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« L’ORDRE DU SENS » :
DE L’EXTÉRIORITÉ DE L’ESPRIT À LA CRITIQUE DE L’HERMÉNEUTIQUE

Claude Romano

À travers une critique radicale du cognitivisme, le dip-


tyque de Vincent Descombes consacré à l’esprit, La Denrée
mentale et Les Institutions du sens 1, fournit des arguments
d’une force exemplaire pour poursuivre la critique du car-
tésianisme – laquelle se confond, à bien des égards, avec ce
qui s’est fait de plus important en philosophie au XXe siècle
tous courants confondus – au-delà du point où l’ont laissée
Heidegger, Merleau-Ponty, Gadamer, Wittgenstein,
Anscombe ou Taylor. De ce point de vue, quelle que soit la
tradition dans laquelle il s’inscrit, tout philosophe a beau-
coup à apprendre – et moi le premier –, de la rigueur et de
la force argumentative de ces ouvrages. En ce qui me
concerne, je souscris sans réserves à l’une de leurs affirma-
tions centrales : « la critique générale des philosophies de la

1. Vincent Descombes, La Denrée mentale, Paris, Minuit, 1995, (désormais


abrégé DM, suivi du numéro de page) ; Les Institutions du sens, Paris, Minuit,
1996 (désormais abrégé IS).

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conscience est un acquis de la pensée du XXe siècle, sur


lequel il n’y a pas lieu de revenir » (DM, 93).
Mais, en philosophie, quelle que soit l’étendue de l’ac-
cord, rien ne vaut la discussion de détail et l’examen scru-
puleux des problèmes. Aussi, c’est à l’analyse de quelques
difficultés que soulèvent à mes yeux ces deux livres que je
m’attacherai exclusivement dans les réflexions qui suivent.
La critique est aussi le gage de l’admiration.
Une des notions les plus centrales de La Denrée mentale
et des Institutions du sens est sans doute celle d’un « ordre
du sens » (ou, formule équivalente sous la plume de l’au-
teur, d’un « ordre de sens »). Je voudrais interroger cette
notion selon deux axes : le premier privilégie le concept
d’« ordre », le second celui de « sens » – bien qu’il soit arti-
ficiel de les disjoindre. Plus précisément, le premier axe
consistera à se demander si l’application au problème de
l’esprit de l’idée d’un ordre intentionnel élaborée tout
d’abord dans le cadre d’une philosophie de l’action ne
tend pas à reconduire de manière unilatérale l’esprit à l’ac-
tion ou au comportement. Telles qu’elles apparaissent à la
fois dans le langage ordinaire et dans le langage philoso-
phique, les notions d’« esprit » et de « mental » recouvrent
une grande diversité de phénomènes : actions intention-
nelles, certes, comme celle de parler, de calculer ou, plus
généralement, d’user de symboles, mais aussi émotions,
perceptions, espoirs, intuitions, conjectures, actes d’atten-
tion et de concentration, imaginations, souvenirs, rêves,
interprétations, etc. Certains de ces phénomènes, par
exemple les émotions, ne semblent guère pouvoir être
réduits à leurs expressions ni aux comportements qui en

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découlent. Quelle place le holisme anthropologique de


Descombes peut-il réserver à ces aspects de l’esprit, si tant
est qu’ils constituent encore pour lui des aspects de l’esprit ?
Autrement dit, l’« externalisme » du mental défendu par
l’auteur ne manifeste-t-il pas une tendance forte à recon-
duire l’esprit à l’activité sous son aspect intentionnel 2 ?
Le second axe d’analyse s’efforcera d’interroger les rap-
ports que le holisme anthropologique de Descombes
entretient avec une autre variété de holisme, le holisme
herméneutique. Tout sens inhérent aux conduites
humaines, telles que les analyse par exemple le discours
anthropologique, est-il réductible à des raisons que l’agent
peut donner ou à des intentions qu’il peut formuler ? Le
problème de l’esprit n’est-il pas un problème de « sens » en
un sens plus étendu du mot « sens » ? Autrement dit,
l’ordre du sens épuise-t-il le phénomène de l’esprit ? Telles
sont les questions que je voudrais poser dans la seconde
partie de mon enquête.

I – L’ORDRE DU SENS ET LA DÉTERMINATION DE L’ESPRIT

La notion d’« ordre du sens »

Je laisserai de côté les critiques que Descombes adresse au


cognitivisme dans La denrée mentale et Les institutions du
2. Le même genre de question pourrait être adressé au dernier livre de
Descombes, Le Complément de sujet, qui tend presque à identifier la question de
la subjectivité avec la question de l’« agentivité ». Toutefois, je m’en tiendrai ici
aux deux ouvrages cités.

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sens pour concentrer mon attention sur les thèses positives


contenues dans ces ouvrages. Insister sur l’existence de
thèses dans le travail de Descombes, c’est marquer l’écart
qui existe – en dépit de leur grande proximité – entre sa
méthode et celle de Wittgenstein. Au risque de simplifier
un peu les choses, pour Wittgenstein l’analyse fondée sur la
grammaire logique de nos concepts dans leur usage ordi-
naire n’a pas d’autre fin que « thérapeutique » ; pour
Descombes, l’analyse conceptuelle doit conserver une visée
constructive, même si l’essentiel du travail philosophique
est bien celui d’une lutte sans cesse recommencée contre les
confusions nées des séductions du langage. Tandis que
Wittgenstein ne me paraît pas formuler de thèses stricto
sensu sur l’esprit, Descombes énonce à l’encontre de toute la
tradition cartésienne et de son rejeton contemporain, le
cognitivisme, la thèse suivante : « Avoir un esprit, c’est
manifester dans sa conduite une puissance intentionnelle de
mise en ordre. Un agent manifeste un esprit quand, dans sa
conduite est organisée selon une structure rationnelle : ses
faits et gestes s’expliquent par des relations d’intention. Si
les intentions décelables dans la conduite sont celles d’un
particulier vaquant à ses affaires, l’esprit ainsi manifesté est
un esprit subjectif. Si c’est un sujet social qui est à l’œuvre,
l’esprit manifesté dans sa conduite est aussi un esprit objec-
tif » (IS, 308). Certes, c’est à travers la critique des thèses
d’inspiration cartésienne, telles qu’elles traversent toute la
philosophie contemporaine, et des confusions conceptuelles
qu’elles recèlent, que Descombes parvient à sa propre « doc-
trine ». Il n’en reste pas moins que cette doctrine peut se
formuler positivement et, comme telle, être discutée.

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Dans Les Institutions du sens, c’est plutôt sa doctrine de


« l’esprit objectif » que nous présente Descombes. (Dans Le
Complément de sujet, ce sera plutôt sa doctrine de l’« esprit
subjectif »). Bien sûr, pour Descombes, l’esprit subjectif
présuppose l’esprit objectif, et ce dernier, inversement,
« rend possible l’esprit subjectif des personnes particulières »
(IS, 15) : c’est pour avoir été élevé dans des coutumes et des
institutions, donc pour partager avec d’autres hommes des
« formes de vie » – ou ce qu’on aurait appelé au XVIIIe siècle
des mœurs –, que je puis posséder aussi des pensées person-
nelles ; pour reprendre un exemple fameux de Wittgenstein,
je ne pourrais avoir l’intention de jouer aux échecs dans un
monde où n’existerait pas l’institution du jeu d’échecs.
« Esprit subjectif » et « esprit objectif » n’en possèdent pas
moins un « noyau commun », comme l’indique le passage
des Institutions du sens précédemment cité. Ce noyau réside
dans ce que Descombes appelle « une puissance intention-
nelle de mise en ordre », ou encore un « ordre du sens » qui
est manifesté par un comportement : un agent manifeste un
esprit lorsque sa conduite est structurée selon un ordre
intentionnel, c’est-à-dire lorsque les gestes qu’il accomplit
sont déterminés par des relations de fin à moyens. Pour
prendre un exemple de Descombes, ce qui fait que les gestes
d’un archer sont le témoignage du fait qu’il possède un
esprit, c’est que l’archer accomplit ses mouvements confor-
mément à un certain ordre, aussi bien temporel que spatial,
de telle manière qu’ils manifestent par cet ordre et cette
coordination le but auxquels ils tendent : décocher la flèche
et atteindre la cible (DM, 42). Ainsi, « la notion d’esprit ne
se définit pas d’abord par la conscience et par la représenta-

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tion, mais par l’ordre et par la finalité. Dans cette optique,


la mentalité – ce qui fait que quelque chose ou quelqu’un
possède un esprit – est à concevoir comme le pouvoir de
produire un ordre de sens » (DM, 43). Nous avons bien ici
une définition dans le plus pur style de la tradition philoso-
phique. Au lieu de situer l’esprit dans l’intériorité, à l’instar
de la tradition cartésienne, Descombes soutient la « thèse de
l’extériorité de l’esprit » (DM, 10) appelée aussi « externa-
lisme ». Où et comment se manifeste l’esprit ? Il se mani-
feste dehors, « sur la place publique », répond Descombes,
dans les pratiques humaines pour autant qu’elles sont régies
par un ordre de sens ; et il se manifeste sous une forme d’en-
trée de jeu historique et sociale : « l’esprit est présent […]
dans le monde, dans les pratiques symboliques et les insti-
tutions, et il n’y a littéralement dans la tête des gens que les
conditions personnelles, donc physiques (physiologiques)
d’une participation à ces pratiques et à ces institutions »
(DM, 94). Que veut dire ici Descombes par ces notions
d’« intériorité » et d’« extériorité » ? Il faut préciser qu’elles
ne peuvent être entendues en un sens cartésien. En effet, au
sens cartésien, ce qu’il y a dans la tête des gens, tout ce qui
relève du cerveau est aussi extérieur à la conscience que ce
qui relève des pratiques et des comportements – il s’agit
dans les deux cas de phénomènes « transcendants », comme
dirait Husserl. On rencontre ici une difficulté que je me
borne à soulever en passant : Descombes utilise « intérieur »
et « extérieur » en deux sens pourtant distincts : en un pre-
mier sens, « biologique », est extérieur tout ce qui relève de
l’environnement d’un organisme, intérieur tout ce qui
relève de son milieu interne, cette distinction entre un inté-

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rieur et un extérieur étant justement ce qui définit un orga-


nisme en tant que tel. Suivant ce premier sens, l’esprit est
extérieur dans la mesure où il n’est pas dans la tête des gens,
c’est-à-dire où il ne consiste pas dans leurs états cérébraux.
Mais Descombes entend aussi par « intérieur » ce que la tra-
dition cartésienne entend par là : selon cette seconde accep-
tion, l’esprit ne consiste pas dans des états mentaux. Ces
deux concepts d’intériorité et d’extériorité sont-ils compa-
tibles ? En tout cas, la thèse de Descombes se veut non pas
une simple inversion de celle de Descartes et de ses succes-
seurs, mais une reformulation complète du problème. Le
concept le plus central de cette reformulation me paraît être
justement celui d’un « ordre du sens ». Pour bien com-
prendre cette notion, il faut revenir brièvement aux analyses
d’Anscombe dans Intention.
Dans des analyses désormais célèbres, Anscombe a éta-
bli qu’un comportement est intentionnel s’il y a un sens à
formuler à son propos la question « pourquoi ? ».
Toutefois, pour que cette question puisse être posée, il faut
disposer déjà d’une description de l’action ou du compor-
tement en question. Qu’est-ce que Pierre est en train de
faire ? Cette question appelle une description. C’est seule-
ment si nous disposons d’une description de l’action que
nous pouvons nous interroger sur les raisons ou les moti-
vations de Pierre. Il s’ensuit que la question de savoir si un
comportement est ou non intentionnel ne peut pas relever
d’une logique extensionnelle mais seulement d’une
logique intensionnelle : aucun comportement n’est inten-
tionnel simpliciter, il faut encore dire sous quelle description
il l’est. Car le même comportement peut être rendu par de

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multiples descriptions : Pierre est en train de mettre une


écharpe, mais il est aussi en train de passer à son cou
l’écharpe de Paul ; il peut parfaitement accomplir inten-
tionnellement la première action sans faire intentionnelle-
ment la seconde (par exemple parce qu’il ignore que
l’écharpe qu’il a nouée n’est pas la sienne, mais celle de
Paul). Si toute action ne peut être dite « intentionnelle »
qu’à condition de mentionner la description sous laquelle
elle l’est, il devient fort problématique de concevoir l’ac-
tion de Pierre comme découlant causalement d’un événe-
ment mental qui serait son intention : car un tel événe-
ment d’intention devrait entraîner causalement une action
qui est à la fois intentionnelle (sous une description) et
non intentionnelle (sous une autre description), ce qui est
contradictoire. La conclusion à en tirer est que toute déter-
mination d’une intention est par nature contextuelle : pour
pouvoir dire quelle était l’intention de quelqu’un au
moment où il a agi, il faut prendre en considération toutes
les circonstances de l’action (celles qu’il ignorait et celles
dont il était conscient), bref, comme le dit Wittgenstein,
« l’histoire de ce qui a eu lieu dans son intégralité 3 ». Ou
encore, il n’y a aucun sens à rechercher la description fon-
damentale de ce qui arrive, et ainsi, à concevoir l’intention
comme un épisode privé qui serait cause de ce à quoi s’ap-
plique cette description. Il n’y a pas d’un côté un mouve-
ment « extérieur » et de l’autre une intention « intérieure »,

