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ERNST CASSIRER

MARTIN HEIDEGGER

Débat sur le Kantisme


et la Philosophie
(Davos, mars 1929)
ET AUTRES TEXTES DE 1929-1931
PRÉSENTÉS PAR PIERRE AUBENQUE
TRADUIT DE L'ALLEMAND
PAR P. AUBENQUE , J.-M. PATAUD, P. QUILLET

En appendice
THÉOLOGIE ET PHILOSOPHIE
PAR MARTIN HEIDEGGER

�--
BEAUCHESNE
PARIS
PRÉSENTATION

On . voyait_ c.laireTflent désorm_ais vers quel


{?helilin_ c_e1 hpfum� fa-isail. signe_. (Madame
T; Cassirer, à propos de lieidegger)1.

Il est courant en Fra, nce de ranger Heidegger dàns la


descendance de 1a phénoménologie hnsserlienne. De la
dédicace de Sein und Zeit jusqu'à ses dernières publica­
tions•, Heideggetn'ajamais Iiié cette filiation, au demeu­
rant tumùltneuse, tout ·en fa restreignant de prus en plus
à l'influence du premier Husserl, celui de là première
édition. des Recherches lo!Jiques. Ce serait néanmoins
fausser les perspectives historiques que de sit11er Heideg­
ger dans là dépendance exclusive d'un débat initiàl avec
la phénoménologie. Dans l'Allemagne du premier quart ·,
de ce siècle,· l'a philosophie dominànte n'était pas la
pbénoménolof,\iè, .inàis le néo-kantisme: C'est avec des
maîtres imp'régnes de néo-kantisme, notamment E. Lask,
que Heidegger avait faït à Fribourg ses premières armes
philosophiques. C'est à Marbourg, où soufflait encore
l'esprit de Cohen et de Natorp, qu'il avait rédigé Sein
und Zeit. Et c'est en réàction expresse contre l'interpré­
ta:tion néo0kantïenile du kantisme q11e Heidegger allait
publier en. 192jl 1font et le prol;lèmede la mêtaplqJsique.
· Il .n'est donc pas, croyons-rrous, sans intérêt de
rassen:ibler et de frvrer pour la première fois au public
français les. élémerrts d'un · débat qui oppo,sa Martin
.
Heidêggei- et Ernst' Cassirer .
dans les annëes 1"928-1931.
Pour tous renseign�ents_ c_oncernant nos publications
s'adresser ;a.u:sezyieeJI:ocum.entation
ÉDI'tIONS BEAUCHESNE --:-"-n:7, .'tue· de Rennes, 75006 PARIS.
1. Mme T. CASBIRER, Mein Lebm mit·Ernst Oawi:rer, New York,.1.950
,(ronéotypé, hors:commeree), p.. HJ-5 (cité par Œ SoHNEEBERGER, Naclùeae
© I972_ by ÉDITIONS BEAUCHESNE pour l'édition française. Z'U· Hei-degger, Berne, :rn62, p. 8).
2-.· Cfo - -« Mein W8g in die Phinolllenologie ))1 iu Zur Sache des ·Denkens,
Tübingen, 1969.
8 P. AUBENQUE PRÉSENTATION 9

Si l'on assimile néo-kantisme et école de Marbourg, Cassirer, « élargir " la .critique de la raison pure en une
Cass(rer n'était pas, à vrai dire, un néo-kantien ortho­ critique de la :culture avant d'avoir mis au jour les fonde­
doxe. 1.oin de réduire le kantisme à une théorie de la ments ontologiques de la critique kantienne, c'est�à-dire
connaissance physico-mathématique, il prétendait élar­ d'avoir élucidé le mode d\être de cet être - que Heideg-
gir le champ d'application de la méthode transcendantale ger nomme Dasein • - par quoi est possible en général
en la faisant servir à ,l'élucidation et à la fondation la constitution des . jugen:ients de la scie.nce et, plus
d'un domaine que Kant n'avait que peu ou très indirecte­ généralement, des produits de l'esprit. La démarche. de
ment abordé: celui du langage, du mythe et, plus généra­ Cassirer, qui s'élève des cc.çeuvres" culturelles.�. leur
lement, de la pensée symbolique. La science. elle-même condition transcendantale de possibilité dans une. activité
n'ét.ait considérée pa.r · Cassiref qùè comme l'un des formatrice originaire qui n'estautre que l'esprit, n'est pas
produits dè cette même. activité. symbolique, qui culmi­ assez r;,.dïcale, puisq;u'elle s'abstient de mettre en ques0 '

nait certes dans la pensée scientifique, mais sans pour tian l'être de l'esprit lui-même. En bref, cette« présenta­
autant s'y épuiser. En brefiCassirer voulait prolonger et tion des phénomènes de l'esprit "• en dépit·de son et accord
élargir la critique kantienne de la raison en une philoso­ avec la conscience dominante de l'époque "• cc n'est pas
phie .de la culture et, .donnant. ün tour plu.s concret à encore cette philosophie dont l'urgente nécessité(Not).
l'idée kantienne du trânscendantàl, reconnaître et décrire n'éclate qu'autant qû.e sont ressaisis le petit nombre de
en )'homme. ,l'agent Pi:ïvilégié (le la prod\'ctio!' des ses problèmes . fondà:mentaux élémentaires, problèmes
formes cnltnreUes, envisagées da,ns. leur d1vers1té:.et qui, depuis l' Antiquité, ne sont pas encore maîtrisés ,,•,
leur succe�sion. Intégrer à la ,éf\exion transcendimtale Or il se trouve, selon Heidegger, que ces problèmes
les acquisitions de la . psychologie empirique, . de . la fondamentaux élémentaires affleurent dans la philoso­
;iinguistique, de ]'ethnologie, de l'histoire des idées, etc., phie de Kant, du moins pour qui sait la lire sans les
telle aura été, to\lt au lqng de sa carrière, !'.ambition dont œillè.res du néo0kantisme. Rien ne pouvait donc. mieux
témoignent et qµ'illustrent Jes nombreux ouvrages de qu'\ln débat surl'intèrprétation du.kantisme déterminer
--��ca_ssirer. ''. ; . . ' ,, . ··,,:: la ligne de Clivage de ces deux styles de philosophie, .
· C'est en 1925 que Cassirer :wait. publié le second Cassirer et Heidegger.eurent en 1929 I'occasion d'un tel
volume de sa. PhilosopJ,fr.des formes sgmbo/igues, C0J\Sa­ débat. Le cadre ]eur en fut fourni par les deuxièmes
cré \IU mythe, Heidegger perçut l'importance . et la Cours universitaires de Davos, qui se tinrent dans cette
nouveaq.té de cet o'-':v�\lge, comme tJn témoignent d'J,Ine villégiature des Grisons du 17 mars au ôavril 1929. L'un
part une note de Sein uni( .Zeit 3, d'autre part .un :compte des buts de ces rèncontres était de mettre en rapport, sur
rendu qu'il donna de l'ouvrage de Cassii:e�, daqs la le sol neutre de la• Suisse, des intellectuels français et
Deutsche · Literaturzeitung de 19.284 (TEXTE IV .ci­ ailemands: De fait, Léon Brunschvicg et Henri Lichten­
dessou!l)- On peut voir, dès la note de Sein µn(] Zeil, qµe, berger assistèrent au moins en partie à ces cours, ainsi que
si Heidegger sait gré à Cassirer d'avoir o.uvert à l'inter­ de jeunes philosophes français, comme Jean Cavaillès et
prétation phi]os(!phique le d9maine. jµsqu'alors négligé ou Maurice de Gandillac 7• Le thème général était: Qu'est-ce
méprisé del'existence mytpique, il dénie à cette tent,i.tive que l'homme ? Si les conférences de Heidegger et . de
· U:ne. p01;tée. autre. qu'anthropologique,.· On : ne- peut, Cassirer ne représentaient qu'une partie du programi;ne,
précisera-t-il dans son C@/Ilpte rendu de l'ouvrage de il ressort de témoignages concordants que l'intérêt de la

3, Sein ·und Zeit,; Tübingen; 1927, § 11, p-/51.- 5. :'Fou.te .trad'(l,ction· de-.ce ·term.e.. allema.nd risquant de fausser l'inten­
4·. ,Deut-,che ·· Literaturzeitùng,-. 5 '{1928k 'çol; --1000� 1012:- .,.:.....,. · -Dans · ses tion de-Heidegger,,Ii.Ous Ua-vons'reproduit•tel quel dans notre traduction,
Mémoires déjà cités (p. 167), Mme Cassirer :apport'è.que.-Heidegger-.envi­ 6,, Art. cité, rcol, 1011-12·.(ci-dessous p; 99-100);
--! 7. :Mo-,de _Ga.ndillac évoque la rencontre· de Dàvos dans ses � Entre-
sag;eait aus·si d'e rendre compte:.du troisième volume d.EÎ'la.,PhilosoPhie: des
formetJ symboliquee : ce compte r.endU n'a, jamais vu le joll.l";· • -tiens a.vèc Martin. Heidegger i>, Les_ Temps Mo·dernes, janv, 1946, p. 714.
10 P. AUBENQUE PRESENTATION 11

rencontre se concentra bientôt ·sur le dialogue de ces initial.. Ce dernier· texte· doit 'être publié en Suisse avec
deux philosophes, qui se poursuivit, à la suite des exposés l'autorisation de ses auteurs, MM. Bollnow• et Ritter,.
de l'un et de l'autre, durant plusieurs séances. Deux par M. Karlfried Gründer, qui l'assortira d'un commen­
documents permetterü de se faire une idée assez précise taire •étendu. Nous devons à l'obligeance de M. Gründer
des arguments échangés : de pouvoir publier, sans plus attendre, la traduction
1) Un résumé des conférences de Heidegger et de française de ce texte' inédit (TExrE .II ci-dessous).
Cassirer paru dans la Davoser Revue-Revue de Davos du
15 avril 1929 (4• année, n ° 7), pp. 194-198 (TExrE I ***
ciadessous), Ces résumés paraissent s'appuyer, au moins
pour Heidegger · et peut-être pour· Cassirer, . sur des Le compte rendu de la discussion Cassirer-Heidegger
i, sommaires " rédigés par les· conférenciers eux-mêmes ; constituant le centre,· de, la présente publication, nous
devons quelques explications au lecteur sur sa nature et
2} Un compte rendu de la discussion Heidegger-Çassi­ son contenu. Il convient d'abord de ,préciser .que ce
rer, établi par deux •des participants allell)ands, O.F. document, qui donne tour à tour la parole à .Cassirer et à
Bollnow et Joachim Ritter, qui nous ont donné l'un. et Heidegger (et une seule fois à un tiers, le philosophe
l'autre. depuis lors une œuvre philosophique importante. hollandais H.J. Pas) ne peut être considéré ,comme un
Un abrégé (environ un tiers) de ce compte rel)dµ fut ensemble de textes dont Cassirer oil Heidegger seraient
distribué, à la fin des cours, aux participants de. la ren­ les auteurs. Un'a pas été revu ni assumé par enx, li n'e.1
contre. Le texte de cet abrégé a été publié pour la reflète pas moins fidèlement, comme en témoigneFit:Ies
première fois par M. Guido Schneeberger dans un fasci­ traces évidentes de style parlé, le dialogue qui s'instaura
cule imprimé à compte d'auteur (Berne, 1960) et intitulé entre ·les· deux penseurs.
Ergtinzungen zu einer Heidegger�Bibliographie•: Une L'intérêt de ce texte nous parait multiple. Il s'agit
traduction anglaise et une traductio.n française de cet d'abord, ce qui n'est pas si fréquent entre penseurs même
abrêgé ont. été respectivement données, dans· 1es deux contemporains, d'un dialogue - et même à certains
cas avec un commentaire, par Carl H. Ha,mburg' .et par moments, comme on le verra, d'un dialogue sur·le :dia­
Henri Declève10 • Mais le texte complet de ce compte logue. Que peut-on attendre d'un dialogue entre philo­
rendu est resté.· jusqu'ici. inédit. Or une. confrontation sophes, ·dès lors •qu'il n'y va pas seulement du ·traite­
entre le texte abrégé, désormais largement répandu, et le ment d'un. problème· particulier, mais de fa conception
texte complet montre que, si le premier supprime des de la philosophie <ij'U'inrp!ique• la façon ,différente qu'a
redites et rétablit une syntaxe parfois défaillarü�, il chacun d'abordèr le même problème ? L'acte philoso­
renonce aussi à des développements intéressants et, phique présuppose-t-il,.chez celui qui l'exerce, un ensems
sur deux points au moins11, altère . gravement le texte ble de décisions intransmissibles par le discours rationnel ?
Une telle conclusion sèinb1e parfois se dégager de l'impos7
S. Il s'agit d'µn cômplément à H. LüBBE, «Bibliogral,)hie dér: J3:èideg­ sibi!ité où se trouve chacun de convaincre l'autre. Mais
gei:--L1teratur i.917-1955 », Zeü8chrift für philosophische F<Yrschung; 11 une lecture plus attentive permettrait sans doute de
(1957), pp. ·401-452. ___:_-_Nous n'avons pa-s .à entrer ici dans les intenti,ms décder . que le critère de · la rationalité est inapplicable
très particulières qui_ on,t prés _idé _à la publication · de M. Schnee�erger, dès lors qu'il s'agit pour l'un des protagonistes, I:feideg­
ger, de mettre en .question la notion même de rationalité,
9. « A Cassirel'-Heidegg'er ·semfu.àl' », PhilOsophy anà PhénomenOlogical
Research, 25 (1964), pp. 208-222,
,10, « Heidegger et Cassirer interprètes de Kant. T.radu.ction et colllmen­ dont l'autre se réclame.
taire d'un document », RWUè' philosophique• de. LO'ùvain, 1'969,"·pp.'.,517-545,
11, Nous mentionnons- dans les notes de notré traduction ·-les ·va.riant·es
les plus importantes. Celles qui altèrent -gravement ·le sens. concernent la.
substitution du mot Sein au-mot Schein (note -I de· notre trad,), là. stibstitu­ tion :(note -4). La première et. la,_troisièm.e de -ces,lectures fautives- ont- égaré
tion de. Bildwngebeg'fi.ff à. Büdbegrift (note 2) et la- suppres·sion- d'une négà,- le commentaire, pa.r ailleurs savant et •utile, de H. Declève:(art. cité).
12 P. AUBENQUE. PRÉSENTATION 13
Le dialogue a au moinsl'uti!ité, reconnue par les, deux paraitra à l'automne de la même année, puisse refléter
adversaires, de clarifier les positions en présence. La une autre position que celle qui est exposée par l'auteur
discussion centrale sur la finitude, entendue par Cassirer au début du printemps de cette même année· 1929.
coin.nie un terminus a quo et par Heid(,gger comme une Ce que montre tout au plus la discussion de Davos,
situation .indépassable, donne à l'un et à l'autre l'occa­ c'est que le problème du schématisme,. qui occupe la plus
sion· ,de caractériser heureusement, et en peu de mots, grande partie du livre sur Kant, n'est pour Heidegger
l'originalité de sa position. Cassirer voit dans la succes­ qu'un moment dans· une entreprise plus générale; qui
sion infinie des productions intellectuelles d'une part, est la fondation de la.métaphysique, entreprise qui reprend
dans la "percée éthique» vers l'intelligible d'autre part, elle-même le projet ,expressément kantien: d'une ,, méta­
autant de preuves ,du dépassement de la finitude en physique dela. méta.physique ».· Le début de la discussion
l'homme. Pour Heidegger, aù contraire; l'infinité, de suggère que l'interprétation de la dialectique transcen­
la «culture», qui n'est qu'une sorte de fuite en avant, dantale comme une ,ontolog;e, qui pose le problème
et la transcendance d'une loi morale qui se donne à nous . de J'apparence18 de façon positive et non pas négative;
comme impératif, sont autant de signes de la scission qui fait organiquement partie d'une ·telle entreprise, .Le
constitue .notre être. livre sur Kant ne dira pas autre chose ... Mais· l'équilibre
Si la discussion de Davos fournit à chacun des inter­ du projet d'ensemble, qui fait droit àl'architectonique
locuteurs l'occasion de préciser son point de vùe, .p.eut-on du système, kantien, est peut-être plus saisissable dans
dire qu'elle apporte .au spécialiste de Cassirer .ou. de là discussion que dans le ,livre, qui se, borne en fait à
Heidegger des informations, inédites ? C'est, au premier l'esthétique et à l'analytique transcendantales.
abord, peu probable en ce qui concerne Cassirer, qui, Un passage du résumé des conférences montre ·.égas
dans un long. compte rendu paru dans les Kantstudien lement que Heidegger entendait chercher dans l'ima,
de 1931. (TEXTE Illciadessous),reprendra et développera gination transcendantale, c'est-à-dire dans la finitude,
à loisir; en se référant d'ailleurs aux entretiens de Davos, la racine commune de la raison théorique et de. la raison
la critique ici ébauchée de l'interprétation heidegge­ pratique. La discussion fournit sur c.e point une ,indica 0

rienne de.Kant. On a prétendu en revanche que la dis­ tian intéressànte : c'est, en réponse à une affirmation
cussion de Davos in.arquait une étape distincte et origi­ imprudente·de Gassirèr, le rappel de la doctrine kantienne
nale dans le débat que Heidegger aurait poursuivL tout selon laquelle il n'y a d'impératif que pour un être fini
au long· de .sa èal'rière avec la philosophie kantienne12• et la suggestion implicite de fonder sur une analyse �
Mais cette hypothèse a contre el!è la, proximité chrono­ de l'impératif, au moins autant que de la loi, une inter-
logique de .la rencontre de Davos et de la publication prétation de l'éthique kantienne comme éthique de la
de Kant et le problème de la métaphysique : on a peine finitude. Il est sans doute regrettable . que Heidegger
à· croire que cet· ouvrage, dont l'AvantaPropos de la n'ait pas . repris ai11enrs cette question14•
première édition est daté de Ia Pentecôte.1929 et qui
***
1_2.J:!:,Declève: semble considérer que le point de VUé
exposé à Davos
par, I[eidegger: dépas�e ce qui est .développé. dans le livre_. S'app_uyant
SlJ,îtout snr_ ce que Heidegger dit au début de la discussion de Davos sur son
«'interprétation- de la diàJ.ectique [transcendantale] coinme -·ont,ologie _», 18; De l'ap"pa.revce (des ·SCheina)-, et-nonde l'être fdes Seins), comme ont
il va.jusqu'à parler d'un« renve rsement de.péi's:()èCtiVe l(à.rt,
cité, p·.,521) lu G� Schn:eèbeiliiëret, â Sa;àù.ite;H; D·eclève-da.ns-·Pabrêgé:de là cl:iâèussion.
et jusqu'à écrire :� L'interprétation du kantisme que propcse Mo Heideg• 14. S'appuyant sur des indications de Heidegger dans ses séminaires
ger.à Davos rend non seulement problématique :mais caduque la-dernière G. KRtl'GER. a -tenté une telle interprétation méta.physique de l'éthique
partie de Kant et le problème dela métaphysique où la philosophie critique kantienne dans Sàn ouvra.ge Kritik und Moral bei Ka'l'li, Tübingen, 1931 ;
se voit· taxée, .'.quoi- qu'elle· en-ait; d'antliropologisme impéni.tent·tdibia\:, fr. de M;
2� éd., -1967 ·(trad. Critique et morale.chez· Kanf;,Préface
Ré gnier, de
p. 528)•. E, Weil, Paris, Beauchesne, 1960). :-
14 P/AUBENQUE PRÉSENTATION 15

Dans l'ensemble, il est donc· ·plus sage d'attendre l'intérieur d'un château »16 : on imagine assez la saynète
de ce texte• des confirmations .ou des éclaircissements, que les étudiants17 jouèrent à la fin du Cours. et où ils
.voire des. rectifications de perspectives, plutôt que- des mettaie'1t en scène- les conférenciers. Mais la psychos
informations inédites. Pas p!us pour Ie 'lecteur d'a:uj:our­ sociologie des personnages ne suffit pas. à .rendre compte
d'hui que pour l'audïteur d'alors èe texte ne peut ·tenir d'.un contraste dont tous les participants furent, semble- :·,
lleu, fût.ce à titre de « résumé », 'de la lecture des t.il, frappés, les uns; .pour y trouver un aliment à des
œuvres publiées des deux auteurs. :Mais ce qu'il a d'irrem­ préventions d�j-à Iii.tentes, 1es autres pour.s'en attrister
piaçaµle,. c'•est qu'il nous livre en quelque sorte in ,vivo ou s'en inquiéter, Aux documents que,ncius t�aduisons oin.
le. contact et l'affrontement de deux pensées. Il nous pourrait ajouter plusieurs.autres, qui essaient de décrire,
.semble que cet événement conserve, après plusieurs le plus souvent avec des années de retard, ce que, fot
décennies, une actualité singulière. Ce n'est pourtant l'atmc sphère de la rencontre. Nous ne. les publions pas.
pas"• qu'il ait été, en quelque sens que ce soit, « exem­ Ceux qui s'.y intéressent les trouveront.ailleurs1a : ils pour­
plaire-». Le dialogue qu'on va lire n'est pas un bo11 dia­ ront constater que ces témoignages, contradictoires
logue •-philos0phique, s'il est vrai que le bon dia:logue .comme Je sont souvent les témoignages, n'ajoutent rien ,
est celui oûles interlocuteurs progressent de façon incon­ -à ce que nous pouvons sa.voir de .ce qui fut dit à -Davos.
tes,tahle vers la· vérité. :Mais, à qui · déplorerait l'àbsence Or cela seul,. nous semhlect.,i.l, importe.
d'une telle '!H'ogression .iLfaudrait rappeler qtte l'un des Pour s'e. n tenir ,à ce qui fut dit, il est clair •q;tte,. par·
interlocuteurs, · Heidegger, qui n'a jamais nou:rri' de delà le p-roblème technique de l'interprétation dµ kan­
tendresse pour Ia dialectique, n'attend pas du. diàlogue tisme, .deux phllosophies s'opposent, dont l'une, q,ui ·n'est
la révélation progressive d'une vérité, mais tout au plus pas sans rappeler cette philosophie du« progrès de la cons-'
! la « destruction ·,✓des représentations qui rétrécissent ou cience ». que professait dans le même temps Léon Brunsch­
i obscurciss�nt notre « ouv,erture » à l'être. Cette wiolence vicg, se réclame de la tradition europé�nne de la
de fa destruction n'attend de-l'autre, au moins dans une philosophie des Iumièl;es, et dont .l'autre, annonciatrice'
-première ,phase, que 1a «- résistance » qui ltti pe<17mettra d'u,n nouveau commencement, .n'hésite pas à proclamer
d'être p!us radicale, c'·est àadire de prendr,e da:v-antage
0 Ja « .destruction de ce qui a été jusqu'ici les fondements
. }es choses par la• racine. Une·lelle attitude•.•co'rl.trastè de la métaphysique occidentale (l'Esprit, Je· Logos, la�'
.éwdemment avec l'effort que fait Cassirèr pour·« com­ Raison) ». D'un côté, une philosophie humaniste; ·qui �e
prendre » la position. de rautrè êt nième, dès :!ers que pense comme la. récollection de la Culture et son orga­
l'opposition paraît irréductible, le « centre commun » nisation autour du Sujet qui en est le centre ; de l'autre,
de cette g.pposition, 1� radicalisme d'une critique quCne voit q* « paresse »
Etrange dialogue d·onc. II y a de l'irénisme chez •l'un, dans la consommation.des« œuvres de l'esprit» et ose
une fureur de néophyte èt d'iconoclaste· chez· l'autre.. entreprendre de « rejeter l'homme dans la dureté de son
D'un côté, un person_nage qu'un témoin décrit comme
« olympien »15, héritier d'une culture cosmopolite qu'il
doit à ses origines citadines et bourgeoises, habitué au 16. Mme CASSIRER, op. cit., p. 165, cité par Scbneeberger p. 8.
17. Dont J. Ca,vaillès, comme nous le rapporte M. P.�M. Schuhl. Of.
commerce des hommes, exercé à la dialectique ; de l'au­ Davoser Revue, n° cité, p. 207.
tre, le prowincial jeune encore et déjà célèbre, _niais 18. Il s'agit nota:o::unent : a) du témoignage de l'un des participants du
timidl',,, entêté et tendu, que fyiadame Cassirer, compare Cours, L. Englert ; b) de deux pagea des Mémoires de :Mme Cassirer· ( ces
à «un.fils de paysan que l'on aurait poussé de force à deux textes soùt reproduits par G. SCB.NEEBERGE:S., Nachlese zu Heidegger,
Berne, 1962, p. 1 ss. ; c) de l'article de M. de Gandillac cité plllB haut ;
d) des _souvenirs de Hendxik .J. Pos, « Recollections of Ernst Cassirer »,
in SCH.ILPPS, éd., The Philosophy of Ermd Cassirer, Northwestern.. Univ.
'. -16, L. Englert,: cité ·pa.r' G, ·-SOHNEI!lBERGER,· Nachlese ·ZU Heidegger, Press·, 194'9, p;- 69; e) de trois a.rtieles (dont.les à.eux premiers· de-Hans
BARTH) parus dans la Neue Zürcher Zeüun{/ des 27 ,·30 nia;rs et 10 avril' 1929.
.:�- 4: •
16 P. AUBENQUE

destin». Si l'on fait la part d'nn pathétique sans doute


inutile, il se pourrait fort· que ce débat fùt plus actuel
, qu'il n'y paraît. Il témoigne d'abord de la continuité
profonde de la. pensée de Heidegger, qui atmonde dès
1929 ce qui sera le thème de son Nietzsche, de sa Lettr�
sur l'humanisme et de ses. écrits ultérieurs : la nécessité TEXTES TRADUITS
d'un dépassement de la «culture» ,et, plus profondément,
de la métaphysique qui la sous-tend; pour rendre pos­ TEXTE I .: (Anonyme)« Vortriige von Prof. M. Heidegger über
sible l'éclosion d'une « pensée future»; d'une« expérience Kants Kritik der reinen Vernunft und die Aufgabe einer
nouvelle avec l'être», dont• seule la pensée grecque la Grundlegung der Metaphysik » (avec une photographie de
-:plus archaïque pourrait dessiner . ----' et encore, · pour Hèid·�g· gèr),.: in··Davâser Revue - -Revue de Dç1.1Jos:,; 4·,(1929),
ainsi dire, en négatif· - la préfiguration. La violence n�7, ., pp. 194.,-196;. « Vortrage von Prof. Ernst C_assi:rer.».(avet!
du discours heid<Jggerien de• 1929 a pu sembler, après ùne photographie de .Cassirer), ibid., pp. 196-198. -Traduit
par P. Aubenque.
coup, annoncer T�imminence -d'une violence- d'un .autre
ordre19 • 11 serait vain_ et malhonnête de vonloir •dissis _
mulet cet aspect. Mais peut-être est-il "possible de;cons­ TEXTE II : Arbeitsgemeinschaft C_assirer.:..Hèidegger - (DaVos,
tater a\l'jourd'hui, avec le recùl du temps, que le discours Frühjahr 1929r(Niederschrift : Dr. O,F. Bollnow - Dr.. J.
heideggerien de l 929 annonçait plus lointainement �non Ritter). Le texte allemànd sera publié par K. Gründer.
� Traduit par,P. Aubenque.
pour la susciter, �is pour la conjurer ou, ·plus
exactement, tenter de s'y substituer - une violence
plus insidieuse et plus durable, dont nous mesurons TEXTE III : E, CASSIRER, « Kant und \la�. Pro.blem der
mieux maintenant les effets : celle qui fait trembler Metaphysik. Bemerkungen zu Martin He!éfegg�rs KaI)t­
sur ses bases uu mou de - qu'on appellera, selon •Son Interpretation », hi Kantstùdien, 36 (1931), 'jip. 1'2�.
-Traduit par P. Quillet.
humeur, mon-de des formes ou .de la bourgeoisie ou de
la culture -, dont on pressent, fùt-ce pour le déplorer,
que Cassirer aura été l'un des plus· grands, mais aussi TEXTE . IV. : M. HEIDÊ(,GER, . compte rendu de. E.
des derniers représentants. CASS.IRER, Philosophie der. symbolischenFormen; LI, : p�s
�ythische_ Denk.en, i_n,·Deutsch(!. .Litera(urzeitw;ig, _ 5-1 _(�92�),
Pierre AuBENQUE. colonnes
. 1000-1012. - Traduit par J.,M. Fataug. •

L'ensemb1e.parattra, en allemand, chez l'éditeur B. ScHWABE '


de Bâle.

19. Ici encore c'est-Mme Cassirer qui donne le ton dans ses Mémoires rédi�
g�, il -est vrai, en 1947.
J.-M. PATAUD 19
II avait présenté en 1949 un Diplôme d'Études Supérieures,
Le problème du statut ontique de l'esprit selon Nikolai' Hartmann,
et suivait alors les cours de Martial Gueroult et de Georges
Davy à la Sorbonne, les séminaires de Jean-Jacques Chevallier
et de Raymond Aron à l'Institut d'Études Politiques, ceux
d'Éric Weil à l'École Pratique des Hautes Études. On sait
moins qu'il était secrétaire personnel d'Alain Peyreffite qui
J.-M. PATAUD préparait à cette époque un ouvrage sur Kleist.
(1923-1969) De 1952 date de son installation presque définitive à
Sarrebruck où il est d'abord professeur à l'Oberrealschule de la
Sarre, chargé un peu plus tard d'une chronique culturelle à
Radio Sarrebruck, à partir de 1956, Adjoint 'du Directeur des
Services Culturels de la Délégation en Sarre de l'Ambassade
La mort de Jean-Marie Fataud, à 46 ans, le ,25 décembre de France. En 1959, il est Lecteur à l'Université de la Sarre et
1969, a· pl-ongé dans la· consternation tous. ceux qui ont eu la à l'Institut d'Interprétariat de Sarrebruck, chargé d'un cours
chance de le rene'ontrer-; cet--esprit·discret, ·efficace-et p.éné­ de philosophie à la Faculté des Lettres.
trant, avait consacré le meilleur de ses efforts à •faire con­ A sa mort, Jean-Marie Fataud était Secrétaire Général de
naitre en France la philosophie allemande et la pensée française l'Institut des Études Françaises près l'Université de la Sarre,
en Allemagne par ses articles, ses conférences, ses traductions, assurant l'interim de la direction de l'Institut, dans l'at­
par �es contrib:µtion-s, à de·- multiples congrès. et par -les cours tente d'une prochaine nomination le titularisant à ce poste.
_professés à I 1Univ_er1?ité -d� Sarrebruck-Où il_ était Secrétaire Cette chronologie ne donne évidemment qu'une faible idée
G_énéral de f ln5;tit-qt des Études Françaises. . , ': ., des travaux, des activités, du rayonnement personnel de
Parmi ses publications, font particulièr�entt . autorité : Jean-Marie Fataud dont les cours avaient porté ces dernières
<f Roman Ingarden, critique de Bergson », dans Nine Essays années sur les courants actuels de la phénoménologie, la
on Phenomenology (Nijhoff, La Haye 1959) et, La pensée du linguistique structurale, l'histoire des doctrines politiques, la
Ill?lld � ;comme jeu et la-rnétaphysicru . e »,. dans le Bulletin de la philosophie de la mythologie, le platonisme, le mouvement
SocUU des. Études 'Nietzschéennes,, 1963. Mais il. a laissé romantique à Vienne, la pensée de Jean-Jacques Rousseau,
m3.lheureusemen,t inachevée· .la:_ plus gra!1de. ;p?-fti'e ._de son Angoisse et mort chez Heidegger et Sartre et qui se chargeait
œuvre: Recherchès sur l1 idée'de syi11.bole_, thè.$e.·qq.Jl_pr�parait volontiers de publications destinées aux étudiants (éditions
sous la direction de Paul Ricœur; et La ndtion de forme sym­ annotées du Discours de la Méthode, de l' Introduction à l'étude
bolique et la théorie de la culture chez Ernst Cassirer. de la médecine expérimentale, du Contrat social).
Dans un v_aste _domaine _de Ja _ phi,lo,soph_ie -allemande, il Jean-Marie Fataud a été frappé en plein travail, sans
était d'uhe _compéfen'.ée ._acfu�llenient'. irremp:Iaçàbl�, to_ucha�t avoir achevé l'essentiel de son œuvre, en ·particulier l'indis­
:tes dernièrS"- ··déVelQpjlements de- fa· phénO·rirénol,egie, ··avec pensable ouvrage qu'il préparait sur la pensée d'Ernst Cassirer.
·Ronrân · Ingârden'.· et !1:anS.:.GèOrg· Gad�n'ler;·, ·et surtout le Mort le jour de Noël à Sarrebruck, il repose dans les bois du
monde si complexe· et mal ·'èX.ploré -du· néokantisme, de cimetière de la ville, à quelques centaines de mètres de la
Hermann Cohen à Paul Natorp et Ernst Cassirer, où la pensée frontière franco-allemande dont il a contribl!é, à la mesure de
de Martin Heidegger plonge bien des racines, comme le montre ses moyens, à effacer le passé sinistre. La bibliothèque qu'il
en particulier la recension du Tome II de La philo_sophie des avait rassemblée constituera le Fonds Pataud, à la disposition
formes symboliques, La ·pensée-mythique; de 1 E. Cassirer, pubUée des étudiants de l'Université de la Sarre, grâce à l'intervention
en 1928 dans la Deutsche Literaturzeitung par l'aU..teur de du Doyen Karl-Heinz Ilting.
Sein und Zeit, et traduite dans le présent voulme par J.-M.
Fataud, Pierre QUILLET
Né à Anvers en 1923, d'une famille de commerçants français,
Jean-Marie Fataud avait fait ses études secondaires au Lycée
français de Bruxelles, puis au collège de Vienne. De formation
pratiquement bilingue, passant dans tout entretien de l'al­
lemand au français avec la plus parfaite aisance, il avait été en
1945 Attaché au Service de Presse du Gouvernement militaire
français ·à Berlin. Ce n'est qu'en 1947 qu'il commença vérita­
blement à la Sorbonne ses études supérieures d'allemand et de
philosophie. A la Sorbonne, également, il rencontra sa future
femme, Marie-Odile Kehrig. Leur mariage fut célébré à Saint­
Mandé en Janvier 1953.
!:

I. - CONFÉRENCES
DU PROFESSEUR MARTIN HEIDEGGER.
SUR LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE
DE KANT
ET SUR LA TÂCHE D'UNE FONpATION
DE LA MÉTAPHYSIQUE1

Les leçons se proposaient d'établfr la thèse suivante,:


la Critique de la Raison pure de. Kant est une - 04, si
· fondaJ;ion
l'on veut, la première entreprise expresse d'une
de la métaphysique. . .
(Ce\a signifie négativement à l'encontredel'interpréta­
tion .néo-kant.ienne traditicmnelle : la Critique n'e�t pas
une théor.ie de la connaissance mathém:.tico-physique,;
d'une façon générale, elle n'est pas une théorie de Iii
connaissan�e). . .. · . · ,
L.' éclaircissement de .cette fondation de l::t métaphys
sique devaitm,011trei; e11 même temps qµe la question (le
l'essence .de ]'hbrnmé est essentielle dàns le cadre d'.une
« métaphysique de ia métaphysique »2 - et montrer
comment elle rest.

