Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
FAUX TITRE
328
Éric Le Calvez
Maquette couverture:
Pier Post.
Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions
de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents -
Prescriptions pour la permanence’.
ISBN: 978-90-420-2530-1
© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2009
Printed in The Netherlands
Il faut que je sois dans une immobilité complète
d’existence pour pouvoir écrire. Je pense mieux
couché sur le dos et les yeux fermés. Le moin-
dre bruit se répète en moi avec des échos pro-
longés, qui sont longtemps avant de mourir. Et
plus je vais, plus cette infirmité se développe.
Quelque chose de plus en plus s’épaissit en moi,
qui a peine à couler. – Quand mon roman sera
fini, dans un an, je t’apporterai mon ms. complet,
par curiosité. Tu verras par quelle mécanique
compliquée j’arrive à faire une phrase.
(Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet à pro-
pos de la rédaction de Madame Bovary, 15 avril
1852)
Note de l’auteur
Des extraits ou des versions sensiblement différentes de certaines des études rassem-
blées ici ont paru dans les publications suivantes :
Cet ouvrage poursuit le cheminement déjà tracé par mes deux études
précédentes dans le domaine de la poétique génétique 1 à partir du cas de
Flaubert, sans revenir systématiquement sur les prémisses méthodologiques et
théoriques qui les avaient gouvernées et selon une ouverture de compas quel-
que peu différente, on va le voir, quoique la perspective idéologique soit simi-
laire2. Des précisions préalables s’imposent toutefois. Si la critique génétique
n’est pas née hier (elle a maintenant sa propre histoire et a peu à peu acquis
une autorité incontestable), on ne saurait confondre ce singulier avec une
discipline qui n’a justement ni singularité ni homogénéité ; différentes prati-
ques coexistent, diverses par leurs méthodes comme par leurs ambitions, sans
aucune unité épistémologique. Faut-il le regretter ? Non, car il ne s’agit pas de
trancher pour l’une ou l’autre, d’imposer des canons, des règles ou un seul mo-
dèle possible (de décréter par exemple, de manière plutôt… terroriste, la narra-
tologie supérieure à la psychanalyse) ; la critique est libre, et les choix sub-
jectifs3. Liberté pourtant toute relative ; il est des points de vue critiques qui
1. Prônée dès 1977 dans l’étude essentielle de Raymonde Debray Genette, « Es-
quisse de méthode », reprise dans Métamorphoses du récit. Autour de Flaubert, Paris,
éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1988, p. 17-47.
2. Voir Flaubert topographe : L’Éducation sentimentale. Essai de poétique généti-
que, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, coll. « Faux Titre », 1997, et La Production du des-
criptif. Endogenèse et exogenèse de L’Éducation sentimentale, Amsterdam-New York,
Rodopi, coll. « Faux Titre », 2002.
3. Voir à ce propos quelques-unes de mes remarques dans Flaubert topographe, op.
cit., 9-17.
8 GENESES FLAUBERTIENNES
s’accommodent évidemment mieux que d’autres des problèmes posés par les
manuscrits, dont la nature fluctuante, où formation et transformations sont
indissolublement liées, implique naturellement un examen des formes littérai-
res (quand on parle de génétique littéraire) 4 , du concept même d’écriture.
Aussi la critique génétique a-t-elle nécessairement une vocation théorique et se
doit-elle de définir ses outils (narratologiques, sémiotiques, stylistiques, etc.) et
de les utiliser en fonction de ses enjeux mais aussi de ses parcours. On a sou-
vent dit que les réponses qu’elle apporte, dans chacun des cas, devraient con-
courir à l’élaboration d’une théorie esthétique envisagée comme une esthétique
de la production ; j’apporterai bientôt quelques restrictions à un tel souhait.
Dans cette période de désertification théorique voire critique5, la génétique
apparaît bien toujours comme une discipline programmatique, et même comme
la seule, à présent, susceptible d’apporter des connaissances nouvelles sur les
modes d’élaboration des formes littéraires 6 et sur les processus d’écriture.
Connaissances qui, tout en informant l’œuvre, cela devrait aller sans dire
(même si cette dernière ne représente pas le but de la recherche)7, se reflètent
réciproquement sur la théorie en lui imposant des modulations notables,
d’autant que la génétique nécessite une écoute attentive des avant-textes, un
4. Bien entendu la pratique génétique englobe les arts mais également toutes les
disciplines où l’esprit humain exerce une activité selon divers processus ayant laissé
des traces écrites conservées ; voir par exemple les travaux de Françoise Balibar sur
Pasteur, « L’énigme des tartrates ou les cahiers de laboratoire de Pasteur », in I Sentieri
della creazione / Les Sentiers de la création, Reggio Emilia, Diabasis, 1994, p. 219-
232. Voir, plus récemment, les numéros spéciaux de la revue Genesis à propos de l’ar-
chitecture (n° 14, juillet 2000) ou de l’écriture scientifique (n° 20, juillet 2003).
5. Désertification qui progresse vite ; il suffit pour s’en assurer de regarder les pro-
grammes de divers colloques, certaines tables des matières, où la non-pensée (sans mê-
me mentionner le politiquement correct) et l’oubli des textes s’offrent un moule ins-
titutionnalisé (voir Henri Mitterand, Le Roman à l’œuvre, Paris, PUF, coll. « Écriture »,
1998, p. 1-19). Il n’est d’ailleurs pas fortuit que la critique génétique ait connu son
essor le plus remarquable dans les pays où modernité et théorie s’associent, en leur
principe, à un examen scrupuleux de la textualité ; du texte à ses avant-textes, il n’y
avait qu’un pas.
6. Ce questionnement sur la formation correspond aux préoccupations scientifiques
modernes et permet de rapprocher la critique génétique des sciences cognitives ; voir
Almuth Grésillon, « La critique génétique : origines, méthodes et finalités », Equinoxe,
16, 1999, p. 15.
7. Ce qui fait dire, à certains de ses détracteurs (avec une mauvaise fois évidente :
on ne peut étudier les avant-textes si l’on ne possède pas le texte au préalable), que
« elle a peut-être de l’avenir, parce que tant que vous étudiez le brouillon, vous n’étu-
diez pas l’œuvre » (Michel Crouzet) ; voir Didier Philippot, « Entretien avec Michel
Crouzet », La Pensée du paradoxe. Approches du romantisme. Hommage à Michel
Crouzet (éd. Fabienne Bercegol et Didier Philippot), Paris, Presses de l’Université
Paris-Sorbonne, 2006, p. 37.
Avant-propos 9
8. Selon Pierre-Marc de Biasi, « cette jeune science s’est acquis l’avantage, par
défaut, d’être, dans le domaine littéraire, l’une des seules innovations notables des tren-
te dernières années en matière de méthode critique », La Génétique des textes, Paris,
Nathan, coll. « 128 », 2000, p. 7 ; l’accent est cette fois mis sur la méthode.
9. Cités par Louis Hay, voir « Critique génétique et théorie littéraire : quelques
remarques », La Création en acte. Devenir de la critique génétique (éd. Paul Gifford et
Marion Schmid), Amsterdam-New York, Rodopi, « Faux Titre », 2007, p. 15-16.
10. Ainsi, dans leur introduction à l’ouvrage Pourquoi la critique génétique ? Mé-
thodes, théories (éd. Michel Contat et Daniel Ferrer), CNRS Éditions, coll. « Textes et
Manuscrits », 1998), Michel Contat et Daniel Ferrer préfèrent-ils « proposer non pas
une théorie close et achevée, mais des propositions théoriques qui résultent des études
génétiques, menées la plupart du temps sur des corpus spécifiques, et le plus souvent
canoniques » (p. 7 ; selon eux, le cas de Flaubert en est bien un, voir p. 8).
11. C’est le reproche que leur adressait Graham Falconer, il y a longtemps déjà ;
voir « Où en sont les études génétiques littéraires ? », Texte, 7, 1988, p. 285. Voir à ce
propos ma Production du descriptif, op. cit., p. 9-12, pour les réponses de quelques
généticiens et le principe de la généralisation à partir de cas particuliers. Selon William
Marx au contraire, la génétique est « le courant critique le plus éloigné de la généralisa-
tion théorique, parce que le plus ancré dans l’étude de cas individuels et dans le non-
généralisable » (voir « Les résistances théoriques à la critique génétique », La Création
en acte, op. cit., p. 51). Cela reste cependant à prouver, car l’individuel ne s’oppose
certainement pas au généralisable ; une fois encore tout dépend de l’approche mise en
œuvre et de ses enjeux. Il suffit de se souvenir de « Discours du récit » de Gérard
Genette (Figures III, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1972), qui a révolutionné la
narratologie à partir de l’exemple privilégié de Proust.
10 GENESES FLAUBERTIENNES
les surprises que nous réservent les manuscrits ; en fait le brouillon, de diver-
ses façons, commande et oriente le point de vue critique qui doit s’assouplir en
fonction du phénomène rencontré (par exemple, comme nous le verrons, la
question épineuse du superflu ou non dans un récit face à la disparition de
l’ensemble d’une scène qui n’a apparemment laissé aucune trace dans le texte
définitif). À ces difficultés s’en ajoutent d’autres, concernant notamment la
multiplicité des concepts théoriques : va-t-on étudier les processus qui régis-
sent l’émergence des configurations narratives, descriptives, thématiques, de
faits de style spécifiques, l’utilisation d’intertextes ou au contraire la réécriture
autotextuelle ? D’autant que l’objet traqué (le processus) demeure immatériel12
au sein de matériaux bien tangibles… Puisqu’un parcours génétique est par
définition inépuisable, on choisit alors parfois de se concentrer sur la genèse
d’un petit fragment de texte (microgénétique) accompagné néanmoins d’un
grand nombre d’avant-textes selon son auteur, ce qui fausse par là même la
perspective d’ensemble car ce sont justement l’interdépendance et la simulta-
néité dynamiques de tous ces phénomènes qui concourent à la naissance du
texte (macrogénétique)13 ; on est bien obligé de les isoler cependant pour en
analyser la genèse et pour émettre des propositions sur les modes de formation
tout en tâchant, le plus possible, de ne pas être limité par une perspective myo-
pe et de demeurer fidèle aux méandres de l’écriture.
Les problèmes matériels et méthodologiques sont, par la force des choses,
nombreux, ce qui explique pourquoi la théorisation demeure nécessairement en
perpétuel devenir. Le point de vue combine pratique et théorie, l’enjeu est
théorique certes, mais on ne pourra jamais obtenir une grammaire de l’écriture
en train de se faire pour la totalité des textes produits ou productibles, et c’est
tant mieux14 ; l’un des effets bénéfiques de l’analyse génétique est, précisé-
ment, de refuser la rigidité et la normalisation.
12. C’est ainsi que le définissent Daniel Ferrer et Michael Groden dans l’introduc-
tion d’un ouvrage ayant pour but de présenter la critique génétique au public américain,
tout en rappelant que l’activité génétique n’a rien de mystique puisqu’elle pratique
l’analyse concrète des traces matérielles laissées par le processus en question ; voir « A
Genesis of French Genetic Criticism », Genetic Criticism. Texts and Avant-textes (éd.
Jed Deppman, Daniel Ferrer et Michael Groden), Philadelphia, University of Penn-
sylvania Press, 2004, p. 11. Pour l’importance des traces, voir aussi Almuth Grésillon,
La Mise en œuvre. Itinéraires génétiques, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 6.
13. À propos de ces phénomènes et des problèmes qu’ils posent pour l’écriture
flaubertienne, je renvoie à la mise au point de Stéphanie Dord-Crouslé, « Entre pro-
gramme et processus : le dynamisme de l’écriture flaubertienne. Quelques points de
méthode », Genesis, 13, 1999, en particulier p. 74 et suivantes.
14. Après plusieurs années de pratique (et de questionnement théorique) je radica-
lise donc le propos de La Production du descriptif, qui considérait seulement un tel
résultat comme « prématuré » (voir p. 11). Sans oublier de plus le problème des
méthodes de rédaction qui diffèrent selon les genres, les époques, mais aussi (et peut-
Avant-propos 11
Ainsi se justifie le pluriel du titre de cet ouvrage (j’y arrive enfin) : par
rapport aux deux volumes antérieurs, et pour pouvoir éclairer des facettes
diverses de l’écriture de Flaubert en train de se former (on y retrouvera par
exemple plusieurs fois la problématique du descriptif et de l’intertextualité, si
importantes dans son œuvre), le propos abandonne maintenant le corpus limité
(et pourtant gigantesque !) des brouillons de L’Éducation sentimentale ; seul
un chapitre leur est entièrement consacré ainsi que plusieurs passages d’un
autre chapitre. Les dix études qui le composent progressent en fonction de trois
axes successifs, mais non sous forme de parties physiquement distinctes car
leurs frontières sont, en fait, un peu plus poreuses qu’il y paraît.
Le premier axe choisi, de l’ordre de la microgénétique, étudie différents
aspects des textes de Flaubert à partir d’une génétique scriptique qu’il tient
pour acquise, tout en ne revenant pas non plus sur les principes de l’analyse
génétique ponctuelle, déjà amplement illustrés15. Microgénétique en ce sens
que seuls des fragments textuels sont considérés (quoique leur cotexte immé-
diat ne soit pas oublié puisqu’il interfère inévitablement avec leur genèse, de
par la méthode d’écriture de Flaubert) en fonction d’une question théorique
précise16, qu’il s’agisse de l’étude de la relation description-récit avec la fonc-
tionnalisation progressive d’une description (chapitre 1, Un cœur simple), de
l’utilisation primordiale de l’intertextualité dans une autre description (chapitre
2, Bouvard et Pécuchet) ou secondaire dans la rédaction du portrait d’un per-
sonnage (chapitre 3, Salammbô).
Le second axe se situe plutôt dans un entre-deux, évoluant entre micro et
macrogénétique. Il élargit ainsi la perspective à un ensemble d’avant-textes et
non plus à des études strictement locales, quoique ces dernières demeurent
être surtout) les personnalités des écrivains. Ayant il y a quelque temps essayé moi-
même l’expérience avec une génétique comparative des processus flaubertiens et zo-
liens, je concluais : « si la généralisation est impossible à partir d’un corpus manuscrit
[…], la comparaison de deux dossiers ne la rend pas plus légitime. Aussi faudrait-il
relativiser et affiner ces remarques avec l’examen précis d’autres dossiers de Flaubert et
de Zola ; on n’en finirait pas. Quand bien même entreprendrait-on la tâche, on
demeurerait une fois encore limité au cas ponctuel et arbitraire de deux auteurs. Il est
donc évident que l’avenir de la poétique génétique ne se trouve pas dans une génétique
comparative », « Génétique zolienne et génétique flaubertienne : les dossiers de La
Curée et de L’Éducation sentimentale », Zola, l’homme-récit (éd. Dorothy Speirs,
Yannick Portebois et Paul Perron), numéro hors série, 49e année, 2003, p. 87. Ces dé-
clarations restent valables et l’on en revient au problème du choix critique et théorique.
