INTRODUCTION
La beauté en question
1. La beauté universelle existe-t-elle ?
2. La beauté est-elle subjective ?
3. L'apparence physique : un sujet superficiel et sale ?
4. Une influence facile à déjouer ?
PARTIE 1 - LA BEAUTÉ POUR LES FEMMES DANS LE MONDE
A. 7 critères pour une beauté universelle
1. Les critères « non physiques »
2. Les critères physiques
B. Les différences
L L'âpe ou la faible emprise des générations
2. Apparence physique et appartenance sociale
3. Un regard méprisant sur l'avis des hommes
4. L'empire des cultures
• L'influence du modèle occidental ?
• L'Argentine ou donner des signes ostentatoires de sexualisation
• Les USA : maximiser la nature
« La France à grande allure
« lapon : le lys blanc sur la montage contre le kawai
• La Nouvelle-Zélande : plus grande est l'égalité, plus faible est la pression
PARTTP 2 - APPARENCE PHYSIQUE ET REGARD SUR SOT
A. Le rôle de l'apparence physique
1. Premier vecteur d'information
2. Prendre le contrôle
3. Etre vue ou non. La sexualisation du corps
B. Regard sur soi et satisfaction corporelle
1. Contre les stéréotypes : des femmes plutôt satisfaites d'elles-mêmes
2. Les déterminants externes de la satisfaction corporelle : des femmes
réalistes ?
3. Les déterminants internes de la satisfaction corporelle : séduire plutôt
qu'être belle
4. La satisfaction corporelle, un sentiment changeant
C. Avantages et inconvénients de la beauté
1. La beauté, une clé d'entrée
2. Les effets pervers de la beauté
D. L'importance de l'apparence physique
1. Les femmes responsables de la beauté du monde
2. La pression subie
3. Rétablir son identité réelle
CONCLUSION
NOTES
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
Annexes
Copyright
INTRODUCTION
Notre siècle est celui du corps. Son intimité s'expose aux détours des
rues, des plages, des pages, des écrans. Son intérieur se visite : la
médecine le scrute et l'ausculte du dedans, en trois dimensions. Elle
recule les frontières de ses possibles, faisant du biologique la principale
voie du progrès. L'impératif de santé condamne chaque individu à faire
de son corps sa principale préoccupation. L'impératif de bien-être, a
cédé aux sensations physiques l'exclusivité du plaisir, voire du bonheur.
Longtemps méprisé, bout de matière périssable et animale sujette aux
passions, puis réconcilié à l'esprit, le corps semble reprendre son
indépendance, et surpasser son ancien maître.
Or ce corps est d'abord féminin. Il l’est par essence : la femme,
éternellement renvoyée à la nature, est le corps. Elle est cet organisme
qui procrée, ce physique qui s’érotise toujours davantage, cette
apparence que l'on pare ou que l'on dévoile. Son corps a toujours été un
enjeu. Longtemps il ne lui a appartenu ni matériellement ni
symboliquement. Il l'est plus encore aujourd'hui, vue l'importance qu'il
a acquise. Sa maîtrise est la clef de tout, celle du corps féminin est
La beauté en question
1. La beauté universelle existe-t-elle ?
La beauté universelle existe-t-elle ? Ou est-ce un concept totalement
aberrant ? C'est en effet un lieu commun que de lire et d'entendre que
la beauté est subjective et individuelle (la beauté est dans l'œil de celui
qui la regarde), un autre quelle est sociétale, c’est-à-dire déterminée par
les normes en vigueur dans une société.
Sur quoi reposerait une beauté universelle ?
Sur des critères partagés par tous les êtres humains qui feraient
abstraction des cultures. Il faudrait donc qu'il y ait :
٠ soit une sorte de fond commun à toutes les cultures, des normes de
beauté partagées entre nous tous,
٠ soit qu’une sorte de pré-câblage biologique universel nous incite à
préférer telle ou telle apparence physique.
Si l'hypothèse semble saugrenue et provocante tant nous sommes
habitués à penser que la beauté est relative (individuellement et
culturellement), la question est loin d'être aberrante.
Des travaux ont montré que de « très jeunes enfants (de 6 à 8 mois
dans une première étude et de 2 à 3 mois dans une seconde)
discriminent des visages féminins d'attrait différent présélectionnés par
des évaluateurs adultes. Les bébés de ces tranches d'âge regardent en
effet significativement plus longtemps le beau visage que le laid
(Langlois et al., 1987) ».
Des bébés si jeunes ont-ils déjà intégrés les canons de beauté de leur
société ou bien existe-t-il des critères humains biologiques et
neurologiques (donc universels et indépendants de la culture d'origine)
qui nous incitent dès la plus petite enfance à préférer tel type de visage ?
La question n'est pas résolue.
Aucune étude n’a permis jusqu'ici d'établir des caractères universels
et mesurables de beauté. Les travaux se concentrent sur les critères au
sein d'une culture et en particulier au sein de la culture occidentale. La
beauté humaine universelle n’a pas pu être définie et on ignore encore
(d'un point de vue quantitatif) la relative généralité ou spécificité des
normes propres à chaque culture. La première partie de ce livre
donnera des premiers résultats qualitatifs sur les caractéristiques
communes de beauté entre les cultures rencontrées et sur la spécificité
des normes propres à chaque culture visitée.
2. La beauté est-elle subjective ?
Il est extrêmement courant d’entendre que la beauté est subjective, et
quelle est « dans l’œil de celui qui la contemple ».
Malgré les élans de liberté que chacun voudrait éprouver dans ses
jugements et ses opinions, l'appréciation de beauté varie assez peu selon
les individus. Il a été prouvé qu'au sein d’une même culture, les
jugements de beauté étaient extrêmement concordants d'un individu à
l'autre. (L'estimation globale ne dépend pas des caractéristiques des
évaluateurs (sexe, âge, ethnie) même si l'on fait varier la façon de
montrer l'individu à juger- une photo, un sujet réel, un visage, le corps
entier) (Bruchon-Sweitzer, 1990).
Cet accord est tellement fort qu'on définit même souvent la beauté
par le consensus social, c'est-à-dire les concordances des jugements
d'attrait physique subjectifs sur une personne (Maisonneuve e.a. 1981).
Autrement dit, une personne est belle à partir du moment où tout le
monde s'accorde pour dire quelle est belle ! Il était étonnant de
constater dans les discours des femmes rencontrées, la grande
communauté de critères entre les individus au sein d'une même culture,
mais aussi au sein de cultures différentes.
« J'ai été toute mon enfance dans une classe de 50 filles et il y avait
toujours 4 ou 5 filles très belles, tout le monde les reconnaissait, les
trouvait belles. La vraie beauté tout le monde la reconnaît. C'est comme
une évidence. » Akako, 57 ans Japon.
3. L'apparence physique : un sujet superficiel et sale ?
Cette forte concordance des jugements de beauté, qui ferait exister une
« beauté en soi » de l'individu n'est pas une conclusion si facile à
accepter : beaucoup de cultures en effet, valorisent d'un côté la beauté et
mettent en avant de l'autre un discours politiquement correct au nom de la
liberté des goûts et de l’individualisme : « Si tu es belle pour moi, tu
es belle »; « Chacun est beau à sa façon ». La thématique de la beauté et
de l'apparence physique n’est pas une thématique facile, car elle est
infiniment politique. Elle est teintée de guerre des genres, des questions
de domination sexuelle et ethnique, de discrimination. Cet
entremêlement de thèmes a pour conséquences le refus de certaines
femmes rencontrées de parler de beauté au sens physique. Même quand
elles sont reprises, elles répondent aux questions d'un point de vue de la
beauté globale (beauté de l'âme, du caractère etc.). Pour certaines
catégories la beauté physique est soit une thématique superficielle qui
ne mérite pas l'étude et qu'elles méprisent, soit une thématique « sale »
dont elles refusent de parler comme pourrait l'être l'argent ou le sexe.
Elles se bloquent psychologiquement et refusent de penser à l'influence
de l'apparence physique.
Ces attitudes psychologiques étaient indifféremment présentes selon
les pays ce sont en général des femmes qui ont fait des études
supérieures, des femmes dont les valeurs empêchent de parler
ouvertement de la thématique, soit parce qu'elles valorisent davantage
les qualités morales et intellectuelles, soit par une position féministe.
Mais c’est bien parce que l'apparence physique est une thématique «
politique » qu'il est intéressant de comprendre son poids et son
influence. Car son influence insidieuse s'exerce malgré nous, même sur
celles (et ceux) qui s’en défendent.
PARTIE 1
L'exemple de Sayaka
B. Les différences
(b) La pureté
Au-delà de ces différences, beaucoup de critères de beauté de la
femme au Japon sont communs aux deux sexes et spécifiques aux
cultures asiatique et japonaise, au premier rang desquels : la
blancheur de la peau.