3. Wittgenstein, Logische Untersuchungen, trad. fr. de F. Dastur, M. Élie, J.-


L. Gautero, D. Janicaud, É. Rigal, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard,
2004, § 644.

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mais l’intention est déjà, pour ainsi dire, « immanente » au


mouvement, puisqu’elle est présente dans la description
que j’en donne : décrire ce que je fais et décrire pourquoi
je le fais (fournir l’intention dans laquelle l’action est faite)
vont de pair et sont même indissociables. L’intention qui
préside au comportement observable ou, si l’on préfère, le
« sens » de ce comportement, n’est pas quelque chose qui
réside dans l’esprit de l’agent et est « projeté » au-dehors
sur le comportement au moyen d’un acte spécial de
connaissance, mais plutôt une condition de la description
du comportement comme tel ou une condition de la chose
observable elle-même pour autant qu’il s’agit là, précisé-
ment, d’un comportement. C’est le premier point essentiel
que Descombes retient de l’auteur d’Intention.
En outre, le concept d’intention présuppose, pour avoir
un usage, comme on l’a vu, une pluralité de descriptions
possibles de la même action. Mais cette pluralité est logi-
quement ordonnée : c’est là la seconde affirmation fonda-
mentale d’Anscombe. Les descriptions d’une action ne se
juxtaposent pas seulement les unes aux autres, elles dessi-
nent un ordre intentionnel. Il existe des descriptions plus
ou moins « élargies » d’une même action qui fournissent
l’intention dans laquelle elle est faite et qui s’ordonnent
donc les unes aux autres selon un rapport de moyens à fin :
pour reprendre l’exemple célèbre donné au § 23
d’Intention, on peut décrire la même action d’un homme
en disant qu’il contracte les muscles du bras, qu’il agite son
bras de haut en bas, qu’il pompe, qu’il alimente une citerne
en eau, qu’il empoisonne la citerne, etc. Toutes ces des-
criptions de la même action forment un ordre intentionnel,

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puisque chaque description élargie nous indique dans


quelle intention l’action formulée de manière plus res-
treinte est accomplie, et inversement, chaque description
restreinte (incluant moins d’éléments du contexte) nous dit
les moyens employés en vue de réaliser la fin : ainsi,
l’homme contracte ses muscles pour agiter son bras de haut
en bas, il agite son bras pour pomper, il pompe pour ali-
menter la citerne, etc. Cette analyse d’un ordre intention-
nel est ce qui permet à Anscombe de s’interroger, dans la
suite d’Intention, sur la forme logique du syllogisme pra-
tique et d’en proposer une analyse renouvelée, distincte de
celle d’Aristote : sa prémisse n’est pas une proposition géné-
rale, mais une fin posée comme désirable ; sa conclusion,
n’est pas un jugement, mais une action.
La notion d’un « ordre du sens », chez Vincent
Descombes, provient pour une large part d’Élisabeth
Anscombe. Pourtant, Descombes fait un usage à la fois dif-
férent et plus vaste de cette notion. Différent, car elle est
destinée à répondre à une question qu’Anscombe ne sou-
lève pas expressément, celle de la nature de l’« esprit ». Plus
vaste, car Descombes applique cette notion, par exemple, à
l’ordre existant entre des symboles (les lettres qui compo-
sent le mot « Babar » ; cf. DM, p. 170 sq), ou encore aux
relations entre les symboles qui, combinés de manière cor-
recte, constituent une proposition. Le principe de cette
extension de l’usage de la notion paraît être le suivant :
composer un mot ou une expression bien formée, c’est
combiner intentionnellement des symboles : l’ordre qui
existait dans le comportement de l’archer se retrouve ici au
niveau de la combinaison des lettres ou de la formation des

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énoncés. Dans tous ces cas, il s’agit de comportements qui


obéissent à des règles et qui relèvent du mental pour autant
que celui-ci est « un phénomène d’ordre » (DM, 42). Par une
nouvelle extension, la notion « d’ordre de sens » peut ainsi
décrire des structures sociales, par exemple des relations
hiérarchiques entre des individus au sein d’une société don-
née, fondées sur des institutions et solidaires de pratiques et
de coutumes. C’est ainsi que la thèse de l’extériorité du
mental peut assimiler les résultats de l’anthropologie sociale
et aboutir à une conception de l’esprit à la fois holiste et
anthropologique, au « holisme anthropologique » de
Descombes. Selon cette vue, ce qui définit l’esprit, ce n’est
pas la représentation et ce que Leibniz appelait la « conscio-
sité », mais l’ordre et la finalité, que ceux-ci s’appliquent à
des actions individuelles ou à des comportements collectifs.
C’est donc à des pratiques sociales régies par des normes
– car même les pratiques les plus « individuelles » de
Robinson sur son île demeurent bien des pratiques sociales :
il peut suivre une règle tout seul, mais non pas être le seul à
suivre une règle – que convient le mieux l’adjectif de « spi-
rituel » : ce qui est spirituel, ce qui est témoignage de l’esprit,
c’est ce qui exhibe un ordre de sens ou un ordre intention-
nel. Seulement, dire que les pratiques sociales et normées, et
au premier chef les pratiques linguistiques, sont le témoi-
gnage de l’esprit n’aurait encore rien de bien original :
Descartes lui-même ne dit-il pas que je ne peux accorder la
pensée à autrui que sur la foi de la parole 4 ? Mais la thèse de

4. Descartes, Lettre à Henry More du 5 février 1649, AT, V, 278: « Mais de tous les
arguments qui nous persuadent que les bêtes sont dénuées de pensées, le principal

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Descombes n’est pas que le meilleur signe ou témoignage (en


termes wittgensteiniens, le symptôme) de l’esprit ou de la
pensée, c’est le comportement régi par un ordre intention-
nel, mais que c’est là son critère, autrement dit que l’esprit
se définit par le comportement intentionnel, qu’il est présent
dans les pratiques et sous la forme d’un ordre du sens.
« Quand nous regardons le comportement d’une autre per-
sonne, écrit Descombes, nous ne voyons pas des manifesta-
tions “extérieures” d’événements mentaux intérieurs : nous
voyons la chose elle-même, die Sache selbst 5 ! », donc l’esprit
lui-même. L’esprit est dehors et c’est pourquoi la thèse de
Descombes peut être qualifiée d’« externalisme ». « L’esprit
est présent […] dans le monde, dans les pratiques symbo-
liques et les institutions » (DM, 94) ; il se trouve non pas
« d’abord dans le for intérieur de la personne, sous une
forme privée et malaisément communicable, [mais] bien
d’abord sur la place publique, et donc sous une forme his-
torique et sociale » (DM, 10). Pourtant, n’y a-t-il pas une
difficulté dans le fait d’étendre ainsi des affirmations qui,
chez Anscombe, valaient pour la sphère de l’intention à la
sphère de la pensée ou de l’esprit en général ?
Une différence notable entre ces deux domaines me
paraît être la suivante : pour qu’il y ait un sens à prêter à
quelqu’un des intentions, il est nécessaire qu’il agisse : ce
qui est intentionnel, c’est l’action sous une certaine des-

à mon avis est […] qu’aucun animal en soit venu à ce point de perfection d’user d’un
véritable langage, c’est-à-dire d’exprimer soit par la voix soit par les gestes, quelque
chose qui puisse se rapporter à la seule pensée et non à l’impulsion naturelle »
5. V. Descombes, « Replies », Inquiry, 47, 2004, p. 277.

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cription. Un sujet auquel il manquerait la possibilité d’agir


ne pourrait pas non plus former des intentions, puis-
qu’avoir une intention (par opposition à simplement sou-
haiter) c’est mettre en œuvre tous les moyens pour réaliser
cette intention. Mais l’esprit dépend-il aussi étroitement
de l’action ? Un individu entièrement paralysé et néan-
moins maintenu en vie artificiellement ne possède-t-il pas
un esprit 6 ? Bien plus : l’ordre intentionnel qui confère à
l’action (au moins une partie de) son intelligibilité (je
reviendrai tout à l’heure sur cette parenthèse) est-il suffi-
sant pour fournir une définition l’esprit ? Car il semble bien
que relèvent tout autant de l’esprit la sensibilité, l’émotion,
les souhaits, les désirs, les croyances (formulées ou infor-
mulées), les perceptions, etc. Par exemple, le fait d’être
saisi d’une émotion devant une œuvre d’art ou devant un
spectacle de la nature n’est-il pas un trait distinctif de l’es-
prit aussi sûr que la possibilité d’effectuer des syllogismes
pratiques ? Peut-être répondra-t-on ici que l’émotion
esthétique est liée à la possibilité d’une vaste gamme d’ex-
pressions, notamment verbales, de cette émotion, donc de
comportements expressifs déterminés ; toutefois, l’émotion
ne se réduit pas à ces comportements expressifs 7. En

6. Je n’entends pas suggérer par cet exemple qu’agir et se mouvoir seraient la


même chose. S’abstenir de faire quelque chose, dans certaines circonstances, est
une action. Toutefois, le cas-limite d’un individu entièrement paralysé est celui
d’un individu qui, étant privé de la possibilité de faire activement quoi que ce soit,
est par là même privé de la possibilité de ne rien faire, donc d’agir par abstention.
7. Et il ne suffit pas non plus de faire remarquer qu’une émotion n’est pas un
« vécu intérieur » dépourvu de monde, mais qu’elle se produit toujours dans un
contexte pratique (ce que visait à exprimer Heidegger par le concept de

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d’autres termes, définir l’esprit comme un « phénomène


d’ordre » et le placer « dehors », dans les pratiques, n’est-ce
pas réduire l’esprit à l’intentionnalité pratique – et ainsi
couper cette notion d’une variété de phénomènes auxquels
elle est ordinairement associée – pour la raison simple que,
pour que l’esprit se définisse par l’ordre du sens, il faut être
en mesure d’exhiber un comportement qui est structuré
selon cet ordre ?
Ici apparaît, me semble-t-il, une profonde différence
entre les analyses de Descombes et celles de Wittgenstein.
La tâche de Wittgenstein, dans la dernière phase de sa phi-
losophie, est celle d’une analyse grammaticale des concepts,
notamment psychologiques, en vue d’une « thérapie » des
confusions de la métaphysique, le propre de cette dernière
étant qu’elle vise à donner la forme de questions scienti-
fiques à des obscurités purement grammaticales. Le but de
Wittgenstein n’est donc absolument pas de donner une
définition positive de l’esprit (ou de quoi que ce soit
d’autre), ni de soutenir une thèse quelconque à son sujet.
Tel est bien, au contraire, le but de Descombes. Or, il n’y
a pas de définition sans exclusion : omnis determinatio est
negatio. En définissant l’esprit par l’ordre du sens,
Descombes présuppose que l’esprit est une détermination
des pratiques humaines sociales pour autant qu’elles sont

Stimmung). Le problème ne réside pas dans le caractère contextuel, par exemple,


de la peur, mais dans la possibilité d’appliquer à ce phénomène ce qui est pour
Descombes le critère de l’esprit : l’ordre du sens. En effet, quelle serait ici la mul-
tiplicité qui pourrait receler un ordre logique analogue à celui des descriptions
de l’action pour Anscombe ? Bien entendu, les circonstances dans lesquelles l’ac-
tion se produit sont ordonnées, mais est-ce au sens d’un ordre intentionnel ?

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intentionnelles. Autrement dit, il faut d’abord pouvoir


identifier un comportement, pour pouvoir dire ensuite si
celui-ci recèle ou non les caractéristiques de l’esprit. Pour
mieux saisir la différence qui existe entre la démarche de
Wittgenstein et celle de Descombes et les enjeux philoso-
phiques que recèle cette différence, je propose de prendre
un exemple précis, celui de la compréhension.

