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Cahiers de l'Université de Perpignan

Lettres, sciences humaines, juridiques, économiques et sociales


IMAGES DU ROMAN HISPANO-AMÉRICAIN CONTEMPORAIN

№8. Premier semestre 1990

LA NOSTALGIE D'UN ORDRE PERDU DANS LE ROMAN

DU CONE SUD DES ANNEES 80

Pablo Berchenko

Après les ruptures institutionnelles qui inaugurent les


années 70, la nostalgie d'un ordre social disparu se préfigure
comme l'un des thèmes fondamentaux dans le roman du
Cône Sud. Les coups d'Etat de 1973 en Uruguay et au Chili, la
décomposition du "peronisme" et le putsch de 1976 en
Argentine, marquent profondément les contenus de la
littérature de ces pays-là. Le phénomène est particulièrement
perceptible dans les romans publiés à partir du début des
années 80. Il apparaît, par exemple, dans les récits des
auteurs chiliens tels que José Donoso, Isabel Allende, Poli
Délano ou Antonio Skármeta. Il est égalemant présent dans
ceux de l'Argentin Osvaldo Soriano ou dans ceux des
Uruguayens, Fernando Ainsa ou Mario Benedetti(l).
Dans les oeuvres de tous ces écrivains on discerne un
net refus de l'intervention militaire. Attitude qui

(1) Voir, par exemple, Isabel Allende, La Casa de los Espíritus,


Plaza y Janés, Barcelone 1982 (La Maison aux Esprits,
Fayard, 1984); Antonio Skármeta, No pasó nada, Editorial
Pomaire, Barcelone 1980 (T'es pas Mort, Editions du Seuil,
1982); les récits de Poli Délano, en particulier "La misma
esquina del mundo" (in Olver Gilberto de León ed.
Cuentistas Hispanoamericanos en la Sorbona, Mascarón de
Literatura, Barcelona 1983); Osvaldo Soriano, Jamais Plus
de Peine ni Oubli, Fayard, 1981 (parue après comme No
Habrá más Pena ni Olvido, Ediciciones Grupo Zeta, Libro
Amigo Narrativa, Barcelone 1987); Fernando Aínsa, Con

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acento extranjero, Editorial Nordan Comunidad,
Stockholm 1984).

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s'accompagne d'un sentiment de vif regret face à la
disparition d'un ordre social. Valorisé de façon critique dans
le présent, cet ordre était né du projet libéral de construction
nationale formulé, au cours du siècle dernier, par les élites
sociales et intellectuelles les plus avancées, dans chaque
pays (2).

En littérature, il se manifesta dans des textes fondateurs qui


proposèrent le mythe de "la grandeur argentine", dans le
Facundo de Domingo Faustino Sarmiento (1845); la
métaphore de "l'Arcadie uruguayenne", dans P Ariel de José
Enrique Rodó (1900); et dans la fiction de "la civilité et la
maturité chiliennes", dans les romans Martin Rivas et
Durante la Reconquista d'Alberto Blest Gana.
Chacun à leur manière, ces écrivains mettent l'accent sur un
principe, celui de créer une société civile stable. Dans leur
oeuvres, ils valorisent un Etat laïque, moderne, intégrateur et
capable d'assumer son rôle d'arbitre social. Et cela d'autant
plus que ces valeurs sont successivement revendiquées,
dans les trois pays, par différents partis politiques,
mouvements sociaux et couches sociales diverses.

Les réalisations du projet atteignent leur point culminant au


début du XXe siècle, elles subissent une crise dans les
années 30 et sont reformulées dans la période suivante pour,
finalement, s'épuiser dans les années 70. A la base de ce
processus il y a la connexion

(2) Parmi les membres de celte ¿lile, on pcul nommer au Chili à J. V.


Lastarria, S. Sanfuenles, S. Arcos, F. Bilbao, E. Lillo, M. A. Matta, A.
Blest Gana, B. Vicufta Mackcnna, D. Barros Arana, J. M. Balmaceda,
V. Letelier, etc. En Argentine on peut citer les noms de D. F.
Sarmiento, J. B. Alberdi, V. F. Lopez, et, en Uruguay, celui de J. E Rodó
et Batlle y OrdóAez. Voir aussi à propos de ce sujet: CASTILLO,
Adriana et BERCHENKO, Pablo, (coordinadores), "Area Cono Sur" in
Diseño Social y Praxis Literaria. Historia Social de las Literaturas
Latinoamericanas I. Primer Esbozo, Asociación de Estudios de
Literaturas y Sociedades de América Latina, Giessen/Neuchâtel,
1989. pages 108-172.

- intense et précoce - de l'économie de ces pays avec le


marché mondial. Dans le cas de l'Argentine et de l'Uruguay,
elle est constituée par Pagro-exportation, et dans celui du
Chili, par l'exploitation des minerais. Tout cela permet le
développement du secteur tertiaire. Et c'est à partir de lui

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qu'une dynamique de perméabilité sociale s'instaure. Un
processus qui est à l'origine de l'accroissement des classes
moyennes. Il détermine la participation politique que le projet
développe et crée des Etats où dominent les fonctions
d'intégration et d'arbitrage, préférant celles de la
concertation à celles de la répression. Finalement, l'évolution
des services de l'Etat, en particulier, de l'enseignement
national, fait de ces pays, des nations avec les plus hauts
niveaux de scolarisation du continent.