1. Ce résumé et 'le résumé qui suit des. · cOnf�re;nces de ca;i;:Sirer sont


tirés de la Davoser Revue - Revue de Davo8, IV, 'J (15' aVl'il 1929), pp. 194-
198 (l'ensemble .du numéro de la revue porte le titre « Bericht über die II.
Davoser Hochschulktl.1'se 17. Mârz - 6. April)}). Les résumés sont .:no­
nyrnes, mais, en .dépit de quelques imprécisions de détail, semblent _ bien
avoir été rèvus· par les: -conférenciers ·eux..même.s ou s'il.ppuyer '.:Sur des
(( sommaires i> rédigés p�r eux [Note dit :traduot�r].-"" Les sous-titres entre
crochets sont du traducteur.
_2. On sait que cette expression _(Metaphysik von der Metaphy�ik) est
de Kant lui-mêrile: on la ircuve· d.àns la. lettré :à Marcus Herz:·du ·11 mai
1781 (éd. O&ssirèi\;, IX, :p .. 198). [N.D. T.J
22 M. HEIDEGGER CONFÉRENCES 23

Les développements se sont principalement attachés à du fait suivant et de ses modalités : c'est la raison pure
manifester la cohérence interne de la problématique de la humaine, c'est-à-dire finie, ,qui ,délimite par avance et à
fondation, ses démarches principales et leur nécessité. elle seule le cha:p:ip de la•problématique. A cet effet, il est
nécessaire de dégager l'essence de la connaissance finie en
D'où ]a. division de l'ensemble en trois parties : général et les caractères fondamentaux de la finitude
1) la fondation de la métaphysique envisagée dans son comme telle, C'est à partir de là seulement que l'on peut
point de départ ; pénétrer le concept métaphysique -'-- et non psycholo­
2) la fondation de la métaphysique envisagée dans sa gique et teinté de sensùalisme � de la sensibilité comme
réalisation ; intùition finie,, C'est parce que l'intuition de l'homme
3). la fondation de la métaphysique envisagée dans. son est finie qu'elle a besoin de la pensée, qui, en tant que
originarité. • telle, est elle0même de part en part finie (L'idée d'une
pensée infinie est un non-sens).
La connaissance finie consiste en « deux sources
1 � [LA FONDATION DE LA MÉTAPHYSIQUE profondes de l'ânre » (sensibilité ,et entendement) ou
DANS SON POINT DÉ DÉPART] encore eiI « deux ttoncs ,>,- qui <c -peut.:.être » « naissent
d'une racine commune, mais qui nous est cachée ,,•.
Le fait que Kant prenne son point de départ et L'éclaircissement de la possibilité de la connaissance
d'appui (Ansatz) dans la. métaphysique traditionnelle ontologiquf (connaissance synthétique a priori) se mue
.détermine la forme du problème. Dans la mesure où la en la question de l'essence d'une synthèse «pure» (non
metâphysica specialis, c'est0à-dire la connaissance du empirique)· d'intuition pure et de pensée pure.
suprasensible (univers, âme [immortalité], Die1;1) consti­ Les· stades principaux de la réalisation de la fondation • ·
tue la « métaphysique proprement dite ,, {Kant), la sont dès lors.les suivants :
question' de sa possibilité el\ général se . pose ainsi : 1) dégagement des éléments de l'essence de la connais­
comment la connaissance de l'étant est-elle purement et
stmplem.eilt possible ? Dans la mesure où lapossibilité sance pure : a savoîr intuition pure {espace, temps) et
ae la connaissance ·de l'étant ne va pas· sans la com­ pensée pute (esthétique trau.scend;mtale et analytique
pré��)lsion préalabl.e d..e la s_truc;,_t]!� on,_t2Jogiqu'é {Séins­ des concepts) ;
vëffass,mgJ, la question ·éfe la possibilité de la connàis­ 2) caractérisation. de l'unité essentielle de ces éléments
sanéeë,ùtique est renvoyée à celle de la possibilité de la dans la syµthèse pure ( § 10 de la seconde édition) ;
connaissance ·ontologique ; aut,remént dit, la fondatiû1;l ·de • '3) .• éqlaircissement de la possibilité immanente de cette
la metaphysica specialis se eoncentre sur I\( fondatfoh de unité essentielle, c',est-à dire de la synthèse pure (déduc­
0

la metaphysica generalis (ontologie). tion transcendantale) ;


On montre ensuite comment cette question de la 4) dévoilement du fondement de la possibilité de
possibilité de l'ontologie prend, en tant que problème, la l'essence de la connaissance ontologique (chapitre sur le
forme d'une « critique de la raison pure "· schématisme),

2 - [LA FONDATION DE LA MÉTAPHYSIQUE


DANS SA RÉALISATION]

Si l'on veut comprendre comment cette fondation est s.·


-Cit&tiori a.pproxim.e.tive dè:la. Critique·àe la .Ra,i,son pure, Introduètiœi,
réalisée, il est d'une importance décisive de se pénétrer àd imem (A 15-16, B 30), [N, D, T.]
• 24 M. HEIDEGGER

3 - [LA FONDATION· DE LA MÉTAPHYSIQUE


DANS•·'SON OR1GlNARITÉ] 4 IL - ,CONFÉRENCES
DU PROFESSEUR ERNST CASSIRER
· ··.Résultat de �e quÎ précède : le fondement dela possibi­
lité de la connaissance synthétique a. priori est l'imagina­
tion transcendantale. Au cours de l'entreprise de fonda­ Le professeur Cassirer (Hambourg) a situé ses co:nfês
tion, Kant ·a introduit, contrairement à. :l'orientation rences sur l'anthropologie philosophique dans la pers­
initiale, mie troisième source fondamental� de l'âme pective d'une confront.ation avec l'ontologje et l'analyse
(des Gemûts). ·. existentiale de Heidegger. En s'appuyant sur les pro­
Celle•ci·n'estpas ,entre» les de_ux troncs initiaux mais blèmes del'espace, du langage et de la. mort, il a _montr_é
elle est leur racine. que le monde humain et par 1/l. l'être de l'homme ont
L.a preuve de ceci est que la sensibilité pure et l'ent,m­ sans doute leur point de départ (terminus /1 quo), leur
dement pur sont ramenés à l'imagination, - et non. pas fondement originel, dans le monde de l'acti. on beso­
seulement eux, mais aussi la raison théorique et la raison gneuse, dans la relation à « ce qui est· maniable »
pratique .dans leur séparation..et dans leur unité. (« zuhandenem Zeug »), bref, dans l'existence quotidienne,
La.raison comme point de départ et point d'appui (ais mais qu'ils ne parviennent à leur fin (terminus ad quem)
Ansatz) se trouve par là réduite en morceaux•. que dans le royaume autonome et lîbre de l'esprit et
Par là Kant.s'est trouvé conduit par son radicalisme en que c'est là. seulement qu'ilspeuvent déployer leur
tàèe d'une position devantlaquelle il ne pouvait manquer Sèns lmthentique. Ce royaume de l'esprit se constitue
de reculer. dans lé dépassement de l'environnement pragma�ique,
Cette position signifie : destruction• de ce qui a. été dans le p�ssage du « prendre » au !' comprendre »; dans
• jusqu'ici les fondements de la métaphysique occidentale la diversité_. des formes symboliques, et n se constitue
(!'Esprit, le. Logos, Ia Raison). . . , . com!Ile le mqnde de l'organisation et de la constructipp
Cette position exige .un. dévoilement renouv_elé et radi­ formatricès, Le mouvement dans lequel se fonde de
cal du fondement de la possibilité de. la métaphysique royaume de !'esprit et des formes �ymboliques, del'expres­
comme disposition naturelle de l'homme, c'est-à�dire une Sion, de la . représentation et de la signification, est un .
métaphysique duDasein dirigée vers la possibilité d'une mou;vement double,. en ..ce ·que l'hoP"me se dégage du
métaphysique comme telle; une telle métaphysique du m.o�rlff l'action· po,ur troüver prec1sément dans _ce
Dasein doit poser la question de _I' essence de ·l'homme
d'une manière antérieure à tolite anthropologie philoso­ <;l.egagement.et ce détachement le moyen de s'approprier
phique comme à toute philosophie de la culture; ce monde èôll),me la vie elle.-même et de le saisir comme
v. · s·on monde propre et son objectivité propre. Cassirer.
marque ensuite la distinction de principe entre cette
énergie syml:>olique, formatrice· et spontanée,
· et une
force qui serait simplement _vitale.·
4. Le § porte ici par exception un titre : Die Grundlegung in der Durch-
füh'fung, mais qui paraît bien erroné, Nous avons rétabli le titre imposé pa.r
-:le contexte et par le plan annoncé au début. [N, D. T.] 1 --' [L'ESPACE].
5. Nous traduisons ainsi la. métaphore pyrotechnique suggérée par- le
participe « gesprengt l) (de « sprengen l) : faire sauter avec_ un explosif),
Cette métaphore fait aujourd'hui partie de l'argot étudiant. [N.D. ·T.] . Avant di/devenir espace de la r\lprésentatiùn et espace
fü-•.;Zêrstôri.mg� Dans Sein und:.•zcit, Heidègger parle de, (1 ·l)estrük.tion 0 symbolique, Tespace est champ d'actibn, mais· sous\
• (pp, 19, 22-23), [N. D, T,] cette· dernière forme il est· en même tèmps l'origine
26 E. CASSIRER CONFÉRENCES 27
de cet autre espace qui détermine le monde humain l'intuition se trouve sublimée dans un système de struc­
comme tel. En s'appuyant sur la théorie biologique de tures fonctionnelles et relationnelles pures. Par où l'on
I' Umwelt selon Uexküll, Cassirer trace la limite entre voit que le monde de l'homme est certes, dans son origine,
Ie pur espace vital et l'espace de l'homme qui, déjà monde de l'action et de l'œuvre, mais qu'il ne trouve son
au niveau du monde mythique, ne représente pas seu­ achèvement que dans cette transformation en monde
lement une « sphère», mais une « atmosphère», laquelle, du symbole et de la fonction. Cette évolution n'est pas
chargée de forces démoniques, exprime les orientations arbitraire, mais nécessaire : nécessaire dans le sens de
vit:iles les plus spécifiques de l'homme lui-même. Si l'humanité authentique elle-même, à l'intérieur de
l'on considère qu'au-dessus. de cet espace expressif laquelle l'homme, en se connaissant lui-même, doit
se construisent l'espace représentatif de l'art et finale­ actualiser et comprendre sa liberté. La tâche de la
ment l'espace significatif propre à la mathémaj:îque et philosophie ne peut consister dès lors qu'à comprendre,
à la physique, on reconnaît là cette transcendance sin­ dans leur nécessité, cet ensemble de rapports, compré­
gulière· dans laquelle l'hommè, grâce à l'énergie sym­ hension qui s'opère dans une interprétation dynami_que,
cbelisante qui lui est propre, se comprend lui-même sans que la philosophie puisse entreprendre pour autant ·
· tans. son monde et comprend le monde en lui. d'intervenir dans le processus pour le modifier. Certes,
cette dynamique est une incitation à prendre ses dis­
tances par rapport au monde, mais cette distanciation
2 - [LE LANGAGE] conduit en niême temps à une synthèse de· l'esprit et
de la réalité.
Le phénomène du langage fournit une nouvelle.expli­
citation de ce qui précède. C'est le langage qui accomplit
originairement ce mouvement par lequel les actions 3 - [LA MORT]
sont transcendées en représentations, puisque· c'est lui
qui, d'entrée de jeu, fait sortir l'homme de son environ­ Pour finir le professeur Cassirer traite du problème
nement pragmatique. Les phénomènes d'aphasie mon­ de la mort; Il oppose ici la conception religieuse chré­
trent que l'aphasique est certes capable de, s'orienter tienne, selon laquelle la vie est, dans la mort, renvoyée
à l'intérieur d'une situation, mais qu'il se trouve déso­ à elle-même et mise en face de sa solitude et de sa fini­
rienté dès qu'il change de situation. Au contraire, tude (Luther), et, d'autre part, la conception du paga­
l'homme normal trouve dans le nom un moyen d'opérer nisme antique, pour qui la pensée surmonte la mort,
la « synthèse de· 1a récognition dans des c'oncepts » .. Les l'acte de philosopher n'étant pas autre chose· que
noms sont proprement ce" à quoi l'on se ·tient» (�à.nt). « l'apprentissage de la mort» (Platon)'. Ici encore il
C'est ici le langage qui accomplit le passage du monde s'agit de reconnaître le .sens authentiquement spirituel
de l'action à l'objectivité; par où il apparaît quel'« ob­ et extramondaiu de l'existence humaine, en le dis­
jet» n'est pas un mode déficient du «maniable» (des tinguant clairement de la chute dans le monde et de•la
Zuhandenen) : c'est. lui et lui seulement qui constitue déréliction dans le monde. L'homme est certes fini,
l'être authentique, à l'intérieur duquèl le · monde de .niais il: est en même temps cet être fini qui connaît
l'homme devient symboliquement significatif et par sa. finitude et qui, dans ce savoir qui lui-même n'est
là conceptuellement saisissable. Comme le langage, plus" fini, s'çlève au-dessus de la finitude. ' ··
les arts et les sciences· Sont· des activités formatrices (LêteX:te résumè ensuite; plus -briève'ment une . co.nférence
constituantes du monde, à l'intérieur desquelles celui-ci de,. Cassirer, sans rapport immédiat avec les précédentes, sur
est horizon de l'existence humaine, ,et çela ,de ,telle (< Esprit et vie dans la philosophie de Scheler �).
manière que, par delà]'espace représentatif de l'art .et
finalement jusque dans la mathématiq.ue et la physique, 7, Phédon,·67 e. [N.D, ·T;]'
COLLOQUE 29
bièù celles de l'esprit que celles de la nature, ont occupé
la totalité du champ connaissable, de sorte que se pose
la question : que reste-t-il encore à la. philosophie,· si la - ,­
totalité de l'étant est répartie entre les différentes(
sciences ? Il ne reste plus . que la connaissance de la '
II science, non celle de l'étant. Et c'est de ce point de vue
qu'il faut comprendre le retour à Kant qui se produit
0
alors. Dans cette situation on a vu dans Kant le théori
COLLOQUE CASSIRER - HEIDEGGER cien qui a fait la théorie de la connaissance mathéma�
tico-physique. La théorie de la connaissance est l'aspect
(Davos, printemps 1929) sous lequel on a vu Kant. Husserl lui-même, en un cer­
tain sens, est tombé entre 1900 et 1910 dans les bras
Rédaction : Dr. O.F. BOLLNOW - Dr. J. RITTER du néo-kantisme.
J'entends par néo-kantisme une certaine conception
de la critique : celle qui explique la partie de la [ Cri­
tique de la] Raison pure qui mène jusqu'à la Dialectique
CASSIRER : Qu'entend Heidegger par néo-kantisme ?. transcendantale comme une théorie de la connaissance
Quel est l'adversaire auquel s'est adressé Heidegger ? relative à la science de. la nature. Il s'agit pour moi
A mon avis, il n'y a pas de concept qui soit aussi: peu de montrer que ce que l'on prétend dégager ici comme .
clairement circonscrit que celui de néo-kantiJ_!Ue. Qu'est­ épistémologie était pour Kant inessentiel. Kant n'a pas
. ce que Heidegger a dans l'esprit, lorsqu'il substitue à voulu nous donner une théorie de la science de. la
la critique néo-kantienne sa propre critique phénoméno­ nature, mais il a voulu manifester la problématique ·de la··
logique ? Le néo-kantisme est le bouc émissaire de la métaphysique, phis exactement de l'ontologie. Le but ,
philosophie contemporaine. Mais ce que je ne ·vois pas, que je me propose est d'élaborer ce noyau qui est le
c'est le néo-kantien « existant ». J'accueillerais avec fondement positif de la Critique de la Raison pure, pour '
reconnaissance des éclaircissements sur le lieu propre le réintégrer positivement dans l'ontologie. Sur la base
de l'opposition. A mon avis, il ne se dégage aucune de mon interprétation de la dialectique comme ontologie,
·opposition essentielle. On ne doit pas déterminer le je crois pouvoir montrer que le problème de l'apparence1"'
concept « néo-kantisme » de façon substantielle, mais dans la Logique transcendantale, qui chez Kant n'est'­
fonctionnelle. Il ne s'agit pas de savoir quelle sorte de là que négativement, du moins à ce qu'il semble au
philosophie on doit professer dogmatiquement, il s'agit premier abord; est en réalité un problème positif, et que
plutôt d'une certaine ·· direction dans la position des la question qui se pose est celle-ci : l'apparence n'est-eUe
problèmes. Je dois avouerque j'ai trouvé ici en Heidegger qu'un fait que nous �ns . OJJ bieR Je problème
11n néo-kantien que je ne· supposais certes pas en lui. tout entier de la raisondoit-Hêtre compris de telle foçoq ·
que !'one saisisse d'emblée comment à la nature de l'h0mme'c
·HEIDEGGER: Si je dois d'abord citer des noms, je•dfrai: appartient necessairement l'apparence ?
Cohen, Windelband, Rickert, Erdmann, Riehl. Ce ·qu'il
y a de commun aux différentes-formes de néo-kantisme CASSIRER : On. ne comprend Cohen correctement que si ..
_ ne peut-être compris qu'à partir de son origine. l'..a g� on. l'envisage dans une perspective historique, et non�.,
èst à cherch<ir dans l'embarras de la philosophie' devaJ!!
la question de savoir ce qui lui reste encore comme do­
maine propre à l'intérieur du tout de la con�ai�ance. 1. ·OriginaJ_ ,(O) ·: ·dàs ·Problern. des Soheins. Abrégé (.A.) :. das Pioblèm
Vers 1850, la situation es(_telle que. les sd,mces, _,aussi dès S&inB�. [Note- du -,Traducteur] ·
30 CASSIRER-HEIDEGGER COLLOQUE 31
pas seulement comme épistémologue. , Je n'interprète brusquement ce passage si remarquable à ùn autre
pas ma propre évolution comme un .éloignement pro­ ordre. 1 es barrières qui nous limitent à une sphère
gressif de Cohen. Naturellement, au cours de mon tra­ déterminée tombent brusquement. Le moral en tant
vail, beaucoup d'autres .choses me sont apparues. Sur­ que tel conduit. au-delà . du .monde des phénomènes,
tout, j'ai bien reconnu (comme Cohen) la position·.parti­ Qu'il se produise 'en c.e point une sorte de.:percée, c'est
culière· de la science mathématique de la nature; mais bien là le moment métaphysique décisif'.- Il s'agit du_
elle ne peutaêtre pour moi qu'un paradigme et no.n être passage au mundus intelligibilis. Cela vaut pour l'éthique,
à elle seule le tout du problème. On pourrait dire la car dans l'éthique est atteint• un point qui n'est plus .
même chose de Natorp. J'en viens maintenant aux pro­ relatü à la finitude de F être connaissant, mais où un
blèmes fondamentaux soulevés par Heideggèr. absolu est posé/Des considérations historiques, n'appor­
· Il y a accord entre nous sur un point; à savoir que tent iciaucunefomière. On peut bien dire :·c'est là un pas
)'imagination productrice me semble à moi aussi avoir que Kant n'aurait pas dù faire. Mais nous ne pouvons
pour Kant . une signification centrale. Je suis conduit nier ce· fait que le ,problème de la liberté est posé de
}l ce résultat par mon. travail sur le symbolique. On ne telle manière qu'il perce hors de la sphère originelle.·
-peut résoudre ce dernier problème sans 1e ramener à la Et cela se rattache aux développements de Heidegger.
faculté de l'imagination productrice. L'imagination .est On ne saurait. surestimer l'extraordinaire signification
la relation de toute pensée à l'intuitiou. Synthesis spe­ du schématisme. C'est ici que se sont glissés les plus graves
ciosa, tel est le nom que Kant donne à l'imagination. malentendus dans l'interprétation de Kant. Il n'en res-te_
L;i synthèse est le pouvoir fondamental de. là pensée pas moins que, dans le domaine éthique, Kant interdit
,pure; Mais Kant ne se préoccupe. pas de la s-ynthèse en le schématisme, Car il dit: nos concepts de liberté, etc.,
général, mais bien en premier lieu de cette synthèse qui ne sont pas des connaissances,. mais des « perspec-tives »
se sert de Ia species. Or, ce problème de la species nous (Einsichten), qui ne se laissent plus schématiser. Il y a
mène au cœnr du concept d'image•, du concept de sym­ un schématisme de la connaissance théorique, mais il
..Jlole, n'y en a pas .de la raison pratique. Uy a tout au pl11s
Si l'on considère l'ensemble de l'œuvre de Kant, on quelque chose d'autre, ce que Kant appelle la typique
voit percer de grands problèmes. -L'un de ces problèmes de la raison pure. Et entre le schématisme et la typiq,µe
est celui de la liberté, qui a toujours été à mes yeux le il fait une différence. Il est nécessaire de comprendre
problème central de Kant.. Comment la liberté est-elle qu'on ne peut aller plus avant si l'on n'abandonne pas
possible ? Kant dit que nous ne pouvons. concevoir
,·cette question sous cette forme. Nous ne èoncevons que
l'inconcévabilité de la liberté. Mais à cela je voudrais tique, A 57 (trad. Picavet modifiée, p. 82) :.« Ce principe de la moralité·•
bien opposer l'éthique kantienne elle-même : l'impéra­ [la _ loi lllOra.le ]; :précisém�nt en raison de.l'universalité de.la législation-, qui
tif catégorique· doit être tel que la loi qui est pos.ée en fait le prin _ Cipe formel-_ et; suprême de d�rmina.tion dé la volonté...
n'est: J?a.s .... sinipl�t liim:té auX �Ommes, mais il S' aPPliq1:1,e à_�ous les
ne vaille pas. seulement pour les hommes,. mais pour t0us êtres fmis qui ont"raison et· volonté·; bien pl'tia, il inclùt· même l'être infini
les êtrès raisonnables en généraP. C'est ici qu�apparaît en tant que suprême intelligeD:cè. Mais•, dans le premier cs.s, la; loi a la
forme d'un llllpératif, parce qu'on peut à la v�té,supposer en un t.el être,
en tant qu'ê\re ra4sonnable _une volonté _pur(;,.•••ma,ja non u.n.e volonté
· 2, 0 : des _B�ldb�griffès. A_': des Bildungsbegriffes
. (�xte" déjà corrigé sairi:te ,. L'impératif exprime_ le- fait_ que _le,rapport de l'être_ raisonnable
. ·.
par Declèvè); [N: D:'i',] ètjiwi à la loi morale.est u.n·rappo'rt de « dépend.an-ce ,, c'èst-Wire d'{! pbli�
3, Oa.ssirer· semble .mécon.na.ître ici que, si la, loi tnorale.:vau,t pour tous gation » (Verbmdlichkeit) et de «contrainte)} (Nôtigung), Une volonté
les êtres ra.isonna.bles en général, l'impératif catégorique es_t la. forme spé­ sain.te, coïncida.nt sans partage avec la loi morale. n'aurait pas besoin
cifique que prend nécessairement la loi moraJe ( qui devient dès lors loi d'impératifs : <! il n'y a pas d'impératif vala.ble·pour la volonté div_ine. et en
.Ife contrainte) pour un être ra.isomJ.able et fini. Heidegger a.ura; a·one rai­ général pour une .volonté ·sainte t (Foride_ments· de la méta,physi<j_ue deti''
•$Qll d'objecter que, pàu,r Kant. <ile c0Il.cept. d•impéra,tif ,:comme tel ·ma.ni- mœurB, BA 40. trad. Delbos, p. 124). Cf. aussi Orit. R. pratique, A- U:6 ,,.
~ �este le. relation intrinsèque à un être fini ,. Cf. Critique de la .Raison pTa- (trad. Pic,,,vet,p. 86), [N, D: T.]
32 CASSIRER-HEIDEGGER COLLOQUE 33
1cL le schématisme; Pour Kant aussi le schématisme cet être fini en vient-il à la déterminati0n d'objets qui,
est Je terminus a quo, non le terminus ad quem. Dans la en tant que tels, ne sont pas liés à •la finitude ?
Critique de la Raison pure surgissent de nouveaux ·pro­ Ma question est alors : Heidegger veût-il -renoncer .
blèmes, et ce point de départ du. schématisme est certes à toute cette objectivité, à cette forme .d'absoluité,,
toujours maintenû par Kant, mais· il se trouve aussi que Kant a affii,mées dans le domaine éthiqûe, . dans ,.
élargi. Kant est parti du problème dë Heidegger;
· Mais le domaine théorique et dans la Critique du Jugement ?
. ce· cercle s'est élargi pour lui. . · Veut�il se retirer entièrement sur la clôture de l'être,
. En résumé, cet élargissement était rendu nécessaire fini, et, sinon, où est pour lui la percée vers cette sphère ·
par un problème central. Heidegger à mis en ·relief de l'objectivité ? Je pose la question, parce que je ne
que notre capacité de connaître est finie. Elle est rela­ connais vraiment pas encore la réponse. Car chez Hei­
tive et Hie est située (gebuuden). Màis alors se pose la degger on ne trouve que la fixation du point de passage.
question : comment un tel être fini peut-il parvenir, Mais je ne crois pas que Heidegger puisse et veuille
d'une façon, générale, à la ·connaissance, à la raison, à la en rester là. Il doit bien une bonne fois poser lui-même
vérité ? · · ces questions. Et alors, me semble-t-il, surgissent des
'J'en viens maintenant aux questions de fond;. Hei­ problèmes tout à fait nouveaux. · '
degger pose le problème de la vérité et dit : il ne peut ·.;.

y avoir:en général de vérités en· soi ou de vérités éter­ HEIDEGGER: Je répondrai d'abord sur la question ·des,,J
nelles; mais Ies vérités,· pour autant qu'elles existent, sciences. mathématiques de la nature. On :peut dire,..
. sont relatives au Dàsein, Il en résulte qu'un être fini que la nature comme région de l'étant n'est pas pour :;
ne •peut ·absolument pas être en possession de vérités Kant une région quelconque. Nature ne signifie jamais ' .
éterneiles, Il n'y a pas pour les hommes de vérités éter• chez Kant l'objet de la science mathématique de la
nelles et nécessaires. C'est ici qu'éclate à nouveau!'en­ nature, mais l'étant de la nature est l'étant au sens de
semble du problème. Pour Kant le problème était jus­ ce qui est donné (vorhanden). Ce que Kànt voulait
tement le suivant : comment peut-il y avoir, en dépit pro.prement donner dans Ia doctrine des principes (de
de cette finitude que Kant lui-même a montrée,. des la raison pure) n'était pas une détermination catégoriàle
vérités nécessaires et universelles ? Comment des juge• de la structure de l'objet de la science mathématique.
ments synthétiques a priori sont-ils possibles, c'est-à­ de la nature. Ce qu'il voulait, c'était une théorie de
dire des jugements qui, dans leur contenu,. ne soient l'étant en généràl. (Heidegger cite ici des textes à l'appui
pas uniquement finis, !Ilais universellement nécessaires ? de cette affirmation). Kant cherche une théorie de,l'être
Ç'est pour _résoudre ce-problème que Kant prend l'exem­ en général, sans supposer des objets qui seraient donné,'!,
p)e des mathématiques : la connaissance finie se place sans supposer une région déterminée de l'étant (que cè
dans un rapport à la vérité qui ne développe pas de nou­ soit celle du psychique ou du physique). Il cherclie une
veau. un pur " seulement » 4• Heidegger a dit que Kant ontologie générale, antérieure aussi bien à une ontologie .
n'a apporté aucune preuve de la .possibilité dès mathé­ de la nature comme objet de la science de la nature qu'à
matiques. En fait, à mon avis, la question est bien posée une ontologie de la nature comme objet de la psycho­
dans les Prolégomènes, mais cela n'est pas et ne peut logie. Ce que je. veux montrer, c'est quel'Analytique.,
pas être Ia seule question. Mais il faut d'abord éclaicir n'est pas seulement une ontologie de la nature comme
aussi cette question purement théorique : comment objet de la science de la nature, mais une ontologie géné-
raie, une metaphysica generalis critiquement fondée. 1
Kant dit lui-même que la problématique qu'il illustre
4.. 0 : 'Die -endliche Erkenntnis setzt sich in ein V�rhaltnis zur· Wahrheit, dans les Prolégomènes en demandant comment la
das nicht wieder ein• « Nur » entwickelt. A : supprime le « nich-t .». - Ca.s� science de la nature est possible, etc., .n'est pas le motif
sirer .veut dire, semble-t-il; que la ma.thématique - comme, d'une autre·
façon, l'éthique - échappe aux limites de la finitude.,. [N.D. T,] central ; le motif central, c'est la question de la possi-
34 CASSIRER-HEIDEGGER 35
COLLOQUE
bilité de la metaphysica ,generalis, ou encore la réalisation de vue formel, on pourrait argumenter simplement r
de celle-ci. ainsi : dès que je dis quelque chose sur le fini et que je •
Voyons maintenant l'autre problème, celui de l'ima­ veux déterminer le fini comme fini, je dois. déjà avoir '
cgination. Cassirer'.: veut donc montrer que la finitude une idée de l'infinité.JAu premier abord, _cela n� d_it. pas ..
' donne lieu, dans· les écrits éthiques, à un mouvement grand chose. Assez éependant pour qu'il y ait. 1c1. un ·
de transcendance•, � Dans l'impératif catégorique, il y problème central. Qne ce caractère d'infinité apparaisse
aurait quelque chose qui dépasse l'être fini. Mais juste- matériellement dans cela même qu'on présente comme
;;- ment le concept d'impératif comme tel manifeste la le lieu constitutif de la finitude, je voudrais l'expliciter
relation intrinsèque à un être fini•.. Même le passage en répétant: Kant désigne l'imaginationdu schématisme
à un niveau plus haut demeure à l'intérieur de la fini­ comme exhibitio originaria. Originarité certes, mais,;.
tude, puisqu'il nous conduit à des êtres finis, à quelq, ue cette originarité est une « exhibitio "• une ,exhibition
chose de créé (les anges). Cette transcendance elle-même de la présentation, du libre « se-donn r. ,,, lequel recèle
reste encore à l'intérieur du monde créé et 'de la finitude. la relation nécessaire à un. « recevoir � "· Cette originarité
Cette relation intrinsèque qui réside dans l'impé .
lui-même, ainsi que la finitude· de l'éthique, ressorratif
tent
est donc bien là en quelque faç · comme pouvoir ·.,.
créateur ; l'homme, être fini, possède une certaine:·
·' clairement dans un passage où Kant parle de la raison infinité dans l'ordre ontQlogique. Mais l'hommr n'est·
, de:l'homme comme d'une instance aûtonome, c'est-à­ jamais infini et absolu dans la création de l'étant luis.
dire d'une rais9n qui repos� purement et . simplement mênie, il est infini au sens de la compréhension de 1' être.
s.nr elle-même et ne peut s'évader dans un éternel, Mais, dans la mesqre où '- comme le dit Kant -la
uu, absolu, qui ne peut du reste non plus·s'évader dans compréhension ·ontologique de l'être n'est possible que
· le. monde des choses. Cet entre-deùx est l'essence de la dans l'expérience interne de l'étant, cette infinité de
· raison pratique. Je crois qu'on se trompe dans l'inter- l'ontologique est l.iée de façon essentielle à l'expérience
prétation de l'éthique kantienne, si l'on s'attache d'em­ antique, de sorte que l'on doit dire à l'inverse : cette i
blée à la direction vers laquelle s'oriente J1aétion humaine infinité qui éclate dans ['imagination est précisément/ ·
et si l'on néglige la fonction interne de la loi elle0même l' arg11,ment le plus fort en faveur de la finitude. Cari
pour. Je Dasein. On ne peut élucider le. problème de la l'ontologie est un index de la finitude. Dieu ne la pos&ède \
finitude de l'être·moral, si Ton ne pose •pas la question : pas. Et .que l'homme ait!' exhibitio, c'est là la preuyela '
que signifie ici « loi ,, et comment la légalité elle-même plus fort� de sa finitude. Car seul un être fini a besoin�
est-elle·un élément constitutif du Daseili.et de la person ·•
nalité ? Certes, on ne peut nier qu'il y ait quelque chose­ d' ontolog1e. ' .
C'est alors que surgit l'instance soulevée par Cassirer
dans la loi qui va au-delà de la sensibilité. Mais la vraie contre moi au sujet du concept de vérité. Chez Kant,
question est·: comment se présente la structure interne la connaissance ontologique est celle qui est universel­
. du Dasein !ni-même ? Est-elle finie ou,infinie ? lement requise (notig), qui anticipe toutes les expériences
'·• , Il y. a dans cette question du. dépassement de la factuelles; je dois ici attirer l'attention sur le fait que:.
·.)initude un problème tout.à fait .central. J'ai dit que la Kant dit en plusieurs passages : ce qui rend l'expérience�
'• 'question de la possibilité de la finitude en général est possible, c'est-à-dire la possibilité interne de la connais-''
."une question tout à fait particulière. Car, d'un point sauce ontologique, est contingent. -La.vérité elle-mêmi,:,.
est intimement liée à la structure de la transcendance en
ce sens que·Ie Dasein est un étant qui est ouvert aux , . ,
5. 0 : Caasirer will zeigen. da.sa die Endlichkeit tranazen
dent wird in c!en
autres et à soi-même. Nous sommes un. étant qui se tiei:it · ":
· ethls_chen. Sc�n. A : Cassirer will Weiter zeigen.;
dass die �chkeit dans le dé-voilé de l'étant. Se tenir ainsi dans l'apérité .­
transz&ndiert wird in den eth:ischen Schriften. [N; D ..
�-:.: '6.. Cf. note 3 ci-dessus. [N.D. T.]
T,] de l'étant, voilà ce que j'appelle être0dans-la 0:véri:!;i,;
et.je vais même plus loin et dis : étant donné la finitude·