L’analyse de la compréhension par Descombes : un exemple

Dans un paragraphe de La denrée mentale intitulé « l’ex-


tériorisation des opérations mentales », Descombes com-
mente le célèbre § 1 des Recherches philosophiques afin de
s’opposer aux philosophes qui croient que derrière toute
opération mentale extérieure, il y aurait un processus men-
tal interne. Que dit Wittgenstein dans ce § 1 ? Descombes
le résume ainsi : « Quelqu’un est chargé de faire les courses,
et il reçoit pour cela un bout de papier sur lequel il est écrit
« Cinq pommes rouges ». Il va chez le marchand et lui tend
ce papier. Que fait le marchand s’il se montre capable de
comprendre ce qui lui est demandé ? En quoi consiste sa
compréhension du message ? Elle consiste à fournir les
cinq pommes rouges » (DM, 170). Ce résumé a quelque
chose de déroutant. La compréhension de la signification
des mots « cinq pommes rouges » pourrait-elle donc consis-
ter en un comportement déterminé ? Si c’était le cas, il suf-
firait de constater que le marchand n’a pas fourni les
pommes pour pouvoir en inférer qu’il n’a pas compris.
Mais une telle inférence serait évidemment fausse. Le mar-
chand peut avoir parfaitement compris et faire la sourde

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oreille pour toutes sortes de raisons : parce qu’il est


débordé, parce qu’il déteste l’acheteur, parce qu’il n’est pas
marchand mais acteur sur un plateau de tournage que le
client a confondu à tort avec un magasin, etc. En d’autres
termes, il est impossible de conclure de l’exemple de
Wittgenstein (qui a pour but principal de critiquer la
conception augustinienne de la signification) que la com-
préhension consisterait intrinsèquement en un comporte-
ment quelconque.
Quand il aborde la question de la compréhension,
Wittgenstein, au contraire, se refuse tout autant de
rabattre la grammaire de « comprendre » sur celle d’un
processus intérieur que sur celle d’un comportement exté-
rieur. Pour lui, les critères d’usage de « comprendre » sont
étroitement apparentés à ceux d’une capacité et nullement
à ceux d’un processus interne, mental, ou d’un processus
externe, comportemental. Comme il l’écrit, « la grammaire
du mot “savoir” est à l’évidence étroitement apparentée à
la grammaire du mot “pouvoir”, “être capable de”, mais
aussi à celle du mot “comprendre”. (“Maîtriser” une tech-
nique) 8 ». La grammaire de « comprendre » est proche de
celle d’une capacité ; or, ce qui caractérise une capacité,
c’est qu’elle ne peut se réduire ni à un état intérieur de
l’agent, ni à un comportement extérieur qui n’en est, au
mieux, que la simple manifestation. Le premier point est
bien connu : il se peut, bien entendu, que la compréhen-
sion s’accompagne d’un Erlebnis spécifique, mais cet
Erlebnis n’est nullement le critère de la possession de cette

8. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, § 150 ; trad. citée, p. 99.

56
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« L’ORDRE DU SENS »

capacité. Pour savoir si quelqu’un a compris comment


appliquer une règle grammaticale, par exemple, on ne l’in-
terrogera pas sur d’hypothétiques « vécus » intérieurs, mais
on lui demandera de former des énoncés conformes à cette
règle, on le priera d’appliquer cette règle à des cas ou à des
exemples donnés. Ainsi, « l’application demeure un critère
de la compréhension 9 ». Le lien qui unit une capacité à ses
critères est un lien non pas empirique, mais conceptuel ou,
comme le dit Wittgenstein, « logique ». La capacité n’est
pas un état du sujet qui serait cause de certains comporte-
ments, qui serait donc relié à ces comportements par une
relation externe ou empirique. Je ne fais pas l’hypothèse de
l’existence d’une capacité chez quelqu’un (avec une cer-
taine marge d’erreur) à partir de ses comportements
observables ; ses comportements sont le critère qui me per-
met de dire s’il possède ou non cette capacité, ils sont unis
à cette capacité par une relation interne.
Mais le deuxième point est tout aussi décisif. Il est
impossible de réduire une capacité à ses critères, c’est-à-dire
à des comportements, et cela notamment pour la raison
que les comportements qui peuvent jouer le rôle de critères
d’une capacité (comme celle de comprendre) sont extrême-
ment divers et varient en fonction des circonstances. Les
conduites du marchand qui servent de critères pour dire
qu’il a compris vont du fait de fournir cinq pommes
rouges, à la réponse « il n’y en a plus », « posez d’abord l’ar-
gent sur le comptoir », ou encore « sortez d’ici, vous êtes
au milieu d’un tournage ». Mais le marchand pourrait

9. Ibid., § 146 ; trad. citée, p. 98.

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

aussi bien ne rien faire du tout et avoir compris ; simple-


ment, si on lui demandait de montrer qu’il a compris, et
s’il se montrait coopératif dans cet exercice, il pourrait par
exemple traduire le message en italien et l’exprimer sous la
forme : « cinque mele rosse. » Le point important est qu’il
n’y a rien de tel que le critère de la compréhension, donc
rien de tel qu’un comportement qui serait intrinsèquement
un acte de compréhension, indépendamment des circons-
tances dans lesquelles il s’insère. Dire quelque chose, faire
quelque chose peuvent être des critères de la compréhen-
sion, mais ils ne le sont que s’ils surviennent dans un
contexte pertinent. Autrement dit, la compréhension peut
se manifester dans toutes sortes d’actions et de pratiques,
mais aucune de celles-ci n’est en soi un acte de compré-
hension, indépendamment de toute l’histoire dans laquelle
elle prend place. Et c’est justement ce point qui permet,
me semble-t-il, à Wittgenstein, d’échapper à toute réduc-
tion behaviouriste ou comportementale, dans son analyse
de « comprendre 10 ». On peut chercher autant qu’on vou-
dra, on ne trouvera jamais le comportement qui serait la
compréhension, même dans une situation donnée, mais
seulement celui qui constituera un critère pertinent du fait

10. Cette insistance sur le contexte vaut à la fois contre une analyse comportemen-
taliste de la compréhension que contre une analyse mentaliste : le mentaliste, lui
aussi, postule qu’il pourrait y avoir un acte mental qui, indépendamment de toute
considération du contexte, pourrait être un acte de compréhension : « Au sens où il
y a des processus caractéristiques de la compréhension (y compris des processus psy-
chiques), la compréhension n’est pas elle-même un processus psychique » (Ibid.,
§ 154; trad. citée, p. 101. Cf. également § 152, p. 100). Il peut donc y avoir des
processus mentaux divers qui accompagnent la compréhension, mais la compréhen-
sion ne peut consister intrinsèquement dans aucun de ces processus.

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« L’ORDRE DU SENS »

que l’on a compris. Wittgenstein le précise en toutes lettres


à propos de ce même exemple : « Nous ne prescrivons pas,
en effet, ce que l’autre doit faire pour parcourir une liste
[de commissions] en la comprenant ; et quant à savoir s’il
l’a effectivement comprise, cela ressort de ce qu’il fait par
la suite, ou des explications qu’éventuellement nous lui
demandons de fournir 11. »
En fait, l’analyse de Wittgenstein est purement gram-
maticale et jamais définitionnelle (ou « ontologique ») : il
ne s’agit pas pour lui de dire positivement ce qu’est ou ce
que n’est pas la compréhension, en quoi elle consiste et en
quoi elle ne consiste pas, mais seulement comment nous
appliquons le concept de compréhension, selon quelles
règles nous l’employons. C’est pourquoi, on peut dire, je
crois, que pour Wittgenstein, rien n’est intrinsèquement une
compréhension, ni un acte intérieur, comme le croit le men-
talisme, ni des actes ou des comportements extérieurs, qu’ils
soient linguistiques ou non linguistiques. Ces remarques
permettent peut-être d’entrevoir la différence importante
qu’il y a ici entre Wittgenstein et Descombes. Car, si
Descombes souligne à juste titre que les analyses de
Wittgenstein permettent d’arracher la compréhension à
toute réduction mentaliste, il en conclut qu’un certain com-
portement (par exemple donner cinq pommes) pourrait
être ce en quoi consiste la compréhension. En effet,
Descombes n’écrit pas seulement une fois que la compré-
hension consiste en une action déterminée – ce qui pourrait

11. Wittgenstein, Remarques sur la philosophie de la psychologie (II), trad. de


G. Granel, Mauvezin, TER, 1994, § 209, p. 46-47.

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

être une simple commodité de langage ou un lapsus – mais


il y insiste à plusieurs reprises : « Comprendre que le client
demande des pommes, ce n’est pas lire le mot et penser à
des pommes, ni entrer en rapport avec l’idée de pommes,
c’est ouvrir le tiroir des pommes » (DM, 170). La thèse de
Descombes, formulée à l’occasion de son commentaire de
Wittgenstein, est en effet que la compréhension ne peut
être qualifiée d’intellectuelle que si elle se conforme à la
définition de ce qui est intellectuel, de ce qui porte l’em-
preinte de l’esprit (équivalence remarquable : l’esprit, pour
Descombes, c’est l’intellect), c’est-à-dire si elle consiste en
des gestes ou des opérations qui exhibent un ordre inten-
tionnel : « Qu’il y ait un ordre logique ou syntaxique à
suivre dans la suite des différentes opérations, c’est cela qui
fait de l’ensemble de la conduite du marchand un com-
portement intellectuel » (DM, 170). Comprendre ne peut
être « intellectuel » que si cela consiste en une suite d’opé-
rations logiquement ordonnées ; et, par conséquent, com-
prendre doit être (intrinsèquement) agir d’une manière
telle qu’elle révèle un certain ordre intentionnel dans les
opérations effectuées : « Par cette analyse, Wittgenstein
veut donc faire ressortir ce qui mérite d’être appelé com-
préhension d’un message. Il s’agit de saisir un ordre dans
l’application des divers concepts [ceux de « pomme »,
« rouge », « cinq »] » (DM, 170). Mais, pour Wittgenstein,
ce n’est pas précisément en cela, un certain ordre des opé-
rations effectuées (lire « pommes » sur son tiroir, consulter
une table des couleurs, lire la liste des nombres jusqu’à
« cinq ») que consiste essentiellement la compréhension du
message. La réponse de Wittgenstein serait que la compré-

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« L’ORDRE DU SENS »

hension ne consiste en rien du tout, c’est-à-dire en aucune


opération ou conduite particulières, mais que de multiples
conduites peuvent jouer le rôle de critères de la compré-
hension en fonction des différents contextes. En somme,
une activité intentionnellement ordonnée peut, dans cer-
taines circonstances, être le critère permettant de dire que
le marchand a compris, mais il ne s’ensuit pas, contraire-
ment à ce qu’affirme Descombes, que la compréhension
serait une telle activité ordonnée ou intentionnelle, « un
ordre dans l’application des différents concepts ».
On pourra me dire qu’il ne s’agit là que d’un point de
détail dans des ouvrages aussi riches que ceux qui forment
le diptyque de Descombes. Et c’est tout à fait vrai.
Pourtant, ce détail me paraît hautement significatif : parce
qu’il met certaines analyses de Wittgenstein au service
d’une thèse philosophique, celle de l’extériorité de l’esprit
ou du mental, Descombes a tendance non seulement à leur
donner un tour « dogmatique », mais encore à les modifier
substantiellement – et il s’expose peut-être alors, à son tour,
à des critiques d’esprit wittgensteinien. Car comprendre est
« intellectuel » ou ne l’est pas. S’il l’est, ce doit être une acti-
vité, à savoir l’application ordonnée de certains concepts.
Mais pour Wittgenstein, comprendre n’est pas une appli-
cation ordonnée de concepts, parce que ce n’est pas une
activité du tout. L’application est « un critère de la com-
préhension 12 », et non pas la compréhension elle-même.
La difficulté vient ici, me semble-t-il, de ce que, dès
qu’on cherche à définir l’esprit par un ordre intentionnel

12. Logische Untersuchungen, § 146 ; trad. citée, p. 98.

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

du comportement, il faut bien qu’il y ait un comporte-


ment qui possède cet ordre intentionnel ; une capacité à
accomplir un comportement ordonné n’est pas elle-même
ordonnée et ne peut donc recevoir, en toute logique, du
point de vue de Descombes, les attributs de l’esprit. (Si
Descombes modifiait certaines de ses formulations en
disant que l’esprit n’est qu’une capacité à accomplir des
opérations ordonnées, alors, il serait possible de répondre
que cette capacité n’est ni intérieure ni extérieure, ni dans
la tête des gens, ni dans les pratiques sociales et les institu-
tions, et que donc l’esprit n’est pas plus « sur la place
publique » qu’il est « dans notre for intérieur »).

Des opérations internes ?

