s'attendre à ce que
la complexité soit fournisseuse de réponse, de paradigme... Or, on entend
beaucoup parler de paradigme de la complexité, de modèle de la
complexité, comme si la complexité nous donnait non pas de nouvelles
questions, non pas de nouvelles exigences, mais de nouveaux contenus
positifs de connaissances. Bien sûr il y a des théories dont on peut dire ceci
est la théorie d'un objet que les scientifiques ont décidé de nommer
complexe. Je vous parlerai d'ailleurs du chaos dynamique ou de choses
pareilles... Ceux qui disent qu'il y a là une théorie des systèmes
LA COMPLEXITE, UNE MODE ET/OU UN BESOIN
quelqu'un qui connaîtrait l'identité de l'état sans devoir en passer par les
chiffres, sans devoir dire à combien de décimales il travaille. C'est donc
quelqu'un qui pourrait dire : ceci est ! C'est-à-dire Dieu. C'est la vieille
définition du 17ème siècle rationnel de Dieu. Il connaît l'infini de manière
positive et absolue et non pas par approches successives en passant de mille
décimales à un million de décimales, etc. Ça, c'est notre esprit humain qui
galope après l'infini. Dieu possède l'infini en tant que tel. Finalement, au
fond, ce qu'actualisent les problèmes d'instabilité par rapport au modèle
simple et stable, c'est la différence entre une précision aussi grande que
nous le voulons et le modèle de connaissance du monde qu'aurait Dieu,
celui qui est infiniment et absolument infini. Or, c'est quelque chose qui
pour le moment est un véritable problème au sein de la physique : qu'est-
ce-qui compte le plus ? Est-ce le fait que nous ayons des équations
déterministes ? Alors nous dirons que les systèmes sont déterministes et
simplement nous ne pouvons pas prévoir, avec la difficulté que si nous en
savions plus nous ne pourrions toujours pas prévoir. Qu'est-ce-qui compte ?
Est-ce-que c'est se référer par prolongement à celui pour qui la différence
n'existerait pas puisque de toute façon dans tous les cas, il ne semble pas y
avoir de différence, les équations sont déterministes. C'est alors que l'on
dira "pour Dieu, il n'y a pas de différence". Ou bien, est-ce-qu'au contraire
-et là encore c'est une situation de complexité- il faut inventer de nouvelles
questions pertinentes pour ces systèmes instables et dire : peut-être que pour
Dieu il s'agit de systèmes déterministes, mais nous devons inventer le type
de description pertinent qui traduit les limitations de notre connaissance qui
ne sont pas factuelles mais intrinsèques, qui renvoient à ce que nous
appelons "connaître" au sens de mesure, au sens de chiffres, etc... Donc, là
encore, on a affaire à un problème de signification : quel est le bon modèle
de connaissance ? Celui qui prolonge le modèle du système stable et simple,
quitte à renvoyer la connaissance effective à ce que nous ne pourrons jamais
être ? Ou celui qui dit : c'est le moment de nous rendre compte que nous ne
sommes pas Dieu et d'essayer de forger les questions pertinentes qui ne se
réfèrent plus à la trajectoire déterministe mais au type de connaissances que
nous avons effectivement. Et flute ! Reconnaissons qu'un javelot n'est pas
un dé. Les deux sont régis par les lois du mouvement, mais le javelot est
fait pour avoir une précision maximum, il est fait, si on le manipule
correctement pour aller à la cible et ignorer au maximum le vent, l'air,
etc... Le dé, au contraire, quoi qu'il soit soumis aux mêmes lois, est fait
pour qu'on ne sache pas sur quelle face il tombera. Et donc, le choix de la
complexité ici est : faut-il dire qu'en vérité et dernière analyse le dé et le
javelot sont la même classe d'objets mécaniques, ou bien au contraire faut-il
que la physique se pluralise pour que la première chose qu'on comprenne
quand on prend un dé et un javelot, c'est qu'ils sont différents ? C'est-à-
dire que l'un a un mouvement instable, imprévisible, et c'est pour ça que
Isabelle STENGERS
DISCUSSION
Question
Je ne suis pas du tout un spécialiste du langage. Mais en vous
écoutant, je pensais à un mot qui appelle notre réflexion car je ne crois pas
qu'il y ait rien de plus complexe que l'homme, ou la femme peut-être
encore plus pour moi, en tous cas. Je ne crois pas qu'on utilise
fréquemment l'expression "le monde humain" et pourtant on utilise la
"nature humaine", et je crois que ça conforte la distinction que vous avez
faite au début de votre conférence. Je me demande comment vous situez les
sciences humaines dans la réflexion que vous menez dans la mesure où j'ai
quand même l'impression qu'il y a des gens qui apportent des bonnes
questions : je pense à des gens comme Freud, Barthes, ou Levi Strauss. Je
voudrais savoir comment vous considérez les sciences humaines dans votre
réflexion.
I. STENGERS
Quand je m'intéresse à la science comme activité humaine, j'essaye
de faire quelque chose qui devrait bien sûr relever de sciences humaines.
Outre les choses très décapantes sur l'homme que certaines de ces sciences
nous ont apprises, et je pense à Levi Strauss, et au recul que l'anthropologie
nous a donné notamment par rapport à notre propre idée de la rationalité, de
la civilisation, du progrès, de l'histoire, etc..., ce qui m'intéresse dans les
sciences humaines, c'est le caractère problématique de la relation qui s'y
établit entre le modèle de l'histoire et le modèle de la physique. Il me
semble qu'il y a souvent une situation de tension. En ce qui me concerne,
l'histoire est une science humaine, elle est à l'autre extrême de
l'astronomie. C'est quelque chose de très classique de dire que l'astronomie
et l'histoire sont à des pôles opposés. Mais, je ne me situe pas dans un
ordre des sciences qui irait du plus rigoureux au plus circonstanciel. Du
plus simple, esthétique et profond au plus superficiel purement anecdotique,
etc... Je m'intéresse dans les sciences humaines, à ce type de question : quel
est le type d'intelligibilité qui peut respecter le caractère historique des
LA COMPLEXITE, UNE MODE ET/OU UN BESOIN
Question
Il y a un mot que je ne comprends plus très bien, c'est le mot
"déterminisme". Vous nous avez parlé de systèmes mécaniques qui
pouvaient évoluer vers un chaos. D'autre part, il y a le problème des
structures dissipatives, où a priori, il semblerait qu'on parte d'un chaos
pour aboutir à une structure qui est beaucoup plus ordonnée.
I. STENGERS
Le mot "déterminisme" a de toutes façons beaucoup de sens, mais je
dirai qu'il faut distinguer deux types de cas : ou bien on considère une
population extraordinairement nombreuse et dont on renonce absolument à
décrire individuellement les différents participants et ce déterminisme est
très familier à tout un chacun. C'est le déterminisme même des statistiques.
Si j'ai une bonne règle statistique, même en ce qui concerne les populations
humaines, je peux dire qu'étant donnée mes données, je prévois qu'il y aura
autant de naissances et de divorces l'année prochaine, à plus ou moins ceci
près... Ce n'est pas essentiellement différent du physico chimiste qui dit : je
mélange ceci, je prévois que j'aurai telle température. C'est-à-dire que dans
les deux cas, on dit qu'on n'a pas besoin de connaître tout le détail, on n'a
pas besoin par exemple de connaître l'histoire individuelle de tous les
couples qui vont divorcer ou au contraire ont décidé de faire des enfants au
cours de l'année prochaine. C'est un type de connaissance qui est totalement
inutile, insignifiant. En physico-chimie, je peux comprendre pourquoi, dans
les statistiques, en général, c'est plutôt de la constatation. De toute façon,
c'est le grand nombre qui compte. On peut calculer des valeurs moyennes
qui sont invulnérables par rapport à l'irrégularité de ce qui leur donne
naissance. C'est pourquoi on parle aussi de hasard dans le cas des structures
dissipatives. Dans les situations de création des structures dissipatives, les
LA COMPLEXITE, UNE MODE ET/OU UN BESOIN
Question
Ce qui m'intéresse dans votre cas, ce sont les motivations du
chercheur. Mais je voulais vous demander : quand vous vous posez la
question de votre évolution intellectuelle, avez-vous l'impression
inquiétante d'avoir trahi votre formation initiale de physicienne et de
chimiste pour vous transformer en historienne ou en essayiste
philosophique, ou bien est-ce-que vous éprouvez au contraire l'impression
euphorisante de vivre une aventure intellectuelle ?
I. STENGERS
De toute façon, la trahison peut être une aventure ; on peut vivre
avec euphorie une belle histoire de trahison, et comme on dit que les
LA COMPLEXITE, UNE MODE ET/OU UN BESOIN
faut être triste, muet, mystérieux, dogmatique... Afin que les scientifiques
n'aient plus le type d'éducation que j'ai subie et qui était faite pour faire de
moi un être dogmatique. Je ne suis pas capable de transformer d'un coup de
baguette magique les pratiques scientifiques pour que l'éducation
scientifique ne crée plus des êtres dogmatiques. Mais il est vrai que lorsque
je parle de sciences, je suis toujours une double motivation : transmettre
sans trahir, mais aussi trahir, c'est-à-dire, montrer les faiblesses, les failles,
le ridicule de l'image de certitude et d'ennui autoritaire que la science revêt
y compris par rapport à elle-même. Quoique les scientifiques s'amusent très
bien, mais ils ne peuvent pas le dire actuellement.
Question
.. mais ça peut aussi leur arriver..
I. STENGERS
Oui, mais je voudrais que ce soit la première chose à laquelle on
pense quand on pense à la science.
Question
Deux petites questions complémentaires à vous poser à l'issue de
votre réponse. Je suis très sensible à l'hommage que vous rendez à Koestler
comme éveilleur de vocation scientifique. Je voulais vous demander
simplement si vous considérez comme sérieuse, provenant d'un autodidacte
comme Koestler le reste de son oeuvre sur des sujets scientifiques, après
"Les somnambules" ; et ensuite, vous nous avez parlé de Prigogine, vous
travaillez à Bruxelles là où il travaille, vous avez co-signé un livre avec lui,
quel type de rapport existe entre lui et vous ? Est-ce un rapport de maître à
disciple ou un rapport de vulgarisateur ou d'intégrateur.
I. STENGERS
En ce qui concerne Koestler, je dois dire que ses deux livres
suivants, "Le cri d'Archimède" et "Le cheval dans la locomotive", pour
moi, ont été pendant longtemps, une très grande source d'inspiration. Je
crois que sur une série de points maintenant, on ne parlerait plus exactement
de la même manière, mais je crois vraiment que cette trilogie-là est quelque
chose d'une valeur immense et que c'était le mieux qu'on pouvait faire au
moment où il écrivait. Tout autodidacte qu'il soit, il montre véritablement
que du moment qu'on a une exigence intellectuelle, de véritables questions,
non pas la passion d'arriver à une réponse, mais avant tout l'exigence de la
question, l'exigence de la mise en problème, on peut en apprendre aux
scientifiques sur ce qu'ils font. En tous cas, moi, il m'a appris à passer de
LA COMPLEXITE, UNE MODE ET/OU UN BESOIN
Question
Je voudrais savoir dans quelle mesure votre notion de la complexité
qui est avant tout selon moi un principe de tolérance devant le savoir...
dans quelle mesure cette idée de la complexité est partagée par la
communauté scientifique ? Je vous pose la question d'une façon très précise
parce que je vois par exemple aux Etats Unis, dans certaines communautés
scientifiques, qu'on est en train de construire des possibilités pour
l'initiative de défense stratégique, c'est-à-dire de protéger tout un pays par
un système scientifique assez compliqué. Il me semble qu'au Etats Unis il y
a des régressions vers la certitude. Il y a une certaine nostalgie de la
certitude...
I. STENGERS
Voilà deux questions assez disjointes. En ce qui concerne la seconde
question : Il y a certainement une tension très forte entre les communautés
scientifiques américaines sur l'initiative de défense stratégique. Ce sont
aussi les scientifiques américains qui ont fourni les critiques les plus
virulentes à la fois sur le plan éthique, sur le plan stratégique et sur le plan
Isabelle STENGERS
Question
Je voudrais vous poser deux questions : l'une relative à ce que vous
avez fait remarquer tout à l'heure sur la complexification cosmique et
presque ontologique chez Reeves. Je vous suis, je vous comprends, mais en
même temps, j'ai envie de défendre Reeves. Comment considérez-vous les
positions de notre ami Edgar Morin sur la complexité, qui me semble-t-il,
dans le premier tome de "La méthode" consacre, quelques pages à cette
découverte. Il me semble que pour lui, c'est presque une théorie, ou peut-
être une nécessité épistémologique... 2ème question : dans la très belle
conclusion de "La nouvelle alliance", le "réenchantement du monde",
pourquoi réenchantement" et non enchantement, parce qu'il ne s'agit pas
simplement de réactiver l'ancien ?
I. STENGERS
Je répondrai à la seconde question, et à la première après. Le
réenchantement est une allusion historique : à la fin du 19ème siècle, la
thèse d'un certain nombre de philosophes des sciences était la suivante : la
vérité de la science est le désenchantement du monde. Là où on voyait des
merveilles, là où on voyait des choses étonnantes, la rationalité scientifique
montre des mécanismes généraux, de simples cas particuliers de lois
générales. Donc, on croyait pouvoir s'étonner, et on tombe sur des cas
particuliers d'une vérité générale voilà qui tue l'étonnement et
l'admiration. Là où la science arrive, disparaissent la beauté et
l'émerveillement. Et si on a parlé de "réenchantement", c'était évidemment
par rapport à cette problématique de désenchantement. Quand on dit que la
science désenchante le monde, on parle d'une science que j'appellerai
"réductionniste", une science dont la pratique, dont la prétention, dont le
succès est de ramener quelque chose à un cas particulier d'une généralité.