COLLOQUE 37
36 CASSIRER-HEIDEGGER
de l'être-dans-la-vérité de l'homme, il y a en même temps transcendance interne du temps lui-même7 ? Toute
dans l'homme un être-dans-la-non-vérité. La non-vérité mon interprétation du temps obé it à une. intention
âppartient au noyau le plus intime de la structure du métaphysique, qui est de poserysiq la question suivant_e :
transcendantale, ·
Dasein. Et c'est ici seulement que je crois avoir trouvé Tous ces titres de la métaph conuetingents et, sinon,
la racine où I'« apparence » métaphysique de Kant se a priori, a.si·, ov, oôoia son t-ils
de l'éternel, com­
trouve métaphysiquement fondée. d'où viennent-ils ? Lorsqu'ils parlent titr es ne sont compré­
J'en viens maintenant à l'interrogation de Cassirer ment faut-il les comprendre ? Cesent possibles .que parce
sur les vérités éternelles universellement valables. hensibles et même tou t sim plem
une transcendance
Quand-je dis: la vérité est relative au Dasein, cela n'est qu'il y a dans l'essence du tempsscendance, et non pas
pas un énoncé antique, comme si je disais : n'est vrai interne, que le temps est cett e tran
que ce que pense l'homme individuel. Mais ma proposi­ seulement •ce que la transcendanctèr ce rend possible, queJw•·
,tion est métaphysique : il ne peut y avoir,de vérité en temps a donc lui-même un cara e horizontal et qu�
proj et et de remémoration, j'ai
tant-que telle et la vérité en général n'a de sens que s'il y a dans les conduites de. de présence, de futus
Dasein. S'il n'existe pas deDasein, il n'y a pas de vérité, toujours en même temps un horizon(Ge wesenheit) ; parcs­
è riI n'y a rien absolument. C'est seulement avecl'exis­ rité (Künftigkeit} et de passéit é
renc ont re une déte rmination trans0
tence de quelque chose comme le Dasein que la vérité qu'ici donc enfin se qui est le seul cadre
advient au Dàsein lui-même. Mais alors se pose la ques­ cendantale�ontologique du tempsque lque cho se comme
tion: qu'en est-il de la validité de la vérité comme vérité possible où puisse se constitu er
éternelle ? Pour répondre à cette question, on tourne la permanence de la sub stan ce.
généralement ses regards vers le problème de la validité; C'est sous cet angle qu'on doit,com pren_dre toute mon
alit é; . Pou r dégager cette
vers la proposition exprimée, et c'est seulement à partir intérprétation de. la tempor et pour montrer que
de là qu'on fait retour vers ce quivaut. Et c'est alors structure interne de. !a temporalité cad re dans lequel se
qu'on trouve les valeurs ou quelque chose de ce genre... le temps n'est pas seulement unrendre manifeste dans
Je pense qu'on doit développer autrement le problème. dérouleraient les ,, vécus », p our
La vérité est relative. au Dasein. Cela ne veut pas dire le Dasein lui-même ce caractèrte cela le plus intime· de fa
il ne fallait pas
qu'il n'y aurait aucune possibilité de rendre l'étant, temporalité; pour. montrer tout mon livre. Chaque page
tel qu'il est, manifeste pour tous. Mais je dirais que ce moins,que l'efforttendud e tou
caractère suprasubjectif de la vérité, cette émergence de mon livre est. écrite en . con sidération exclusive · du
!'Antiquité a,.toù­
de la vérité au-delà de l'individu comme être-dans-la­ fait,que le problème de l'être .incuis dep
omp réhe,1sible,:inter­
vérité signifie déjà: être livré à l'étant, être jeté dans la jours été, en un sens tou t à fait
possibilité de donner sa forme à l'étant..xlèe qui peut prété par référence au temps, et que le.temps a touj.ours
être ici détaché comme connaissance objéctive possède, été- attribué 'au sujet. En considéen con rati on du lien de cette
du tem ps, sidération de la
en conformité avec l'existence individuelle de fait à question .avec celle issa it .d'abord de
chaque fois concernée, un contenu de vérité qui, en tant question de l'être en général, ilencs'ag e la tem poralité du.
que contenu, dit quelque chose sur l'étant. Mais cette mettre une bonne fois en évid
où l'on aur ait recours à
validité propre qui lui est accordée, on l'interprète mal Dasein, non pas dans Je- sens sens que la que s41ion, du
si l'on dit : en face du flux du vécu il y a quelque chose quelque théorie, mais en ce . pro blém atiq ue tout
de permanent, qui est l'éternel, le sens et le concept. Dasein humain est posée dan s une
Car je pose à mon tour la question : que signifie donc à fait déterminée.
ici« éternel»? D'.où vient notre savoir de cette éternité?
Cette éternité n'est-eUe pas tout simplement la perma0 7. O : 1st dÏese Ewigkeit wicht nu.r das, Was môglich· ist auf Grund einèr
nfnce au sens de l'a.si du temps ? Cette éternité n'est elle
0 inneren TranSzêndenz der Zèit selbst ? A. :_ ist Sie _nur môglich auf· Grund
einer inneten Transzendenz der Zeit selbst ? [N, D. ·T.]
pas· simplement ce qui est possible sur la base d'une
88 CASSIRER-HEIDEGGER COLLOQUE 39
r· On se tromperait sur toute. cette problématique de que la présupposition qui a été celle des critiques - de
Sein und Zeit qui traite du Dasein en l'homme, si l'on y Sein und Zeit a manqué le noyau proprement dit de
voyait une anthropologie philosophique. Elle est beau­ l'intention de l'ouvrage; d'un autre côté, .je suis tout
coup trop étroite pour cela, beaucoup trop provisoire, prêt à reconnaître que, si l'on isole en quelque sorte
Je crois qu'il y a ici une problématique que, jusqu'à cette analytique du Dasein dans Sein und Zeit, qu'on y
présent,· on n'avait pas développée comme telle et qui voit une recherche sur l'homme et qu'on demande alors:
est déterminée par la question suivante : si la possibilité « Comment peut-on fonder sur cette compréhension
de la compréhension de l'être doit être donnée et, avec de l'hommeJà compréhension d'une constitution (Gestal­
elle, la possibilité - dans l'histoire universelle de tung) de la culture et des domaines culturels ·_? », si donc
l'homme - du comportement formateur (<las gestal­ l'on pose ainsi la question, je suis prêt,à reconnaître qu'il
tende Verhalten) à l'égard de l'étant du devenir histori­ est impossible, à partir de ce qu'on trouvy dans ce livre,
que, si d'autre part cette dernière possibilité est fondée de donner une réponse. Toutes ces questions sont inadé­
sur une compréhension de l'être, et que cette compréhen­ quates par rapport à mon problème central. Je pose en
sion ontologique soit orientée, en quelque sens que ce même: temps une autre question méthodologique :
soit, sur la temporalité, alors· la_ tâche consistera à mettre Comment' doit-on concevoir· 1e point _de_ départ d'une
en évidence la temporalité du.Dasein dans la perspective telle métaphysique du Dasein, s'il est vrai que son motif
de la possibilité de la compréhension de l'être. C'est déterminant est de chercher un lieu où résoudre le
par rapport à cette tâche_ que s'orientent tous les pro- problème de la possibilité de la métaphysique ? Est-ce
t blèmes partiels. Ainsi l'analyse de la mort a-t-elle pour qu'elle ne repose pas sur une certaine conception du
: fonction de dégager dans une certaine, direction la radi­ monde ? Je me comprendrais mal moi-même si je disais
cale futurité (Zukünftigkeit) du Dasein, et non d'établir que je propose une philosophie libre de tout point de vue.
une thèse métaphysique définitive -,et complète sur Ici se pose le problème du rapport entre philosophie
l',essence de la mort. De même, l'analyse de!'angoisse a et conception du monde. La philosophie n'a pas pour
, pour unique fonction, non de rendre manifeste un / tâche de fournir une conception du monde, mais c'est
phénomène central en l'homme, mais de préparer la bien plutôt la conception du monde qui est la condition
' réponse à la question : sur la base de quel sens métaphy- de l'acte de philosopher. Et la conception du monde que
- sique du Dasein est-il possible que l'homme en général propose le philosophë n'en est pas directement une au
puisse être placé devant quelque chose comme le néant ? ! sens d'une-doctrine, ni même d'une influence, mais repose
L'analyse de l'angoisse se régie sur le fait que même la sur le fait que, dans l'acte de phifosopher, on réussit à
possibilité de penser ·comme idée quelque chose de tel ·radicaliser la transcendance du Dasein lui-même, c'est-à­
que le néant est co"fondée dans cette détermination de dire la possibilité interne pour cet être fini d'être en
la disposition affective (Befindlichkeit) du Dasein. C'est rapport avec !_' étant dans sa totalité. Exprimons cela
seulement si je comprends le néant ou l'angoisse ,que j'ai en d'autres termes. Cassirer dit : « Nous ne concevons
la possibilité de comprendre l'être. L'être est incompré­ pas la liberté, mais l'inconcevabilité de la liberté. La
·hensible si le néant est incompréhensible. Et c'est seule­ liberté ne se laisse pas concevoir. La question« Comment
ment dans l'unité de la compréhension de l'être et du la liberté est-elle possible?» n'a pas de sens ». Il n'en
néant que surgit la question de l'origine du pourquoi. résulte pas qu'on doive en rester ici en quelque manière
Pourquoi l'homme peut0il poser la question du pourquoi à>un.irraµonnel. Bien plutôt, parce que. la liberté n'est
et pourquoi doit-il la poser ? Ces problèmes centraux pas l'objet dlnne saisie théorique, mais est ùn objet de
de l'être, du néant et du pourquoi, ce sont là les problèmes l'acte, de philosopher, cela,ne peut signifier autre chose
les plus élémentaires et les plus concrets. C'est par rap­ qUe ceck la1iberté n'est et ne peut être que dans l'acte
port à ces problèmes qu'est orientée l'analytique du de ,libération. Le seul rapport adéquat à la liberté en
Dasein. Cette anticipation suffit, je crois, à faire voir l'homme est que la libertése libère elle-même en l'homme.
4() CASSIRER-HEIDEGGER
COLLOQUE 41
Pénétrer. dans eette dimension du phil
pas affaire.de ·discussion érudite; osopher n'est sans doute pas en cela de la finitude de son point de
c'es
dont le philosophe individuel ne sait t plut ôt une chose départ (car tout ceci est encore lié à sa propre finitude},
devant laquelle le philosophe doit rien, une tâche mais, en émergeant de la finitude, il amène celle-ci à se
cette libération du Dasein en l'homm s'incliner ; pour cela, dépasser· dans quelque chose de nouveau. C'est cela qui
unique et centrale que la philosophie eendoit: être l'œuvre est l'infinité immànente. L'homme ne peut faire le saut, à·
sopher peut accomplir. En ce sens, je suistant que philo­ partir de sa finitude, dans une infinité entendue e.n un _
qu'il y a chez Cassirer un tout autre term porté. à croire sens réaliste. Mais il peut et doit accomplir la metabasis
au sens d'une philosophie de la culture inus ad quem qui, del'immédiateté de son existence, le conduit dans la
ma ,part que cette q'uestion de philoso ; je crois pour région de la forme pure. Son infinité, il ne la possède qu.e ·
n'acquiert. sa fonction métaphlaysiq ue
phie de la·culture sous cette. forme. « Du calice de ce. royaume des esprits
dan
l'histoire humaine .que si elle ne dem s le devenir de s'écoule jusqu'à lui l'infinité »8 • Le royaume des esprits,·
pas une pure présentation des différen eure pas. et n'est n'est pas un royaume métaphysique ; le vrai royaume des
se voit en même temps si fortement ts domaines, mais esprits est précisément le monde spirituel créé par
dynamique interne qu'elle devient man . enraciner dans sa l'homme lui-même. Qu'il ait pu créer un tel monde,
ment et d'emblée, et non pas après coup,ifeste expressé­ c'est là le sceau de son infinité.
physique du Dasein lni-même comme dans la méta­ Ad 2) Ce n'est pas seulement une détermination pri­
toria] (ais Grundgeschehen). événement his­ vative, mais un domaine indépendant, non un. domaine
qui serait conquis par une relation simplement négative
* ** au fini ; avec l'infinité, ce n'est pas seulement un principe
antagoniste de la finitude qui se trouve constitué, mais
QUESTIONS k CASSIRER (posées par l'ét l'infinité est en un. certain sens la totalité de l'accomplis­
phie S.) : udiant en philoso- sement .de.· Ja. finitude elle-même. Cet accomplissement
de la finitude, voilà précisément ce qui Constitue l'infinie
1 - De .quelle voie vers l'infini l'ho té. « Si tu. veux pénétrer dans l'infini, contente-toi ,de
. Hl. ? Et quelle est la façon dont l'hoté mme dispose­
mme,peutparticiper parcourir le fini en tout sens" (Goethe)'. En s'accomplis­
à l'infinité ? sant, c'est-à-dire en allant dans tous les sens, la finitude,
2 - L'infinité est-elle à conquérir com progresse et passe·dansl'.ii:lfinité. C'est là tout le contraire
tion privative ·de la finitude, ou me détermina­ de 1a privation, .la. réalisation parfaite de la finitude
un domaine propre ? bien l'in finité . est-elle elle-même.
Ad 3) C'est là Une question tout à fait radicale, à
3 - .Dans quelle mesure laquelle on ne peut Tépondre que par une sorte de
tâche de délivrer de l'angoislasephil
?
osophie a-t-elle pour
ou profession de :foi. La philosophie doit faire en sorte qne ·.
.
tâche, tont au contraire, de livrer l'ho.m bien a-t-elle pour
à l'angoisse ? me radicalement l'homme devienne aussi libre qu'il peut le devenir. Par là,

CASSIRER: ,8. C_e sont les deux derniers vers du poème de SCHILLER -Die ;F'reund­
schaft, inexacte:rpent cités. Le te_xte exact est :
· Ad 1) U n'existe pas d'autre voieqil
1
e lamédiation:de 1
4'US de� Kefoh.. des 1 gan.zen Seelenreiches ,
la forme.,Cantelle est.la fonction.d e,la forme.: •i>rHransa
· S_cli1i.umt..ibm ,.:_ ·die Unendlicbkelt�
formant en forme son:existence, c'es n · Sait q.ùe ·cette citation;· 'également · déformée ( « Geistesféich » défà
sant nécessairement tout ce qui est t�à dire en transpo­ substitué à_« Seelenreich »), clôt la Phénoménologie de l'Esprit de HPgel.
0

vécu· en une forme objective, en !Uf de l'ordre du [N. D. T.]


9. GOETHE, Gotl, G&m.üt 1tnd Welt:
laquelle il s'objective lui�même,quel'ho
lle qu'elle soit, dans
--l Willst du ins U1.cendliche 'Bchreiten,
mme· ne se libère \.�'•,Geh nur im Endlichen nach allen·Seiten. [N, D. T.]·
42 CASSIRER-HEIDEGGER COLLOQUE 43
assurément on peut dire en un sens qu'elle le libère formatrice. En revanche, le terminus a quo reste chez.
radic1;1.lement de l'angoisse comme pure disposition affec­ Cassirer tout à fait obscur. Ma position est inverse : le
tive. Je crois que pour Heidegger aussi, si j'ai bien com­ terminus a quo est la problématique centrale que je
pris ses développements de ce matin, la liberté ne peut développe. Le terminus ad quem est-il aussi clair chez
être proprement atteinte que sur la voie d'une libération moi ? En tout cas, il ne réside pas pour moi dans le tout
progressive, qui est certainement pour lui aussi un procès d'une philosophie de la culture mais dans la question :
infini. Je crois qu'il peut approuver cette conception, Ti �è, ov ? ou encore : que signifie " être » ? Conquérir à ·
encore que je voie en ce point le problème le plus difficile. partir de cette question un sol ferme pour le problème ,
·Je voudrais que le sen"s, le but, fût en fait la libération au fondamental de la métaphysique : c'est de là qu'est née
Sens de la parole : cc Rejetez loin de vousl'angoisse de la pour moi 1a problématique d'une métaphysique du
terre »10• Telle est la position de l'idéalisme que j'ai Dasein. Ou, pour revenir encore une Jois au cœur de
toujours professé. l'interprétation de Kant, mon intention n'était pas, e.n
Pos : Je voudrais faire uue remarque philologique. face d'une interprétation cc épistémologique », d'apporter
Chacun des interlocuteurs parle une langue tout à fait quelque chose de nouveau et de fâire honneur à l'imagi- "J,
différente. Pour nous, iI s'agit de dégager dans ces deux nation, mais il s'agissait pour moi de manifester que la·
problématique centrale de la Critique de la Raison pUre, à
langues quelque chose de commun. Cassirer a déjà fait un savoirla question de la possibilité de l'ontologie, nous
effort de traduction à l'intérieur de son "champ d'ac­ contraint en retour à faire du sol proprement dit un
tion ». Nous devons demander à Heidegger s'il reconnaît abime." Lorsque Kant nous dit11 que les trois questions
cette traduction. La possibilité de traduction va jusqu'au fondamentales se laissent ramener à la quatrième .
, point où quelque chose apparaît qui· ne se laisse pas « Qu'est-ce que l'homme ? », .cette dernière question en ,·
traduire. On se heurte alors aux termes qui constituent vient à faire question dans son caractère même de
l'élément caractéristique de chacune des deux langues. question. J'ai essayé de montrer qu'il n'allait pas du
J'ai essayé de rassembler dans les deux langues quelques­ tout de soi de partir d'un concept du Logos, mais que la
uns de ces termes dont je doute qu'ils se laissent traduire question de la possibilité de la métaphysique exige une
dans la langue de l'autre. Je cite les expressions de métaphysique du Dasein comme possibilité du fonde­
Heidegger : le Dasein, l'être, l'ontique. Voici à l'inverse ment d'une question de la métaphysique, de sorte que la
les eXcpressions. de Cassirer : le cc fonctionnel » dans l'es­ question " Qu'est-ce que l'homme ? » n'appelle pas telle­
prit et la transformation d'un champ dans un autre. ment une réponse au sens d'un système anthropologique,
S'il, se trouvait qu'il n'y a de part et d'autre aucune mais ne devra être éclaircie véritablement qu'au regard
traduction pour ces termes, on aurait là les termes dans de la perspective dans laquelle elle veut être posée.
lesquels se distingue l'esprit des philosophies de Cassirer Je reviens maintenant aux concepts de terminus a quo
et de Heidegger. et de terminus ad quem. N'est-ce là qu'une façon heuris­
tique de poser la question ou bien tient-il à l'essence
HEIDEGGER : Cassirer a employé dans la première deJa philosophie elle-même qu'elle ait un terminus a quo,
conférence les expressions : terminus a quo et terminus ad qui doit être prbblématisé, et qu'elle ait un terminus ·ad
quem. On pourrait dire que le terminus ad qu,em est chez q,uem qui doit être dans une certaine corrélation avec le
lui le tout d'uue philosophie de la culture au sern, d'uue terminus a quo, ? Cette problématique ne me semble pas
élucidation de la totalité des figures de la conscience avoir été clairement. dégagée, du moins jusqu'à mainte-

10. ScmLLER, Das Ideal und das Leben, Se .etrophe:


----
Werft die .Angst des Irdischen von· euch 1 (N.D. T.J . :il. Logique, Introd,; 'éd, Clasairer, VIII, pp. 843-44. Of, �EID,EGGER,
Kant et le problème de la méta'jlhysique, § 36." (N.D. -T,J
44 CASSIRER-HEIDEGGER COLLOQUE 46
nant, dans 1a philosophie de Cassirer" Il s'agit. d'abord contingente même que la forme la plus haute de l'exis­
p'our Cassirer de mettre au jour les différentes modalités tènce du Dasein ne se laisse ramener, dans toute cette
de l'activité formatrice et ensuite, en considération de ces durée du·Dasein qui s'étend entre la vie et la mort, qu'à
diverses activités formatrices, de déployer après coup une un très petit nombre de rares instants. En d'autres
certaine. dimension des forces formatrices elles-mêmes. termes, ce n'est qu'en de rares instants que l'homme
On pourrait sans doute dire ici que cette dimension est au existe à la pointe de ses propres possibilités ; en dehors de
fondJa même chose que ce que j'appeJlele Dasein. Mais ces instants, il neofait que se mouvoir au milieu de son
ce serait erroné. La différence apparaît le plus clairement étant. ·
à propos du concept de liberté. J'ai parlé d'une libération La question du mode d'être de ce dont il est question
en ce sens que le caractère fondamental de l'acte même de dans la Philosophie des formes. symboliques(de Cassirer),
philosopher consiste à rendre libre ·la transcendance la question centrale de la structure ontologique imma­
interne du Dasein. En quoi il faut entendre que le sens nente, voilà ce qui détermine et caractérise la métaphy­
pr-opre de cette libération ne consiste pas à se rendre sique du Dasein. Et cette détermination intervient sans
libre en quelque façon pour les figures formatrices de la que soit visée une systématique préexistante · des do­
conscience et pour le royaume de la forme, mais à deve­ maines culturels et des disciplines philosophiques. Dans
nfr·li!bre pour la finitude du Dasein, à s'enfoncer juste­ tout mon travail .philosophique, je laisse complètement
ment dans la déréliction du Dasein, à s'enfoncer dans le de côté la configuration et la classification traditionnelles
conflit, · qui est · inscrit dans l'essence de la liberté . des disciplines phil@sophiques, car je crois que c'·est le
.Je ne me suis pas donné la liberté à moi-même, bien que fait de s'orienter selon ces. cadres qui a joué le rôle le plus
ce soit seulement par l'être-libre que je puis être moi­ fatal dans cette direction qui nous empêche de revenir à
même. Et gi je djg «moi-même», ce n'est pas au sens la problématique immanente de la philosophie. Aussi
d'un principe indifférent d'explicitation, mais je dis : bien Platon ·qu'Aristote ignoraient tout d'une telle
le Dasein est. l'événement fondamental, à l'intérieur division de la philosophie. Elle a été l'affaire des écoles,
duquell'exister·de l'homme et.par là toute problématique c'est"à-dire de cette philosophie qui avait perdu le sens
relative à l'existence prennent leur signification essen­ de la problématique immanente du questionner ; il
tielle. faut un grand effort pour briser cette discipline, et cela
�C'est à partir de là, je crois, que l'on peut répondre à parce que, . quand nous· parcourons ces disciplines;
la question de Pos sur la tra-duction. Je crois que ce que comme l'esthétique, etc., nous en revenons toujours
je désigne par Dasein n'a pas de traduction dans les (pour notre part) à la question du mode d'être métaphy­
concepts de Cassirer. Si l'on disait·« conscience », ce sique spécifique des· domaines correspondants. L'art
serait justement ce qui a été rejeté par moi. Ce que je n'est pas seulement une figure de la conscience autofor­
nomme Daseiil n'est pas seulement co-déterminé dans son matrice, mais l'art lui-même a un sens métaphysique· à
essence par ce que l'on désigne comme« esprit» ni non l'intérieur: de l'événement •historiai du Dasein.
plus par ce que l'on nomme « vie», mais ce donVil C'est intentionnellement que j'ai souligné ces diffé•
slagit, c'est l'unité originaire et la sttacture immanente rences: Il ne serait pas profitable à un travail sérieux de
de l'.être-ert-relation d'un homme qui est, d'une certaine niveler nos positions. Mais comme le problème ne. gagne
façon,. enchaîné dans un corps et qui, de ce fait, a une en clarté que sil' on dégage rigoureusement les positions,
façon propre d'être lié à l'étant au milieu. duqnel il se je voudrais, placer encore une fois toute notre discussion·
trouve; .non, pas ·au sens d'un espriLquLabaisserait ses sous le signe de la Critique de la Raison pure de Kant et
regards sur cette situation, mais en ce,. sens que le Dasein, déterminer encore une fois la question , Qu'est-ce que
jeté au milieu de l'étant, accomplit en tant que libre une l'h9mme ? »''comnie la question centrale. Maïs en même
percée çlans l'étant, laquelle est toujours historique temps comme une question que no.11s ne posons pas en je
(geschichtlich) et, en un sens dernier, contingente. Si ne sais quel sens éthique isolé du contexte, mais de telle
46 CASSIRER-HEIDEGGER COLLOQUE 47
manière qu'il devienne clair a•partir de la•problématique porter son regard dans une autre direction, mais je veux
des deux positions (celle de Cassirer et la mienne)·que la seulement me rendre sa position compréhensible.
question de .l'homme n'est essentielle pour le philosophe Je crois qu'il est apparu déjà plus clairement en quoi
que si celuicci faityurement et simplement abstraction consiste notre opposition. Mais il n'est pas fécond de
de lui-même. La question ne doit donc pas être posée·en souligner toujours de nouveau cette opposition. Nous
termes anthropocentriques, mais on doit montrer ceci : sommes à un point où il y a peu à attendre d'arguments
dn fait quel'homme est l'être transcendant, c'estaà0dire purement logiques. On ne peut contraindre personne à
ouvert à la fois à l'étant dans sa totalité et à soi-nième, adopter cette position, et aucune contrainte purement
l'homme, du fait. de ce caractère excentrique, est projeté logique de cet ordre .ne saurait obliger quelqu'un à partir
·. en niême temps dans le tout de l'étant en général. de la position qui me paraît à moi r essentielle. Ainsi,.
__ Et c'est seulement ainsi qu'ont un sens la question et ,1 serions-nous cog<:Iamnés ici à une certaine relativité:,�
· ;l'idée d'une anthropologie philosophique. Non pas au · « Ce que l'on fh6isJ:S comme philosophie dépend de cey xi
� sens où l'on étudie l'homme empiriquement comme un que l'on.est comme-nomme ,,u_ Mais nous n'avons pas le . /.. '
objet déjà là, non pas dans le sens où je projetterais de droit d'en rester à cette relativité qui mettrait au centre
faire une anthropologie de l'homme. Mais la question de l'homme empirique. Très important était à cet égard ce "
l'essence de l'homme n'a de sens et de justification que.si que Heidegger a dit en dernier lieu.
elle. est motivée à partir de la problématique centrale de Pas plus que la mienne sa position ne _peut être
la philosophie elle-même, qui a pour· tâche. de• faire anthropocentrique et, si elle ne veut pas l'être, je
sorti'r;I:homnie de lui-même et de le reconduiré dans le demande : où donc réside le centre commun dans .notre
tout de l'étant pour lüi rendre manifeste, en dépit de opposition ? Qu'il ne soit pas à chercher dans l'empirique,
toute sa liberté, le néant de son Dasein, Ce néant ne doit c'est évident. C'est justement au sein de l'opposition que
pas être...gccasion de pessimisme et de mélancolie, mais nous devons rechercher le centre commun. Et- je dis :
doit nous amener à comprendre qu'il n'y a d'effectivité nous n'avons pas besoin de.chercher. Car nous avons déjà
(Wirken) véritable que là où il y a résistance.et que la ce centre, et cela• parce qu'il y a un- monde humain
philoshphie a pour tâche d'arracher l'homme àla paresse objectif et commun, dans lequel la différence entre indivi­
d'une'vie qui se bornerait à. utiliser les œuvres de l' esprit, dus .n'est sans doute aucunement abolie, mais sous cette
ide l'arracher à cette vie pour le rejeter en quelque sorte condition qu'un pont soit ici jeté d'individu à individu.
dans la dureté de son destin12 • C'est ce qui m'apparaît toujours plus clairement quand
je considère le phénomène fondamental du langage.
CASSIRER : Moi aussi je suis contre le nivellement. Ce que Chacun parle son langage, et il est impensable que Ie
nous voulons et devons viser et que nous pouvons aussi langage de l'un- soit transposé dans le langage de l'autre.
atteindre, c'est que chacun, tout en restant sur sa posi­ Et pourtant nous nous comprenons par l'intermédiaire
tion, ne voie pas seulement lui-même, mais aussi l'autre. du langage. Il y a quelque chose comme le langage.
Que cela doive être possible me paraît.•ins.érit dans Et quelque chose comme une unité par-delà l'infinité des
l'idée de la connaissance philosophique; une idée ,que différentes façons de parler. C'est là que réside pour moi le
Heidegger aussi acceptera, Je ne veùx, .pri.s tentèr de point décisif. Et c'est pourquoi je pars de l'objectivité de
détacher Heidegger de sa position, Ie ·contraindre à la forme symbolique parce que c'est ici que l'incom- ..
préhensible est déjà accompli, Le langage en est l'exemple
le plus clair: Nous affirmons que nous nous mouvons ici
_12._ Q: und dass die Philosophie die .Aufga.be hat, a.us de;n fau.}en ,�P�t
,_,
,_
aines '.Mènschen, der bloss die· Werke des Geistea benutzt, gewièsermassen
den· Menachen zurückzuwerfen in die HA.rte seines· Schic1tsals. A : ·. süp"- 13. FICHTE,_ ·VerBuch einer neu.en Darstellung der Wissenschftslehre,
' prime « gewissermassen ,. [N.D. T.] 1797, S.W., I, p. 484. [N. D. T.J
48 CASSIRER0HEIDE GGER COLLOQUE 49
sur un sol commun. Nous l'affirmons d'abord comme résider dans· le fait que cette structure ontologique n'est
postulat. Et malgré. toutes les illusions nous ne pouvons plus désormais unique, mais que nous avons à notre ·
nous tromper dans cette exigence. C'est ce que j'aimerais disposition des structures ontologiques très diversifiées.
nommer le monde de l'esprit objectif. Du Dasein se Toute structure ontologique nouvelle suppose de nou­
détache le fil qui, par l'intermédiaire d'uu tel monde velles conditions a priori. Kant montre qu'il ne peut
objectif, nous relie de nouveau à un autre Dasein, Je échapper aux conditions de possibilité de l'expérience. r).
'V pense., qu'il u'y. a de Dasein à Dasein d'autre chemin Il montre comment chaque espèce de forme nouvelle ;'°
concerne désormais à chaque fois un. monde nouveau ·:c.
· i\ que celui qui passe .par ce monde des formes14• Il y a ce
i •fait. Sans lui je ne sais. pas comment il pourrait y avoir d'objectivité : ainsi l'objet esthétique n'est-il pas. lié à
quelque chose comme une compréhension mutuelle. l'objet empirique, il a ses propres catégories a priori,
. La connaissance elle-même n'est qu'un cas fondamen­ l'art constitue un monde, dont les lois sont autres que - ,
·,tal qui illustre cette affirmation: la connaissance, c'est-à­ celles du monde physique. Par là s'introduit nne diversité. �
, .· _dire le fait qu'une assertion objective puisse être formulée tout à fait nouvelle dans le problème de l'objet en général ..} :),_.
_sur une chose et qu'elle.ait le caractère de la nécessité, C'est par là que la vieille métaphysique dogmatique j
·, qui,ne tient plus compte de la subjectivité de l'individu devient précisément la nouvelle métaphysique kantienne.·,-,,
qui l'a énoncée. L'être de la vieille métaphysique était la substance, le
' Heidegger a dit avec raison que la question fonda­ substrat à chaque fois unique. L'être de la nouvelle-� i
mentale de sa métaphysique est celle-là même . qui a métaphysique n'esf plus, pour parler mon langage, y
dominé la pensée de Platon et d'Aristote: Qu'est-ce que l'être d'une substance, mais l'être qui procède d'une /\
l'étant ? Et il a dit ensuite que Kant a renoué avec .cette pluralité de déterminations et de significations fonction-
question fondamentale de toute métaphysique. Mais il nel!es. C'est ici que me paraît résider le point essentieJ
,�me semble qu'il y a ici une différence essentielle, : à où ma position se distingue de celle de Heideggerc
savoir ce que Kaut a appelé la révolution copernicienne, J'en reste à la position kantienne de la question du
Certes' la question de l'être ne me pa,aît pas du tout transcendantal, telle que Cohen l'a souvent formulée.
éliminée par cette révolution. Mais la question de, l'être Cohen peJi_sait que l'essentiel de la méthode transcen°
acquiert par,ce renversement.une forme beaucoup plus dantale est qu'elle commence avec un fait, pour s'inter­
différenciée qu'elle ne l'avait eue dans l'Antiquité. En roger sur la possibilité de ce fait ; mais il restreignait en
quoi consiste ce renversement ? « Jusqu'à présent on fait cette définition générale en ne posant jamais rien
admettait que la connaissance devait se régler sur d'autre, coI/lme proprement digne de question, que la
'l'ùbjet... Mais queI'on essaie une fois de poser la question science mathématique de la nature. Kant, lui, n'est pas.:
inverse, Qu'en serait-il si·ce n'étaient pas nos connais­ enfermé dans cette limitation. Mais je pose pour ma part>
sances qui devaient se .régler sur l'objet, mais bièn la question de la possibilité du fait « langage "· Comment 1
l'objet sur \a connaissance 15 ? " Cela signifie que là est-il possible, comment est-il pe1!-sa�le que . nous puis- \
question de. savoir- comment les objets sont déterminés s1ons nous comprendre de Dasem a Dasem dans le 1
est:;ïésormais précédée par la question de la constitution me_di�m du langage _? Comment e�t-il possible que nous ''/ ·
'ontologique d'une objectivité en général ;.et que toutœ pmss10ns voir un obJet d'art en general comme quelque !\
qui vaut de·cette objectivité en général doit v.aloir aussi chose d'obj�ctivement déterminé, comme un étantobjec- i 1
tif, comme cet objet signifiant dans sa totalité'? ·
de tout objet engagé dans cette structure ontologique. Ce
JI<WI y a de nouveau dans ce renversement• me paraît Cette qùestion doit être résolue, Peut-être ne peut;on_
pas résoudre à partir de là . toutes les questions de la
;,$
philosophie. Peut 0être est-il-. de vastes territoires. que
•· 14. 0·{ Welt der Formen. A : We1t der Form. [N, D. T,1 l'on ne peut atteindre à partir de là. Mais il est nécessaire·
15. Citation apprcximative de Kant, Critique de la Raison pure, Pré­ de poser d'abord cette quéstion. Et je crois que C'est
face de la 2" édition, B 15-16. [N.D. T.]
50 CASSIRER-HEIDEGGER COLLOQUE 51
seulement lorsque l'on a posé cette question quel'on peut philosophie, c'est de se libérer de la différence (Unters­
s'ouvrir l'accès à la problématique de Heidegger. chied) des positions et des points de vue, c'est de voir
comment c'est justement la différenciation (Unters­
HEIDEGGER : La dernière question de Cassirer relative à cheidung) des points de vue qui est la racine du travail
la confrontation de Kant avec !'Antiquité me donne philosophique.
. encore une fois l'occasion de caractériser l'ensemble de
ce dont il s'agit. Je dis .qu'il faut répéter la question Traduit de l'allemand par Pierre AUBENQUE.
platonicienne. Cela ne peut vouloir dire que nous devons
nous replier sur la réponse que lui ont donnée les Grecs.
II apparaît que l'être lui-même est dispersé dans une
multiplicité et que c'est un problème central que de
s'assurer une base ferme pour comprendre à partir de
l'idée d'être la multiplicité immanente des modes d'être.
Ce qui m'importe, c'est d'atteindre ce sens de l'être
comme étant le centre. Et l'effort unique de toutes mes
recherches vise à conquérir l'horizon à l'intérieur duquel
pourra se déployer la question de l'être, de sa structure
et de ..sa diversité.
L� simple médiation (das blosse Vermitteln) ne nous
·tera Jâmais avancer de façon productive. Il appartient à
l'essence de la philosophie comme préoccupation finie
de l'homme que, plus encore que toute autre activité
créatrice de l'homme, elle trouve sa limitation dans la
finitude de l'homme. Si c'est dans la philosophie que se
manifeste d'une manière particulièrement radicale. la
finitude de l'homme, c'est .parce que la philosophie se
porte vers le tout de l'homme et ce qu'il y en lui de plus
haut.
Ce qui m'importe le plus, .c'est que vous retiriez de
notre discussion une leçon unique: c'est qu'il-ne faut pas
s'orienter d'après la diversité des positions des hommes
philosophants, que l'essentiel n'est pas de s'occuper de
Cassirer ou de Heidegger, mais que vous. en soyez
arrivés au point de pressentir que nous sommes sur la voie
de prendre de nouveau au sérieux la question centrale de
la métaphysique. Je voudrais attirer enfin votre attention
sur ceci : ce que vous voyez ici en petit, je veux . dire la
différence qui sépare les hommes philosophant dans
. l'unité d'une même problématique, s'exprime tout à fait
autrement dans un cadre plus vaste, je veux dire dans
l'histoire de la philosophie ; ce qu'il y a précisément
d'essentiel dans la confrontation avec l'histoire de la
philosophie, le premier pas à faire dans l'histoire de la

4
•·· III

I. - KANT ET LE PROBLÈME
.DE LA MÉTAI'BYSIQUE
REMARQU�S SUR L'INTERPRÉT�TiON DE KANT'
PROPOSÉE PAR. M. HEIDEGGER1

par le Prof. i;)r. ErU:,St CASSIRER, Hambl!-rg.,.