On pourra toutefois m’objecter le fait que Descombes


admet expressément que la notion d’ordre du sens peut
s’appliquer à des opérations internes tout autant qu’ex-
ternes. Les actes mentaux, eux aussi, seraient des actes
ordonnés. Mais sont-ils mentaux parce qu’ils sont ordon-
nés ? Prenons un exemple de Descombes : je peux me par-
ler à moi-même, soliloquer. Le soliloque est une action
ordonnée que j’accomplis dans mon for intérieur, dans la
mesure où je pourrais aussi l’accomplir sur la place
publique. Ainsi, le soliloque répond bien aux caractéris-
tiques du mental. Comme l’écrit Descombes, « ce qui est
décisif n’est pas le lieu de réalisation de cet ordre : ce peut
être dedans, dans l’intériorité d’une activité immanente,
ou ce peut être dehors, par exemple sur le papier. La mul-
tiplicité à ordonner peut être un flux d’images mentales ou

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« L’ORDRE DU SENS »

encore un ensemble de données mémorisées (comme dans


une activité de réfléchir). Cette multiplicité peut être un
ensemble de gestes et d’opérations à faire avec ses bras, ses
jambes, son torse (comme lorsqu’il s’agit de faire un ser-
vice au cours d’une partie de tennis). Cette multiplicité
peut être un matériau à travailler pour produire une œuvre
(comme dans une construction). De toute façon, la notion
de l’intentionnalité fait allusion à une puissance de l’esprit,
puissance que l’on pourrait appeler, en reprenant le mot de
Leibniz, puissance architectonique » (DM, 43).
J’ai quelques difficultés à comprendre ce passage, pour-
tant décisif. Comment Descombes peut-il parler d’une
puissance de l’esprit, alors même qu’il tend à montrer dans
tout son livre que le sujet logique des capacités, ce n’est pas
une partie de l’homme (son cerveau), ni une mens carté-
sienne, mais l’homme lui-même ? Mais surtout, qu’est-ce
que cela peut bien vouloir dire d’affirmer qu’il y aurait un
ordre intentionnel dans nos activités immanentes ? Quelles
activités immanentes ? Imaginer ? Peut-être peut-on dire
que, du point de vue de sa grammaire, imaginer, « se repré-
senter quelque chose est comparable à une activité 13 ». Mais
ce n’est certes pas l’activité d’ordonner un flux d’images
internes. Et ce n’est pas non plus une activité ordonnée
(selon un ordre intentionnel) opérant sur un flux d’images
internes. On voit ce que pourrait vouloir dire ordonner des
images externes (par exemple, mettre en ordre des photo-
graphies) ; on voit aussi ce que pourrait vouloir dire opérer
de manière ordonnée sur des images externes. Mais, dans le

13. Remarques sur la philosophie de la psychologie, op. cit., II, § 88.

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

cas de l’imagination, au contraire, le seul « ordre » que l’on


puisse trouver est dans ce qui est imaginé (par exemple une
scène cohérente) et nullement dans l’activité d’imaginer.
Contrairement à un geste qui est bel et bien une activité
ordonnée, l’activité d’imaginer n’est ni ordonnée ni
dépourvue d’ordre : cette distinction, ici, n’a pas de sens.
En somme, si un flux d’images est ordonné, c’est en un
sens tout à fait différent de celui qui préside à la notion d’un
ordre intentionnel : c’est parce qu’il y a un ordre dans ce que
je me représente, non parce qu’il y aurait un ordre dans
mon « activité immanente ». J’avoue ne pas comprendre ce
que pourrait vouloir dire cette dernière expression. Il est
bien possible que je me représente une scène qui prend du
temps : mais alors, les images qui se présentent à moi se pré-
sentent de manière ordonnée sans qu’il faille supposer une
« puissance » de l’esprit qui serait une puissance de mise en
ordre (une puissance architectonique). Car à quel matériau
s’appliquerait une telle puissance ? À un flux d’images exis-
tant de prime abord à l’état désordonné ? En outre, imagi-
ner ne peut pas consister intrinsèquement en une activité
ordonnée sur des images internes pour la simple raison
qu’imaginer ne consiste intrinsèquement en rien du tout,
mais que l’emploi du concept d’imaginer et ses critères
d’emploi diffèrent d’un contexte à l’autre. C’est du moins,
me semble-t-il, ce que soutiendrait Wittgenstein.
Il en va de même de « se souvenir » : est-ce que se sou-
venir, ce serait opérer sur un ensemble de données mémo-
risées ? Mais alors, pour se souvenir, il faudrait déjà se sou-
venir (posséder des données mémorisées) et ensuite opérer
de manière ordonnée sur ces souvenirs (ou mettre en ordre

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« L’ORDRE DU SENS »

ces souvenirs) ! Les deux descriptions sont évidemment


absurdes. Peut-être se produit-il de temps à autre cette
étrange activité que décrit Descombes, consistant à ordon-
ner des données mémorisées (comme on mettrait de
l’ordre dans un album de photos de famille). Je reste pour
ma part perplexe. Mais, même si cette activité existait, il
est peu vraisemblable qu’elle permette de rendre compte
du souvenir, dont la grammaire, comme Wittgenstein le
souligne à maintes reprises, n’est ni celle d’une expérience,
ni celle d’une activité, ni celle d’un processus interne 14.
Permettrait-elle de rendre compte de l’« activité de réflé-
chir » ? Mais la grammaire de penser (réfléchir) n’est pas
celle d’une activité, ni celle d’un processus interne. Quoi
qu’on entende par « réfléchir », cela n’est pas équivalent à
exercer une activité quelconque sur des données mémori-
sées quelles qu’elles soient 15.
Pour ma part, je suis incapable de comprendre ce pas-
sage de La Denrée mentale autrement que comme la
recherche aporétique dans l’intériorité de quelque chose
d’analogue à un comportement extérieur caractérisé par un
certain ordre intentionnel. Mais peut-être ne l’ai-je pas
compris du tout 16 !

14. Recherches philosophiques, op. cit., § 648 sq.


15. cf. Remarques sur la philosophie de la psychologie, op. cit., II, § 193 : « penser
n’est pas véritablement comparable à une activité », § 216 : « Notre concept de
“pensée” est largement ramifié ».
16. Le même genre de problème se poserait à propos de la perception : pour
Descombes, « tout acte mental fait partie d’un enchaînement téléologique » (IS,
86) notamment les actes de perception. Wittgenstein retrouverait ainsi Husserl et
ses Abschattungen. Mais, pour ce dernier, ce qui est ordonné, ce n’est pas l’activité

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

Cette difficulté me paraît liée à la tentative d’étendre la


notion d’« ordre intentionnel », conçue dans le cadre d’une
philosophie de l’action, au domaine de l’esprit en tant que
tel. S’il doit y avoir un ordre intentionnel, il doit y avoir
une activité, qu’elle soit interne ou externe. Mais juste-
ment, un des bénéfices des analyses de Wittgenstein était de
nous délivrer de la tentation de rechercher derrière toute
« pensée » ou tout « phénomène intellectuel » une activité
immanente. Même à supposer qu’une telle activité imma-
nente existe, elle serait sans pertinence pour rendre compte
de la grammaire de la plupart des verbes psychologiques.
La caractérisation du mental par Descombes s’applique
bien à des comportements extérieurs, à des conduites dans
le monde. Mais, justement, elle s’y applique trop bien !
Elle laisse hors de sa portée bien des phénomènes que l’on
ne peut qualifier autrement que comme mentaux : se sou-
venir, imaginer, comprendre en sont des exemples. En ce
sens, il me semble que cette caractérisation échoue à rendre
compte de ce dont elle prétend rendre compte. La thèse
intentionaliste, précise Descombes, « conçoit la philoso-
phie de l’esprit comme une philosophie de l’action » (DM,
41) ; mais, si ces objections sont pertinentes, il faut
répondre que cette philosophie de l’action ne saurait épui-
ser le champ – ni même constituer le point de départ adé-
quat – d’une philosophie de l’esprit.

de percevoir (même si le mouvement corporel qui accompagne et sous-tend la


perception est assurément ordonné), c’est la chose perçue elle-même, en tant
qu’elle présente au sujet percevant des esquisses concordantes. Là encore, il semble
qu’il n’y ait rien qu’on puisse vraiment appeler activité immanente, et a fortiori
activité immanente ordonnée.

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« L’ORDRE DU SENS »

Plus généralement, la question de méthode qui se pose


à mes yeux est de savoir si Descombes, en faisant un usage
bien plus dogmatique (ou constructif) de certains argu-
ments de Wittgenstein, peut encore véritablement invo-
quer l’idée wittgensteinienne de « grammaire », dont
l’usage est chez Wittgenstein purement thérapeutique, car
enraciné dans la fonction normative dévolue au langage
ordinaire. Si Wittgenstein proposait une analyse de l’es-
prit, je crois qu’il partirait des usages philosophiques du
mot « esprit » pour les critiquer au vu de la grammaire des
expressions mentales (notamment des verbes psycholo-
giques) dans leur usage ordinaire ; mais Descombes refuse
une méthode qui reposerait entièrement sur « l’invocation
du langage ordinaire » (DM, 248), telle qu’on la trouve-
rait chez Austin ou Cavell : « Les usages ordinaires n’ont
pas voix au chapitre dans la discussion philosophique,
puisque cette dernière porte en général sur des questions
qui ne sont pas ordinairement posées par les gens, du
moins dans les termes où les posent les philosophes »
(DM, 248). Mais peut-on véritablement sacrifier l’usage
ordinaire et conserver l’idée de « grammaire » au sens de
Wittgenstein ? Par exemple, je ne sais pas si Descombes se
contenterait de « ressemblances de famille » pour ce qui
touche à la signification du mot « esprit » (ou même
« compréhension » : comprendre un tableau, comprendre
une mélodie, etc.). Il s’attache à dégager quelque chose qui
serait l’esprit dans tous les cas et dans tous les contextes
possibles : or cette « chose » est un ordre qui structure nos
activités ; dès lors l’intelligence ne peut être présente qu’au
niveau des activités : on pourrait qualifier cette thèse de

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

« comportementalisme intentionnel 17 ». On la retrouve-


rait, je crois, dans Le Complément de sujet, où le sujet n’est
sérieusement envisagé que comme sujet de l’action 18.
La conclusion à tirer des critiques du cognitivisme de
Descombes ne devrait-elle pas être différente ? Non pas
que l’esprit est dehors, mais plutôt que la distinction inté-
rieur/extérieur n’est pas pertinente pour le penser ? On
retrouverait alors une thèse qui, d’une certaine manière,
réunit des auteurs aussi différents que Heidegger et
Wittgenstein : le premier, malgré sa méfiance à l’égard du
concept d’esprit auquel il préfère le Dasein ; le second, qui
déclare dans Le cahier bleu : « La différence : interne,
interne n’est pas notre propos 19. »

17. Un tel « comportementalisme », s’il était avéré, n’aurait bien sûr rien de com-
mun avec le behaviourisme classique. L’adjectif change tout.
18. Il me semble – au risque de me tromper encore – que ce tour dogmatique
est même plus accentué chez Descombes qu’il ne l’est chez Élisabeth Anscombe.
À l’affirmation de Descombes selon laquelle « la notion d’esprit ne se définit pas
d’abord par la conscience et par la représentation, mais par l’ordre et la finalité »
(DM, 43), il faudrait comparer l’affirmation beaucoup plus nuancée et prudente
qui clôt l’article « The First Person », in Metaphysics and the Philosophy of Mind,
Oxford, Blackwell, 1981, p. 35. Anscombe y affirme que, tandis que la méthode
de Descartes pour aborder la pensée consiste à partir de verbes d’émotion, de
perception ou d’expérience, elle considère que ces « pensées cartésiennes » « ne
sont pas celles qu’il faut examiner en premier lieu si l’on veut comprendre « je »
philosophiquement ».
19. L. Wittgenstein, Blue and Brown Books, Basil Blackwell Publishers, p. 13 ;
trad. de M. Goldberg et J. Sackur, Paris, Gallimard, 1996, p. 51.

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« L’ORDRE DU SENS »

II –« HOLISME ANTHROPOLOGIQUE » ET HOLISME HER-


MÉNEUTIQUE.

Qu’elles soient justes ou fausses, pertinentes ou seule-


ment révélatrices des limites de ma propre compréhension,
les objections qui précèdent ne sauraient remettre en cause
l’ensemble du projet de Descombes. Elles ne visent pas à
rejeter les principaux acquis de son travail. Il ne s’agit pas
non plus pour moi de nier que Descombes ait découvert,
avec cette notion d’un « ordre du sens », l’un des traits fon-
damentaux de l’esprit humain. Mais même dans le
domaine où cette notion est la plus féconde, celle de la des-
cription des conduites humaines telles qu’elles s’offrent à
une enquête anthropologique, une nouvelle question se
pose : le « holisme anthropologique » de Descombes peut-
il se passer, comme il en a l’ambition, du concept d’inter-
prétation dans son approche de ce qu’il appelle « esprit
objectif » ?
Vincent Descombes fait partie des rares penseurs dont le
champ d’intérêt et de compétence s’étend au-delà du par-
tage traditionnel entre philosophie analytique et philosophie
continentale ; son œuvre a l’ambition de reformuler selon la
perspective analytique un certain nombre de problèmes et
de thèmes issus de la philosophie continentale, par exemple
la distinction diltheyenne entre Geistwissenschaften et
Naturwissenschaften. Son entreprise peut-être située dans le
prolongement immédiat de celle d’Ernst Tugendhat, dans
Conscience de soi et auto-détermination, mais aussi dans les
parages de philosophes qui se sont interrogés sur les diffé-
rences et sur les points de contact entre les deux traditions :

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

Georg Henrik von Wright, Charles Taylor ou Paul


Ricœur. Qu’ils aient pris parti en faveur d’une philosophie
« grammaticale », issue en droite ligne de Wittgenstein, ou
d’une pensée herméneutique inspirée de Heidegger et de
Gadamer, ces auteurs ont tous souligné les convergences
qui pouvaient exister entre ces deux branches de la pensée
contemporaine dans leur commune opposition au positi-
visme. Or, s’il y a un point sur lequel Descombes se
démarque fortement des quatre philosophes mentionnés,
c’est bien par ses réticences à l’égard d’un tel rapproche-
ment. Dans Explanation and Understanding, von Wright
soulignait la distance séparant la philosophie du dernier
Wittgenstein de la tradition analytique issue de l’empirisme
logique, et proposait de la ranger plutôt aux côtés de celle
de Gadamer sous la rubrique « herméneutique ». Il affir-
mait notamment : « Les problèmes qui occupent les philo-
sophes herméneutiques sont pour une large part les pro-
blèmes qui traversent la philosophie de Wittgenstein,
particulièrement dans ses dernières phases 20. » De même,
Ernst Tugendhat a insisté à plusieurs reprises sur la com-
plémentarité qui existe à ses yeux entre ces deux branches
de la philosophie actuelle 21. La position de Descombes est
plus intransigeante : elle repose tout d’abord sur une accu-
sation d’incohérence adressée à la position herméneutique ;
elle aboutit ensuite, dans sa partie positive, à une analyse de

20. Georg Henrik von Wright, Explanation and Understanding, Ithaca, New
York, Cornell University Press, 1971, p. 30
21. Voir notamment E. Tugendhat, « Phänomenologie und Spachanalyse », in
R. Bubner, K. Cramer, R. Wiehl (éd.), Hermeneutik und Dialektik, Tübingen,
Mohr, 1970, vol. II.