« Je fais du sport; et quand je joue au golf je mets des gants et j'ai
une ombrelle. J'ai en permanence une crème anti UV, niveau 50.
Ma cousine se protège encore mieux, quand elle va à Okinawa à la
mer, elle met des manches longues avec des gants noirs. » Yoko, 46
ans, Japon.
Si la blancheur de la peau est capitale au Japon, c'est notamment
pour des raisons historiques qui ont perduré. Comme en France
sous l'Ancien Régime où l'on poudrait de blanc visage, décolleté et
même perruque, une peau blanche est une peau noble qui ne
travaille pas aux champs et donc ne voit pas le soleil. La blancheur
est passée de mode d'ailleurs très récemment dans les pays
occidentaux, au début des années 30 la pâleur régnait toujours sur
les peaux féminines. La définition du mot bronzage à l'époque se
limite d'ailleurs à « l'action de recouvrir un objet d'une couche
imitant l'aspect du bronze ». Dans l'Histoire du corps, Pascal Ory
montre comment cette nouvelle mode du bronzage qui naît dans les
années 20 en Occident s'explique par de multiples causes ؛
-des raisons politiques, avec le début de l'éducation physique et les
congés payés qui exposent les corps au plein air et le valorise,
-des raisons socio-économiques, puisque le travailleur n'est plus
dans les champs où il expose sa peau au soleil, mais enfermé dans
l'usine ou le bureau, l'élite se distinguera non plus par sa noble
peau blanche, désormais synonyme des dures heures de labeur et
d'enfermement, mais par son teint halé d'oisif,
-enfin des raisons culturelles avec le mouvement naturiste
(réunissant des vitalistes d'extrême droite, des libertaires naturiens,
des pédagogues de la libération des corps) l'exposition des corps au
soleil est posée comme un signe de santé, plus ou moins associée à
l'exercice sportif, et tout simplement comme facteur thérapeutique
(cf expression « bain de soleil »).
Il semble que l'Asie, et en particulier le Japon, qui a connu la
plupart de ces tendances générales, n'ait pas réagi de la même
manière puisque la blancheur de la peau reste un critère
fondamental de beauté.
« Au Japon la beauté est takane no ana, comme le lys blanc sur la
montagne. » Sayaka, 30 ans, Japon.
En Japonais blancheur et beauté sont presque synonymes,
l'importance de la peau est capitale. S'ajoutent au profond ancrage
historique, des raisons pratiques et « anatomiques » : la peau
asiatique a tendance à faire des tâches grises sous l'effet du soleil,
qui ne peuvent être comparées aux tâches de soleil de la peau «
caucasienne ». En plus de cette différence anatomique, l'aspect «
bonne santé » très valorisé par la culture occidentale et en
particulier dans les pays neufs (ex : USA) - qui passe notamment
par une peau hâlée (une peau qui vit)- n'est pas autant mis en avant
par la culture japonaise. La bonne santé au Japon est importante
mais sous des formes plus discrètes, ce n'est pas la santé éclatante
des Américains. Au Japon c'est la pureté, plus que la bonne santé,
qui est valorisée via la blancheur de la peau. Cette pureté s'incarne
également dans d'autres critères physiques valorisés au Japon ؛
l'harmonie et la tranquillité des traits symétriques, mais aussi la
jeunesse physique et psychologique (jeunesse de corps et
innocence/naïveté). C'est cette notion de jeunesse, ou plus
particulièrement de Kawai qui est au cœur de la définition de
beauté au Japon et qui divise hommes et femmes.
L'exemple de Vicky
Vicky est d'origine australienne mais vit depuis longtemps à Los
Angeles. Elle a beaucoup voyagé et a même vécu à Paris.
« Je ne me sens pas à l'aise dans les cultures latines. En
Angleterre et en Allemagne, ça va. Mais en France, par exemple, je
ne suis pas bien. J'ai ¡'impression que tout l'environnement est
sexué. A Paris, les gens s'habillent bien, sont même très habillés, ils
ont l'air d'être à l'aise avec les sous-entendus sexuels qu'il y a en
permanence dans l'attitude et la façon d'être de chacun. J'ai le
sentiment qu'il y a du sexe dans toutes les relations entre les gens. »
Vicky n'est pas la seule à évoquer ce sentiment de sexualisation
des apparences et des interactions. Isabell (50 ans, France) se sent
au contraire un peu « invisible » dans certains pays :
« Je m'aperçois que l'apparence physique c'est important en
France, quand je suis à l'étranger, je me rends compte qu'en France,
en comparaison on met beaucoup l'accent là-dessus. Il y a un truc
avec la séduction qui est plus important chez nous que dans les pays
que je connais. Moi mes copines allemandes, elles ne s'épilent pas.
Ça ne choque personne sauf moi. D'être en maillot non épilées, ce
n'est pas un problème ni pour les garçons ni pour les filles. J'ai des
copines canadiennes qui me disent "t'es trop parisienne. Pourquoi ?
Regarde : nous on connaît aucune femme qui a autant de rouges à
lèvres que toi, c'est un truc de fou". Quand j'étais au Canada, j'avais
l'impression que personne ne me regardait dans la rue; enfin je
veux dire particulièrement les hommes. J'avais envie de dire
"youhou j'existe". Même si tu t'habilles bien, et tout le regard n'est
pas le même. En France, ça fait plaisir aussi le regard des hommes.
» Isabelle, 50 ans, Paris.
L'exemple d'Isabelle
Isabelle, 50 ans, France, illustre parfaitement bien ce résultat. Au
cours de l'entretien, lorsqu'on lui pose la question de son rapport à
son apparence physique en général et qu'on la laisse s'exprimer, on
sent bien qu'elle est plutôt satisfaite, voire très satisfaite et quelle est
très à l'aise dans son corps. Mais lorsqu'on lui pose ensuite
directement la question de la beauté, elle se crispe et répond par la
négative, et refuse d'avouer explicitement qu'elle se pense belle.
« Quand j'étais petite et jeune, je correspondais à beaucoup de
normes. A mon époque, c'était bien d'être grande, et en plus j'avais un
avantage : j'ai grandi et je n'ai jamais fait partie des grandes, on ne
m'a jamais appelé la grande gigue, car j'ai grandi jusqu'à 21 ans, ça
m'a aidé. J'étais considérée comme une belle enfant. Je le sais. On me
l'a dit, je l'ai senti, j'ai été repérée, j'ai fait des trucs. Et jeune adulte
aussi, j'avais les proportions, la taille, le poids, en plus le fait d'aller à
l'école plus que les autres... Moi à mon époque, 27 % de ma tranche
d'âge allaient au bac. (...). Mes amis, pour m'appeler, disait, « Isabelle,
tu sais la fille, la belle là avec le vélo et les longs cheveux ».
-Dans les rapports de séduction, est-ce que votre physique vous sert?
-Si on est dans une fête, je vais danser, s’il y a quelqu'un qui me
plait, je connais l'impact que ça a quand je danse. Je vais faire
attention à ne pas gêner, mais si je connais les gens, je vais danser
pour me lâcher. S'il y a quelqu'un qui me plaît, je vais danser mais pas
de la même façon (...). Je vais faire attention je ne vais pas m'éclater, je
vais faire en sorte d'être dans l'invite. Donc ça va être quelque chose
qui est dans le physique.
-Où est-ce-que vous placez votre confiance ?
-Dans le regard. De fait je me fais brancher n' importe où.
-Racontez nous un jour où vous vous êtes sentie particulièrement
belle ? Qui était là ? Que s'est-il passé ?
Ce n'est pas moi qui ai ce sentiment, il m'est donné à éprouver par
le regard de l'autre. Ça me fait du bien... Un jour un monsieur,
m'arrête dans la rue et me dit « s'il vous plaît... ». Je crois qu'il veut
me demander l'heure, son chemin, ou une cigarette. Il me dit « j'ai
quelque chose pour vous ». Il me tend un carton à dessin, et dans ce
carton il y avait plein de dessins de moi et il est parti. Je n'ai pas eu de
numéro de téléphone, je ne sais pas qui c'est. C'était très difficile de
faire comprendre cette histoire à mon amoureux de l'époque. J'ai
toujours le carton. Je ne sais pas comment il m'avait vue. Je me suis
dit que je devais être belle pour lui. Ça m'a scotchée, estomaquée,
(silence) Non en fait, ça ne m'a pas fait plaisir. Ce qui me fait plaisir -
ça m'arrive moins mais très régulièrement - c'est que je crois que
j'intrigue les artistes. Les peintres et les sculpteurs je dois leur faire un
truc car je ne les connais pas, ils me branchent et me proposent de
poser pour eux, de coucher avec eux. Pourquoi eux, ça m'intrigue. Je
dois dégager un truc chez les peintres et les sculpteurs. Et dans ma vie
j'en ai eu deux.
