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l’ont prouvé les LuxLeaks, les Panama Papers, les


Paradise Papers, les Malta Files ou encore les Offshore
Quand les «Big Four» écrivent les règles
Leaks.
fiscales de l’Europe
PAR MARTINE ORANGE Pourtant, c’est à ces mêmes groupes que la
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 11 JUILLET 2018
Commission européenne fait appel pour élaborer les
règles fiscales européennes, comme le révèle une
enquête de l’ONG Corporate Europe Observatory
(CEO) publiée le 10 juin. «Ensemble avec un
petit groupe de sociétés de conseil financier, les
quatre grands ont conçu certains des plus importants
dispositifs de sauvetage européens. Voir les Big
Four, qui ne cessent de vider les coffres publics
en facilitant l’évasion fiscale, concevoir en même
temps les réponses politiques pour y répondre ajoute
l’insulte à la blessure », s’emporte l’ONG, qui
rappelle que l’évasion fiscale coûte des milliards
d’euros par an aux États, ce qui les prive d’autant de
moyens pour financer les hôpitaux, l’éducation ou les
services publics.
© CEO
Ils sont quatre – PWC, EY, KPMG et Deloitte – « Comment les Big Four peuvent-ils justifier le conflit
dominant le monde de l’audit, mais aussi celui de d’intérêts en conseillant les multinationales sur les
l’industrie de l’évasion fiscale. Pourtant, c’est à eux façons d’éviter de payer l’impôt et, dans le même
que la Commission européenne fait appel pour l’aider temps, en jouant un rôle majeur dans l’élaboration
à écrire les règles fiscales. Un rapport de l’ONG des lois fiscales des pays ? », s’est interrogé le
Corporate Europe Observatory révèle un univers de député européen irlandais Matt Carthy, lors d’une
conflits d’intérêts. discussion sur les règles fiscales européennes. On a
envie d'ajouter : comment la Commission européenne
D’eux, on ne connaît souvent que les sigles : peut-elle expliquer qu’elle fasse appel, pour élaborer
PWC, EY, KPMG et Deloitte. Le monde financier le cadre fiscal européen, à des cabinets qui font
les a surnommés les Big Four, tant ils semblent profession de faciliter l’évitement de l’impôt ?
indissociables : ils forment à quatre un cartel
mondial de la comptabilité et de l’audit. Toutes les Car chaque année, la Commission européenne
multinationales font appel à eux pour les conseiller et verse des dizaines de millions aux quatre grands
approuver leurs comptes. Leur place incontournable cabinets pour s’abreuver de leurs conseils, expertises,
leur permet d’échapper à toute remise en cause recommandations, en vue d’élaborer les règles futures.
sérieuse, bien qu’ils se retrouvent acteurs de En 2016, selon le recensement réalisé par CEO, elle
nombreux scandales financiers comme la crise de a ainsi versé 51,4 millions d’euros à KPMG, 23,8
2008 l’a illustré. millions à EY, 17,5 millions à PWC, 12,3 millions à
Ces mêmes quatre acteurs sont les rouages
indispensables de l’industrie de l’évasion fiscale. Ils
se retrouvent comme conseillers, comme facilitateurs,
comme artisans de tous les schémas d’optimisation,
d’évasion, de fuite dans les paradis fiscaux, comme