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« L’ORDRE DU SENS »

« l’esprit objectif » qui entend se passer de toute référence à


l’interprétation.
C’est sur cette critique de l’herméneutique par
Descombes que je voudrais me pencher à présent. Tout
d’abord, je voudrais tenter d’examiner les arguments avan-
cés par Descombes. Dans un second temps, je m’efforcerai
de prendre le problème à l’envers. En partant de la notion
d’ordre du sens telle que j’ai tenté de l’expliciter, je me
demanderai si cette notion ne tend pas à restreindre exces-
sivement le domaine du « sens » et si elle n’appelle pas,
tout spécialement dans sa visée anthropologique, un inévi-
table complément herméneutique.

La « querelle des deux sciences » selon Descombes

Le chapitre II de La Denrée mentale vise à présenter les


difficultés conceptuelles qui s’attachent à l’opposition her-
méneutique entre « sciences de la nature » et « sciences de
l’esprit », pour reformuler à nouveaux frais cette distinc-
tion. L’objection principale de Descombes contre la for-
mulation « canonique » du partage des deux sciences –
celles qui visent à expliquer (erklären) et celles qui visent à
comprendre (verstehen) – consiste à souligner que, en
opposant un dualisme méthodologique au monisme des
positivistes, l’école herméneutique partage avec le positi-
visme une même conception de l’explication scientifique.
Elle admet avec lui qu’expliquer revient, dans les sciences
naturelles, à subsumer des événements semblables sous des
lois générales. En vertu de cette prémisse positiviste, les
herméneutes croient pouvoir affirmer que, là où fait défaut

71
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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

la possibilité de formuler des lois, par exemple dans le


champ historique, la méthode du savant ne peut plus être
explicative mais doit être compréhensive ; elle n’a plus rien
à voir avec la recherche de lois générales, mais consiste plu-
tôt à rechercher du sens, à la manière du philologue. Or,
c’est sur ce point que l’école herméneutique fait preuve,
aux yeux de Descombes, d’une coupable incohérence. En
effet, si sa conception de « la science naturelle est exacte-
ment celle des positivistes » (DM, 57), l’herméneutique n’a
pas le droit de limiter arbitrairement l’extension du modèle
d’explication appelé parfois « déductif-nomologique » aux
seuls faits de la nature, et ainsi, de soustraire à sa portée le
domaine de l’esprit ; car la doctrine de l’explication des
positivistes est une doctrine de l’explication tout court, et
non une doctrine de l’explication dans le seul champ de la
nature. En d’autres termes, il faut dire de la conception
positiviste de l’explication causale qu’elle vaut partout ou
qu’elle ne vaut nulle part. En outre, l’école herméneutique,
en séparant complètement compréhension et explication,
en vient à dissocier deux concepts dont on pourrait dire
qu’ils sont liés du point de vue de leur grammaire. Car
expliquer, c’est faire comprendre, et comprendre, c’est tou-
jours expliquer, même quand cette explication porte sur la
signification d’une phrase ou d’un texte. En somme, faire
comprendre, pour l’historien ou le sociologue, c’est aussi
expliquer : sauf que ce qu’explique l’historien, ce ne sont
pas des mécanismes, mais des actions intentionnelles sou-
mises à des règles et justifiées par des raisons.
L’herméneutique a trop concédé à l’épistémologie posi-
tiviste issue de Hume et de Mill (et réélaborée par Carnap

72
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« L’ORDRE DU SENS »

et Hempel). La stratégie de Descombes consiste, en s’ap-


puyant notamment sur les travaux de Rom Harré, à
remettre en cause ce modèle explicatif. Il n’est pas vrai,
même dans le domaine des sciences de la nature, qu’expliquer
signifie subsumer une succession de phénomènes obser-
vables sous des lois générales. Remarquer que tous les
chiens sont quadrupèdes, donc que si x est un chien, x est
quadrupède, de c’est pas encore expliquer quoi que ce soit :
il manque ici, en effet, la mention de ce qui fait que le chien
est quadrupède, c’est-à-dire le concept d’un pouvoir causal.
La théorie réaliste de la causalité que Descombes emprunte
à Harré ne peut plus se formuler en termes de conditions
initiales d’un système, de faits atomiques, et de proposi-
tions générales ayant statut de lois, mais elle doit inclure
des substances (donc des espèces naturelles) et leurs pou-
voirs causaux. Selon cette doctrine, notre compréhension
scientifique de la causalité n’est qu’un raffinement de notre
compréhension ordinaire, laquelle consiste à montrer com-
ment des phénomènes résultent de l’action causale d’enti-
tés d’un certain type ; ce qui suppose que nous soyons
capables d’identifier ces types et de déterminer leurs pou-
voirs causaux. Ce modèle réaliste s’applique alors, non seu-
lement aux actions naturelles (comme l’action de l’acide
sur le calcaire), mais également aux actions intentionnelles,
puisque ces dernières, elles aussi, mettent en jeu des pou-
voirs causaux. Et l’opposition n’est plus, désormais, entre
une science compréhensive qui n’explique pas et une
science explicative qui ne permet pas de comprendre, puis-
qu’elle n’identifie aucun pouvoir causal, mais entre une
science qui explique au moyen de mécanismes (la science

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

naturelle), et une science qui explique au moyen de motifs


ou de raisons qui justifient une action intentionnelle (les
sciences morales). « Toute science, précise Descombes, vise
à expliquer, et toute explication vise à faire comprendre ou
à rendre intelligible ce qui ne l’était pas. Certaines explica-
tions font comprendre en montrant quels sont les méca-
nismes responsables de la production d’un phénomène.
D’autres formes d’explication font comprendre en identi-
fiant les représentations et les règles des gens qui agissent
dans un certain sens. La dualité est donc celle des méca-
nismes et des représentations » (DM, 92).
L’argumentation de Descombes est forte et il convient,
je crois, de lui concéder deux points : d’abord, comprendre
et expliquer sont des concepts grammaticalement liés, qu’il
est très difficile d’employer l’un sans employer l’autre – on
ne peut se passer d’explication, là où il s’agit de com-
prendre ; ce qui ne veut pas dire qu’« expliquer » signifie
nécessairement la même chose quand il s’agit d’expliquer
un texte ou un phénomène physique. Ensuite, il est vrai
que l’école herméneutique qui s’est constituée en réponse
au positivisme d’inspiration empiriste partage avec lui cer-
tains présupposés essentiels, et notamment une conception
de l’explication scientifique comme subsomption du parti-
culier sous des lois. Mais la question qu’il convient de
poser – et que Descombes ne pose pas – est celle de savoir
si ces présupposés sont essentiels à la position herméneu-
tique. Que le projet herméneutique se soit formulé tout
d’abord dans un contexte philosophique dominé par le
positivisme n’implique pas que la position herméneutique
ne puisse pas se formuler en dehors de ce contexte. Ainsi,

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« L’ORDRE DU SENS »

à supposer que l’on adopte à la suite de Descombes la doc-


trine réaliste de l’explication causale proposée par Harré,
s’ensuit-il que toute philosophie herméneutique s’en
trouve disqualifiée ? Et d’abord, quelle philosophie hermé-
neutique ? Il est frappant de lire sous la plume de
Descombes qu’il nous présentera la querelle des deux
sciences selon « l’état actuel de la question » (DM, 51).
Mais quand il en vient à exposer la doctrine herméneu-
tique, il le fait à partir d’un exposé de vulgarisation de
Raymond Aron, présentant les doctrines de Dilthey, Max
Weber et Jaspers. N’est-ce pas se donner la partie facile ?
L’herméneutique dont parle Descombes est celle des
débuts du XXe siècle – et encore ! C’est pourquoi il peut
affirmer qu’elle se borne à opposer « une explication qui ne
fait pas comprendre et une compréhension empathique »
(DM, 90). Serions-nous revenus à l’empathie de
Schleiermacher ? Il y a longtemps, pourtant, que le voca-
bulaire psychologique de l’Einfühlung a été rayé de la
conceptualité herméneutique – au moins depuis Sein und
Zeit. Gadamer est on ne peut plus clair sur ce point :
« Comprendre ce que quelqu’un dit, c’est […] s’entendre
sur ce qui est en cause et non se transporter en autrui et
revivre ce qu’il a vécu 22. » En outre, s’il s’agit de présenter
« l’état actuel de la question », il convient de souligner
qu’un représentant de l’herméneutique comme Charles
Taylor a critiqué l’épistémologie positiviste dont parle

22. H.-G. Gadamer, Gesammelte Werke, Hermeneutik, I, Wahrheit und Methode,


Tübingen, J.C.B.Mohr (Paul Siebeck), 1990, p. 387 ; trad. de P. Fruchon,
J. Grondin et G. Merlio, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 405.

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

Descombes dans The Explanation of Behaviour 23 et dans


toute son œuvre 24. Quant à Ricœur, dans Temps et récit, I,
il a discuté et en partie fait siennes les principales critiques
du modèle hempelien d’explication en histoire de Dray,
von Wright et Danto, précisément pour défendre l’idée
d’une complémentarité de l’explication et de la compré-
hension. Aussi, le problème essentiel du point de vue du
débat de Descombes avec l’herméneutique ne semble pas
être celui de savoir quel est le modèle général de l’explica-
tion scientifique qu’il convient d’adopter (à supposer qu’il
existe un tel modèle, transversal aux différentes sciences),
mais plutôt si l’explication téléologique intentionnelle qui
prévaut dans les sciences humaines épuise l’arsenal métho-
dique de ces sciences, de sorte qu’elles puissent se passer de
l’interprétation. Car, ce qui fait le propre des philosophies
herméneutiques, c’est justement, comme leur nom l’in-
dique, qu’elles accordent à l’interprétation un rôle et une
fonction essentiels dans l’épistémologie des sciences

23. Descombes le reconnaît quand il écrit : « Je pense que nous ne devons pas
partir de l’opposition traditionnelle entre erklären et verstehen telle qu’elle a été
expliquée par l’École herméneutique parce que cette explication concède trop de
terrain à la théorie épistémologique de Mill-Carnap-Hempel. Au contraire, nous
devrions adopter une philosophie de la science assez large pour autoriser diffé-
rents types d’explication causale. Il s’agissait, naturellement, de l’une des thèses
principales de Taylor dans sa discussion du behaviourisme » (« Replies », Inquiry,
47, 2004, p. 269).
24. Cf. notamment son article « Understanding in Human Science », Review of
Metaphysics, 34 (sept. 1980), p. 3-23, qui accorde une large place à cette ques-
tion et à la conception réaliste de l’explication scientifique de Harré, et qui
énonce déjà la thèse (critique) selon laquelle l’herméneutique classique aurait par-
tagé le modèle épistémologique du positivisme.

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« L’ORDRE DU SENS »

humaines. En d’autres termes, la critique de Descombes,


au chapitre II de La Denrée mentale, n’atteint qu’une ver-
sion particulière du projet herméneutique ; du moment
qu’il est possible, comme l’atteste le cas de Charles Taylor,
de ne pas souscrire au modèle hempelien de l’explication
scientifique sans renoncer pour autant à affirmer que les
sciences de l’esprit sont des sciences interprétatives, l’argu-
mentation de Descombes dans La Denrée mentale reste
incomplète. Il ne suffit pas de dire qu’il y a une explication
intentionnelle distincte de l’explication causale parce qu’il
y a une action intentionnelle distincte des actions natu-
relles, il faut encore établir que cette explication suffit pour
rendre compte de la méthode des sciences de l’esprit, et
que celles-ci n’ont besoin à aucun moment du recours à
quelque chose comme une interprétation.
Si ce point n’est pas développé dans La Denrée mentale
ou Les institutions du sens, c’est sans doute parce que
Descombes a mené cette critique de la « thèse herméneu-
tique » dans différents textes et articles 25. C’est vers ceux-
ci que je voudrais maintenant me tourner.