Isabelle STENGERS
Donc, "ce n'est que...". La pensée n'est qu'un jeu de connexions entré
neurones. Mais si vous entendez "ne que" et si vous pouvez mettre "ne que"
dans une phrase, vous savez que vous avez affaire à une prétention
réductionniste, et c'est chaque fois une opération de désenchantement. Vous
étiez admiratif, sachez que le corps vivant n'est que composé de 90 % d'eau
etc... que l'homme n'est que le descendant du singe, etc... Autant de
manières de prétendre qu'on a dit quelque chose d'important. Or voilà ce
que je dis : l'attitude réductionniste n'est pas du tout -et c'est important
pour moi de le dire- à confondre avec l'attitude analytique. Parce que
l'analytique peut faire le contraire : montrer que quelque chose à quoi nous
étions habitués est en fait un phénomène éminemment surprenant. Pour
reprendre un exemple de Reeves : tout le monde a vu de l'eau prendre en
glace. Ce qu'il faut mettre en scène pour comprendre cette chose si naturelle
est extraordinaire. Ce dont est capable cette population de molécules qui
jusque là étaient relativement libres pour que ça prenne tout à coup,
maintenant, pour donner un cristal ! En plus, quand on dit "un" cristal, on
ne dit rien, on sait que chaque cristal est quasiment un individu dont il faut
comprendre l'histoire singulière. Ça devient très intéressant de comprendre
l'histoire d'un cristal et non plus de renvoyer un cristal au type cristallin
dont il relève. Donc, un peu partout, en allant dans le détail, on arrive au
contraire du "ne que", c'est-à-dire qu'on arrive au constat suivant : vous
croyez que c'était ça, hé bien ça aurait pu être ça, ou bien encore ça... On
arrive à une explosion de possibles et à un enrichissement de nos facultés de
surprises et d'intérêt bien plutôt qu'à leur appauvrissement. Quitte à se
priver peut-être du mot "réenchantement" qui y va un peu fort, il est très
important de dire : ce que peut la science analytique n'est pas du tout la
réduction mais au contraire la libération de possibilités, la découverte que
ce qui semble normal aurait pu être tout différent, donc libérer des
puissances d'imagination. Il est vrai que dans ses pratiques de maîtrise et de
manipulation la science est épouvantablement réductionniste : il y a de quoi
être inquiet du sens que prennent les connaissances scientifiques dans le
monde concret où nous vivons, mais il ne s'agit pas de la pensée
scientifique en tant que telle ; il s'agit de cette pensée dans un contexte
politique, dans un contexte social déterminé. Donc, "la nouvelle alliance",
si vous voulez, avait un sens utopique : ne dites pas que c'est à cause de la
science que la science a pris cette signification là, elle aurait pu avoir, elle
pourrait avoir un tout autre sens. Ne croyez pas que la situation que nous
vivons est fatale ou normale en termes de rationalité scientifique. Mais il est
certain que d'autre part, le monde pose d'autres problèmes que celui de son
réenchantement : l'utopie est sans doute utile, certainement pas suffisante.
Pour la première question : Je crois que la trilogie de Morin, et je le
'ui ai dit notamment à une émission de télévision l'été passé, pose un
LA COMPLEXITE, UNE MODE ET/OU UN BESOIN
Question
L'histoire de la terre est une suite de complexités sans pareilles -je
suis géologue- et en particulier d'une suite de réactions thermodynamiques
loin de l'état d'équilibre dans le manteau supérieur, c'est évident. Nous
avons là des noyaux nucléaires dans lesquels il y a des réactions très
compliquées. Nous sommes, nous autres terriens, sur trente kilomètres
d'épaisseur d'une écorce. Nous sommes sur une sorte de marmite de Satan
dans laquelle se produisent sans arrêt des réactions loin de l'équilibre, ce
qui nous permet de dire, que véritable ment nous appartenons à un monde
d'une complexité considérable. Voilà ce que voulais signaler, vous le saviez
sûrement..
I. STENGERS
J'abonderai dans votre sens en parlant, en plus de l'hypothèse "Gaïa"
-autre mot pour la "terre"- : c'est une hypothèse qui intéresse beaucoup à la
fois des écologistes au sens militant et des scientifiques et notamment les
météorologues. Quel est le sens de l'hypothèse Gaïa ? C'est de dire que les
choses que nous sommes habitués à considérer comme des données -le sol,
l'atmosphère, toute une série de choses que nous sommes habitués à
e.,
Isabelle STENGERS
considérer comme la terre, comme le cadre de notre vie- sont en fait des
créations de la vie, de l'écosystème. Le sol, en tant que cultivable, est
indissociable de l'ensemble des activités sur terre. La beauté de cette
hypothèse est justement de nous rendre compte que nous participons à un
système hautement instable qui s'est créé au cours d'une histoire complexe
et où ce que nous pouvons considérer comme donné de manière neutre -
c'est-à-dire invariant par rapport à notre histoire- est beaucoup plus réduit
que nous ne pensions. C'est vrai que l'Himalaya peut être considéré comme
une donnée, un invariant qui constitue le cadre de notre histoire mais
renvoie à la marmite de Satan dont vous parlez. Mais il y a un nombre
considérable de choses que nous considérions comme des invariants et qui
sont en fait des variables, et des variables imbriquées de manière
extrêmement forte.
Question
Dans huit millions d'années, il n'y aura plus d'Himalaya...
I. STENGERS
D'accord, mais ce n'est pas nous qui l'aurons détruit. C'est quelque
chose qui a son rythme propre, c'est pas une variable imbriquée à d'autres
variables... Par contre le trou d'ozone...
Question
Le fait que vous parliez de Morin me fait penser à une question
relative à votre exposé. Je crois que Morin dit que la science classique,
c'est un peu l'école du deuil, et je me demande si vous ne nous poussez pas
à un autre deuil qui est le deuil de la généralité et le deuil de la
prédictibilité. Et cela n'est-il pas un deuil très lourd pour un scientifique
même s'il réenchante le monde ?
I. STENGERS
Je crois que la généralité pour les scientifiques au travail, ça a
toujours été d'une pertinence relativement limitée. Ne serait-ce que pour
prendre des équations très techniques comme les équations de Schroedinger,
le scientifique pourra dire de manière générale qu'on comprend les
structures chimiques et moléculaires grâce à ces équations. Néanmoins,
pour dépasser l'atome d'hydrogène et sortir les autres atomes de l'équation,
il faut très vite quitter ce niveau de généralités pour bricoler des choses très
intelligentes qui rendent cette équation opérationnelle pour des systèmes
plus compliqués. Donc, dans la science au travail, les généralités sont
relativement rares. C'est surtout lorsque la science se représente elle-même
LA COMPLEXITE, UNE MODE ET/OU UN BESOIN
Question
Quand ça ne serait qu'apprendre qu'un modèle n'est qu'un modèle..
Question
Je voudrais revenir un peu sur la question qui vient d'être posée. En
fait, j'ai l'impression également qu'il y a quelque chose qui disparaît dans
cette manière de concevoir le discours scientifique : c'est une forme de
centralisme dominateur qui veut que toutes les idées soient ramenées à une
idée générale. Mais je voudrais faire une sorte de parallèle entre ce qui se
passe dans le discours scientifique et ce qui se passe dans le monde social
qui nous concerne ; je pense que ce sont des choses qui sont assez liées.
L STENGERS
Je voudrais insister sur deux choses. Je ne crois pas que la science
locale soit simplement une science en retrait au sens où désormais elle
deviendrait innocente ou plus sympathique. Ici, je me situais en-deçà du
problème des implications sociales et économiques, des utilisations de ce
que devient la science hors des laboratoires. A la limite, j'aurais pu citer,
en tant que problème de prolongement celui du prolongement de l'équation
Isabelle STENGERS
Question
Je crois qu'on peut dire qu'il y a là, peut-être une confusion en ce
sens que ce dont il est question au travers de la rationalité scientifique, c'est
quand même de la démarche de connaissance d'abord ; et là, il n'y a pas de
savoir sans qu'il ne donne naissance à un pouvoir. Je pense que l'exercice
de cette pensée scientifique est très contingente aux sociétés dans lesquelles
elle s'exerce. Seulement, lorsqu'il s'agit d'utiliser ce pouvoir, vous le
présentiez comme s'il s'agissait de la science en tant que telle, en tant
qu'espace fermé, qui était responsable de ça ; moi, je pense que non, c'est
la société tout entière. C'est bien pour ça qu'il faut une diffusion de
l'information scientifique et pas croire que ce sont seulement les
scientifiques moyens qui participent aux découvertes, c'est un problème de
société tout entière, pas des seuls scientifiques. Je crois qu'il ne faudrait pas
confondre les plans.
I. STENGERS
Je voudrais dire une chose ! Je crois que ce que j'ai dit ici n'est
absolument pas suffisant pour traiter de problèmes de ce genre-là. Ce que je
veux dire tout de même, c'est que de manière générale, quelque chose qui
sort du laboratoire ne sort pas du laboratoire parce que c'est scientifique.
Ça sort du laboratoire parce que ça a une pertinence sociale, économique ou
politique. Evidemment, les scientifiques ne sont pas des bactéries, c'est-à-
dire qu'ils n'ignorent rien de cela ; certains laboratoires vont, étant donné
une situation de pertinence avérée de la biotechnologie à l'heure actuelle,
consacrer leurs efforts à faire une science dont ils savent qu'elle est faite
pour sortir de leur laboratoire et leur rapporter les bénéfices
correspondants. Mais on ne peut pas dire que la science est une
scientifisation du monde, ou une mainmise par les scientifiques sur le
monde. Si les biotechnologies comme productions scientifiques sortent des
laboratoires, ce n'est pas parce qu'elles sont scientifiques, c'est parce qu'on
y trouve un intérêt autre qui est technique, économique, etc..
Question
Le fait que ça sorte du laboratoire est en quelque sorte la raison pour
laquelle ça y est rentré comme sujet de recherche. Autrement dit, le
Isabelle STENGERS
I. STENGERS
Il y a un élément de généralisation de trop dans ce que vous dites.
Prenez le personnage de Monod : il a été, à un moment directeur de
l'institut Pasteur, de quelque chose qui fait des vaccins, etc.... Les
biotechnologies sortent de la biologie moléculaire, science à laquelle
Monod a collaboré, et pourtant, moi je soutiens qu'on doit définir
autrement le personnage scientifique de Monod et celui d'un biotechnologue
d'aujourd'hui. Parce qu'au moment où Monod parlait, c'est vrai qu'on
pouvait améliorer les vaccins, mais les vaccins existaient déjà... Enfin, on
pouvait attirer de l'argent en améliorant ou en multipliant les vaccins. La
biologie moléculaire a trouvé sa place à l'Institut Pasteur parce que
l'université française centralisatrice a longtemps été dominée par des gens
anti biologie moléculaire, alors qu'en Amérique c'était dans des universités.
Au moment où Monod écrit Le hasard et la nécessité, il nous décrit un
monde de vivants généralisable, il montre quelles sont les bonnes manières
de décrire le vivant, les bonnes questions et les mauvaises questions. Il
tombe en fait sous le coup de certaines de mes critiques. Et pourtant je ne
vais pas dire à Monod : à cause de vous, le monde des vivants va être
manipulable et ça va profiter à l'industrie. Pour que les biotechnologies
existent, il fallait quelque chose qui n'était pas prévisible a priori : il fallait
qu'on trouve certains moyens techniques pour mettre à l'oeuvre les
bactéries et ça, c'était un possible qui n'était pas identifiable pour Monod.
Je crois qu'il y a une cohérence dans ces choses, mais on ne peut pas dire,
dans la mesure où Monod prépare le terrain aux biotechnologues, qu'on
opère sur eux tous la même grille d'analyse. Je crois que maintenant, ceux
qui s'engagent en biologie pour faire des biotechnologies, en sachant que là
ils auront des postes, que là ils auront du prestige, que là éventuellement ils
auront des brevets et de l'argent, répondent à un personnage de scientifique
très différent de celui qu'était Monod. Je crois que quand une science
acquiert une pertinence économique intense, ceux qui la peuplent se
transforment parce qu'il y a un nouveau type de recrutement. Je crois qu'il
faut être concret : il faut voir qu'une science c'est aussi le type de
recrutement et d'anticipation des étudiants qui s'engagent pour faire cette
science. Maintenant que la biotechnologie existe, la biologie n'est plus celle
de Monod et des années 60 où la pertinence économico-industrielle pouvait
être fantasmée mais n'était pas effective et ne pouvait pas faire partie d'un
LA COMPLEXITE, UNE MODE ET/OU UN BESOIN
plan de carrière. Je crois qu'il faut être très historique et concret dans ce
genre de description.
Question
Vous disiez tout à l'heure que la complexité ne devait pas être
l'instrument d'une théorie générale. Mais enfin, Morin dit quelque part
qu'il n'y a pas de système philosophique qui n'aspire à un moment ou à un
autre à l'unité. Quel compte tenez-vous de cette unité ?