Tout cela permet la création d'un espace culturel


relativement autonome. Dans ce contexte, la littérature se
nourrit des réussites du projet libéral. Et cela est possible,
surtout, grâce à l'augmentation du nombre des lecteurs. Ce
phénomène détermine la mise en place d'un important
système éditorial, ainsi que l'apparition des associations
d'écrivains, la parution des revues littéraires, et d'une
critique spécialisée. Réciproquement, une bonne partie des
auteurs et de leurs oeuvres affirment
- d'abord sans équivoque; plus tard, d'une manière plus
nuancée - les principes essentiels du projet libéral. C'est
pourquoi affirmer, aujourd'hui, l'existence d'un courant
esthétique et culturel qui l'exprime est tout à fait juste. Il se
présente, en effet, dans les années 80, comme la thématique
d'un ordre social disparu, comme la nostalgie d'un passé où
les conflits sociaux trouvaient leur solution dans un
consensus politique et à l'intérieur même d'un Etat de
préférence arbitral. Cette thématique et son fonctionnement
dans /•.'/ Jardin de al Lado de José Donoso et dans Primavera
con una Esquina Rota de Mario Benedetti, fait l'objet de cette
étude (3)

(3) DONOSO, José, El Jardin de al Lado, Seix Barrai. Biblioteca Breve,


Barcelone 1981; BENEDETTI, Mario, Primavera con una Esquina
Rota, Ediciones Alfaguara, Literatura, Madrid,

Populaire et aux gouvernements postérieurs (7), jusqu'à la


seconde moitié des années 60, au réformisme démocrate-
chrétien de Eduardo Frei et, finalement, en 1970, au
gouvernement Allende. Avec lui, le projet libéral montre ses
propres limites et prend fin. Véritable échec, parce que l'élite
et les secteurs moyens n'acceptent pas l'incorporation
effective, dans les centres de décision, des larges secteurs
du prolétariat, de la payssannerie et des marginaux de la

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ville. Dans ces circonstances, l'élite qui conduit le processus,
ne trouve d'autre issue que celle du coup d'Etat du 11
septembre 1973.
Les traits de cette longue et complexe évolution se voient
nettement dans la lecture qui met en évidence la densité
socio-historique du roman de Donoso(8). Lecture enrichie de
surcroît, par le mélange singulier de fiction et de réalité
autobiographique, présent dans le texte (9).

(7) Après un long régime parlementaire (1891-1924), le


gouvernement d'Arturo Alessandri prétend gouverner avec l'appui
populaire. En 1925, il fait une reforme constitutionnelle, il rétablit le
système présidentiel et crée une législation sociale. Malgré
l'opposition conservatrice, il revient au gouvernement en 1932 et
impose son alliance avec les classes moyennes. L'arrivée du Front
Populaire en 1938 ouvre la voie aux trois gouvernements radicaux et
au gouvernement populiste d'Ibâfiez (1958).

(8) Même la forme du roman est au service de la thématique. Après


les cinq premiers chapitres, qui proposent le point de vue de Julio
Méndez, le sixième permet au lecteur de découvrir que le véritable
narrateur est Gloria, sa femme. Narrateur des cinq premiers
chapitres et du sixième, c'est donc son point de vue que le lecteur a
connu. Ironiquement alors, Donoso met en question le partriarcat
bourgeois adopté par l'idéologie libérale. Voir sur ce sujet l'étude de
JARA, René, "La cultura descentrada. La cultura del exilio: José
Donoso" in Raûl Yurkievitch ed. , Identidad Cultural de Iberoamérica,
Editorial Alhambra, Madrid 1986.

(9) Comme son personnage Julio Méndez, José Donoso est issu d'une
certaine bourgeoisie chilienne. Il est professeur de littérature
anglaise et écrivain qui a connu l'échec pendant la première partie
de son séjour en Espagne. La femme de Donoso et sa mère ont des
relations évidentes avec les personnages qui entourent le
protagoniste du roman. Voir à

Dans El' Jardin de al Lado, le protagoniste, Julio Méndez, est un


professeur d'Université (p. 13), exilé, fils d'un ancien député libéral
et petit-fils d'un propriétaire terrien (p. 24). Il représente, le
paradigme,

l'aboutissement des possibilités de réalisation existentielle du


projet libéral, dans les années 70. Il s'agit, en effet, d'un
membre représentatif - modèle typique - de l'élite nationale.
Eduqué dans des établissements privés (p. 11), il a travaillé
dans un poste de responsabilité dans le système
d'enseignement de son pays, et l'un de ses amis de toujours -
ancien camarade d'études - est un riche peintre qui a obtenu,

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grâce à son art, une célébrité internationale (p. 11). Malgré
tout cela, Julio Méndez est quelqu'un qui a milité dans un
"parti modéré, un libéral mou" (p. 27), et qui - à un moment
donné - a soutenu, avec une certaine distance, le
gouvernement Allende. Plus tard, il a dû s'exiler, et après
sept ans de séjour dans l'Espagne de Suârez, ses convictions
ont fini par s'effondrer. Comme se sont également effondrées
ses ambitions - devenir un grand romancier - et sa famille -
son fils est parti, sa femme est en pleine dépression - . C'est
dans ce personnage, que Donoso va concentrer les signes de
l'échec d'une société, qui rêva d'elle-même, comme
politiquement mûre, comme un véritable lieu de civilité et
d'intégration. Julio incarne l'échec du projet libéral de
construction nationale* 10)

"Je ne suis, en fin de compte, que le fils d'un libéral sceptique


contre qui je me suis révolté, à cause de sa faiblesse", avoue
Julio Méndez, qui ajoute, "je finirai par devenir son égal" (p.
205-206). Identification ambivalente, imprégnée de nostalgie
et de réserve critique, dans laquelle les éléments
autobiographiques

ce sujet CARTANO, Tony "Les rapports du ciel et de l'enfer" in


Magazine Littéraire, n° 175, juillet-août 1981, pages 57-59.
(10) Mais, selon Donoso lui-même, la chute n'est pas
définitive puisque si "le projet politique échoue [...] quelque
chose est sauvé: la volonté de survivre" in SANCHEZ-ARNOSI,
Milagros, "José Donoso o la bûsqueda de la identidad" in
Insula n° 416-417, année XXXVI, juillet-août 1981, p. 25.