La critique de la « thèse herméneutique »

Faute de place, je ne pourrai envisager que l’un des


arguments développé par Descombes, le plus radical puis-

25. Cf. Grammaire d’objets en tous genres, Paris, Minuit, 1983, chapitres I et II ;
« The Interpretative Text », in Hugh J. Silverman (éd), Gadamer and
Hermeneutics, New York and London, Routledge, 1991, chap. 16, p. 247-268 ;
« L’idée d’un sens commun », Philosophia Scientiae, 6 (2), 2002, p. 147-161 ;
« La confusion des langues », Enquête, 6, 1998, p. 35-54.

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

qu’il revient à reprocher à l’herméneutique rien de moins


que d’être incohérente. Cet argument est le suivant : l’her-
méneutique aurait étendu indûment à la compréhension
en général une situation particulière, celle de l’exégèse d’un
texte difficile, en soutenant que toute compréhension
repose sur une interprétation : « “Herméneutique philoso-
phique” est le nom généralement donné à l’argument
selon lequel l’interprétation est nécessaire pour utiliser le lan-
gage. Au sein de l’herméneutique philosophique contem-
poraine, on peut distinguer deux courants. Le premier est
orienté en direction de l’interprète. Cette philosophie nous
dit qu’il est nécessaire d’interpréter si nous voulons com-
prendre un message, qu’il soit parlé ou écrit, simple ou
complexe, exprimé dans notre langue ou dans une langue
étrangère, etc. Il nous dit : pas de compréhension sans inter-
prétation. Le second courant met l’accent sur l’objet a
interpréter, sur le « texte ». Cette philosophie nous dit : pas
de lecture d’un texte sans interprétation 26. » Il est dommage
que cette typologie ne soit pas assortie de plus de com-
mentaires. J’émets l’hypothèse que la première branche de
l’herméneutique correspond à la pensée de Gadamer, et la
seconde à celle de Ricœur. Descombes s’attache dans cet
article à « réfuter ces deux thèses » : « Mon argument sera
que l’interprétation ne sera pas possible si elle devait être
une étape nécessaire de la compréhension de la significa-
tion ou une étape essentielle dans la lecture d’un texte quel
qu’il soit 27. » En somme, le raisonnement de Descombes

26. V. Descombes, « The interpretative Text », loc. cit., p. 254.


27. Ibid.

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« L’ORDRE DU SENS »

consiste à soulever un paradoxe qui découlerait d’une uni-


versalisation de la « situation herméneutique », et qu’il
appelle paradoxe de « l’interprétation indéfinie » : si toute
compréhension était nécessairement et toujours une inter-
prétation, par exemple s’il nous fallait, pour comprendre
une phrase de notre langue maternelle, l’interpréter, alors
il s’ensuivrait que cette interprétation elle-même, qui doit
bien à son tour pouvoir se formuler dans des phrases de
notre langue, ne pourrait pas être comprise sans plus,
qu’elle devrait être à nouveau interprétée, et ainsi de suite à
l’infini. En d’autres termes, toute interprétation que nous
donnons de quelque chose (texte, événement, comporte-
ment, situation, œuvre d’art, œuvre de pensée) doit pou-
voir par définition être comprise sans le recours à une nou-
velle interprétation, sans quoi rien ne pourrait jamais être
compris et rien ne pourrait jamais être interprété non plus.
Descombes cite à l’appui de son raisonnement un passage
de Wittgenstein : « Et pourtant une interprétation est bien
quelque chose qui est donné dans le signe, c’est cette inter-
prétation par opposition à une autre (qui est différente). Et
si on disait : toute proposition demande une interpréta-
tion, cela signifierait : sans additif (Zusatz), une proposi-
tion (Satz) ne peut être comprise 28. »
Rien de plus juste que cette remarque « grammaticale » :
si tout est interprétation, le concept d’interprétation n’a
plus d’usage ; pour qu’il ait un sens et un usage, il faut que
certains signes et certaines phrases soient compris sans plus,

28. Wittgenstein, Grammaire philosophique, trad. de M.-A. Lescourret, Paris,


Gallimard, folio/essais, p. 70.

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

immédiatement, donc sans interprétation particulière. Si la


thèse de Gadamer était donc, comme le laisse entendre
Descombes, que si nous voulons comprendre un message,
simple ou complexe, dans notre langue ou dans une langue
étrangère, il nous faut l’interpréter, alors cette thèse serait
bel et bien incohérente, car elle conduirait à une régression
à l’infini.
Mais est-ce la thèse de Gadamer? Est-ce la thèse de l’her-
méneutique en général? Descombes n’est pas le seul à avoir
avancé cet argument. On le trouve également chez
Bouveresse et Shusterman 29. Ces auteurs s’appuient toujours
sur le même passage de Vérité et méthode où Gadamer
affirme : « Toute compréhension est interprétation
(Auslegung)30. » Mais ce passage ne doit-il pas être compris et
interprété, à son tour, à partir de l’ensemble du texte de Vérité
et méthode? En effet, même si Gadamer semble identifier
purement et simplement, dans cette phrase, les concepts de
« compréhension » et d’interprétation », il existe de nom-
breux autres passages, suffisamment clairs et explicites, où il
les distingue. Bien loin d’affirmer que tout message, simple
ou complexe, formulé dans notre langue ou dans une langue
étrangère, doit être interprété pour pouvoir être compris,
Gadamer affirme au contraire que toute compréhension dans
notre langue, et même toute compréhension dans une langue
étrangère que nous maîtrisons suffisamment, se passe d’inter-
prétation: « Comprendre une langue, ce n’est pas encore
29. Bouveresse, Herméneutique et linguistique, Combas, éditions de l’Éclat,
1991 ; R. Shusterman, Sous l’interprétation, trad. de J.-P. Cometti, Paris, éditions
de l’Éclat, 1994.
30. H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, op. cit., p. 392 ; trad. citée, p. 411.

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« L’ORDRE DU SENS »

comprendre réellement et cela n’inclut aucun processus d’inter-


prétation. C’est une opération spontanée. Car on comprend
une langue en y vivant, et cela vaut non seulement pour les
langues vivantes, mais aussi bien pour les langues mortes. Le
problème herméneutique est donc celui que pose, non pas la véri-
table maîtrise d’une langue, mais la qualité de l’entente sur
quelque chose, à laquelle on parvient dans ce milieu qu’est la
langue […] Une telle possession de la langue est tout simple-
ment une condition préalable de l’explication-entente
(Verständigung) dans le dialogue. Toute conversation présup-
pose à l’évidence que les interlocuteurs parlent la même
langue. Ce n’est que là où il est possible de s’entendre dans
une langue, par un échange de paroles, que la compréhension
et l’entente peuvent poser un problème 31. » Ce texte est on
ne peut plus clair: premièrement, la langue que nous parlons,
affirme Gadamer, est comprise « spontanément », directe-
ment, c’est-à-dire de manière non-interprétative (il est vrai
que Gadamer n’analyse guère pour lui-même ce premier
niveau de compréhension); deuxièmement, cette compré-
hension spontanée, qui se confond avec la possession d’une
langue, autrement dit, qui ne fait qu’un avec une maîtrise
pratique, est la « condition préalable » de toute compréhen-
sion proprement interprétative, et cela, dans notre propre
langue comme dans une langue étrangère 32.

31. Ibid., p. 388 ; trad. citée, p. 406-407 (nous soulignons).


32. Il s’ensuit qu’une autre objection que Descombes adresse à l’herméneutique,
celle selon laquelle elle postulerait que « le donné se présente comme un texte, et
son explication comme une traduction ou une interprétation au sens exégétique
du mot » (IS, p. 283), est inadéquate En réalité, Gadamer affirme non seulement
que la compréhension spontanée d’une langue n’est pas une interprétation, mais

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

Ainsi, il y a bien un niveau pré-herméneutique de toute


compréhension, niveau où comprendre est essentiellement
de l’ordre d’une « habileté pratique 33 » ; mais ce n’est pas ce
niveau qui intéresse Gadamer – sans doute à tort, on peut
concéder ce point à Descombes – et ce n’est pas non plus à
ce niveau de compréhension que s’applique la formule
selon laquelle « toute compréhension est une interpréta-
tion ». Cette formule ne vaut que pour « le problème her-
méneutique » qui est celui de la compréhension d’entités de
sens vastes et complexes : textes, œuvres, événements.

qu’elle n’est pas non plus une traduction : « Quand on comprend, on ne traduit
pas, on parle. En effet, comprendre une langue étrangère, cela veut dire ne pas
être obligé de la traduire dans sa propre langue » (Wahrheit und Methode, loc. cit.,
p. 388 ; trad. citée, p. 406) Quant à la compréhension interprétative, elle est
assurément analogue à une traduction, mais elle n’est pas non plus une traduc-
tion stricto sensu. En effet, il appartient au concept d’interprétation que celle-ci
diffère toujours de manière significative du texte à interpréter : elle est plus expli-
cite, plus claire, plus développée, etc. Certes, Gadamer affirme dans Vérité et
méthode que « la situation du traducteur est au fond la même que celle de l’in-
terprète » (Ibid., p. 390 ; trad. citée, p. 409). Mais que veut-il entendre par là ?
Uniquement qu’il existe une analogie de structure, et nullement une identité sur
le fond, entre ces deux activités : dans le cas de l’interprétation, aussi, il est néces-
saire de substituer, par exemple, un texte à un autre, un texte plus clair et expli-
cite à un texte plus difficile et obscur. Mais les deux opérations ne sont nulle-
ment équivalentes. Il faut généralement interpréter pour pouvoir traduire, ce qui
ne veut pas dire, inversement, que toute interprétation soit une simple traduc-
tion ; bref, « tout traducteur est interprète » (Ibid., p. 391 ; trad. citée, p. 409),
mais la réciproque n’est pas vraie. Gadamer y insiste à plusieurs reprises : la tra-
duction n’est nullement le « modèle » de la compréhension, mais seulement ce
qui nous fait prendre conscience de l’importance de l’élément langagier
(Sprachlichkeit) pour le processus herméneutique : « le cas extrême de la traduc-
tion » (Ibid., p. 389 ; trad. citée, p. 407) ne peut être évidemment le cas normal,
encore moins le cas paradigmatique.
33. Wahrheit und Methode, loc. cit., p. 264 ; trad. citée, 281.

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« L’ORDRE DU SENS »

Il n’est peut-être pas inintéressant de remarquer que, dans


Sein und Zeit, Heidegger était encore plus prudent que
Gadamer, puisqu’il n’identifiait jamais l’Auslegung et le
Verstehen, mais affirmait, au contraire : « Toute interpréta-
tion se fonde dans la compréhension (Alle Auslegung grün-
det im Verstehen) 34. » Pour Heidegger, l’Auslegung accomplit
le Verstehen qui appartient, comme tel, à la constitution
ontologique du Dasein. Par exemple, le Dasein doit déjà
comprendre l’être de manière pré-conceptuelle et pré-thé-
matique pour pouvoir le porter au concept au moyen d’une
interprétation qui se confond avec l’élaboration expresse de
l’ontologie fondamentale : « Ce qui est articulé comme tel
dans l’interprétation et prédessiné en général dans la com-
préhension comme articulable, c’est le sens 35. » C’est pour-
quoi, c’est dans l’interprétation et par elle que « la compré-
hension s’approprie compréhensivement ce qu’elle
comprend 36 », autrement dit, ce qu’elle comprenait encore de
manière pré-interprétative. On retrouve la même affirma-
tion, en substance, chez Gadamer : l’interprétation est « l’ac-
complissement (Vollzug) même de la compréhension »,
c’est-à-dire son explicitation dans et par le langage, ce qui
implique qu’il y a des « cas où la compréhension surgit
immédiatement sans l’aide d’aucune interprétation expli-
cite 37 ». Sans cette distinction, il serait impossible d’affirmer,

34. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 16 éd. 1986,
p. 153 ; trad. d’E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 125 (modifiée).
35. Ibidem.
36. Ibid., p. 148 ; trad. citée, p. 121 (modifiée).
37. Gadamer, Wahrheit und Methode, op. cit., p. 401-402 ; trad. citée (modifiée),
p. 420.