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Deloitte, soit un total de 105 millions d’euros juste auprès des quatre grands pour l’aider à établir ces
pour une année. Manifestement, leurs apports sont nouvelles réglementations. Et elles sont nombreuses.
précieux. En 2014, il y a eu l’accord sur la transparence
fiscale, qui comprend un échange automatique des
informations entre les États sur les accords fiscaux
passés avec les multinationales. En 2015, ce fut
l’élaboration d’un texte établissant la base fiscale
commune pour les multinationales, afin de fixer des
règles pour les prix de transfert, principal mécanisme
utilisé par les multinationales pour éviter l’impôt dans
certains pays. En 2016, ce fut un nouveau plan pour
Qui sont les Big Four ? © CEO
tenter d’élaborer des règles en vue de lutter contre
Mais quels sont-ils exactement ? En octobre 2014, l’évitement fiscal, faciliter la transparence et permettre
relate le rapport, la DG Taxud (direction de la l’établissement de règles communes pour définir les
commission chargée de la fiscalité) a versé 7 millions bases taxables dans chaque pays de l’Union, en liaison
d’euros de commissions à PWC, Deloitte et EY avec les travaux de l’OCDE sur les mêmes sujets.
pour mener des études comparatives sur les différents
systèmes fiscaux et de douanes. « Les plus grands À chaque fois, les Big Four ont été invités à
facilitateurs de l’évitement fiscal étaient payés pour donner leurs lumières, leurs analyses, leurs conseils.
fournir les analyses destinées à servir de base pour Et pendant qu’ils étaient payés pour conseiller
élaboration des mesures fiscales futures », ne peut la Commission européenne, ils monnayaient leur
s’empêcher de s’étonner l’ONG, en concluant que, influence au travers de leurs réseaux et bataillaient,
toutefois, « c’était en octobre 2014. En novembre tant à l’OCDE qu’à la Commission européenne,
2014, LuxLeaks démontrera le rôle joué par PWC, EY, pour obtenir les mesures les moins contraignantes
Deloitte et KPMG pour aider les multinationales à ne possible, pour abattre les dispositifs censés être trop
pas payer des millions d’impôt en utilisant les schémas contraignants et trop coûteux pour les multinationales.
d’évasion au Luxembourg ». Sans que cela ne semble leur poser le moindre
problème apparent, les quatre grands se retrouvent
ainsi dans les réseaux de lobbying, très actifs à
la Commission européenne, note le rapport. Ils
figurent naturellement dans le groupe des auditeurs
européens et le groupe européen de contact, censés
l’un comme l’autre éclairer la Commission sur les
principes et les standards de la comptabilité et
l’environnement réglementaire et prudentiel. Mais ils
sont aussi membres assidus au sein du lobby européen
des affaires sur la fiscalité (European Business
Initiative on Taxation) qui regroupe les principales
multinationales, tout comme de la chambre américaine
de commerce auprès de la Commission européenne,
l’un comme l’autre militant pour l’effacement de
© CEO toutes les barrières faisant obstacle aux affaires.
Pourtant, après LuxLeaks, après toutes les autres
révélations, rien n’a changé. La Commission
européenne continue de s’alimenter régulièrement

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Ce sont eux qui, par exemple, ont recommandé Pas moins de huit fonctionnaires travaillant à la DG
l’unanimité des membres de l’Union pour l’adoption Taxud ou à la DG Finance sont d’anciens consultants
des nouvelles mesures sur la lutte contre l’évasion de KPMG, Deloitte, EY ou PWC. De même,
fiscale, la transparence comptable ou l’unité des bases quatre représentants des pays membres, désignés pour
taxables. En poussant à une telle mesure, les Big Four siéger dans les commissions finances et fiscalité,
connaissaient parfaitement ce qui allait en résulter : la sont aussi d’anciens consultants des quatre grands
paralysie. cabinets. Mais le mouvement peut être inverse.
Plus besoin, après une telle mise en lumière De nombreux fonctionnaires européens trouvent un
du système, de s’interroger sur les raisons de accueil chaleureux dans les grands cabinets pour
l’impuissance de la Commission en matière de lutte entamer une deuxième carrière. Et on ne compte
contre l’évasion fiscale, sur la pantalonnade de la plus les échanges de stagiaires, naviguant de l’un à
liste noire des paradis fiscaux ou sur l’impossible l’autre pour faire leur apprentissage du dur monde des
taxation des multinationales du Net et des plateformes affaires.
numériques. Tout est organisé pour qu’il en soit ainsi. « Alors que les services publics sont étranglés
Tant au sein des grands cabinets d’audit qu’à la par l’austérité, les milliards de recettes fiscales
Commission européenne, personne ne semble voir manquantes ont un impact sur la vie réelle, privant
quelque problème à ce mélange des genres, à ces les systèmes de santé et d’éducation de beaucoup
conflits d’intérêts multiples et institutionnalisés, à d’argent public. C’est immoral. Le contournement des
cette capture des institutions par des intérêts privés. lois fiscales qui s’appliquent à tous dans un État
Il est vrai que les frontières sont très poreuses entre démocratique montre le mépris pour les citoyens »,
les deux mondes, que la pratique des allers et retours conclut l’ONG. Mais ce sont des considérations qui ne
entre les Big Four et la Commission européenne est semblent pas atteindre le monde des décideurs.
désormais elle aussi devenue un usage normal.

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