réussissent à se mélanger avec la fiction: "Mon père était


radical, libéral et sceptique" déclare Donoso lui-même(ll). La
nostalgie du père mort, et de l'ordre absent qu'il représente,
est plastiquement rendu par l'image du "jardin d'à côté".
"Jardin" qui est titre et leit-motiv du roman; "jardin" à la fois,
voisin et inaccessible pour le héros. Il ne peut, en effet, que
le voir de la fenêtre du riche appartement madrilène qu'on lui
a prêté. Lieu de fraîcheur, envahi par la végétation, il est, en
quelque sorte, un paradis peuplé d'aristocrates beaux, jeunes
et élégants. Sa contemplation éveille en lui le souvenir et la
nostalgie du jardin paternel. Jardin perdu, qu'il a dû
abandonner, là-bas, dans cette rue chilienne, la rue Roma du
Santiago natal.

C'est dans ce jardin-là où - par une distorsion de la mémoire


ou de l'imaginaire - Julio, rempli d'amertume, dialogue avec

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son père mort. Celui-ci reconnaît avoir été quelqu'un qui
revendiquait un "libéralisme civilisé bien que injuste, peut-
être" qui présentait l'avantage d'être au moins, un
libéralisme "illustré". "Injuste" cependant, parce que
"personne n'ignorait que, souvent, il n'était question que
d'embarquer les peones [...] pour les amener voter" (p. 76).
Evidemment, dans ce cas il s'agissait de leur faire "voter pour
le candidat du patron". Voilà comment ce parlementaire
sceptique définit les pratiques de la République Libérale et
Parlementaire. Des actions politiques dont les racines sont
encore rurales, et où les liens d'asservissement jouent un
rôle décisif.

Il faut avancer vers les années 30 pour constater des


changements dans cette situation. Ils se produisent grâce à
la poussée des classes moyennes. La rapide urbanisation des
villes, l'efficacité d'un système d'enseignement national, la
syndicalisation paysanne et le perfectionnement du
système d'élections ont aidé à leur

(11) La déclaration se trouve dans CARTANO, Tony Op.


cit. p.
57 et Donoso ajoute: "la famille dont je suis issue est de
celles dont la grandeur se situe dans le passé, avec un sentiment de
nostalgie omniprésente".

devéloppement. Leur présence dans l'espace politique pro-


voque le dépassement de ces pratiques, et l'arrivée -suivant
la logique même du projet libéral - de gouvernements
modérément réformistes d'abord, plus radicaux par la suite.
Avec ses derniers, le projet libéral de construction nationale
s'épuise. De la même manière que s'épuise et meurt le père
de Julio. Le critique René Jara remarque des significations
parallèles entre ses deux personnages. Parallèles qui vont
d'une période historique à l'autre et qui les relient: "La
passivité du père se répète dans le manque de volonté de
Julio. Avant et après le coup d'Etat il y a, chez l'intellectuel de
la bourgeoisie, le même non sens de l'existence, la même
désarroi, la même absence d'un projet. L'histoire ne
progresse pas"(12).

Si la figure paternelle personnifie le passé plus ou moins


lointain du projet libéral, l'image maternelle reflète, elle, ses
contradictions et sa fin. Le texte est empreint d'un sentiment
d'amertume et de nostalgie lorsque la mère apparaît. C'est
elle qui, après le coup d'Etat décide de l'exil des Méndez:
"Allez-vous-en - nous dit-elle à cette occasion, et sa raison
était déjà chancelante -ce pays n'est plus une République. Le

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Parlement est fermé. Allez-vous-en, vous qui pouvez le faire.
A quoi sert un pays sans Parlement? Je dois rester. Qu'est-ce
que je ferais ailleurs? A mon âge, comment pourrais-je vivre
sans ma maison, sans mon jardin, sans ma cuisinière?" (p.
121). C'est elle aussi, qui, paradoxalement, exige pendant
son agonie le retour de son fils. Elle est là-bas, postrée par
une anorexie nerveuse, plongée dans une démence sénile,
dans laquelle, Pinochet et Allende -confondus pour toujours
dans la folie - constituent un seul et monstrueux individu.
Cette image, représentation même du chaos, révèle la
déchéance où se trouvent plongés les derniers membres
d'une élite en voie de dispariton. La mère est, en ce sens, un
personnage complexe aux dimensions multiples. Elle est
capable à un moment donné, de reconnaître avec une
lucidité ré-

(12) JARA. René, op. cit. p. 330.

trospective que "les députés avaient beaucoup d'influence


[...] et c'était bien, parce que cela signifiait que le pays
acceptait les contradictions, comme moteur de la vie po-
litique; bref, que malgré ce sauvage d'Allende, toutes les
règles du jeu continuaient à exister" (p. 86-87). Remarque
pleine de bon sens - et qui vient de l'intérieur même du délire
sénile - elle caractérise la société consensuelle récemment
disparue. Société fière d'une longue tradition démocratique;
société qui s'était persuadé naïvement de son invulnérabilité
face à l'assaut des militaires.

Donoso dit de sa propre mère: "Aux derniers moments


d'Allende, elle avait pratiquement sombré dans la folie; face
à la pénurie des biens de consommation, elle s'est mise à
accumuler, à stocker de peur et, en même temps, elle a
complètement cessé de manger. Jusqu'à mourir de faim"(13).
La mère du roman est problématique comme son réfèrent
réel. Personnage contradictoire, elle se débat contre
l'expression extrême, où conduit la logique du projet libéral
d'intégration nationale. C'est-à-dire, l'application du
programme du gouvernement Allende. Simultanément, elle
continue à privilégier ses rapports avec les femmes pauvres
des secteurs urbains marginaux. Elle les protège en même
temps qu'elle les utilise pour accumuler (p. 120).