TRAD1'.JCTJON P .. QUILLET

En février ,� Ka11Crapporte dans une)et:tre à


Markus Herz �es .investigationsrelatives. à la,ior me
et aux.principes du monde sensible et i11telligHHe on,t
pris un tour11ant décisif, un tournant grâce auque[ il
croit être désormais,· après de, longues et tâtqnna11tes
recherches, en possession « de la clef qui donne: acc�s
au.mystère en,tier de la mét::1physique jusque là demeurée
cachée à elle-même ,,. Ce qu'il vient de décoµvrir, c'est l(!·,
problème deJ'« objet transcendantal» comIIle noya11.<;I�
la métaphysique. La.question: « q11el est lefondemrl)t::_·
sur le uel ;re ose Ja relatio.n de ce que nous, nommons ert- · .
nous e iésen atio àJiNrt>. ? » ?evient le p iv? t, a,uto u :c_-:>J
duquel tourne . a ph1lpSD):lhle, c est-à-dire.. . qu ·e[le ·. · i{
.· · préè
0

I'orientC1tion nouvelle d'où va naîqe et grandir,Je projft,>,


de)a « critiqu� de la raison .pu�e, ,,. Cétte, �?ent:i,tji/!1:_;..,
nouvelle constitue le contenu et . le sen.& ,ultime, ,de,, là•-·
« R�vqfotion copèrnicienne :, accorp.pl\e.,pa f tàµ:f. :U)>e
s'agit plus maintenant d'ajouterqpsystème auxsys�ème�
q.e métaphysique existants,. de trouver une .. JlOJ,!:Vel\\'
·l. Ka�:und 'àas PriJbkm ·der Metdlj>h1/sïk, ·BOtLn 192-9 et: Frankfurt/
Ma,in -1951 - Vittorio _Klostermanu. :
54 E. CASSIRER REMARQUES
(�
réponse à des questions posées depuis longtemps. La un caractère scientifique , et définitif s' étrut imposée,
transformation va plus avant : elle ne concerne plus les quant au caractère logicrue et méthodologique sinon
réponses de la métaphysique mais son propre concept du contenu· de la doctrine kantienne du moins de sa
et sou problème fondamental) La voie qu'elle empruntera « forme ». Tous les représentants marquants du « néo­
devra être· autre parce que te but qu'elle poursuit s'est kantisme » étaient en effet au moins d'accord .sur un
déplacé - parce que l'objet qu'elle se propose de con­ point, à. savoir que le centre de gravité du système de
naître et en fonction duquel elle « s'oriente » s'est décalé. Kant devrut être, cherché dans la théorie de la connais­
Mais ce décalage signifie quelque chose d'autre et quelque
chose de plus radical que si l'objet avait en quelque sorte Gissaient �Ï:
sance que le «fait de Ja science » ef sa « passifü]jjfë;'ll
ies tE(µ� aboutissants de la ..
simplement changé de lieu dans un.,champ intellectuel Jlilîb)Gîiï,ifig;u ;J) jPÜês:: our eux le caractère et la
resté par ailleurs identique ; il affècte au contraire la supériorité scientifiques de la doctrine kantienne tenait
constitution et la structure de ce champ en tant que tel ; au fait, et exclusivement au fait, qu'il .avait posé le pros
il enveloppe une vue nouvelle non seulement du connu blème en ces termes. Cette conception s'exprime avec le
et du · connaissable mais encore de la nature et de la relief et la vigueur d'un programme par exemple dans
tâche, de la fonction fondamentale de la connaissance. la leçon inaugurale prononcée par Aloys Riehl, à Fri 0

Bien que nous ne soyons qu'an seuil de la·Critiqùe de la bourg-en-Brisgau et intitulée « Philosophle scientifique
raison pure la querelle des interprétations éclate aus­ et philosophie non-scientifique » (1883). Riehl part. de
sitôt. Rien n'est plus problématique, rien n'est plus l'idée que là tâche d'une philosophie qui prétend au
litigieux que la décision que Kant a prise à ce niveau. titre de science rigoureuse ne saurait consister en
Dès son époque, s'affrontent brutalement les interpréta­ rien· d'autre que dans la justification d'une doctrine
tions de. sa doctrine. Elle apparaît à !'ancienne généra­ générale des principes, Elle ne trouve un champ qui lui
tion comme la destrnètion et la démolition de ]a méta­ soit propre et un e · · loi eorrespondant à son essence
physique : Mendelssohn exprime un sentiment fort que ,sur ce terrain. � . eule la science de la connaissance
répandu lorsqu'il se plaint de ne trouver en Kant qu'un lui confère une vérit • le certitude intérieure ; elle seule
·,« entrepreneur général de démolition». [2] Mais peut affranchir Ja philosophie du tâtonnement parmi
d'autres plus jeunes sont déjà à l'œuvre qui ne .veulent les simples « opinions » et lui donner une assise ferme,
voir dans la « Critique de la raison pure » qu'un prélude un fondement durabhQRiehl ne se dissimule pas que
et une « propédeutique » - qui• saluent en cettè œuvre par là un grand nombre de questions que l'on a l'habi­
avec . enthousiasme l'aurore · d'une métaphysique à tude de considérer traditionnellement comme .relevant
venir. Depuis lors le jugement sur l'attitude propre de de la philosophie se trouvent exclues de son domaine
Kant à l'égard de la métaphysique n'a cèssé• d'osci;l!er. mais il voit dans cette exclusion un sacrifice nécessaire
Par nature et en vertu de ses objectifs intêllectùels auquer on .doit consentir si l'on tient à lui ,garder sans
véritables, Kant est-il le critique de la raison, le philos l'altérer son camctère scientifique. Que la· philoso­
sophe qui s'est occupé de la logique et de la méthode de phie puisse et doive être plus que simple science, qu'elle
la connaissance ? Ou bien la critique ne .forine'.t-elle doive envelopper en même temps une vision du
pour lui que le point de départ d'une problématigue monde et,,qu'elle doive la développer sous une. forme
orientée d'une façon toute différente ? A-t-il ehterféJa systématiqüe, cela lui apparaît comme l'erreur que la
métaphysique ou bien l'a-t-il éveillée à urie vie nciùvelle ? philosophie moderne a, empruntée à la spéculation
Les esprits et les époques se séparent dànsla réponse grecque. « Sèules les relations que présentent [3] les
qù'ils donnent à cette question. Quicorique abdrdrut ail conceptions scientifiques de caractère général . avec
début du siècle l'étude de la philosophie kantienne l'homme, . leur rapport en particulier aux exigences de
pouvrut avoir l'impression que la cause était entendue, son �e, (Gemüt) ti;ansforment .ces conceptions en visjon
qu'une conviction communément admise et présentant du monde ». Cette mise en relation avec l'homme, cette
66 E. CASSIRER REMARQUES 57
application ·à l'homme 'est d?après Riehl inévitable ; de la raison 'pure » reste selon lui méconnue dans son _, _
m.ais elle ne forme plus urr objet de conceptualisation principe lorsqu'on interprète cet ouvrage comme une"'•
, .scientifique rigoureuse - aussi bien elle tombe· pour « théorie de l'expérience » ou même comme une théorie�•
cette raison hors dela sphère de laphilosophie. «Les visions des sciences positives (p . ..!fil_[,!5 /76]. On ne saurait en_' .
du monde ne sont pas objet du seul entendementi'Elles suivant cette voie dégager le problème métaphysique.
·s'adressent à l'hom�e tout entier, à tous les aspects de Car le sens de ce problème n'est pas accessible à partir de
son être. L'âme et non i"entendement en est Fauteur. la seule logique et il ne peut être déployé dans le. cadre
Aussi sont-elles pour la plus grande part subjectives et d'une « Logique de la connaissance pure'». La méta­
ne ressortissent0elles pas à la science. Les visions ,du physique est en vertu de son essence doctrine de l'être,
monde rr'appartiencnt pas à la science mais,.:,!à>-la elle veut être ontologie - mais toute question portant
croyance,:. Pour autant que l'existence d'un système ;;le sur l'être renvoie en fin de compte à une question por­
la connaissanc� est justifiée, elle est réalisée; et eertesA1e tant sur l'homme . Ainsi le problème de la métaphysique
façon :seulement approximative, par la science, Pour se transforme-t-il [4] en cette unique qu_estion radicale.
autant que la vision, du mondé doit être fondée de façon Toute question relative à l'être doit être précédée de
objective; ,H revient également -à la science· d'effectuer façon générale par la question portant sur l'être humain.
cette fondation. Mais,sapartiesûbjective sort dcr cadre de Elle forme l'objet de la véritable ontologie,.de l'ontologie
la seule s'Cience. C'est pourquofla philosophit ,en,fânt qile fondamentale. « Nous appelons ontologie fondamentale
système ·et en. tant que visïon du monde . n',est- pas une l'analyti ue de l'essence finie de l'homme en tant qu'elle
science2· ». �prépare f.f1'oncteffiëllÎ"'"ëf'û111� métaphysique conforme à
C'est intentionnellemènt que je,place ces propositions la nature de l'homme. L'ontologie fondamentale n'est
de Riehl · au seail dè cette étude car elles définissent autre chose que la métaphysique du Dasein humain telle
avec ·une vigueur:et une clarté qai, ne' sauraient ·guère qu'elle est 'nécessaire pour rendre la métaphysique
être surpassées l'opposition qui existe entrelaMmreption possible, Ellè demeure foncièrement éloignée de toute
que se fait Heidegger de la tâche èentral'e, de la: métas anthropologie, même philosophique. Expliciter 'l'idée
physique et le -mode' de pensée;· la mentalité . philoso­ d'une ontologie fondamentale veut dire : montrer que
phique du « criticisme » d'inspiration positi:viste. Il l'analytique ontologique du Dasein telle qu'elle a été
n'est rien que Heidegger combatte avec autant d'insis­ caractérisée répond à une nécessité absolue, et, par là,
tance et de passion que, -ce mode de. pensée = la suppo, préciser selon qrièHe perspective et de quelle manière,
sition d'après laquelle l'objectif essentiel de Kant aurait dans quelles· limites et en. fonction de quels présupposés
été de fonder la mètaphysique sur la « théorie de la elle pose la question concrète : qu' est iêque l'homme, ? »
0

connaissance », mieux : qu'il aurait voulu livrer dans 'la (p. 1) [13 /57]. Selon Heidegger, c'est cette question et
"' Critique de la raison purw fut-ce ·en partie seulement, une nulle autre qui a provoqué et soutenu la, réflexion de
'' •· semblable i, théorie de la connaissance ».-Cette supposition Kant et qui :a déterminé l'orientation de toutes ses
doit être "'définitivementœuinée » par t'interpr.éfationcde investigations · métaphysiques. S'il approfondit l'an::t­
H:ideg�e� (�2\� [ 08 /286]3. · L'intention:;de ' la « Critique ljse des ,ofacultés humaines de la connaissance.,», il
- � , ne se perd 0 cependant jamais dans cette, analyse. E:lle
1 n'est pas pour lui une fin en soi mais seulement ',un
2:; A�. �mm:: ·._ueb;,,...'1fiss�m h<ifl �he urld nic�w 8�C�ii)h�. P�i'.-'
l_C (i _ i:8_
moyen : l'examen de la forme de la connaissance humaine
· WsophieJPti:i.loS9_phisphe Studièn, Lèip:� -
_ig._1925,_:pp:23294;)_'. .. : :_' : __' _: · _:
,_ ·8.. .
Leii chiffrèsi·entrè ( )-dollllés1 S'a\ns:à.ntre '1:l'.l.dic&tioll! reriVoieri.t,�à ns"là doit permettre de pénétrer l'essence de l'homme, la
gq..ite: dû te:x:te ·· à.: la,- pagina;ti@ àe)'ounage-. d-è·• Heide,gger�- [�- ehif_fres nature et le sens de son Da:sein. " La métaphysique du
e'Atre . h]: �?,i_9.u.ent :soit .J� î p�_ �t�n : çi,e-, l'a�f4c1� . (l � . C,i���sc/�?f}! a
�,e .. r�_fé_r,�c_!:! �tre. ( ), -Ja . p�a,t!'
: �f� Dasein reprend la question : qu'est-ce que l'homme,
2 .édition; Frankfurt a.M. .195'l, et dans P}L- �1?:-, �e, .qe. -��:i���e,rh !3:�nt 1_, question nécessaire à la fondation de la métaphysique ».
8
la ·tra;du'ctîon"]ia,i,• '.A. èle; Waëlhèn,s .
et-W.lBien:iél;·Pàrf.,:d-958�}-·-···' 1 -'<" ·:· :·, -,._,: · .:--:: y·,,:)((' L'apport spécifique de Kant, si ·on l'interprète correcte-
58 E. CASSIRER REMARQUES 59
ment, réside dans le dévoilement de la liaison entre ces dans 1â certitude dogmatique de la posséder e_t chacun
deux problèmes - de la· liaison « entre la question de 1a doit saisir toutes les occasions de se la réapproprier. •.
· possibilité de la synthèse -ontologique et le dévoilement de Dans le livre de Heidegger, on'a affaire à une tentative
la finitude en l'homme. c.'est-àcdire de l'exigence d'une de réappropriatîon de ce genre de la position fondamentale
réflexion portant sur !a'\iuestion de. savoir comment une de Kant et c'est de cette tentative et exclusivement d'elle
'métaphysique du Dasein doit se réaliser concrètement »; qu'il sera question · dans les considérations suivantes. -
· {221) [209 /287] Certes, le simple -affrontement du « point de vue »
Il serait stérile et vain de discuter le point de départ semble une des formes préférées du débat philosophiqUE\
• que Heidegger a choisi pour son problème ou de ,çlispu­ mais elle m'est toujours apparue comme l'une dés plus
ter avec lui de ce choix. S'il veut que sous une forme àu débilitantes et l'une des plus infructueuses. Il y a lieu au
sous une autre un « débat " philosophique soit possible contraire de snivre ici la règle que Kant a établie et qu'il
et ,s'il entend qu'en un sens ou un autre il, soit fécond a déclarée décisive et obligatoire pour lui-même. « On
le critique doit • se . décider à se placer sur le terrain doit dans l'appréciation des écrits d'autrui choisir la
choisi par Heidegger. Qu'il puisse s'y maintenir est une méthode de la participation à la cause générale de la
question à laquelle seule la discussion elle-même appor• raison .humaine, dans la tentative, rechercher ce qui a
tera une réponse, mais il doit s'y rendre, dans la mesure rapport au tout; si l'on estime que cela mérite examen,
où il veut éviter. que la critique ne dégénère• !ln simple il faut tendre à l'auteur,.on plutôt, an bien commun, une
polémique et en. un continuel dialogue• de sourds. Une main secourable et traiter les fantes comme des choses
discussion polémique de ce genre, je tiens à •Y insister accessoires. » 6 C'est• à cette maxime que j'entends
d'entrée de jeu, n'est absolument pas dans mes intentions soumettre ·aussi la discussion suivante : je ne voudrais
1 et je ne m'y sens pas enclin quoique Heidegger n'ait pas que celle-ci fût comprise comme défense ou contes­
_,,?il manifestement pas rendu justice au mérite ll_i!!IQ!1JIJ!e_ gu tation d'un point de vue philosophique quelconque et je
li[' .J«[�EIJ!W..�4!,ll>J.f
�;]f.11.l):J;is.me,.�. en. particulier âTIIiîéqirétation fouda• prie le lecteur de la considérer et de- la juger selon
j
-1r ?h!::!.. a d�nnée d�ns ses livres
Cô!isacréi à Kiï11T.'1Vtà1s Je ne voudrais pas disputer avec
lui de ce point-là car il ne s'agit pas de justice. historique
l'esprit cc de la méthode de participation à la cause
générale de la raison humaine ».
mais simplement d'exactitude objective et systématique.
Et si Heidegger croit pouvoir nous inviter à une nouvelle 1 - LA FINITUDE DE LA CONNAISSANCE HUMAIN!l
« révision » fondamentale de nos vues relatives à Kant, llT LE PROBLÈM!l
il ·est certai n qu'un « kantien », en particulier sera,très mal DE L'« IMAGINATION TRANSCENDANTALE >>
placé pour se dérober ou s'opposer à cette invitation: cc Je
ne partage pas l'opinion d'un homme éminent,. a écrit Heidegger désigne le problème de la finitude de la
une fois Kant Iui-même, qui recommande- •de ne plus connaissance humaine comme le thème central de la
jamais mettre.en doute.par 1a suite ce dont.on s'est une « critique de laraison » de Kant. C'est dans la mise en
fois convaincu .. Dans l'ordre de la philosophie pure, celà évidence de. cétte finitude et dans la [6] conscience
ne convient pas. On doit·(•..) examiner les propositions invariable de celle-ci qne réside selon lui la marque
en toutes .sortes d'applications(. .'.) tenter d'admettre.le décisive qui distingue la doctrine de Kant de tous. les
contraire etatermoyerjusqu'à ce que la vénté.saute aux systèmes « précritiques ,, dogmatiques. Kant ne corn,
yeux de toutes parts. 1>4 Aussi bien, lorsqu'il s'agit dela mence pas pàr une théorie sur l'essence nniverselle,des
philosophie kantienne, personne n'a Je dr.oit de 'se bercer choses ; il commence au contraire par la question

4. Refleximuin Kants1 zù.r·K;d.r.V. ed. �enno Erdma,mx;:n°- 5, 5�. KantB Refleœionen·, no 46.
60 E. CASSIRER REMARQUES 61
relative à l'essence de l'homme et il trouve une réponse humain, en tant que « dérivé "• n'engendre ni ne suscite �
à cette question eu mettant en lumière la finitude jamais l'être en ce sens : il porte ses regards sur un être,
spécifique de l'homme : ,, La fondation de la métaphysique qui est déjà présent, qui lui est d'une fa_çon ou d'uue autre _
s'enracine dans la question relative à la finitude de «donné "· L'instrument de cette·« donation " est l'intui- .,
l'homme · et ceci de façon telle que cette finitude · peut à tion - donner un objet comme l'explique Kant, ne·
. présent seulement devenir elle-même un problème. La signifie que {7] le rapporter à une intuition réelle ou tout
fondation de la métaphysique est une dissociation au moins possible. C'est ici en même temps que réside·
(analytique) de· notre connaissance, c'est-à-dire. de la la dépendance originaire et essentielle de toute con­
connaissance finie en ses éléments." (208) [196 /276]. naissance dérivée. « L'intuition finie ne peut recevoir...
La tâche fondamentale de la métaphysique doittoujours sans· que ce qui doit être reçu ne s'annonce. L'intuition \'•/\
demeurer non pas tant de décrire ou d'expliquer l'être finie doit, .conformément à son essence, être touchée, ·\
en tant que tel, le ov ij ov , que bien plus de dégager le affectée par ce qui peut, être intuitionné en elle. " (21,
lien essentiel entre l'être et la finitude en l'homme 23)[32 /87].
(212) (200 /278]; C'est le caractère et l'originafüé spéci­ Si l'on tient fermement à ce point de. départ de la
fique de fa ,raison humaine que son intérêt le plus doctrine de Kant, on doit, selon Heidegger, également y
profond concerne non.l'absolu, les«choses en soi "mais rapporter toutes les parties de la doctrine qui suivent et
la finitude elle-même. Il ne lui importe pas d'effacer en les interpréter à partir de là. Certes, on ne peut mécon­
quelque manière la finitude mais au contraire d'en naître que Kant n'en r,este pas il la •simple « réceptivité
acquérir, la certitude pour se maintenir (207) [196)273]. de l'intuition " mais place à côté de celle-ci la « sponta­
Mais que signifie au. point de vue de la wéthoèfe cette néité de l'entendement"• bien plus, qu'au cours dè• sa
finitude et comment s:exprime-t-elle dans les mo·dalités dêduction il en- dégage dè plus en plus nettement les
et la structure ,de·la connaissance ? Sur ce •poirit égale­ contours et en souligne de plus en plus la portée ; cette
ment Kant a donné !me réponse claire et. nette. Elle est insistance cependant ne doit pas êti:e comprise ou infléchie
� signifiée par le fait que toute connaissance humaine est dans un sens: tèl1qu'elle contredise le point de départ
. assujettie à l'intuition sensible et que toute intuition dù problème·dè Kant. Il faut toujours entendre qu'elle
•.est «réceptive"• qu'elle consiste originairement en une caractérise la finitùde de la connaissance et non qu'elle,
« réception "· L'entendement humain connaissant des ,la nie ou l'abolit. De même, cette « ascension " .de la \
} objets "et les plaçant devant lui n'est pas le ,créateur / connaissance qui :semble s'accomplir lorsqu'on s'élève_\
de ces objets. Il ne les fait pas surgir dans leur être, il se 1 de la �sibilité à l'entendement et de l'entendement à),-
,-contente de les représenter et de les apprésenter. Ainsi [ la raison "ne "ji"ëirreinrncunciwsi.gnifier que-nousécliap-�i ..
.-· est-i) non pas intellect « archétype " mais « copie " \ picius aucunement à la sphère de la finitude ni que nous !
s; � intellectus ectypus, non intellectus archetypus. · Kant \puissi�ns jamais en ·avoir définitivement termjné avec_"�­
'- ]ùi-même,attacl:ie partout la plus grande importance à elle. R�--�en g_ri_gi1iaire · ave.rc l'intuit�on111ug,.l!.tJ.�a!'t'.:
' , .cette opposition. Il ne parvient à mettre en évid'ence dè
,,,,__ f 1 -" f:i,ç_où d�ire et_ 11et�e l'essence de la connaissa;n�_e �umaine êtr_e�,:mrri11--;la·dépendall()E)_E:Ù}l erltra[ne ne peu� J:i,ma1�
�r· fm1e gu en l'el��1da':'t Ear co:i_!��;'..�,2.:J'.ld�e;.,l!!Ll1L ... être 'ècàrtee:--eir-ue' bnse pas Ta chame de la fnutaàc,-''.-,;
Toute pensee en tant que telle, tout usa�e même ,i pure!"- '·
� , .• connaissa,n.c_�_1\1.vme · mfm,e. La· connaissance: d1V1ne est ment logique" de l'entendement porte déjà l'empreinte
�---'-,-'--""«înruilus. origiriarrns ,,·; eÎ!e n'a :aucun objet· comme de la finitude ;.bien plus, la,.fi-uitude en est le sceâù
simple« on-jet ",comme ùn objectivé c'est-à-dire comme caractéristique. Car, toute pensée, en tant que « .pensée
•quelque, chose· situé « devant elle" et, ,,.hors d'elle». .discursive"• ,a ,besoin d'un détour, d'une 'prise en consi­
1

Elle doit au contraire_ être conçue comme source de clfération d'un universel par Ja 'médiation duquel et à
l'être : comme ce qui promeut tout être à l'être, comme pairfir duquel la multiplicité des choses singulières dévient
ce qui l'aide à naître (origo). En revaJiche, l'entendement corrceptùellement représentable. « La- nécessité· de 1èe
62 E; CASSIRER REMARQUES 63
détour (discursivité) essentielle à l'entendement .est le l'imagination transcendantale, clétecrnioées•et éclairées à
signe le plus accusé de sa finitude,, (26} [34 /90]. Etfü n'en partir de là (p. 130) [127 /19(,lj.L'esthétiquetranscendan­
va pas autrement, en fin de compte, de la raison, de la fül:e et la logique transcendantale prises en elles-mêmes
« connaissance des idées "· La raison humaine est finie sont incompréhensibles : l'une et l'autre n'ont qu'un
non seulement de façon extrinsèque mais . en quelque caractère préparatoire et elles ne peuvent être·lues que
sorte de façon intrinsèque : la finitude ne l'enferme pas dans la perspective du schématisme transcendantal
comme une limite qui aurait été imposée de façon (cf. p. 137) [133 /203]. L'établissement de ce rapport
fortuite à son activité et à laquelle celle-ci se heurterait fondamental constitue la tâche principale et le noyau
mais elle est précisément inhérente à cette activité de l'analyse de Heidegger.
elle-même. Toutes ses recherches et toutes ses questions Or,, il faut immédiatement souligner. et reconnaître
s'enracinent . en elle : « elle pose ces questions parce qu'il a exécuté cette partie de sa tâche avec une vigueur
qu'elle est finie, et même finie de telle sorte que daus sa extraordinaire et avec la plus grande acuité et la. plus
( rationalité c'est de cette même finitude qu'il .· .
/üagit..__ grande clarté; J'ai toujours vu le signe le plus curieux
i (p. 207 et sq.) [196 /273]. Si haut que la raison puisse d'une complète méconnaissance de l'intention maîtresse
\. s'élever au-dessus de l'expérience, elle ne peut cependant de Kant dans le fait que l'on ne cesse de rencontrer dans
\ jamais la survoler à proprement parler. Car·la tmnscenc la bibliographie relative à Kant l'idée que celui-ci aurait
· dance en tant que telle est [8] également a priori sensible « inventé »la.doctrine du schématisme comme un artifice,
et la raison humaine pure est nécessairemem: une comme s'il avait introduit la faculté de l'«imagination
raison sensible-pure (p. 164) [157 /228]. transcendantale ,, pour des raisons extérieures de « sy­
De toutes ces remarques il ressort en même temps que métrie ,, et . d'« architectonique ». Peut-être finira-t-on
toute cette analyse à laquelle Kant procède, que·cette par saisir l'absurdité de ce reproche si l'on approfondit
tripartition de la connaissance en sensibilité, entende­ l'exposition détaillée, dégageant tous les traits particu-
ment et raison ne présente qu'un caractère provisoire. liers, que Heidegger apport . u chapitre du schématisme. X
Elle ne conduit pas au centre de.la position kantienne du Moi-mêm�,lQ..!!.�Ui§__!lJIIi'ce oin._t gu'insister sur le fait " \
problème mais elle n'est qu'un moyen d'exposition. En que adhère leine ' . ce.. t10n de_ H�1degger et \
( •Vérité, pour Kant, il n'y a pas trois « facultés " .diffé­ que Je sms --�Q,J!�I. quant_ an_:P_rinc,Ee ; •car ta ---,1--.)
rentes de la connaissance nettement distinctes 'les unes doêtr1'ne ne l'« imagination productrice» (lj] m'apparait \
l des autres, elles sont toutes originairement unies dans également, bien qu'à des points de vue systématiques
1, une « faculté radicale ,, . où elles sont enveloppées. entièrement différents comme un motif d'une fécondité /\
\ -Heidegger tente de montrer quel'« i�(lginatifill transcen- inépuisable de la doctrine kantienne:-:ainsi que de là
dantallL» est cette faculté unifiante et originaire, qu'elle philosophie critique dans son ensemble•. ·
. .·
estfiï' source d'où jaillissent l'intuition et le concept, Il reste un point, à vrai dire, qu'il faut se garder .
·\'l'entendement et la raiso'l. E!Je_Il�es:LRSI.S un · élément d'oublier pour saisir etinterpréter dans l'esprit,même•de
; ,' <!e liaison et_J!.!L.média1iQ!L�.!!!"!li.9J!.té mais vraiment Kant la doctrine de la « finitude- de la connaissanée »c
�/ ,l,e,&�ntre_ à PJ!_,ti�..duquel se c_ol)_stitue toute là « Critique Cette doctrine aussi doit être envisagée sous le double
de la lta1son pure. ,, La doctrme de hmagmàtion pure et « point de vue » que Kant impose à foutes les investiga­
\}' de son « schématisme » forme dans la fondation kan­ tions dans le champ de la philosophie transcendantale
tienne de la métaphysique· l'étape décisive : · !!l;· dhapitre0 et dont jamaB il ne se départit. Il nous faut toujours,
du schématisme seul« mène de façon absolumenîsôre,.an dans de telles investigations, fixer notre regard sut deux
_

cœur d!) toute lâ problématique de la Critique delaHaisilln


, 1 -pure." (p.107) [106 /170]. L'intuition pure 'comitre Jfa
·, peµsée--pure; si l'on veut les comprendre dans leur fone0 6. Voir sur ce· point'La "Ph�lo'sophie des Fo'Y'1'1UJ8 aymboliques, Ille -Vol,
) \ tion propre, doivent être rapportées l'une ·et.Fautre. •à 2è P. ·Tà. ·pàra..itre;·Pl'OChainemerit ·én frani;:ais- aux Éd. de Mn:i:irit];
;
64 E. CASSIRER REMARQUES 65
objectifs différents, distinguer .monde « sensible » et de se forger une existence absolue ou de la « concocter "
monde « intelligible»; « expérience » et « idée », « phéno­ à, partir de ses concepts, autant elle est bel et. bien le
mènes·» et« noumènes ", en nous gardant soigneusement fondement de tout cet ordre et cette légalité des phéno 0

de co�f�ndre les deu'.' doniàî.1;§ L'jn�ention ,de,K;int mènes dont nous parlons sous. le nom de « nature " au
camcterisant la connaissance par sa d1mtude » n'aetrmert sens de · nature empirique. En ce sens, l'entendement
à son tour son plein sens que dans cette donble perspec­ reste toujours « auteur de la nature », non de la nature,
·ti-ve, Heidegger voit le moment esséntiel de,cette finitude comme « chose en.soi", mais de l'existence des choses en
dans le fait que l'entendement ne crée pàs ;ses;,obj:ets tant qu'elle est déterminée par des lois universelles,
mais les accueille - qu'il ne Jes produit pas··dans leRr Ainsi la limitation de l'entendement manifeste-t-elle
être mais doit se-c0ntenter.d'esquisser une ,«.image,, de justement, et par excellence, son irréductible sponta­
cet êt.re et de la poser devant soi par anticipation. Or, néité, sa créativité authentique et non simplement déri­
la· .philosophie transcendantale comme telle n'.a rien,à vée. S'il se rapporte à l'intuition, l'entendement pour 0

voir avec.cette situation, elle n'a rien à voir. avecl'exis­ tant, dans cette relation, ne se fait pas dépendant-d'elle
tenee. absolue des .objets ni avec le. fondement absolu de absolument, ni simplement son subordonné. (;;'est cette
leur être, Elle ne porte pas directement su� les objets et même relation au contraire qui . comporte la puissance
leui: origine mais sur le mode de connaissance ·des .objets positive d'informer et de déterminer toute intui,tion.
en généi;al dans la mesure où .celui-ci est a priori possible. C'est la synthèse de !'-entendement qui seule con{_ère à la
On peut bien, pour déterminer ce mode de connaissance, sensibilité sa détermination, lui permettant, ainsi de se
pour le· distinguer et le délimiter dans sa spécificité, rapporter à un ,, objet "· L' « objectivité " que. nous
utiliser la représentation d'un « entendement divin,», attribuons à la connaissance est donc toujours l'œuvre
. d'un•« intuitus- originarius ":; toutefois, -cette représen­ de la spontanéité, non de la réceptivité. Toute• penséè,
tation ne désigne pas alors un « objet intelligible" parti­ selon Kant, Heidegger y insiste, serait ,, purement et
culier, un tel entendement est « lui-même un problème, simplement. au service de l'intuition ». Quelle-que soit la
'à savoir une· représentation dont l'objet. n'est pas à réciprocité du rapport entre intuition et pensée, .l'intui­
connaître discursivement: à travers des catégories mais ti on constituerait donc toujours l'essence authentique de
intuitivement, dans une intuition non sensible;-•comme la connaissance et en porterait le poids spécifique.
celle d'un objet dont nous ne .pouvons nous faire fa Toutèfois, même en · accordant- l'idée ..d'unfe pensée
moindre -représentation ,de la possibilité » (Critique de ]a simplement « au service»· .de l'intuition, il resterait
raison pure,. B 3J i). •Un tel « prnblènie ,, n'est :pas encore une distinction à faire. Kant, un -jour,: à p.ropos
_ en somme.une limite:ré•ene à laquelle se heurterait:notœ de ce mot bien connu de· la philosophie « servante de--Ia­
.connaissance, mais un. eoncept:,limite qu 1 elle pos.e d'elle­ théologie "• a dit qu'on avait beau accorder, à la rigueur, .
. même, qu'elle s'impo.se, à elle-même .pour: limiter .les la formule, encore fallait-il poser la question de savoir
prétentions de la. sensibilité .. L'idée, •d'entendement si elle.•était la servante qui porte la traîne de sa maîtresse
divin créateur qui p.roduirait en. même. temps .Jes; objets ou celle qui la précëde portantle flambeau. Or, e' est en ce
qu'il co.nnaît, n'existe pas sans raison-:en ce.,sens,mais ne dernier sens, absolument, qu'il a vu les relati-ons de l'intui­
peut d'autre part �re transposée au-delà de son « ,usage tion et de lai pensée: L'office rempli parI'entendementau
[l0I négatif » (ibid:). Ce. qui.implique que la connaissance, service de l'intuition ne !ni prend rien de sa.liberté ni de
pour autant. qu'elle ne déborde pas sur !'«inaccessible", son autonomiè. Il sert à l'intuition mais . non sous
mais se meut dans le champ qui lui est approprié et me­ l'intuition ; elle en est le but, sans qu'il s'y assuj.ettisse
suré, ne peut absolument pas y être dite simplement ni se mette à ses ordres. Tant et si bien que l'être: de
« finie ", et simplement réceptive. Elle possède là, dans le l'intuition comme intuition déterminé,, - ,et que serait
j\omaine de ]'expérience et de ses ph,\nom�nes, un carac- un êtfe privé de toute détermination ? - dépend de 11
. · . tère intégralement.créateur. Autant iL!ui est impossible fonction de l'entendement. Cela vaut powr ]e: temps qui,
66 E. CASSIRER REMARQUES 67

selon Heidegger, est la éondition absolument [11] de•la,raison.>Car ces .conèepts de.la raison ne se rappor­
originaire de l'être, aussi bien que pour l'espace. La tent jamais ;immédiatement à l'intuition, ils. ne concer­
simple représentation du temps exige « que nous tirions nent que l'usage même de l'entendement :auquel ils
une ligne droite (.qui doit être la représentation .èxterne vont conférer son. unité .systématique, suprême. Or,
figurée du temps) en observant l'acte de synthèse. du l'accomplissement de cette exigence nous place devant
divers par lequel nous . déterminons successivement le un .. nouveau, concept fondamental .décisif : l'idée , .de
sens interne et en observant par là même en lut la l'incanditionné. Si l'entendement porte en soi la,totalité
succession de cette détermination. C'est même. le des ,conditions de l'expérience possible, [12] la raison
mouvement comme action du sujet (non comme déter­ ne se satisfait jamais dans le cercle de ces conditions,
mination de l'objet), donc la synthèse du divers dans elle passe outre et porte la question au-delà - à vrai
!'.espace, si nous faisons abstraction de ce dernier et dire, . cette fonction de « questionner au-delà » est sa
n'observons que!'action par laquelle nous déterminons fonction propre et essentielle; Elle ne vise pas la• sensi­
le sens interne selon sa forme, qui produit d'abord le bilité. pour ,concevoir ,et déterminer par son· moyen une
concept de succession. L'entendement ne trouve donc chose, ,un objet concret empirique; sa tâche J'entraîne
pas d'avance dans le sens interne une telle liaison du bien au-delà de toute, la sphère de cette sorte de « cho­
divers mais il la produit en affectant ce même sens séité », de la sphère où on conditionne et on réïfie. C'est
interne». {Crit. de la r. pure, B 154 sq.) Cette .formula� avec elle .. que nous atteignons le terrain propre de . la
tion appartient à la 2• édition de la Critique, mais la tr• « transcendance ». En ee seus, Kant peut dire que l'incon­
a déjà, en introduisant pous la première fois le concept de ditionné est le « titre commun de tous les ,concepts. de la
synthèse, exprimé sans ambiguïté que nous ne. poù'.r­ raison " (Critique •de la raison pure, B 380). Et• il est
rions saus elle avoir a priori ni la représentation de maintenan!· clair · qu'en caractérisant l'entendement
l'espace ni celle du temps, « car celle-ci· ne peut être comme faculté ,de connaître « finie » on ne désignait qu'un
opérée que par la synthèse du divers offert par la moment de son usage. A cette, caractéristique .vient
sensibilité dans sa réceptivité originaire. » (A 99) D'une em effet s\opposer, . dans un conf.lit dialectique: appa­
manière analogue, les Prolégomènes démontrent que, si rent,,. la. détermination· opposée. L'entendement· 'peut
l'intuition pure de l'espace, assurément, est le.fondement être dit « fini ,, dans la mesure où il ne conçoit jamais les
et le « substratum» de toute connaissance géométrique, objets absolus,.où, a:fortiori, il ne les produit pas, dtune
d'autre part, tout énoncé portant sur un objet géomés manière créatrice; de soi-même � mais il est « infini »
trique déterminé renvoie à la pure fonction de la pensée ; pour •autant que la,,« totalité absolue dans la synthèse
« ce qui détermine l'espace comme cercle, comme figuré des conditions·,, appartient à. sa tâche propre ët essen­
cônique ou sphérique, est l'entendement, car il contient le tie1le. , Grâce à cette exigeu-ce que. lui impose la raison,
fondement de l'unité de la construction» (Proleg. §. 38). il prend pleinement conscience de sa .propre nature et
Toute construction, justement, enveloppe nécessairement de son illimitation. Si, par sa relation à l'imagination
un élément de « spontanéité » ; ce qui s' « annonce ,; dans transeendantale;.ffsemble inséparable de la sensibilité et,
la construction, ce n'est pas un objet comme «recevable'» par là même; de· la finitude; par sa non moins nécessaire
nous ne sommes pas simplement«touchés»etaffectéspar relation. aux idées· pures de la Taison, il participe de
un objet (cf. Heidegger, p. 23) [32 /87]; nous bâtissons l'infini. Car ces idées, il est vrai, peuvent être présentées
quelque chose d'objectif à partir de ses éléments .origii symboliquement, mais .elles ne peuvent plus être exhibées
. naires, de ses « conditions de possibilités ». / et fixées dans um simple « schènie », dans un « mono-,
Et le problème ici présent s'aggrave encore dès que gramme de l'imagination ». D'un principe de la raison
nous franchissons le pas qui sépare l' anaiytique trans­ pur.e,.- <c•.on n:.e sauràit donner- aucun schème corrèspon­
cendantale de la dialectique transcendantale - dès-que daut, dans la sensibilité », si bien, qu'il ne saurait avoir
nous passons des concepts purs de l'entendement à ceux non plus aucun objet in concreto (Critique de la raison