15. Voir notamment le second chapitre de La Production du descriptif, op. cit., p.
91-117.
16. Comme le rappelle du reste Almuth Grésillon, « il faut choisir un corpus aussi
en fonction d’une problématique déterminée », Éléments de critique génétique. Lire les
manuscrits modernes, Paris, PUF, 1994, p. 211.
12 GENESES FLAUBERTIENNES
17. C’est Flaubert lui-même qui les qualifie de la sorte dès la rédaction de Madame
Bovary ; voir Correspondance (éd. Jean Bruneau), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothè-
que de la Pléiade », tome II, 1980, pages 483 et 496 par exemple.
18. Évidemment, je simplifie abusivement ces coordonnées spatio-temporelles pour
la clarté de la distinction, car s’il écrit d’affilée les pages 1, 2, 3, 4 et 5, Flaubert est déjà
dans la diachronie, les premières pages informant ou influençant d’ailleurs celles qui
suivent… tout en n’oubliant pas qu’un folio peut ne pas être corrigé sur le moment et
passer tel quel dans le jeu de folios suivant, ce qui fausse davantage encore la chro-
nologie (voir aussi ma mise au point dans La Production du descriptif, op. cit., p. 31-
32) ; on en verra de nombreux exemples.
19. J’utilise donc le terme macrogénétique dans un sens un peu plus spécifique que
son acception habituelle (orthodoxe), qui la comprend comme participant de la géné-
tique scénarique. Voir par exemple Pierre-Marc de Biasi : « le scriptural relève en prin-
cipe d’une approche plutôt microgénétique, le scénarique d’une approche macro-
génétique. Mais il va de soi que ces deux notions, utiles pour distinguer et spécifier des
opérations d’écriture assez contrastées, sont totalement solidaires l’une de l’autre dans
la pratique de l’écrivain qui par un jeu permanent d’aller et retour, procède, tout au long
de son travail, à des réfections réciproques et successives qui ne sont interprétables
qu’en termes d’interaction : la structure se transforme sous l’effet de la textualisation et
la textualisation se modifie sous les contraintes de la restructuration », « Qu’est-ce
qu’un brouillon ? le cas Flaubert : essai de typologie fonctionnelle des documents de
genèse », Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories, op. cit., p. 50.
Avant-propos 13
dans tous ses détails, nécessiterait une analyse qui se prolongerait abusive-
ment, d’autant qu’il faudrait considérer une cohorte d’avant-textes et en pro-
duire simultanément les transcriptions diplomatiques pour que le lecteur puisse
visualiser les phénomènes commentés et ne pas perdre le fil ; on n’en finirait
pas. Aussi les chapitres qui illustrent ce dernier axe rendront-ils compte de la
formation de la scène en se concentrant plus précisément sur des questions
spécifiques et souvent de l’ordre de la narratologie des brouillons ou de leur
stylistique20 : l’émergence du comique (chapitre 7, Bouvard et Pécuchet), la
construction de la thématique de l’horreur (chapitre 8, Salammbô), le problème
de la focalisation externe et du parcours des personnages (chapitre 9, Madame
Bovary) pour s’attarder enfin sur un phénomène étonnant : la suppression de
toute une scène après sa lente élaboration (chapitre 10, L’Éducation sentimen-
tale).
On peut le constater, il ne s’agit pas d’oublier ou de faire disparaître
l’œuvre 21 mais surtout de comprendre comment elle a pu naître (ou plutôt,
comment certains de ses aspects ont vu le jour, puisque la totalisation n’est pas
praticable) et ainsi, de tenter de dégager certaines lois théoriques à partir de
tels phénomènes avant-textuels. Au risque de me répéter, j’insisterai une fois
de plus sur la question du comment ; Raymonde Debray Genette l’a rappelé22,
dès que le généticien se plonge dans les dossiers, « alors s’impose à lui un
terrible “comment” plus qu’un vaste “pourquoi” ». Mais là encore il faut
souligner qu’il n’y a ni homogénéité ni consensus. Pour certains critiques, la
20. Parler de stylistique des brouillons paraîtra scandaleux pour certains car le style
demeure à un état balbutiant et devrait n’être qu’un résultat (définitif) ; on le voit
cependant à l’œuvre et se former progressivement. Dans son compte rendu de La
Production du descriptif, Éric Bordas a d’ailleurs souligné « les très troublantes analo-
gies intellectuelles qu’il y a entre la poétique génétique proposée par Éric Le Calvez et
la stylistique » (Revue d’Histoire Littéraire de la France, 106, 1, 2006, p. 209) ; je
souscris volontiers à ces remarques. D’après Almuth Grésillon, « le rapport entre géné-
tique et stylistique est encore largement inexploré ; sans doute parce que la stylistique
n’était pas à la mode ces derniers temps » (« Espaces et frontières de la génétique », La
Création en acte, op. cit, p. 38) ; rien de scandaleux non plus pour Anne Herschberg
Pierrot, qui déclare que les manuscrits de travail forment « le corpus de travail du
critique et du stylisticien », « Style, corpus et genèse », Corpus, 5 (« Corpus et stylisti-
que »), 2006, p. 24.
21. Quoi qu’en pense Roger Shattuck ; selon lui en effet, le texte d’À la recherche
du temps perdu (pour reprendre son exemple) est perdu derrière un réservoir de maté-
riaux amorphes, voir « Looking Backward : Genetic Criticism and the Genetic Falla-
cy », Origins and Identities in French Literature (éd. Buford Norman), Amsterdam-
Atlanta, Rodopi, coll. « French Literature Series », XXVI, 1999, p. 9-10.
22. Le « pourquoi », interprétatif donc, serait plutôt de l’ordre de « l’histoire litté-
raire » ; voir « Histoire littéraire et critique génétique », Revue d’Histoire Littéraire de
la France, Colloque du Centenaire, 1995, 6, p. 160.
14 GENESES FLAUBERTIENNES
23. Pour ne citer que quelques exemples : « méthodologie reposant sur l’observa-
tion et l’interprétation des étapes successives de l’écriture d’un texte » (Loïc Chotard,
« La lettre violée », Genesis, 13, 1999, p. 45) ; « discipline herméneutique prenant sa
place dans la critique littéraire » (Michel Contat et Daniel Ferrer, « Introduction »,
Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories, op. cit., p. 8) ; « une herméneuti-
que de la création en acte » (Paul Gifford, « L’herméneutique et la création en acte »,
La Création en acte, op. cit., p. 233).
24. Ainsi, pour étudier la genèse puis la disparition du monstrueux jouet des enfants
Homais dans Madame Bovary, Stéphanie Dord-Crouslé déclare-t-elle : « la recherche
de la cause est vraisemblablement un leurre, bien qu’elle soit tentante. Pour ne pas
(trop) céder à des dérives interprétatives que la saine critique réprouve, je me con-
tenterai ici d’analyser la genèse, le fonctionnement dans l’économie narrative du roman
et les circonstances de la disparition d’un épisode », voir « Genèse et disparition de la
“Panogaudopole”. L’épisode supprimé du jouet des enfants Homais », Madame Bovary.
Préludes, présences, mutations, Preludi, presenze, mutazioni, Atti del Convegno Inter-
nazionale Messina, 26-28 ottobre 2006 (éd. R. M. Palermo Di Stefano et S. Mangia-
pane), Messina-Napoli, Accademia Peloritana dei Pericolanti, 2007, p. 43.
25. Pour Anne Herschberg Pierrot, « c’est bien la transformation qui est l’enjeu de
l’étude » (Le Style en mouvement. Littérature et art, Paris, éd. Belin Sup, coll. « Let-
tres », 2005, p. 135) ; pour Almuth Grésillon, c’est une « méthode d’approche de la
littérature qui vise non pas l’œuvre finie, mais le processus d’écriture » (« La critique
génétique, aujourd’hui et demain », L’Esprit Créateur, XLI, 2, Summer 2001, p. 9) ; elle
« s’intéresse à une écriture en devenir, féconde en possibilités et riche de virtualités où
affleure, autour d’un projet imaginairement focalisant, la dynamique propre de l’esprit
en acte » (Paul Gifford et Marion Schmid, « Introduction », La Création en acte, op.
cit., p. 2). Mais interrompons ces listes de citations ; dans chacun des cas, elles pour-
raient s’allonger indéfiniment, ce qui prouve bien que les conceptions sont multiples.
Avant-propos 15
26. Pour la notion de système de variation, voir Raymonde Debray Genette, Méta-
morphoses du récit, op. cit., p. 46, et ma Production du descriptif, op. cit.
16 GENESES FLAUBERTIENNES
27. Pour les extraits des manuscrits cités dans le corps du texte, ce n’est pas réalisa-
ble en pratique ; cependant l’orthographe est aussi respectée (sans l’utilisation de sic
pour souligner systématiquement les bévues) ainsi que les ratures pour les passages
biffés et les italiques pour indiquer les ajouts.
28. On trouvera en fin de volume un « Index des transcriptions » les regroupant par
œuvres ; les folios auxquels renvoient les numéros de pages placés en gras ont été inté-
gralement transcrits.
Essais de microgénétique
1. Le baiser de Félicité
Phase scénarique
La première occurrence (f° 393 transcrit ci-contre) fait partie du scénario
de l’épisode amoureux (intitulé « son idylle » en haut de la page), et Flaubert
l’a naturellement divisé en trois segments narratifs qui aboutiront d’ailleurs
6. Je rappelle cependant que ce n’est pas toujours le cas dans les brouillons de
Flaubert ; une description peut très bien être scindée en plusieurs ou voir sa situation
modifiée dans le récit.
7. Schéma génétique qui est conforme à une progression idéale de l’écriture flau-
bertienne mais qui doit demeurer plus souple cependant ; ces différentes phases sont en
fait très intriquées et il est parfois difficile de les définir ou de les dissocier avec certi-
tude.
22 GENESES FLAUBERTIENNES
imaginaire. C’est sans nul doute la trace d’un tremplin pour l’élan rédactionnel
et l’aspect primordial, dans tous les sens du terme, de la future description (il
est difficile en effet de déterminer, en génétique, les « frontières du récit », et
ce d’autant plus à un stade encore scénarique). Après ces minces indications
spatio-temporelles sont indiqués les excuses de Théodore (« s’explique,
s’excuse “c’est la boisson” ») et le pardon de Félicité (« elle pardonne ») qui
demeurent, il faut le souligner, moins développés que les autres détails tout
d’abord couchés sur le papier.
Lorsqu’il corrige le premier jet, Flaubert les laisse tels quels mais modifie
les propositions narratives : la mention du pardon, changement de comporte-
ment du personnage et nœud narratif de la scène, semble maintenant avoir
pour équivalent amplifié une séquence interlinéaire : « se laisse prendre la
taille – un baiser ». Ainsi l’avant-texte est-il bien circonscrit, puisque sont déjà
notés à la fois l’attitude des personnages, le lieu de l’action et la conclusion
dramatique de la scène, c’est-à-dire ici la réussite de la séduction : Théodore
embrasse Félicité.
La correction du scénario s’effectue ensuite principalement dans la marge,
comme souvent, ce qui permettra l’expansion du syntagme interlinéaire « il s’y
prend differemment » : Flaubert va pouvoir y étoffer l’ensemble de la scène
tout en bouleversant l’ordre des séquences et le statut des détails spatio-
temporels.
En effet, le chariot (au pluriel maintenant) réapparaît après les justifications
de Théodore, et « ils marchèrent côte à cote derrière les charriots » remplace
« son charriot allant devant ». Les premiers jalons n’étaient donc pas
seulement indices de situation pour permettre de visualiser la scène mais plutôt
un condensé initial à exploiter ensuite. C’est ce qui se produit immédiatement
ici : narrativisation par rapport aux actions des personnages au passé simple
(« ils marchèrent côte à cote derrière ») et surtout insertion de deux nouveaux
détails : « les grelots – le foin des deux cotés » (pour l’instant Flaubert ne
s’intéresse pas à la répétition de « côte » et « cotés » ; il s’agit plutôt de mettre
en place des éléments, non d’en travailler le style). Quoique n’étant pas pro-
prement descriptifs, les deux termes « grelots » et « foin » recèlent une des-
cription latente. Syntaxiquement isolés par l’écriture scénarique ils sont
comme mis en attente, points de repère d’une écriture qui tâtonne mais qui se
fixe certaines règles déjà, puisqu’ils constituent logiquement des hyponymes
de « chariot ». Comme l’agencement hyponymique est l’un des aspects du
descriptif 8 , il peut sembler, dans une perspective lexicaliste, que les deux
termes constituent une expansion balbutiante de « charriots », la séquence « ils
9. « En tant que taxinomie, en tant que déclinaison d’un paradigme latent de mots,
la description est principalement le focalisateur local d’un lexique », Philippe Hamon,
Du descriptif, Paris, Hachette, coll. « Université », 1993 [orig. 1981], p. 104.
10. Flaubert a-t-il à l’esprit l’image de plusieurs chariots, la précision spatiale « des
deux cotés » posant problème ? Ou cette notation se réfère-t-elle à la campagne qui en-
toure les personnages ? On ne saurait trancher ; en tout cas dès le premier brouillon le
choix est clair et définitif : le « foin » appartient bien à la « charrette », et ce jusqu’à la
fin de la rédaction (voir f° 277 et suivants).
11. Cela peut prendre aussi la forme de lettres grecques ou de chiffres, qui ont exac-
tement la même fonction.
12. Il est bien entendu impossible de savoir dans quelle mesure la présence de ces
notations est problématique et nécessiterait des transformations ; on ne peut donc
présumer de la primauté des corrections ou de leur motivation, bien que la question de
la logique du récit compte pour beaucoup dans la rédaction de la scène ; voir notam-
ment le discours de Théodore, juxtaposé à la position des personnages et non plus aux
détails spatiaux.
24 GENESES FLAUBERTIENNES
Premier brouillon
Sur le premier brouillon (f° 277), Flaubert a rédigé la scène deux fois ; sa
mise en place est donc problématique. La première occurrence cependant,
transcrite ci-dessous, est encore de l’ordre du scénario ; les séquences sont peu
rédigées, on relève des points de suspension indiquant la nécessité de trouver
pour les remplir une idée par la suite, et l’utilisation du présent est généralisée
(excepté dans les interlignes). Toutefois des transformations interviennent, qui
vont lentement entraîner la diégétisation de la description en germe. En effet,
les notations descriptives sont plus nombreuses que sur le folio précédent : « la
charrette pleine de foin » (le pluriel des « charriots » a disparu, on retourne en
fait à la toute première occurrence du détail sur le scénario antérieur), « grelot
des colliers », « pas lourds dans la poussière ». Bien que peu précises (un
détail visuel, un détail auditif, et les « pas » sont anonymes bien que relevant
sans doute des animaux, non actualisés, au même titre que les grelots), elles
possèdent, depuis la phase de redistribution séquentielle, une position établie
dans l’avant-texte. Elles vont ainsi dès ce folio pouvoir gagner en capacité
d’évocation. Il semble même que les séquences narratives qui les encadrent
soient par la suite organisées en fonction de cette exigence : Flaubert tâche de
mêler scène de séduction et espace de séduction, même si ce dernier demeure
minimal.