- Vous sentez-vous belle ?
-Non je ne me sens pas belle ! Je ne pense pas que je sois belle ! (elle
s'agace comme prise en faute)
-Pourquoi ?
-Parce que ma vie c’est trop compliqué, parce que je suis dans une
période trop bousculée, trop tendue, trop... » Isabelle, 50 ans, France.
Son exemple est particulièrement frappant parce la différence est
nette selon quelle est laissée libre dans son propos et du coup évacue
un peu le problème de l'humilité ou qu'on lui demande de formuler
précisément si elle se trouve belle. (Et encore pour ne pas la brusquer,
le verbe « se sentir belle » a été employé). D'un côté ses propos et son
ton traduisent une grande confiance en elle physique et un sentiment
d'assurance sur sa valeur, et de l'autre elle nie catégoriquement se
penser belle. Lorsqu'on leur demande si elles « auraient du mal à dire
d'elles qu'elles sont belles », les Argentines répondent tout à fait
d'accord à 49 %, les Américaines à 44 % et les Françaises et
Japonaises à 41 % (Etude Strategy One pour Dove/Unilever, 2004).
Que les femmes interrogées aient du mal à dire d'elles qu'elles sont
belles, n'a rien de très étonnant et ne prouve pas qu'elles soient très
insatisfaites de leur apparence physique. Par ailleurs, de nombreuses
études quantitatives effectuées par des chercheurs en sociologie et
psychologie, ont prouvé de façon statistique que la satisfaction
corporelle était plutôt élevée : par exemple l'enquête de Berscheid aux
USA sur 2000 sujets montre que seulement 7 % des femmes (et 4 %
des hommes) sont très insatisfaits de leur apparence physique contre
45 % et 55 % qui se déclarent très satisfaits. (Berscheid et al. 1973). Il
est certain que cette étude est un peu ancienne et que les résultats
auraient certainement un peu fléchi si elle était rééditée, mais la
comparaison des deux permet en tout cas de montrer l'importance de
la formulation de la question. L'analyse du discours et des
personnalités plus que les questions directes statistiques permet de
comprendre un individu en profondeur et donc de saisir s'il est
vraiment satisfait ou insatisfait de son apparence. Cependant, il est
toujours monnaie courante de lire et d'entendre parler de la «
souffrance chronique » des femmes quant à leur apparence physique,
un sentiment d'inachèvement permanent... Comment expliquer que
la réalité aille autant à l'encontre du sentiment commun ? Pour
répondre à cette question il faut comprendre les différents éléments
qui alimentent la satisfaction corporelle. Ils sont de deux types : des
éléments extérieurs à la personne et d'autres qui lui sont propres, les
deux étant bien sûr étroitement influencés l'un par l'autre.
Femme et mère
Il y a dans la maternité deux périodes distinctes où l'expérience
corporelle se modifie et entraîne dans son sillage le regard sur soi et
la satisfaction physique : la grossesse et la naissance d'autre part. On
retrouve dans ces deux périodes les deux types de changement qui
modifient le regard sur soi physique, mais avec une intensité qui ne
semble pas équivalente. Pour la grossesse prédominent les
changements du corps et pour la période post-partum les
changements symboliques de statut (accession au rôle de mère), qui
perturbent par rebond la vision de soi et la satisfaction corporelle. Si
l'on isole ces deux types de changements, qui sont liés en réalité, on
comprend le fort impact de chacun d'eux sur le regard sur soi. D'un
côté pendant la grossesse, le corps de la femme enceinte se modifie
fortement, et même pour les femmes qui vivent une grossesse sereine
avec peu de troubles physiques, toutes devront vivre une modification
significative de la taille de leur ventre, et souvent de leur poitrine. Au-
delà de ces changements communs à toutes, certaines connaissent des
changements plus conséquents : forte prise de poids, mobilité plus
réduite, changement dans la peau, les cheveux. Les changements
peuvent même être drastiques (souffrance corporelle, obligation de
rester couchée, complications etc.). Dans tous les cas, la grossesse est
pour les femmes une expérience qui leur rappelle à quel point elles
ont un corps, séparé et indépendant de leur esprit. En particulier pour
toutes celles qui n'ont jamais subi d'expérience « modificatrice » sur
leur corps (comme une forte prise/perte de poids, maladie, accident
etc.). La grossesse est le moment où le corps peut prendre comme une
sorte d'autonomie mentale, les changements allant plus vite que le
réajustement intellectuel de la vision de soi. Elles font avec la
grossesse « l'expérience du corps-organe ». Faire « l'expérience du
corps-organe » c'est avoir conscience de son corps comme organisme
biologique, presque séparé de soi. C'est sentir ce corps qui a une
volonté propre devant laquelle on est souvent passif, et qui est
potentiellement menaçant voire mortel. On l'a vu, la perception de soi
physique est souvent très erronée, les individus ne reconnaissant pas
leur propre profil... mais la plupart du temps la perception de son «
corps organe » est inexistante. Un individu sain ou non-enceinte
oublie la matérialité de son corps. Pour lui, le « corps est silencieux ».
S'il ne reconnaît pas son profil, comment pourrait-il penser à tout ce
qui se trouve à l'intérieur, de son squelette à ses poumons en passant
par ses entrailles ? Le sentiment qui nous lie à notre corps peut être
positif ou négatif, selon l'image que l'on a de lui, on peut le détester et
ne jamais l'oublier si on le trouve trop gros par exemple, mais cela ne
veut pas dire que le « corps organe » se fait ressentir et éprouver. Cette
expérience du corps-organe n'est pas connotée négativement, et peut
être plus ou moins bien vécue par les individus. La plupart du temps
elle vient avec l'âge ou la maladie pour les individus en général, et
avec la grossesse chez les femmes enceintes. Les femmes de ce point
de vue font bien plus vite « l'expérience du corps-organe » que les
hommes. Déjà, le corps se rappelait à elles tous les mois avec les
menstruations, leur signalant qu'elles avaient un organisme
biologique qui allait à son rythme mais la grossesse est le vrai premier
moment décisif où le corps-organe se rappelle à elles. Peut être peut-
on même imputer à cette relative précocité de la conscience du corps-
organe par rapport aux hommes les comportements plus
précautionneux en termes de santé des femmes : moindre tabagie,
alcoolémie etc.
C'est finalement comme si tous les aspects concourraient à ce que
les femmes gardent leur corps plus présent à l'esprit que les hommes :
la société les rend « responsables de la beauté » du monde comme on
le verra, la beauté faisant partie des caractéristiques inclues dans le
rôle sexuel de « femme », et la biologie leur rappelle plus vite la
matérialité de leur « corps-organe ». En plus de cette présence à
l'esprit, l'expérience de la modification du corps pendant et après la
grossesse n'est pas forcément facile. Si certaines ont beaucoup de mal
à tolérer les modifications
passagères de la grossesse, et détestent ce corps aux nouveaux contours, le
corps « enceint » bénéficie d'une tolérance plus grande que le corps
habituel, de la part de l'individu et de celle d'autrui. C'est un corps qui fait
quelque chose qui a un rôle précis, qui se modifie pour la bonne cause. Le
corps après la naissance ne bénéficie plus très longtemps de ces excuses et
les normes habituelles reprennent vite le dessus : poids, qualité de la peau,
contour des seins etc. Les femmes doivent donc gérer ces changements, en
fonction de leur importance qui varient d'un individu à l'autre. Dans tous
les cas, elles doivent se positionner par rapport à eux : modifier la vision
d'elles-mêmes ou fournir des efforts pour les endiguer (quels qu'ils soient :
régime, sport, chirurgie). La modification de la vision de soi physique
qu'induit la grossesse n'est pas forcément négative, car au-delà des
modifications physiques, la maternité est aussi un changement
symbolique : la femme accède au statut de mère. Comme on a vu que la
satisfaction corporelle était en grande partie liée à l'estime de soi,
l’accession au statut de mère permet à certaines femmes de recouvrir ou
d’augmenter l’estime d'elles-mêmes et donc par ce biais leur satisfaction
corporelle, même si leur corps a subi des modifications peu plaisantes.
Pour d'autres ce n'est pas si simple, car la maternité induit un
changement dans la vision de sa féminité, en particulier la mère et la
femme séductrice sont deux rôles qui ne sont pas toujours aisés à concilier.