I. STENGERS
Il est possible qu'en vieillissant, j'écrive un système du monde, à ma
manière. C'est bien possible. Cette aspiration peut être traitée comme
symptôme d'une fatigue de la curiosité ou de l'exigence, d'un désir de
certitude, ou un désir d'acquérir une autorité qu'on n'aurait jamais acquise
en ne posant que des questions etc... J'ai l'impression que cette aspiration,
il faut la traiter comme Morin, dialogiquement. C'est une aspiration, mais
elle n'a aucune raison de vouloir être satisfaite. Je ne suis pas une
positiviste au sens classique où un positiviste dirait : "évidemment que tout
est local puisque chaque théorie a ses instruments, est relative à ses
instruments... Et donc, ne posons pas de problème d'articulations. Il y a un
ensemble délimité par son domaine théorético-instrumental, ne soyons pas
métaphysicien, n'essayons ni de parler de monde ni de parler de nature,
nous n'avons que des objets scientifiques définis...". En quoi je tombe dans
l'idée de Morin ? C'est que la notion de nature m'intéresse, et donc une
certaine cohérence liée à notre situation d'être dans un monde à explorer, et
un monde assez doué d'histoires assez riches pour nous avoir produits... Je
crois comme Reeves que nous sommes le produit de cette nature, je suis
héritière de Darwin en ce sens là, je crois que nous sommes le produit
d'une histoire et non pas d'une création ineffable. Seulement, cette
conviction me sert d'exigence : je ne m'étonne pas que la nature se révèle
extrêmement riche de questions, de créations de significations, de
nouveautés, puisqu'elle a produit l'histoire des hommes. Par contre je ne
crois pas qu'en disant "complexification" j'explique quoi que ce soit. Je
crois qu'on peut avoir des complexifications, mais je crois qu'on peut avoir
aussi des créations de simplicité, des instabilités mais aussi des créations de
stabilité. Je ne crois pas qu'un concept général soit utile pour redoubler
cette cohérence que je cherche à contribuer à construire qui est -c'est une
thèse de La nouvelle Alliance- au fond une proclamation de matérialisme :
"comment construire la nature de tel le sorte qu'il ne soit pas absurde
qu'elle nous ait produite". C'est vraiment cela mon désir de cohérence,
mais c'est une question et non pas une réponse : hé bien oui, c'est parce
Isabelle STENGERS
Professeur au C. N.A.M.
(Science, technologie et société)
ont lieu dans la durée, des durées plus que centenaires. Le propre des
sociétés industrielles est d'ajouter aux causes externes de déstabilisation des
facteurs internes qui les condamnent au choc toujours renouvelé du
changement. Or, le système technique qui a prédominé, jusqu'au milieu du
siècle, sur la base de la matière et de l'énergie, est à son tour dépassé, sous
nos yeux, par un nouveau système, dont les multiples composantes vont des
ordinateurs aux missiles, des machines-robots aux télécommunications, des
biotechnologies aux matériaux composites. Les systèmes de machines
relaient plus ou moins progressivement les machines complexes dans la
production des biens et des services : le microprocesseur -la puce- est le
symbole de cette mutation, où les nouvelles machines ont pour fonction non
plus seulement d'accroître la force musculaire, mais de prolonger et de
remplacer dans certains cas les fonctions intellectuelles du cerveau.
La "révolution de l'information", l'information étant entendue non
pas au sens sociologique du terme, mais au sens d'une grandeur physique
mesurable au même titre que la matière et l'énergie, est la caractéristique du
nouveau système technique. Cette prédominance de l'information ne veut
pas dire que les domaines de l'énergie et de la matière connaissent une
stagnation, pas plus bien sûr que les premières étapes de la Révolution
industrielle n'ont ignoré l'information : le régulateur à boules mis au point
par Watt pour la machine à vapeur ou les cartes perforées du métier de
Jacquard ne sont-ils pas les ancêtres des machines à information ? En fait,
l'expansion de l'électronique et des technologies de l'information contribue
aux progrès mêmes des autres domaines, énergie nucléaire, engins spatiaux,
chimie de synthèse, biotechnologies ou nouveaux matériaux, par un jeu
d'interéactions qui induit les percées de l'un à s'alimenter des percées des
autres. On peut concevoir des puces destinées aux ordinateurs à partir de
processus vivants, de même que la maîtrise du vivant par la génétique ou les
progrès de notre compréhension des processus cognitifs passent par la
théorie de l'information.
La révolution de l'information est le résultat d'une symbiose de plus
en plus étroite entre la science et la technique -le laboratoire et l'usine-, et
elle entraîne à son tour deux conséquences, qui expliquent en grande partie
le désarroi, sinon la crise d'intelligibilité de cette fm de siècle : d'une part,
un degré croissant de complexité dans les structures des sociétés
industrielles, d'autre part l'automatisation croissante de tâches qui
paraissaient jusque-là exclusivement réservées à l'homme. Les travaux de
John von Neumann ont montré la possibilité d'automates capables de se
reproduire . les artefacts techniques peuvent acquérir la capacité non
seulement de se maintenir en état de fonctionnement, mais aussi de
s'accroître de façon autonome. Nous ne sommes qu'aux premières étapes de
cette montée de la complexité et de ce processus de substitution, et s'il est
ENJEUX SOCIAUX DES NOUVEL' .FS TECHNOLOGIES
(1) Voir J.J. SALOMON et A. LEBEAU, "Le système technique contemporain", L'écrivain
public et l'ordinateur : Mirages du développement, chap. 4, Hachette, Paris, 1988.
Jean-Jacques SALOMON
(2) Voir W.J. DONNELLY, The Confetti Generation How The New Communication
Technology is Fragmenting America, Holt, New York, 1986.
Jean-Jacques SALOMON
(3) Fernand BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie, capitalisme, Vol. 1, Les structures
du quotidien, Colin, Paris, 1979, p. 293.
ENJEUX SOCIAUX DES NOUVELLES TECHNOLOGIES
II - LE SPECTRE DU CHOMAGE
TECHNOLOGIQUE
Parmi les enjeux sociaux des nouvelles technologies, ce sont, bien
entendu, l'emploi et les conditions de travail qui occupent le devant de la
scène, d'autant plus en Europe que le nombre de chômeurs n'a cessé
d'augmenter depuis dix ans. Le changement technique rend obsolètes
certaines compétences, et en même temps rend d'autant plus précieuses les
compétences nouvelles qui permettent de maîtriser les nouvelles
technologies. Les entreprises qui ne tirent pas parti des nouvelles
technologies sont menacées de disparition, alors que simultanément
apparaissent de nouvelles industries qui régénèrent le système de production
et les services. Des régions ou des localités entières pâtissent de leur
dépendance trop étroite à l'égard d'industries traditionnelles, alors que
d'autres attirent et multiplient l'emploi à partir d'industries liées à
l'exploitation des technologies nouvelles. Ainsi resurgit la vieille crainte,
qui s'est manifestée à plusieurs reprises depuis les débuts de la Révolution
industrielle, de la machine "dévoreuse d'ouvrage" et concurrente de
l'homme, lui faisant perdre ses compétences professionnelles, déplaçant ses
qualifications et le remplaçant dans son travail. A chaque innovation
décisive dans l'histoire des différentes étapes de la Révolution industrielle,
le spectre du chômage technologique a refait surface, plus ou moins
redoutable ou localisé en fonction de la radicalité des transformations qui en
ont résulté dans l'ensemble de la société.
La leçon du passé est faite pour rassurer dans le moyen, sinon le
long terme : les applications du nouveau système technique doivent
développer de nouvelles ressources, qui contribueront à leur tour à
augmenter l'emploi. Il est vrai que, depuis les débuts de la Révolution
industrielle, l'augmentation de la productivité par la mécanisation du travail
s'est accompagnée d'une augmentation de la population active dans tous les
pays industrialisés. Mais personne ne peut dire combien durera la période
de transition, c'est-à-dire le temps qu'il faudra pour que le nombre
d'emplois créés l'emporte sur celui des postes supprimés. Dans le court
terme, en tout cas, la diffusion du nouveau système technique soulève de
grands problèmes pour tous ceux qui perdent leur travail, victimes du
délestage ou de qualifications inadéquates.
Mais aucun pays ne peut choisir de se fermer à cette diffusion
empêcher le recours à des instruments plus productifs, quand les
Jean-Jacques SALOMON
(4) Paul A. DAVID, "La moissonneuse et le robot : La diffusion des innovations fondées sur
la micro-informatique", dans J.J. SALOMON et G. SCHMEDER, Les défis du
changements technologique, Economica, Paris, 1986, p. 120.
(5) L. M. SALERNO, Harvard-L'expansion, hiver 1986-1987, p. 2.
Jean-Jacques SALOMON
(6) W. LEONTIEF, The Distribution of Work and Income", Scientific American, sept. 1982,
p. 140 (version française dans Pour la science, nov. 1982).
ENJEUX SOCIAUX DES NOUVELLES TECHNOLOGIES
(7) Voir R. INGLEHART, The Silent Revolution : Changing Values and Political Styles
Among Western Publics, Princeton University Press, 1977.
Jean-Jacques SALOMON
(8) Voir P. LAGADEC, La civilisation du risque, Seuil, Paris, 1981 ; et du même, Le risque
technologique majeur, Pergamon, Paris, 1981.
ENJEUX SOCIAUX DES NOUVELLES TECHNOLOGIES
scientifique avant même qu'elle n'ait débouché sur des résultats utilisables.
La controverse qu'ont suscitée les recherches sur la recombinaison de
l'ADN en est un exemple. On sait que cette controverse déboucha aux
Etats-Unis sur des directives des National Institutes of Health visant à
contrôler les conditions dans lesquelles les recherches sont menées en ce
domaine, directives qui ont trouvé leur équivalent en Europe dans les
recommandations de la Fondation Européenne de la Science, dans une
directive des Communautés Européennes, dans les recommandations du
Conseil de l'OCDE et dans celles qui ont été adoptées par certains pays.
Ces réglementations imposent des mesures de sécurité chargées de
"contenir" sur le plan des installations physiques et des expériences
biologiques, les dangers potentiels, sans pour autant limiter les recherches
elles-mêmes. Tout l'enjeu de la controverse, tel qu'il a été défini dés la
Conférence d'Asilomar, est dans cet équilibre à établir entre le risque
estimé des expériences concevables et l'efficacité estimée des niveaux de
sûreté.
Voilà donc une affaire, en apparence, exclusivement scientifique,
que la nature même des recherches poursuivies, les divergences d'opinions
parmi les experts de la communauté scientifique et les pressions de
l'opinion publique ont transformée en question politique débattue sur la
place publique. D'un côté, l'institution qui incarne avec le plus d'éclat le
succès de l'investigation rationnelle s'interroge sur les limites qu'elle doit
ou peut imposer à l'exercice de la recherche. De l'autre, le souci d'un
contrôle social de la recherche fait irruption sur le territoire naguère
exclusivement réservé aux discussions des spécialistes. Comme dans le
débat nucléaire, c'est la possibilité de conséquences désastreuses sur le
capital génétique qui conduit à soulever la question du niveau
d'acceptabilité du risque. Mais, à la différence du débat nucléaire, c'est la
recherche fondamentale elle-même qui est en question et non plus seulement
ses applications possibles. A la différence surtout du XIXème siècle, une
question est posée par le progrès même de la science qui tend à soumettre
l'exercice des procédures dont dépendent les progrès de la connaissance à
un contrôle extérieur à la communauté scientifique.
En somme, le chercheur n'est plus seul en tête-à-tête avec les
questions que sa curiosité et ses intérêts intellectuels lui font aborder dans
une "tour d'ivoire" qui ignorerait le reste du monde : dès le laboratoire, la
société est partie prenante aux enjeux de la recherche. Les équipes de
chercheurs, dans ce domaine comme dans d'autres, sont engagés dans une
compétition où les impératifs commerciaux et scientifiques sont intimement
liés : les problèmes d'ordre éthique ou professionnel qu'ils affrontent (par
exemple, l'obligation de secret qui s'attache à certaines recherches
Jean-Jacques SALOMON
ARTICLES
HUBERT REEVES, CONTEUR
(*) Lettres.
Françoise BIANCHI
1985
(*) Maître de Conférences à la Faculté des Lettres de l'Université de Pau et des Pays (1-
!Adour.
(1) Bernard D'ESPAGNAT : Un Atome de sagesse, Seuil, 1982, pp. 55-6
.44
Désiré CHEVRIER
(2) Sans vouloir pratiquer l'assimilation grossièrement abusive, rappelons à quel point
l'imaginaire, que nourrissent l'affectivité, les désirs et les fantasmes, peut faire pencher
naturellement vers l'animisme délirant des hommes chez qui l'on ne s'y attendrait pas.
Dans Le Cosmos et l'Imagination (José CORTI, 1965), Hélène TUZET note que
KEPLER, observateur, mathématicien et géomètre, poussait les analogies pittoresques à
un degré (pour nous) stupéfiant, projetant aisément sur les choses la vie exubérante
sentie en lui-même : "La Terre est un animal [...], lent à la colère, mais d'autant plus
violent qu'il s'est échauffé [...1 ; elle respire à la manière des poissons, absorbe l'eau
marine, digère et par concoction élabore les métaux ; elle possède les fonctions
d'excrétion [.. On observe en elle à la fois une faculté formatrice comme celle des
femmes enceintes, et une émission de semence (accompagnée peut-être de plaisir),
excitée par les aspects des Planètes ; elle a même un sens esthétique qui la fait applaudir
à sa manière quand elle perçoit une configuration astrale harmonieuse" (cf. De Stella
Nova, 1606, et Harmonice Mundi, 1619).
Désiré CHEVRIER
phrase interrogative annule la question (car il est impossible d' "assigner une
tâche" sans le savoir et le vouloir).