Comme un parcours génétique ne saurait être linéaire ou finaliste, certaines
anomalies ne doivent pas être laissées sous silence. On constate en effet un
autre retour en arrière de l’écriture (ce qui est fréquemment le cas dans les
brouillons de Flaubert) qui n’est pas sans conséquence ici sur le statut de la
description. D’après les corrections précédentes en effet, la charrette était tout
Flaubert incluait le baiser dans l’étreinte, bien que tous deux ne soient pas
exactement superposables.
Les corrections du segment descriptif sont aussi significatives. Flaubert
élabore le comportement de ses personnages, moyen de donner une épaisseur
romanesque à la scène mais aussi d’introduire la description. Les chevaux sont
en effets mentionnés une première fois avant cette dernière, dont ils font aussi
partie : « s’en alla arranger qque chose à la tete de ses chevaux », mais il s’agit
d’une séquence prétexte, comme du reste l’ajout marginal : « se mir derrière la
charrette à cause du bruit des grelots qui les gênait » pour réutiliser le détail
des « grelots » oublié sur le premier jet (tandis que celui du « collier » réap-
paraît dans l’interligne pour préciser « la tete de ses chevaux »). Chevaux,
charrettes, les explications se font pressantes (« à cause »), la description n’est
certes pas loin et doit être légitimée17. Le détail antérieur des grelots, qui était
susceptible de devenir une notation auditive dans la description, est maintenant
directement lié au récit ; on voit bien que récit et description ne sont pas dans
les brouillons des blocs clos et séparés par des cloisons étanches. Erratiques,
leurs signes viennent se greffer sur l’on ou l’autre de ces modes narratifs selon
les trouvailles mêmes de la rédaction.
La prédominance du récit explicatif fait subir à l’écriture un nouveau retour
en arrière : alors que plus haut sur le folio la charrette était isolée du récit,
Flaubert la relie ici aux actions des personnages, comme sur le scénario
ponctuel. Chevaux, grelots, charrette sont narrativisés et le contenu de la
description se modifie en conséquence. Ainsi, le foin n’est plus tant mentionné
pour décrire la charrette (« charrette pleine de foin ») que pour acquérir une
valeur descriptive autonome (« la masse de foin embaumant »), et le décor
17. On est en droit de penser que la situation des personnages par rapport au chariot
est due à un souci de focalisation (évidemment implicite) : il est logique, puisqu’ils se
trouvent derrière la charrette, que Félicité et Théodore puissent voir le foin et la
poussière soulevée par le pas des chevaux que mentionne le texte, manière d’inter-
motiver tous les détails de façon solidaire.
28 GENESES FLAUBERTIENNES
Précision de l’atmosphère
Sur le brouillon suivant (f° 274), la rédaction est encore problématique et le
texte réécrit deux fois aussi (les deux occurrences sont reproduites sur la même
transcription puisqu’elles se succèdent très rapidement lors de la rédaction,
voir ci-contre). Si la situation de la description est clairement établie dans la
scène, en revanche ses bornes narratives ne sont pas stables.
Quand il écrit le premier jet, Flaubert insère le geste de Théodore, qui
semblait auparavant flotter dans le texte de manière indécise, après la des-
cription, tout de suite au passé simple : « elle se laissa sais prendre la taille ».
Par ailleurs, le texte continue à gonfler, avec l’apparition de nouvelles séquen-
ces narratives : « ils se ralentissaient » (relative aux chevaux, et parallèlement
au ralentissement du récit avant le point d’orgue qu’effectue la description
d’atmosphère), « elle sentait tout son corps fremir », « arrivés à l’endroit où il
fallait se separer ». Les personnages sont privilégiés, notamment les sensations
de Félicité, et la conclusion de la scène est modifiée : le baiser cède maintenant
sa fonction clausurale à la fuite de Félicité : « un baiser. elle s’enfuit ». La des-
cription quant à elle possède le même statut textuel que sur le folio précédent
mais subit une expansion avec l’apparition d’une autre séquence dénotant
l’atmosphère : « le temps etait très chaud ».
Plus s’enfle le texte, plus progresse sa rédaction, plus ardue – et arbitraire
parfois – devient la présentation de ses corrections, car il est difficile de
Le baiser de Félicité 29
19. Notons que deux options coexistent pour conclure la scène ; dans le corps du
texte Félicité « tendit sa joue simplemt. – s’enfuit dans l’ombres en courant » et, dans la
marge : « elle le rendit disparut comme un oiseau ».
Le baiser de Félicité 33
La description diégétisée
En effet le troisième brouillon, qui renferme l’occurrence manifestement la
plus travaillée (f° 278 v° ; voir sa transcription ci-dessous), sera central et déci-
sif, car à partir de ce moment le texte se stabilise jusqu’à la fin de sa rédaction,
à peu de variations près.
Notons d’emblée la réapparition et la transformation du ralentissement :
auparavant les chevaux se ralentissaient à cause « de leur pas fatigué » tandis
que le sujet actantiel se déplace, ce sont maintenant, dans l’interligne,
Théodore et Félicité qui se ralentissent, au passé simple (« ils se ralentirent »),
alanguis par leur étreinte : « elle marchait soutenue par son etreinte » (dans la
marge, et le « tintamarre des colliers » est ainsi éliminé). L’exigence du main-
tien du verbe provoque donc une perturbation métonymique de l’énoncé.
Flaubert raye de plus la mention du silence (« cependant ils ne parlaient pas »)
puisque ce dernier est désormais connoté par le calme du point d’orgue des-
criptif, et il élimine aussi les explications redondantes tout comme la situation
des personnages « derrière le chariot » ; dès maintenant l’intérêt a été déplacé.
Cette épuration progressive du texte entraîne en effet une nouvelle disposition
narrative : au ralentissement des personnages correspond un ralentissement du
récit qui semble dès lors s’interrompre naturellement à l’arrivée immédiate de
la description. La phase de réduction qui s’empare de toute la scène n’épargne
que quelques séquences relatives aux personnages : avant la description,
20. Raymonde Debray Genette, « Du mode narratif dans les Trois contes », Littéra-
ture, 2, 1971, p. 46.
21. Les autres brouillons se bornant à de simples modifications de ponctuation jus-
qu’à la mise au net (avec la biffure du « et » dans « et elle disparut dans l’ombre » sur
le dernier brouillon, f° 236), je ne les commenterai pas ici. Notons cependant que sur le
premier jet du brouillon suivant Flaubert a oublié de recopier « encore une fois » et le
réinsère immédiatement dans l’interligne (f° 286 v° ; voir sa transcription ci-contre).
Le baiser de Félicité 35
La narrativité est toutefois un peu différente pour notre passage, car dans Un
cœur simple l’abandon n’est pas littéral mais demeure suggéré.
22. Surtout pour un Flaubert, qui déclarait fermement (par exemple à propos de Sa-
lammbô) : « il n’y a point dans mon livre une description isolée, gratuite ; toutes servent
à mes personnages et ont une influence lointaine ou immédiate sur l’action », lettre à
Sainte-Beuve, 23-24 décembre 1862, Correspondance (op. cit.), tome III, 1991, p. 278.
23. Michael Riffaterre, « Sémiotique de la description dans la poésie du XVIIème
siècle », Actes de Fordham, Biblio 17, 1983, p. 99.
36 GENESES FLAUBERTIENNES
Ils voulurent faire comme autrefois une promenade dans les champs,
allèrent très loin, se perdirent. – De petits nuages moutonnaient dans le ciel, le
vent balançait les clochettes des avoines, le long d’un pré un ruisseau murmur-
rait, quand tout à coup une odeur infecte les arrêta. Et ils virent sur des cail-
loux, entre des ronces, la charogne d’un chien.
Les quatre membres étaient desséchés. Le rictus de la gueule découvrait
sous des babines bleuâtres des crocs d’ivoire. À la place du ventre, c’était un
amas de couleur terreuse, et qui semblait palpiter tant grouillait dessus la
vermine. Elle s’agitait, frappée par le soleil, sous le bourdonnement des mou-
ches, dans cette intolérable odeur, une odeur féroce et comme dévorante.
Cependant Bouvard plissait le front ; et des larmes mouillèrent ses yeux.
Pécuchet dit stoïquement : « Nous serons un jour comme ça ! » (p. 299-300).
Si elle n’a pas de fonction argumentative, et si sa signifiance est limpide,
cette scène n’en recèle pas moins de curieuses réminiscences baudelairiennes.
Le projet encyclopédique de Bouvard et Pécuchet dépasserait-il le cadre, déjà
immense, de la mise en texte (et en farce) des idées scientifiques de l’époque ?
Flaubert utiliserait-il des textes même lorsqu’on en voit mal la nécessité immé-
diate, comme ici, faisant de la réécriture le principe même de l’écriture du ro-
man ? Car lorsqu’on juxtapose la description flaubertienne de la charogne au
poème « Une charogne », inséré dans Les Fleurs du Mal (voir pages suivan-
tes)9, on peut s’étonner de trouver de nombreuses convergences entre les deux
textes 10 , qui dépassent d’ailleurs la simple récurrence de termes, nous le
verrons11. Il semble donc que Flaubert ait puisé dans le poème de Baudelaire
pour rédiger la saynète, lui ayant fait subir d’une part un phénomène de prosi-
fication12, et d’autre part une perte de contexte : bien que le passage de Bou-
vard et Pécuchet comporte également deux spectateurs, la signifiance amou-
reuse en est exclue, tout comme le réseau métaphorique qui associe le cadavre
au corps de l’amante ; seule subsiste la mort.
9. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes (éd. Claude Pichois), Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 29-31.
10. Je ne suis pas le premier à le noter ; voir François Fleury, « Le style poétique de
Bouvard et Pécuchet », Les Amis de Flaubert, 42, mai 1973, p. 12. Mais Fleury limite
le problème à des ressemblances de détails, voire à des récurrences de termes.
11. C’est d’ailleurs, selon Laurent Jenny, l’une des conditions nécessaires pour
pouvoir parler d’intertextualité ; voir « La stratégie de la forme », Poétique, 27, 1976,
p. 262.
12. Voir à ce propos Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 246-253.
13. Voir Michael Riffaterre, « On the Prose Poem’s Formal Features », The Prose
Poem in France. Theory and Practice (éd. Mary Ann Caws et Hermine Riffaterre),
New York, Columbia University Press, 1983, p. 123-124 ; voir aussi « Ponge inter-
textuel », Études françaises, XVII, 1-2, 1981, p. 74.
40 GENESES FLAUBERTIENNES
Une Charogne
_____________________________________________________________________
14. Dans le sens que donne Genette à ces termes pour définir l’hypertextualité :
« toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A
(que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) » (Palimpsestes, op. cit., p. 11).
15. Voici, dans leur ordre chronologique, les manuscrits constituant les avant-textes
de la scène de la charogne : g 2252 f° 377, g2253 folios 32, 117, 98 v°, 113 v° (scéna-
rios) ; g2253 f° 129 v° (scénario-esquisse) ; g2253 folios 118 v°, 119 v°, 118, 152 v° +
119 (brouillons), g224 f° 181 (copie autographe). Puisque je m’attarderai surtout sur les
folios extraits du volume g2253, je n’en répéterai pas désormais la cote complète.
42 GENESES FLAUBERTIENNES
Scénarios (extraits)
La charogne de Bouvard et Pécuchet 43
16. Quand on se borne à travailler sur des traces écrites, on ne saurait présumer des
parcours qui ont poussé Flaubert à choisir le détail de la charogne. Ainsi, il est possible
que l’idée initiale du spleen l’ait incité à feuilleter Les Fleurs du Mal pour y chercher
un tableau pouvant être inséré dans le contexte en formation. Il est également possible
qu’au cours d’une de ses promenades Flaubert ait aperçu une charogne (en effet la
localisation « au pied d’un mur », présente dès le f° 117, et qui se maintient très
longtemps dans les brouillons, frappe par sa précision, surtout dans le contexte d’une
promenade à la campagne), et que la mention du spleen ait actualisé littérairement, a
posteriori, cette expérience biographique, offrant un texte à partir duquel s’inspirer.
44 GENESES FLAUBERTIENNES
plus notable à ce stade que Flaubert, dans ses ajouts scénariques, se passe ha-
bituellement de déterminants ou utilise l’article indéfini (c’est d’ailleurs l’op-
tion qu’il choisit sur le troisième scénario, lorsqu’il insère le syntagme dans la
phrase : « rencontrent une charogne de chien », f° 117)17.
De plus, alors que l’élaboration de la promenade permet la germination
progressive d’une analepse, qui sera maintenue (« comme autrefois »), et
développée, avant la scène même, pour accentuer le décalage entre le déses-
poir actuel de Bouvard et Pécuchet et leur bonheur passé (f° 98 v° : « le temps
où heureux »)18, Flaubert ne fait jamais allusion, dans les scénarios ou dans les
brouillons, au chien que les deux bonshommes avaient utilisé comme cobaye
au troisième chapitre, épisode dans lequel l’animal était cependant lié à cette
séquence proleptique assez remarquable (mais improductive, dans la version
publiée du roman) : « Le lendemain, ils allèrent partout, aux informations – et
pendant plusieurs années, ils se détournaient dans la campagne, sitôt
qu’apparaissait un chien, ressemblant à celui-là » (p. 116). Le récit de Bouvard
et Pécuchet ne manque pourtant pas d’analepses ; Flaubert ne semble pas y
avoir pensé ici parce que l’origine du chien n’est pas intratextuelle. Selon un
phénomène de déplacement que je qualifierai de métonymie intertextuelle, le
cadavre indéfini du poème de Baudelaire est en fait contaminé par le détail de
la « chienne inquiète [...] épiant le moment de reprendre au squelette le mor-
ceau qu’elle avait lâché » (strophe 9), comme si, pour mieux voir (et donc dé-
crire) sa propre charogne, Flaubert avait dès le début besoin d’un surcroît de
déterminations19.
C’est en effet la vision qui régit la charogne, le terme « tableau » le démon-
tre, précisant son statut de façon très syncrétique mais aussi très flaubertienne.