Les relations de la mère de Méndez avec ces femmes-là


reproduisent les rapports d'asservissement qui
caractérisaient la société conservatrice de type rural. Dans le
roman, ces liens sont présents à l'intérieur même du foyer du
personnage, et ils sont montrés comme une chose à laquelle

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on est profondément attaché. Ces gens-là, ce sont "les
serviteurs de toute la vie", (p. 120). Le projet libéral a
contribué à transformer cet état de choses - cette hiérarchie
sociale si fortement enracinée - malgré la ferme résistance
qu'il a rencontré dans son évolution. Un moment important
de ce parcours arrive lorsque les effets des
migrations

(13) CARTANO, Tony, op. cit. p. 58.

internes - déplacements des paysans vers la ville - se laissent


sentir. A ce moment-là, le changement d'univers détermine
une réadaptation des rapports sociaux. Dans la ville, les
hommes - paysans avant, maintenant ouvriers, ou main
d'oeuvre marginale vivant de petits travaux ponctuels -
échappent aux rapports paternalistes. Ils peuvent choisir,
ainsi que leus leurs femmes parfois, la syndicalisation, ou
l'action politique dans les partis de gauche, notamment, (p.
123). Dans ce cas ils entrent, dans un autre niveau de
rapports sociaux et ils dépassent, par voie de conséquence,
la situation de dépendance suscitée par la vision paternaliste
du monde. Cette rupture sociale est vécue par la mère de
Julio Méndez, comme une forme de trahison qu'on lui aurait
infligé personnellement (p. 119).

Lorsque le coup d'Etat éclate, cette femme récupère les


anciennes formes de relation paternaliste: "les femmes des
bidonvilles, en haillons, terrorisées, avec leurs maris morts,
avec leurs enfants disparus, avec une version différente de la
faim - qu'elle ne pouvait pas tolérer - , et avec cette peur qui
n'était qu'une version plus terrible encore de la faim, vinrent
de nouveau frapper à sa porte" (p. 123). A ce moment-là, elle
reçoit "ses femmes" (p. 120), dans le jardin de la maison de
la rue Roma. Là se trouvent réunies, celles qui "ne lui avaient
pas tourné le dos à l'arrivée d'Allende", et celles qui "le lui
tournèrent, mais à qui elle pardonna" (p. 119).

Apparemment pour la vieille dame, c'est le retour de l'ordre.


Cependant, la répression ne s'arrête pas là, et elle est
touchée directement. Elle est emprisonnée par la police de
Pinochet, son fils Julio également. Un de ses neveux est
assassiné, et Julio et les siens doivent partir en exil. La mère
devient alors, dans sa propre chair, la métaphore terrible
d'une histoire qui ne peut ni s'assumer, ni s'expliquer à elle-
même(14). Alors, elle abandonne son jardin, se terre, d'abord

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dans sa maison, ensuite dans sa chambre et,
finalement, dans

(14) Voir, VALDES, Adriana, "El Jardin de al Lado" in Mensaje n°


301, Santiago, agosto 1981, p. 431.

son lit Là, elle se refuse à manger, "solidaire de ses femmes",


(p. 123); et elle meurt de faim comme "un moineau blessé
par le contact des draps" (p. 72). Ce dernier itinéraire est fait
d'une succession d'espaces qui vont se réduisant
progressivement. Espaces physiques fermés qui mettent
l'accent sur l'enfermement d'une existence en plein
paroxisme mental (15).

La vision des événements qui se succèdent "après le


Onze"(16) - et que Julio Méndez raconte d'après "son" point
de vue(17) - est structurée sur deux thématiques. L'une
possède un caractère institutionnel, l'autre, matériel. La
première s'appuie sur l'opposition "civilisation et barbarie".
Le terme qui ouvre le couple oppositionnel s'identifie avec la
série d'adjectifs "illustré", "respectable", "courtois",
"honnête" et "civilisé" (pp. 72 et 120), qui qualifient le
système parlementaire dans le texte. "Civilisation" est alors
le terme qui exprime le projet inachevé de la société
consensuelle. Projet qui est référence constante à ce qui a
disparu et que l'on regrette. Disparition provoquée par le
conflit entre les pouvoirs Exécutif et Législatif, pendant le
gouvernement Allende, (la mort du père); et la fermeture du
Parlement par les militaires, "après le Onze". Le deuxième
terme du couple oppositionnel - "barbarie" - , s'identifie avec
la violence. Violence qui entraîne avec elle la mort de la mère
et le meurtre du cousin; la prison, la torture, l'exil et les
disparitions. L'Etat privé

(15) Voir, VIDAL, Hernán, José Donoso: Surrealismo y Rebelión de los


Instintos, Editorial Aubi, Gerona 1972.
(16) Expression qui fait référence aux événements qui se
produisirent après le 11 septembre 1973, jour du coup d'Etat au
Chili et de la prise du pouvoir par les militaires.
(17) Le discours narratif des cinq premiers chapitres se présente
comme un discours subjectif de Julio qui s'exprime à la première
personne. Mais la complexité du roman se révèle dans le sixième
chapitre. Là, sont racontés les mîmes événemenls mais d'un point de
vue plus objectif, celui de sa femme, Gloria. Celle-ci apparatt comme
témoin. Cet effet déséquilibre la perception première du texte et

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oblige le lecteur à réinterpréter la totalité des événements
racontés.

de son rôle d'arbitre est réduit exclusivement à la fonction


d'appareil répressif. Dans cette situation, distinguer entre "la
veuve d'un honnête député" (p. 120) et les femmes du
bidonville est devenu impossible. Le monde des influences
est remplacé par celui du pouvoir, de la répression.