Si certains vocables, par leur caractère neutre et indéterminé,
ménagent un degré de prudence, comme en ce début de phrase : "Tout le
déroulement de l'univers était-il déjà inscrit dans le jeu des interactions
entre les particules, les dernières sonates de Beethoven sur la partition qu'il
y a 15 milliards d'années les quarks, les électrons et les photons
s'apprêtaient à lire et à exécuter ?" (pp. 150-1), tout se gâte dans la seconde
moitié, à partir de l'image métaphorique de la "partition". La nécessité de
purifier le langage serait-elle donc incompatible avec celle de vulgariser ?
Même les formes verbales pronominales ("La vie est la mystérieuse
tendance de la matière à s'organiser et à monter les étages de la
complexité", p. 102), qui semblent moins compromettantes parce que plus
propres à écarter l'idée d'un monde agi par une volonté surnaturelle,
n'impliquent-elles pas de facto l'idée d'une grande force unique intra-
naturelle ?
Rendre compte des phénomènes conduit à métaphoriser ; complé-
mentairement, poser de façon explicite la question philosophique de savoir
s'il y a "un projet dans le cosmos" (4) amène inévitablement à une
métaphorisation constante. "Quand je remarque cette complexité croissante,
des quarks aux molécules, je trouve ça assez sympathique. Je serais prêt à
croire que tout cela a un sens : cette émergence du chaos, cet alphabet, cette
structuration, tout cela me semble agréable et plein de sens" (5) : une telle
réflexion s'appuie en partie sur la théorie scientifique du "big bang", assez
extraordinairement efficace pour expliquer les observations. Mais comment,
ensuite, échapper à des images comme "orchestration", "bienveillance",
"atomes favoris de la nature", "la nature faisant sourdement son oeuvre" (p.
166) ? L'ambiguïté d'un tel discours rend malaisé le partage entre le clin
d'oeil humoristique, l'imagination concrétisante, la croyance.
H. Reeves affirme son intention de s'entourer de garde-fous et de
prendre des précautions. Dans une interview relativement récente (6), il
reconnaît ignorer pourquoi la matière possède l'étonnante ("pour nous",
précise-t-il) capacité à s'organiser, à se complexifier, à "vivre", pourquoi
une évolution a mené des particules élémentaires jusqu'à l'être humain. Il
déclare regretter l'influence que peut avoir une conception philosophique du
monde sur la recherche scientifique : pour l'occident médiéval, rappelle-t-il,
le Soleil, décrété "être parfait", ne pouvait avoir de taches et il a fallu
Galilée et son télescope pour les découvrir, alors que les Chinois les avaient
inventoriées depuis plus de deux mille ans. Sans nier l'idée d'Adorno selon
laquelle les idéologies ambiantes contaminent la recherche scientifique, H.
Reeves se refuse à en faire un absolu et croit qu'un tel conditionnement peut
être dépassé. Il reconnaît que la théorie du "big bang" semble avoir des
connotations religieuses, une corrélation avec une croyance biblique (le
chaos originel et la suite), mais il souhaite qu'elles ne déforment pas
l'objectivité scientifique et exige que l'on se défasse de tous les préjugés,
tant pro qu'anti-religieux. Prenons acte.
Pourtant, nous constatons qu'il est bien difficile de ne pas animer (au
sens fort), voire déifier le réel. Dès que l'on explique que dans l'univers les
quarks s'agencent en nucléons, ceux-ci en noyaux, qu'il y a des atomes
partout, qu'en gravissant les paliers de l'organisation de la matière on
constate que les molécules s'associent en biomolécules, en protéines et en
bases nucléiques, dont l'assemblage ordonné forme les cellules vivantes, on
est amené à résumer le processus en disant que "la nature semble suivre
partout les mêmes schémas d'organisation" et, du coup, on unifie les
phénomènes comme résultant de cette réalité une, la nature, accomplissant
un acte unique.
Le langage vulgaire (au sens de commun) multiplie donc les pièges
sous les pas du vulgarisateur. Les mots, "vases précieux" selon Saint-
Augustin, deviennent ici des images. Trop vieux, notre langage, pour ne
pas faire retomber le discours illustratif dans l'explication magique ! Est-il
purifiable ? Craignons qu'à vouloir le dépouiller à tout prix de sa gangue
anthropomorphisante il ne se réduise à son essence pure et ne se tienne plus
que dans le lieu éthéré, idéal, des formules de la mathématique, maniables
par les spécialistes de la tour d'ivoire. Si, en écartant les analogies (aucune
n'est parfaite, toutes sont illusoires) et en évitant de forger des concepts
faux, c'est-à-dire mal adaptés à la description du réel, il ne s'agissait que de
soutenir la créance du discours scientifique ! Mais il faut que vitalisme,
animisme, romantisme, finalisme, déisme, le corrompent le moins possible.
La pauvreté du langage scientifique, s'il reste étranger à la plurivo-
cité, à l'ambiguïté et donc fidèle à l'exigence de transparence, fait sa grande
force ; chargé de traduire les explications causales et non finales, il peut
alors refuser l'intentionnalité dans les structures organisées. Nous savons
que c'est pour l'élimination des causes fmales d'Aristote qu'est advenue la
causalité par raison suffisante. La fmalité est un monisme, et tout monisme
explicatif, parce qu'il relève du système, est dangereux. La finalité n'est
DEMONL4QUE METAPHORE
peut-être qu'une flèche que nous plaquons après coup sur une ligne
d'événements (7).
Mais une vulgarisation sans animation ni mise en images peut-elle se
concevoir ? Homme, non esprit pur, je ne m'intéresse qu'à ce qui peut me
parler de façon vivante, mettre en branle ma sensibilité. Et puis, si je
réussis à bannir toute idée de fmalité, puis-je me passionner pour ce qui ne
relèverait plus d'un automatisme ? Fastidieux, le monde automate, et bien
inhumaine une telle science. Nous sommes tous travaillés par l'interrogation
sur le sens et il faut que nous nous sentions bien dans notre discours pour
avoir envie d'aller plus loin. Simplement, ayons garde qu'en nous y sentant
trop bien, nous n'allions n'importe où.
Manuel de Dieguez (8) pense que, de toute façon, la nature est
"muette de naissance", qu' "il n'y a de sens de ce que n'anime aucune moti-
vation ni fmalité" et que, adoptant en cela une attitude "mythologique",
"l'homme se forge des dieux parlants" (les "déités idéales" du langage
scientifique) ; ce point de vue radical, qui professe, si l'on peut dire, un
agnosticisme ("agnôstos" : inconnaissable) à l'égard de la connaissance elle-
même, nous paraît se distinguer par sa stérilité. Que l'homme, donc, parle
du monde, mais qu'il mette en garde et ne métaphorise que l'indispensable.
Selon Parménide, on ne peut dire que ce qui est, et certes le néant est
indicible. Nous savons qu'on le dit de façon impure. Mais il n'est pas
possible de renoncer et de tenir pour indubitable l'affirmation
d' Antisthène : on ne peut dire ce qui est.
1985
I AD ASTRA
Que l'astronomie soit la plus ancienne et la plus vénérable de toutes
les sciences, personne ne le contestera. Et que l'astrophysique, sa fille
légitime, soit une discipline carrefour en plein essor où se rencontrent
astronomes et physiciens, ce n'est pas moins certain. Car l'astrophysique est
à la fois source et confluent des plus étonnantes découvertes qui concernent
et la matière et la vie et l'homme. C'est dire sa signification philosophique
(au moins pour les philosophes qui condescendent à s'intéresser à la science
contemporaine...).
Mais justement, pour ce philosophe, et tout simplement pour celui
qui réfléchit, le phénomène scientifique et aussi le fait culturel de
l'astrophysique suscitent une interrogation centrale : que signifie le discours
astrophysique au sein des discours scientifiques contemporains ? Car si
l'astrophysique ne va sans la cosmologie c'est-à-dire le projet et le
problème d'une "science du Tout unique et irrépétable", n'est-elle pas à la
limite et ne revèle-t-elle pas la limite de tout discours scientifique...?
puisqu'il est peut-être impossible à l'homme d'embrasser ce "Tout" dont il
est après tout une "partie".
Bref, quelle herméneutique appelle ce qu'on pourrait appeler
l'astrocosmologie ? Sans doute fera-t-on valoir, et à bon droit, que la
"cosmologie du XXème siècle" (1) est un discours de nature scientifique et
non pas une théorie philosophique. Mais il n'en reste pas moins que le
thème du discours astrocosmologique "donne à penser" s'il est vrai qu'il y
va du "Tout" en termes objectifs, mais aussi et en même temps de ce que
Hubert Reeves appelle "la place de l'homme dans l'Univers" en termes
subjectifs qui ont aussi droit de cité puisque après tout c'est l'homme qui
est bel et bien l'astrocosmologue.
Mais nous devons dire dès l'abord en quel sens ce discours nous
interdit de penser... si l'on peut s'exprimer de la sorte. D'un mot : il est
désormais impossible de penser sur le monde, puisque nous sommes obligés
de penser avec et dans ce monde dont nous savons mieux que nous faisons
partie. Dans un style volontairement polémique : "Seront chassés de la Cité
des hommes-chercheurs tous ceux qui s'enferment dans la très fragile tour
d'ivoire de leur Cogito". Ou encore, et pour accentuer avec Carl Sagan
notre rapport intime avec le Monde : "...nous sommes l'incarnation locale
d'un Cosmos qui prend conscience de lui-même. Nous commençons à nous
tourner vers les étoiles. Poussières d'étoiles, nous méditons sur les étoiles"
(2). Peut-être faut-il voir ici la tension féconde qui ne peut ni ne doit être
réduite entre l'objectif -les incontournables étoiles- et le subjectif -cette
"poussière" qui est capable de penser ces étoiles et de leur accorder comme
un surcroît d'existence et de valeur secundum mentem-. Mais de toute façon
c'est un fait que les hommes, depuis qu'il y a des hommes, méditent sur les
étoiles qui inspirent confiance aux marins hasardés sur la mer, parce qu'à
leur... place elles signifient l'ordre et la régulière puissance du Cosmos bien
au dessus des vicissitudes "sublunaires" et humaines. Mais ce qu'enseigne
l'astrophysique moderne, à la différence de la traditionnelle astronomie dite
de position, c'est à vrai dire une leçon plus complexe et sans doute encore
plus belle en son objectivité.
(2) Cosmos, Mazarine -Paris - 1981, ch. XIII - Qui plaide pour la terre ?
(3) J. MERLEAU-PONTY, op. cit.
ASTROPHYSIQUE ET METAPHYSIQUE
(6) Sciences de l'univers et problèmes métaphysiques, Seuil 1976, ch. I - A partir de '
cosmologie.
ASTROPHYSIQUE ET METAPHYSIQUE
(7) Entre le temps et l'éternité, Fayard, 1988, ch. VII - La naissance du temps, p.
(8) Ibid.
Thierry DELOOZ
des questions qui est de savoir si oui ou non un "espace vide de matière"
et/ou une "instabilité créatrice de matière" sont assez puissants et... précis
pour expliquer la naissance et le développement de notre univers... Mais
supposons que ce "modèle" de Prigogine et Stengers doive remplacer celui
du Big-Bang, il faudra de toute évidence expliquer et justifier cette pré-
réalité de l'univers. Car rien n'est causa sui.
Mais je crois qu'il faut ici formuler clairement ce qu'on pourrait
appeler l'équivoque du commencement. En effet le cosmologue et le
philosophe questionnent l'un et l'autre sur le commencement pour mieux
comprendre la suite de ce commencement et le devenir en ses étapes
enchaînées. L'un et l'autre en effet mais pas l'un comme l'autre. C'est ce
que montre tout de suite et très bien l'obligation de réserve du cosmologue
face au problème de l'Origine. En effet une telle "Origine" ne présente pas
de sens assignable dans les termes opératoires qui sont ceux de l'enquêteur
scientifique puisque "son" origine à lui fait partie de la série dont elle est en
somme le premier maillon. On voit bien qu'ici il ne saurait être question
d'aller au-delà d'une première figure des choses -à supposer, ce qui est
douteux, qu'on puisse y parvenir complètement-... Au contraire le
philosophe cherche à savoir si un Metteur en scène, infigurable sans doute
mais pensable, n'est pas nécessaire pour comprendre qu'il y ait un monde et
ce monde. On peut soutenir qu'est très heureuse cette tension de la
différence clans le rapport au thème de l'origine.
