Situations, IV
GALLIMARD
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous les pays.
() Éditions Gallimard, 1964.
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PORTRAIT D'UN INCONNU
PAUL NIZAN
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Un jour que Valéry s'ennuyait, il s'approcha
de la fenêtre et, le regard perdu dans la trans-
parence d'une vitre, demanda : « Le moyen de
cacher un homme? » Gide était présent; décon-
certé par ce laconisme étudié, il se tut. Pourtant
les réponses ne manqua1ent pas.,§, tous les m0r.ens
sont bons, depuis la misère et Ih faim jusqu aux
dîners priés, de la maison centrale à l'Académie.
Mais ces deux bourgeois trop fameux avaient
bonne opinion d'eux-mêmes; ils faisaient tous
les jours, publiquement, la toilette de leurs âmes
jumelles et croyaient se révéler dans leur vérité
nue; quand ils moururent, longtemps après, l'un
morose, l'autre satisfait, tous les deux dans
l'ignorance, ils n'avaient pas même écouté la
jeune voix qui criait pour nous tous, leurs petits-
neveux: « Où l'homme s'est-il caché? Nous étouf-
fons; dès l'enfance on nous mutile: il n'y a que
des monstresl »
Celui qui dénonçait ainsi notre situation véri-
table, ce ne serait pas assez de dire qu'il souf-
frait dans sa chair : vivant, il ne fut ras une
heure sans risquer de se perdre; mort, i courut
un danger pire encore : pour lui faire payer sa
PAUL NIZAN 131
clairvoyance, une conjuration d'infirmes préten-
dit l'escamoter.
Il était du Parti depuis douze ans, quand, en
septembre .1939, il fit savoir qu'il le quittait.
C'était la faute inexpiable, ce péché de déses.-
pérance gue le Dieu des chrétiens punit par la
damnation. Les communistes ne croient pas à
l'enfer ils croient au néant. L'anéantissement
du camarade'Nizan fut décidé. ,Une balle explo-
sive l'avait, entre tant, frappé derrière la nuque,
mais cette liquidation ne satisfit personne : il
ne suffisait p~ qu'il edt cessé de vivre, il fallait
qu'il n'edt pas du tout existé. On persuada les
témoins de sa \de qu'ils ne l'avaient pas connu
pour de vrai : c'était un traltre, un vendu; il
émargeait au ~inistère de l'Intérieur et l'on y
ayait trouvé de$ reçus qui portaient sa signa-
ture. Des ouvrages qu'il avait laissés un cama-
rade se fit l'exégète bénévole : il y découvrit
l'obsession de trahir: un auteur, disait ce phi-
losophe, qui met dans ses romans des mouchards;,
d-' où connaltrait-illeurs mœurs à moins de mou-
çharder lui-même? Argument profond, comme
op. voit, filais dangereux en effet, l'exégétiste
est devenu traître; on vient de l'exclure; faut-il
lUi reprocher d'avoir projeté sur sa victime ses
propres obsessions? En tout cas, la manœuvre
féussit : les livres suspects disparurent; on inti-
mida les éditeurs qui les laissèrent pourrir dans
des caves et les lecteurs qui n'osèrent plus les
demander. Cette graine de silence germerait; en
dix ans elle produirait la négation la plus radi-
cale ce mort évacuerait l'Histoire, son nom
tomberait en poussière, on exfolierait sa nais-
sance du passé commun.
Ils partaient gagnants : un viol de sépulture,
la nuit, dans un cimetière mal gardé, ce n'est
132 SITUATIONS, IV
Il
des idées qui D'en sont pas li. Ces rejetons avor-
tés de notre impuissance nous détournent de
regarder nos plaies, nos hémorragies. Il faut ne
jamais dormir. Mais Nizan, les yeux grands
ouverts, sentait la montée du sommeil.
Pour les fils de bourgeois, je dirai cette révolte
exemplaire, parce qu'elle n'a paslafaim pour cause
directe, ni l'exploitation. Nizan voit toutes les
vies à travers le froid carreau de la mort: elles
deviennent à ses yeux des bilans; son aliénation
fondamentale, c'est son flair: il débusque toute
espèce d'aliénation. Quelle gravité quand il nous
interroge en présence de notre mort, comme un
croyant : « Qu'as.tu fait de ta jeunesse? Il Quel
désir profond et sincère de reployer l'éparpille.
ment de chacun, de contenir nos désordres dans
l'unité synthétique d'une forme: Il L'homme
ne sera-t-il toujours qu'un fragment d'homme,
aliéné; mutilé, étranger à lui-même; que de par-
ties en friche... que de choses avortées 1 Il
Ces revendications d 'un« sous-homme D forment
l'esquisse au creux de l'homme qu'il voulait être.