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

par exemple, qu’« un texte ne se réduit pas à un sens com-


préhensible (verständlicher Sinn) ; il a à plusieurs égards
besoin d’être interprété (deutungsbedürftig) 38 ».
Il me semble avoir répondu à l’objection de Descombes.
La conclusion qui s’ensuit est que sa formulation de la
« thèse herméneutique » que j’ai citée est inadéquate. Dès
lors, plutôt que d’examiner une à une les objections que
l’on trouve sous sa plume à l’encontre de l’herméneutique,
il est sans doute plus fécond de poser le problème autre-
ment. Et, pour cela, de repartir des thèses positives de
Descombes.

Ordre du sens, règles et interprétation

La reformulation de la « querelle des deux sciences »,


dans La Denrée mentale, aboutissait à l’alternative sui-
vante : toute science vise à expliquer, mais les unes (les
sciences naturelles) expliquent des actions naturelles au
moyen de mécanismes ; les autres (les sciences « morales »)
expliquent des actions intentionnelles en exhibant des rai-
sons ou des règles (DM, 92). L’explication n’a pas ici et là
le même statut : dans le premier cas, elle repose sur une
hypothèse qui peut se révéler fausse empiriquement ; dans
le second, elle consiste à établir un lien qui n’est pas empi-
rique mais logique entre les raisons d’agir et l’action.
La tâche des sciences morales ou sciences de l’esprit est
de fournir des explications des conduites et des pratiques
humaines au moyen de règles fondées dans des « institu-

38. Ibid., p. 341 ; trad. citée, p. 358.

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« L’ORDRE DU SENS »

tions », au sens vaste que Mauss a donné à ce terme, et qui


inclut « aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les
superstitions que les constitutions politiques et les organi-
sations juridiques essentielles 39 ». Autrement dit, ce que les
sciences de l’esprit, et notamment l’anthropologie, ont à
décrire et à expliquer, c’est précisément cet ordre inten-
tionnel qui structure la conduite d’agents dans une société
donnée. Or, le tort de l’anthropologie structurale et du
structuralisme en général, comme le montre Descombes
en commentant le commentaire de Lévi-Strauss à l’Essai
sur le don de Mauss, est d’avoir confondu l’explication par
des règles sociales avec l’explication par des causes ou des
mécanismes psychiques. Pour Lévi-Strauss, « l’explication
compréhensive » de Mauss, comme l’appelle Descombes
(IS, 251), ne suffit pas, il faut passer d’une explication
intentionnelle des pratiques du don à une explication
naturelle, c’est-à-dire d’un explicans constitué par des
règles à un explicans constitué par des « mécanismes psy-
chiques inconscients » (IS, 252). Aux yeux de Descombes,
il y a donc une erreur grammaticale au fondement du
holisme structural de Lévi-Strauss, qui est aussi un « cau-
salisme structural » (IS, 253) ; en vertu de ce causalisme,
Lévi-Strauss peut être considéré comme l’un des pères de
la révolution cognitiviste. Contre la confusion logique
qu’enveloppe le réductionnisme de Lévi-Strauss, il faut
faire valoir « que la règle n’est pas une cause efficiente de
la conduite (un mécanisme psychologique ou autre) mais

39. Faconnet et Mauss, « Sociologie », article de la Grande Encyclopédie, repris


dans Œuvres, tome III, p. 150 (cité par V. Descombes, IS, 296)

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

qu’elle est une norme que les gens suivent parce qu’ils veu-
lent s’en servir pour se diriger dans la vie » (IS, 257).
Pourtant, si Descombes a sans doute raison de dénon-
cer un causalisme réducteur chez le fondateur de l’anthro-
pologie structurale, il n’est pas sûr que l’invocation de la
« grammaire » des concepts en question suffise pour se sor-
tir de la difficulté. Car il n’est pas du tout certain que l’an-
thropologie, la sociologie, l’histoire et les sciences
humaines en général puissent s’en tenir – ou doivent s’en
tenir – à des explications par les règles que les agents veu-
lent suivre parce qu’ils estiment qu’il est meilleur de se
conduire ainsi que de se conduire autrement. Il y a même
tout lieu de penser que l’anthropologue doit tenter d’aller
plus loin, dans sa compréhension d’une culture, que ces
règles explicites ou conscientes qui sont celles que les
agents eux-mêmes pourraient invoquer si on leur deman-
dait de justifier leur action : sinon, l’anthropologie ne
serait rien d’autre que du reportage, une forme raffinée
d’interview journalistique. Autrement dit, il n’est pas du
tout évident que l’anthropologue puisse s’en tenir aux jus-
tifications superficielles de leurs actions que les agents eux-
mêmes pourraient donner sans aucun travail anthropolo-
gique de leur part. De sorte que l’anthropologie ne prend
vraiment un sens que par l’écart existant entre des règles
explicites ou conscientes et des règles implicites ou incons-
cientes que les agents ne laissent pas de suivre, sans que
l’on puisse dire pour autant que ces règles déterminent leur
conduite à la manière de mécanismes. Le problème que
posent les sciences de l’esprit serait alors d’échapper au
causalisme naturaliste sans pour autant être obligé de s’en

86
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« L’ORDRE DU SENS »

tenir aux règles qui sont suivies par les agents intentionnel-
lement, c’est-à-dire dont ils sont conscients, et d’admettre
un niveau plus profond de motivations qui, quoiqu’impli-
cites, n’en sont pas moins irréductibles à des causes.
Or, on peut se demander s’il n’y a pas sur ce point, dans
la pensée même de Descombes, un certain flottement.
Dans quelques passages, en effet, comme celui que je viens
de citer, il semble tenir pour un point grammatical que
suivre une règle, c’est la suivre intentionnellement. Or,
puisque faire intentionnellement quelque chose, c’est être
conscient de la description sous laquelle cette action est
intentionnelle, il serait impossible de suivre une règle sans
la suivre consciemment. Descombes écrit, on ne peut plus
nettement : « Des règles destinées à être appliquées ne sau-
raient être inconscientes 40 » (IS, 266). Pourtant, dans
d’autres passages, Descombes est bien forcé d’admettre
l’existence de règles inconscientes, qui sont néanmoins
suivies par les agents, c’est-à-dire qui ne se réduisent pas à
des mécanismes physiologiques : « Les gens suivent des
règles et agissent en fonction de représentations, sans pour
autant que ces règles et ces représentations soient forcé-
ment présentes, sous la forme d’une expression explicite,
dans leur conscience » (DM, 93). Cette dernière affirma-
tion est difficilement compatible avec l’affirmation (dite
« grammaticale ») selon laquelle une règle ne peut être sui-

40. Il suit alors l’interprétation de Hacker et Baker, Wittgenstein : Rules,


Grammar and Necessity, Oxford, Blackwell, 2000, p. 154 et 156, qui soutiennent
que les règles doivent être « transparentes (transparent) » pour les agents qui les
suivent.

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

vie que si les agents veulent la suivre (car pour vouloir


quelque chose, il faut savoir qu’on le veut), ou encore
selon laquelle une règle ne saurait être inconsciente.
N’est-ce pas d’abord ces règles (et, plus largement, ces
motivations) que les agents ne peuvent pas formuler expli-
citement et qu’ils suivent néanmoins dans leurs pratiques
qui constituent l’objet de l’anthropologie ? Descombes
dirait sans doute qu’il n’y a pas de telles règles et que, s’il
y en avait, ce ne seraient pas des règles : une règle n’est sui-
vie que si elle est une raison d’agir ; elle n’est une raison
d’agir que si elle est consciente pour celui dont elle est la
raison : « les règles expliquent l’action intelligente dans la
mesure où elles donnent les raisons d’agir de telle façon et
non pas autrement » (DM, 171). C’est cette suite d’infé-
rences qui me paraît justement problématique : il y a plus
de sens dans une action humaine que celui que l’agent est
capable d’invoquer au titre de « raison d’agir », et il y a plus
de régularités en elle que les règles que l’agent suit stricto
sensu, sans pour autant que cette régularité soit à concevoir
comme une régularité naturelle. Il faudrait peut-être parler
de régularités culturelles ou historiques.
Je voudrais examiner brièvement un exemple qui pré-
sente un double intérêt : d’abord, il s’agit à mes yeux d’une
analyse anthropologique exemplaire ; ensuite, Descombes
a discuté les remarques méthodologiques de son auteur,
Clifford Geertz, dans un article 41.
L’étude de Geertz, « Jeux d’enfer. Notes sur le combat de
coq balinais » commence par un examen minutieux des

41. V. Descombes « La confusion des langues », loc. cit.

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« L’ORDRE DU SENS »

règles qui président aux combats de coqs à Bali, mais aussi


des modalités de leur déroulement, des différents types de
paris, du montant des gains et des pertes, du statut social
des propriétaires des coqs et des parieurs. Les règles du jeu
proprement dit, « dont la prodigieuse minutie va fouiller
toute espèce de détail » sont connues des participants et
couchées sur des feuilles de palmier appelées lontal et trans-
mises de génération en génération 42. Les règles plus socio-
logiques (différences de statut social entre les parieurs, rap-
ports de parenté, de solidarité ou d’opposition au sein d’un
village, d’un clan, etc.) appartiennent à une étude de terrain
reposant sur des observations empiriques. Il résulte de ces
analyses que le combat de coqs à Bali ne représente en
aucun cas un simple jeu de hasard, analogue à nos courses
de chevaux, mais qu’il constitue une espèce de rituel qui
sert de miroir aux rapports sociaux, « une simulation de la
matrice sociale, du réseau de groupements extrêmement
solidaires, tout imbriqués et enchevauchés, dans lesquels
vivent ses fervents : villages, groupes de parenté, compa-
gnies d’irrigation, assemblées des fidèles des temps,
“castes” 43 ». Le combat de coqs apparaît ainsi comme un
jeu tout à fait sérieux dont l’enjeu est le prestige social, met-
tant en scène les relations d’allégeance ou d’hostilité qui tra-
versent la société balinaise. Geertz propose de résumer les
acquis de sa description ethnographique en 17 points dans
le détail desquels il est évidemment exclu d’entrer. Un

42. C. Geertz, Bali. Interprétation d’une culture, trad. fr. de D. Paulme et


L. Évrard, Paris, Gallimard, 1983, p. 179.
43. Ibid., p. 194.

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

point est cependant digne d’intérêt pour le problème qui


nous occupe : Geertz affirme, en effet, qu’en ce qui
concerne la description ethnologique, nous nous situons au
niveau de règles explicites, soit les règles du jeu stricto sensu,
soit les règles sociales plus implicites, que les intéressés, les
aficionados du jeu, pourraient parfaitement expliciter pour
peu qu’ils eussent quelque intérêt à le faire : « Les paysans
balinais eux-mêmes sont parfaitement conscients de tout
cela ; ils sont capables d’en dire l’essentiel, et ils le disent du
moins à un ethnographe, sensiblement dans les termes que
j’ai employés. Presque tous les Balinais avec qui j’en ai dis-
cuté me l’ont déclaré : faire combattre les coqs, c’est comme
jouer avec le feu, mais sans se brûler. On active les rivalités
et hostilités de villages et de groupes de parenté, mais sous
la forme de “jeu”, d’un jeu qui frise dangereusement, exta-
tiquement, l’expression d’une agression ouverte et directe
entre personnes et entre groupes 44. »
À ce niveau d’analyse, nous en sommes me semble-t-il
très exactement au niveau de ce que Descombes appelle un
« ordre de sens » structurant les pratiques sociales des
agents. Nous avons ici une pluralité de descriptions d’une
même action, pluralité qui est en même temps ordonnée
logiquement. Que fait le parieur ? Nous pouvons
répondre : « il mise sur un coq », mais aussi : « il fait preuve
symboliquement d’hostilité ou d’allégeance à l’égard de
groupes rivaux ou amis » ; ou encore : « il met en jeu son
prestige social. » Les deux dernières descriptions de son
action font intervenir des codes sociaux qu’un Balinais ne

44. Ibid., p. 200.

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« L’ORDRE DU SENS »

peut pas ignorer s’il a été élevé dans cette culture. Ces trois
descriptions sont logiquement ordonnées puisque : 1) elles
font intervenir de plus en plus d’éléments du contexte,
elles sont de plus en plus « larges » : miser sur un coq, dans
ces circonstances, c’est faire preuve symboliquement
d’hostilité ou d’allégeance, ce qui revient, dans ces cir-
constances, à mettre en jeu son prestige social ; 2) elles
entretiennent des rapports de moyens à fin : le parieur
mise sur un coq en vue de faire preuve d’hostilité à l’égard
d’un groupe rival (au moins autant qu’en vue d’obtenir un
gain financier), et il fait preuve d’hostilité en vue d’aug-
menter son prestige social (en cas de victoire). En outre,
l’action est intentionnelle sous ces différentes descriptions
parce que les agents sont conscients de ces descriptions
comme pouvant s’appliquer à leurs faits et gestes, qu’ils les
formulent ou non expressément.
Pourtant, ce niveau d’analyse qui est celui où se tient le
« holisme anthropologique » de Descombes est-il celui du
travail anthropologique de l’anthropologue ? Oui et non.
Bien entendu, cette enquête de terrain, qui peut être chif-
frée, fait partie d’un travail préliminaire, « ethnographique »
(mais non pas nécessairement ethnologique), indispensable
pour pouvoir comprendre le phénomène en question. Aux
yeux de Geertz, toutefois, il est bien clair que ce niveau
d’analyse reste encore superficiel. Qu’aurions-nous besoin
d’anthropologues si tout le travail qui leur incombait était
de fournir une description des pratiques qu’ils étudient dans
les termes mêmes des peuples étudiés, c’est-à-dire s’il n’y
avait aucune différence substantielle entre ce que peut dire
un paysan balinais de la pratique du combat de coqs et ce