En effet, selon la cosmologie, le cosmos apparaît comme l'intégrale
d'un immense processus de devenir qui n'est jamais purement et simplement
être. A cet égard il faut faire son deuil de la soi-disant nécessité d'airain de
l'Univers qui serait pour le coup un rêve métaphysique dont nous nous
sommes réveillés depuis peu... En un mot l'Univers est pour ainsi dire une
flèche du temps -ce qui signifie d'ailleurs qu'il faut penser "la naissance du
temps" (Prigogine et Stengers) en association étroite avec la naissance de
l'Univers. Mais cette même pensée cosmologique nous permet d'observer
que dans et par ce cosmos apparaît le vivant en général et le vivant/pensant
en particulier -d'où l'implication biologique et anthropologique de la
cosmologie-. D'où, par une sorte d'effet de superposition cosmo-bio-
anthropologique, la haute teneur métaphysique de cette pensée du "Tout" et
qu'on peut bien résumer par le simple mot d'étonnement. Plus et mieux
qu'autrefois, me semble-t-il, l'homme contemporain a de quoi réfléchir et
"penser" à proportion de la qualité de son information. Et c'est sans doute
la qualité de cette information jointe au questionnement sur le fond d'être
de toutes choses qui loin de tarir l'étonnement l'avive et le transforme
même en une sorte d'admiration. En termes imagés : plus la mise en scène
est belle et somptueuse et puissante, plus et mieux se profile l'idée d'un...
génial Metteur en scène -ce Dieu inconnu "en soi" mais peut-être pas
ASTROPHYSIQUE ET METAPHYSIQUE
V - DU RETOUR A SOI
"Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de
ce qui est". ,Plus encore qu'au temps de Pascal, l'homme actuel devrait
mieux mesurer le juste rapport entre tout -ce "Tout"- ce qui est et ce qu'il
est lui-même dans ce Tout. Mais pour y parvenir il faut en finir avec ce
qu'on pourrait appeler l'absurde rivalité entre l'homme "prométhéen" et
une Nature qui n'en peut mais. Tout se passe comme si après avoir fomenté
la "mort de Dieu", l'homme moderne s'était acharné à programmer la mort
de la "nature dénaturée" pour reprendre un titre célèbre... Sans doute parce
que la modernité s'est malheureusement habituée à voir dans la Nature un
chantier et un filon, un réservoir et un dépotoir, de toute façon le pur et
simple prolongement des besoins quels qu'ils soient de l'homme Même si,
selon l'antique vision biblique, l'homme est créé avec pouvoir sur toutes
choses qu'il nomme et destine avec toute la puissance légitime d'un
lieutenant de Dieu, rien ne l'autorisait à saccager comme un tyran ou un
despote sans contrôle aucun, comme si les forces naturelles devaient tout
naturellement obéir à ses fantasmes et à ses rancoeurs. En bref il est plus
que temps d'en finir avec une idéologie de conquête agressive. Dans le
langage Michel Serres nous dirons qu'il est urgent de passer de Mars à
Vénus -pour "un contrat vénérien" avec les choses-. Mais, dira-t-on sans
doute, que faire alors de la Nature une fois qu'on l'a écrite avec une
majuscule initiale de révérence ?
La réponse est simple : il n'y a d'abord et en premier lieu strictement
rien à faire avec la nature sinon, en premier lieu et tout d'abord, la
respecter en la regardant pour ce qu'elle est, jusques et y compris nous-
Thierry DELOOZ
principe anthropique stricto sensu. D'autre part si, comme j'ai tenté de le
montrer, les liens de l'homme et du monde sont de nature en quelque sorte
parentale, il n'est pas a priori scandaleux ou inintelligible que l'immense
corps spatio-temporel du dit cosmos s'affine et se concentre en ce produit
hautement fini qu'est l'homme, à charge pour lui de ne pas être infidèle à sa
mission de rassembleur et d'interprète sans lequel le cosmos ne serait que ce
qu'il est. Par conséquent, en un certain sens, il ne s'agit nullement de
ployer ou d'aligner de force le cosmos vers l'homme comme si l'homme lui
était étranger et extérieur dans une perspective anthropocentriste
rétrécissante, mais il faut comprendre ensemble la réalité anthropo-
cosmologique ou, plus exactement, cosmo-anthropologique si nous
acceptons de voir en l'homme le produit émergent du cosmos. En ce sens
nous pouvons dire avec Reeves : "Si nous avons un rôle à jouer dans
l'univers, c'est bien celui d'aider la nature à accoucher d'elle-
même" (13). Par où l'on voit que le thème "martien" de la domination de la
nature par l'homme doit être transformé en un thème "vénusien" où jouera à
plein la "stratégie de coopération" comme le dit encore Reeves.
Mais n'oublions pas de poursuivre avec Pascal l'examen du retour à
soi "au prix de ce qui est". Ne doit-on pas penser que le prix sans prix et la
qualité supérieure de cet animal supérieur qu'est l'homme ont nécessité le
déploiement fantastique du cosmos -pas moins !- et qu'en ce sens l'homme
doit faire preuve de plus d'humilité que d'orgueil ? La réponse ne fait pas
de doute pour peu que l'homme consente à ne pas renier ses origines
"naturelles" sans lesquelles il ne serait pas là pour en discuter ! Il faut ici
faire table parfaitement rase de cet idéalisme voire de ce solipsisme larvé
des philosophes qui empoisonne le problème des rapports entre l'homme et
le monde. Ce qui s'impose ici, sans subtilité et en toute vérité, c'est le
réalisme de l'objet -disons avec Bernard d'Espagnat, "la notion d'un réel
extérieur à l'homme et qui ne dépend pas de lui" (14)-. Ecoutons encore
Pascal : "Connaissons donc notre portée : nous sommes quelque chose, et
nous ne sommes pas tout".
En définitive nous pourrions reprendre avec Pascal l'idée d'un
double enveloppement : dans et par l'univers l'homme est "englouti comme
un point", mais c'est un fait cosmologique que ce même univers est
(13) L'heure de s'enivrer, Seuil, 1986, 13. L'accouchement du sens, pp. 212/213. Italiques
de H. Reeves.
(14) Une incertaine réalité, ch. 12 - Résumé et perspectives, p. 262.
ASTROPHYSIQUE ET METAPHYSIQUE
1989
(15) Poussière d'étoiles, ch. XI - Une intention dans la nature ?, pp. 190/191.
(16) L'heure de..., lere Partie - Pulsion de mort. - L'humanité prépare fébrilement son propre
suicide.
A PROPOS DU BIG-BANG ET DE LA PLACE
DE L'HOMME DANS L'UNIVERS
,Gimuee ,CONSTATATIONS
importantes (2) qu'il n'est pas question d'analyser ici mais qu'on ne peut
éluder dans le contexte de la cosmologie.
Car sans l'apport de la théorie quantique, pas de modélisation
interprétative de l'Univers du type Big-Bang qui incorpore, ou plutôt tente
d'incorporer via l'astrophysique, tous les acquis y compris les plus récents
concernant les particules "élémentaires".
1 - Le principe d'uniformité
"Les lois de la physique vérifiées au laboratoire, s'appliquent à tout
l'Univers observable" (5).
Ce principe, qui constitue le présupposé le plus économique et le
plus direct, est fondamentalement important, au point qu'on voit mal, me
semble-t-il, ce que pourrait signifier toute autre hypothèse concernant
l'observation des phénomènes (via tous les moyens instrumentaux conçus et
construits précisément à partir des acquis de la physique). Il est
implicitement à la base de toute application des diverses spectroscopies à
l'exploration de l'Univers [et la moisson de résultats récente est riche] ;
pour donner un exemple c'est l'observation du décalage vers le rouge des
spectres des galaxies, interprété par l'effet Doppler-Fizeau, qui a conduit à
l'idée d'un univers en expansion [Hubble 1929 et la suite], base essentielle
du modèle cosmologique actuel.
C'est dans cette démarche que s'inscrit l'utilisation des acquis de la
physique quantique, y compris les plus récentes propositions, à
l'élaboration d'une théorie modélisante de l'histoire et l'existence de
l'Univers. Et c'est là, à mon sens, que commencent les difficultés.
La première constatation est que, alors que tous les physiciens
quantiques s'interrogent (voire se querellent...) sur la signification des
concepts introduits par le développement dans leur domaine (7), l'utilisation
qui en est faite au moins au niveau des articles "d'information" -[je n'ai
aucune prétention à avoir cherché à réunir une bibliographie spécialisée]-
dûs aux chercheurs eux-mêmes s'exprime souvent dans un langage de
"réalisme proche", pour employer la terminologie de B. d'Espagnat. C'est-
à-dire que les différents stades d'évolution qui constituent le modèle du Big-
Bang sont décrits en termes de "contrafactualité, [de ce que l'on aurait pu
observer si... on y était], dans une vision grandiose et à première vue très
impressionnante de "soupes" de particules présentées comme des entités
dont la "réalité en soi" est acquise alors qu'elle pose question aux
physiciens spécialisés dans l'étude des "particules élémentaires" (7). Je
pense ici bien évidemment aux impacts sur un public intéressé, mais non
spécialisé, car, en vertu même du "principe" d'uniformité les spécialistes
savent bien que l'utilisation des acquis d'un domaine inclut les conditions
de validité de ce domaine. Mais l'habitude de parler "comme si" les choses
étaient réellement et entièrement comme l'exprime le modèle en cours
(7) "A récuser sont, par exemple, même lorsqu'ils sont signés de noms célèbres, les textes
décrivant les états primitifs de l'Univers en termes "d'agitation thermique", en termes de
"particules en collision", et omettant d'avertir le lecteur que ce n'est là que pure et
simple allégorie" : B. D'ESPAGNAT, Une incertaine réalité, p. 159.
A PROPOS DU BIG-BANG
4 - Le principe anthropique
"La cosmologie doit rendre compte de notre propre existence
certaines cosmologistes n'accordent qu'une faible importance à ce principe,
dit anthropique, d'autres le considèrent comme fondamental" (9).
S'il s'agit d'énoncer que toute théorie, toute modélisation concernant
l'Univers doit permettre de prendre en considération la complexification
menant à l'apparition de la vie, puis, via l'homme (ou d'éventuels autres
êtres), de la pensée, j'aurais tendance à être un chaud partisan du "principe
d'anthropique" en ce qu'il tend à intégrer dans l'histoire et l'évolution de
l'Univers tout le "temps nécessaire" (H. Reeves) qu'il a fallu pour
l'élaboration de niveaux de complexité de plus en plus grands.
Mais si, comme c'est parfois le cas, parler du principe anthropique
c'est présupposer une sorte de finalité aboutissant à l'homme et à lui seul,
j'ai tendance à me "hérisser" dans la mesure où j'y retrouve, consciente ou
non, la démarche d'anthropocentrisme, et je comprends alors fort bien, tout
en ne partageant pas ce point de vue, la "faible importance" accordée par
certains cosmologistes...
Je voudrais tenter d'expliquer brièvement cette prise de position en
essayant d'abord de dire ce qu'elle n'est pas, si je n'arrive pas toujours à
préciser ce qu'elle est. Tout scientifique, tout physicien (qu'il le veuille ou
non) est nécessairement un peu métaphysicien -[la croyance à l'Objectivité
"proche" est aussi une attitude métaphysique]- et ce n'est sûrement pas le
refus de cette situation qui motive mon attitude. On pourrait croire à une
attaque de dogmes et de croyances religieux. Je respecte trop les
présupposés d'autrui -même s'ils ne me paraissent pas toujours cohérents- et
n'ai pas suffisamment l'esprit de certitude pour attaquer les certitudes des
autres...
En fait la première chose qui me heurte, c'est l'anthropocentrisme,
cette démarche qui conduit l'homme à se donner d'autorité la première
place dans l'Univers et à s'en considérer comme la finalité. Je ne pense pas
pour autant négliger tout ce qui est important dans l'existence de l'homme,
mais il me semble précisément que les "acquis" dans la connaissance de
l'Univers devraient contribuer à lui faire "relativiser" sa position avec un
peu plus de modestie. Et si les modèles doivent pouvoir permettre de
Jean DESCHAMPS
traduire son existence, rien de leur contenu ne permet de penser qu'il était
nécessaire.
Cette dernière remarque introduit le second point que, scientifique,
je supporte mal, à savoir l'utilisation des modèles, théories,..., élaborés à
un moment donné, pour justifier des présupposés antérieurs à leur
acquisition. Autant j'estime que la pensée scientifique, partie de la pensée
humaine, doit entraîner la prise en considération de ses acquis dans toute
vision plus globale, autant je crois peu à sa capacité de "preuve" pour
confirmer (ou infirmer) une croyance a priori, qui relève alors d'une autre
démarche, respectable sans doute, mais a-scientifique. Pour prendre un
exemple, lorsque la plupart des astrophysiciens et astronomes pensent que
1 — aventure" d'une planète de type terrestre est sans doute plus fréquente
que ne le pensent la plupart et admettent sans difficulté l'hypothèse d'une
pluralité de "mondes" habités, leur démarche -de type probabilistique- me
paraît s'inscrire dans la droite ligne du développement de leurs modèles
(une faible probabilité -peut-être très faible- sur un très grand nombre de
cas). Lorsque, au contraire, on tire des étroites conditions biologiques
d'apparition de la vie sur terre la conclusion d'une manifestation sans doute
unique, je ne puis me retenir de penser que, consciemment ou
inconsciemment, à cause de l'anthropocentrisme ambiant, on extrapole
indûment un modèle... Mais peut-être suis-je, moi aussi, victime
d'apriorismes -en tout cas pas dominants !-.
1986
ET SI DIEU ETAIT EN CHOMAGE
TECHNIQUE ?
(.) Sociologue.
Bernard DUPERREIN
1985
A PROPOS DU RAYONNEMENT FOSSILE DE
L'UNIVERS ET DE LA TEMPERATURE DU
COSMOS
ecvne
e mut n neenelit eleenu ee
O n peul cletze.ce- cite /Leo em deo
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Cr" *\n\e"'‘ t 9
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- e.--)— PENZIAS et WILSON reçurent le pin Nobel de Physique pote leur
découverte. Colle-cl est utilisée ectuellement comme preuve à l'appui
Ce7frx de le [hennie du •Big-Beng. originel de l'univers. Ce «rait le rayonne-
ment fouge ou résiduel nubti.tmt après reephnien initiale dam un
MAITR1SE DE CHIMIE univers en iniparann epent atteint in dimensions entonnement reconnu«
CL•1/1[1-41.1-1-
par non estrophysicien•.