Certaines femmes ont une vision « sacralisée » de la mère, rendue
concrète par le ventre rond ou l’allaitement, et même après par la
présence du petit enfant. Or comme on l'a vu le sentiment d'être attirante,
la capacité à séduire est ce qui, au sein de l'estime de soi, influence le plus
fortement pour les femmes la satisfaction corporelle. Pour celles qui ont
du mal à concilier les deux, la satisfaction physique s'en ressent
fortement. C’est le cas de Laetitia, 40 ans, New York. Lorsqu'elle évoque
sa maternité et ses conséquences dans la vision d’elle-même, elle
mentionne à la fois les changements sur le corps et le changement
symbolique de statut qui ont perturbé ce quelle appelle la définition de sa
« féminité » qui pour elle, est très liée au corps et à la séduction.
« Il y a une question que je me suis beaucoup posée quand j'ai eu un
enfant, c'est comment on passe de la « femme-femme » et « femme-mère
». La transition n'est pas évidente parce que le corps change beaucoup. Il
faut réapprendre à se regarder. Ne pas avoir peur d'être plus pro-active.
Tout à coup le corps devient presque un sujet tabou, on a cet instinct de
s'occuper de l'autre et pas de soi. C'est comme si ce n'était pas approprié
de penser à soi.
-Comment cela s'est-il traduit pour vous ?
-J'ai eu du mal à me rhabiller. Je ne suis pas obsédée par l'achat de
vêtements mais après la naissance de ma fille, je ne savais plus m'habiller.
Le corps change, les mois qui suivent la naissance, le corps est déformé.
Mais c'est aussi le sentiment de culpabilité. Ça m'a pris du temps; je n'ai
pas encore retrouvé mes sentiments d'avant, de la femme d'avant; mais
j'essaie de la redéfinir. Je m'habille plus fantaisie, plus relax; plus coloré.
Ce qui est difficile, c'est comme si la féminité n'était plus définie que par
le statut de mère. Il faut apprendre à revenir à une autre définition, à
avoir du charme. Je me sens mieux maintenant, je m'habille bien je mets
des talons, ça me fait plaisir. » Laetitia, 40 ans, France.
La vision du corps après la maternité est, en plus de caractéristiques
personnelles, fortement influencée par le statut de mère qui est relatif à
chacune des cultures. Certaines cultures lui donnent une telle importance
qu'il est difficile de concilier pour les femmes ce rôle de femme séductrice
et de mère, et donc de prendre soin de soi, d'avoir une forte satisfaction
corporelle, de se sentir « belle ». C'est le cas du Japon, où beaucoup de
femmes mentionnent spontanément la maternité comme un moment
décisif de changement dans la perception de leur physique. Les Japonaises
rencontrées racontent que dans leur pays, même si c'était tout de même
moins le cas désormais, les femmes sont « moins belles » après avoir eu
un enfant, notamment parce qu'elles prennent moins soins d'elles, se
négligent.
« Sont belles celles qui le restent même après avoir eu des enfants. C'est
difficile les enfants pour la beauté d'une femme. Après l'accouchement,
les femmes grossissent. Elles n'ont plus de seins. » Yoko, 36 ans, Japon.
« On aimerait bien être belle jusqu'au mariage. Car la différence avec
les femmes des autres pays, c'est qu'après le mariage ces femmes restent
belles. Les Japonaises, une fois qu'elles ont des enfants, elles sont un peu
négligées, enfin je trouve, je pense notamment à mes amies. J'explique :
c'est leur manière de vivre, elles ne sortent plus, et donc elles ne
s'habillent plus. Quand on sort, on essaie d'être belle, on fait un vrai
effort. Les Japonaises se sentent moins belles dès quelles ont des enfants.
Parfois, je suis impressionnée par leur négligence. » Makiko, 42 ans
Japon.
« Ici lorsque tu es enceinte, tu n'es plus une femme, tu es un sac. Tu ne
te maquilles plus, tu as des vêtements difformes. Mais c’est en train de
changer »
Dominique, 39 ans, immigrée française au Japon.
La maternité est une expérience spécifique qui induit des changements
dans la perception corporelle, mais toutes les femmes ne la connaissent
pas. Le changement majeur qui intervient dans la vie d'une femme et qui
implique des conséquences dans le regard sur soi physique est le
vieillissement.
Le paradoxe du vieillissement
Lorsque l'on pense à la beauté on l'associe encore généralement
spontanément aux jeunes âges de la vie, entre 20 et 35 ans, voire encore
plus jeune. Le mythe du regret de la jeunesse est un peu comme le mythe
de la femme complexée : tout comme les femmes devraient toutes être
obsédées par leurs défauts physiques, elles devraient toutes regretter cet
âge béni où elles étaient heureuses car elles étaient plus belles : plus
minces, sans rides, sans marques... Lorsque l'on rencontre des femmes,
leur sentiment est bien différent et l'on doit en conclure que, pour la
plupart, la jeunesse est loin d'être le plus bel âge de la vie. Bien sûr, il
existe tous les cas de figure, mais la majorité des femmes rencontrées se
sentent en réalité mieux plus âgées, en tout cas jusqu'à un certain âge,
c'est-à-dire en général jusqu'à que ce que des problèmes de santé
surviennent ou des changements majeurs (comme la ménopause). Il
semblerait qu'il y ait une sorte de pic de satisfaction vers 35-40 ans.
« Avec le crayon magique ?
« Je voudrais mincir. Et puis aussi je sens que ma peau commence à
descendre, je veux rajeunir un peu. Pas trop jeune, mais comme j'étais à
40 ans, c'était un bel âge, un âge idéal pour une femme. C'est l'âge où les
femmes sont les plus belles, il y a une maturité, une vie bien vécue. Et
puis devant soi encore une vie â vivre. On a déjà une bonne expérience,
mais on a encore la possibilité d'enrichir sa vie. » Akako, 57 ans, Japon.
Les femmes rencontrées confient toutes quelles sont beaucoup plus
heureuses « mâtures » (après 30 ans) que lorsqu'elles étaient jeunes parce
quelles sont plus tranquilles avec elles-mêmes, se connaissent mieux,
sont mieux dans leur peau. D'un point de vue global, il semblerait donc
que le bien-être vienne souvent avec la mâturité. Qu'en est-il de la
satisfaction physique, suit-elle la satisfaction globale de soi ou est-elle trop
alourdie par les modifications du corps vieillissant ? Il semblerait que
pour la majorité des femmes, elle augmente avec l’âge, et soit davantage
influencée par la satisfaction globale de soi et le bien-être éprouvé. Il y a
en réalité une sorte de paradoxe lié au vieillissement et au regard qu'il
entraîne sur soi : les femmes reconnaissent en majorité quelles étaient
plus belles lorsqu'elles étaient jeunes et que l'âge a dégradé leurs corps,
mais en même temps, elles se sentent mieux aujourd'hui, même
physiquement. Toutes reconnaissent qu'elles étaient finalement beaucoup
plus préoccupées de leur apparence lorsqu'elles étaient jeunes,
puisqu'elles étaient beaucoup plus tourmentées en général, sur tous les
sujets... Alors qu'en même temps, elles affirment que la vieillesse en soi
induit des modifications déplaisantes sur leur corps, qu'elles doivent
supporter, ou du moins auxquelles elles doivent faire face. Ce paradoxe
prouve bien encore une fois que la satisfaction corporelle est davantage
liée au bien-être et à l'estime de soi, qu'à l'image du corps perçu par
l'individu : les femmes pensent à la fois quelles sont « moins bien »
qu'avant et pourtant elles s’aiment mieux.
« Vieillir ? Plus vous êtes vieux, plus vous êtes heureux. Il n'y a rien qui
m'attende à part davantage de bonheur. On se connaît. Je m'accepte
mieux. Les choses qui me troublaient avant, ne me troublent plus, ou
moins. Quand j'étais plus jeune, j'étais torturée par l'apparence physique.
Par des défauts que j'inventais. Je me rappelle être devant le miroir et me
demander pourquoi mes cuisses étaient plus grosses que mes bras, et je
voulais être une table, avec les 4 jambes pareilles ! Heureusement que je
ne savais pas ce qu'était la boulimie. » Carolyn, 57 ans, USA.
« Depuis que je suis enfant, l'apparence physique est un sujet important
pour moi. Quand j'étais adolescente, ça m'a pris la tête. En vieillissant ça
change. A une certaine période, je ne voulais pas qu'il y ait une seule
veine sur une jambe, je voulais du lisse... En vieillissant tu acceptes les
imperfections, tu es beaucoup plus cool avec toi-même.
-Pourquoi ?
C'est pénible d'être toujours au taquet. Au bout d'un moment tu ne peux
pas traquer le 0 défaut. Tu apprends à voir, tu es moins dans un désir de
séduction uniquement physique, une vieille qui séduit comme une jeune
c’est débile, tu remplaces ce que tu perds un peu par d'autres choses.