La référence à la deuxième thématique qui naît "après le


Onze" est celle qui se matérialise par la mise en vente de la
maison paternelle. Cet événement se rattache de façon
significative au motif de l'échec. Et tout l'ensemble n'est que
le résultat de la politique appliquée dans le pays par les
militaires: un libéralisme sauvage d'une forte accumulation
capitaliste. Libéralisme dénaturé qui vide définitivement de
sens le projet d'intégration nationale. De la même manière
que l'Etat a été privé de ses fonctions d'arbitrage des conflits
sociaux, de redistributeur de l'excédent économique, les
rapports familiaux des Méndez se sont dégradés. Ils sont
devenus des rapports marchands de préférence. Le frère - qui
a adhéré au régime Pinochet - exige la vente de la propriété
familiale et le paiement des "dettes" (p. 172). C'est pourquoi
"l'heure impensable où Roma doit tomber" (p. 68) sonne
comme le glas. Parce que le moment où la maison devra être
vendue arrive, moment sinistre où elle est "envahie par le
public des nouveaux riches de ce régime qui achètent et
emportent avec eux ce qui nous appartient" (p. 171). Ce
moment-là, est vécu comme la fin d'un monde. Fin qui
évoque l'invasion des barbares qui ont assailli Rome et ont
dépossédé les patriciens de leurs biens, de leurs institutions
et de leur patrie. Lorsque cela arrive, l'échec personnel de
Julio, de sa famille et de son pays qui rêva de lui-même,
comme "honnête", "illustré" et "civilisé", atteint son point
culminant. Pour Méndez, "la chute de Roma" est donc, la fin
de tout ce que le défunt projet libéral représentait, "histoire,
légende, métaphore, territoire personnel, lieu où le coeur
habite" (p. 171).

Du point de vue thématique, Primavera con una Esquina


Rota propose un tableau historique contemporain
et semblable du précédent. Mario Benedetti présente l'image
d'un Uruguay scindé. Scission qui est textuellement signifiée
tant du point de vue de la forme que du contenu(18). Déjà
présent dans le titre du roman - "miroir brisé"- le motif de la
rupture est constamment répété et souligné par les titres des
séquences - "Exils", "Coups et Blessures", "Intramuros",

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"Extramuros" - . La rupture est également un trait existentiel
développé à travers des figures individuelles qui se trouvent
physiquement séparées. L'un -Santiago - emprisonné dans
son pays, l'Uruguay; et les autres, la famille - Don Rafaël,
Graciela et Beatriz, père, femme et fille du prisonnier; et
Rolando Asuero, son ami - , en exil, la tension dramatique qui
organise le récit joue à deux niveaux qui progressent
parallèlement. D'un côté, il y a Graciela et la perte
progressive de son amour pour Santiago. De l'autre, la
découverte également évolutive de son amour pour Rolando,
le meilleur ami du prisonnier. Découverte qui est
accompagnée dans ce cas par les signes annonciateurs de la
liberté possible de Santiago.

Comme dans le roman de Donoso, dans Primavera con una


Esquina Rota, les éléments de la fiction

(18) L'oeuvre est divisée en séquences brèves et chacune d'elles


pourrait être considérée comme un texte indépendant du reste.
Typographiquement, le texte est constamment coupé, fragmenté,
par l'utilisation des caractères en italiques dans les séquences
appelles "Exilio". Elles adoptent des formes littéraires diverses:
poèmes en prose, poème en vers; narration à la première, à la
deuxième, à la troisième personne; genre épistolaire; narration en
discours direct, exclusivement. Chaque fois que ce procédé apparaît,
cela correspond avec le point de vue de l'un des personnages. Grâce
à lui, une conscience individuelle et sa vision du monde peuvent être
connues. La synthèse de l'ensemble n'apparaît pas, par contre, dans
le texte, ni dans la conscience des personnages. Ceux-là sont tous
géographiquement, générationnellement, moralement séparés.
Finalement, c'est au lecteur d'organiser, de reconstruire, de
restructurer l'histoire et de lui donner une dimension historique et
continentale.

s'imbriquent dans l'autobiographie(19). L'auteur lui-même


s'introduit parmi les personnages de l'histoire - notamment
dans les neuf séquences correspondant a "Exils" - , il joue sur
les différents niveaux de renonciation, (p. 25, 40, 41, 58, 82,
100), et il termine par s'identifier, personnellement, dans son
propre texte (p. 40). Par ce procédé, il réussit à mettre en
place un tableau global de la diaspora uruguayenne
dispersée dans le monde, en Amérique latine, en Europe et
dans les pays socialistes. Les personnages du roman sont
tous des exilés uruguayens -ou en train de le devenir- , et
leurs déplacements dans le monde, surtout en Amérique
latine, sont privilégiés par l'auteur. Une signification
particulièrement importante se dessine. Elle souligne, en

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effet, comme étant essentiellement latino-américaine une
problématique qui, dans d'autres circonstances, aurait pu
paraître exclusivement uruguayenne. C'est cela qui permet
de comprendre les allers et retours des protagonistes.