5
68 E. CASSIRER REMARQUES 69
pure, B 692). cc Comment en effet une expérience, pour­ ses connaissances unité et intégrité systêmatiques
rait-elle jamais être donnée qui fût à la mesure d'une (cf. B 435 sq.)/ Elle vise donc avant tout la totalité de
idée ? Le propre d'une idée est justement qu'une expé­ l'expérience·-'" donc la totalité de l'être sous conditions
rience quelconque,ne peut jamais s'accorder, avec elle,,. temporelles; Mais cette situation' se modifie selon Kant
(B 649). Par là se trouve aussi finalement rompu la dès que nous considérons la raison non plus simplement
contrainte de, la pure réceptivité. Alors que Fr. ,Heinrc d?un point de vue théorique mais « d'un ,point de ,vue
Jacobi cherchait à déduire philologiquement le concept pratique». Car avecT.« absolu » de l'idée de 'liberté, elle
de Vernun/t de celui de Vernehmen (percevoir) et voyait ose finalement franchir le pas décisif vers le pur cc intel­
dans la , raison une "fonction. essentiellement perce­ ligible », le suprasensible et supratemporel. · « Si par la
vante, maintenant éclate au grand jour l'opposition suite il se trouve, remarque déjà la,Critique de la raison
, typique entre sa cc philosophie de· la foi » et l'idéalisme pure (B 430), non ,dans l'expérience, mais dans certaines
critique. Pour KanÇla raison n'.est jamais unëësmîple lois {non . des règles• purement• logiques mais). des, lois
faêülïe percevante, .c'est une faculté de c0mmande­ de l'usage ,de la pure raison existant a priori ,et ·concer0
m_mit et d'exigence : elle nous place devant l'impératï/ nant notre' existence, l'occasion de nous · présupposer
de l'cc inconditionné».. Dans cette conception'fondâmen­ comme législateurs' absolument a, priori e)l vue de notre
tale, Kant prend place immédiatement aux :côtés de propre existence et 'déterminant aussi cette. existence
Platon. cc Platon a très bien remarqué que notre faculté eUe0même, se découvrirait alors une spontanéité ,par
de connaître ressent un besoin bien plus élevé que celui laquelle, notre réalité serait déterminable, sans avoir
, d'épeler simplement 1es phénomènes selon l'unité syn­ besoin en plus des conditions de l'intuition empirique ;
; thétique [13] afin de pouvoir les lire comme expérience, et alors nous nous ·apercevrions que, dans la conscience
' èt que notre raison s'élance naturellement vers des de• notre existence ,a. priori,' quelque chose 'est éontenu
connaissances qui sont bien trop hors de ,portée pour qui peu:t sèi:Vir à ,déterminer notre existence, laqllellê
qu'un objet quelconque, &usceptible d'être .donné par n'est entièrement détenuinable,que sensiblement, à la
l'expérience, puisse s'accorder avec elle, qui"néanmoins, déterminer pourtaiit par rap'Port à une certaine faculté
\ ont leur réalité et ne sont nullement des fantasmago­ interne en relation avec ·un monde intelligib'le {simple­
\ -ries i,; Au lieu de l'en blâmer, on aurait :dù admirer ment pensé, il est' vrai) ,,.
· « l'élan spirituel du philosophe » qui le poussait à passer · La·« Critique de la raison pratique ,, part de cette pen°·
d'.une cc observatioa textuelle, de l'aspect, physique de sée et lui donne une détermination et un développement
l'ordre du monde » ,à sa cc éonnexion archjtectonique en systématiques. [14] Elle montre que, dans l'idée· de
vue de fins, c'est-à-dire d'idées»: « un effort,qui mérite liberté, est posée non certes l'intuition d'une substance
d'.être considéré et suivi» (ibid. B .371, 375) •. Et ainsi suprasensible mais bien:la certitude de la détermination.
se trouve brisé également le cercle de la ,simple tempo­ suvrasensible de l'être raisonnable. Le principe synthé­
ralité [Zeitgebundenheit], de l'existence et de la,couscience tique. de' la causalité grâce auquel nous « épelons simple0
purement temporelles>Q:l ne fait certes aucun cdoute pour ment Ies · phénomènes pour 'Pouvoir les lire comme
Kant que toute connaissance purement thécfrique est expériences ;, nec suffit pas pour •cette déterruinafüm :
et demeure en quelque manière « )iée au t<lmps » . . La nous devons oser prendre pied dans un nouveau domaine
raison s'efforce, d'un point de vue théorique, de déga­ même P,our ne les comprendre que ,dans leur simpfo,sens.
ger par la suite cc le concept de l'entendement,·des iné­ C'est donc Je caractère absohF de.·, la loi morale:qui nous
vitables limitations d'une expérience possible » et de élève finalement, au-dessus du cercle ,de l'existence
l'étendre an-delà des frontières de· l'empirique � sans simplement phénoménale et nous transporte à l'authen­
toutefois aucunement .abaudouuef, dans ,cette fonction, tique centre d'équilibre et de convergence d'un ordre
sa connexion avec l'empirique. Car son,but•n'est pas de tout. différent .. ;La dichotomie.« mundus intelligibilis » et
survoler absolument l'entendement,; mais de donner à « mundus sensibilis » ne signifie donc en définitive pour
70 E. CASSIRER REMARQUES 71
Kant que le renvoi à deux modes entièrement différents celui-ci n'en constitue pas le sens. Ce sentiment indique
de l'interprétation et du jugement. Elle énonce ,que toute purement et simplement la manière dont la loi, absolue
existence humaine et toutes les actions des hommes sont en soi, est représentée dans la conscience empirique finie,.!
à mesurer à deux échelles fondamentalement. différentes Il n'appartient pas à la fondation del'éthique kantienne.·
et à considérer de deux « points de vue » opposés, par mais à son 11.pplication ; pour formuler ce rapport avec
principe. Le concept. de monde de l'entendement n'est le relief et la précision de Cohen, son rôle n'est pas de
qu'un de ces points de vue que la raison se voit contrainte répondre à la question : qu'est0ce que la loi morale ?.­
de prendre en dehors des phénomènes pour se penser mais à la question : sous· quel concept· « apparaît-elle
elle-même comme pratique, ce qui .ne serait pas poSsil,lle dans .J'horizou de l'homme » ?8 Le sens nouménal de
si les .influences de la sensibilité étaient déterminantes l'idée de liberté, cependant, reste tout aussi rigoureuse­
pour l'homme, ce qui cependant est absolument néces. ment séparé de la manière dont il apparait, survient et se
saire pour que l'homme se. pense comme intelligence, présente da:ns la sphère des phénomènes psychiques.
.comme libre personnalité dans un « règne des. . fins »:,. D'un point de• ·vue phénoménologique, justement, il ·
(Ces� d�nc en f�t le mirac!e ?'_une sorte de com,iaissance importe de reconnaître ici une distinction irréductible;
/ « creatnce » qm, se prodmt ICI, da:ns le domame de la Pour ce qui est de l'idée •de·liberté, ei,..par conséquent
; moralité : le « moi » n'est· fondamentalement que. ce de la cc raison pratiqùë»'ëtlë-J7rêm, Kant y revient
\ qu'il se fait soi-mêm.e. Et la l?i m_orale e)le-même · avec
, aucun dont� la forme de l'imperalzf, elle s'.impose_ a sans insistancè~:-è:le est un pur « mtelligible », sans lien avec ,
et des conditions purement temporelles. Ell� est le pur
- s'oppose à nous d'elle-même; mais ce mode d'1c. opposic regard intemporel •--- l'horizon de la supratemporalité.
tion ob-jective » n'est,pas le même que celui de .J'1c ob­ Le concept de causalité comme nécessité naturelle
jet » théorique. Nous ne sommes plus du tout sous le ne concerne· que l'existence des choses dans la mesure
règne de la simple dépendance, d'une hétérono.mie ; la où elle est déterminable dans le temps, par
seule Ioi qui vaille maint.enant est celle. que se donne à conséquent comme phénomènes, par opposition. à leur
elle-même 1.a 'libre personnalité. Afnsi to,ute volonté causalité ,comme choses en soi. « Mais lè même sujet,
appartenant au ccrègne des fins » est-elle à. la/ois esclave justement,- qui· d'autre part est conscient de soi comme
et maîtresse. Heidegger cherche évidemment à démontrer chose en soi, con.sidère aussi son existence en tant qu'elle
aussi pour la « raison pratique·» une dépendance et une n'est pas soumise·aux conditions temporelles et se regarde
«finitude» essentielles, en s'appuyant à. ce propos sur lui-même, comme n'étant déterminable que par des lois
la théorie kantienne des « mobiles de la raison pure qu'H se don:ne- par la raison elle•même, et, dans cette
pratique ». En montrant que le moi ne peut s'approprier existence•qui lui•est propre, rien ne précède la détermi-.
la loi morale que dans le sentiment du respect, Kant nation de sa volont� » 9 • Nous restons alors intégralement
redonnerait place, par cette. fondation de la loi morale cc en noUs•mênies »· en même temps que nous sommes
sur un sentiment, à la sujétion.et à la finitude, et par Jà en principe ·élevés cc au0dessus de nous-mêmes » : nous
à la, connexion avec la « constitution o,riginaire de sommes• au·èentre dè·notre être comme personnalité,
l'imagination transcendantale» (p. 152)[146/21;6], Mais commë pur être raisonnable, et nous ne nous considérons
ici iI faut soigneusement distinguer entre la sphère des plus ·sous Ies condititms de notre existence phénomènale,
problèmes spécifiquement éthiques et celle des. problèmes empirico0temporellè. ci, Seul le concept de -liberté permet
psychologiques, Le [15] contenu de la loi morale ne se que nous n'a)!;ous p.as à sortir de nous-mêmes, pour trou�
,fonde nullement selon Kant sur le sentiment du,respect ; ver l'absolu et l'intelligible dans le conditionné et le

7. Fon&ment8 de kt métaphysique des mœurs, III {Ed. Cassirer IV, 318) 8. Hermann COHEN, Kants Begrilndung der Ethik, Berlin 1877, p. 274,
[AK IV, 45SJ. 9. Krit. d. prakt. V., ed, Cassirer T,V, p. 107 [A 176, tr. Picave� 1�4],
E. CASSIRER REMARQUES 73
sens)ble .. Car c'est ,notre raison même qui, par ,la
loi lequel il ne peut que s'écrouler. Kant ne soutient jamais
P,•ratique SUJ:lrême et absol ue_ - se reconnaît, ainsi que un tel « monisme » de l'iroaginauon ; il s'attach�Ji un
1 être · conscient .de cette lo1 (notre propre personne),
co� appartena1;t au ,monde de I:e tendem dualisme dèfade et radlciil;-,ï"u ·dualismemr mon<!e
premsément en determmant la mam � � nt·pur, et sensible et du monde intelfi�ble, Car son problème 1:1'est ,
èr'e· dont cet être pas le problème de l'• etre » et du « temps "• mais le
peut agir en tant que tel ,1 0. ":' ·
problème de l'«ftre • et du « devoir-être », de l'« exp é17
_Nulle part comme dans ce p àllsage Kant n'.a pris plus ,
rieuce » et de l'« ra&η»;
soig!'eusement g.arde à •Ce 1,1e le ·sens
matique �· trans cendantale » 4[.16] . n:e glissde e
s,a probléc
pas •dans le
Heidegger avàit parfaiteineut le droit, du point de_ vue
psychologique, et à ce que .ses ·considérations. ne. de son ontologie fondamentale, de contes �er ce dualisme
pas refoul ées dans le simp le,anthropologique. Inlasssoient able­
- mais il n'aurait pas dü le nier et le démer .. Sans doute
ment , 'il • a{firme fortement ·que •toute , analyse Heidegger va-t-il répliquer à cetteobjectionqu'intenti ?n-
P!:'rement et simplement de la « nature de l'hom nt parta nellement il n'en est pas resté à ce que Kant a «•dit •
me • effectivement, mais qu'il a voulu mettre au grand j our le-
.-manquera radicalement l'idée transcen dantale,de liberté problèrne qui le poussait, reproduire et reprendre 1 « évé- _
-. et prul' , eonséquent la fondation de l'éthique. C'est
ce·. souci qu'est énoncée la thèse kantienne dans nemeut • (Gesehehen) philosophique . d'où ce problème
méeonnlie ·e� mésinterprétée qu'on ne saurait. si seuvent prend sa source (p , 204)[193 /271 ]. Mais, de cette m8:xi!rµe
un 7 conc ept1on :p u:re 'de la loi_ morale sans prenparv dre
enir à
garde
d'explication en soi justifiée, il a fait, me sem�le-t-ili un
qu elle d01t valoi r, non seulement pour des usage injustifié. « Toutefois, une intell'rétati�n. qui se
« p �ur tout ê):r!l raisoomable en généralhom mes, mais borne à reprendre ce que Kant a dit expllc1temen�
vraiment pas 1c1, comme · Schopenhauer le »lui • •Kant n'�
repro ch,:
- .affirme Heidegger - est condamnée d'avance a
en. s<, moquant, « pensé anx.• chers · petitSc ange n'être pas une explicitation authentique, [171 si la tâche
s » ; 111 de celle-ci consiste à faire voir clairement ce que Kant,
parle; c_01:ime un théoricien ;le la cr:itiq11e et de lam\lctho.de au-delà· ,de ses formules expresses, met en lutnière, da�
à qu1 kl importe ,de ne pas laisser « se
tièl;Js des . sciences et qui veut- distinguemêle r
r » les, fron-
netteme
son instauration du fondement.. Certes, Kant na P
nt et dire cela expressément, Mais l'essentiel de �out� connais­
\ / r,adicalement_ entre _les tâches de l'éthique et celles de sance philosophique ne repose pas en prem1e: heu sur le�
\ 1 anth[opal�i.e. La ligne de tlémarcation 'lui est donnée
' propositions expliqtes dont elle est faite mais s11r ce qui ·
P 8:r 1 oppositio du « phfn o1'!'
,f / soi >; du f'm;J'iS n';'t de la hberte..ène " et de la «. -chos e en
Et c'est là que ré.si de en
reste encore inexprimé, bien que rendu prései:t _a travers
_
/ / ··. somme .1 obiection véntable et essentielle . que les,thèses explicites ( ...) Il est vrai que pour sa1s1r �u-d_elà
élever contre l'inte,pretation de Kant par Heidej!ai gger.
à des mots ce <JUe ces mots veulent dire, une mte:pretation
E� cherchant à rapporter, voire à réduir,i tout « pou- doit 1l11talement user de violence . l\fa1s cette v1ol�nce ne
peut.se confrondre avec un arbitraire fantaisiste. Lïnter­
\, ! Ol ! , d.e connaître à l'dmaginatlon transcendantale »,
?
pretation doit être animée et conduifo p_ar la /m;c; d'une
, Heid egger :aboutit à ce �u'il ne 11;1,i reste plus qu'un seul
idée iliuminatrice. " (pp.192 sq.) [1 �2 / l po]. Je n a1 nulle�
u ian de reférenee,, celui de l'existence temp orelle. La
J ,iliatinc_tion entre •« phénomènes • et " noumènes » s'efface ment !'intention ·. de contester qu 11 faille à tout expos_e
phildsophique ·urte aidée qui l'anime et lé guide ; m01-
1 / e� se nrvelle : tout ètre en ,effet appartient désormiµs à ia même; je rt!aîjamais conçu autrement l'« hi� toire,» de la
/ \dimension \lu temp s et p.ar là même à la Jinitu de, .Ainsi
i se trouve éèarté le pilier <central philosophie, :.\fais ·Finterprétation n,e �ev1ent-el�� p � s
. stm lequel repose arbitraire l!>rsqu'elle force l'auteur a dire ce qu il n a
l'ensemble de l'édifice de la pensée kantienne , et sans pas dit pour l'unique raison qu'il ne pouvait J e p�nse_r ?
Et de fait, Kant ne pouvait penser, dan� la s1g.�ficatiol!
'10, IMil. T,V, p. 115 [A 189, tr, 112]. q11e I:Ieidegger lui donne, le conèept d une. raison qm
serait une " pure spontanéité réceptive », .une « p.ure
74 E. CASSIRER REMARQUES 75
raison sensible» (pp. 147 et 164) [14 /211 et 157 /228]. l'homme sous le signe de l' « idée d'humanité» en le f'
Ce··concept n'est compréhensible qu'à partir des présnp­ considérant du point de vue de cette idée. C'est non pas·
positions de la problématique heideggerienne; de· son l'existence de l'homme, mais le « substrat intelligible
analyse de Sein und Zeit11 ; dans la doctrine. de Kant, de l'humanité» qui est son objectif essentiel. Le schéma­
/ c'est nn corps étranger, un intrus. Pour Kant; une tisme se tient bien au départ de la « métaphysique »
',( « raison sensible. ». est un cercle carré : la raison est kantienne, il en constitue pour ainsi dire la porte d'entrée
/ ,r:justement pour lui la «faculté» du suprasensible et ·du mais le.contenu authentique de cette métaphysique ne se
/ supratemporel,1Sur ce point, donc, je conteste formelle­ développe qu'au-delà. Il détermine que la « terre de 1a7·
\ ment le bien-f<fndé, le « quid juris» de la violence
exercée vérité " est la vérité empirique ; il appartient à la théorie/
par Heidegger contre Kant. Heidegger ne parle plus ici en de la réalité phénoménale et en constitue une partiel
, commentateur mais en usurpateur qui entreprend, pour­ intégrante, mais il laisse place à une existence d'une/
rait-on dire,. pénètre à main armée dans · l e système autre . importance, à l'existence nouménale non dtj
kantien pour le soumettre et l'utiliser aux fins de sa chosés m ais d'i, intelligences », à l'existence d'un règ
propre problématique. Devant cette usurpation, ,il ;faut .
de . personnalités librement agissantes et absolument �
exiger restitution.: « restitutfo in integrum » de la doctrine autonomes.
kantienne.· J·e serais :te dernier à contester ou-à rabaisser · Et. nous en arrivons·. là à un point où se manifesté,
la signification et !'.importanc e du chapitre du « schéma­ dansl'ensemble de la problématique heideggerienne, nn
tisme » pour le ·système. J e suis, avec Heidegger, con­ curieux .paradoxe. Heidegger a une idée en tète, dans
vaincu que ce chapitre est construit non pas « confusé0 toute son interprétation de Kant ; sans aucun doute
ment» mais avec une incomparable .lucidité, -qu'il c'est la liquidation de ce « néokantisme» qui voulait
conduit « avec une sûreté inouïe au cœur de toute la fondre l'ensemble du système kantien dans la critique
problématique de la Critique de la raison. pure l, (pp. l 06 de la 'connaissance, voire le réduire en définitive à une
-:: et sq.) [1061/170]. Mais enfin, si le schématisme< et la simple critique de la connaissance. Il lui oppose la thèse
-doctrine· [18] de l'« imagination transcendantale'» se du caractère originairement métaphysique de la problé�
_.K,situent au centre de l'analytique kantienne, ils n'occupent matique kantienne. La doctrine de Kant n'est pas pour
· flquand même pas le. centre du système. Le système ne lui « théorie df l'e:i-péri1.tnce », elle est premièrement
f et
// reçoit sa détermination et son accomplissement que-dans radicalement::« onfologi�J; eîle esfdéfoüvëtteë' dévôHë­
/ ! la: Dialectique transcendantale - et ul:téFieurement ment de l'essénêïideThomme. Pour faire la preuve de
1 i dans'ia « Critique de la raison pratique» .èt la « Critique cette thèse , toutefois, la doctrine kantienne du schéma­
\ 1 _de la faculté de juger». C'estlà, et non dans le schéma­ tisme et de l'imagination transcendantale est-elle-Eienie---­
•, \ -tisme,, qu'il parvient à la véritable « ontologie' fonda­ Iîlm âès1gne ? Je ne le crois pas. cette dùctrine n'est Ji;!L
, , -mentale » kantienne. Le thème « Kant. et la•. métaphy­ , j un élément de la métaphysique kantienne mais un L /
, \siq1,1e » ne saurait être traité exclusivement sub'. specie \ élément authentique et necessaireële sa . théo, iè de '" · '-"'­
\lu chapitre• sur . le schématisme ; il n'est pas nioins f, {'expériâfr7!.---Elte'në'"t:raitiCpas 1mmedlatenféiîfet'"!l1'.i-gïa_
nécessaire, de l'aborder sub specie de la doctrine kantienne i \ namenrelft del'existenèe de l'homme mais de la constitu-
de la liberté et du beau> La Critique dela raison 'pratique tion et des conditions de l'objet empirique, C'est ce à
et la Critique du jugement esthétique ne forit sûrement quoi, tend la schématisation [19] qui est exigée par les
pas moins partie de la doctrine kantienne de l'horrlme, concepts purs de l'entendem ent, ce à quoi tend·. cette
mais elles- la développent en situant ·dès l'abord liaison qui leùr impose de ne pas viser immédiatement à
la connaissance des « choses en soi » mais de se limiter
�1. LJm'"a:e moi l'idée a•un· dé1;at critique_ sur. Sei?_i"�nd Zeif :�- aOit
aux. phéireim.ènes ordonnés dans le temps et grâce aux
être reporté à une autre oc.casion. Dans ce qui suit; je n'ai affaire fiù.'à abri « déterminations temporelles transcendantales "· . Par -
in'tèrprétation de Kant, non à la. fondation de· sa propre doctrine. cette exigence, les catégories· sont « restreintes )),; mais
76 E. CASSIRER REMARQUES 77

elles sont en même temps " réalisées» en tant qu'un «jugement déterminant» [20] est-elle bien un moment in­
usage expérimental déterminé, une relation à l'objet dispensable de cette théorie de.la connaissance que Hei­
empirique leur est assurée. Il faut aux concepts de degger,.assez audacieusement, a voulu détacher et éliminer
l'entendement cette liaison avec les schèmes de l'imagi­ de la cc Critique de la raison purè » (p. 16) [25 /76]. Là
nation transcendantale pour cc soumettre les phénomènes encore, Heidegger, quels que soient le soin et l'exactitude
à des)règles universelles de synthèse et les rendre ainsi qu'il ait apportés aux détails, a opéré sur l'ensemble de
propres à la connexion intégrale dans une expérience » l'analyse de Kant un cc changement de signe » . en la
!_ ( (B 185). Le schémat_ isme appartient donc essentielle­ transposant purement et simplement du terrain de la
\\ .' ment pour KaIJ,t à la phénoménologie de l'objet et non, " déduction oqjective » à celui de· la cc déduction subjec­
\ '_sfüon tout-à-fait médiatement, à cell � du sujet� Toute tive», ce qu'if ne pouvait faire qu'à condition d'en rester·
_ àTintroduction du concept de cc schème transcendantal », ·
· cette problématique de la temporahte du siljet, de
l'interprétation de l'existence humaine parréférence à la sans aller plus avant dans l'ensemble de ses effets et
temporalité, de l' cc être pour la mort», telle que Heideg­ conséquences systématiques.
ger l'a développée dans Sein und Zeit : tout cela lui reste
non seulement en fait mais fondamentalement étranger. 2,- LE KRECUL >>, DE KANT DEVANT' LE DÉVOILEMENT
Pour s'en assurer, il suffit de jeter un coup d'œil sur ce DÈ LA -FINITUDE DE LA CONNAISSANCE
chapitre de la Critique où s'achève à proprement parler
/et se fonde systématiquement la doctrine kantienne du · Une objection, •depuis longtemps peut-être, s'est
/ schématisme. On ne trouvera cette doctrine du schémas élevée chez celui qui ,a suivi attentivement les analyses
1 tisme développée et conclue que dans la section portant de Heidegger, oontre·Ies considérationsprécédentes. Ren­
\ sur les [!!incipes sunth� - section - que Heidegger, dons-nons justice à l'intention profonde de Heidegger ?
dans son interprétation, n'a jamais cité'e ni prise en Cette intention était-elle d'analyser la totalité du système
considération. Le concept de substantialité, de causalité, kantien; ou l'auteur n'en détache-t-il pas très.consciem­
etc. ne gagne son cc sens », sa signification objective que ment un moment particulier qui lui paraît d'une impor­
par.sa relation à l'intuition du temps : on le démontre par tance fondamentale ? Et n'a-t-il pas montré lui-même
le fait que la fonction propre de ces concepts n'est autre que Kant, s'il a été le premier à déceler cette importance,
que de porter la détermination du temps parmi les ne l'a nnllement aperçue et appréciée dans toute son
phénomènes·au niveau derègles fixes et universellement ampleur ? Faut-il donc, du fait que le système kan-tien
valables. Ces règles sont indispensables, car sans elles - contient indubitablement des thèses qui ne s'accordent
sans déterminations temporelles a priori selon des pas avec l'interprétation de Heidegger, voire qui sem­
règles - il serait impossible de. distinguer entre le jeu blent la réfuter directement, conclure quoi que ce soit
purement subjectif de notre représentation et l'ordre contre la position heideggerienne du problème ? Que
objectif du devenir; •Il n'est aucune autre véri_table cette position du problème n'ait pas reçu chez- Kant de
'\./ cc déduction » des Schèmes. Les schèmes sont des moyens développement complet ni trnuvé de traitement propre,
f\ de cc procurer un objet à nos intuitions " ; -en mêm.e temps Heidegger ne pouvait le soulignèr - plus nettement. Ce
._ ( que. des conditions de possibilité de l'expérience, èe sont qu'il-veut montrer, c'est justement que Kant, après avoir
\ i des ·conditions de :possibiljté de ses obje�s. Qn peut aussi réussi-à dégager la racine commune de !'«entendement"
_ /\compter pour" metaphys1que » ces exphcat10ns de Kant et de la« sensibilité » dans.I'imagin-ation transcencjantale,
en donI1ant à ce. concept un sens large: elles-appartiennent a cc reculé » -devant sa propre découverte. "La seconde
édition de,,la Critique de la raison pure rejette dans
'-- ·alors· aux " principes métaphysiques des sciences, de la l'ombre-et· transforme au ;profit de l'entendement l'ima­
nature », puisqu'à tout prendre elles ont été. l',o:bjet· dans
cette œuvre de Kant de plus. amples commentaires• et gination tnanscendantale; telle du <IDoins .que ;la décri­
éclaircissements. AussUa doctrine du schématisme et du vait. !'élans.spontané de la première rédaction» (p. 153)
78 E. CASSIRER REMARQfES 79