Même si on t'apprend quand tu es jeune que c'est la beauté de l'âme qui
compte, toutes les filles veulent être belles physiquement ! Moi je voulais
une apparence physique parfaite pour compenser une certaine
agressivité, une spontanéité. Après tu apprends à maîtriser, tu lâches du
lest sur des choses moins importantes. » Florence, 55 ans, France.
« Quand on est jeune, on est en conflit, on est tourmenté, on ne peut pas
penser qu'on est belle. » Suzanne, 52 ans, USA.
Beaucoup évoquent leur jeunesse en se reprochant de ne pas s'être
rendues compte à l'époque combien elles étaient jolies ou mieux que
maintenant et de ne pas avoir su en profiter. Elles racontent quelles sont
surprises lorsqu'elles regardent des photos d'elles jeunes, « elles ne se
rendaient pas compte ». Lorsqu'elles regrettent leur jeunesse, c'est comme
si elles regrettaient une période de leur vie qui n'a pas existé : elles
voudraient revivre leur corps jeune, mais avec l'expérience et le recul
quelles ont acquis avec les années, pour pouvoir en profiter. Elles
voudraient avoir leur corps jeune et leurs yeux d'aujourd'hui pour se
rendre compte et s'aimer à leur juste valeur. Le mythe de la jeunesse est
tellement fort dans nos sociétés, qu'au-delà même de l'apparence
physique, lorsqu'elles regrettent leur jeunesse, c'est souvent une jeunesse
quelles n'ont pas eu. Elles regrettent de ne pas avoir eu cette jeunesse
mythifiée que l'on raconte partout, faite de rire, de sorties, de séduction,
d'amusement. « Elle doit bien exister puisque tout le monde en parle »,
mais finalement il semble que peu l'ait vraiment vécue et que la
comparaison entre le mythe et la réalité fasse souvent apparaître la réalité
bien terne.
« On ne peut plus faire la même chose. De la jeunesse il me manque des
trucs. Je n'ai pas le sentiment de m’être beaucoup amusée quand j'étais
jeune. La séduction tout ça, je n'ai pas trop vécu. Je me sens mieux
maintenant, je vieillis mais je suis plus moi, donc je suis mieux. J'ai
l'impression de mieux cerner ce que je peux faire de moi. » Claire, 38 ans,
France.
Ce regret non pas de la jeunesse « réelle » mais d'une jeunesse «
mythifiée » peut aussi apparaître très jeune, avec le sentiment bizarre
qu'on ne vit pas ce qu'on devrait vivre à cette période, qu'on est « moins
heureuse » et moins belles que ce qu'on lit dans les livres...
« J'ai la phobie du temps, moi j’ai 25 ans mais j'ai pas vécu ce que j'aurai
du vivre de 20 à 25.
-C'est-à-dire ?
-Ben, je cours l'été sur la plage, en bikini, il y a le soleil couchant, des
garçons; l'insouciance. J'ai 25 ans et je n'ai pas l'impression d'avoir vécu
mes 20 ans. Ce n'est pas une peur de vieillir. J'ai l'impression que j'ai raté
des moments. Je pourrais m'accrocher à ce fantasme de jeunesse et de
beauté que je n'ai pas eu... » Alice, 25 ans, France.
Si un sentiment de bien-être global vient avec la maturité, cela ne veut
pas dire que le vieillissement du corps soit forcément une chose facile à
supporter. En réalité, il semble que parmi toutes les conséquences de l'âge,
le vieillissement du corps soit celle qui est la plus difficile à supporter, et
que cette satisfaction globale de soi intervienne malgré les changements
déplaisants du corps. On pourrait même dire que bien souvent toute la
difficulté liée à l'avancée en âge se concentre sur le corps. Ce n'est pas
tant qu'on voudrait retrouver un mode de vie de femme plus jeune, ou un
état d'esprit mais par contre, on reconnaît que le corps jeune est plus
beau, plus efficient, même si l'on ne s'en rendait pas compte à l'époque. Il
semble qu'un des seuls aspects pour lequel il soit difficile de vieillir soit
justement le physique.
« Avant je me sentais attirante. Ma confiance m'était donnée par le
regard des autres. Je faisais 0 effort. Je fais plus d'efforts maintenant.
Avant je ne faisais pas de mèches, je ne mettais pas de maquillage.
Maintenant ma fille veut aller à une leçon de maquillage, et je veux aller
avec elle. Je ne veux pas ressembler à une prostituée ni faire la femme qui
veut faire plus jeune que son âge. C'est juste pour l'aspect physique que
c'est difficile de vieillir, c’est inévitable, vous ne pouvez pas contrôler. »
Kathryn, 53 ans, France.
« J'approche de la quarantaine, Il y a un point sur lequel je m'interroge
depuis un an. Je me dis que j'ai gagné avec l'âge : une affirmation de moi,
je suis plus présente, je suis satisfaite de ma vie, de tout, et en même temps
je me dis qu'il y a une dégradation qui est réelle. Chez les autres femmes je
trouve ça beau, les rides, mais j'ai plus de mal sur moi. J'ai 40 ans je suis
au milieu de la vie, je me dis que tout va redescendre, c'est fini la montée.
Je ne suis pas dans une déprime sur mon physique non plus et je ne
courrais pas après toutes les techniques. Mais bon, c'est bizarre comme
sentiment. » Emilie, 39 ans, France.
En plus de tous les travers de la dégradation du corps, l'âge complique
pour certaines femmes le rapport à la séduction. C'est comme si leur
image corporelle se dégradant elles ne savaient plus sur quoi compter
pour séduire... comme on l'a vu, l’enjeu de la capacité de séduction étant
très important dans la satisfaction corporelle, tout ce qui le remet en
cause, du moins mentalement, influence la satisfaction corporelle de soi.
L'exemple de Florence est intéressant, elle dit à la fois que son mode de
séduction n'a jamais été d'abord physique et qu'il se situait plus dans
l'esprit, l'impertinence, mais finalement ce sont les changements
physiques liés à l'âge qui lui ont fait perdre son assurance. Même si elle
dit se sentir mieux aujourd'hui, elle est un peu désorientée car séduire
était pour elle un aspect plaisant et important de sa vie, désormais elle a
le sentiment de ne plus savoir s'y prendre.
« Ce n'est pas tellement difficile de vieillir, j'ai plutôt de la chance. C'est
juste un peu difficile de trouver le bon rythme. Moi quand j'étais plus
jeune, j'étais très séductrice. Quand tu vieillis tu ne peux plus faire ça. Je
n'ai pas trouvé le tempo pour rester séductrice, je parle par rapport aux
hommes. C'est le seul truc qui me gêne. Tu ne peux pas être sur le même
mode. Quand tu es plus jeune, tu es plus dans l'impertinence, on permet
beaucoup de chose. A esprit égal, je sais moins bien avec quoi jouer, je ne
peux pas faire le décolleté, les jambes, ce n'est pas ce que j'ai de mieux. On
ne peut plus être moulé dans les vêtements, il faut compenser par le style.
« - Quels étaient vos atouts pour séduire, plus jeune ?
-Quand j'étais plus jeune, je n'avais pas une séduction physique, j'avais
des copines plus belles que moi, j'étais jolie, mais j'étais vraiment loin
d'être la plus jolie. Pourtant c'était toujours moi qui emportait la mise,
parce que je faisais mon cinéma, j'étais rigolote, vivante. En vieillissant je
ne sais plus trop comment faire.
-Je ne comprends pas bien, si votre séduction n'était pas physique alors
rien n'a changé, vous avez gardé votre état d'esprit non ?
-Euh... c'est vrai, je ne sais pas. En fait c'est paradoxal. Je crois que c'est
moi qui suis moins assurée, j'ai changé de regard sur moi. Cette capacité
de séduction, c'est ce qui m'a empêché d'avoir des complexes alors que
j’avais de grosses fesses par exemple. Je n'ai jamais eu de complexes. »
Florence, 55 ans, France.
C'est un peu la même chose pour Ronnie, sauf que Ronnie est actrice
quelle vit à Los Angeles, et qu'il est particulièrement difficile de vieillir
lorsque l'on fait un métier qui valorise la jeunesse, dans une ville
reconnue pour être le temple des stéréotypes de beauté. Comme pour
Florence, l'âge a remis en cause le rapport de Ronnie à la séduction.
« Je mens sur mon âge. J'essaie de ne jamais dire le vrai. Quand j'ai une
audition je dis 36 au lieu de 47 ans. Une fois j'ai dit mon âge, 47 ans; et on
m'a dit "Ah vous faites plus jeune..." et ils ne m'ont pas engagée. Donc je
mens. Toutes les actrices mentent. Elles disent qu'elles s'en fichent mais
ce n'est pas vrai. Oui je suis aussi obsédée par l'âge, mais je suis immature,
je suis jeune de cœur et c'est comme ça que je vois la vie, je ne veux pas
vieillir, mon esprit ne vieillit pas. J'étais plus belle quand j'avais 20 ans.