Sa fonction est double, semble-t-il. Du point de vue de la sémiosis intra-
textuelle (ou plutôt avant-textuelle, dans ce cas), il s’agit de l’une de ces auto-
injonctions, ici fragmentaires, qui foisonnent dans les manuscrits de Flaubert,
introduisant déjà dans le scénario un programme descriptif à développer ;
mais, du point de vue de la sémiosis intertextuelle, il se présente comme un
21. Raymonde Debray Genette fait une remarque similaire à propos des relations
hypertextuelles d’Un cœur simple et d’Eugénie Grandet ; voir « Simplex et simplicis-
sima : de Nanon à Félicité », Mimésis et Sémiosis. Littérature et représentation.
Miscellanées offertes à Henri Mitterand (éd. Philippe Hamon et Jean-Pierre Leduc-
Adine), Paris, Nathan, 1992, p. 233.
22. Pour la notion d’hypogramme, voir Michael Riffaterre, « Sémiosis hugolien-
ne », Hugo le fabuleux, Colloque de Cerisy (éd. Jacques Seebacher et Anne Ubersfeld),
Paris, Seghers, 1985, p. 42 et 46.
23. Tels que odeur, mouches, vers, par exemple. Voir à ce propos Michael Riffa-
terre, Sémiotique de la poésie, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1983, p. 58 et
suiv.
48 GENESES FLAUBERTIENNES
24. Notons cependant que, sans compter les synonymes, pas moins de dix termes
sont communs aux deux textes.
La charogne de Bouvard et Pécuchet 49
ont même origine, tandis que les adjectifs qualifiant chacune des occurrences,
« infecte » et « horrible », résultent de l’éclatement du noyau unique chez
Baudelaire : « horrible infection » (strophe 10).
Ce dédoublement de l’odeur impose un premier bouleversement notable de
l’hypogramme. Un autre écart aura des conséquences à la fois structurales et
sémiotiques. Le système descriptif de la charogne renferme en effet deux
énoncés incompatibles : « seulement la tete et les pattes » d’une part (tête et
pattes étant respectivement amplifiées dans la marge : « rictus de la gueule » et
« très seches, momifiées »), et « le reste du corps » d’autre part. Il s’agit bien,
une fois encore, d’une agrammaticalité, conflit intratextuel dont l’origine est
intertextuelle. Car le premier énoncé recèle une présupposition25 que Flaubert
n’élucide pas. Il est cependant possible de faire resurgir une série d’inférences
qui en explicitent le système génératif : seules la tête et les pattes sont recon-
naissables comme telles (le reste n’étant qu’une « plaie grisatre »), c’est-à-dire
qu’elles ne sont pas soumises à l’action de la vermine (le prédicat
« momifiées » tente d’ailleurs de désambiguïser, en partie, l’énoncé), donc
n’appartiennent pas à la charogne ou, mieux encore, ne sont pas décrites par
Baudelaire. Certes Baudelaire mentionne les pattes, mais elles prennent la
forme de jambes en l’air métaphoriques, qui sont l’un des supports de l’assi-
milation charogne-femme réglementant la signifiance du poème. Or le poème
privilégie la description du ventre ; puisque le texte d’origine n’a pas saturé la
description, il est possible d’en combler les manques, de représenter autre
chose ; d’où l’apparition de deux systèmes descriptifs inédits (entraînant, par
conséquent, une modification de la structure de base). À un niveau génétique,
la trace de l’intertexte peut donc révéler non seulement l’hypotexte qui l’a
générée, mais encore les présuppositions qui ont permis de l’éviter, comme
Flaubert se le promettait dès le quatrième scénario.
g2253 f° 119 v°
(deuxième brouillon)
La charogne de Bouvard et Pécuchet 53
g2253 f° 119 v°
(Collections Bibliothèque municipale de Rouen)
54 GENESES FLAUBERTIENNES
29. Ces détails marginaux ne sont pas intégrés, notamment à cause de difficultés
rédactionnelles ; j’y reviendrai en examinant le système descriptif du ventre, dont le
dessus est saturé par vers, mouches et soleil.
La charogne de Bouvard et Pécuchet 55
dans le poème, précisait l’écoulement des larves (« coulaient [...] le long de ces
vivants haillons », strophe 5) ; on retrouve, déformée, l’herbe de Baudelaire33.
« Coulait » est ensuite corrigé en « murmurait » (f° 118) ; la notation devient
auditive. C’est le moyen d’introduire un deuxième son dans la scène (qui ne
laissait entendre jusqu’à présent que celui des mouches), mais aussi de réin-
tégrer, en la modifiant, l’image présente dans la septième strophe du poème.
Un processus identique réglemente la germination parallèle du détail du
vent, sur le f° 119 v° : il découle de la même strophe, entraîné peut-être par la
proximité de la liquidité, puisqu’il servait également de comparant au bruit de
la vermine : « Et ce monde rendait une étrange musique / Comme l’eau cou-
rante et le vent ». Flaubert l’associe, dans la marge, à l’avoine (qui a subi dans
l’interligne la même mise en attente descriptive que le ruisseau auparavant), le
transformant en notation visuelle ; notons néanmoins que l’apparition ex
abrupto du détail des « clochettes » n’est pas sans rappeler la musicalité à la-
quelle était soumise le vent dans l’hypotexte.
Par l’intermédiaire de cette défiguration 34 (les comparants, extraits des
comparaisons, sont déplacés et recontextualisés sous forme de détails réfé-
rentiels), la rédaction aboutit ici à une description homogène, bâtie sur une
asyndète triple, comme souvent chez Flaubert. Mais bien entendu la phase de
rédaction est un phénomène global ; or l’apparition du murmure du ruisseau
influence censément l’organisation du contexte même. Car, on s’en serait
douté, ce soudain dédoublement du son mur est problématique, de par la répé-
tition qu’il impose avec le mur, qui participe de la localisation du cadavre
(« au pied d’un mur »). Le folio 152 v° le montre avec évidence, puisque le
détail du mur y est souligné. Après avoir hésité plusieurs fois entre le verbe
« murmurait » (notation auditive) et le verbe « coulait » (notation visuelle),
comme l’indiquent les corrections interlinéaires, Flaubert opte pour le « mur-
mure » ; le mur, qui avait été élaboré spontanément dès les scénarios, est donc
supprimé. Il en va de même pour le détail du « sentier » (qui est pour sa part
présent dans le poème), puisque sur le f° 118 Flaubert est gêné par la
répétition des sons en en (« dans », « sentier », « quand ») ; il maintiendra la
conjonction temporelle au mépris de la précision de l’image. Cette double
perte de localisation, dépendant de la chasse aux assonances mais indépendan-
te de l’intertexte, a par ailleurs des conséquences sur la narrativité du texte et
sur sa sémantique ; elle donne non seulement au récit un aspect pressé (et
squelettique), mais de plus impose une juxtaposition entre euphorie et
33. Après avoir hésité plusieurs fois (voir les folios 119 v° et 118), Flaubert lui pré-
férera finalement un « pré ».
34. Selon l’expression de Genette, qui l’associe à un phénomène de transfiguration
(Palimpsestes, op. cit., p. 252), absent ici ; comme souvent dans Bouvard et Pécuchet
Flaubert semble en fait éviter dans ce passage de multiplier les comparaisons, alors
qu’elles sont nombreuses dans le poème.
La charogne de Bouvard et Pécuchet 57
Le ventre de la charogne
Cette reformulation à la fois sémiotique et mimétique de l’hypogramme se
retrouve pour la description du « reste du corps » de la charogne, quelque peu
différemment toutefois. C’est elle qui pose le plus de problèmes à Flaubert, un
simple coup d’œil aux folios 118 v° et 119 v° permet de s’en assurer. Afin de
déterminer la dynamique intertextuelle et intratextuelle qui en régit les trans-
formations, mais aussi la formation, nous allons considérer successivement ces
deux brouillons dans leur synchronie (voir les transcriptions supra, p. 51-52).
Sur le folio 118 v°, la rédaction de l’incipit de la description (« seulement »
est modifié en « il n’en restait plus que », qui gomme la séquence nominale)
pousse sans doute Flaubert, répétition oblige, à corriger le « reste du corps »
en « ventre ». Notons que si la répétition est résolue, en revanche l’agrammati-
calité, qui témoignait sur l’esquisse d’une tension entre intratexte et intertexte,
est maintenue37. L’hypotexte est visible : non seulement Baudelaire décrit sur-
35. Il en va de même pour les sonorités du « tas » de cailloux. Sur le folio 118 v°
elles sont répétées par le qualifiant de la vermine, « entas » (pour « entassée »). Ne
maintenant pas le participe, Flaubert réintroduit le « tas » sur le folio suivant (119 v°),
où il est supprimé, car il concurrence cette fois l’action de l’odeur, qui « arreta »
Bouvard et Pécuchet, après les avoir « saisis ». Notons d’ailleurs que c’est dès le folio
119 « l’idée de la mort » qui saisit les deux bonshommes à la fin de la scène, circu-
lation des signifiants qui est le pendant (stylistique) de leur réversibilité (sémiotique) ;
je rappelle en effet que la fonction catalytique de la charogne consiste précisément à
saisir Bouvard et Pécuchet de l’idée de la mort.
36. Voir par exemple L’Éducation sentimentale, dans le contexte particulièrement
dysphorique du retour de Frédéric à Paris, après les émeutes de Juin : « À une fenêtre
ouverte, un vieillard en manches de chemise, pleurait, les yeux levés. La Seine coulait
paisiblement. Le ciel était tout bleu ; dans les arbres des Tuileries, des oiseaux chan-
taient » (op. cit., p. 446-447).
37. Elle disparaîtra sur le f° 119 v°, le détail des « poils », qui germe dans la marge,
prenant la place de l’incipit : « un plumeau de poil frisait à sa queue ».
58 GENESES FLAUBERTIENNES
tout le ventre de la charogne, mais de plus il utilise deux fois le terme (stro-
phes 2 et 5). Flaubert continue donc à consulter son modèle, semble-t-il ; on va
voir cependant que lorsqu’il se met à rédiger, ce recours à l’hypotexte, curieu-
sement, lui complique la tâche au lieu de la simplifier. S’inspirant de Baude-
laire, Flaubert est en fait préoccupé par deux problèmes distincts, quoique
corrélés. Il lui faut résoudre certaines ambiguïtés sémantiques que renferme le
poème ; de plus, il doit tenter d’homogénéiser les nombreux détails qui le
séduisent çà et là chez Baudelaire (ou qui orientent son propre imaginaire, je
l’ai laissé entendre) et les condenser en un paragraphe, voire en une portion de
paragraphe, car d’autres détails, inventés, continuent à germer, amplifiant la
première partie de la description (comme en témoigne l’ajout marginal du
« bouquet de poils », qui passera d’ailleurs des pattes à la queue, sur le
f° 119 v°).
Le poème contient en fait deux isotopies incompatibles, dont la coprésence
pose un problème du point de vue de la figurativité du discours : d’une part
celle du creux, lisible dès la seconde strophe dans l’ouverture du ventre, et
réitérée par la description des larves qui en « sortaient » (strophe 5), et d’autre
part celle de l’enflure (strophe 6), que Baudelaire utilise pour donner au corps
en décomposition une apparence de vie : « tout cela montait, descendait com-
me une vague », et « on eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague, vivait en
se multipliant » (notons que le mouvement demeure indéterminé : « tout ce-
la »). Il semble que, pour pouvoir rédiger, Flaubert ait besoin de voir au préa-
lable, c’est-à-dire, dans ce cas, d’établir des connexions et surtout des choix
sémantiques, pour reconstituer une image que le poème ne lui offre pas
directement, car la sémiosis y supplante la mimésis.
Que Flaubert soit gêné par les ambiguïtés du poème, les corrections le
montrent clairement. Tout d’abord le comparant de ventre change quand la
comparaison s’affine (« comme » est ajouté dans l’interligne) : à la « plaie » se
substitue en effet une « bosse ». Ces deux termes s’opposant d’un point de vue
sémantique, la transformation est la trace de l’allotopie que renferme
l’hypogramme. Ensuite, le mouvement, qui est sur le premier jet aussi vague
que celui de Baudelaire, « ça remuait » (cf. « tout cela »), doit être clarifié et
amplifié, les points de suspension en témoignent, qui indiquent toujours un
vide à remplir dans les manuscrits de Flaubert. L’image se précise dès lors
qu’il représente l’action de la bosse ; cette décision préliminaire influencera
toute la suite de la rédaction. Si le mouvement est modifié, en revanche il
donne la même impression de vie que chez Baudelaire : le « on eût dit » du
poème est paraphrasé en « semblait », tandis que « palpitait » reprend « vivait
en se multipliant ». Les « vers », qui réapparaissent, ont après correction la
forme de la « vermine » (déplacement d’un lexème inclus dans la douzième
strophe), et sont associés à la bosse métaphorique, en une image qui s’écarte
La charogne de Bouvard et Pécuchet 59
comparaison n’est pas maintenue, le texte contenant déjà plusieurs fois l’adverbe
« comme » (« comme une bosse », « nous serons comme cela »).
40. Le trou des yeux, synecdoque du squelette, constitue d’ailleurs un cliché maca-
bre que Flaubert a déjà utilisé, plus tôt dans ce même chapitre (voir p. 275-276), à
propos de l’expérience de la magie sur laquelle nous reviendrons bientôt.
41. Il est vrai que pour sa part Flaubert conserve un moment des « paupières ».
Voir aussi une réitération temporaire de ce sémème dans la description des pattes,
« ossifiées », participe dérivé des « ossements » (futurs) de l’avant-dernière strophe.
La charogne de Bouvard et Pécuchet 61
pour leur part, se rapportent bien aux yeux ; néanmoins le son qu’elles
produisaient n’est pas éliminé (c’est la seule notation auditive du passage,
pour l’instant : le ruisseau ne murmure pas encore sur ce brouillon). Flaubert y
tient d’autant plus, peut-être, que Baudelaire accorde une certaine importance
aux sons dans le poème ; il en extrait d’ailleurs le verbe bourdonner, qui y
représente les mouches (strophe 5), et qu’il semblait avoir pu éviter jusqu’à
présent : « le bourdonnement des insectes ». Remarquons enfin que l’odeur est
toujours aussi isolée que sur le f° 118 v°. Flaubert a déterminé sa situation
clausurale, ainsi que la structure répétitive de la séquence, cependant il ne sait
pas encore comment la lier au reste du texte.
Les difficultés paraissent donc essentiellement syntaxiques. Or elles seront
résolues dès ce brouillon, car les transformations permettent à la description de
se stabiliser dès maintenant. On ne peut en déterminer l’enchaînement chrono-
logique, puisqu’elles sont extrêmement imbriquées et, pour nous, figées dans
la synchronie du folio ; néanmoins il est possible de rendre compte des
systèmes de variation mis en jeu. Une fois encore, l’intertextualité y prend
part, mais d’une façon qui semble devenue secondaire : les détails de l’hypo-
gramme fonctionnent comme des embrayeurs non plus tant imaginaires que
rédactionnels.