,t8 ThIERMODYNAMIQUE STATISTIQUE 12.1 - Sur quai type crobservetion o. bew-t•on pour ef rimer
qu'il s'agit du rayonnement thermique de fond de l'univers
et non du reyonnement provenant d'étoiles ou de gelant«
E. POQUET proche. 7
- RAYONNEMENT DU CORPS NOIR Soit une cheik linéaire de longueur L comportent N atomes
Identicue. régulièrement «pende, menet/bile de vibrer.
1.1 - Densité spectrale d'énergie 1 - Dwyer la densité d'états g(p>dp dire Pegu« dee Impul-
sion. è I dimeneicra
L1.1 • Déterminer le «leur du lippe«
- Calculer tdc)de en fonction de L et u, vite.» des phonon
dam le chitine.
°C). 2• T)
• m•çyr è T • 5000 K et T • 2000 Sechent que Pinergle d'in phonon • me borne «Périe«.
ro , éliminer u de l'expremian de %ger:g
Inn I, mm et X, • 600 mm
Donner l'exprealon de l'énergie U et de la «imité
calorifique C u de la chitine.
1.1.2 - Propoeor ore interprétetIon du terme température Rechercher let limites de C s, è Mute et boue température.
couleur•.
• 2- J'Y\ '4,41
Denys de BECHILLON
Le présent article a été rédigé au cours de l'année 1988 et n'a fait l'objet d'aucun
aménagement. La date tardive de sa parution, comme l'absence de modification de son
contenu s'expliquent par de simples raisons techniques et éditoriales. Quoi qu'il en soit, ce
fait a suffi à décaler sensiblement cette étude par rapport à la situation stratégique
européenne. On confesse bien volontiers être au nombre de ceux qui n'ont à peu près rien vu
venir des bouleversements en cours dans les pays de l'Est.
Il est tout de même un point sur lequel on croit utile d'insister : on voit, ça et là, se
propager la thèse d'une inactualité des problèmes de défense. A mesure de l'amélioration des
relations Est-Ouest, les contraintes budgétaires de l'effort militaire devraient s'assouplir, et la
question régresser au rang des chapitres annexes de la politique nationale. A bien des
égards, cela nous paraît procéder d'une profonde erreur. Non par réflexe paranoïde, bien
sûr : il est probable que le risque de guerre Est-Ouest a globalement diminué ; il est d'ailleurs
bien le seul. Mais cela ne doit pas influer trop rapidement sur les grandes options tactiques.
Une politique de défense nucléaire cohérente se conçoit dans l'ordre du possible plus que
dans l'ordre du probable. Au surplus, il faut bien concevoir le rôle de la durée en matière de
défense : une option fondamentale de doctrine militaire -surtout si son incidence
technologique est lourde- ne trouve sa traduction effective qu'une dizaine d'années après la
décision de l'entreprendre dans le meilleur des cas. Or personne ne peut sérieusement
prendre le pari d'une paix irréversible sur une telle durée.
Les capacités de défense de la France ne sont pas suffisantes pour que baisse
sensiblement le niveau de sa dissuasion. Il va être ici soutenu que la bombe à neutrons peut
participer au plus haut degré à la crédibilité de cette dissuasion. C'est assez dire, on l'espère,
que son actualité demeure.
Denys de BECHILLON
DEFENSE NATIONALE ET COMPLEXITE :
DE QUELQUES QUESTIONS DE METHODE A PROPOS
DE LA BOMBE A NEUTRONS
par Denys de BECHILLON (*)
(1) C'est pour cela que la bombe à neutrons est usuellement appelée "arme à rayonnement
renforcé. Au demeurant, les spécialistes s'opposent sur la proportion exacte de ces
différents effets. Ainsi pour G. LEWIN : L'arme à neutrons, caractéristiques et emploi,
Défense Nationale (D.N.), mars 1982, p. 16, la part du souffle passerait de 50 % à
40 %, celle de la chaleur de 35 à 25 % et celle du rayonnement de 15 à 35 %. Mais
d'autres auteurs estiment que l'on peut réduire presque jusqu'à les annihiler les effets
thermo-mécaniques. V. par ex. en ce sens LEMAN (M.) : Les neutrons, arme ana-
invasion pour une défense européenne, P.I., juin 1981, p. 209. Il semble en tout état de
cause que les conditions d'utilisation notamment l'altitude de l'explosion soient
responsables d'importantes variations, (V. LEWIN, loc. cit. p. 18).
(Ibis) On sait à quel point le sort des populations civiles constitue une préoccupation
invraisemblablement peu présente dans le discours stratégique officiel. Raison de plus
pour saluer le regain d'intérêt suscité récemment par ce problème. V. not. le très
intéressant numéro que la D.N a presque exclusivement consacré au problème (juil.
1984, p. 31 sq.).
DEFENSE NATIONALE ET COMPLEXITE
militaire. Car son usage ne saurait être le même que celui des autres armes
nucléaires - a fortiori si elles ont une vocation stratégique.
Sur ce point, au moins, l'unanimité est faite : l'arme à neutrons est
justiciable d'une destination strictement tactique : il n'y a aucun bénéfice à
la doter de la forte puissance nécessaire pour l'affecter à un objectif
stratégique anti-cités. On a en effet pu démontrer qu'une augmentation de
puissance reviendrait à privilégier les effets mécaniques et thermiques de
l'explosion au détriment du rayonnement ; l'intensité de ce dernier
diminuant de moitié tous les cent mètres du fait de sa mauvaise pénétration
dans l'air (4). Une "grosse" bombe à neutrons engendrerait donc des effets
comparables à ceux d'une arme à fusion classique et n'aurait donc aucun
intérêt. L'efficacité est, ici, presque inversement proportionnelle au
potentiel explosif.
La nécessité logique de cette faible puissance de l'ordre de la
kilotonne pour les plus importantes (5) - limite le potentiel d'usage de
(2) La métaphore est de MM. COHEN (M.) et GENESTE (S.T.) : Echec à la guerre, la
bombe à neutrons, Copernic 1980. Elle est reprise par L. HAMON dans la série
d'entretiens qu'il eut à propos du sanctuaire désenclavé (Cahiers FEDN n° 23, 1982)
avec l'amiral M. DUVAL : Le sanctuaire désenclavé D.N. février et mars 1983. sp n°
de mars, p. 72.
(3) M. COHEN et S.T. GENESTE ont mis l'accent sur cette révolution, à leurs yeux
essentielle ; l'arme neutronique ayant pour eux relégué l'arme à fusion au rang des
arquebuses et des bombardes V. Terreur sans massacre : la bombe Gamma ; Politique
internationale (P.I). n° 9, automne 1980, p. 31.
(4) V. pour une démonstration LEWIN (G.) : "L'arme à neutrons, caractéristiques et emploi"
D.N. 1982 (mars), p. 16, précité.
(5) La fabrication de petites bombes à neutrons ("mininukes") de très faible intensité ne
semble poser aucun problème majeur. V. en ce sens S.T. COHEN au cours du débat
COHEN/GALLOIS (P.I. n° 9, automne 1980, p. 49). Néanmoins, l'existence d'une
1 Je? Denys de BECHILLON
l'arme à un très strict emploi de théâtre (6). C'est encore plus clair au vu de
ce que' la bombe à neutrons s'avère totalement impropre à réaliser une
frappe "chirurgicale" (7) contre l'infrastructure militaire du sanctuaire
ennemi ; cette dernière n'ayant de sens que dans la perspective d'une
destruction physique de son matériel (8)...
D'où la certitude que l'arme à rayonnement renforcé ne peut être que
l'instrument de la défense active contre une attaque conventionnelle et/ou
chimique (8bis). Insusceptible de décourager l'adversaire d'une action
nucléaire, elle a vocation à stopper une division de chars ou un régiment de
fantassins.
De là le problème central de son concept d'emploi. Posée comme
une arme nucléaire de bataille, la bombe à neutrons paraît directement
incompatible avec le principe même de la doctrine française de dissuasion,
laquelle est entièrement fondée sur la promesse d'une riposte anti-cités,
quelle que soit la nature de l'attaque. Adopter l'arme à neutrons, c'est
admettre l'affrontement. Tolérer l'affrontement, c'est supposer que la
dissuasion peut échouer.
3 C'est donc aussi sur le plan politique que la bombe à neutrons
- -
(13) Ce qui pose d'autres problèmes. Il n'est pas certain que les soviétiques aient acquis une
technologie de miniaturisation suffisante ; et encore moins établi qu'une telle arme
possède pour eux un véritable intérêt, puisque n'ayant pas à se préoccuper véritablement
de défense territoriale ailleurs - très hypothétiquement - qu'à la frontière chinoise.
{14) V. instamment L. HAMON art. cit. et A. FONTAINE art. cit.
(15) Entretien avec M. BOISSONAT et M. COTTA entre les deux tours des présidentielles.
(16) Cité par P. FORGET : La politique de défense française à travers les déclarations de
François Mitterrand. D.N., décembre 1982, p. 132.
11.
Denys de BECHILLON
(17) Interview de C. HERNU à l'hebdomadaire allemand "De Spiegel" du 27 juin 1983 cité
par A. MARTIN-PANNETIER : La défense de la France, indépendance et solidarité,
éd. Lavauzelle, Coll. Forces 1985, p. 91.
(18) V. par exemple, l'allocution du Premier ministre devant l'institut des hautes études de
défense nationale du 14 septembre 1981 (D.N., oct. 1981, p. 25), celle du Ministre de la
défense devant les auditeurs du même institut (D.N., dec. 1981, p. 16), celle du Premier
ministre du 20 septembre 1982 pour la séance d'ouverture de sa trente cinquième session
(D.N., nov. 1982, p. 12).
(19) C'est très net depuis 1983. Ainsi, toujours devant l'IHEDN, la bombe à neutrons n'est
même pas mentionnée, pas plus par le Premier ministre le 20 septembre 1983 (D.N.,
nov. 1983, p. 5 et s.) que par le Ministre de la Défense le 15 nov. 1983 (D.N., dec.
1983, p. 5 et s.). Peu de temps après avoir quitté l'hôtel Matignon, L. Fabius exposait
ses conceptions de la défense française, mais n'évoquait pas, lui non plus, l'arme
neutronique. (D.N Nov. 1987, p. 9 sq). La bombe à neutrons est tout de même revenue
à l'ordre du jour lorsque la décision de doter la France du missile Hadès, fut prise. Mais
c'est aussi sous la plume de Raymond BARRE qu'elle a fait sa réapparition lors d'un
discours très favorable devant l'IISS de Londres le 26 Mars 1987.
DEFENSE NATIONALE ET COMPLEXITE
I - ACCEPTER LA BATAILLE
Parce que l'arme neutronique se présente comme le moyen privilégié
de la résistance armée à une invasion conventionnelle, son incompatibilité
avec le principe de la dissuasion stratégique semble irréductible. Il faut
pourtant y regarder d'un peu plus près. Car si, vérification faite, l'arme à
neutrons est indiscutablement l'arme de la bataille (A), la préparation d'une
telle bataille n'est pas pour autant hérétique (B). Loin de ruiner la
dissuasion, elle pourrait bien ajouter à sa crédibilité.
(20) M. GEI■IESTE lui-même admet la comparaison avec la ligne Maginot mais lui préfère
celle de la stratégie linéaire de 1914 (in De l'anti-cités à l'ana -forces, D.N., décembre
1979, p. 39 et s.). En effet, souligne l'auteur, la ligne Maginot "manquait de profondeur
et de puissance". De son côté, M. LEMAN (in Les neutrons, arme anti-invasion pour
une défense européenne, P.I. n° 2, juin 1981, p. 411) fustige ceux qui n'auraient pas
encore compris que la division de Guderian ont "débordé" et non "percé" la ligne
Maginot dont le seul vice est de s'être arrêtée à Longwy. N.B tout de même que si M.
GENESTE continue parfaitement à proclamer sa foi en l'efficacité de la bombe à
neutrons (V. récemment : L'atome en réserve ? le principe de Gorbatchev et la bombe à
neutrons ; D.N Déc 1987, p. 57, il fait moins directement référence à la thèse de la ligne
Maginot, tout en continuant à évoquer la logique (au demeurant incontestable ici) de
l'enterrement.
(21) V. (M.) GENESTE, art. cit. p. 39 et G. OUTREY : Une thèse maximale, D.N., mars
1982, p. 29.
DEFENSE NATIONALE ET COMPLEXITE
(22) V. (G.) MERY : Les trois théories de l'arme à neutrons, D.N., mars 198 , p. 6 et s.
(23) V. en ce sens LEWIN (G.) art. cit., D.N. 23 1982, p. 19 et La dissuasion française et la
stratégie anti-cités, D.N. mars 1980, p. 29.
(24) Avec juste raison d'ailleurs, car la force du système offensif soviétique réside en partie
dans cette importante concentration dans l'espace et dans le temps. V. LECHAT (J.) :
L'arme à neutrons, complément de la dissuasion, D.N. mars 1982, p. 25. Mais ce
constat n'implique pas qu'il faille négliger les risques d'une attaque simultanément
prévue en plusieurs points.
Denys de BECHILLON
contestables de notre stratégie : ceux la même, qui, sans que l'on eut à
penser l'insertion de la bombe à neutrons, méritaient qu'on s'en débarrasse
au plus vite. L'entreprise est donc doublement utile et porte sur la nécessité
vitale d'abandonner la doctrine de l'ultime avertissement (a) et sur le
nécessaire désenclavement du sanctuaire national (b).