J'étais une tombeuse d'hommes. J'aime beaucoup les hommes et les
hommes m'aimaient bien, mais maintenant je pense que c'est fini. C'était
mon modus operandi. J'ai toujours aimé jouer avec le sexe opposé, avoir
l'attention des hommes, le jeu de la séduction. Maintenant j'ai le
sentiment que c'est fini. L'autre jour un homme m'a dit "Oh mon dieu, oh
mon dieu, vous êtes magnifique". J'étais plus flattée que je ne l'aurais
voulu. A 20 ans je l'aurais envoyé balader. » Betty, 47 ans, Los Angeles.
Le vieillissement du corps est dans tous les cas un changement auquel il
faut faire face et en ce sens une épreuve qu'il faut supporter car il
entraine une remise en cause du regard porté sur soi, une sorte de perte
de repères notamment pour les rapports de séduction. C'est comme si
plusieurs forces contradictoires étaient à l'œuvre, d'un côté les femmes se
sentent globalement mieux dans leur peau avec la maturité, mais de
l'autre l'image du corps qui se dégrade peut venir saper plus ou moins
fortement se sentiment de bien-être, selon les individualités, les histoires.
L'exemple d'Aileen
Aileen est une très belle jeune femme de 33 ans. Elle habite à Los
Angeles depuis qu'elle est mariée. Elle a fait quelques années d'études de
philosophie après le bac, et puis a commencé à enchaîner différents
boulots quelle n'aimait pas : consultant financier pendant quelques mois
puis dans une galerie. Lorsqu'elle a rencontré son mari à 23 ans, elle a
arrêté de travailler pour le suivre. Dès lors, elle a fait quelques formations
supplémentaires : une école d'art quelle n'a pas menée jusqu'au bout, et
des cours de peinture sur papier peint. Son projet est de lancer sa propre
entreprise de papier peint l'année prochaine, mais cela fait déjà un an
quelle a pris les cours de fabrication et rien ne semble vraiment arriver.
Elle est d'ailleurs un peu gênée lorsqu'on lui demande ce quelle fait dans
la vie, elle évoque ses cours d'il y a un an, ses projets de l'année prochaine,
mais ne parle de rien de concret au présent.
La beauté d'Aileen ne passe pas inaperçue, elle est très grande, les
cheveux auburn, les yeux verts, la peau très blanche. Elle a été repérée
plusieurs fois par de grandes agences de mannequin, elle a d'ailleurs fait
quelques photos. Pourtant déjà mince, elle n'est jamais parvenue à perdre
les quelques kilos que lui demandaient les agences pour être engagée.
« Je suis née au Texas, à Huston dans une famille de 4 enfants, avec 3
filles et un garçon. J'ai eu une éducation catholique mais je ne crois plus à
la religion désormais, tous mes frères et sœurs sont pareils. Au Texas, les
catholiques sont une minorité, le Texas c'est la "bible belt" (note : la zone
protestante rigoriste des USA), nous nous sentions plus intellectuels que
religieux. Nous habitions au Texas mais nous n'avons pas de racines
texanes complètes, ma mère est de Chicago. »
Aileen insiste beaucoup sur le fait que sa famille ne correspond pas au
stéréotype habituel des Texans.
« Le Texas est un endroit complexe, très conservateur, religieux,
patriote. Nous avions des vues plus larges, nous nous intéressions au reste
du monde. Mon père travaillait dans le pétrole et dans ma classe
beaucoup d'enfants étaient fils et filles d'étrangers des compagnies
pétrolières. Mais en même temps nous avions un modèle traditionnel.
Quand vous êtes nés dans la classe moyenne comme moi, on vous dit que
vous pouvez devenir ce que vous voulez, mais pourtant on vous dit aussi
que le succès pour une femme c'est à la fois d’être belle, d'avoir des
enfants et de faire une carrière. C'est beaucoup de pression, beaucoup de
choses à la fois. En même temps on se rend compte qu'en réalité, être juste
belle c'est déjà une réussite pour une femme. Ça me fait penser au film le
Mariage de Muriel : le succès ce n'est pas d'avoir des buts et de les
atteindre mais d’être belle et de se marier. Il y a beaucoup de messages
contradictoires. Ma famille m'a toujours dit que j'étais belle que je déviais
essayer d'être mannequin. J'ai fait un peu de mannequinât à l'université
et à Los Angeles j'ai été repérée par une agence, mais je devais perdre une
taille et je n'y suis pas arrivée. J'ai toujours pensé que c'était une option
pour moi parce que j'avais le visage. Pourtant je n'avais pas le corps.
Quand j'étais petite je pensais que réussir ma vie c'était devenir
mannequin. Plus maintenant. Ma sœur a fait davantage de mannequinât
car elle était plus grande et plus mince. J'étais horriblement jalouse.
Quand elle a commencé j'ai eu le sentiment qu'elle venait sur mon
territoire, elle n'a pas eu un succès fou mais elle a gagné pas mal d'argent.
J'ai été repérée plusieurs fois, j'ai fais des catalogues, j'étais très flattée
mais à chaque fois je n'arrivais pas à perdre les quelques kilos nécessaires
pour aller plus loin.
J'ai une relation compliquée à la beauté. Je l'ai trop valorisée. Je lui ai
trop donné d'importance, j'ai minoré mes autres qualités. La beauté a des
avantages, vous êtes traitée de manière différente, les portes s'ouvrent.
Les hommes plus âgés vous écoutent juste parce que vous êtes jolie. La
beauté contient un certain pouvoir que les gens respectent. Il faut aussi
savoir s'en servir. Avec des hommes qui ont un certain égo, je sais
comment les prendre.
La beauté est aussi un danger énorme. Vous finissez par vous identifier
totalement à elle, vous pensez que c'est la seule chose que vous avez, et
quand on vieillit que reste-t-il ? Vous prenez soin et cultivez cette part de
vous-même car c'est les indications que vous donne la société. J'essaie de
cultiver mes autres qualités, mais je n'y arrive pas autant que je voudrais.
J'ai gagné en expérience avec l'âge, je suis davantage en contact avec
d'autres parties de moi-même. Je veux être une personne complète. Ce
que la beauté vous donne n'est pas satisfaisant, vous ne vous réalisez pas
dans la beauté. Je veux me prouver que je suis capable de monter mon
entreprise.
Oui c'est mon histoire. Mais j'ai gagné en expérience.
Un jour quelqu'un m’a dit que j'étais trop belle pour mon bien. Que cela
m'avait empêché de réussir au travail et dans tous les domaines. Que je
n'avais jamais dû faire d'efforts, que les choses me sont venues trop
facilement. C'était très dur â entendre sur le coup, mais je pense qu'il y a
du vrai. Je suis trop belle pour mon bien, et je n'arrive pas encore â
dépasser ce stade ».
Cette identification totale à la beauté crée une angoisse qu'Aileen
évoque : que se passe-t-il lorsque la beauté s'efface ? Si je ne suis que ma
beauté, je ne serai plus rien lorsqu'elle passera ? Sofia, 38 ans, souligne
que cette identification poussée à un physique agréable amène à faire
croire que c'est la raison pour laquelle on est aimé, et donc génère
pression et dépendance.
« J'étais une gamine très très jolie et je me le suis entendue dire à
longueur d'enfance, par mon entourage, par des étrangers. Du coup ça
crée un rapport au physique par forcément confiant. Je ne me suis pas dit,
c'est bon, je suis jolie. Au contraire, ça a crée un truc, une pression, hou la
la, si je ne suis pas jolie on ne va pas m'aimer. » Sofia, 38 ans, Argentine.
2. La pression subie
Toutes les femmes rencontrées s'accordent sur un point, quelle que soit
leur culture : elles ressentent une pression quant à leur apparence
physique liée à l'importance d'être belle. Cette pression n'est pas ressentie
de façon unanime, et chacune l'évoque à sa manière, le vit plus ou moins
bien, arrive à s'y soustraire, mais elle existe pour toutes. Les femmes ne
s'entendent pas non plus sur les origines de la pression. Pour certaines, le
regard des hommes ou les médias sont coupables, pour d'autres au
contraire, ce sont les femmes qui se fixent elles-mêmes des exigences
inatteignables que personne ne leur demande...
Pour Carolyn (57 ans, NY), les médias nous font vivre dans un monde
de critères de beauté irréels dont les femmes sont les premières dupes,
plus que les hommes, dont les standards ne sont finalement pas si élevés,
et qui sont plus en phase avec la réalité. Pour elle, ce sont finalement les
femmes, influencées par les médias, qui s'infligent à elles-mêmes une
forte pression.