En effet la trouvaille la plus productive est sans doute l’idée, spontanée sur
le premier jet, de séparer le système descriptif du ventre en deux phrases diffé-
rentes. Idée à l’origine toute stratégique (il s’agit de réintroduire le détail du
soleil sans allonger la phrase), qui va avoir des conséquences sur la formation
du texte.
Les corrections de la vermine montrent bien que cette structure phrastique
est plus importante que les détails mêmes qu’elle contient. Flaubert en garde le
modèle, déplaçant une nouvelle fois l’adverbe « dessus » en respectant l’image
du brouillon précédent (« grouillait dessus »), inversant verbe et sujet ; la con-
caténation des deux phrases est assurée par un pronom anaphorique : « tant
grouillait dessus la vermine. Elle remuait ». Décidément, le dessus est toujours
saturé, et donc problématique ; comme il se doit, la phrase concernant le soleil
est biffée. Laissons-la de côté pour l’instant, nous la retrouverons bientôt. La
description de la vermine est amplifiée grâce au terme « mouvement » (septiè-
me strophe du poème) et à deux adjectifs, « rapide et continu » (ou « rapide et
infini »), qui semblent paraphraser l’adjectif baudelairien, « rythmique », voire
le mouvement général du corps, déjà exploité (strophe 6). Pourtant Flaubert ne
s’y attarde pas (comme le montrent les points de suspension) ; il paraît plutôt
pressé d’établir les liens qui le préoccupent depuis le premier brouillon.
L’ajout du verbe « exhalait » en témoigne, puisqu’il permet d’associer cette
proposition à la séquence, toujours nominale, qui concerne l’odeur. Cette nou-
velle dérivation intertextuelle (la seconde strophe du poème contient un
62 GENESES FLAUBERTIENNES
42. Bien entendu, une assonance en cache souvent une autre. Cette répétition du
son eur est sans doute à l’origine de la biffure de la séquence concernant la pause de
Bouvard et Pécuchet, après la description. Sur le premier brouillon (f° 118 v°), l’« hor-
reur » est transformée en « hideur » (l’odeur étant « horrible »), qui rime avec
l’« odeur » et les « pleurs » de Bouvard ; après quelques hésitations, toute la phrase est
supprimée sur le quatrième brouillon (f° 119).
43. Cet hyperonyme était somme toute problématique d’un point de vue repré-
sentatif : les mouches exceptées, quels insectes auraient pu être susceptibles à la fois de
bourdonner et d’être attirés par un cadavre en décomposition ?
44. Autres transformations qui montrent bien que la rédaction progresse par à-
coups interactifs : Flaubert juxtapose à cette nouvelle séquence le participe « exha-
lant », qui servait de connecteur entre mouvement et odeur (la notation olfactive est
donc maintenue dans la même phrase, quoique différemment). Par ailleurs, il introduit
un syntagme très flaubertien, « de place en place », qu’il n’élabore pas, du fait même
sans doute que le terme « place » est présent dans la première partie de la description,
le « reste du corps » y étant modifié en « à la place du ventre c’etait » (qui accentue
l’isotopie de la dégradation). Après avoir joué son rôle de connecteur, le verbe exhaler
disparaît, Flaubert insérant simplement la préposition « dans » (désormais disponible
La charogne de Bouvard et Pécuchet 63
le trou que le départ des mouches laisse dans les yeux est comblé en interligne
par l’ajout de « larves », détail d’autant plus prévisible qu’il est présent non
seulement dans la cinquième strophe du poème, mais surtout dans le creux du
ventre. Pourtant Flaubert laisse une fois encore la séquence en suspens, sans
doute parce que « yeux » et « queue » riment. Choisissant de maintenir l’inci-
pit, il rature donc le système descriptif des yeux (et les « pleurs » de Bouvard
retrouvent leur disposition initiale : « des pleurs lui vinrent aux yeux » ; rien
ne se perd, tout se recrée). Enfin, la préposition permettant d’introduire le
nouveau complément de lieu est transformée, « au » devenant « sous le ».
Flaubert évite ainsi le problème de « dessus », qui, tout intertextuel qu’il était,
avait jusqu’alors fait obstacle à la rédaction du ventre. L’image est la même
dans les deux textes, quoique les constructions phrastiques s’opposent, la
version de Baudelaire constituant le filigrane symétrique de celle de Flaubert,
qui ne variera plus : « les mouches bourdonnaient sur » vs « sous le bourdon-
nemt des mouches ».
L’intertexte de la charogne, qu’une poétique des textes achevés définirait
ici comme aléatoire, s’avère en fait obligatoire dès lors qu’il est considéré d’un
point de vue génétique. Après avoir fonctionné comme support décisif autori-
sant l’embrayage et surtout la catalyse du récit dans les scénarios, le texte de
Baudelaire s’inscrit dans l’esquisse comme un hypogramme qui, tout en
n’offrant pas de structure générique (Flaubert n’écrit pas de poème), propose
néanmoins un modèle diégétique et, partant, impose à la scène sa structuration
narrative. Les phénomènes de dérivation qui s’en emparent, dans les brouil-
lons, permettent de préciser les règles de ce type particulier d’intertextualité
paragrammatique. Dérivations sémantiques, qui fusionnent des sémèmes
disséminés dans l’hypogramme (« plaie mouvante ») ou au contraire les
dissocient (« horrible infection ») ; dérivations lexicales, qui participent de la
paraphrase (« on eût dit » o « semblait » ; « bourdonnaient » o « bourdonne-
ment ») ; dérivations syntaxiques, qui lient des détails distincts dans le poème
(tels le soleil et la vermine).
Toutefois, dans la réalité mouvante des brouillons, la distinction entre ces
trois dimensions apparaît incertaine, voire artificielle, car les transformations
affectent tous les niveaux du texte simultanément, à la fois dans la micro-
structure de ses éléments et dans sa macrostructure scénique (la modification
du détail des mouches et l’élaboration du système descriptif atmosphérique
sont à cet égard exemplaires). De plus, il s’agit plutôt pour Flaubert de réécrire
sa propre charogne, en empruntant de nombreux éléments à Baudelaire, de
façon d’ailleurs hétérogène et anarchique (certains passages sont cependant
puisqu’elle n’est plus utilisée pour le système descriptif du mouvement ou pour celui
du soleil !).
64 GENESES FLAUBERTIENNES
45. Dans une perspective génétique, les principes de transposition que sont, selon
Genette, la prosification voire la transtylisation (Palimpsestes, op. cit., p. 257) sem-
blent donc plutôt des effets d’intertexte que des fonctions hypertextuelles (mais il est
vrai que dans sa typologie Genette ne considère que les cas, plus restreints, de textes
dont le projet global et originaire repose sur une telle finalité – du poème en vers au
poème en prose par exemple).
3. Salammbô dévoilée
4. Ce phénomène est peut-être l’un des avatars des problèmes rencontrés par Flau-
bert lors de la conception du roman : « Ce qui m’embête à trouver dans mon roman,
c’est l’élément psychologique, à savoir la façon de sentir », lettre à Ernest Feydeau, fin
juin ou début juillet 1857, Correspondance, op. cit., tome II, p. 741 (voir aussi p. 709).
Salammbô dévoilée 67
5. Du reste, Flaubert n’a pas évité ici les répétitions : « une perle creuse » / « par les
trous de la perle », « tombait » / « tomber ».
6. Effet accentué par la construction grammaticale des séquences, qui relègue tou-
jours la partie du corps en position secondaire (les yeux exceptés) : « de sa peau », « de
ses ongles », « qui chargeaient ses doigts », « soulevant un peu ses seins », « dans leur
étroit intervalle », « pendants d’oreilles », « mouillait son épaule nue ».
7. « il devient littéralement impossible de dire où s’arrête le corps féminin et où
commence le vêtement ; tout se passe comme si ses atours lui collaient à la peau »,
Naomi Schor, « Salammbô enchaînée, ou femme et ville dans Salammbô », Flaubert, la
femme, la ville (Paris, PUF, 1983, p. 93).
8. « il y a une grande fatigue dans ces éternelles descriptions, dans ces signale-
ments, bouton à bouton, des personnages, dans ce dessin miniaturisé de chaque costu-
me. La grandeur des groupes disparaît par là. Les effets deviennent menus et concentrés
sur un point ; les robes marchent sur les visages, les paysages sur les sentiments »,
Edmond et Jules de Goncourt, Journal, 6 mai 1861 (éd. Robert Ricatte), Monaco,
Imprimerie Nationale de Monaco, tome IV, 1956, p. 190. Plus près de nous, voir
Jacques Heuzey : « Malgré, ou peut-être à cause de sa minutie analytique, la description
reste confuse, sans vue d’ensemble ni raccourci évocateur » (« Le costume de Salamm-
bô », Bulletin des Amis de Flaubert, 2, 1951, p. 13).
9. Comme il le dit à propos du premier portrait de Salammbô inséré dans le premier
chapitre : « j’ai introduit ma petite femme au milieu des soldats. À force de lui fourrer
sur le corps des pierres précieuses et de la pourpre, on ne la voit plus du tout », lettre à
Louis Bouilhet, 8 octobre 1857 (Correspondance, op. cit., tome II, p. 769).
68 GENESES FLAUBERTIENNES
Du contexte au macrocontexte
Limiter la problématique du portrait à un fonctionnement métonymique ou
synecdochique, et surtout à son contexte immédiat, revient cependant à fausser
les données du texte de Salammbô, qui apparaît autrement complexe quand on
tente d’en démêler les fibres sur une plus grande échelle, comme il se doit ici.
On sait en effet que la description n’est pas une unité textuelle close, et que
chez Flaubert elle échappe souvent à ses bornes narratives, l’image de l’objet,
de l’intérieur, du paysage ou du personnage ne se reconstituant que progressi-
vement, au gré des réapparitions dans le récit des éléments qui le décrivent
ainsi que des divers foyers de focalisation10. C’est le cas pour notre descrip-
tion, mais ce phénomène de récurrence est alors tout à fait problématique du
point de vue des modes de représentation et de la construction imaginaire du
personnage. En effet, le portrait est d’abord à mettre en rapport avec un autre
portrait de Salammbô, apparu au chapitre précédent (« Le Serpent »), lors des
préparatifs pour le départ vers le camp des Barbares. Variation ou habileté
textuelle, ce premier portrait a principalement la forme d’une description
homérique suivant le savoir-faire de Taanach, description narrative où « la liste
est entièrement neutralisée et naturalisée par l’utilisation d’un schéma
narratif »11. De plus, elle n’est pas homogène puisqu’elle est constituée de
plusieurs fragments successifs qui construisent progressivement l’apparence de
de Mâtho (le but de ces préparatifs étant lié à une entreprise de séduction ; le
miroir est d’ailleurs « comme un soleil » : Moloch n’est pas loin). Enfin, une
dernière séquence narrative, construite sur un rythme ternaire au passé simple,
vient compléter le costume : « Elle piqua vivement sur ses cheveux un long
voile jaune, se passa une écharpe autour du cou, enfonça ses pieds dans des
bottines de cuir bleu » (p. 256-257).
Quand on juxtapose ces divers éléments avec ceux que contient notre
description sous la tente, on n’a de cesse d’être surpris. Car si les « pierreries »
et la « tunique » sont bien communes aux deux textes (en revanche, le rappel
de la couleur de la tunique est approximatif : d’un côté elle est « vineuse »,
d’un autre côté elle est « violette »), on voit que les deux portraits se corres-
pondent fort peu, si bien qu’ils semblent au premier abord ne pas être
superposables. À y regarder de plus près, on constate qu’ils entretiennent en
fait un rapport tout à fait problématique. Salammbô disparaissant progressive-
ment, à la fin du dixième chapitre, sous plusieurs couches de vêtements
(« première tunique », « une seconde », puis « une grande robe », puis « un
carré de pourpre », et enfin « un manteau noir »), comment est-il possible que
Mâtho aperçoive « les deux agrafes de sa tunique », la « plaque d’émeraudes
[…] sous la gaze violette », et même l’« épaule nue » ? Son regard ébloui
aurait-il soudain la capacité de transpercer un costume que Salammbô n’a
pourtant pas laissé tomber ?
Mais il y a plus troublant encore, car le chapitre « Sous la tente » réitère çà
et là, par bribes, le costume du personnage ; or ces diverses occurrences ne ré-
solvent rien, au contraire.
Notons tout d’abord le détail de l’« amulette » que Salammbô pendant son
voyage porte « sur son cœur » (p. 261) ; est-ce une anticipation, transformée,
de la « plaque d’émeraudes » que verra Mâtho ? rien ne permet de le dire,
quoique les localisations, « sur son cœur » pour l’une ou « plus bas » que l’in-
tervalle des seins pour l’autre, permettent d’en douter (j’y reviendrai).
Autre détail problématique, celui de la « grande robe […], blanche et
bariolée de lignes vertes » (p. 256) ; Salammbô semble curieusement la
conserver sur elle lors de la baisade (« Au frôlement de sa robe, Mâtho entrou-
vrit les yeux », p. 270) mais apparemment Mâtho ne la voit pas ici (dans le
portrait, elle disparaît au profit de la « gaze violette » de la première tunique).
Elle participe d’un système de voilage sur lequel je m’attarderai au chapitre
suivant ; on apprendra qu’elle est longue, comme l’indique cette séquence re-
présentant le départ de Salammbô après sa sortie de la tente : « Elle prit avec
ses dents le bas de sa robe qui la gênait, et, en trois bonds, elle se trouva sur la
plate-forme » (p. 273).
Il en va de même pour le « carré de pourpre » de la description homérique
(p. 256). L’image que Flaubert a en tête, mais que le texte ne donne jamais de
Salammbô dévoilée 71
façon claire, est bien celle d’une couverture supplémentaire. La seule séquence
où il est directement mentionné le décrit comme attaché « au bord de son
épaule » et « appesanti dans le bas par des grains de sandastrum ». Or s’il est
dit, après la baisade, que Giscon a été capable de deviner « une Carthaginoise,
aux petites boules de sandastrum qui battaient contre ses cothurnes » (p. 271),
sans doute fallait-il que le carré de pourpre fût présent sous la tente, et plus
encore qu’il couvrît le corps jusqu’aux pieds. Que penser alors de l’épaule
« nue » ? Remarquons également que le détail des « cothurnes », variation
exotique des « bottines » du dixième chapitre (par trop bourgeoises sans
doute), pose un autre problème, car juste après la baisade Mâtho « baisa tous
les doigts de ses mains, ses bras, ses pieds » (p. 268), mais quelques paragra-
phes plus loin « il balaya la poussière de ses cothurnes » (p. 269).