[147 /217]. L'imagination transcendantale était pour cendantal » et l'idéalisme p , ychologique». Ce souci ,
Kant ]'« inquiétant inconnu » qui le poussait à concevoir le :contraignit à déplacer lei t tre de gravité de l'ana­
tout autrement la déduction transcendantale .. Kant lytique transcendantale, plus ncore que précédemment,
a reconnu et considéré distinctement le problème de la du côté, de la déduction s • bjective vers celui de la
· « finitude dans l'homme » ; néanmoins, il ne s'est pas « déduction objective »; le contraignit à montrer que·,
montré tout-à-fait à la hauteur de ce problème : il sape la question principale de la Critique de fa raison était-'/
en chemin le fondement de l'instauration tel qu'il l'a de sav9ir comment et sous quelles conditions l'objet·
d'ahord !hi-même établi (p. 209 [198 /275]. Le fait de l'expérience est possible, et non comment la« faculté
,« que Kant, tandis qu'il dévoile [21] la subjectivité du de penser» elle-même est possible. Mais n'était-ce pas
justement la thèse que Kant soutenait déjà avec une
si pressante insistance dans la Préface de la première
·,sujet, a un mouvement de recul devant.le fondement qu'il a
· lui même établi • apparaît à Heidegger comme le résul­
"' tat philosophique essentiel, comme le véritable « événe- édition de la Critique ? (A XI). Et d'autre part n'a-t-il
ment » ( Geschehen) de toute la Critique de la; raison pas; dans la seconde édition, conservé sans changement
(p. 205) [193 /27 . Avec .cette thèse, assurément, Hei­ le noyan de sa,doctrine de l'imagination transcendantale,
.degger· en arrive 1Jans son analyse à quelque chose « qui le chapitre du schématisme, en lui gardant sa position
ressemble à une hypothèse » - et les hypothèses, remar­ centrale, systématique, décisive ? Je n'aperçois pas-­
que Kant, sont, dans le champ de la philosophie trans­ dans tout cela le moindre « recul » devant les positions
cendantale au sens strict « denrée interdite,,. Elles sont, conquises par lui-même. De fait, il y avait longtemps
ajoute Kant, dans la section « Discipline de la raison que l'abandon· d'une métaphysiqne de l'« absolu » ne
pure par rapport aux hypothèses », admissiltles « non cachait plus chez Kant la moindre frayeur. [22] Ce .
pour l'usage dogmatique mais pour l'usage polémique » ; n'est pas dans la « Critique de la raison pure.» qu'il l'a
elles ne sont « autorisées dans le champ de la raison abandonnée pour la première fois, mais dès 1766, dans les
pure que comme armes de guerre, non pour fonder• un Rêveries d'un visionnaire. Il ne chercha plus dès lors
droit mais seulement pour le défendre» (B• 804 sq.), à rivaliser avec les « bâtisseurs de nuées des. mondes
.L'hypothèse de Heidegger ne serait-elle pas au fond une intelligibles » ; et loin que cet abandon signifiât pour lui
... arme de. guerre ; pent-être sommes-nous déjà, non une douloureuse renonciation, il l'envisagea en to.ute
plus sur le terrain d'une analyse de la pensée kantienne, quiétude et sérénité d'esprit, pleinement conscient
mais en plein · sur celui de · la polémique contre cette de la puissance de la pensée. Au lieu de s.'élever jus­
': pensée ? Schopenhauer a adressé à Kant, comme on sait, qu'aux nuages, jusqu'aux« myst'lres de l'autre monde»
-le reproche d'avoir, dans la seconde édition de la Cri­ sur les frêles « ailes de papillons de la métaphysique ">"
tique, dissimulé et . obscurci ses propres convictions, il mit .sa confiance en la « puissance astringente de la
.. d'avoir par « respect humain » · mutilé son œmvre. connaissance' de soi ». « La science, ayant parcouru tout
, Heidegger s'est soigneusement gardé d'nn. tel vice le cercle de ses recherches, en arrive tout naturellement
d'interprétation, d'un psychologisme si extravagant aµ,point de. douter modestement de soi0même et se dit,
et grossier. Cependant, il n'en introduit pas moins lui malgré soi, à soi-même : que de choses il existe, que
aussi nne explication « subjective » et psychologique i'.ignore !, l\llais la raison. mûrie par l'expérience, parvenue
là où on serait en droit d'en attendre et d'en,,exiger à. la sagésse, parle d'un. cœur léger par la. bonche de
une objective et systématique. Et une telle explication Socrate au. milieu des denrées d'un marché : que de
a bel et bien été donnée assez nettement par. Kant ·en ' choses il existe, dont je n'ai nul besoin l »12• A ce climat
personne. Ce qui le poussait. au remaniement dè' la
première édition de la Critique, c'était l'expérience de la
recension Garve-Feder ; c'était l'effort d'opérer une
12. Tra:fune eines Geist&resechers,. B.W. (Cassirer) II 385 sq._ [correction
\f\..d� la référence
séparation nette,'et expresse entre son idéalisme,« trans"
erronée indiquée dari.s l'article III 485 ·sq. AK Il 369.
Trad. F. Oourtès 11].
80 E; CASSIRER REMARQUES 81
de pensée, Kant est resté .fidèle jusque dàns la Critique tiqu e, son essence de pur« intelligible ,, 1 •.L a «loi morale,,�
de la raison pnre. La finitude comme telle, le fait que . . .
se distingue de la loi physique en ce sens . qu'elle ne part
nos regards vers « là0haut » se heurtent à l'impénétrable, pas du lieu que l'homme occ upe dans le monde sensible
ne lui apporte ni étonnement ni angoisse; « Si, quand on extérieur. mais de son « moi invisible », de sa personna­
se plaint de ne pas apercevoir l'intérieùr des choses, on lité, et qu'elle le situe dans un monde qui possède
veut seulement faire entendre que nous ne saisissons « la vrai e infinité, celle qui n'est décelable que par l'euten­
point par l'entendement pur ce que les choses qui nous dement. » (Critique de la raison pratique . S.W·. Cassirer
apparaissent peuvent être en soi, ces plaintes sont entiè­ V 174) [A 289. Tr, Picavet 173. Conclusion]. Je ne vois
rement injustes et déraisonnables ; car on voudrait pas que Kant ait jamais hésité ou perçu ,un conflit
pouvoir sans le secours des sens rec onnaître les choses entre ces déterminations : la limitation de l'usage expé--
et, par suite, les intuitionner, et par conséquent on rimental des catégories aux schèmes de l'imagination, 1
voudrait avoir un pouvoir de connaissance tout à fait et son affirmation du « suprasensible » dans cette .autre
différent de celui de l'homme, non seulement quant au perspective qu'est le _pratique. Pas de cassure, ici, \
degré, mais même quant à l'intuition et quant à; la pour lui,.pas d'« abîme" dans lequel il ne se serait pas ,,_,
nature ; on ne voudrait plus être des hommes, mais des risqué à plonger son regard ; la correspondance est
êtres dont nous .ne pouvons même pas dire s'ils •sont parfaite, la corrélation intégrale. L'« abîme » ne s'ouvrè
: ja�ais possibles, et encore moins ce qu'ils .sont en que si l'on prend pour départ et pour mesure le concept
' eux-mêmes » (B 333). Le problème théorique de ,cette heideggerien de « finitude" tout autrem'ënt conçu et
sorte de « finitude » était donc dès le principe très diversfnent fondé. Se figurer un Kant « angoissé ",
familier à Kant et, même du point de vue pratique, il reculant de frayeur devant les ultimes conséquences
ne se sentait pas non plus à l'étroit dans cette pers­ de sa propre pensée me semble donc, en cet endroit
pective. Dans son éthique, en effet, il y a bien' aussi un également, tout compte fait, ne répondre à rien et n'être
absofu d'idée, un,·absolu d'exigence, mais dont la prise confirmé par rien ; .il me semble au contraire que l'une
de conscience et de possession ne nécessite plus de pl onger· des caractéristiques essentielles et spécifiques de la
son regarèl dans un « au-delà " au sens de la métaphysique pensée kantienne est justement de ne s'arl'êter devant
dogmatique. « Le cœur de l'homme, interrogeaîent déjà aucuné conséquence p o ur des raisons « subjectives ",
les Rêveries d'un visionnaire, ne contient-il pas immé­ de laisser en tous points la parole à la chose même et à sa
diatement des préceptes moraux, et faut-il absolument, propre nécessité.
pour le mouvoir çà et là selon sa détermination, mettre Mais à vrai dire, au point où nous en sommes, la
les machines à la remorque d'un autre monde ? » simple « discussion » logique et la simple analyse concep­
(S.W. Cassirer II, 389) [Ak II 372, Tr. 117]. L'« autre tuelle ne suffisent plus pour trancher ; l'esprit [ Gesamts­
monde "• celui dont Kant a besoin et auquel il n'a jamais timmung] qui anime et infléchit toute philosophie
prend maintenant une importance essentielle. Se fondant
',· renoncé, n'est pas nue autre nature •des. choses mais un · sur la conception du. souci comme « être du Dasein ",
« règne des fins»; nonl'existence'de substances âbsolues
[23] mais !"ordre et l'organisation de personnalités apercevant dans le« sentiment fondamental de l'angoisse"
agissant libren:ient. Or, cette e;x,ïgence, trouve0t-il, est une « ouverture . privilégiée du Dasein "• l'ontologie
fondamentale de Heidegger ne pouvait dès le départ
parfaitement compatible avec les couclusforis de la que transposer les concepts kantiens - si tant est qu'.elle
critîque de la .raison et en particulier avec. la .doctrine prétendait renftre justice à leur sens purement logique -
,j de l'imagination transcendantale. Car ce « règne des dans une atmosphère intellectuelle modifiée, les dégui-
/\ fins " ne pent plus être soumis aux lois de cette imagina­
/ \ tian ; il ne peut plus être « schématisé » sans perdre dans
l'expérience même du schématisme son caractère authen- 13. Cf. sur ce point mon Kants Leben und Lehre, 3e éd., pp. 273 sq.
82 E. CASSIRER REMARQUES 83
ser pour ainsi dire. Kant est [24] une fois pour toutes un tion à l'infini. C'était sa« métaphysique » - la voie qu'il
penseur de l' Aufkliirung au sens le plus élevé e,t. le plus empruntait pour conjurer l'« angoisse du néant»
beau de ce mot : il s'efforce vers la lumière et 1a clarté
là même où il médite les cc fondements » les plus profonds « Seul le corps est sujet de ces puissances
et les plus cachés de l'être. Goethe disait un jour à Qui tressent le sombre destin ;
, / Schopenhauer que, lorsqu'il lisait une page "de Kant, Mais libre de toute violence du temps,
\ c'était comme s'il pénétrait dans une chambre lumineuse. Compagne des natures bienheureuses,
La philosophie de Heidegger,, il faut bien le dire, porte Chemine là-haut dans les parvis de lumière
la marque d'un autre style. .Pour Kant, la méta­ Divine parmi les Dieux la Forme.
physique est 1a théorie des cc fondements; premiers de la Si vous qui voulez planer haut sur ses ailes
connaissance humaine », et on prendra fondement en un Rejetez l'angoisse du terrestre loin de vous,
� sens simple et pour ainsi dire. innocent : la métaphysique Fuyez, de l'étroite vie morne,
doit démontrer et faire . comprendre les cc ptiincipes » :]')ans le règne de l' Idéal ! »
ultimes de cette connaissance. Pour Heidegger, en
revanche, c'est la transcendance qui est au fond, le / [25] Telle était la manière, tel était l'esprit dans lequel
« champ de 1a question de l'essence .du .fondement». 'Schiller, dans lequel Guillaume de Humboldt, voyaient
Le fondement.correspond à la« liberté finie».:• mais lfl la philosophie kantienne, et nous devons, je crois,
liberté, en tant qu'elle est ce fondement, est !'abimé continuer de la voir de cette manière pour la comprendre
(Ab-grund) du Dasein. « Loin que la conduite indivi­ dans son orientation spirituelle, dans sa grandeur et
duelle libre soit sans fondement, la liberté, dans son sa spécificité historiques.
essence de transcendance, pose le Dasein comme pou­ Me voici donc à la fin de mes méditations sur le livre
voir-être .dans des possibilités qui sont béantes devant de Heidegger, et il est un point que je tiens, encore une
son choix fini, c'est-à-dire dans SOll,destinn. «L'irruption fois, à préciser pour prévenir expressément tout malen­
de l'abîme dans la transeendance f�ndatriceest,.de mou­ tendu. Dans ces méditations, j'y insiste encore une fois,
vement originaire que la liberté accomplit eu.nous »14• rien n'est plus loin de moi qu'une quelconque espèce
De telles formules, ,par lesquelles, · selon Heidegger, de polémique personnelle. Il n'est pas question de nier
l'idée de la « logique » se dissout « dans le tourbiUon d.'un ou de rabaisser la valeur du livre de Heidegger. Comme
questionnement originaire », se comprennent à partir tous ses travaux, son Kant porte la marque d'un tempé­
du monde de Kierkegaard ; dans l'univers de la pensée rament et d'un effort de pensée authentiquement philo­
kantienne, elles n'ont aucune place. Car, pour Kant, sophiques. Le livre s'attaque à sa tâche avec une passion
ce n'était pas l'angoisse qui « manifestait le néant », intérieure véritable; jamais il n'en reste à l'analyse
qui par là lui ouvrait le domaine de la métaphysique de mots ou de phrases ; toujours il nous porte au centre
. et l'y engageait". Il avait découvert une forme d'cc idéa­ vital des problèmes et il envisage ces problèmes dans
:' lisme » qui, d'un côté renvoie, l'homme aux«profondeurs leur force effective et leur authenticité native. Et que
· (Bathos) fécondes de l'expérience» et !'.attache à ce dire de mieux à l'éloge du livre de Heidegger, si ce n'est
, fondement, tout en lui assurant d'un autre côté la qu'il se montre constamment à la hauteur de la problé­
participation à l'« idée» et par là-même la participa- matique qu'il déploie sous nos yeux, qu'il se maintient
toujours à la ligne de faîte de sa tâche. Mais éloge per­
sonnel et blâme personnel ne sont point des mesures
14. HEIDEGGER, Vom Wesen des Grundes, Featschrift f"tl.r Husserl, utiles et adéquates pour juger d'une œuvre philoso­
pp. 80 sq., 109 sq. [Trad. R. Corbin, pp. 109-110].
15. HEIDEGGER, Was ist Metwphysik ?, Bonn 1929, p. 17. [Trad. H. Cor­
phique. Seule la chose débattue doit avoir la parole -
bin, p. 31. Heidegger a écrit das Nichte et non das Nicht comme il est comment rendre mieux justice à un auteur qu'en tâchant
imprimé dans le texte de Cassirer.] purement et simplement d'entendre cette parole ?

6
84 E. CASSIRER
Ce serait une « subjectivité,, fausse et mauvaise que
celle qui ne nous porterait pas à .cette sorte d'objectivité
et ne nous y obligerait pas. C'est en ce sens, que j'aime­
rais que soient considérées et jugées les présentes remar­
ques. Je crois que nous devons savoir gré à Heidegger"\.
de nous avoir clairement remis sous les yeuxle véritabl'è IV
« événement ,, philosophique qui s'accomplit dans la
fondation kantienne de la philosophie et d'avoir rendu
cet événement visible dans toute sa force et .dans tout RECENSION DE
son poids intérieurs: Mais il n'a pas, me semble-t-il,
parcouru le champ de la problématique de l'·« idéalisme ERNST .CASSIRÈR: « DAS MYTHISCHE DENKEN »*
transcendantal "· Il n'a montré et situé dans toute son
importance qu'une seule phase du mouvement d'ensem­ par Martin HEIDEGGER
ble, il n'a pas vu ce mollvement comme un tout et il
ne l'.a pas dévoilé dans sa légalité interne. Mesuré à TRADUCTION J.M. FATAUD
l'ensemble de l'univers kantien, ce que Heidegger
dégage et développe sous nos yeux ne représente donc
finalement qu'un aspect partiel. Il est un. point sur
lequel je ne pense pas, en vérité, contredire Heidegger : [lO00]Ernst Cassirer (ord.. Prof. J. Philos. and. Univ.
cette sorte de limitation et de finitude est sans doute Hamburg), Philosophie der, symbolischen Formen. 2.Teil:
le destin de toute espècede pensée philosophique et cle Das mythische Denken. Berlin, Bruno Cassirer, 1925.
toute interprétation en histoire de la p!lilosophie ; XYI u ...320 S. 8°. M .. 10, - ; geb. M. 13, ,,-.
et [26] nul. d'entre nous ne peut se flatter d'échapper
à ce destin. La « méditatio11. chaque fois renouvelée de la Le second volume de. }'important ouvrage de Cassirer
finitude,, n'est peut-être pas, commel'entend Heidegger, est dédié .à la. mémoire de Paul Natorp. Le titre « La
le noyau authentique de la· métaphysique : elle · est en pensée mythique,, pcmr�ait indllire le lecteur à .chercher
tout cas inéluctable et nécessaire comme ·maxime de le thème dominant de cette étude dans une .. mise en
travail et de recherche en philosophie. On n'en arrive évidence, de l'originalité des opérations de la pensée
pas ici à « d'habiles échanges et compensations de points mythiqul'l. par rapport à celles de la pensée purement
de vue,, ; « il ne reste donc qu'à développer. la problé­ logique. Au lieu de cela, c'est précisément la dépendance
matiquede la finitude comme telle ; celle ci nous devient de la pensée mythi9ue en tant qu'activité de l'entende-
.m. ent que l'aut· eur s.e p rop ose de faire ressorti•· e11. établis- {
0

manifeste en son essence.intime si nous nous y attaquons · . à la fois· qu'.elle. repose


.
à la lumière de la problématique fondamentale de la sant sur une "forme .. de vie,, ..
métaphysique comprise originellement, par une voie spécifiqµe .et co:rqporte une « forme d'intuitio11. ,, qui eir'
d'ailleurs qui ne saurait jamais prétendre être la seule relève. « Penser » ici ne..signifie pas autre· chose que
possible » (Heidegger, p. 227) [213-292]. Dans mes .entre­ <t songer et aspirer» , (Sinnen und Trachten)1 ce qui toute­
tiens avec Heidegger à Davos, j'ai bien précisé que je fois, possède une structure propre (modalitê d'intèrpréta-
ne caresse ni le vœu ni l'espoir de le convertir et de
l'attirer à mon « point de vue "· Mais ce qui, dans toute
discussion philosophique devrait être tenté et doit être * Ernst CASSIRER, Philosophie der ;symboliachen Forrnen, 2 e Partie.
-�D(t,8 mythiache D enkerJ,. Recensioq. par .Martin HEIDEGGER, in : Deutsche
en quelque sens accessible, c'est·que les opposés appren­ Literaturzeitung, 2-1. Heft 1928. Colo:rin.eB.1000-1012. - Les chiffres entre
nent à se considérer avec justesse et.cherchent à se com­ ["'] reri:Voien:t·a.ùX colonnes.
prendre dans cette opposition même. 1. [Les pensées au S9fisJarg� les ·désirs. et les·rêves.]
86 » 87
M, HEIDEGGER SUR « DAS MYTHISCHE DENKEN
,,ction et de détermination). Le dessein de l'enquête est selon la conception de l'interprétsamos tion de Kant par
co » d'un « chaos»
" donc de dévoiler le «mythe » comme une possibilité de Cohen : organisation ac tive en « sert de fil conducteur
l'existence humaine, à laquelle revient une vérité propre. d'impressions p assiveme nt don né,
En pos ant ainsi le problème, Cassirer adopte explicite­ à cette c aractérisation. Un trait fondament al de la
ment les vues pénétrantes de Schelling, c'est-à-dire conscience mythique d'objet résid e d a ns le f ait qu'il n'y a
« qu'il y a lieu de tout comprendre en elle (la mythologie) pas de frontière tranch é e entr e ce qui es t rêvé et ce dont
tel qu'elle l'exprime et non comme si quelque chose l'expérience a lieu à l'état de veilele, entre ce q ui est"
est p rçu, entre l'ima� et
étai t pensé et quelque chose d' autre était dit » (lntroduc- simplement imaginé et ce qui ) et la chose, e ntre ce..L,
. ;l_ion à la philosophie de la mythologie, S.W. 2. Abt. I, 195). la copie, entre le mot (sign ific a tion
édé, n tre ce qui est
qui est désiré et effectivement pos eure sur le seul plan
e
Le mythe, « le destin d'un peuple » (Schelling), est un s
« processus objectif » auquel l'homme demeure soumis, vivant et ce qui" est mort. Tou t dem
contre lequel il peut affirmer sa liberté, jamais né anmoins ontologique uniforme de ce quihiq est immédiatement
en le rejetant loin de soi. Si Cassirer, cependant, conserve présent par quoi l'existence mytisissuemé e (das mythische
p e de s nt. Cette cons­
l'intuition maîtresse de Schelling," et qu'il voit dans le Dasein) est comme frap é a
explic ation» e t de
mythe non pas «une infériorité de l'esprit», une simple cience d'objet a, en matière d'« qui lui sont propres et
apparence, mais une «puissance str uctur ante» spécifique, « compréhension », des exigence s
il n'en conçoit pas moins la tâche d'une philosophie du qui lui suffisent. L a co-p rése nce (Mi tanwesenheit) de
e d'a u tre « donne »
mythe tout a u trement que Schelling dans sa métaphy­ quelque chose avec quelque chos . Cette action par
sique spéculative [1001]. Sans doute nne explication du J'explication : l'hirondelle fait l'été
mythe du type de celle de la psychologie empirique ne laquelle une chose entraîne avec ell ecf. une autre chose a le
us b as). Ce qui
permettra-t-elle j amais de parvenir â une compréhension câractère d'une efficacité magique ( mpl is est déterminé
philosophique. Aussi Cassirer tente-t-il, en maintenant agit ainsi n'est pas absolume n t grat uit a
e fond ame nt l de l'ex péri ence ma­
l'« objectivité » du mythe et en récusant l'interprétation à partir du context a
de rela tion s de l a
psychologique, une « phénoménologie de la conscience gique. Si arbitraires que ces (( réseaux du poin t de vue de la
mythique». Celle-ci se donne pour une extension de la réalité» m agique puissent p a r a ître,
ple, ils ont cep nt
considération théorétique par exemhiq
enda
problématique transcendantale au sens néokantien : ît p as l
e ne conn
leur vérité propre. L a pensée myt séries causales. La
a
saisir non seulement l'unité de la n ature mais l'unité u
de la «culture» comme renvoyant aux lois de l'esprit. la dissociation analytique d u réel en
L'«objectivité» du mythe réside d ans s a «subjectivité » conception que se f ait l a magie du rapp ort de tout et dl)
f le fait qu'elle appré- ""
bien comprise ; il est un « principe spécifique de l'ordre partie met distinctement en relierelations enchevêtrées.
de l'esprit assurant l'org anisation "du monde» (p. 19). hende le réel comme un tissu " de
ême, c'est-à-dire"".
· conformément à ce point de départ ainsi défini, dès [1002] La partie « est» le tout lui-m ic cité m agique de '­
l'introduction (p. 1 à 36), C assirer propose une interpré­ qu'elle possède intégr alement l'eff a
e » d ns le tout des forc es magiques
tation du mythe comme «forme de pensée » (Section I, celui-ci. Toute « chos a
autre s. « L a loi de la"
pp::.39-91), comme « forme de l'intuition » (Section Il, porte en soi son appartenance à d'des mem bres de " la
pp. 95-188), comme« forme de vie » (Section III, pp. 191- concrescence ou de coïncide nce
v ut pou r la pen s e myt hique.
285), et termine l'ensemble par une description de la relation» (p. 83) a é
l'ac tio!). qu'exerc�
« dialectique de la conscience mythique » (Section IV, D ans la 2• Section, Cassirer montre sion de l'espace, -
pp. 289-320). cette forme de pensée sur l a com pr é hen
" L' analyse de l a forme de pensée mythique déb ute par du temps et du nombre. Cette doct rine des formes du
pos ition fonda­
une description générale de la modalité sous laquelle les mythe est précédée d'un chapitre « is ation de la cons­
L'op
objets se présentent à la conscience mythique. La mentale » (pp. 95-106). La cara ctér
ortir comment
conscience de l'objet de la physique mathématique, cience d'objet mythique a déjà fait ress
88 M. HEIDEGGER SUR « DAS MYTHISCHE DENKEN » 89
l'existence mythique est touchée, frappée de saisissement culation ongmaire · de l'espace, articulation d'où pro­
et subjuguée par ce qui est présent. Présence signifie cède sa découverte même, distingue deux cc domaines ,, :
précisément excès de pu;ssance. Et c'est ici que réside le un domaine « sacré "• distinct, défendu et ·protégé en
caractère· de l'extraordina ire,· de l'incomparable · par conséquence; •et une région cc commune", accessible à
rapport au quotidien. Mais ce dernier n'est pas un nihil chacun. L'espace n'est toutefois jamais donné cc en soi",
negativum. Bien plus, il. possède son caractère d'être, préalablement, pour être ensuite cc interprété ,, de façon
c'est-à-dire· celui de «banal", dans l'horizon d'une mythique. L'existence mythique, au contraire, découvre
exceptionnelle puissance· excessive.· Cette « dichotomie en tout premier. lieu l'espace selon la modalité qui a été
primitive ,, du sacré et du profane. est, quel qUe soit dite. En outre, l'orientation mythique dans l'espace est
l'étant quant à sa teneur intrinsèque, l'articulation partout conduite par l'opposition du jour et de la nuit,
maîtresse du réel avec lequel l'existence mythique est qui, de son côté, se révèle mythique de façon primaire,
,cen rapport"· Ce trait ontologique du «monde,, my­ c'est-à-dire qu'elle tient toute existence sous l'emprise de
thique et de l'existence mythique elle-même est le sens de sa puissance imprégnée de mana. Dans la mesure où la
la notion de mana qui, pendant les dernières décennies, spatialité ainsi dévoilée co-détermine de façon générale le
est apparue de plus en plus nettement, dans la recherche séjour. possible de l'existence, l'espace et son articulation
sur les m:ythes, _comme··une, voire comme ·la.catégorie de fait dans chacun des cas peuvent servir de schéma
fondamentale de la pensée « mythique "· Le mana ne pour les rela tions de l'existence les plus diverses,{v. par
désigne pas une Sphère déterminée d'objets, on ne .peut ex.·les classifications compliquées de l'aire totémique).
pas non plus le rapporter à certai�es forces« spirituelles». L'existence mythiqµe se procure ainsi les moyens géné­
Le mana est le caractère· ontologique le plus général, la raux d'un,e orientation uniforme, facile à dominer.
«modalité,, (das « Wie ") sous laquelle le réel assaille Plus encore quel'espace, le temps est dynamiquement
toute existence humaine. Les expressions « mana "• constitutifpour l'existence mythique. D ans la caracté­
·« wakanda », « orenda », <c manitou n,· sont des interjec;.. risation des relations qu'il comporte, Cassirer se fonde
tions lancées immédiatement sous le coup des assauts de sur le. concept vulgaire de temps et comprend par
.l'étant. (pp. 98 sq., 195 sq., 228) (cf.. également E. CASSI­ caractère cc temporel,, du mythe l'« être-dans-le-temps"•
RER, Langage et mythe. Études de la Bibliothèque par ex. des dieux. Le cc caractère sacré,, du réel mythique
·Warburg, 1925, pp. 52 sq. où est proposée une inter­ est déterminé par son origine. Le passé en tant que tel
. prétation encore plus transparente de la notion de mana s'ayère être le pourquoi authentique et ultime de tout
dans ses rapports avec le problème du langage). étant. La puissance du.temps s'atteste dans. la périodicité
Dans le saisissement originaire dont la frappe le réel des saisons, dans les rythmes des phases de la vie et des
imprégné de mana, l'existence mythiqne accomplit degrés de l'âgetLes différents interva lles sont des cc temps
l'articulation des dimensions dans lesquellesl'existence sacrés", le .cohipertement.à, leur égard, loin d'être un
se meut déjà en tant que telle : l'interprétation et la simple calcul, est réglé .par certains cultes et rites (par
«•détermination,, de l'espace, du temps et .du nombre. ex. rites d'initiation). L'ordre temporel est, en tant
La modalisation spécifiquement mythique de ces« repré­ qu'ordre dn destin, une puissance cosmique et révèle
sentations " est aussi caractérisée constamment ,par ainsi ses lois avec un caractère obligatoire qui pénètre
l'auteur en contraste avec l'interprétation conceptuelle toute l'activité de l'homme. Les échéances du calendrier
·dont ces phénomènes font l'objet dans .la physique et les obligations morales sont encore confondues dans
mathématique moderne. la puissaœe du temps. Or, la relation fondamentale
Le « sentiment fondamental du sacré ,, et 1a « dichoto­ mythico-religieuse au temps peut privilégier particulière­
mie pr;mitive,, qu'il enveloppe distinguent aussi bien Ja ment l'une ou 1'.autre des directions du temps. Les
conception générale de l'espace que [1003].le genre des inflexions qui correspondent chaque fois aux différences
différentes délimitations ·qui y sont introduites. L'arti- dans le sentiment du temps et les conceptions du temps
90 M. HEIDEGGER SUR « DAS MYTHISCHE DENKEN• 91
qui sont prescrites fondent « une des plus profondes problématique passe à la « réalité subjective ,, et à son
différences ,, dans le caractère des diverses religions. dévoilement dans le mythe. Cassirer commence ces
Cassirer esquisse à grands traits l'image du temps discussions par une critique radicale et pertinente de
caractéristique des Hébreux, des Perses, des Hindous, l'« animisme ,, qui domine toujours sous les formes les
dans les religions chinoise et égyptienne et dans la plus diverses, la problématique de l'ethnologie. Le monde
philosophie grecque (p. 150 sq.). de l'existence mythique ne peut être simplement inter­
Les nombres et les rapports numériques sont égale­ prété à partir des représentations chaque fois dominantes
ment compris dans l'existence mythique à partir du de l'âme car· tout d'abord le «sujet,, en tant que tel
caractère [l 004] fondamental de tout ce qui est en demeure précisément voilé. Par ailleurs, pour autant que
quelque façon, à partir de la puissance dominatrice. l'existence mythique se connaît elle-même purement et
Chaque nombre a sa « physiognomie individuelle ", sa simplement, elle ne s'interprète pas non plus uniquement
force magique propre. L'identité numérique se donne à partir d'un mon.de conçu seulement comme un monde
- même lorsqu'il s'agit de choses très différentes - de choses. L'existence mythique comprend l'objet et le
potir une identité dans l'être, conformément au principe sujet, ainsi que le rapport de l'un à l'autre, dans l'horizon
de la concrescence : « toute magie est pour une grande de ce qui, de façon générale, se manifeste comme le
part magie numérique ,, (p. 178). La détermination caractère du réel, c'est-à-dire à partir du mana. Ce
numérique signifie non pas l'ordre à l'intérieur d'une qu'il convient précisément de montrer, c'est comment
série mais l'appartenance à un domaine déterminé du l'existence mythique qui, dans son «sentiment indéter­
prodigieux. Le nombre est le médiateur qui unit le tout miné . de la vie ", demeure asservie à tous les étants,
de la réalité mythique dans l'unité d'un ordre à la institue (1005], entre le moi et le monde, une confronta­
puissance dominatrice.\ Si diversement que puissent tion qui lui est propre, qui est enracinée dans son mode
s'organiser les doctrinès mythiques des nombres, si d'être spécifique, c'est-à-dire dans son « agir "· La
variés que puissent être les privilèges accordés par le sphère du réel découverte et délimitée en premier lieu
mythe à certains nombres (le trois, le sept par exemple), dans !'agir contribue à manifester cela en éclairant, en
on peut montrer que l'espace et le temps livrent dans retour, de façon remarquable, !'agir lui-même dans ses
chaque cas le modèle originaire à partir duquel certains différents « pouvoirs "· Dans l'horizon d'un monde péné­
nombres sont sacralisés : les points cardinaux, par tré de puissance magique, l'agir lui-même est opération
exemple, pour la sacralisation du nombre quatre. Quant magique. « La première force avec laquelle l'homme
à la sacralisation du nombre sept, elle renvoie à la fait f;i.ce aux choses en tant qu'être distinct et indépen­
puissance dominatrice du temps manifestée dans les dant est la force du souhait,, (p. 194). « La profusion de
phases de la lune grâce à une quadripartition du mois de divinités qu'il se crée ne le conduit pas seulement à
vingt-huit jours offerte en quelque sorte à l'intuition. travers le cercle de l'être objectif et des événements mais
Par contre, dans le privilège que le mythe accorde au surtout à travers le cercle de son propre vouloir et de
nombre trois apparaît encore le rapport originaire des ses. accomplissements et lui découvre à lui-même ce
personnes du père, de la mère et de l'enfant, de même cercle de l'intérieur ,, (p. 251). Le processus ultérieur du
que, dans le langage, le duel et le trie! renvoient aux dévoilement de la «subjectivité,, et de ses ·comporte­
relations entre je, tu et il - relations originairement ments s'accomplit dans le passage des mythes de la
puissantes dont le caractère numérique lui-même reste nature aux mythes de la culture, jusqu'à ce qu'enfin,
encore entièrement prisonnier du caractère de l'efficacité dans le maniement plus ou moins exempt de màgie de
magique. l'outil, le contexte ontologique des choses se manifeste
de son propre mouvement comme indépendant tandis
De l'analyse du monde mythique de l'objet, du mode que l'homme lui-même s'affranchit de l'asservissement
de sa découverte et de sa détermination, la même magique aux choses et que, en prenant du recul par
92 M. HEIDEGGER SUR << DAS MYTHISCHE DENKEN » 93
rapport au monde il laisse ·précisément celui-ci survenir champ des forces magiques qui pèsent sur elle, est· en
de façon << objective ». face de sa « propre » âme comme en face d'une puissance
Ainsi donc, de·même que Je. sujet ne se trouve pas à << étrangère »f Même là où la représentation d'esprits
partir de simples choses devant lesquelles il se tiendrait protecteurs s'éveille, le Soi propre est en quelque sorte
- ou en remontant à elles�, ainsi une relation articulée une puissance qui s.e.charge du moi individuel. Le démon
du je-tu, ou une forme. sociale quelconque ne sont pas magique ne devient daimonion et génie qu'à des degrés
primitivement constitutives pour dévoiler la.subjectivité. supérieurs, si bien que c'est seulement à la fin que
Le totémisme, considéré à tort comme· phénomène l'existence est déterminée à partir non plus d'une
fondamental de l'existence mythique, ne peut s'expliquer puissance qui lui reste étrangère mais de ce qu'il peut
sociologiquement. Au contraire, toute articulation so­ faire Jibrement, de son chef, en faut que sujet moral.
ciale et l'articulation individuelle qni l'accompagne, Si. le divin puissant et prodigieux gouverne première­
ainsi que Ie totémisme lui-même, ont besoin d'être ment et entièrement l'existence mythique, alors le
,, fondées » sur le mode d'être originaire de 1' existence comportement fondamental en face de la réalité ne peut
mythique et de la représentation du mana qui la domine. jamais être simplement contemplation mais doit être
Le problème spécifique du totémisme réside dans le fait pareillement action; action qui se développe comme
que, de façon générale, non seulement l'homme, l'animal, culte- et rite. Tout récit mythique n'·est jamais qu'un
voire la plante sont enlacés dans certaines connexions, rapport postérieur aux actions sacrées. En. elles, par
mais que chacun des groupes particuliers possède son contre, l'existence mythique se manifeste de façon
totem particulier. Le laboureur, le pasteur et le. chasseur immédiate. Pins le culte se développe tôt, plus le sacrifice
dépendent, chacun à sa manière, des pla:ntes et des y tient une place centrale. Le sacrifice est certes renonce­
animaux, ce qui se manifeste immédiatement comme ment, mais en même temps il e&t une action que l'on
parenté magique mais permet en retour anx sphères de accomplit soi-même où s'ébauche un certain détache­
la vie humaine dont il s'agit de s'exprimer en tant• que ment, par rapport à la puissance exclusive des forces
telles. Le totémisme n'est ·pas causé par des espèces mythiques. La libre puissance de l'existence s'y dévoile
déterminées de plantes et d'animaux mais il vient de et en même temps le fossé s'élargit entre l'homme. et
rapports existentiels élémentaires de l'homme avec son Dieu, ce qui, à un stade supérieur, exigera un nouveau
univers. dépassement.
Ce n'est qu'en se fondant sur la représentation. du mana Le mythe se révèle ainsi une force d'organisation
qu'on peut aussi comprendre comment la conscience de soi uniforme, obéissant à des lois originales. L'organisation
individuelle se constitue et comment le« concept ,, d'âme mythique atteste une dialectique interne où les formes
s'articule]. Ce qui sera distingué par la suite conceptuelle­ antérieures continuent à se former et se transforment,
ment comme corps et âme, comme vie et mort, cela mais où elles ne peuvent être simplement rejetées. Le
[1006] est certes déjà réel pour l'existence mythique, « processus ,, mythique s'accomplit dans l'existence sans
mais sur le mode de la puissance magique s.elon laquelle réflexion. Lorsqu'il a parcouru la série de ses possibilités,
le mort, lui aussi, est et selon laquelle une force-psychique il va au-delà de son propre dépassement. Cassirer cherche
se manifeste même lorsque l'homme à qui elle appartient à montrer cette dialectique dans les différentes positions
n'est pas corporellement présent� C'est précisément dans que le mythe adopte à l'égard de son propre univers
l'unité de l'efficacité magique que les différentes forces d'images .(pp. 290 sq.).
psychiques, ou les différentes « âmes ", peuvent appa­ Le compte rendu succinct qui précède a dû renoncer
raître séparément et cohabiter. De façon analogue, le même à esquisser l'ample documentation empruntée à
développement de l'existence individuelle est réparti l'ethnologie et à l'histoire des religions sur laquelle
sur différents sujets entre "lesquels certaines transitions Cassirer a étabU son interprétation du mythe et qu'il a
s'effèctuent. L'existence mythique, à l'intérièur du intégrée aux différentes analyses avec le don d'exposition
94 M. HEIDEGGER SUR « DAS MYTHISCHE DENKEN� 95
claire et habile qui lui est propre. [1007] La Bibliothèque où sont les bases d'une telle fondation à coup sûrinéluc­
Warburg de Hambourg, grâce aussi bieu à ses fonds table ? ces bases elles-mêmes sont-elles suffisamment
nombreux et rares qu'en particulier par toute leur assurées et élaborées ? En fondant sa détermination
disposition lui a apporté une aide exceptionnelle dans préalable, qui le guide, du mythe comme puissance
son entreprise (cf. Avant-propos, pp. xrn sq.). Parmi constituante de l'esprit (« forme symbolique»), Cassirer
les analyses des phénomènes du mythe, il y a lieu en se réclame essentiellement de la « révolution coper­
particulier de citer celle de la fonction de l'outil dans le n.icienne» de Kant, selon laquelle toute « réalité » doit
dévoilement du monde de l'objet {pp. 261 sq.) et celle de être tenue pour le produit d'une forme conférée par la
la fonction du sacrifice (pp. 273 sq.). conscience constituante.
Après avoir précisé les caractères de cette philosophie Tout d'abord, l'explication, proposée par Cassirer et,
du mythe, il nous faut prendre position de trois points en général, par l'explication néokantienne de la con­
de vue successifs. D'abord il faut nous demander : naissance, [1008] de ce que Kant entend par « révolu­
qu'apporte cette interprétation pour le fondement et tion copernicienne », atteint-elle au cœur de la problé­
la méthode des sciences positives concernant l'exis­ matique transcendantale comme problématique onto­
tence mythique (Ethnologie et Histoire des Religions) ? logique dans ses possibilités essentielles ? Il y a de
Puis il faut examiner les fondements et les principes bonnes raisons d'en douter. Mais - ceci mis à part - :
méthodologiques sur lesquels repose pour sa part est-il possible d'« élargir» purement et simplement
l'analyse philosophique de l'essence du mythe. Fina­ la critique de la raison pure en « critique de la culture » ?
lement se pose la question fondamentale de la fonction Est-il donc si sûr, ou n'est-il pas plutôt hautement contes­
constitutive du mythe dans l'existence humaine et table, que les fondements de l'interprétation transcen­
dans le tout de l'étant en général. dantale kantienne de la « nature » sont expressément
Dans la ligne de la première question, l'ouvrage de dégagés et fondés ? Qu'en est-il de !'absolument indis­
Cassirer se révèle une entreprise de valeur. Il porte à pensable élaboration ontologique de la constitution et
un niveau fondamentalement supérieur la probléma­ du mode d'être de ce qui, avec assez peu de précision,
tique des recherches positives en mythologie en prou­ est appelé tantôt « conscience », tantôt « vie », tantôt
vant de multiple manière que le mythe n'est jamais « esprit», tantôt « raison » ? Avant de se demander si.on
« explicable » par un recours à telle on telle sphère peut s'appuyer sur Kant en « élargissant » son problème,
d'objets à l'intérieur du monde mythique. Cette critique H convient tout d'abord de tirer au clair les exigences
des tentatives d'explication naturalistes, totémistes, fondamentales mêmes du problème qui se pose lorsque
animistes et sociologiques frappe juste en tous points. l'on considère le mythe comme une forme fonctionnelle
Elle se fonde pour sa part sur une détermination préa­ de l'« esprit». C'est alors seulement qu'il pourra être
lable du mythe comme fonction autonome de l'esprit. décidé si et jusqu'à quel point il est intrinsèquement
Cette conception du mythe, si elle pénètre les recherches possible et justifié de reprendre les problématiques ou
empiriques, fournira un fil conducteur très sûr pour tes schèmes de Kant.
réunir et analyser des faits nouveaux comme pour élabo­ L'interprétation essentielle du mythe comme possi­
rer à fond des données déjà acquises. bilité de l'existence humaine reste aléatoire et errante
Pour juger maintenant de cette importante inter­ tant qu'elle ne peut se fonder sur une ontologie radicale
prétation du mythe non seulement du point de vue de de l'existence, à la lumière du problème de l'être en géné­
sa fonction de fil conducteur dans les sciences positives ral. Ce n'e'!.t pas ici le lieu d'expliquer les problèmes fonc
mais aussi selon sa teneur philosophique propre, il nous damentaux qui surgissent à ce propos. Il suffira de
faut aborder les questions suivantes : la détermination mettre en évidence, grâce à une critique immanente de
préalable du mythe comme fonction de ta conscience l'iuterprétation du mythe par Cassirer, quelques pro­
constituante est-elle pour sa part suffisamment fondée, blèmes capitaux irrécusables, pour accuser et tirer au
96 M. HEIDEGGER. SUR « DAS MYTHISCHE DENKEN, 97
clair philosophiquement les tâches abordées par Cassirer. sentation ,, fondamentale est-elle simplement présente
N'a-t-il-pas lui-même précisé que ses recherches pré­ dans l'existence mythique ou appartient-elle-à Ja cons­
•tendent « n'être qu'un commencement" ·(Ptéfaèe, titution ontol0gique de l'existence mythique et comme
p. xÎ'n) ? quoi ? Dans la représentation-mana ne s'annOnC!i" rien
• S'orienter d'après la problématique néokantienne de la d'autre que la compréhension 'de l'être propre à chaque
.· conscience non seulement est inutile mais empêche existence en général qui, chaque fois, selon le mode
justement de prendre pied au centre du problème. d'.être fondamental respectif de chaque existence - ici,.
'<!C'est ce que montre déjà la disposition de l'ouvrage. donc, de l'existence mythique -, se modifie et éclaire
,Au lieu d'aborder l'interprétation de l'existence mythique d'avance pensée et intuition. Cette vision des choses,
'en présentant une caractéristique centrale de la consti- ·cependant, conduit à son tour à la question : quel est ..
tution ontologique de cet étant, Cassirer èommence le mode d'être fondamental de la« vie ,,,mythique pour
par analyser la conscience de l'objet mythique; sa•forme que, précisément, la représentation-mana y joue le rôle
de pensée et d'intuition. Sans doute voit-il très claire­ de la compréhension de l'être régulatrice et élucidatrice?
ment que la forme de pensée• et d'intuition doit être Pour répondre à cette question, il faut bien entendu
recherchée dans la « forme de vie " mythique comme présupposer une .élaboration préalable de la constitution
« couche mentale originaire,, (pp. 89 sq.); Mais l'éclair- ' ontologique de l'existence en général. Si celle-ci réside
cissement explicite el systématique de l'origine de la dans le « souci ", entendu ontologiquement (cf. Sein und
forme de pensée et d'intuition à partir' de la « forme Zeit, Jahrb. f. Philos .. u. phiinomenolog. Forschung
de vie ,, n'est pas davantage effectué. Le fait que ces Bd VIII, 1927, pp. 180-230), c'est la « déréliction ,,
conditions d'origine ne soient pas mises en lumière, [ Geworfenheit] qui se. révèle alors comme détermination
que même le problème d'une possible mise-entre-paren­ primaire de l'existence mythique. Que la « déréliction ,,
thèses üttrinsèque de la forme de vie, de la forme de apporte, .et comment elle apporte une articulation fondée
pensée et d'intuition, n'est pas posé, montre l'indéter­ à la structure ontologique de l'existence mythique, on
mination [1009] du lieu systématique de la représentation n'en peut donuer ici qu'une idée.
du mana, à laquelle Cassirer revient forcément pour tous Dans la « déréliction ,, l'existence est livrée .au monde
les phénomènes mythiques essentiels. Il n'est pas traité en. telle façon que l'être-au-monde est dominé par ce à
de la représentation du mana.parmi les formes de pensée, quoi il est livré. Cette toute-puissance ne peut se mani­
pas plus du reste qu'il n'y est renvoyé comme forme fester comme telle qu'à un être-livré . à... Renvoyée
d'intuition. Elle est discutée thématiquement au moment ainsi à la toute-puissance, l'existence est annexée -par
du passage de la forme de pensée à la forme d'intuition elle et ne peut donc s'éprouver autrement qu'appar­
sous le titre de « L'opposition fondamentale ", qui ex­ tenant et apparenté à ce réel même. En conséquence,
prime plutôt un embarras qu'il ne présente une déter­ dans la déréliction, tout étant dévoilé d'une manière
mination structurale de cette « représentation ,, à partir ou d'une autre [1010] aura le caractère existentiel de
de la structure totale de l'existence mythique. Mais en toute-puissance (mana). En poussant même l'inter­
même temps la représentation de mana n'en est. pas prétation ontologique jus·qu'à la « temporalité " spéci­
moins désignée comme« forme de pensée fondamentale "· fique qui fonde la déréliction, on peut comprendre
Certes, l'analyse cassirerienne de la représentation du pourquoi et comment toute réalité de type mana s' an­
mana reste importante, comparée aux interprétations nonce justement en chaque cas dans une « instantas
courantes, car il n'entend pas le mana comme un étant néité " spécil'ique. La déréliction recèle un être-har­
au sein d'autres étants, il y voit le« comment>> dè tout ce celé [ Umgetriebenwerden] propre toujours ouvert par
qui- est mythiquement réel, à savoir l'être .de cet étant. lui-même aux surprises de l'insolite. La représentation
Mais c'est alors seulement que se pose le problème cen­ du mana doit alors fournir le fil conducteur de la déduc­
tral, quand on est amené à se demander : cette «· repréc tion des -« catég0ries ,, spécifiques de la pensée mythique.
98 M. HEIDEGGER SUR • DAS MYTHISCHE DENKEN » 99
Un antre groupe de phénomènes indissociable des l'autre ? Il aurait suffi de se Teporter .:._ ce qui est bien
phénomènes précédents résulte de la question du com­ loin, assurément, du néokantisme � au phénomène de
portement fondamental et du comportement vis-à-vis l'imagination transcendantale et à sa fonction ontolo­
de soi de l'existence mythique. La " première force » gique dans '1a: Critique de la raison pure et la Critique
(puissance) en laquelle la pensée mythique révèle son du jugement pour faire voir tout. au moins qu'une
être propre est, selon Cassirer, la force du désir (p. 194). interprétation de la mani:ère dont la pensée mythiq.ue
Mais pourquoi est-elle la première ? Il importe égale­ comprend l'être est bien plus enchevêtrée ·et insondable
ment de mettre au clair l'enracinement de ce désir dans qu'il ne ressort de l'exposé de Cassirer.
la déréliction et de montrer comment le (simple) désir, Finalement, venons-en à la maxime méthodologique ,
du fait même qu'il a pour caractéristique de ne pas dont Cassirer se sert comme fil conducteur . pour- inter­
dominer du regard la multiplicité des possibilités, peut préter les phénomènes de l'existence : « La règle fonda­
avoir cette force efficiente. Pour manifester cet « effet », mentale qui règit fout développement de l'esprit est
il faut d'abord que le désir lui-même soit entendu comme que 1;�sprit n'atte�nt que dans son extériorisation à
mana. Mais si le désirer doit constituer la " confronta­ sa véritable et parfaite intériorité » (p. 242, cf. en outre
tion » entre le moi et le monde, il reste à observer que pp. 193, 229, 246, 267). Ici encore, il faudrait expliquer
ces conduites de l'existence mythique ne sont jamais pourquoi cette règle fondamentale existe et répondre à
que les modes du dévoilement, jamais ceux de l'effec­ la question fondamentale : quelle est la constitution
tuation, de la transcendance de l'existence vers son ontologique de l'existence de l'homme en général pour
monde. La " confrontation » se fonde sur la transcen­ qu'il ne parvienne à son propre moi [ Selbst] que par le;
dance de l'existence. Et l'existence mythique, derechef, détour du monde ? Que signifient moi [Selbstheit] �­
ne peut s'identifier aux « objets » que parce que, en et autonomie [ Selbststandigkeit] ?
tant qu'être-au-monde, elle se rapporte à un monde. Et pourtant, avec tout cela, le problème fonda- ·
Il faut alors montrer comment cette transcendance mental du mythe n'est pas encore abordé : sur quel
bien comprise peut appartenir à l'existence. Partir d'un mode le mythe en général appartient-il à l'existence
chaos de " sensations » qui sont « informées » non seule­ comme telle ? A quel point de vue est-il un phénomène
ment ne suffit pas pour poser le problème de la trans­ essentiel à l'intérieur d'une interprétation universelle
cendance, mais dissimule déjà le phénomène origi­ de l'être en général et de ses modifications ? La solu­
naire de la transcendance comme condition de possi­ tion ou du moins l'élaboration de ces questions est-elle à
bilité de tonte « passivité ». De là vient, chez Cassirer, la portée d'une « philosophie des formes symboliques » ?
une confusion fondamentale pour ce qui est des « impres­ La question pourrait bien rester à débattre. Pour prendre
siQ<is » : il entend par là tantôt la pure affection sen­ position sur ce point, il ne faut pas seulement présenter
sible, tantôt le fait d'être possédé par une réalité com­ l'ensemble des « formes symboliques », mais avant tout
prise comme mana. Or, dansl'existence mythique elle­ élaborer en profondeur les concepts fondamentaux de
même, le mana est évidemment non pas conçu comme cette systématique et les rapporter à leurs ultimes
mode d'être mais représenté comme étant lui-même fondements (cf. sur ce point les discussions, encore très
du mana, c'est-à-dire comme un étant. C'est du reste générales, il est vrai, et trop flottantes, de Cassirer dans
pourquoi les interprétations ontiques du mana ne sont son exposé : Le problème du symbole et sa position dans
pas absolument fausses. le système ,de la philosophie. Zeitschr. f. Aesthetik
Cassirer parle souvent, pour caractériser la force und allgem. Kunstwiss. XXI, 1927, pp. 295 sq.).
constituante du mythe, de [1011] l'imagination [Phan­ Les questions critiques ainsi soulevées ne sauraient
tasie] mythique.· MaiS,:cette faculté fondamentale reste amoindrir le mérite de Cassirer. d'avoir, pour la pre­
absolument inexpliquée. Est-elle une forme de ·pensée mière fois depuis Schelling, situé le mythe comme pro­
. ou une forme d'intuition, ou les deux, ou ni l'un ni blème systématique dans le champ de la philosophie.