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

que peut en dire le savant ? L’anthropologie ne serait que


reportage. Mais elle est sans doute quelque chose de plus.
L’analyse de Geertz se poursuit par un second niveau
d’étude qu’il nomme interprétatif. Il s’agit maintenant de
comprendre la place du jeu de coqs dans la culture balinaise
considérée dans son ensemble, et d’apercevoir le sens que
possèdent, au sein de cette culture, ses aspects les plus
saillants. Quelles caractéristiques de la culture balinaise pré-
disposaient-elles les combats de coqs à devenir cette forme
de rituel et d’expression sociale privilégiée ? Voici un pro-
blème qui, même pour un Balinais coutumier de ce jeu, exi-
gerait non seulement un savoir, mais une posture anthro-
pologique à l’égard de sa propre culture. La réponse de
Geertz à ces questions consiste en une analyse complexe et
subtile dans laquelle il m’est impossible d’entrer, et qui fait
une place remarquable, par exemple, à une réflexion sur les
structures temporelles de la vie balinaise à travers l’étude du
calendrier, de la temporalité des rites, etc. 45. Le combat de
coq peut être réintégré à une analyse plus générale des rela-
tions de personne et des structures temporelles de la société
balinaise. Il relève d’une temporalité qualitative, ponctuelle,
faite de moments relativement disjoints, « suite pulsative,
battements de sens, pleins et vides par à-coups, alternance
arythmique de périodes brèves où “quelque chose” se passe
[…] et de périodes non moins brèves où il n’y a “rien” […],
ce qu’ils appellent temps “pleins” et temps “vides” 46 ». En

45. Cf. l’article de Geertz complémentaire de « Jeu d’enfer… », « Personne,


temps et comportement à Bali », in Bali, op. cit., p. 109-164.
46. « Jeu d’Enfer », loc. cit., p. 206

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« L’ORDRE DU SENS »

s’engageant dans ce travail de lecture profonde, l’anthro-


pologue formule une analogie, reprise à Ricœur, entre les
expressions d’une culture et un texte qu’il s’agirait d’inter-
préter : le combat de coqs est « un commentaire métaso-
cial » de la société balinaise sur elle-même, « une histoire
que les Balinais racontent sur eux-mêmes 47 ». « La culture
d’un peuple est un ensemble de textes, qui sont eux-
mêmes des ensembles, que l’anthropologue s’efforce de lire
par-dessus l’épaule de ceux à qui ils appartiennent en
propre 48. »
Cette analogie du texte est-elle pertinente ? Je crois que
oui, à condition qu’elle soit bien comprise. Cela exige d’in-
sister au moins sur deux points :
1. Il n’y a de sens à parler d’« interprétation » que là où
s’offre la possibilité de différentes interprétations. Mais qu’il
y ait plusieurs lectures possibles d’un même texte – ou, en
l’occurrence, d’un même phénomène anthropologique –
ne signifie en aucun cas qu’il y en ait une infinité, ni que
toutes ces lectures se valent, donc qu’il n’y ait aucun critère
pour les départager. En général, les adversaires de l’hermé-
neutique usent et abusent de cette fausse inférence : de ce
que plusieurs interprétations sont possibles, il s’ensuivrait
que toutes le sont et qu’il n’y aurait aucune différence de
valeur entre elles. Bref, il n’y aurait pas d’interprétations
justes, mais juste des interprétations. Dans son article sur
Geertz, Descombes écrit que « l’interprétation, au sens
herméneutique du terme, [est] une lecture qui repose sur

47. Ibid., p. 209.


48. Ibid., p. 215.

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

une décision radicale du lecteur 49 ». L’interprétation


devrait donc être parfaitement arbitraire et parfaitement
injustifiable pour être une interprétation « au sens de l’her-
méneutique ». Dans un autre article, consacré à Charles
Taylor, il écrit : « Interpréter veut dire ici : dépasser les don-
nées [du texte] […] Pour qu’il y ait vraiment eu un dépas-
sement des données, il faut au fond que l’acte de conclure
de ces données à une signification plutôt qu’une autre soit
une opération injustifiable […] Toute interprétation est
donc unilatérale, partielle, injustifiable, en guerre contre
d’autres 50. » Il est difficile de voir dans ce passage à la limite
autre chose qu’un propos ouvertement polémique, mieux
asséné que justifié. Il existe assurément une pluralité de cri-
tères – dont aucun n’est un critère infaillible – pour recon-
naître la justesse d’une interprétation, ou sa supériorité sur
une autre : sa cohérence interne, sa puissance, c’est-à-dire sa
capacité à rendre compte d’un plus grand nombre d’aspects
d’un phénomène ou d’un texte, mais aussi des critères plus
difficiles à formaliser : richesse, pertinence, subtilité, sens
des nuances, etc.
2. L’interprétation permet de dégager le sens implicite
d’un phénomène, de l’expliciter (autre sens d’auslegen) :
c’est pourquoi l’interprétation accomplit la compréhen-
sion spontanée ou pré-herméneutique, comme y insistent
aussi bien Heidegger que Gadamer. Toutefois cette expli-
citation atteint une couche de sens qui n’aurait pas pu être
49. V. Descombes, « La confusion des langues », art. cit., p. 43.
50. V. Descombes, « Pourquoi les sciences morales ne sont-elles pas des sciences
naturelles ? », in : G. Laforest et P. de Lara (dir.), Charles Taylor et l’interprétation
de l’identité moderne, Cerf/Presses de l’Université de Laval, 1998, p. 57.

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« L’ORDRE DU SENS »

mise au jour directement, c’est-à-dire sans le recours à l’in-


terprétation. Pour les participants aux combats de coqs, il
est difficile, voire impossible de comprendre leur pratique
de la manière dont l’anthropologique la comprend dans la
partie interprétative de son essai. De même, il y a assuré-
ment bien des éléments intentionnels dans l’écriture d’un
texte, mais il est exclu de supposer que l’écrivain aurait pu
être conscient de tous les aspects de son œuvre qui pour-
raient être mis au jour par une bonne interprétation – à
moins de devenir lui-même son propre exégète. Mais, le
point important est le suivant : qu’il y ait besoin d’une
interprétation pour bien lire un texte ou pour comprendre
en profondeur un phénomène anthropologique n’im-
plique absolument pas que tout soit interprétation dans
cette compréhension, et qu’il n’y aurait donc aucun « fait »
sur lequel repose cette dernière. De « l’interprétation est
nécessaire [pour atteindre à un certain niveau d’intelligibi-
lité] » à « il n’y a pas de faits, il n’y a que des interpréta-
tions », la conséquence n’est pas bonne. De même que la
signification la plus élémentaire d’un texte est susceptible
d’être comprise par quiconque maîtrise la langue dans
laquelle il est écrit, de même, tous les aspects de la
conduite des parieurs dans le jeu du combat de coqs n’ont
certes pas besoin d’être soumis à une interprétation. Au
contraire, comme le montre admirablement la méthode
suivie par Geertz, il faut d’abord élucider un niveau de
signification des conduites qui est celui des descriptions
que les agents pourraient eux-mêmes donner, pour possé-
der le socle qui rend possible, en un second temps, une
interprétation plus profonde de leurs pratiques. Il ne me

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

semble pas exact, à cet égard, de soutenir, comme


Descombes, que pour une approche herméneutique
comme celle de Geertz, la description ou l’interprétation
ne pourrait se mesurer à aucun fait 51. Les descriptions sous
lesquelles les intéressés peuvent dire que leur action est
intentionnelle sont précisément les faits (institutionnels)
qui servent de point de départ à l’interprétation. Mais il
reste bien une différence fondamentale entre le holisme
analytique de Descombes et un holisme herméneutique :
pour ce dernier, la description que les agents pourraient
eux-mêmes donner de leur action, description sous
laquelle elle est intentionnelle, c’est-à-dire description sous
laquelle ils savent ce qu’ils font, ne peut jouir d’aucun pri-
vilège absolu, mais seulement d’un privilège relatif ; il est
toujours possible à l’interprète de critiquer ces descriptions
« primaires » et de leur substituer une description « secon-
daire » plus appropriée, à condition de posséder des raisons
de procéder ainsi52. Autrement dit, l’autorité de l’agent
pour dire ce qu’il fait, quelle règle il suit, est toujours et
nécessairement une autorité relative.

51. V. Descombes « La confusion… », loct. cit., p. 37-38 et 45.


52. Cf. Charles Taylor, « Understanding and Ethnocentricity », Philosophy and
the Human Sciences, Philosophical Papers, II, Cambridge University Press, 1985,
p. 118 ; trad. fr. de P. de Lara, « Compréhension et ethnocentrisme », La liberté
des modernes, Paris, PUF, 1997, p. 198 : « Les sciences sociales interprétatives exi-
gent que nous saisissions la description de soi de l’agent afin d’identifier nos
explananda ; mais en aucun cas elles n’exigent que nous formulions nos expla-
nanda dans le même langage. Au contraire, elles demandent le plus souvent que
nous le dépassions. »

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« L’ORDRE DU SENS »

Pour Descombes, la notion anscombienne d’un ordre


intentionnel suffit 53, semble-t-il, à décrire ce qu’est l’esprit
dans sa dimension sociale ou anthropologique. Mais je me
demande ce qui se passerait si les anthropologues prati-
quaient l’anthropologie de la manière dont Descombes
soutient qu’il faudrait la pratiquer. Pourraient-ils aller au-
delà de descriptions triviales ?
Il y a un autre point qui appellerait une discussion, c’est
celui du relativisme anthropologique. Je n’en aurai pas la
place. Pour Descombes, il y a des universaux anthropolo-
giques (DM, 71 et IS, 246). Il existe un « sens commun »
antérieur aux différentes cultures qui réside dans « une
manière de s’exprimer et d’agir qui ait quelque chose
d’humain » et qui « n’est pas un postulat de l’observateur,
mais une condition de la chose observée elle-même 54 ».
Cette formulation du problème ne tend-elle à sous-évaluer
les difficultés de la compréhension inter-culturelle ? Les
formes de vie de Wittgenstein peuvent-elles vraiment four-
nir un socle transculturel d’intelligibilité des conduites
humaines qui permettraient à l’anthropologue de ne pas
interpréter la culture de l’autre en tentant de la traduire
dans la sienne propre ? Ces questions dépassent le cadre de
ces analyses. Je ferai seulement remarquer que le texte de
Wittgenstein sur lequel s’appuie Descombes pour critiquer

53. Ibid., p. 48-50 : Descombes y affirme que les notions de « description


épaisse » et de « description mince » empruntées à Ryle et qui décrivent un ordre
logique tel qu’il peut donner lieu à un syllogisme pratique suffisent au travail de
l’anthropologue « sans qu’il ait à embrasser les doctrines de l’herméneutique », à
une seule exception près : le behaviourisme discutable de Ryle.
54. V. Descombes, « L’idée d’un sens commun », art. cit., p. 158 et 147.

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ACTION , RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ

une approche herméneutique du problème, dans son


article sur « L’idée d’un sens commun », le § 206 des
Recherches philosophiques fait expressément référence à la
nécessité d’interpréter (deuten) 55.

Les questions que j’ai soulevées, les perplexités dont j’ai


fait part n’enlèvent évidemment rien à la valeur que pos-
sède à mes yeux le diptyque de Descombes. Au contraire.
Ce qui rend ce travail précurseur, c’est aussi qu’il renou-
velle la cartographie des problèmes philosophiques et pro-
pose de nouvelles alternatives. Il permet de mieux entre-
voir, de mieux prendre la mesure des lignes de fracture qui
traversent la philosophie actuelle – mais peut-être pas
nécessairement la philosophie future. Je n’ai eu d’autre but
que de m’en inspirer et, à mon tour, de pointer quelques
directions pour la poursuite le dialogue.

55. « L’idée d’un sens commun », art. cité, p. 154-155. Voici le texte : « Imagine
que tu sois un chercheur qui arrive dans un pays inconnu où l’on parle une
langue qui te soit complètement étrangère. Dans quelles circonstances diras-tu
que les gens donnent des ordres, qu’ils comprennent les ordres donnés, qu’ils y
obéissent ou qu’ils agissent en contravention aux ordres reçus, etc. ? L’ensemble
de la manière humaine d’agir est le système de référence au moyen duquel nous
interprétons (wir deuten) une langue qui nous est étrangère. »

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