On sait enfin que Salammbô a conservé son manteau avant d’arriver sous
la tente (« une longue flèche vint percer le bas de son manteau », p. 262), mais
qu’elle le retire à un moment indéterminé, ou en tout cas absent du récit, car
avant de quitter la tente elle « ramassa vivement […] son manteau » (p. 272)
qu’elle ouvrira à la fin du chapitre, devant Hamilcar, pour exhiber le zaïmph
(« elle ouvrit son large manteau, et, en écartant les bras, elle déploya le
zaïmph », p. 275).
Le texte forme un puzzle dont les pièces ne peuvent se correspondre, si
bien que le principe de complétion ou de complétude qui régit dans d’autres
contextes les récurrences des portraits14 est ici désactivé ; les détails se dissé-
minent et ne se recoupent pas, révélant une évidente incompatibilité représen-
tative (qui, phénomène troublant, n’est pourtant pas immédiatement visible
lors d’une lecture purement contextuelle). D’un côté, le récit et la description
élaborent une thématique du voile et surtout du voilage, ce qui n’est certes pas
étonnant dans un chapitre où le voile de la déesse est l’enjeu principal ; mais
d’un autre côté, perte de virginité oblige, la thématique du dévoilement se
multiplie progressivement, construisant une dialectique contradictoire, davan-
tage complexifiée par toute une série de relations métonymiques s’établissant
entre les voiles de Salammbô et le voile sacré15, entre Salammbô et Tanit ; rap-
pelons de plus que pendant la baisade le zaïmph tombe, enveloppe Salammbô
et vient voiler la rencontre sexuelle16.
14. Je ne veux pas dire par là qu’il s’agit d’une finalité (pour l’auteur) mais bien
d’un effet (que construit le texte) ; dans l’optique de Flaubert, la variation est le plus
souvent fonction des variations de points de vue.
15. Qui, çà et là dans le récit, est qualifié de « voile », de « vêtement », mais aussi
de « manteau » ; je reviendrai sur cette problématique du voile au chapitre suivant.
16. « Le zaïmph tomba, l’enveloppait ; elle aperçut la figure de Mâtho se courbant
sur sa poitrine » (p. 268).
72 GENESES FLAUBERTIENNES
Parcours génétique :
scénarique »19. Cette remarque, quoique relative aux seuls scénarios d’ensem-
ble de Madame Bovary, est en fait applicable à tous les scénarios de tous les
textes de Flaubert, puisque le récit flaubertien progresse à l’origine par expan-
sion ; il faudrait alors tenter d’en définir des règles plus spécifiques. On peut
penser ici qu’au stade du scénario d’ensemble, où le récit prend souvent la
forme d’un résumé (prospectif)20, le plus important pour Flaubert est de noter
scénario partiel ; ils pourront être remplis plus tard)21. Le portrait, catalyse
essentielle de la scène dans la version publiée, puisqu’il y implique le désir de
Mâtho, apparaît donc, du point de vue d’une génétique scénarique, comme une
unité textuelle tout à fait secondaire.
Le passage des scénarios partiels au premier scénario ponctuel (les deux
scénarios-esquisses sont transcrits page suivante) ne révèle aucune solution de
continuité dans l’amplification narrative (ce qui est peu fréquent dans les ma-
nuscrits de Flaubert, où habituellement on peut suivre une à une les étapes de
l’expansion du texte ; voir en particulier ceux de L’Éducation sentimentale).
De toute évidence, Flaubert a longtemps ruminé avant d’en écrire le premier
jet, où le récit est bien plus élaboré déjà. On va cependant retrouver le phéno-
mène de hiérarchie relevé dans les premiers scénarios, cette fois pour le pro-
gramme descriptif lui-même.
Flaubert établit le mouvement de la scène, qu’il élabore en fonction d’une
progression, notant une amorce de description (« L’intérieur de la tente »), le
dévoilement de Salammbô (« elle se decouvre ») et surtout la position respec-
tive des personnages : Salammbô doit être active et Mâtho passif. Elle a « un
aplomb de reine » et « exigeait imperieusement » le zaïmph, tandis que Mâtho
éprouve une « sorte de peur » et la touche du bout du doigt « en tremblant, en
crevant de peur », cette dernière séquence étant suivie de la réaction de
Salammbô (au style indirect puis à l’indirect libre) : « Sal. etonnée naïvement
Que veut-il faire ? ». Mais le plus notable dans cet enchaînement narratif est
que l’amorce du portrait soit lisible dès le premier jet du texte : « Mâtho ne
l’écoutait pas. il la regardait. Ennivré ! eperdu… goutte de parfums tombant de
ses boucles d’oreilles », tandis que le geste de Mâtho est de la sorte justifié :
« Alors il se rapproche pr voir si elle était réelle en tremblant de peur il
avance un doigt sur elle ». Il s’agit non seulement de faire encore allusion à la
divinité, mais surtout, en motivant le toucher de Mâtho, de bien indiquer que
son désir est postérieur au portrait qui germe et qui en est la source. C’est
ensuite seulement que « ce contact l’enflamme » et qu’« un desir furieux le
prend » ; auparavant subjugué par sa vision, il est « ennivré, eperdu » puis
(rythme ternaire oblige), « ennivré, eperdu, absorbé ». Le scénario suivant
l’accentuera du reste, en insistant sur le regard : « devenu tout œil ne pensait
à rien de plus ». Il n’est donc pas étonnant dans un tel contexte que le fragment
du portrait soit déjà focalisé. Il sera même encadré par la vision dès le scénario
suivant (parallèlement à la trouvaille de l’itération interne, « de temps à autres
21. D’ailleurs, Flaubert ne mentionne dans ses lettres que la baisade quand il parle
du chapitre « Sous la tente » : « Que ne suis-je seulement à la fin de mon dixième cha-
pitre, qui sera celui où l’on f…..a » (lettre à Ernest Feydeau, 4 juillet 1860, Correspon-
dance, op. cit., tome III, p. 97 ; voir aussi pages 122 et 129).
76 GENESES FLAUBERTIENNES
22. Raymonde Debray Genette, qui se demande à propos des scénarios de Madame
Bovary « si une technique narrative originale peut apparaître dès le stade du scénario »,
note que « Flaubert sait tout de suite comment voir et faire voir » (« La poétique flau-
bertienne dans les Plans et Scénarios de Madame Bovary », art. cité, p. 55) ; on peut en
dire de même ici, quoiqu’il ne s’agisse pas de scénarios d’ensemble.
23. J’ai déjà analysé ces phénomènes génétiques de rétroaction pour la focalisation
des descriptions topographiques dans L’Éducation sentimentale, ainsi que leur rapport
avec la temporalité (voir La Production du descriptif, op. cit., p. 321-346).
24. La génétique n’a pas pour vocation première de bloquer les commentaires criti-
ques, certes, mais elle permet d’éviter certains abus, comme par exemple de croire que
le texte de Salammbô est produit à un important degré par le processus de focalisa-
tion (« the text is produced to a large degree by the focalizing device », David Danaher,
« Effacement of the Author and the Function of Sadism in Flaubert’s Salammbô »,
Symposium, XLVI, 1, Spring 1992, p. 4) ; s’il y a un domaine où seule la génétique a son
mot à dire, c’est bien celui des modes de production d’un texte.
78 GENESES FLAUBERTIENNES
25. Les « sources » de Salammbô ont été révélées par Fay et Coleman ; voir P. B.
Fay et A. Coleman, Sources and Structure of Flaubert’s Salammbô. Baltimore, The
Johns Hopkins Press, coll. « Elliot Monographs », 1914. Pour le rapport entre costume
et sources bibliques, voir aussi Nicole Guittaut Allegra, « Les “toilettes” de Salamm-
bô » (Micromégas, octobre-décembre 1962, p. 83-102).
26. Note de Cahen, tome IX, p. 13 (citée par Fay et Coleman, op. cit., p. 43).
27. « Notes sur l’invention dans Salammbô », Flaubert, l’autre. Pour Jean Bruneau
(éd. F. Lecercle et S. Messina), Lyon, P. U. de Lyon, 1989, p. 82-83.
28. Voir par exemple les folios 145 v° (où les boucles germent pour la première
fois : « boucles d’oreilles = une perle creuse qui distille un parfum lequel à travers un
treillis tombe sur ses epaules D les rafraichit ») et 172 v° (volume N.A.F. 23660). Ce
phénomène a déjà été indiqué par Claudine Gothot-Mersch, « Document et invention »,
Salammbô de Flaubert. Histoire, fiction (éd. Daniel Fauvel et Yvan Leclerc), Paris,
Honoré Champion, coll. « Romantisme et Modernités », 1999, p. 56.
Salammbô dévoilée 79
29. Il faut souligner la symétrie des séquences au stade de l’expansion textuelle sur
l’esquisse : après avoir mentionné le désir de Mâtho, Flaubert écrit qu’il « la regardait
de haut en bas, debout entre ses jambes » ; plus encore, il légitime alors cette totalisa-
tion du regard : « son manteau était tombé ». C’est la rature de cette séquence qui pro-
duira l’un des effets ambigus de la représentation de Salammbô dans la version publiée.
30. Elle est encadrée de crochets sur le brouillon 23660 f° 195, puis supprimée :
« [ses cheveux semés de poudre d’or comme une nuit d’eté toute couverte d’etoiles] ».
31. Cette association métonymique qui s’établit sur un dédoublement métaphorique
sera amoindrie, puisque dans la version publiée les cheveux de Salammbô disparaîtront
tandis que le zaïmph sera représenté ainsi : « sur un lit en branches de palmier, retom-
bait quelque chose de bleuâtre et de scintillant » (p. 263). Elle aurait cependant étendu
le réseau métonymique au macrocontexte : dans la description homérique les « cale-
çons bleus » de Salammbô sont « étoilés d’argent » (préoccupé par la métaphore,
Flaubert n’a d’ailleurs pas résolu la répétition, car la robe blanche est faite en « toile du
pays des Sères » dans la phrase suivante). Il ne faut pas oublier que la première
description du zaïmph le montre comme « un nuage où étincelaient des étoiles », et
« bleuâtre comme la nuit » (p. 139).
32. Voir 23660 f° 195.
80 GENESES FLAUBERTIENNES
femmes orientales ; elles les pendent au cou et sur les seins. Ce sont des olfac-
toria, ainsi que s’exprime la Vulgate. Il y en a qui sont en or ; souvent ils sont
ornés de diamants », et S. Munk (auquel se réfère Cahen lui-même) déclare
que c’étaient « des flacons d’essence qui se cachaient dans le sein ou descen-
daient jusqu’à la ceinture »33.
Puisque Flaubert associe le parfum aux boucles d’oreilles, il n’a que faire
des « petites boîtes renfermant des odeurs » ; ce qui l’intéresse, c’est la partie
du corps qui va les porter, et leur matière. La transformation hypertextuelle
s’effectue donc ici en fonction d’une tension : il y a simultanément un éloigne-
ment du texte antérieur (les « boîtes » sont devenues une plaque dont Flaubert
imagine la forme) et un rapprochement, une fois encore par métonymie inter-
textuelle (ce n’est plus une boîte ornée de diamants mais « un triangle de dia-
mants », elle n’est plus cachée dans le sein, descendant jusqu’à la ceinture,
mais elle « cachait son ventre »). De plus, Claudine Gothot-Mersch a remarqué
que sur le brouillon 23660 f° 205, juste avant le déplacement de la séquence,
Flaubert avait déjà trouvé la « gaze violette », l’effet de transparence à travers
lequel « étincelait » le bijou, et le verbe qui autorise la mention de ce scintille-
ment, « on apercevait »34. Initialement, le transfert intratextuel du détail paraît
donc obéir à un processus de mise en attente, comme si sa réinsertion devait
entraîner une nouvelle orientation de la description ; nous y reviendrons.
33. Palestine (Paris, 1845, p. 369), note de Cahen (tome XVI, p. 6), citée par Fay et
Coleman, op. cit., p. 41-42.
34. « Document et invention », art. cité, p. 56. Voici la transcription du passage en
question : « celle-là se fermait par deux longues pattes [à griffes d’escarboucles D] qui
passant sous les seins les rapprochaient l’un de l’autre un peu en les comprimant un
peu. On apercevait dans leur intervalle on apercevait un fil cordon de pourpre. Il tenait
un triangle une plaque de diamants triangulaire posée sur l/a/e po nombril et qui
fulgurait etincelait dans sous la transparence de la gase violette ».
Salammbô dévoilée 81
35. Même phénomène sur le second brouillon : « le poli de ses yeux ongles con-
tinuait la finesse des pierres » (f° 211 v°).
82 GENESES FLAUBERTIENNES
(l’attention étant toute visuelle) en une perte de l’ouïe, qui renforce l’effet hyp-
notique de Salammbô36 : « Mâtho ne l’ecoutait pas » devient « Mâtho n’enten-
dait pas ». Le thème de la perte, qui au-delà des sensations prive aussi le per-
sonnage de sa force ou de sa volonté, se perpétue dans le texte car au lieu
d’être « éperdu » Mâtho est maintenant « perdu » tandis que dans l’interligne
le verbe est redoublé, « son âme se perdait entre ses seins », pour introduire le
détail de la plaque de diamants. De même, la faiblesse du personnage se répète
après la description sous une forme métaphorique : « attiré de tout son être
vers elle – comme une paille par le vent d’un gouffre »37.
Le premier jet du portrait, dans le corps du texte, contient peu de nouveaux
éléments. Les cheveux de Salammbô, pourtant plus détaillés ici (« poudrés de
poudre d’or »), sont raturés ; il est vrai qu’ils sont déjà présents dans le dixiè-
me chapitre (« ils étaient couverts de poudre d’or ») et que, dès la seconde es-
quisse, Flaubert les utilise surtout pour introduire le mouvement du regard de
Mâtho de bas en haut. Il les réinsère d’ailleurs dans la marge sans les décrire :
« depuis la pointe des cothurnes jusqu’au ht de la chevelure ». Après les
cheveux apparaît, sans lien, le détail du bijou biblique dans l’intervalle des
seins (seul le balbutiement interlinéaire de « l’âme » qui s’y perd, on l’a vu,
introduit un semblant de continuité descriptive en redoublant la focalisation) :
« entre ses seins pendait un fil de byssus qui tenait à son extremité une plaque
de diamants triangulaire posée sur le ventre ». Notons que le « cordon » du
contexte antérieur a été transformé, mais que Flaubert ne réintroduit ni la
transparence ni la gaze violette, ce qui semble confirmer a priori le fait que le
transfert d’un détail dans un contexte différent nécessite une nouvelle rédac-
tion (le brouillon suivant relativisera cette affirmation). En effet, Flaubert pré-
fère pour l’instant doter le bijou d’un mouvement (« s’agitait ») et le localiser
« entre la ceinture du caleçon la chemisette violette ». On ne peut que
s’étonner du terme, bien bourgeois, de « chemisette », d’autant qu’elle était
déjà qualifiée de « tunique » dans le dixième chapitre ; c’est un tel phénomène
qui fait dire à Anne Green qu’« il est évident qu’en confectionnant le costume
40. La totalisation du regard sera raturée sur le dernier brouillon (f° 299 v°), peut-
être de par la répétition du mouvement, peu après dans le récit (« il la regardait de bas
en haut en la tenant ainsi entre ses jambes », séquence pour sa part maintenue) ou, plus
probablement, car Flaubert se rend compte, seulement à ce moment, qu’il n’y a dans la
description ni totalisation ni mouvement de bas en haut.