Ainsi Benedetti, authentique personnage-narrateur qui


organise le récit, se trouve successivement dans le Buenos
Aires des descentes "para-militaires" de 1975, "lorsqu'on
découvrait déjà chaque jour dix ou quinze cadavres dans les
décharges publiques", (p. 25 et 101). Il est expulsé, plus tard,
du Pérou où la junte militaire entame, cette même année, un
glissement vers la droite, (p. 40). Il passe par le Mexique, et
s'arrête pour un certain temps à Cuba. Un pays bouleversé
par le départ des marielitos (20) à Miami, au cours des mois
d'avril et

(19) Mario Benedetti est romancier, poète, journaliste et critique


littéraire. Il a été, jusqu'en 1973, professeur à l'université, en
Uruguay. Après le coup d'Etat, il renonça à son poste et partit en
exil, en Argentine. Dans ce pays, il continua à collaborer dans la
revue uruguayenne Marcha. Et cela, jusqu'en 1975 lorsque les
militaires l'ont censuré. Par la suite son exil l'a conduit au Pérou, à
Cuba et en Espagne.
(20) Entre le mois de janvier et novembre 1980, les Cubains réfugiés
dans les ambassades du Venezuela et du Pérou sont autorisés a
abandonner nie. En avril 1980, le gouvernement

de juin 1980 (p. 61). Finalement, il rencontre plusieurs fois, et


dans différentes parti du monde, l'ex-président de la Bolivie,
Siles-Zuazo, qui vit déjà son quatorzième exil (p. 83). Cette
même image convulsive de l'Amérique latine transparaît
dans les autres séquences où sont focalisées les réalités des
prisonniers et des exilés(21). Ils sont tous des exclus de
l'Uruguay des années postérieures à la rupture
institutionnelle de 1973. Cette vision d'un pays désintégré
est la contrepartie exacte de ce que le projet libéral de
construction nationale avait essayé de créer.

Le projet libéral se fonde, déjà au siècle dernier, sur


l'insertion réussie de l'économie uruguayenne dans le
marché mondial. Et cela, grâce aux cycles des cultures
céréalières, de la viande et de la laine. A partir de 1870,
commence une transformation des relations agraires semi-
féodales sur lesquelles l'économie était basée, et les
barbelés font leur apparition, en même temps que le système
de chemins de fer. Le succès obtenu donne lieu à une
période de prospérité. Elle s'explique par la fertilité de la

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plaine, la forte concentration de la propriété rurale et le
travail des immigrés. C'est précisémment l'arrivée de ces
immigrés, entre 1850 et 1930 qui détermine la croissance
démographique uruguayenne. La crise de 1929, pour sa part,
affecte l'expansion économique basée sur les matières
premières. On développe, à ce moment-là, l'industrie légère
destinée à la consommation urbaine. Cependant, le secteur
primaire résiste aux chan-

cubain accepte que le port de Mariel soit utilisé pour le départ de


tous ceux qui veulent se rendre aux Etats-Unis.

(21) Il y a également des références qui sont dans le texte pour


signifier la valeur continentale de la problématique uruguayenne.
C'est le cas, par exemple, de l'allusion que Santiago fait de Dan
Mitrione (p. 198), policier nord-américain qui instruisait dans les
techniques des tortures ses collègues uruguayens. Il fut enlevé et
exécuté par les Tupamaros. La même valeur a l'allusion à Fort Gulick
(p. 93), base militaire des Etats-Unis au Panama qui sert de centre
d'entraînement des officiers latino-américains. Là se sont diplômés la
plupart des membres des dictatures des années 70-80.

gements structuraux et il se refuse à financer


l'industrialisation. Dès lors, ce qui définit l'économie du pays
c'est le déséquilibre entre les différents secteurs de
l'économie.

Les disputes entre le parti Blanco, conservateur, et Colorado,


libéral, sont l'expression uruguayenne des fractions de l'élite
en conflit. Ce deux partis cherchent l'appui des électeurs
dans les nouveaux secteurs sociaux. Dans la mesure où ils
l'obtiennent, ils réussissent à garder le contrôle sur les
centres de décision. Dans ce schéma, les classes moyennes
jouent un rôle fondamental puisqu'elles définissent la
construction nationale. La rénovation populiste que Batlle y
Ord6nez(22) introduit dans le parti libéral Colorado, lui
permet de commencer un long processus de stabilité
politique. La capacité ré-distributive de l'excédent
économique de l'Etat, crée une société fortement marquée
par sa présence et celle de la société civile. La dernière
variante de ce système, réprésenté par Batlle-Berrs est, elle
aussi, populiste, bien que centrée sur un projet de
développement industriel et, plus ou moins, nationaliste.
Les successives réadéquations du Batllisme, lui permettent
de durer jusqu'en 1958. Année où - à cause de la crise
économique - les forces conservatrices occupent les centres

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de décision dans la direction de l'Etat. Plus tard, diverses
propositions rénovatrices se succèdent mais, la fracture du
système créée par la fin du Batllisme est irréversible. La
polarisation des forces politiques l'est également. Au début
des années 60, se développe le mouvement Tupamaros -
grâce notamment au

(22) Batlle y Ordônez (1856-1929) démocrate libéral (Colorado). Il


fut président de la République de 1903 à 1907 et de 1911 à 1915. Il
exerça une grande influence sur la vie politique uruguayenne. Ayant
mis fin à la guerre civile (1904), il créa un Etat moderne fondé sur le
développement considérable des exportations de la laine, du cuir et
de la viande. Il fit de très importantes réformes sociales grâce à une
large intervention de l'Etat dans la société civile et la vie
économique. Son influence persiste jusqu'en 195

recrutement dans les milieux de l'enseignement - . En 1971,


pour la première fois dans l'histoire uruguayenne, un vaste
bloc progressiste apparaît. C'est le Frente Amplio, qui se
constitue en marge des deux partis traditionnels. Par voie de
conséquence, en 1973 arrive le coup d'Etat, et c'est le début
de la tragédie que Mario Benedetti raconte dans Primavera
con una Esquina Rota. Cette tragédie est inscrite dans la
conscience de chacun des personnages du roman. Elle
marque les parcours vitaux et la circonstance dans laquelle
se situe le présent de la narration. Ceci est particulièrement
significatif dans le cas de don Rafaël et de son fils Santiago.