Il a mis d_~ côté ses élans mystiques, ses goûts
aventureux, ses châteaux de paroles. L'image
inaccessible reste simple et familière : l'homme,
ce serait un corps harmonieux et libre. Il existe
une sagesse corporelle - toujours étouffée, tou-
jours présente depuis Adam -; « dans la panie
la plus" obscure de l'être se cachent nos plus
authentiques besoins D. Il ne s'agit plus d'amour
fou ni d'entreprises qui dépassent nos pouvoirs.:
l'homme est sédentaire, il aime la terre, parce
qu'il peut la toucher; il se plaît à produire sa
vie. Le Grand Désir n'était qu'une vaine parole:
restent les désirs, ~odestes mais concrets et qui
s'équilibrent; Nizan avait de l'aInitié pour :a;:pi-
cure dont, plus tard, il parla fort bien : celui..
PAUL NIZAN 169
là 8'adre~it à tOU8, aux putains oomme aux
esclaves èt' ne leur mentait point.
On pensera sans doute à Rousseau et l'on
n'aura 'pas tort : Nizan, cet homme des villes,
conservait, par fidélité à son enfance, une sorte
de natUl:alisme agreste. On se demandera aussi
comment ce bon sauvage aurait pu s'adapter
aux nécessités de la production socialiste et du
nomadi~me interplanétaire. Il est vrai : on ne
retrouvera pas la liberté perdue à moins de l'in-
venter;- .défense de se retourner, fût-ce pour
prendre la mesure de nos besoins « authen-
tiques li.
Mais laissons l'épicurisme et Rousseau: ce se-
rait pousser à l'extrême des indications fuyantes
et rapides. Nizan a commencé par l'individua-
lisme, comme tous les petits bourgeois de son
époque : il voulait être soi et le monde entier
le Séparait de lui-même; contre' les êtres de rai-
son, contre les entités symboliques qu'on vou-
lait glisser dans son cœur, dans ses muscles, il
défendait sa vie particulière.-II n'a jamais perdu
.sa peine à décrire la plénitude des instants ou
des passions: elle n'existe pas. C'est elle qu'on
nous vole. 1tlais il a dit que ramour était vrai
et qu'oh nous empêchait d'aimer; que la vie
pouvait être vraie, qu'elle pouvait enfanter une
vraie mort, mais qu'on nous faisait mourir -avant
même que d'être nés. Dans ce monde à renvers,
où la défaite finale est la vérité d'une vie, il
a montré que nous avions souvent des «ren-
contres avec la mort » et que, chaque fois, des
signes brouillés réveijlaient «nos plus authen-
tiques besoins» : Antoine et Anne Bloyé ont
une petite fille; elle est condamnée, ils le ~vent;
la douleur rapproche ces personnages abstraits
qui vivaient dans la solitude\ au cœur de leur
170 SITUATIONS, IV
1. Ibid.
2. Ibid.
MERLEAU-PONTY 199
posait pas au marxisme et, par le fait, la phrase
bien eannue : « Les hommes font l'HistOIre sur
la base des circonstances antérieures» pouvait
passer ~ ses yeux pour une version marxiste de
sa propre pensée.
Les -intellectuels communistes ne s'y trom-
pèrent pas. Sitôt finie la bonace de 1945, ils m'at-
taquèrent ma pensée .politique était confuse,
mes idées pouvaient nuire. Merleau, par conue,
leur sémblait proche. Un flirt s'ébaucha: Mer-
leau-Ponty voyait souvent Courtade, Hervé,
Desanti; son traditionalisme se plaisait en leur
compagrue le Parti communiste, après' -tout,
c~est une tradition. Il préférait ses rites, sa pen-
sée durcie, recuite par vingt-cinq ans d'Histoire
aux spéculations des sans-partis.
Iln'é'f?iit pas marxiste, cependant: il ne réfu-
sait pas ridée mais qu'elle fdt un dogme. Il
n'admettait pas que le matérialisme historique
fdt runique lumière de l'Histoire ni que cette
lumière émanât d'une sourçe éternelle, sous-
traite par principe aux vicissitudes de l'événe-
ment. A cet intellectualisme de l'objectivité il
reprochait comme au rationalisme classique de
regarder le monde en face et d'oublier qu'Il nous
enveloppe. Il edt accepté la doctrine s'il edt
pu n'y voir qu'une phosphorescence, qu'un châle
Jeté sur la mer, éployé, reployé par la houle et
dont la vérité dépendit justement .de sa partici-
pation perpétuelle au branle-bas marin. Un sys-
tème de références, oui à la condition qu'on
l'altère en s'y référant; une explication, si l'on
veut, mais qui se déforme en expliquant. Faut-il
parler de Il relativisme marxiste lI? Oui et non.
Quelle que fdt la doctrine,. il s'en défiait crai-
gnant d'y découvrir une construction de la
«pensée de survol lI. Relativisme, donc, mais
200 SITUATIONS, IV
LOHOMME TRAQUÉ
Gide vivant. 85
Réponse à Albert Camus. 90
Albert Camus. 126
Paul Nizan. 130
Merleau-Ponty. 189
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