(37) V. les propos recueillis par P. FORGET art. cit. D.N. décembre 1982, r
DEFENSE NATIONALE ET COMPLEXITE 199
(38) E. COPEL : Vaincre la guerre, éd. Lieu commun 1985, p. 127 et s ; A. DUBROCA,
Op. cit, sp. p. 100 sq.
(39) Ibid, p. 130.
200 Denys de BECHILLON
II - REPENSER LA BATAILLE
L'idée que l'on se fait encore parfois de la bataille est aujourd'hui
dépassée. Elle est surtout profondément inadaptée aux réalités de la guerre
moderne en Europe et évidemment à l'emploi de l'arme à neutrons. Mais
une mutation très profonde est en marche. D'abord confinée aux cénacles
universitaires, elle commence à imprégner fortement l'armée d'aujourd'hui.
(45) V. S. COHEN art. cit P.I. n° 9, p. 43 et E. COPEL op. cit par exemple.
(46) Cette probabilité est atteinte de jour comme de nuit grâce aux techniques modernes
d'illumination laser de l'objectif, du développement d'armes guidées à Infra-rouge etc..
C'est là le "one shot, one kill" des P.G.M. modernes.
(47) La question de l'acquisition des objectifs mobiles est au coeur de la critique de P.M.
GALLOIS contre la bombe à neutrons (débat COHEN/GALLOIS précité P.I. n° 9, p.
46 et D.N., mars 1982 p. 35 L'arme à rayonnement renforcé, essai de bilan).
L'éminent stratège estime en effet que le temps de localisation des formations blindées
permettant aux chars de sortir de la zone dangereuse avant que l'obus n'arrive. Mais
cette critique ne peut valoir que contre l'hypothèse d'un emploi en barrage fixe de l'arme
neutronique, et non contre celle d'un tir tendu à vue de munitions modernes de grande
précision (de type roquette ou missile anti-char). Le procès se trompe donc de coupable.
Ce n'est pas la bombe à neutrons qui est en cause, mais l'art de s'en servir..
one Denys de BECHILLON
(53) La critique du mythe décisionnel monolithique est évidemment à rattacher aux des
travaux de L. SFEZ. V. par exemple La décision. Que sais-je ? n° 2181, PUF 1984 ;
ou, pour une étude plus poussée, par ce même auteur : Critique de la décision, presses
FNSP 3e ed 1981. De façon plus spécifique aux problèmes de défense, V. par exemple,
J.P. MARICHY : Problématique de la décision en matière de défense ; in Mélanges P.
Montané de la Roque, p. 193 pour une étude comprenant une analyse des structures de
la décision autour du président de la République.
(54) et l'on ne se situe évidemment ici que dans cette hypothèse.
(55) Une description précise des moyens de ce codage électronique est réalisée par I
COPEL, op. cit., p. 134.
DEFENSE NATIONALE ET COMPLEXITE
(62) On peut certainement identifier d'autres points de convergence sur lesquels on aura
l'occasion de revenir, comme notamment l'existence d'un esprit de défense
particulièrement vivace.
(63)Op. cit., p. 66.
(64) Depuis Che Guevarra, les recettes de guérilla sont amplement publiées ; le morceau de
bravoure étant le "manuel de guérilla" de Carlos MARIGHELA in Pour la libération du
Brésil publié à cause commune après son interdiction, en 1970.
(65) Notamment, on s'étonne encore d'avoir vu les soviétiques survoler les zones de maquis
au moyen de chasseurs volant au-delà de Mach 1 pour repérer au sol des maquisards
isolés cachés sous des pierres. Il fallut des mois pour qu'ils changent de stratégie...
(66) G. Brossolet n'est évidemment pas le seul à proposer un schéma de défense dite
"alternative" (selon l'expression employée à plusieurs reprises par M. FAIVRE
(respectivement sous ce titre, D.N Août 1984, p. 9 ; Oct. 1984, p. 27, Janvier 1987, p.
41 pour un exposé très complet). Mais il en est, en langue française, l'auteur d'un des
modèles les plus achevés. Ceci d'autant plus que des conceptions très variées se cachent
sous ce mot, (défense civile, défense non-violente etc), qui n'ont qu'un lointain rapport
1ln Denys de BECHILLON
avec un véritable modèle de dispositif de combat, même si leur intérêt est loin d'être
négligeable (notamment sur le terrain de la défense civile). Ceci d'autant plus, comme
l'observe M. FAIVRE, que le général Copel et le commandant C. BROSSOLET font
partie des rares à admettre le principe d'un recours aux armes nucléaires tactiques de
petite puissance, E. COPEL ayant été plus à même de développer ses conceptions sur
l'arme neutronique. Tout le problème est qu'il semble qu'en zone non-urbaine, en tous
cas, l'efficacité d'une techno-guérilla exclusivement supportée par un armement
conventionnel - très sophistiqué - peut sembler un peu sujette à caution dans le
contexte d'un rapport de force outrancièrement déséquilibré. Des travaux d'évaluation
sont en cours sur ce point, mais les modèles mathématiques, notamment fournis par J.B.
MARGUERIDE,( cité par le Général Faivre (art. cit 1987, p. 48)) laissent assez
sceptiques. Raison de plus pour méditer la solution neutronique.
(67) G. BROSSOLLET structure différemment ses modules en fonction des taches à
accomplir (test et information, destruction) et des objectifs à acquérir. Ainsi subsistent
des cellules d'importance variable allant d'une quinzaine d'hommes à un groupe d'une
cinquantaine de chars éventuellement appuyés par une défense anti-aérienne et par des
mortiers . Des modules aéroterrestres sont élaborés selon un concept semblable. Op. cit.,
p. 66-77.
(68) Mais il ne faut évidemment pas en attendre un miracle. L'invincibilité des guérillas
ressortit au mythe le plus pur, comme l'a parfaitement démontré G. CHALLIAND :
Mythes révolutionnaires du tiers-monde. Guérillas et socialismes, Points. Seuil 1979, sp.
DEFENSE NATIONALE ET COMPLEXITE
p. 65 sq). Et il est bien clair que les présentes lignes ne veulent puiser dans l'idée de
guérilla qu'un nombre limité de concepts et de techniques d'action paraissant
opératoires. Encore ne veut-on présenter là dessus que quelques idées très générales. Un
ensemble d'études approfondies s'avèrerait bien sur nécessaire pour pouvoir tirer des
conclusions mieux assises.
(69) G. BROSSOLLET propose même un système d'emploi unique du module, op. cit., p.
69.
(70) La plupart des experts s'accordent à penser qu'une intervention conventionnelle du Pacte
supposerait une importante concentration de troupes sur un (ou plusieurs) fronts étroits
pour optimiser leur capacité de pénétration en Europe. De cette concentration naît une
bonne part de leur vulnérabilité.
(71) Il va sans dire qu'une hiérarchie sans faille doit demeurer à l'intérieur du module, lequel,
pour être efficace doit réagir vite et sans discussions inutiles. Dès lors la présence d'un
officier à la tête de chaque module s'impose pleinement.
Denys de BECHILLON
théories dites du "firing squad" (72). Il s'agit de savoir comment l'on peut
arriver à faire parvenir un peloton d'exécution à l'état "feu" sans qu'un
décideur unique ait à faire connaître la teneur de sa décision à l'ensemble
des tireurs. Il semble que la résolution du problème passe par une structure
en ligne ou en réseau complexe. Quoi qu'il en soit, la résolution du
théorème de firing squad tend à considérer chaque tireur comme un acteur à
double jeu. Pourvu d'un pouvoir de décision autonome, il est également le
relais d'une information utile aux autres. Chacun est émetteur et récepteur
d'un signal ; chacun est en plus décideur pour sa part.
Le remplacement des modèles décisionnels arborescents a également
fait l'objet de recherches moins formelles en d'autres matières (73). G.
Deleuze et F. Guattari ont notamment proposé de lui substituer le modèle
d'un rhizome, véritable réseau acentré ou polycentrique poussant en tous
sens et privilégiant les connexions multiples. L'image fournit un intéressant
modèle de structure combattante si on la dérive. Toute la question est de
savoir s'il résiste mieux que le schéma d'armée traditionnel à l'épreuve de
ce "cas-limite" de l'efficacité militaire qu'est l'isolement. Accidentellement
coupée de toute attache avec son commandement, une structure militaire
peut-elle encore servir utilement à la conquête de l'objectif poursuivi ?
D'évidence, cette préservation suppose une capacité d'autonomie élevée,
aux antipodes de l'idée de soumission hiérarchique absolue. Surtout, elle
n'est possible que si l'unité s'est vue, au départ, assigner une fonction
globale et qu'elle dispose, pour la remplir, d'un large choix des moyens.
Cette idée d'affectation d'une mission globale a déjà fait ses preuves tant
chez les insectes (74) que chez les guérilleros. Elle paraît réalisable ici.
Chaque type de module se voit attribuer par l'autorité supérieure une zone
géographique (principalement calculée en fonction de l'ampleur de la zone
irradiée ; ce qui impose, là encore, que l'arme neutronique soit de très
faible puissance) et un rôle général (par exemple, la destruction des centres
de communication). Sur le terrain, une parfaite autonomie de choix des
moyens et de l'opportunité est laissée ; ce qui suppose que les unités munies
de l'arme neutronique soient évidemment commandées par des officiers
(supérieurs ?), indépendamment de toute référence aux effectifs numériques
concernés. Tout l'art des chefs militaires est ici contenu dans la qualité de
cette distribution des rôles et des espaces (et dans la formation des
combattants). Ils devraient d'ailleurs se réjouir de cette double fonction qui
les restitue dans leur rôle essentiel de concepteurs et de stratèges. La
communication entre les deux niveaux, (qui ne peut que rester hiérarchique)
est principalement préalable à la phase de combat proprement dite. Pendant
l'affrontement, elle doit être réduite au très strict minimum. On en aurait
ainsi fini avec "l'attente des ordres" si stérilisante ; chaque unité étant, par
définition, opérationnelle dès lors qu'elle est au front. On le voit, il s'agit
plus de repenser la fonction de la hiérarchie que de la supprimer. L'idée
étant de la laisser subsister dans les seuls domaines où elle s'impose comme
une nécessité rationnelle (et particulièrement au sein du module lui-même,
où elle doit être sans faille).
La communication inter-modulaire horizontale, quant à elle, doit être
possible en toute hypothèse. Mais il faut qu'elle ne soit pas - sauf exception
- indispensable au fonctionnement général. La réalisation d'actions
coordonnées doit, par contre, pouvoir être valorisée grâce aux moyens de
transmission modernes. En tout cas, le module doit en principe posséder les
moyens d'agir seul, la cohésion de l'ensemble étant réalisée par le modèle
tactique initial.
On fera simplement observer la grande banalité de ces propositions.
Pour l'essentiel, ces idées peuvent être retrouvées à l'origine des options
tactiques les plus communes au sein des corps d'intervention rapide de la
plupart des armées modernes.
(75) C. MARIGHELA en fait un élément tout à fait essentiel de sa stratégie, op. cit. p. 104.
Denys de BECHILLON
(76) Les techniques précédemment décrites commencent à intéresser de plus en plus les
stratèges, même les plus orthodoxes. Ainsi, le récent ouvrage de H. AFHELDT : Pour
une défense non-suicidaire en Europe, préconise-t-il un "maillage" du territoire allemand
pour les unités petites et fluides (La découverte, 1985). V. P.M. DE LA GORCE,
compte rendu dans le monde diplomatique juin 1985. En outre la Force d'Action Rapide
(F.A.R.) pUssède certaines des caractéristiques, notamment la vitesse, qui la rendent apte
au genre d'utilisation qu'on vient de préconiser.
(77) Général VON CLAUSEWITZ : De la Guerre. Minuit, 1955 par D. et P. NAVILLE,
livre IV, chap.
(78) L'analyse très fine de G. BROSSOLLET sur l'histoire du concept, op. cit., p. 30 et s.
DEFENSE NATIONALE ET COMPLEXITE
une zone peu avancée la pénétration des troupes du Pacte. Il faut alors faire
reculer l'adversaire ; il le fera tout seul si la vie n'est pas possible. Ce que
peuvent réaliser les Afghans peut l'être ici avec une force militaire
infiniment supérieure. Reste que cette nouvelle bataille implique sans doute
une volonté de résistance nationale et un "esprit de défense" (79)
aujourd'hui difficile à évaluer. La guérilla à grande échelle ne peut
parfaitement fonctionner qu'avec un soutien massif des populations civiles
et une volonté farouche de résister. L'enseignement de Machiavel est riche
en tant qu'il fonde le pouvoir sur la coexistence de la force, de la durée et
de la volonté générale. Car si les deux premières composantes s'acquièrent
grâce à une technique (ici la bombe à neutrons) et à une tactique (durée de
la non-bataille qui favorise toujours le défenseur), la troisième ne se trouve
que dans un nombre fort limité de circonstances. Là est la conquête la plus
ardue.
La bombe à neutrons n'est pas, répétons-le, un talisman. Pour autant
que son adoption soit un jour décidée, la France n'en sera pas de ce simple
fait protégée. L'arme neutronique doit tout autant être vue comme une
conquête technique de grande efficacité que comme le révélateur peu
complaisant d'une conception de la guerre parfois inadaptée. Mais au prix
d'une volonté politique déterminée d'adapter à l'outil dont on se dote la
main qui le tient, la bombe à neutrons peut être la pierre de touche d'un
édifice défensif nouveau ; à la mesure du péril qu'il doit pouvoir conjurer.