Don Rafaël est un professeur uruguayen qui, à soixante-sept


ans, vit en exil, quelque part, dans un pays de l'Amérique
hispanique. Dans la même ville, se trouvent sa belle-fille avec
son enfant. La figure de cet homme est une référence vivante
à l'histoire plus ou moins lointaine de l'Uruguay. Il incarne
comme un véritable paradigme, les traits sociaux des classes
moyennes (23) et les valeurs du Battlîisme. Chez lui sont
présents la défense de la civilité (pp. 92-93), la laïcité (p. 66),
la prééminence du dialogue (p. 96) et la tolérance (p. 68).
C'est lui qui, évoquant avec nostalgie, la paix, la tranquillité
des chemins montévidéens, imagine la métaphore de "la
solide démocratie libérale" (p. 23). Don Rafaël répond à l'un
de ses nouveaux étudiants que "le procès", (p. 23) qui a
conduit à l'échec s'explique, précisément, "dans les
souterrains de la quiétude" (p. 23); c'est à dire, dans la
longue stabilité institutionnelle uruguayenne. C'est pourquoi
il se sent "un peu coupable" (p. 51), parce qu'il n'a pas
parlé avec

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(23) Si dans le roman de Donoso, les protagonistes appartiennent à
l'élite, dans le cas du roman de Benedetti, tous les personnages sont
- de façon significative - des individus appartenant aux classes
moyennes. Parmi eux se trouvent, un journaliste - Benedetti lui-
même, narrateur-personnage qui s'inclue dans les séquences
"Exilios" -; une secrétaire, Graciela; un professeur, Don Rafaël; un
caissier, Rolando Asuero, un policier, Emilio; et Santiago qui travaille
dans le "discrédité secteur tertiaire" (p. 198).

son fils, Santiago. Parce qu'il n'a pas eu avec lui "une
discussion en profondeur, lorsqu'il était encore temps de
parler" (p. 50). Historiquement alors, sa faute réside dans le
fait de s'être abstenu et de ne pas avoir parlé pour freiner
l'action de son fils.
Voilà les raisons qui font de ce "vieux professeur [...]
l'archiviste des mots" (p. 68), "un condamné à rajeunir" (p.
68). Et parce qu'il est la personnification métaphorique de "la
solide démocratie uruguayenne" (p. 23), il entame un double
parcours. L'un de la vieillesse à la jeunesse,l'autre de la
condition d'étranger à celle de l'intégration dans le pays
d'accueil. Il abandonne la canne (p. 21), et recommence le
dialogue avec son fils (p. 97). Il décide aussi de revenir à
l'écriture (p. 52), et établit une relation sentimentale avec
Lydia, une femme originaire du pays qui l'a reçu (p. 169). Ce
double parcours signifie une mise en valeur du dialogue. Et
cela implique le renouvellement par le langage de la syntaxe
et la phrase. De manière telle que rien ne devra ressembler à
la "préhistoire du soixante treize" (p. 96). Le mot apparaît,
alors, comme le moyen qui sert à neutraliser le monologue
dans lequel le pouvoir dicta-toriel s'est enfermé. Pouvoir qui
s'est installé comme "une énorme parenthèse" (p. 96) dans
son pays. C'est pourquoi, lorsque la dictature décide
d'appeler au plébiscite, en novembre 1980, le narrateur dit:
"Dans cette brèche, sans même se donner le temps de
réfléchir les gens avaient glissé la syllabe NON" (p. 177). La
logique dans laquelle est inscrite l'histoire de l'Uruguay se
concrétise. Logique où la parole gagne contre la violence des
armes.

Santiago, le fils de don Rafaël, prisonnier des militaires


depuis cinq ans est un personnage dont la situation peut être
interprétée comme une référence à l'histoire uruguayenne la
plus récente. Il personnifie, en effet, le produit humain frustré
du Batllisme. Il a parcouru tout le système d'enseignement,
mais, il n'a pas fini ses études. Il a travaillé dans le

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"discrédité" secteur tertiaire (p. 198). II représente l'essai de
rupture ou, au
moins, de profonde révision des pratiques de la démocratie
uruguayenne(24) des années 60-70. Son premier texte -
"Intramuros" - s'ouvre sur cette phrase: "Cette nuit, je suis
seul" (p. 15). Phrase polysémique qui signifie, d'un côté, la
solitude du prisonnier politique dans sa geôle et, de l'autre,
l'isolement que le régime dictatorial inflige à l'opposition.
Mais, elle peut également signifier la situation de profond
écartement où se trouvent les partisans de la lutte armée
(25). La phrase qui ouvre la séquence de Santiago contraste
nettement avec celle qui ouvre la séquence de son père. Si le
fils dit: "Cette nuit, je suis seul" (p. 15), le père, de son côté
affirme: "L'essentiel c'est de s'adapter" (p. 20). Les mots de
Santiago sont ceux de l'échec. Echec d'une stratégie, celle de
la lutte armée comme moyen qui permettrait la
transformation de la société. Les paroles du père, par contre,
sont tout un programme à développer. Elles expriment une
volonté d'action politique destinée à s'insérer dans une
institutionnalité provisoirement rigide. Celle que les militaires
ont créé. Mais "l'essentiel c'est de s'adapter" implique aussi
la récupération des valeurs du vieux projet libéral de
construction nationale.