7
100 M. HEIDEGGER
Indépendamment de leur insertion dans le cadre· d'une
« philosophie des formes symboliques "• ces recherches
resteront un accès valable à une nouvelle philosophie du
mythe. Uniquement, il est vrai, si l'on comprend, plus
nettement que j.usqu'aujourd'hui, qu'une [1012] pré­
sentation des phénomènes de l'esprit, si riche soit"elle, et APPENDICÈ
bien qu'elle se trouve rencontrer la mentalité dominante,
ne saurait être cette. philosophie même dont la nécessité
se fait jour à mesure que sont repris en charge des pro­ THÉOLOGIE ET PHILOSOPHIE
-blèmes fondamentaux élémentaires abandonnés depuis
l'antiquité. par Martin HEIDEGGER
Martin HEIDEGGER.
Marburg a. Lahn.
I. - PHÉNOMÉNOLOGIE ET THÉOLOGIE
Ce texte contient l'essentiel de · la seconde partie
d'une conférence intitulée ,c Phénoménologie et Théo­
logie " et faite sur l'invitation du Cercle de Thêologie
évangélique .. de Tübingen le 9 juillet 1927. Il fut
révisé encore une fois après l'exposé et éclairci par
des compléments qui cependant ne changent rien à la
· position foncière;
La conception vulgaire du rapport entre Théologie et
Philosophie se ramene volontiers aux formes opposée_s de
fpi et savoir, révélation• et raison. --'- La philosophie est
l'i1;1terprefa.tion:du monde et de la vie qui garde sa dise
tance et sa liberté à l'égard de la révélation et de la foi.
LaT)léologie par·contre exprime la conception dn monde
et de la vie conforme à la foi, dans notre cas conforme
à la foi chrétienne. Ainsi considérées, la Philosophie ét ·
la Théologie eE'rimèïI"tc"la· tension et le combat entre
deux conceptio_p.s :du monde. Ce rapport n est pas décrtlé
par une'argumentation scientifique, mais par la manière,
l'ampleur et la vigueur de la conviction èt de l'annonce
p:roprès à la conception du m_onde.
D'ores•et déjà, nous envisageons autrement leproblème­
de ce rapport, c'est-à-dire comme la question · du-· rap-
port entre dèux,scierices.
Mais cette question nécessite plus de précision. Il ne
s'agit pas ici d'une comparaison de l'état de fait de deux
sciences historiquement d-0nnées, san,s. ,compter, qnlun
102 M. HEIDEGGER THÉOLOGIEET PHILOSOPHIE 103
état commun à chacune des deux serait aujourd'hui dif­ fondamentalement' ,,me·inversion du ref,ard ,dirigé· vers
ficile à décrire par suite de la divergenèe de leurs direc­ fét'F,ït:7e regard se tournant de l' é aht vers I'�tre,
tions d'un côté comme de l'autre. Si l'on voulait par cette mais: !'�tant, assurêment selon une attitude différente,
voie comparer leur rapport de fait, on ne gagnerait. restenêanmoins l'o.bjet _ du regard. Je ne parlerai pas
1 aucune vue fondamentale du problème des rapports réci­ ici. du êaractète méthodique de cette· inversion.. Or à
proques entre la Théologie, chrétienne et la Philosophie. l'intérieur du cercle des sciences réelles ou possibles
Pour nous assurer. une base qui nous permette d'éten- de l'étant; des sciences pos_itives, iJ n'y a entreJes diverses
dre la discussion aux fondements mêmes d!W)I'.Q)Jlème, sciences positives qu'une différence relative · selon la
nousavons doïicoesoin de constrmreIŒéa1eriïent les Idées ���!_ation articuli re ar lag�l!e une sCience est onentée
propres à ces deux sciences. D.:m,_rès le� possil:>_iE!é_s_cil!e . verlU!JU ine de l'étant. u contraire c!îaque scienc�_
29ssèdg11LJ'l!n�. gt_ J.':111Jtr<;l �11: ,tant �qiie·ll.Qien�...on · posi_tive _estd_ifférel!...e .J!.. ltl:.bi,losophie non pas rélativ�
peut déterminer leur rappo,rt J)()s_sil;)le. ment; mais absolun;,ent. Notre thèse est donc : La Théofo-
-QJ; unè folle position du problème présuppose que l'on gie est une science positive et, comme telle, elle est abso0,.
fixe l'jdée de science en général et que l'on caractérise lumentditférente de la Philosophie. _,_.�
les modifJcatiops fo,ndame!l1!ales possible§ __d!i. gette
idée. (Nous ne pouvons examine!'.· ici · ce problème Il faut par suite se demander comment la Théologiè
qui devrait. exp9ser les prolégomènes de•,.11ptre dis­ étant absolument• différente de la Philosophie se nq>•.,
cus�ion). Donnons se11lement .. comme fil conducteur . porte à celle-ci. De notre thèse il résulte sans plus que là'
cettedéfinition ,formel$ ,de la science {la science .est Théologie; en tant que science positive, est fondamen°
talement plus proche de la chimie et des mathématiques
. . évojlement· · consûfutif d'un. domaine
lû_ .
. . soi,ph�ue
que• 'de la .Philosophie. Nous formulons ainsi dans sa•
fois . fen:µé de tant, c'est-à- re e !'.être, . ·. evoile-
.
. �ent ui . a our fin s� ro re. réalis!ltion>\ Chaque forme ·extrême 1ê'·rapport de la. Théologie et de la
domaine d'objets a, selon e carac ère et, la manière Philosophie, et _certes à l'encontre de la représentation •
d'être de- ses objets, une manière propre permettant .!!&JIEl cb!!<mne des deux sciences
de d�voiler; de montrer, de fonder ·et de marquer con­ a en quelque sc,rte pour thème la meme spfïere, la vie
ceptuellement · la c .onnaissance qui se forme ainsi. humaine et le mqnde;- .IIlfilS chacune . smvant un fil
-L'idêe de ,seience �nér!!L dans Ja mesure où o:11_l3c conducteur · différent our a réhender . l'une renant
. co11ço1� �O,rr\.I!l� ]l<>l!Sibilité de l'être-là•; montre qu'il y_a OUI', nn. · e. 01 'après .notre ,
thèse disqns .: la Théologie est une science positive et,
a:�
nêcèssafreme11t .deux .. sorJ;es ..i!il_. stiëiiëês7JossibTes en
0
prinJîpë": ·.sëiences· .i:��nt. scil'll,1:Ces. ontiqîiëf :- ët ·1a en tant· qne ;telle, ,absolument différente de la Philo­
-scienceo\l.f .Ji.ttrn,,.la...scieJJ,ce. ontoJogique, Ta Philoso: sophie. Comme, objet de notre explication voici ce
phie. Les sciences ontlques ont chacune pour thème qui en. r�ulte . : il. s'agit de caracté.riser la 1héo.lo ie
un étant ,donné qui est toujours dévoilé; 'JHime cerc comme science e ce e caract -
· taine manière; ·f!:1!!YJJ le dévoilement par la science, Nou's · · ·· e clarifier son rapport possible avec a
appelons sciences. positives les· sciences d'un étant '·' .e'n est· absolument. différëJjJe.
donné,.· d'un I'ositum ; ]_eur caractéristique •réside dans Je remarque ici·quë j'entends la Théologie. au 'Sens.dei
le fait rieTob · ectivation :de ce • u'elles. rennent . our Théologie chrétienne, ce. qui ne veut pas dire qu'il-n'y
thèIIle va droit:it Fétant, en tant .qu',el]e ,proloD!l]�' fil­ ait que . celle-ci. La. q1:1es:tion , de savoir si la Théologie
tit.!!de• pr.éscientlfique déjà ,existante e1rnm:s cet �t;mJ, en général est_.J:J;ne·sc1ence est · è e,le lus.c.en-
- 1
r
La science de être, par contre, l'Qnt.olQg;!e, nécessite ty ; mai s e e u!Qi_t êt �e -�carl � ici. n ��s von-
lions ,evi,ter,, ce •J:�bleme. Jllaià;seu)emenb�n,:c.e sens.
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que , cettji 'que�1on de. savoir ·s1 la Toéolo · e•1est, g_ne


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a.)! �elon r�ge: actuel, nou.a:troi"duJ.Sons Daseiil; ,pa.p are,;-7:a�:,[N d.


.- Trad,] SCJf'füle•i:ie1,i:> pas , u 011 _tre 'pos ���_!'".��i.•<1u'elle
106 . M; HEIDEGGER THÉOLOGIE ET PHILOSOPHIE 107
du christianisme, à peu près. comme chaque discipline que pouri-Ja foi dans !'Écriture. Ce fait ne peut être
historique est elle-même un ·phénomène dans le cours « su» que dans la foi. Or ce qui est révélé, présenté
de l'histoire, de façon qu'elle représente, chacune pour conformément à. son caractère spécifiquement « sacri­
sa part, la conscience changeante que l'histoirei de son ficiel» s'adresse d'une façon déterminée aux individus
côté . prend d'elle-même au cours · de l'histoire . ? On contemporains ou non, existant en fait chaque fois
pourrait .ain� caractériser la Théologie, en disant· qu'en historiquement, ou à l'ensemble de ces individus �n
elle le christianisme prend conscience de soL dans sa tant que communauté. Cette révélation, en tant que
manifestation au• cours · de l'histoire · universelle, Mais communication, n'est pas une transmission de con­
là Théologie n'appartient pas seulement au christia­ naissances se rapportant à des événements réels, qu'ils
nisme dans la mesure où celui-ci entre comme réalité soient passés ou en cours, mais cette communication
historique dans le tout des phénomènes généraux de la J;!OUS rend «participants» à l'événement qu'est la
culture ; la Théologie est une connaissance dê ce qui Révélation, c'est-à-dire à ce qui est révélé en elle. Mais
seul rend possible que quelque chose tel 'que lé chris­ cette participation qui ne s'accomplit que dans l'exis­
tianisme · existe èomme événement de l'histoire uni­ ter n'est donnée comme telle que comme foi, par la'\,
verselle. La Théologie est. un. savofr. conceptmel con­ foi. Et dans ce «prendre-part» et «avoir-part» à l'évé 0

cernant ce'qm seul fait du chnstiamsme un èveîlëffiënt nement de la crucifixion, tout l'être-là est posé devant
o ' nellement lïistori ue. c'e t-a-îhre un savo1l · de ce Dieu comme chrétien c'est-à-dire rapporté à la croix,
que nous a . e . hdstianjté. sirn.12fé ept. Nous et l'existence atteinte par cette Révélation est révélée
affirmons one. que le. donné (Positiun) pour fa Théologie à elle-même dans SQll-OllblLde Dieu. Et ainsi, d'après
est la christianite'b, Et celle-ci décide de la forme que son s e_ ns même - je ne parle toujours que d'une cons­
pourraprendre la Théologie comme science positive de truction idéale de l'idée - l'être-posé devant Dieu
la christianité, D'où la question : mais que signifie la est une transposition de l'existence dans et par la misé­
christianité, ? . · ricorde de Dieu saisie dans la foi. La foi ne se comprend
Avec le terme • « chrétien » nous nommons la foi. donc toujours elle-même quecommè croyante. En aucune
Formellement, Q!!J)euTdffinir ainsi son essence : la foi est façon;. comme par exemple en s'appuyant sur·une cons­
un mode d'.existence, d�l'êtw=la:Iiumajp. qm, d'après tatation théorique d'expériences intérieures, le croyant
s.Q!!_P.i:<?Pre__!�n1_C>!fil!Me - lequel appartient èssentielle­ ne sait · jamais son existence spécifique ; bien plutôt
menT a ce mode d'existence� ne vient pas de l'être-là il - ne peut q_ue - « croire» cette possibilité d'existence;
et n'est pas temporalisé librement par lui, mais i!Tésulte possibilité dont l'être-là qui en est atteint n'a pas de par
de ce qui se révèle dans et avec ce mode d'existence, l!l.!c]!!ême la,_disposition...._ç_om]P.e une poss1Jmifeuaïis
c'est-à-dire de ce. qui est cru. Ce qui est révélé initia­ laqueueffire-là est devenu esclave, est porté aevlint
lement à la foi et seulement pour elle, l'étant qui comme Qieu, et ainsi est re-,né. _Aussi au sens proprement e:xis�
Révélation produit initialement .la foi, c'e�J, pour la tentiel1Joi = renaissance) Renaissance ici ne signifie 1,
foi "chrétienne», le Christ,. Je. Dieu crucifié.tLe rapport pas. qu'on est muni momentapément de quelque qualité, ·\ ·­
établi par le Christ entre la foi et la croix)est quelque mais est mode de l'exister historique de l'être-là,
chose de chrétien. Or la crucifixion et toul;. ce qui s'y croyant en fait, dans cette histoire qui s'amorce avec
rattàche. est un événement historique· et dit événement l'événement de la Révélation ; dans cette histoire• à
ne, s'atteste. comme tel dans son historicité spécifique laquelle, d'après la signification même de cette Révé- ·
lation, une fin dernière déterminée est assignée. Cet
événement de la Révélation qui s'offre à la foi et qui,
· ,b) NOus traduisons ainsi Ghristlichkeit {qualité de ce_qui e.s'b cihré_tien) pour par conséquent, a luiamême lieu dans la fidélité, ne se .

-
la. diàtingu�r ·de Ch'ristenheit (chr.éti.ellté) ·et ChristentUm (chriatia.nisme). dévoile qu'à la foi, -Luther dit : " La foi .consiste à se ':
[N. d, Trad.] livrer à l'emprise des choses que nous ne voyons pas ,,, ·

8
110 M. HEIDEGGER THÉOLOGIE ET PHILOSOPHIE 111
cité dans une histoire qui ne- se dévoile que dans "la foi Théologie est donc une science historique. En posant cette
et pour la foi. Aussi la Théologie comme science de la thèse nous semblons nier la possibilité et la nécessité
foi, de la foi comme un mode de l'être qui est en. soi d'une théologie tant systématique que pratique. Mais, il
historique (geschichtlich) est par son noyau Je plus faut bien le remarquer, nous ne disons pas qu'il n'y a
intime une science historique (historisch) l ainsi, con­ qu'une « Théologie historique ,, à l'exclusion de la
formément à l'historicité spécifique impliquée dans la Théologie « systématique ,, ou « pratique "· Notre thèse
foi - « événement de la Révélation.,, - elle est une affirme plutôt : la Théologie est urement et s1mple-
science historique d'un genre particulier. e · nqne en tan ne science, ue es ne s · t
La Théologie, en tant qu'auto-interprétation concep­ les 1sc1 mes en esque es e e eut ,en s ar 1cu er.
tuelle de l'existence croyante, c'est-à-dire· comme con­ Précrsemen. ce e carac ensat10n fait compren re pou -
naissance historique, n'a pour hut que de rendre trans­ quoi et.comment la Théologie, non pas extrinsèquement,
parent l'événement chrétien, transparence r.évélée dans mais conformément à l'unité spécifique de son thème,
la fidéité et délimitée pàr la fidéité mêmi0 Le but de se divise originairement à la fois en une discipline
cette science historique est donc l'existence. chrétienne systématique, une discipline histotique (au sens étroit),
elle-même dans ce qu'elle a de concret et jamais un et .une discipline pratique. La compréhension philo­
système, valant en soi, de propositions théologiques sophique d'une science n'est certes pas acquise parce
s'appliquant à un contenu général à l'intérieur d'un qu'on saisit uniquement son articulation donnée en
domaine de l'être, même par exemple d'un domaine fait et par hasard, et parce qu'on adopte simplement
présent. Cette transparence de l'existence croyante, la, division· technique du travail, pour rassembler ensuite
en tant que compréhension de l'existence, n e peut se · du dehors les• différentes disciplines et pour former par­
. à. rien d'autre. qu'à l'exister lui-même.
rapporter . . Chaque dessus le .marché un concept « universel "· Bien plus,
proposition ou chaque .concept théologiques s'adressent
. il s'agit d'examiner en deçà des articulàtions déjà
comme tels à l'intime de l'existence croyante de l'indi­ données en fait et d'établir si et pourquoi ces articu­
vidu dans la communauté, et cela en raison même. de .lations répondent à une exigence venant de l'essence
leur contenu et non pas comme s'ils .ne le faisaient 'de la science e.n question, et dans quelle mesure cette
qu'ultérieurement en vertu d'une application qu'on organisation de fait correspond à l'idée de la science
appelle pratique. Le contenu spécifique de l'objet de la déterminée par sa positivité.
Théologie exige qu'une connaissance théologique adé­ Or, quant à la Théologie, voici dès lors ,ce qui appa­
quate ne se cristallise jamais en un savoir, flottant raît•: parce·,qu'elle est interprétation conceptuelle de
librement, d'un contenu quelconque. Pas davantage l'existence chrétienne, tous les concepts, d'après leur
la transparence théologique et l'interprétation concep­ contenu,. ont un rapport essentiel à l'événement chré­
tuelle de la foi ne peuvent ni fonder et· assurer la foi en tien comme tel. Comprendre celui-ci dans son contenu
sa légitimité, ni rendie en aucune façon plus facile de foncier et son genre d'être spécifique, c'est-à-dire uni­
l'admettre et de demeurer en elle. La Théologie ne peut quement à. la manière;dont il s'atteste dans la foi et pour
que rendre la foi plus difficile, c'est-à-dire rendre plus la foi, telle est la tâche de la Théologie systématique.
évident que la fidéité ne peut être acquise, non pas par S'il est vr.ai que la fidéité s'atteste dans l'Écriture,
elle - la Théologie comme -science -, mais uniquement cette Théologie est essentiellement Théologie néo-testa- ii
par la foi. Ainsi la Théologie peut enfoncer dans la mentilire.. En d'autres termes : la Théologie n'est· pas-î;
conscience morale le sérieux inhérent à la fidéité en systématique parce qu'elle divise le tout du contenu
tant que celle-ci est un mode d'existence « reçu comme de. la foi en une séFie de lieux théologiques, pour les
un don"· La Théologie «peut,, de telles choses, c'est-à­ intégrer ensuite comme des spécialités dans le cadre
dire elle en a le pouvoir, et cela seulement peut-être. d'un système et pour prouver à partir de cela, la vali­
Conformément à la positivité qu'elle a objectivée, la dité de ce·système. Elle est systématique, non pas parce
M. HEIDEGGER THÉOLO(iIE ET PHILOSOPHIE 113
112

qu'elle établit un système, mais au contraire parce qu'elle qu'il est possible que la Théologie dans son organi­
l'évite, en ce sens qu'elle cherche uniquement à appor­ sation de fait se constitue elle-même comme Théologie
ter, à découvert et en lumière, dans l'histoire de la pratique, comme flomilétique et Catéchétique, et non
Révélation, le crum:11µ1t intime de l'événement chrétien pas parce que des besoins fortuits exigent que des pro­
en tant qne tel, c'est-à-dire le croyant en tant qu'il positions en soi théoriques aient aussi une application
comprend par des concepts. Plus la. Théologie est pratique. La Théologie n'est systématique que lorsqu'elle
historique, plus immédiatement elle exprime en mots et est historico-pratique. Elle n'es/historique que lorsqu'elle
en concepts l'historicité de la foi, d'autant plus elle est est systématico-pratique. Elle n'est pratique que lorsqu'elle
« systématique " et d'autant moins elle est l'esclave est systématico-historique.
d'un système4 Le caractère originaire du savoir requis . Tous ces caractères dépendent essentiellement les uns
pour Cette. tâche et ponr ses exigences méthodiques est des autres. Les controverses d'aujourd'hui en Théologie
le critère du niveau scientifique èrune Théologie sys­ ne peuvent aboutir à une discussion effective dans une
tématique. La tâche d'une telle Théologie réussira communication féconde que si le problème de la Théolo­
avec d'autant plus, d'assurance et de pureté qu'elle gie comme science a été ramené à la question centrale
pourra di.sposer plus ,immédiatement des concepts et venant de l'idée de la Théologie comme science positive :
des ensembles de concepts portant sur le geure d'cêtre quel est le fondement de l'unité spécifique et de la
et le coutenu spécifique de l'étant qu'elle- objective. multiplicité nécessaire des disciplines de la Théologie,
Plus franchement la Théologie se soustrait à l'applica­ la systématique, l'historique et la pratique ?
tion de quelque Philosophie et de son système, d'autant Nous pouvons expliquer brièvement le caractère de
plus elle est philosophique en sa scientificité autochtone. la Théologie· que nous venons de caractériser en ses
D'autre part, on peut dire : plus la Théologie est sys­ grandes .lignes en montrant ce qu'elle n'est pas.
tématique au sens que l'on a caractérisé, plus immé­ Étymologiquement, Théo-logie signifie science de '
diatement se fonde la nécessité de la Théologie histo­ Dieu. Mais Dieu n'est eu aucune manière l' ob · et de sa
rique au sens plus étroit, considérée comme exégèse, recherche. comme par exemru.e es animaux sont le
histoire de l'Église et histoire des dogmes. Pour que tlïème de la zoolotQe. ·� Théologie n'est pas une con-
ces disciplines appartiennent à la Théologie authentique . naissance . spécuiatîve de Dieu. Nous n'atteignons pas
et non pas aux cercles particuliers des sciences his­ davantage son concept si nous élargissons le thème et
toriques générales profanes; il faut que la Théologie disons.: l'objet de la Théologie gstlet _r_elation deJ)ieu
systématique bien comprise leur assigne leur objet. en général avec T'homm\\ en gé9.éral, et'iiiversennmt ;
Or, toutefois, il est-propre à l'auto-interprétation per­ l.a::..'tneologj:e s·er:p.t alors hiloso hie de ia'°relilÔÎÎ ou
sonnelle de l'événement chrétieu comme historique que histoire de la religion; _re. \Science de la re 1gwn .. Elle
s'accomplisse toujours à nouveau l'appropriation de sa est· encore moins .science .. d.e. l'homme, dfies-étâts reli­
propre historicité et de l'intelligence plus grande qu'elle gieux, de ses expériences religieuses-,. au ·sens A'.ii§e
nous dônne des possibilités de l'existence croyante. Mais, psychôlogie de là religion :'seiênëë dësèxpefiences\récues ; :
puisque la Théologie comme discipline tant systéma­ di>•��- f' aniilys�· �(lî!-:]iii�I_�fü�f'��ç_ê>üvrir·rec-"91eii-da�s
tique qu?historique a pour objet premier l'événement l'homme.•·S,.r.,.,on pourrait conceder que la• lheolog1e
chrétien dans sa chFistianité et dans son historicité, ne se confond pas avec la connaissance spéculative· de
.pnisqne .cet-événement se définit comme mode d'exis­ Dieu, avec' 1a science de la religion et la psychologie
tence du ·croyant, et que d'autre part exister est agir, .de la religion· en général, mais on voudrait souligner en
est npül;iç, là. Théologie d donc de par son essence· Z.e même temps qu'elle représente un cas particulier de
caractère d'une sciènce pratique. ·comme science de ·philosophie de 1a religion, d'histoire de la religion, etc ... ;
l'action. de Dieu en· l'homme· agissant dans la foi,· elle ·qli'elle est la• science philosophico-historico0psycholo­
est de soi déjà homilétique. C'est uniquement pour cela gique de la religion chrétienne. Or, d'après ce qui vient
114 M. HEIDEGGER THÉOLOGIE ET PHILOSOPHIE 115