« Les hommes sont différents, je sortais avec un homme assez gros qui
se comportait comme s'il était Apollon. Je me suis dit que je voulais être
comme lui. Etre capable de se penser de cette manière. En réalité les
hommes ont des standards assez bas pour les femmes. Les femmes se
mettent la pression toutes seules. Les hommes sont réalistes finalement
car quand on voit de vraies femmes, on se sent mieux. Quand je vais au
hammam, je me sens mieux quant à mes imperfections. Mais le problème
c'est que d'habitude on ne voit pas de vraies femmes. On voit les médias.
Il n'y a pas assez de nudistes pour qu'on puisse voir de vraies femmes !
Quand je suis allée à Coney Island (parc d'attractions sur une plage près
de NY), il n'y a que de très grosses personnes, je me suis sentie si mince,
c'était une expérience merveilleuse . » Carolyn, 57 ans NY.
Diana (Argentine, 32 ans) est également de cet avis, pour elle, les
hommes n'ont pas les standards des magazines, et la pression n'est pas de
leur fait. Les femmes, par manque de confiance, d'éducation (ou d'autres
caractéristiques personnelles à mettre en avant) accentuent l'importance
de ce qu'elles croient valorisé dans l'identité féminine.
« Les femmes pensent qu'elles comprennent les hommes et leurs
besoins mais ce n'est pas vrai, on ne comprend rien, on n'a pas idée. On
se met la pression toutes seules. Les hommes ne sont pas si exigeants. Ils
veulent autre chose. Ils sont intimidés par les très belles femmes, ils se
sentent en insécurité.
-Mais alors pourquoi les femmes veulent-elles être parfaitement belles
si ce n'est pas ce que les hommes recherchent ?
-Par manque d'éducation. Elles n'ont rien d'autre. Donc elles agissent là
où elles peuvent agir. Je ne m'inclus pas car j'essaie de me protéger de la
pression même si je la ressens très souvent. J'ai fait des études, je peux un
peu me protéger. Mais si vous n'avez pas fait d'études, ou si vous avez
moins de motivation, vous pensez que la beauté c'est le bonheur. Vous ne
pouvez pas vous arrêter une seconde pour réfléchir. Vous êtes rattrapée
par la pression. Vous n'avez pas le recul. Vous prenez les choses au
premier degré. »
Les femmes ont chacune des réactions différentes à cette pression,
comme l'évoque Diana, en fonction de divers critères : leur appartenance
sociale et ce qui est valorisé dans leur milieu, leur capacité à prendre du
recul, à valoriser d'autres aspects d'elles-mêmes, leur satisfaction
corporelle, l’estime globale quelles ont d'elles-mêmes... Sur celles chez qui
elle est ressentie avec le plus d’intensité, on observe deux réactions
différentes : une absorption de la pression, un comportement de
rejet/défense sur la thématique qui les conduit à « l'ignorer » ou plutôt la
refouler. Les deux attitudes peuvent se transformer en obsession et
souffrance.
Betty et Iris ont deux attitudes totalement différentes face à la pression
sur leur apparence physique. Betty est actrice et obsédée par l’apparence
physique, décrivant même ses « tocs » et Iris a souffert toute son enfance
de sa déformation physique, pourtant ne l’évoque jamais.
Les exemples de Betty" (USA) et Iris (NZ)
Betty a 47 ans, elle habite Los Angeles et est actrice. Elle n’a pour
l’instant joué que de petits rôles, mais son mari est scénariste et
réalisateur, et l’année dernière il a réalisé un film très grand public pour
les enfants, qui a eu beaucoup de succès. Elle est née dans une banlieue de
New York, et est la petite dernière d’une famille de 7 frères et sœurs, un «
miracle de la ménopause », d’origine italienne et irlandaise, les deux
communautés populaires emblématiques de la région.
« Ma mère était femme au foyer, c'est elle qui a forgé toutes mes
convictions sur la beauté. En fait elle m'a rendue complètement névrosée.
Elle était magnifique, une peau sans défaut, mais une femme très froide.
Elle avait travaillé dans un magasin de bijoux avant d'avoir des enfants,
mais quand j'étais petite elle ne travaillait pas, elle était juste fatiguée de
s'occuper de nous. Une année je suis restée avec ma mère, et tous mes
frères et sœurs allaient à l'école. Elle était très snob pour la beauté. Elle
prenait un train pour aller en ville dans un salon, parce qu'en banlieue ce
n'était pas assez chic. C’est la première personne que je connaisse qui soit
allée dans un salon Elizabeth Arden. Je me souviens attendre et attendre
pendant des heures, une fois par semaine dans ce salon. Les visages
étaient recouverts de masque de crème bleue et ça sentait la permanente.
Même si elle ne s'occupait pas trop de moi, c'était notre petit moment de
rapprochement à toutes les deux. Maintenant je fais la même chose.
Ma banlieue c'était un endroit où personne ne voulait briller, être une
star. Moi je me sentais déjà étrangère à cause des origines de ma famille,
et je rêvais d'aller vivre en ville à Manhattan. Ma mère m'emmenait
parfois et c'était trop glamour, elle prenait un martini avec des olives... Les
banlieues le dimanche c’est la mort. Mais en ville le dimanche rien ne
ferme.
Quand je suis arrivée à Manhattan j’ai vu comme c'était facile. J'ai
commencé à être mannequin très jeune, j'aimais ça. Le plus difficile c'était
de trouver l'emploi et ensuite c'était très facile. J'étais mannequin cabine.
J'étais petite, j'ai répondu à une annonce qui cherchait un mannequin de
petite taille, et j'avais la taille parfaite. J'ai commencé juste après le lycée.
Mes parents ne voulaient pas que je sois dans le show biz, ma mère savait
que c'était dur et que j'étais sensible, et mon père voulait que j'utilise mon
cerveau. J'ai eu l'idée moi-même, les autres boulots avaient l'air trop dur,
il fallait trop de diplômes. Moi je faisais tout ce qui était facile, les foires
d'expos, mannequin coiffure... Mais le textile c'était plus dur. Mon boss
pensait que j'avais des "couilles", une intelligence de la rue. J'ai été
mannequin cabine pendant longtemps pour une marque de vêtements
pour femme. Je ne pouvais pas parler, ils ne voulaient pas de mes
commentaires. Ils m'appelaient "la fille". A ce moment-là j'ai commencé
à jouer, au théâtre, la majorité du temps des comédies. J'ai pris des cours.
J'adore créer un personnage, me perdre dedans. Les costumes, le
maquillage. Ça commence par le look et on construit autour, enfin pour
moi. Et puis je me suis mariée à 23 ans; j'ai arrêté de jouer et quand on a
déménagé à LA en 1993, je me suis remise à la comédie. Pas autant que
j'aurais voulu.
Je suis obsédée par les produits de soin pour la peau. Je dépense plus
d'argent en produits de beauté qu'en vêtements. Je me fiche de mes
vêtements. Comme ma vie est complètement désorganisée, j’aime le
passer à m'occuper de ma peau, c'est la seule chose qui est constante... La
peau c'est le plus important, pas que pour les actrices, pour toutes les
femmes. Beaucoup de femmes on l'air endommagé altéré à cause de la
chirurgie et des injections de botox.
Ma mère m'a dit que j'étais vaniteuse car je me regardais toujours dans
la glace, mais en fait j'ai toujours peur que quelque chose n'aille pas. Elle
avait peur que je sois comme elle, en fait.
Je ne pense pas être jolie. Quand je vois de vieilles photos je regrette de
ne pas m'être aimée à cette époque. Il y a un moment où j'avais les bons
paramètres au bon moment et c'est tout. J'ai une sorte de complexe
d'infériorité, ma mère était très belle, toutes mes sœurs sont blondes et
moi je suis brune, ce n'est pas valorisé aux USA. Je suis devenue actrice et
modèle pour prouver à tout le monde que j'étais belle.
Je suis obsédée par la beauté. J’ai toujours des crèmes dans mon sac et
dès que je m'ennuie je me mets des crèmes sur la peau. Je m’en mets tout
le temps. J'aime beaucoup les odeurs, je me mets des crèmes de façon
obsessionnelle. Je n'aime pas rien faire, alors je fais mes ongles en public,
dans l'avion. Quand je suis stressée, par exemple avant une audition, dans
la file d'attente, je me mets une tonne de crème.