Benedetti fait de son personnage, Santiago, le contrepoint de


don Rafaël. Le fils a une position politique assez éloignée de
celle de son père. Il a été membre de la Fédération
d'Etudiants, la F.E.U.U. (p. 54). Et sans doute, il a opté pour
un changement radical de la société uruguayenne
lorsqu'il est devenu un

(24) En 1962 est né le Mouvement de Libération Nationale


Tupamaros. Son fondateur, Raúl Sendic, entreprend l'organisation du
prolétariat agricole du Nord. De lâ naît une contestation plus vaste
visant la classe politique traditionnelle et puis tout le système en
tant que tel.
(25) Les méthodes des Tupamaros - enlèvements, attentats - et la
gravité de la crise - vaste mobilisation avec des grèves et des
manifestations - contribuent à une radicalisation des actions de
l'Etat. Le président Bordaberry déclenche la répression. Entre les
mois d'avril et novembre de 1972, les Tupamaros étaient vaincus.
Paradoxalement le coup d'Etat arriva en juin 1973.

militant du Mouvement de Libération Nationale Tupamaros. Il


fait cependant un parcours similaire à celui de son père.
Parcours qui commence lorsqu'il constate, avec surprise, qu'il
a perdu tout contact épis-tolaire avec don Rafaël. Ce

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processus continue à se développer quand Santiago
découvre, avec étonnement, sa propre compréhension des
autres (p. 35). Et cela lui arrive même avec ses geôliers (26).

Benedetti insiste, cependant, sur les racines communes qui


unissent ces deux personnages. C'est pourquoi, il introduit la
métaphore de la rivière (p. 54). Elle correspond
symétriquement à celle des paisibles chemins montévidéens
de don Rafaël, et elle naît de l'évocation des vacances de
l'enfance: "Les arbres ne se disputaient jamais, mais
échangeaient des propos, hochaient la tête avec bonne
humeur [...] l'équidistance des deux rives m'était
particulièrement agréable" (p. 155). Ou de ces autres
vacances près de la mer - "des vagues paisibles (p. 107) - de
l'âge adulte. La rupture entre les deux hommes s'est produite
parce que "l'équidistance ne dure jamais longtemps" (p. 55).
Malgré cela, quelques années plus tard et en prison, Santiago
reconsidère ce "que l'on aurait pu ne pas faire et que l'on a
fait" (p. 77). Evocation qui le conduit à avouer. Et il raconte
alors à son père la faute qui l'obsède. Faute qui est celle
d'avoir tué, dans une action clandestine et en légitime
défense, son cousin - Emilio - , policier et tortionnaire.
Si don Rafaël souligne la nécessité de dire, de communiquer,
Santiago, lui, insiste sur les fautes du passé. Il aurait dû
réfléchir - "l'envie de réfléchir, de penser et de méditer sur
les pas que nous avons accompli" (p. 71) - . Réflexion,
rétablissement du dialogue avec le père, oubli de la haine,
désir de terminer les études inachevées, voilà les propos
d'un Santiago qui

(26) Dans ce texte qui a une forme épistolaire - c'est une lettre
envoyée de la prison - Benedetti fait un clin d'oeil au lecteur. Grâce
au paragraphe qui n'a pas été censuré par les geôliers, il suggère la
naissance d'une nouvelle cohabitation.

s'achemine vers sa libération, après le plébiscite de 1980.


Ainsi le périple qui le conduit vers les valeurs du père se
complète. Il adhère à sa conception des choses. II adhère aux
valeurs qui rendent possible la (re) construction de la nation
uruguayenne.

Paradoxalement, Benedetti procède à contre-courant dans le


traitement de cette rencontre. Rencontre qui -étant donné la
nature des personnages concernés - , atteint une dimension
historique. Santiago a vieilli, il est devenu quelqu'un de
réfléchi, il s'est repenti, il a rétabli le dialogue. Mais, à partir

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du moment où il récupère sa liberté, il entame le voyage vers
sa possible destruction. Dans le pays d'accueil où se trouvent
les siens, tous des exilés, plus rien n'est comme avant. Sa
femme ne l'aime plus, et elle pourrait l'abandonner,
entraînant avec elle leur fille, Beatriz. D'autre part, son ami
conscient de sa trahison, craint son retour, et don Rafaël qui
ne voudrait pas apparaître comme complice de la situation,
est mal à l'aise. Dans cet état de choses, l'histoire arrive à sa
fin. Santiago descend de l'avion et découvre les siens à
travers les portes ' vitrées de l'aéroport. Ils sont tous là, et le
roman s'achève avant les retrouvailles. La fin est donc
ouverte à toutes les possibilités. Mais une impression reste
cependant: celle de la condamnation du personnage.
Punition extrême parce qu'il n'y a pas de pire châtiment pour
un exilé que de le comdamner à la solitude absolue parmi les
siens.

C'est dans le sentiment de culpabilité où sont plongés les


personnages dramatiques de ces romans de Donoso et
Benedetti que s'incarne, en vérité, la conscience lucide d'une
absence, celle de l'espace de cohabitation politique qui
permettait un consensus social. Passivité, manque de
volonté, désarroi chez Julio Méndez dans El Jardin de al Lado.
Violence, partialité, subjectivité chez Santiago dans
Primavera con una Esquina Rota. Ce deux hommes
personnifient, à la fin, une carence vitale destructrice.
Carence qui s'harmonise avec la vision du monde de
certains secteurs sociaux latino-américains, celle de
l'élite et des classes moyennes. Vision qui, d'après la
perspective des deux romanciers, a été porteuse du projet de
construction nationale. Programme qui, finalement, traverse
en tant que fondement d'une conscience collective, l'histoire
du Chili et de l'Uruguay, et cela depuis déjà presque deux
siècles.

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