41. Cette répétition, non corrigée ici, disparaîtra dès le premier jet du brouillon
suivant ; la plaque y sera « d’émeraude » (jusqu’à la version publiée) ; ainsi le texte
s’éloigne-t-il de l’hypotexte documentaire qui avait initialement légitimé la germina-
tion du détail.
Salammbô dévoilée 85
À partir du second brouillon (lui aussi très travaillé)42, les sensations des
personnages se raréfient. Cette réduction est d’abord visible dans les crochets
que Flaubert insère autour des pensées de Mâtho : « Mâtho n’entendait pas. [ il
la contemplait – tout ebloui, absorbé, perdu. son âme toute entière avait com-
me monté dans ses yeux. D il ne songeait à rien qu’à tâcher de la voir encore
plus ] » (f° 220, non transcrit ici) ; or il ne les élimine pas immédiatement et
les réécrit au haut du folio 223, sans les compléter toutefois, à cause de la
répétition (soulignée) du « comme » (« comme la splendeur de sa peau ») ; en
revanche elles seront raturées sur le folio 299 v°, et seule la contemplation
demeurera. De la même manière, le discours de Salammbô est biffé : « Quand
elle ne parla plus ce fut comme une secousse », et sa réaction après le toucher
de Mâtho s’amenuise : « Salammbô toute surprise ouvrait sur lui de gds yeux
naïfs » (f° 211 v°), « Salammbô toute surprise ouvrait de gds yeux » (f° 223)
puis disparaît (f° 299 v° ; notons aussi, sur ce brouillon, les crochets qui
encadrent la séquence décrivant sa chair au contact du doigt). Le texte doit se
concentrer sur le portrait, suivre le regard de Mâtho sans en expliquer les
pensées ; quant à Salammbô, elle restera bien sûr impénétrable. En revanche,
la trace de modalisation (« pour lui ») est toujours nécessaire : il ne faut pas
que la vision soit attribuable au narrateur. Certes, Flaubert la rature plusieurs
fois, mais c’est parce que le pronom « lui » est répété dans la phrase suivante,
où il est relatif à Salammbô (« qui lui appartenait »), système de variation qui
nous vaudra une transformation réintégrant un autre pronom relatif au person-
nage : « quelque chose de spécial n’appartenant qu’à elle seule » (f° 299 v° ;
parallèlement la répétition du « qui », alors soulignée, est résolue)43.
Un vecteur transformationnel est rarement univoque. Si les personnages
sont évacués des bornes de la description, Mâtho est réintroduit à l’intérieur
même du portrait, conformément au balbutiement interlinéaire du brouillon
précédent (que le premier jet n’avait pas intégré). Flaubert a alors besoin de
lier les détails des seins et de la plaque d’émeraudes, et surtout d’établir une
logique dans le mouvement de la description : « cependant sa pensée se perdait
dans l’intervalle des deux seins ». En effet, une séquence représente la seconde
tunique de Salammbô (dans l’ordre des couches du costume), décrite dans la
description homérique : « les pattes de sa tunique en plumes d’oiseau en
42. Les trois brouillons suivants sont transcrits à la suite l’un de l’autre sur les pa-
ges suivantes.
43. Comme d’habitude, on ne peut mentionner la chasse aux répétitions qu’en sou-
lignant son arbitraire : jusqu’à la version définitive Flaubert ne pensera pas aux
répétitions « appartenait » / « tenant » et « supportant » / « porte » (il semble que les
sonorités quelque peu différentes l’empêchent alors de les remarquer) ; au contraire, il
souligne la répétition du « de » sur le folio 223, « la douceur de sa peau qque chose de
special », mais finalement la maintient.
86 GENESES FLAUBERTIENNES
23660 f° 211 v°
(deuxième brouillon)
Salammbô dévoilée 87
comprimant les seins les soulevaient un peu les rapprochaient l’un de l’autre »,
la séquence suivante s’attache à la première tunique : « sous la gaze violette un
fil de byssus tenant au bout une plaque d’émeraude posée sur le nombril et que
l’on apercevait ». Flaubert trouve alors un verbe de mouvement, mimant le
mouvement du regard, et la syntaxe est ainsi établie : « sa pensée se perdait
dans cet étroit intervalle, où passait descendait un fil de pourpre ». Il le trouve,
Salammbô dévoilée 89
ou plutôt le retrouve, car il était déjà utilisé dans l’intertexte44, mais la ré-
daction ne résout pas la concomitance illogique des détails : comment le regard
de Mâtho, même sous la forme indéfinie du on, peut-il apercevoir le fil et la
plaque sous les deux tuniques ? Or la précision « en plumes d’oiseau » dispa-
raît sur le brouillon suivant, mais il n’est pas certain que la grammaire du
portrait en soit la cause (le lecteur, ayant oublié la tunique en plumes d’oiseau,
croit maintenant qu’il s’agit de la tunique « de couleur vineuse » décrite au
dixième chapitre) ; il semble plutôt que ce soit la répétition du « en », dont la
première occurrence est soulignée, qui motive la rature (« en plumes », « en
soulevant »).
Ce second brouillon révèle un phénomène plus troublant encore. Alors que
Flaubert s’attache principalement à la rédaction et à la syntaxe, la plupart des
éléments qui avaient été raturés au dixième chapitre réapparaissent45 : le verbe
étinceler, qui représentait la plaque alors en diamants, est utilisé dans l’interli-
gne pour les yeux de Salammbô, où il est, c’est notable, associé aux nouveaux
diamants : « ses prunelles et ses diamants étincelaient ». Il en va de même pour
les agrafes de la tunique et leur effet sur les seins, la transparence qui se dé-
double temporairement (« les pierres transparentes diaphanes », « dans la
transparence de la gaze violette »), ainsi que le verbe « on apercevait ». Le
retour des détails ne nécessite donc pas une nouvelle rédaction, malgré ce que
le premier brouillon laissait présager (voir par exemple le mouvement de la
plaque qui « s’agitait »). Au contraire, le transfert intratextuel se poursuit, ce
qui pose certains problèmes à ce stade assez avancé de l’écriture. Les
fragments du portrait précédent se répètent-ils ici parce que Flaubert n’a plus
de sources à sa disposition, et donc s’empare d’un texte déjà rédigé pour
combler ses trous informatifs (ce qui signifierait qu’il n’a pas été raturé puis
réinséré ici) ? Ou bien, inversement, souhaite-t-il récupérer des séquences
auparavant raturées, la similitude – toute relative – des textes (dédoublement
du portrait d’un chapitre à l’autre) légitimant ce nouveau déplacement ? On ne
peut certes pas apporter de réponse définitive46, mais il est très étonnant que le
transfert n’amoindrisse en rien l’incompatibilité représentative des deux
44. Cf. S. Munk (Palestine, op. cit.) : « se cachaient dans le sein et descendaient
jusqu’à la ceinture » (je souligne).
45. Cf. 23660 folio 205 déjà cité.
46. Un indice cependant, relevant de la méthode de travail de Flaubert : il écrit son
texte un chapitre après l’autre, ce qui signifie que le dixième chapitre doit être entière-
ment rédigé quand il prépare le onzième. Le problème pour nous, c’est que l’amplitude
génétique de cette phase de préparation est impossible à déterminer avec certitude : il y
a souvent superposition entre la rédaction d’un passage et l’esquisse d’un autre. Autre-
ment dit, Flaubert peut déjà savoir, en finissant son dixième chapitre, qu’il aura besoin
de faire réapparaître le portrait du personnage entamé dans le chapitre suivant.
90 GENESES FLAUBERTIENNES
portraits, comme si Flaubert, préoccupé par les détails mêmes, ne cherchait pas
à établir la logique de l’ensemble. D’ailleurs, un autre transfert s’opérera ici :
sur le troisième brouillon Flaubert ajoute dans la marge des sensations relati-
ves à Mâtho (étrangement, car il en supprime d’autres, on l’a vu) : « et il ecar-
tait les narrines. elle sentait l’encens, le miel, le poivre et les roses ». S’il se
ravise et les rature, ce n’est toutefois pas définitivement, car elles seront réin-
sérées quelques paragraphes plus loin dans le récit (ce qui montre bien, une
fois de plus, que d’un point de vue génétique les descriptions sont dotées d’une
certaine liberté contextuelle) : « Il ouvrait les narines pour mieux humer le par-
fum s’exhalant de sa personne. C’était une émanation indéfinissable, fraîche,
et cependant qui étourdissait comme la fumée d’une cassolette. Elle sentait le
miel, le poivre, l’encens, les roses, et une autre odeur encore » (p. 265)47.
Attardons-nous enfin sur la rédaction de la clausule du portrait, à laquelle
aboutissent le détail des boucles d’oreilles et la contemplation de Mâtho. Clau-
sule qui a failli prendre une apparence bien différente : contre toute attente,
Flaubert souhaite un instant amplifier la description de la goutte au lieu de la
figer sur l’épaule de Salammbô : « son épaule nue puis s’élargissait sur »48 ;
de même, le texte ne s’achève plus par le regard de Mâtho, comme en témoi-
gne cet ajout (incomplet) qui ressemble fort à une fausse direction que pren-
drait soudain l’écriture : « la vue de l’océan ne l’avait pas ». Mais ces
nouvelles options sont vite raturées ; c’est donc le texte antérieur que Flaubert
préfère maintenir, faisant subir à la rédaction un retour en arrière.
La précision du détail des boucles, pour sa part, est encore victime de la
chasse aux répétitions ; la « petite barre d’or », dont la première syllabe est
soulignée, pose problème à cause des « balances de saphir » ; quant à la « trin-
gle » que Flaubert lui substitue, elle est par ses sonorités trop proche de la
plaque d’émeraudes, qui est toujours « triangulaire » à ce stade (de même,
« suspendues à une chaînette » répète « pendants d’oreilles »). Aussi Flaubert
rature-t-il toute la séquence, limitant la description des boucles aux seules
balances, qui semblent ne plus tenir à rien, et qui maintenant peuvent devenir
« petites ». C’est une raison semblable qui explique la transformation du « de
temps à autres »49 en « de moment en moment » (les seins de Salammbô étant
rapprochés « l’un de l’autre »). Flaubert accentue de plus l’itération en ajou-
tant « une à une », prolongeant la chute de la goutte et la multipliant (« Mâtho
47. Notons que le motif du parfum, concrétisé par le détail des boucles d’oreilles,
est à ce moment dédoublé dans le texte, car lorsque Salammbô enlève ses voiles, « une
bouffée de parfums se répandit » (troisième brouillon, où Flaubert décide d’omettre la
séquence).
48. La suite de la séquence n’a pu hélas être déchiffrée, malgré maints efforts…
49. Fréquemment utilisé dans les itérations intradescriptives ; Flaubert y tient, car il
le réinsère par deux fois dans les interlignes du dernier brouillon, sans le maintenir.
Salammbô dévoilée 91
la les regardait tomber ») ; d’un autre côté, les épaules se singularisent (« ses
son epaule »). Cette hésitation entre pluriel et singulier, qui provient de l’itéra-
tion, constitue d’ailleurs la variation principale du texte jusqu’à son dernier
état. En effet sur le folio 223, Flaubert biffe « une à une » et réinsère le pro-
nom singulier dans l’interligne, que pourtant il rature ensuite ; on obtient ainsi
un énoncé agrammatical (le pluriel du pronom, « les regardait », se réfère à un
terme auparavant singulier, « une gouttelette qui tombait ») qui se répète
jusqu’au manuscrit du copiste (23657 f° 307). Flaubert tente d’y résoudre ce
problème en pluralisant cette fois la goutte : « des gouttelettes qui tombaient »,
mais se ravise et la clausule est ainsi corrigée : « Mâtho les la regardait
tomber ». Là encore le texte retourne en arrière, de manière tout à fait bénéfi-
que, il faut le souligner : pour que puisse jaillir la signifiance, il valait certes
mieux concentrer la contemplation de Mâtho sur un détail infime, malgré la
répétition de son mouvement dans une durée indéterminée, et infinie.
Le parcours génétique du portrait, qui au début oscille entre un retard scé-
narique et une actualisation rapide sur les esquisses, se base principalement sur
une expansion à la fois métonymique et synecdochique qui aura pour effet de
cacher le personnage, mais la métonymie se constitue à partir de clichés alors
que la synecdoque est le résultat d’un déplacement et d’un réaménagement de
détails déjà rédigés dans un contexte antérieur et dans d’autres textes.
Du point de vue théorique d’une poétique génétique, ces divers phénomè-
nes nécessitent plusieurs remarques. La première concerne la problématique
des intertextes documentaires qui ont subi un transfert (et une transformation)
dont ni le texte définitif ni les brouillons ne donnent l’indice littéral, même
s’ils en conservent la mémoire hétérogène. Flaubert trouve çà et là dans la
Bible la légitimité probable d’un détail (d’ailleurs fort vague), et le
commentaire de Cahen (et des auteurs qu’il cite) lui procure un texte, plus
précis, à partir duquel il fantasme et crée son propre détail50. Je l’ai laissé
entendre, ce processus de transfert est l’un des facteurs qui entraîne une
fragmentation de la représentation du personnage, et partant l’agrammaticalité
visible dans la version publiée51. En voici du reste un dernier cas : l’amulette
50. Comme l’a déjà démontré Raymonde Debray Genette, « ce n’est donc pas l’em-
ploi informatif du document qui inclinera Flaubert à la scientificité, c’est son emploi
scriptural. Le plus souvent, le document sera consommé pour sa textualité, ou, plus
précisément, ses qualités virtuelles de “transfert” textuel » (Métamorphoses du récit,
op. cit., p. 117).
51. Un examen complet de tous les hypotextes confirmerait ce principe ; ils sont
hétérogènes, ce qui donne au portrait cet aspect hétéroclite que l’on a déjà reproché à
Flaubert : « dans son mémoire, Flaubert se réfère également à un passage du livre de
Samuel, à la Mischna, et à une plaquette en or trouvée dans une nécropole phénicienne,
plaquette à laquelle il aurait emprunté “le costume entier” de Salammbô » (Claudine
Gothot-Mersch, « Document et invention », art. cité, p. 56-57).
92 GENESES FLAUBERTIENNES
52. « La vieille lui lança par-derrière une malédiction. Salammbô l’aperçut, et elle
pressa l’amulette qu’elle portait sur son cœur » (p. 261).