� d'être dit, il est clair que la Théologie systématique n'est contre elle en morceaux, la foi s'abuse elle-même si elle
pas une philosophie de la religion se rapportant à la croit en profiter pour affirmer son bon droit et se
religion chrétienne, pas plus que l'histoire ecclésiastique raffermir précisément de ce chef. Toute connaissance
ne représente une histoire de la religion se limitant à la théologique en sa légitimité foncière est fondée sur la
religion chrétienne.' Dans toutes ces interprétations de foi elle-même, elle en surgit et rebondit sans cesse vers
,la Théologie, l'idée de cette science est d'emblée aban- elle.
donnée, c'est-à-dire qu'elle est non pas tirée de la consi­ • En raison de sa positivité spécifique et de la forme
dération de sa positivité spécifique, ,mais obtenue par de savoir prédéterminée par là, la Théologie est une
une déduction et une spécialisation de sciences non­ science ontique parfaitement autonome. La question se
théologiques et même totalement hétérogènes entre pose maintenal).t de savoir commel).t cette science posi­
elles : Philosophie,. Histoire et Psychologie. Où se trou­ tive désormais caractérisée dans sa positivité comme
vent assurément les hmites de la scientificité de la dans sa scientificité se rapporte à la Philosophie.
Théologie, c'est-à-dire jusqu'à qùel point les exigences
spécifiques de la fidéité elle-même vont-elles et peuvent­
elles aller vers une transparence conceptuelle, tout en 3 - RELATION ENTRE LA THÉOLOGIE
restant croyantes,. c'est là un problème aussi central COMME SCIENCE POSITIVE ET LA PHILOSOPHIE
que difficile qui dépend étroitement de la question de
' savoir quel est le fondement primordial de l'unité des Ce ]).'est pas la foi elle-même, mais la science de la
• trois disciplines de la Théologie. foi, en tant que science positive, qui a besoin de la Philo­
Nous ne devons pas définir la scientificité de la Théo­ sophie. Et l'on doit faire ici une nouvelle distinction : .
lôgie en prenant comme étalon une autre science, anté­ la science positive de la foi n'a pas besoin de la Philoso­
rieurement à l'évidence de son genre de démonstration phie pour. fonder et dévoiler primairement sa positi­
-et de la rigueur de sa conceptualité. Selon le Positum de vité, la christianité. Celle-ci se fonde elle-même à sa
Ja Théologie, qui n'est essentiellement dévoilé que dans manière. L� scieMe positive de la foi n'a besoin d! la
. la foi, non seulement l'accès à l'objet de la Théologie est R 'loso hie · u'en ce m concerne sa scientificité. E't,
propre à celle-ci, mais aussi l'évidence qu'elle apporte en de plus, ceci assurément une. manière singulièrement
démontrant ses propositions est une évidence spé­ restreinte, hie]). que fol).damentale.
cifique. La conceptualité propre à la Théologie ne peut Comme science, 1a Théologie se soumet à l'obligation
._enir que d'elle-même. Elle n'a vraiment pas besoin que ses concepts s'appliquent bien et soient COl).formes
,S['emprunter à d'autres sciences pour multiplier et assu­ à l'étant qu'elle s'est chargée d'interpréter. Mais l'étant
rer ses preuves, et elle ne peut tenter d'accroître et qui doit être interprété dans les �oncepts de.la Théologie
même de justifier l'évidence de la foi par le concours de n'est-il pas précisémel).t dévoilé Ul).iquement par 1a foi, .
connaissances provenant d'autres sciences. Bien plue .pour la foi et dans la foi ? Ce qui doit ici être saisi
tôt la Théologie elle0même est fondée primairement par conceptuellemel).t ]).'·est-il donc pas l'inconcevable par
la foi, bien que formellement ses énoncés et ses voies nature, c' est-à,;,dire ce dont 01).. ne peut ni approfol).dir le
- de démonstration surgissent des libres actions ·de la contel).u, . ni •fol).der le droit de façol). purement ratio]).-.
raison. nelle ? ,.,
Car l'échec des sciences noncthéologiques en face de Mais il �st biel). possible qu'une chose soit inconce­
ce que révèle la foi n'est.pas non plus 1me preuve du ·bon vable et que la rais<;m ne la dévoile jamais primaire:mfüt,
droit de la foL Ce n'est que lorsqu'on est déjà convaincu sans que cette chose doive exclure pourtal).t de se
de la vérité de la foi que l'on peut permettre à la science laisser saisir conceptuel!ement. Au contraire,Jpour que
«_jncroyante » de se jeter sur la foi et de se briser contre cette ânconcevabilité soft exactement dévoilée comml)
, e1Ie en morceaux. Or, que les sciences ainsi se brisent · telle, il faut une il).terprétation COl).ceptuelle adéquate,
120 M. HEIDEGGER THÉOLOGIE ET PHILOSOPHIE 121
l'être-là, qui existe déjà .avant la Théologie et. la Phi­ l'illumination. que la Philosophie projette sur sa propre
losophie et qui n'est pas d'abord. produite par elles en essence. Cette.communication n'acquiert et ne conservé
tant que sciences, cette opposition doit précisément son authenticité, sa vitalité. et sa fécondité que si le
comporter la communauté possible de la Théologie et questionnement positif-ontique et transcendantal-ontolo­
de la Philosophie comme sciences, s'il est vrai què cette gique réciproque et s'exprimant chaque fois est dirigé
communication doit pouvoir rester une communication par l'instinct pour la chose et par la sûreté du tact
authentique, affranchie de toute illusion et de tout .essai scientifique, et si toute question de souveraineté, de
débilitant .de compromis. En conséquence,. il 11'y a rien préséance, et de validité des sciences passe à l'arrière­
uüessemble à une Philosophie chrétienne, c est la fOîït plan derrière. des nécessités internes du problème scien­
s1mplemèht. un « cercle . carre "· Jltais il. n'y a pas non tifique lui-même.
P.lllS un:e Iheologie néo-kantienne ou hee a la Ph1loso­
Jihie des valéurs ou à la Phénoménologie, _P.as plus qu'il
n'y a une· mathéma.fague phenomënôlog1que. La Plie-
r noménologie ne consiste touJours qu'a -designer le pro­ II. - QUELQUES INDICATIONS
cédé. par lequel l' Ontologie se distingue essentiellement SUR DES POINTS DE VUE PRINCIPAUX
L-de toutes autres sciences positives.
Certes un chercheur peut, en. plus de la science posi� DU COLLOQUE THÉOLOGIQUE CONSACRÉ
tive à laquelle il se consacre, posséder aussi la Phénomé­ AU « PROBLÈME D'UNE PENSÉE
nologie, c'est-à-dire suivre ses progrès et ses recherches. ET D'UN LANGAGE NON-OB-JECTIVANTS
• Mais la cminaissance philosophique ne . peut devenir DANS LA THÉOLOGIE D'AUJOURD'HUI"
enrichissante et fructueuse pour sa science positive, et
elle ne l'est authentiquement, que si le chercheur se
heurte aux concepts · fondamentaux de sa science à Fribourg eu Brisgau, 11 mars 1!')64.
l'intérieur de la problématique due à cette réflexion
positive sur les connexions ontiques de Son. domaine, et Qu'est-ce qui mérite d'être mis en question en ce
que s'il met en question "l'adéquation de ses concepts problème ?
fondamentaux traditionnels à l'étant qu'il a pris pour Autant que je puisse voir, il y a trois thèmes à exa­
thème. Ensuite, une fois soustrait aux exigences de sa miner.
science, à l'horizon de son questionnement scientifique
propre, pour ainsi dire arrivé aux limites de ses concepts 1. Avant toute chose, il s'agit de préciser ce que la.
fondamentaux, il peut alors reprendre la question de Théologie comme manière de pensée et de langage doit
savoir comment est constitué origiilairement l'être de e}(p!iquer. C'est la foi chrétienne et ce qui y est cru.
l'étant qui doit demeurer dans l'objet et devenir noue Seulement, Si cela reste clair devant les yeux, on peut
veau. Les questions ainsi soulevées incitent méthodi­ se demander de quel genre doivent être la pensée et le
quement à les dépasser dans la mesure où ce sur quoi langage pour correspondre au sens et à l'exigence de la
elles interrogent n'est. accessible et définissable qu'onto­ foi et se garder ainsi d'y introduire des représentations
Jogiquement. Assurément, la communication scienti­ étrangères à la foi.
fique entre le chercheur des sciences positives et celui
de la Philosophie ne se laisse pas enserrer en des règles 2. Inévitablement, avant toute explicition d'une pensée
fixes ; particulièrement la clarté, la sûreté et l'originalité et d'un langage non-ob-jectivants•, il faut exposer ce
de la critique que font chaque fois les sciences positives
de leurs principes changent aussi rapidement et diver­ a.) Nous traduiscns objektivierend par ob-jécti'IJant. Cf. la· note 4. [N. d.
sement que le degré chaque fois atteint et tenable de Trad.]
122 M, HEIDEGGER THÉOLOGIE ET .PHILOSOPHIE 123

qu'on entend par pensée et langage ob-jectivants. Ici forme de quelques . questions. Il ne faut pas donner
surgit la question de savoir si chaque pensée comme l'impression qu'il. s'agit d'un exposé de thèses dogma­
pensée et si chaque langage comme langage sont déjà tiques issues de la philosophie heideggérienne qui
ou non ob-jectivants. n'existe pas.
Si l'on montre qu'en aucun cas la pensée et le langage
ne sont déjà en eux-mêmes ob-jectivants, cela conduit à
un troisième thème. NOTES POUR LE SECOND THÈME

3. Il s'agit de décider. dans quelle mesure le problème Avant toute explication du problème' d'une pensée et
d'une pensée et d'un langage non ob-jeètivants est en d'un langage non-ob-jectiv;mts en theologie, il reste
général un vrai problème, de voir si on ne s'y pose pas nécessaire de réfléchir à ce qu'on entend par penséè et
une question dont l'objet même ne fait qu'entraîner la langage ob-jecUvants' quand le problème se pose pour le
réflexion à côté de la chose, détourne du thème de la colloque théologique, Or, cette réflexion impolle la
Théologie et embrouille inutilement ce thème. Dans ce question suivante :
cas le colloque théologique organisé aurait pour tâche
de se convaincre à ce sujet qu'avec son problème jl se La pen,séè et le langage noncob-jectivants sont-ils \,
trouve dans une impasse. Ce ne serait, semble-t-il, un genre particulier de ra pensée et du langage, ôu bien
qu'un résultat négatif du .colloque. Mais il n'y aurait là chaque pensée comme pensée et chaque langage corrime
qu'une apparence. Car en vérité il en résulterait ponr lui langage sont-ils ob-jectivants ?
inévitablement que la Théologie prendrait enfin et La question ne se laisse résoudre que si ati préalable
résolument conscience de la · nécessité de sa tâche on a éclairci les questions suivantes et qu'on y a répondu.:
principale, c'est-à,dire de ne pas rapporter les catégories
de sa pênsée et la manière de son langage à partir de a) Qu'èst"ce qu'ob-jectiver ?
la Philosophie et des sciences empruntant à celles-ci, b) Qu'est-ce que. penser ? .
mais, comme il convient, de les penser et de les parler c) Qù'est-ce'que parler? . . . •
à partir de la foi et pour elle. Si, selon sa propre convic­ d) Chaque pensée est-elle en soi un langage et chaque
tion, cette foi importe à l'homme comme homme en son . langage est-il en soi une pensée ?
essence, alors la pensée et le langage théologiques authen­ e) Dans qm,l se11s la pensée et le langage sont-ils
tiques n'ont aussi nul besoin par surcroît d'un équi­ objectivants, clans quel sens ne le sont-ils pas ?
pement particulier pour atteindre les hommes et pour Il est de la nature des choses qu'au cours de leur
trouver chez eux une écoute. explication les questions empiètent rune snr !'.autre.
Les trois thèmes mentionnés mériteraient maintenant Toute l'importance de ces questions est pourtant fonda­
dans le détail une explication plus précise. Pour moi­ mentale pour le problème de votre colloque théolpgique.
même je ne puis, à partir de la Philosophie, que donner En même temps les questions mentionnées - déve- .
quelques indications sur le second thème. Car expliquer le loppées plus ou moins clairement et plus ou moins
premier thème, fondement de tout le colloque, si l'on • suffisamment - forment le milieu encore caché, .vers
veut qu'il ne plane pas dans l'air, est la tâche de la lequel la «philosophie» d'aujourd'hui tend ses,efforts ~·
Théologie. depuis·ses ,positions extrêmes opposées (Carnap <-+.Hei-
Le troisième thème contient la conséquence théolo­ . degger) .. Ces, positions on les appelle aujourd'hui .la
gique où l'on parvient, si l'on a suffisamment traité conception.· technique-scientiste du langage, et 1' ex­
du premier et du second. périence "spéculativeeherméneutique du langage, Les
J'essaie maintenant de donner quelques indications deux positions se définissent par lacdifféœnce de leurs
sur la façon de traiter le second thème, et cela sous la propos qui les sépare comme un abîme. La position
124 M:-HEIDEGGER THÉOLOGIE ET PHILOSOPHIE 125

·. · no:rœr,.ée en premier lieu veut plac er toute pensée et Bergson, de la Philosophie de la vie furent déterminantes,
:tout langage, même· ceux de la p·hilosophie, : sous la Dans la mesure où partout dans le langage - 'expli­
�compétence d'..un système de signes, tels que peuvent citement ou non. - nous disons « est», où être signifie
· en construire la technique et la logique, c'est-à-dire malgré tout présence, et dans la .niesüre où celle-ci. est
les fix er, comme instrument de la science. L'autre posi­ interprétée de nos jours comme objectivité et ob-jec­
tion vient de la question de savoir quelle est la chose tiyité•, la pensée comme pré-sentation et Ile langage
dont on peut faire l'expérience pour la pensée de la comme émission de sons . comportent inévitablement
Jihilosophie et comment cette chose (l'être en tant une solidification dlLf!ux intérieur qu'est le ,.;courant
· qu'être) peut être dite. Dans les d.eux. positions il ne :YiraL!> et ainsi sa falsification. D'autre part; quoique
-1t'agit donc pas du cercle séparé d'une philosophie du falsifiant, un tel établissement de permanen9e �st
1angage {correspondant à . une philosophie de la nature indispensable pour la. conservation et la subsistançe de
ou à une philosophie de l'art) : bien plutôt le langage la vie humaine. A l'appui de cette opinion ava.n.cée
est reconnu comme le domain.e à l'intérieur d uquel la dans les divers. cas de changement, qu'il suffise de citer
·pensée de la philosophie et tou te espèce de pensée et le texte suivant de Nietzsche, La Volonté de Puissance.;,
de .disco urs se tiennent et se meuvent. Dans la mesure n ° 715 (1887-1888) : « Les moyens d'expression du'
où, suivant la tradition occidentale, l'essence de l'homme langage· sont. inutilisables pour exprimer le devenir :
tire sa définition du fait que l'homme est cet être qui il appartient à notre incoercible besoin de conservation
« a le làngage» (Çijiov '!,,6yov hov)· - même l'homme de poser !lll monde grossier fait de ce qui est perma-
en tant qu'être agissant n'est tel que comme celui nent, de choses [c'est-à-dire d'ob-jets] ». . ·.
qui << a le lan gage " - dans cette mesure la confrontation Quant aux indications suivantes snr les questions qui. -
· . .
des positions· nommées ne met en jeu rièn de moins que vont de. a) jusqu'à e), qu'on veuille les comprendre et
le problème·de l'existence de l'homme et de sa défi7 les. examiner .elles0niêrnes à . titre de questions. Car le
· nition. mystère du langage où doit se rassembler toute Ja
De quelle manière et jusqu'à quelles limites la Théo­ réflexion demeure le phénomène le plus digne de pensée
logie peut et doit s'engager en cette confrontation, c'est et de question, surtout lorsque surgit l'intuition que le •
à elle d'en décider. langage n'est pas une œuv,;e . de l'homme : Je lang:i!Je
Les. brefs éclaircissements suivants · des . questions qui �- L'homme ne parle qu'en répondant au langagê:"
vont de a) jusqu'à e) doivent être précédés par une · Ces propositions ne sont pas la chimèr!' d'une , mys­
remarque qui a donné lieu sans doute au « Problème tique ,, fantaisiste. La parole est un phénomène ori-",
d'une pensée et d'un langage non-ob-jectivants dans la ginaire dont le caractère propre ne se démontre ,p:is;>·,
Théologie d'aujourd'hui». C'est l'opinion largement par des données, mais ne se laisse apercevoir que. dans
répandue et assumée sans preuve que toute pensée en une expérience du langage non préméditée. L'homme.
tant que représentation, toùt langage en tant qu'émis­ peut forger artificiellernent des images sonores et .des\ .
sion de sons sont déjà « ob-jectivants ». II n'est pas signes, mais il ne le peut qu'en considérant un)angag€-Î
possible ici de rechercher en• détail l'origine de cette déjà parlé et à partir de lui. Eu regard des phénomènes ,
opinion. Ce qui est déterminant pour elle, c'est la dis­ originaires la pensée reste critique. Car avoir !llle pensée -,\
tinction depuis longtemps proposée sans la -.tirer au critique cela s'appelle : distinguer (Kpivatv) sans cesse''
clair entre le rationnel et l'irrationnel, laquelle dis­ entre ce qui exige une preuve pour être justifié et ce
tinction est pour. sa part avancée en fonction d'une qui poqr être vérifié demande simplement qu'on regarde
·pensée propre à la· raison, pensée elle-même non tirée et qu'on accueille. Il est toujours plus facile de livrer 1
'· aq clair. Toutefois, récemment, en ce qui concerne l' af-
' Hrmation du caractère objectivant de toute pensée
et de tout langage, les doctrines de Nietzsche, de b) Voir la, note -d [N. d. Trad.]

-·-
126 M. HEIDEGGER THÉOLOGIE ET ,PHILOSOPHIE 127
' uue preuve dans le cas donné que de s'en remettre au dans le jardin, ni nepeut se balancer deçà delà dans Ie
. " regard accueillant dans_ le ca.s qui se présente autrement. vent. Pourtant, en le nommant, j'y pense et je dis· à_
-,---:-;- Quant à a) Qu'est-ce qu'ob-jectiver ? C'est faire de son sujet; Par conséquent il y a un penser et un dire·­
·, quelqùe chose un ob-jet, le poser. comme ob-jet et :ue qui n'ob-jectivent ni n'objectivent en aucune façon.
le représenter qû'ainsi. Et qu'appelle-taon ob-jet ? Je puis certes considérer• la statue d'Apollon . au
Au moyen-âge, objèctum signifiait ce quLest projeté musée d'Olympie, comme u.n ob-jet tel que se le repré­
et maintenu devant la perception, l'imagination, le sentent. les sciences de la -nature, je puis calculer le
. jugement, la volonté· et· l'intuition. Par contre, sub- marbre en physicien quant à son poids ; je puis faire
- jectum signifiait 'l'fotoxeiµevov, le donné par soi {qui des recherches sur le marbre selon sa constitution chi­
n'est pas porté, à notre rencontre par une représentation), mique. Mais cette pensée et ce langage ob-jectivimts
. ce qui est présent, par· exemple les choses. La signifi­ n'aperçoivent pas Apollon tel qu'il se montre· en sa
cation des mots subjectum et objectum -par comparaison beauté, et tel qu'à travers elle il se manifeste comme
avec les mots en usage aujourd'hui est précisément apparence du dieu. -
l'inverse : subjectum est l'existant pour soi (objective­ Quant à b) Qu'est-ce que penser ? Si nous considérons
ment), objecium n'est que le représenté (subjectivement). ce _que nous venons d'exposer, la pensée et le langage·
En conséquence de la transformation par Descartes du ne sont pas épuisés avec la représentation et !'expres­
concept de subfectum (cf. Holzwege pp. 98 et sq.)•, le sion propres aux sciences théoriques de la nature. La ·
concept d'objectum change également de signification. pensée est plutôt le· comportement qui reçoit ·en don,
Pour Kant, ob-jet veut dire l'objet existant de l'expé­ de cê qui chaque foisse montre et comme il se montre,
rj.ence dans les sciences de la nature. Tout ob'-jet · est cela même qui est à dire du phénomène. La pensée
nn objet, mais tout objet (par exemple la chose en soi) n'est pas nécessairement une représentàtion de quelque
·n'est pas un ob-jet possible. L'impératif càtégorique, éhose · comme ob0j et. Seuls la pensée et le langage des
· le devoir moral, l'obligation ne sont pas des -ob-jets scienc-es de la nature sont ob-jectivants. Si toute pensée
de l'expérience propre aux sciences de la nature. Si on comme telle était déjà ob-jectivante, la création des
réfléchit à eux, sion les. vise en �ssant, on ne les œuvres d'art perorait toute signification ; elles ne ·
0job ective pas de ce fait. · .· '.: pourraient jamais en effet se montrer à un 'homme,
L'expérience quotidienne des choses .:ù1 sens.large du car de ce· qui apparaît il ferait aussitôt un ob-jet et ,·
mot n'est pas ob-jêctivante, ni objectiv'anté•, Lorsque interdirait ainsi à ·l'œuvre d'art d'apparaître. · .
par exemple nous nous asseyons dans le jardin et que L'affirmation suivant la.quelle toute pensée comme
npus avons du plaisir à voir les roses en f!e.nrs, nous ne telle est ob-jectivante est sans fondement. Elle repose
faisons. pas de la rose un Qb-jet, pas même un objet sur uu mépris des phénomènes et trahit le manque de
c'est-à-dire quelque chose de thématiquement repré­ critique.
senté. Lorsque dans le dire silencieux, je m'abandonne Quant à c)' Qu'est-ce que parler? Le langage, consiste­
au rouge éclatant de la r.ose et que je réfléchis à t-il simplement à transformer un contenu de pensée en
l'être-rouge de la rose, cet être-rouge n'est ni un ob-jet, -des sons; sons ·pèrçus seulement comme des tons et,des·
ni une êhose, ni un objet comme la rose en fleur. Celle­ bruits qui peuvent être obCjectivement fixés � OW,bien,
ci se tient dans le, jardin et p.eut"être se balance deçà l'émission de- sons• propre à un langage (dairsJa conver­
delà dans le vent. L'être-rouge de la rose ne-se tient pas sation) e'!t•elle -déjà quelque chose qui diffère entière­
ment d'une suite de sous ob-jectivés acoustiquement,
c) Trad. Wolfgang Brokmeier, Paris, Gallîmard 1962, p. ,83 [N. d.. Tr.] chargés d'une signification et grâce auxqnels des
d) Objekt et Gegenstand, dont le contexte précise ]es significations, sont ob,jets deviennent ce dont on parle ? Eu son tréfonds
traduits respectivement par ob-jet et obiet ; de même Objektivierung et k parler n'est-il pas un dire1,!!-P.:e façon d'indiqner diver�
Vergcf(enstiindlichung par ob-jectivation et objectivatf,on [N. d, Tra.d,]
sement.ce que. !'écoute, c'est-à-dire l'écoute attentive
128 M. HEIDEGGER THÉOLOGIE ET PHILOSOPHIE • 129

à ce qui apparaît, se laisse dire ? Si seulement nous Quant à. e) Dans quel sens la pensée et .le langage
remarquons avec soin, peut"on encore affirmer ·sans sont-ils ob-jectivants, et dans quel sens ne Ie' sont,.ils
critique que le langage est toujours en tant que tel �?
déjà ob-jectivimt ? Lorsque nous consolons un malade La pènsée et Ie langage sont 0b-jectivants, c'est-àadire /
et que nous nous adressons au plus intime de lui-même, posent le donné comme ob-jet, da.ns le champ de la
faisons-nous de cet.homme un ob-jet ?· Le langage Ii'est�il représentation propre aux sciences de la nature et-. ._
donc, qu'un instrument dont nous faisons usage pour à· 1a technique. lis le sont ici nécessairement, parce .que
,élaborer des ob-jets ? Le langage se tient-il en général cette connaissance .doit au préalable appliquer so� . ,
. à 1� disposition du pouvoir humain ? Le lang�ge n'est-il thème comme un objet calculable et explicable causale­
·· qu une œuvre de l'homme ? L'homme est rl cet être
0
ment, c'est-à-dire comme un ob-jet au sens défini par
qui a le langage en sa possession ? Ou bien est�ce le Kant. · •
langage qui «.-a » l'homme, dans la mesure où il appar­ Hors de ce champ, la pensée et le langage ne sont,.•
tient au langage, ..Iequel lui ouvre d'abord. Je monde et_ d'aucune manière ob-jectivants. ..,,- , .·
par !l't, en même· temps, sa demeure dans ,le mond.e ? Or aujourd'hui existe et croît le danger de vo\r la
Quan:t à• d) Tonte peJsée est-elle un langage et tout manière de penser scientifico�teehnique sè rép;,]!dre
.,.-,Thngage est-il une pensée ? dans tous les domaines de la vie. Par là se renforce la'
fausse apparence que toute pensée et tont la.àgâge
0

' "-'),;es questions élucidées jusqu'ici nous ont induits à


ptésùmer qu'il existe cette coappartenance (identité) sont ob-jectivaµts. · La thèse, qui sans raison avance
entre penser . et dire. Cette identité est déjà attestée, dogmatiquement une telle assertion, requiert et sou­
depuis longtemps dans la mesure où le Îeoyoç et le tient · de son côté la tendance fatale à repré�enter
Mysiv signifient à la fois : discourir et penser. Mais encore toute chose à. la seule manière scientifico-tech­
cette identité n'est pas encore suffisamment expliqµée niqùe comme un ob-jet pouvant être contrôlé et mani­
ni connue exactement. Une difficulté capitale se càche pulé. Ce processus de l'objectivation technique illi-.-,
tlans ce fait que l'interprétation grecque du langage, mitée atteint aussi maintenant. le langage lni-mêmi;
,·c'est-à-dire l'interprétation grammaticale, s'est orientée et sa définition. Le langage est déformé en un. instru- ·
· vers l'expression relative aux, choses. Or,. plus tard, la ment de communication et d'information calculable·.
. ·métaphysique . moderne a réinterprété les choses en. Il est traité comme un ob-jet manipulable auquel
oh-jets. Dès lors on comprend aisément l'erreur de doit. se. conformer. la manière de penser. Mais le dire
croire que la pensée et le langage se rapportent à <lys du langage n'est pas nécessairement nne formulation
oh-jets et rien qu'à eux. de propositions sur des ob-jets. Dans son tréfonds Je
Or si par contre nous regardons l'état des choses qui langage est un dire. de ce qui se manifeste et s'adresse à
sert de règle, à savoir que la pensée consiste chaque fois l'homme de maintes manières, dans la mesure où ·
à laisser ce qui se montre se. dire et en conséquence à l'homme ne se ferme pas à ce qui se montre, en vertu
répondre (dire) à ce qui se montre, alors on doit ,aper- de la domination de la pensée ob-jectivante et en se,
. cevoir clairement dans quelle. mesure la poésie : égale­ bornant à celle-ci.
ment est un dire pensant; ·ce qui dans sa propre nature Que la pensée et. le . langage ne soient ob-jectivants ·
ne se laisse pas définir par · la logique traditioµnelle qu'en un sens dérivé et limité, cela ne se laisse jamais·
des énoncés sur des ob0j ets, déduire scientifiquement par des preuves. L'essence
· ... Précisément en apercevant la coappartènànce entre propre à L:actjl de penser et de dire ne se laisse voir q!!e
·penser et dire on recotmaît èombien sont intenables: et dans Un regard sans préjugé sur les phénomènes.
.: tantaisistes les thèses d'âp'rès lesquelles pensée et lan­ n y aurait d.onc en définitive une erreur dans l'api�•. i'
-:;:gage en tant que tels sont'nécessairement ab-jectivants. nion selon laquelle l'être est le partage de. cela seulement
130 M: HEIDJ!:..GGER THÉOLOGIE fi:T PHILOSOPHIE 131
qui se laisse calculer et démontrer scientifiquement, cc Le chant est être-là» (Cf. Holzwege, pp. 292 sq.) e .
techniquement, donc objectivement, à titre d'ob0jet. Chant, le dire qui chante du poète cc n'est pas convoi- -
Cette opinion erronée oublie un mot prononcé déjà tise», « n'est pas~quête » de ce que le travail humain
dep,uis longtemps, celui qu'Aristote a écrit (dans finit par atteindre comme effet.
Métaphysique IV, 1006 a 6-7) : . fo'tt yàp arrcn8eucria -ro Le dire poétique est « être-là » (Dasein). Ce mot -
µ1) yiyvrom:etv ,ivrov 8eî ÇT]-retv o:rr68.et�tv Kat ,ivrov .oo cc être-là » est employé ici au sens traditionnel de la
8eî. cc C'est en effet une absence de culture que de ne Métaphysique. Il signifie : présence.
pas distinguer les choses dont il faut une démonstration Le dire poétique est un être de présence auprès du
et les autres pour lesquelles il n' eu faut pas ». dieu ... et par rapport à lui. Le· caractère de présence
Les indications données conduisent à dire ce qui suit suggère d'être disponible sans plus, sans rien vouloir,
du troisième thème (il fallait décider dans quelle mesure sans compter sur un succès. Etre présent auprès de.:.
le thème du colloque est un vrai problème) : c'est laisser se dire en toute pureté le présent du dieu.
Fondée sur les réflexions touchant le ,second thème, Dans un tel dire rien n'est posé ou re-présenté comme
la position du problème propre au colloque doit s.' ex­ objet ou comme ob-jet. Rien ne se trouve ici pouvant
primer d'une manière plus significative. Si on veut la s'opposer à une représentation qui saisit ou · investit.
conèevoir avec là plus grande concision, elle doit s.e "Un souffle autour de rien ». cc Souffle», c'est l'ins­
formuler .ainsi : cc Le problème d'une pensée et d'un piration et l'expiration, le laisser se dire qui répond aux
langage différents de ceux des sciences• de fa· nature èt mots adressés. Nul besoin d'une explication plus
de la technique dans la Théologie d'aujour<l'hui ». poussée pour se rendre compte qu'au fond de la question
A partir de cette transformation adéquate on peut visant le penser et le dire adéquats, il y a la question
voir que le problème posé n:' est pas un vrai problème, visant l'être de l'étant chaque fois qu'il se montre.
dans la mesure où la position. du problème s'oriente L'être avec le caractère de présence peut se montrer
vers une présupposition dont. chacun aperçoit l'absur­ sous différents modes de présence. Ce qui est présent
dité. La Théologie n'est pas·une science de la nature. n'a pas besoin de devenir objet; l'objet n'a pas besoin
Mais derrière la problématique évoquée· se cache la d'être perçu empiriquement comme ob-jet. (Cf. Heideg­
tâche positive de Ia Théologie, c'est-à-dire expliquer, ger, Nietzsche, vol. 2, sections VIII et IX)*.
dans son · domaine propre de la . foi chrétienne et en.
fonction del'essence propre de cette foi, ce qu'elle doit
penser et comment elle doit parler. Cette tâche implique * Cet appendice reproduit, avec quelques corrections, la traduction de
en même temps la . question de Savoir si· la Théologie deux textes publiés , en allemand et en traduction, dans les Archives de
Philosophie XXXII (1969) p. 355-415 et alors inédits. Depuis le texte
peut encore être une science, puisque selon toute pro­ Bllem.and est paru en 1970 chez V. Klostermann. Phénoménologie et théologie
babilité, il ne lui est pas permis d'être une science. développait une conférence donnée en 1927 et 1928. Sur le premier texte
cf. H. BIRAULT, « La foi et la pensée d'après Heidegger» in Recherches
� et
Débats NO 10 (1955 ) p. 108-132,

APPENDICE AUX INDICATIONS

La poésie peut servir d'exemple d'une pensée et d'un


langage remarquab!ès non-objèctivants.
. Dlms Les Sonnets à, Orphée, I, 3, Rilke,dit de manière e) Trad. Wolfgang Brokmeier, Paris, Gallima,rd, 1962, p. 258 sq. [N, d,
.poétique ce qui définit le penser et le dire pC>étiques. Trad.]
TABLE DES MATIÈRES

Présentation ......· .......• . ..... . .. . . . . . . . . .. . . .. 7


Textes traduits ...... ............................ 17

I
I - Conférences du Professeur Martin Heidegger sur
la Critique de la raison pure de Kant et sur la
tâche d'une fondation de la métaphysique..... 21
1 - [La fondation de la métaphysique dans
son point de départ.] . .. . . . ..... . .. ... . 22
2 - [La fondation de la métaphysique dans sa
réalisation.]... . . . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . 22
3 - [La fondation de la métaphysique dan_s son
originarité] .... . . . . .. ..... . . . . .. .... .. 24
II - Conférences du Professeur Ernst CASSIRER. . • • 25
1 - [L'espace].. . .. ... .... ..... . . ... ...... 25
2 - [Le langage] . . . . ......... . . .. . . ... . ... 26
3 - [La mort] . .. . . ... . .. . ..... . .... . . . . .. 27
II
COLLOQUE CASSIRER-HEIDEGGER............ 28
Qriestions à Cassirer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
III
E. CASSIRER : Remarques sur l'interprétation de
Kant proposée par M. Heidegger dans Kant et le pro-
blème de la métaphysique • . . ... . ... . .. . ..... . . . . . • . 53
1 - La finitude- de la connaissance humaine
et le problème de l'« imag ination transcen-
dantale >► • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 59
2 - Le« recul» de Kant devant le dévoilement
de la finitude de la connaissance. .. . .... 77

IV
M. HEIDEGGER: Recension de: Ernst CASSIRER,
Das mythische Denken . . . ..... . . . .. . . ..... . . . • . . . . 85
APPENDICE

M. HEIDEGGER : Théologie et philosophie. . . . . . . . . 101


I - Phénoménologie et Théologie. . . . . . . . . . . . . . . . . 101
1 - Positivité de la Théologie ............... · 105
2 - Scientificité de la Théologie . . . . . . . . . . . . . 109
3 - Relation entre la Théologie comme science
positive et la Philosophie .. . . . . . ... . . . . . 115
II - Quelques indications sur des points de vue
prin�ipaux du colloque théologique cons_acré. ,ap
« Problème d'une pensée et d'un langage non-ob­
jectivants dans la Théologie d'aujourd'hui , ... ·. 121
Notes pour le second thème . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 123
Appendice aux indications ......... _. , ...... <<· . . . 130

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