Le meilleur compliment qu'on puisse me faire c'est que je suis belle. Les
gens disent que je suis drôle. Je ne veux pas être drôle. Certaines
personnes mourraient pour être drôles. J'ai une amie qui a même pris des
cours pour être drôle. Je lui dis : Tu es blonde, et parfaite, mon Dieu
pourquoi veux-tu être drôle ! »
Iris est la benjamine d'une famille catholique néo-zélandaise de 7 sœurs
et un frère. Elle est née avec un bec de lièvre important et a été
régulièrement réopérée pour cette raison pendant toute son enfance. Elle
a toujours une cicatrice très marquée sur la lèvre supérieure qui tord sa
bouche. Elle a 21 ans, elle est mariée et a un bébé. Ses priorités sont sa vie
de femme et de mère, et ce qui la définit, « les principes catholiques qui
guident sa vie ». Son mari est agriculteur, après avoir envisagé de devenir
prêtre. Au cours de l'entretien, elle donne le sentiment d'une relation à
l'apparence physique totalement désintéressée, et montre qu'elle s'investit
totalement dans les valeurs morales et dans la foi. Elle reconnaît qu'il
existe une pression de la société sur l'apparence physique mais paraît en
être dégagée. Elle convainc presque de s'être totalement extraite de la
pression, de ne pas s'intéresser du tout à l'image quelle projette, malgré la
cicatrice qui la défigure. Les seuls petits indices de la perception
d'elle-même sont quelques mots quelle emploie, elle dit « ne pas penser
être absolument dégoûtante », une formulation qui traduit quelle n'est pas
si à l'aise. A la question du crayon magique qui changerait tout ce qu'elle
souhaite dans son apparence, elle répond :
« Je me débarrasserais de mes vergetures. Je mincirais d'une taille.
J'aurais un corps un peu plus tonique. J'aimerais que ma figure ne soit pas
si ronde, mais plus longue. Je crois que je ne ferais pas grand chose. »
Sa réponse est stupéfiante. Elle ne mentionne absolument pas la
cicatrice de son bec de lièvre. Elle ne l’a jamais évoquée une seule fois
dans l'entretien, c'est sa mère croisée dans la cuisine en l'attendant qui a
raconté l'histoire et combien elle avait souffert de ce visage abîmé, qui
transforme ses expressions. Iris, elle, fait comme si cela n'existait pas,
même lorsqu'on lui propose le fantasme de transformer ce quelle veut
sur son visage. Du coup son indifférence paraît feinte, l'oubli est trop
grand pour être rationnel. Iris prétend être une personne comme les
autres, les modifications qu'elle mentionne sont à peu près celles que
mentionnerait toute femme qui vient d'avoir un enfant comme elle. Elle a
tant souffert de la difformité de son visage, qu'elle adopte une attitude de
déni complet : la cicatrice n’existe plus. Après avoir subi une pression
intense toute son enfance, elle a choisi de ne plus la voir du tout, et de
refuser quelle existe.
La pression sur le physique est vraiment générale. Au-delà des histoires
personnelles, il semble qu'en fait les femmes qui ressentent le plus la
pression de la société sur leur apparence physique soient celles qui se
situent aux deux extrêmes : les très belles femmes ou celles au contraire,
qui ont souffert d'une apparence jugée « déplaisante ».
CONCLUSION
Ce livre a choisi un point de vue unique, celui des femmes, pour leur
donner la parole sur un sujet qui les touche : l'apparence physique. Ces
femmes, au-delà de leur histoire personnelle, de leur pays d'origine, de
leur âge ou de leur classe sociale, partagent énormément de points
communs. Tout d'abord dans leur définition de la beauté féminine. Les
trois critères physiques principaux se retrouvent partout : le poids, la
symétrie du visage mais aussi du corps, et l'apparence de la jeunesse,
c'est-à-dire des traits qui rappellent des caractéristiques attribuées aux
enfants (grands yeux, petit nez, grande bouche, petite mâchoire ...).
Si la sociologie et les relais médiatiques s'attachent, pour des raisons
diverses, à démontrer les différences entre populations et groupes
sociaux - aussi ténues soient-elles, pour toujours pousser la recherche un
peu plus loin - ce qui frappe pourtant, c'est la puissance de ces points
communs par rapport aux variations. La tentation est grande de
maximiser les différences culturelles - ce sont elles qui se visualisent le
plus « facilement », et le discours dominant y a cédé. Pourtant les
invariants pèsent bien davantage. Les différences semblent n'être que
des adaptations marginales, par la culture locale, des critères communs,
des variations autour de ces mêmes thèmes structurels. L'allure des
Françaises n'est qu'une manière particulière d'habiter leur corps
(critère non physique cité par toutes les cultures), la santé
resplendissante des Américaines ou le kawaï et la pureté japonaise une
façon de pousser à bout les critères de symétrie et de jeunesse ... Aux
vues de ces conclusions, il est donc possible qu'il existe des critères de
beauté « universels » et donc potentiellement biologiques. Les dernières
études scientifiques se concentrent d'ailleurs sur des explications de cet
ordre. Le cœur de ces théories est d'expliquer la notion de beauté et
d'attraction physique par la capacité d'un individu à donner des signes
extérieurs d'un patrimoine génétique de qualité. Le poids, tout comme la
symétrie et la « jeunesse » pourraient tout à fait être inclus dans ces
signes extérieurs de « bons gènes ».
Au sein des critères de beauté communs à toutes les femmes, le poids
prend une place centrale et particulière. La conviction est désormais
acquise que l'on peut, à force de volonté, participer à créer sa propre
beauté, le rapport plus détendu à la chirurgie esthétique en atteste,
perçue comme un biais comme un autre d'accès à la beauté. En bas de
la hiérarchie de l'apparence physique, et selon les femmes elles-mêmes,
se situent donc celles qui ne sont pas belles mais qui en outre ne font
pas l'effort de l'être... Le surpoids étant perçu comme un élément contre
lequel la volonté personnelle peut lutter, la tare physique se double
NOTES
1. Citée par Bruchon-Schweitzer, Une psychologie du corps, Paris, Puf, 1990
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2. Ory, Pascal in Corbin Alin, Courtine Jacques, Vigarello Georges, Histoire du
corps, 3. Les mutations du regard. Le XXe siècle, Paris, Seuil, 2006, p. 136.
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3. Bruchon-schweitzer Marilou, La psychologie du corps, Paris, Puf, 1990, p. 77
[Retour au texte]
4. Mouchés A., La représentation subjective de la silhouette féminine, Les
cahiers
internationaux de psychologie sociale, 4/24, 1994, p. 76-87 [Retour au texte]
5. Sturzenegger-Benoist Odina, l'Argentine, Paris, Karthala, 2006, p. 247
[Retour au
texte]
6. Kaspi André et alli, La civilisation américaine, Paris, Puf, 2004, p. 210
[Retour au
texte]
7. Rogin Michael, Les démons de l'Amérique, Paris, Seuil, 1998, p. 181 [Retour
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texte]
8. Corbin Alin, Courtine Jacques, Vigarello Georges, Histoire du corps, 3. Les
mutations du regard. L9. Bruchon-Schweitzer Marilou, Une psychologie du corps,
Paris, Puf, 1990, p. 215
[Retour au texte]
10. Duby Georges, Perrot Michelle, Histoire des femmes en Occident, 3. le XVe-
XVIIIe siècle, Paris, Perrin, 2002 [Retour au texte]
11. Etienne Jean et alli, Dictionnaire de sociologie, Paris, Hatier, 1995, p. 157
[Retour
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e XXe siècle, Paris, Seuil, 2006, p. 264.[Retour au texte]
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
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Bruchon-Schweitzer Marilou, Une psychologie du corps, Paris, Puf,
1990
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corps, 3. Les mutations du regard. Le XXe siècle, Paris Seuil, 2006
Duby Georges, Perrot Michelle, Histoire des femmes en Occident,
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mentaux et autres reclus, Paris, Minuit, coll. 1979
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Schienbinger Londa, Feminism and the body, Oxford, OUP, 2000
Sturzenegger-Benoist Odina, l'Argentine, Paris, Karthala, 2006
Vigarello Georges, Histoire de la beauté, Paris, Seuil, 2004
Vigarello Georges, le Propre et le Sale, l'hygiène du corps depuis le
Moyen Âge, Paris, Seuil, 1985.
Weber Max, l'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris,
Plon
ANNEXES
Méthodologie
Entretien qualitatif semi-directif
• Durée : 2h/3h dans l'environnement de la personne interrogée
(lieu de vie privé ou professionnel)
Structure de l'échantillon
• 58 femmes rencontrées:
-9 France, Paris
-20 USA (8 New York, 7 San Francisco, 5 LA)
-11 Japon, Tokyo
-10 Argentine, Buenos Aires
-8 Nouvelle Zélande, Awckland
CSP A et B
• De 20 à 60 ans (30 % de 20-30 ans, 30 % de 30-40 ans, 30 % de 40-
50 ans)