1988
(*) Colloque de Cerisy 1986: "Arguments pour une méthode : autour d'Egar MORIN".
*) Lettres.
(1) Thomas de QUINCEY : Les Confessions d'un opiomane anglais. Gallimard, Paris, 1962.
p. 175.
Françoise BIANCHI
(9) Edgar MORIN : L'an zéro de l'Allemagne. Editions de la cité Universelle, Paris, 1946
Introduction, p. 7 et 8.
(10) Edgar MORIN, ibidem. lère partie, chap. 2 : Le temps des rumeurs, p. 2 1
(11) Edgar MORIN, ibidem, p. 21.
(12) Edgar MORIN, ibidem, 3ème partie, chap. 3, p. 191.
(13) Edgar MORIN, ibidem, 4ème partie : Fausses attitudes, p. 2
Françoise BIANCHI
C - "L'Homme et la mort"
Mais la pierre de touche de l'oeuvre à venir, c'est L'Homme et la
mort.
Edgar Morin s'explique sur les conditions de sa rédaction dans
"Papiers d'identité", c'est-à-dire l'avant-propos de Science avec
conscience :
si bien qu'
"... il faut intégrer, dans toute réalité humaine, la réalité biologique
et la réalité mythologique (18)".
A - De la sociologie
Pour répondre à la question de savoir comment la recherche
sociologique cimente ces préoccupations premières, on peut interroger Karl
Popper et la définition qu'il donne des "mondes 1, 2 et 3" :
"Par Monde 1, j'entends ce qui, d'habitude, est appelé le monde
de la physique, des pierres, des arbres et des champs physiques des
forces. J'entends également y . inclure les mondes de la chimie et de
la biologie. Par Monde 2, j'entends le monde psychologique, qui
d'habitude est étudié par les psychologues d'animaux aussi bien que
par ceux qui s'occupent des hommes, c'est-à-dire le monde des
sentiments, de la crainte et de l'espoir, des dispositions à agir et de
toutes sortes d'expériences subjectives, y compris les expériences
inconscientes et subconscientes.
Par Monde 3, j'entends le monde des productions de l'esprit
humain. (..) j'y inclue les oeuvres d'art ainsi que les valeurs
éthiques et les institutions sociales, et donc autant dire les sociétés
(31)"
(31) Karl POPPER : L'univers irrésolu - Plaidoyer pour l'indéterminisme. Hermann, éditeurs
des sciences et des arts, Paris, 1984, p. 94.
(32) Edgar MORIN : Sociologie, op. cit., p. 95 et 439.
(33) Interview. Revue Projet. Janvier, février 1985, p. 7.
L'OEUVRE D'EDGAR MORIN
et dans son analyse des images des stars et de leur magnétisme, Morin
renoue avec l'étude précédente des métamorphoses du double pour montrer
qu' "au stade actuel des civilisations, notre double s'est atrophié, certes,
"mais que" la psychologie des stars exige une incursion préalable dans la
psychologie du dédoublement (37)". Autrement dit, l'étude sociologique de
ce phénomène contemporain trouve sa dimension dans une perspective
anthropologique qui plonge dans ce "moment premier de l'évolution
(34) Edgar MORIN : Introduction à une politique de l'homme. Points/Seuil, Paris, 1969, p.
13.
(35) Edgar MORIN L'esprit du temps in "Les champs esthétiques" et "Une nouvelle
mythologie moderne", p. 107 et 250.
(36) Edgar MORIN, ibidem, p. 233.
(37) Edgar MORIN : L'homme et la mort, op. cit. p. 149 et suivantes.
Françoise BIANCHI
C - "Autocritique"
Pour comprendre enfin les lignes de force structurelles du tout de
l'oeuvre, il faut interroger Autocritique.
(42) Cf. à ce sujet Edgar MORIN : Autocritique, op. cit., p. 233 et suivantes et -
Arguments n° 1957, p. 38-39 in "L'au-delà philosophique de Marx".
(43) Edgar MORIN : Autocritique, op. cit., p. 247.
(44) Ibidem, chap. 10, p. 254.
(45) Ibidem, chap. 9, p. 252 et 253.
(46) Actes du colloque. Points/Seuil, Paris, 1974
Françoise BIANCHI
A - Les outils
Le Paradigme perdu : la Nature humaine se propose de modéliser la
complexité organisationnelle du phénomène humain. Entre-temps, Edgar
Morin a découvert les outils conceptuels qui vont lui permettre, sans
renoncer aux avancées antérieures, de trouver les issues théoriques
permettant d'affronter les questions fondamentales de l'hominisation.
Ils vont venir de la biologie, puis de la cybernétique, puisque aussi
bien la biologie étudie les systèmes vivants comme relevant d'un "arché-
modèle-organisationnel", et c'est le paradigme d'auto-organisation qui va
permettre d'originer l'humain, pour reprendre un néologisme formé par
Morin lui-même dans Anthropologie de la connaissance (47), mais aussi
d'originer la culture et le social.
Se fondant sur les observations de l'éthologie contemporaine, et
transposant au social les concepts de la systémique et de la théorie de
l'information, Morin montre comment les sociétés humaines s'enracinent
B - Originer l'humain
Pour comprendre donc la spécificité de l'humain, il faudra, dès lors,
interroger les mécanismes et la complexité du vivant. C'est tout le chemin
de La Méthode, qui passe de la compréhension de la nature de la nature -
l'information- à celle de la vie de la vie -les théories de l'auto-organisation-
, puis à la "science computique" -l'étude des mécanismes du traitement de
l'information : là s'origine la connaissance (49). La conception de ce qu'on
appelle 1' "intelligence artificielle" (50), conjointement aux avancées des
neurosciences (dont Edgar Morin récuse cependant le présupposé
métaphysique qui consiste à dénier une réalité spécifique à l'esprit)
permettent d'appréhender le fonctionnement du cerveau humain dans ce
qu'il a de plus radicalement biologique, c'est-à-dire animal et vivant, mais
aussi dans ce qu'il a de radicalement humain. La Connaissance de la
connaissance éclaire et fonde l'humain de l'humain.
Dans Anthropologie de la connaissance, Morin explique son choix
de titres ainsi redondants. Pour notre part, nous y voyons la symbolique de
ces boucles successives que parcourt l'oeuvre en spirales autour d'un axe de
recherche, dont le sens n'a pas varié, bien qu'il se développe dans plusieurs
plans auxquels il puise sa dynamique conceptuelle. L'image holographique
se précise. Comment son dessein initial a-t-il pris du corps et du sens ?
C - Les recadrages
Il a fallu, pour cela, "recadrer" les questions. Morin ne se cache pas
d'opérer des transferts de concepts. C'est, sans doute, la pratique de la
sociologie de terrain "à chaud" dont témoignent La Rumeur d'Orléans ou
Commune en France : Plozévet, qui fait surgir l'urgence de l'élaboration
d'un cadre conceptuel pour rendre compte du phénomène humain comme, à
la fois, multidimensionnel, singulier, aléatoire, bien qu'aussi multi-
déterminé. Les principes du modèle opérationnel que Morin élabore sont
connus : ils sont "théorisés" dans Sociologie, Le Paradigme perdu, La
Méthode, Science avec Conscience, mais aussi mis en oeuvre dans La
Rumeur d'Orléans, Commune en France : Plozévet, Pour sortir du XXème
siècle, De la Nature de l'URSS, car ce n'est pas une des moindres
originalités de cette oeuvre que de faire la démonstration de sa propre
heuristique. Il subit des modifications au cours de cette heuristique, et
qu'on perçoit dans l'évolution même du vocabulaire de La Rumeur
d'Orléans au Paradigme perdu. Par exemple, on passe de métaphores
biologiques qui se donnent pour telles
"Des biologistes m'ont reproché l'emploi intempérant du mot
enzyme. Ils ont raison. (...) Je voulais donner un équivalent psycho-
sociologique d'une bio-catalyse effectuée par des éléments
minoritaires, déclenchant, accélérant, amplifiant un processus. Il
faudrait trouver un autre terme (51)".
(51) Edgar MORIN : La rumeur d'Orléans, op. cit. Préface à l'édition de 1970, p. '
L'OEUVRE D'EDGAR MORIN
1986
INTRODUCTION
I - CONFERERENCES
La place de l'homme dans l'univers ..
par Hubert REEVES
II - ARTICLES
Hubert Reeves, conteur
par Françoise BIANCHI
Démoniaque métaphore
par Désiré CHEVRIER
Astrophysique et métaphysique...
par Thierry DELOOZ
T N° 1
HISTOIRE ET SOCIOLOGIE
Face à la complexité et au changement, Sociétés contemporaines se veut un
instrument de connaissance rigoureux, proche de la recherche et au service de la
recherche. Ce premier numéro rend compte des débats issus du cycle de conférences
organisé par l'IlIFSCO en 1989, et contient aussi deux articles dont l'un est consacré à
la situation des femmes en Pologne et en Allemagne de l'Est et l'autre au racisme à
H travers la littérature américaine.
141 pages — 80 F
N° 2
EUROPE DE L'EST : DES SOCIÉTÉS EN MUTATION
Ce deuxième numéro de Sociétés contemporaines s'intéresse aux changements en
cours dans les pays d'Europe de l'Est. Le lecteur trouvera dans les travaux de
recherches empiriques publiés ici, les clés pour comprendre ces "sociétés en
mutation".
159 pages — 80 F
N° 3
GESTIONS DU SOCIAL
Un numéro principalement centré sur la gestion du social : des articles qui font le
point sur la façon dont l'État gère les questions sociales aujourd'hui.
Ensuite sont abordées les questions de l'urbanisation dans l'Algérie d'aujourd'hui,
du retour à la vie civile des militaires de carrière.
160 pages — 80 F
Conditions d'Abonnement :
4 numéros par an
Prix France . 280 F
Prix Étranger : 300 F
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N° 93
31
"' LA GAUCHE CONTEMPORAINE AUX ÉTATS-UNIS
Mouvements d'hier et pensée d'aujourd'hui.
471 Un aperçu de la réflexion et des débats menés par la gauche américaine actuelle
F:1-1 sur elle-même, tant sur son passé récent que sur son présent en tant que courant I
intAlr
■
n° 3/1989 — 128 pages — 80 F
N°94
- DISSONANCES DANS LA RÉVOLUTION
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Que restera-t-il de la commémoration du Bicentenaire ? La défense et lai
l'illustration des droits de rhomme — ce qui est bien. Mais de la Révolution elle- ., ,
même, des aspirations et des mobilisations populaires, on nous a peu parlé. Et cet U.
oublianseptq.Cumérosep d'nalyresio.,
L5
n° 4/1989 — 128 pages — 80 F
_,
re.
j.- N° 95-96 r.
---0 MISSION ET DÉMISSION DES SCIENCES SOCIALES t.
u
• Ce numéro permet de déplacer k centre des préoccupations des sciences sociales.
• En se mettant au service d'une société en mal d'expertise, la sociologie n'a-t-elle pas
perdu son dynamisme critique ? ..P.J
-L. E...'
200 pages — 110 F 'P_
r':=.
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N° 97
._. EST-OUEST : VIEUX VOYANTS, NOUVEAUX AVEU-
-a1
• GLES L5'
Un numéro qui aide à ouvrir les yeux sur ce qui se défait à l'Est et sur ce qui s'y E1 0.,
fait, sur les transformations de sociétés en manque et sur les contradictions des -Ë
1 sociétés qui seraient vouées à la post-modernité. E,
160 pages — 90 F Pi
[1[1 Conditions d'Abonnement : -à'
"ï i 4 numéros par an
-
È.-'
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-1 Prix France : 280 F P.:
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24 Prix Étranger : 300 F P
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1-4
REVUE POUR
N° 124
L'ÉCOLE OBLIGATOIRE ET POURQUOI ?
Après un siècle, et loin de Jules Ferry, l'école laïque cherche à redéfinir sa
mission. "L'obligation de réussite est un devoir de l'État, beaucoup plus que de
l'enfant". Devant les doutes des uns et le désenchantement des autres, ce numéro tend
à prouver que l'école laïque est "l'instrument fondamental de formation, de
qualification et d'intégration".
153 pages — 75 F
Tc
N° 125 -126
QUARTIERS FRAGILES ET DÉVELOPPEMENT URBAIN
"Les disparités spatiales ne sont pas simplement la trace au sol des disparités
socio-économiques : elles les amplifient et les reproduisent... La politique de
développement social urbain a pour objet de restaurer ces quartiers dans la ville, de
lutter contre ce que nous appelons la ville à deux vitesses".
190 pages — 100 F
N° Hors Série
LES RÈGIES DE QUARTIER
La régie de quartier est un nouvel outil de développement local. Visant à enrichir
le champ du social par réconomique, elle doit répondre à une triple préoccupation des
habitants : améliorer leur vie quotidienne, accroître leurs ressources et être des
citoyens à part entière.
140 pages — 70F
:14
N° Hors Série
EN FOYER DE JEUNES TRAVAILLEURS - NOUVEAUX
JEUNES, NOUVEAUX FOYERS
Quelque 200 000 jeunes de 16 à 25 ans sont accueillis chaque année dans 450
foyers de jeunes travailleurs.
Ils savent que logement, emploi et insertion sociale sont étroitement liés. Pour ces c„,
jeunes, entre relations et solitude, les responsables des foyers recherchent un nouveau
projet social. ti
144 pages — 70 F
Conditions d'Abonnement :
4 numéros par an
Prix France 270 F r
41 Prix Étranger : 320 F
c 7-; Igfa-r?