53. Tome IX, p. 13, note citée par Fay et Coleman (op. cit., p. 43).
54. Qui vient peut-être ici du fait que pour Flaubert ces deux scènes sont indissolu-
blement liées, comme il le rappelle dans sa réponse à Sainte-Beuve : « Il n’y a ni vice
malicieux ni bagatelle dans mon serpent. Ce chapitre est une espèce de précaution ora-
toire pour atténuer celui de la tente, qui n’a choqué personne, et qui, sans le serpent, eût
fait pousser des cris. J’ai mieux aimé un effet impudique (si impudeur il y a) avec un
serpent qu’avec un homme » (lettre du 23-24 décembre 1862, Correspondance, tome
III, op. cit., p. 280). Une telle considération montre clairement, de plus, que la micro-
génétique doit élargir sa perspective d’un contexte à l’autre ; c’est ce que la section
suivante proposera.
Salammbô dévoilée 93
explicite dans les brouillons (on peut en dire de même du manteau, qui à
l’origine tombait : sa chute n’est plus mentionnée pour cause de rature). Les
trous du texte, son incomplétude font bien illusion et apparemment ne nuisent
point à la lisibilité. On ne saurait pourtant visualiser Salammbô : son corps,
même dévoilé, se morcelle et ses fragments disjoints flottent dans le non-dit ou
l’impossible.
Entre micro et macrogénétique
4. Le voile de Salammbô
Le motif du voile, que nous avons laissé de côté pour nous concentrer sur la
problématique du portrait de Salammbô, est omniprésent dans le roman, mais
c’est sans doute dans les dixième et onzième chapitres que, sous le poids d’une
soudaine multiplication de signes, il passe au premier plan du récit et du
système descriptif, au point de construire une thématique spécifique qui n’est
pas toujours littérale mais qui ne saurait passer inaperçue. Rappelons tout
d’abord les étapes et les enjeux du texte à ce moment. À la fin du dixième
chapitre, Salammbô prépare sa toilette et se met nue, progressivement, avant
d’être enlacée par le serpent :
Salammbô défit ses pendants d’oreilles, son collier, ses bracelets, sa longue
simarre blanche ; elle dénoua le bandeau de ses cheveux, et pendant quelques
minutes elle les secoua sur ses épaules, doucement, pour se rafraîchir en les
éparpillant. […] Salammbô, avec un balancement de tout son corps, psalmodiait
des prières, et ses vêtements, les uns après les autres, tombaient autour
d’elle (p. 254).
Puis Taanach aide la jeune femme à passer son costume (cette description,
de forme quasi homérique, a déjà été citée au chapitre précédent, voir p. 69),
costume que Salammbô complète enfin elle-même : « Elle piqua vivement sur
ses cheveux un long voile jaune, se passa une écharpe autour du cou, enfonça
ses pieds dans des bottines de cuir bleu » (p. 256-257).
Au onzième chapitre, pendant son voyage vers le camp des barbares,
Salammbô frissonnait « malgré tous ses voiles » (p. 258) ou « rêvait sous ses
voiles » (p. 261). Aussi ne s’étonnera-t-on pas que Mâtho ne puisse d’abord la
98 GENESES FLAUBERTIENNES
reconnaître : elle « avait sur le visage un voile jaune à fleurs noires et tant de
draperies autour du corps qu’il était impossible d’en rien deviner. Du haut de
la terrasse, il considérait cette forme vague se dressant comme un fantôme
dans les pénombres du soir » (p. 262 ; notons que les « fleurs noires » n’étaient
pas présentes dans le dixième chapitre). Salammbô se dévoile ensuite pour
réclamer le zaïmph (« elle arracha les voiles de sa tête », p. 264), ce qui justifie
l’apparition du portrait focalisé dont nous venons d’étudier la genèse, des-
cription qui entraîne le désir du barbare et, après un dialogue, l’abandon de
Salammbô autorisant leur baisade, pudiquement cachée par la chute du zaïmph
qui enveloppe Salammbô : « le zaïmph tomba, l’enveloppait » (p. 268).
Pendant le sommeil de Mâtho, Salammbô dérobe le zaïmph, et sa robe
réapparaît dans le texte (« Au frôlement de sa robe, Mâtho entrouvrit les
yeux », p. 270) ainsi que d’autres éléments de son costume associés au voile de
Tanit : « Elle jeta le zaïmph autour de sa taille, ramassa vivement ses voiles,
son manteau, son écharpe » (p. 272). Puis elle quitte la tente et « prit avec ses
dents le bas de sa robe qui la gênait, et, en trois bonds, elle se trouva sur la
plate-forme » (p. 273). Elle ouvrira une fois encore son manteau à la fin du
chapitre devant Hamilcar, avec un geste victorieux car elle a pu récupérer le
voile, son père se demandant ensuite au prix de quel sacrifice : « elle ouvrit
son large manteau, et, en écartant les bras, elle déploya le zaïmph » (p. 275).
Ces multiples fragments du costume de Salammbô, narrativisés ou insérés
dans des portraits successifs, ne se correspondent pas et ne peuvent se super-
poser. Au contraire, leur juxtaposition entraîne une représentation parfaitement
impossible du personnage, car le texte dissocie corps et vêtements selon l’effet
à produire en fonction de chacun des contextes, comme en témoigne le
balancement entre le singulier du voile et le pluriel des voiles. Il n’y a ni
totalisation de l’image de Salammbô ni tentative de synthèse ; de toute
évidence, l’intérêt de Flaubert est ailleurs, si bien qu’il semble que la fonction
symbolique de ces détails, qui est de dissimuler le corps, de le voiler, ait
supplanté le réalisme du système descriptif, entraînant une erreur représen-
tative. Il s’agit d’un côté d’élaborer une thématique du voile et du voilage (ce
qui n’est pas étonnant dans des moments où le voile de la déesse est l’enjeu
principal), d’un autre côté de multiplier une thématique du dévoilement
préparant l’acte sexuel, ce qui construit d’un chapitre à l’autre une récurrence
de motifs contradictoire et circulaire : dévoilement (le serpent) voilage
(mise en place progressive du costume) dévoilement (devant Mâtho)
voilage (baisade) et re-voilage lacunaire (réapparition de certaines parties du
costume) et enfin dévoilement parcellaire (quand le manteau de Salammbô
s’ouvre, seul le zaïmph est montré à Hamilcar).
Mais cette récurrence est de plus complexifiée par une série de relations
métonymiques qui lient en filigrane le(s) voile(s) de Salammbô et le voile
Le voile de Salammbô 99
Sur les scénarios partiels, comme il se doit, le texte subit une expansion
(voir la transcription des extraits des trois scénarios partiels qui nous concer-
nent p. 72). L’apparence de Salammbô n’est visible qu’à travers de brèves
notations qui, sans présager de description autonome, injectent immédiatement
la thématique du voile dans le mode représentatif : Salammbô est « voilée » et
pour Mâtho semble un « fantome ». Le voile est essentiel, car simultanément là
aussi se précise sur ces scénarios la « toilette » pour le chapitre précédent
(quoique de manière également peu détaillée) : « elle se met nue pas d’artifice
devant le Dieu qui voit tout s’enveloppe du serpent. parfums, chant » (voir par
exemple 23662 f° 201). La nudité face au serpent, qui n’a rien de sexuel pour
l’instant puisqu’elle est plutôt d’un ordre religieux (« pas d’artifice devant le
Dieu »), est bien le symétrique du voile face à Mâtho et germe parallèlement
dans la genèse de la représentation du personnage. D’ailleurs sur un folio
rassemblant des notes diverses et isolées, dont certaines sont contemporaines
du dernier scénario partiel7, Flaubert renchérit de manière assez répétitive (et
stéréotypée) dans un fragment scénarique auto-injonctif (« la montrer ») : « La
montrer dans la campagne – à cheval – empaquetée dans ses voiles – Elle
arrive – voile sur la bouche – enroulée comme une momie yeux seulement
qu’on voit » (23662 f° 218). Notons de plus que dans la diachronie de
l’écriture, le pluriel des voiles (« dans ses voiles ») est antérieur à la singularité
du voile dans la description du dixième chapitre (puisque cette dernière ne
germe pas encore) mais coexiste avec le singulier du « voile sur la bouche ». Il
faut aussi indiquer que l’un des scénarios ponctuels du dixième chapitre
contient cette séquence qui vient compléter dans l’interligne le portrait de
Salammbô : « voiles les uns par-dessus les autres » (voir l’extrait de 23660 f°
172 v° transcrit page suivante ; nous y reviendrons plus loin). Elle sera para-
doxalement abandonnée car Flaubert renoncera à cet effet, suppression qui,
nous l’avons suggéré, rendra la représentation du personnage tout à fait pro-
blématique d’un chapitre à l’autre.
C’est avec les scénarios ponctuels que s’ébauche la rédaction 8 . Sur le
premier scénario ponctuel de la rencontre de Mâtho et Salammbô, Flaubert
établit le mouvement de la scène, qu’il élabore en fonction d’une progression
et d’effets dilatoires qu’introduisent les corrections (voir 23660 f° 183,
transcrit plus loin, p. 103). Le récit (squelettique) du premier jet va droit au
but, la suite d’actions n’est interrompue que par une amorce de description
23660 f° 183
(premier scénario ponctuel)
104 GENESES FLAUBERTIENNES
9. Nous avons déjà remarqué que le même phénomène se produisait avec les bou-
cles d’oreilles de Salammbô ; on peut d’ailleurs voir la séquence concernant les boucles
d’oreilles sur le second scénario ponctuel de la scène du serpent (23660 f° 172 v°, déjà
transcrit p. 102) : « cheveux poudrés d’or. – boucles d’oreilles = une perle creuse qui
distille un parfum lequel à travers un treillis tombe sur ses epaules les rafraichit ».
10. Elle est mise entre crochets sur le brouillon 23660 f° 195, puis sera supprimée.
Le voile de Salammbô 105
23660 f° 208
(second scénario ponctuel)
106 GENESES FLAUBERTIENNES
11. Les cheveux de Salammbô sont en effet éliminés dès le premier brouillon
(23660 f° 224). Rappelons cependant qu’ils demeurent présents dans la description du
dixième chapitre, où ils sont sensiblement différents : « Ils étaient couverts de poudre
d’or, crépus sur le front, et par-derrière ils pendaient dans le dos, en longues torsades
que terminaient des perles. » (p. 256), mais correspondent bien au récit qui suit immé-
diatement la baisade, puisque Mâtho « baisa […] d’un bout à l’autre les longues tresses
de ses cheveux » (p. 268).
12 . Bien souvent les motivations avant-textuelles ne fonctionnent pas du tout
comme celles des textes définitifs, et de plus sont indécidables, tant les différents ni-
veaux qui constituent l’écriture s’enchevêtrent. Il est donc difficile de savoir si la moti-
vation de la suppression est de l’ordre de l’implicite (afin de rendre la métonymie
moins évidente), de la psychologie (Flaubert préférant ne pas pénétrer les pensées de
ses personnages et placer de telles associations dans leur discours direct) ou de la
structure narrative (les deux dernières motivations interférant d’ailleurs), puisque
l’équivalence Salammbô Ù Tanit réapparaîtra bientôt dans le récit.
Le voile de Salammbô 107
13. Dans le texte définitif du dixième chapitre le verbe envelopper est bien présent,
mais là encore déplacé : « La blanche lumière semblait l’envelopper d’un brouillard
d’argent » (p. 254). Dans les brouillons l’effet du serpent, littéral, « comme sous une
langue fourrée » (23660 f° 172 v°) est aussi le symétrique de la « flèche dans la bou-
che » que ressent Salammbô quand Mâtho l’embrasse (sur le scénario ponctuel).
14. À ce propos, voir aussi Naomi Schor, « Salammbô enchaînée, ou femme et ville
dans Salammbô » (art. cité, p. 97), et Jacques Neefs, « Le parcours du zaïmph », La
Production du sens chez Flaubert (éd. Claudine Gothot-Mersch, UGE, 10/18, 1975, p.
234).
15. Les « tronçons » de vipères, qui balbutient ici avant d’être supprimés, feront un
retour dans le dernier chapitre, cette fois associés directement à Mâtho : « il faisait pour
rompre ses liens de tels efforts que ses bras croisés sur ses reins nus se gonflaient, com-
me des tronçons de serpent » (p. 374).
Le voile de Salammbô 109
tandis que son corps tout luisant et clair s’allongeait comme un glaive à moitié
sorti du fourreau » (p. 251), comme l’est celui du glaive dans la tente de
Mâtho : « un glaive nu s’appuyait contre un escabeau » (p. 263), les connota-
tions sexuelles se dédoublant à ce moment : « Au chevet du lit, un poignard
s’étalait sur une table de cyprès ; la vue de cette lame luisante l’enflamma
d’une envie sanguinaire. » (p. 270)16. La répulsion réelle de Salammbô face au
serpent ou à Mâtho est identique, jusqu’au rythme des séquences qui semblent
se paraphraser : quand Salammbô hésite sous le regard du serpent, « elle se
rappela les ordres de Schahabarim, elle s’avança » (p. 254) et avant la baisade,
alors que le regard de Mâtho est pour elle intolérable, « la pensée de Schaha-
barim lui revint ; elle se résigna » (p. 264). Enfin, même dans le texte définitif,
le serpent tel une amorce fait penser à la chaînette brisée de Salammbô, car
« le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il
laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts
traînent jusqu’à terre » (p. 254)17, et il faut se rappeler que la scène de l’enla-
cement reptilien se passe bien au clair de lune : « en fermant à demi les yeux,
elle se renversait sous les rayons de la lune » (ibid.)18 ; or pendant la baisade,
« elle se renversa sur le lit » (p. 268).
16. Pendant le trajet de Salammbô vers le camp, « Quelquefois une vipère passait »
(p. 261) ; plus tard, au quatorzième chapitre, Mâtho a une fois encore, grâce à une
comparaison, forme reptilienne : « Le souvenir de Mâtho la gênait d’une façon intoléra-
ble ; il lui semblait que la mort de cet homme débarrasserait sa pensée, comme pour se
guérir de la blessure des vipères on les écrase sur la plaie » (p. 362).
17. Sur le second scénario ponctuel de cette scène, les notations sont explicitement
sexuelles : « met la tête du serpent dans sa bouche. se renverse le cou, – pamée, –
comme sous une langue fourrée. et le serpent lui frappait la Cuisse du bout de sa
queue. » (voir 23660 f° 172 v°, déjà transcrit p. 102)
18. Voici le texte définitif de cette scène : « La lourde tapisserie trembla, et par-
dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement,
comme une goutte d’eau qui coule le long d’un mur, rampa entre les étoffes épandues,
puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit ; et ses yeux, plus brillants que
des escarboucles, se dardaient sur Salammbô.
L’horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d’abord hésiter. Mais elle se
rappela les ordres de Schahabarim, elle s’avança ; le python se rabattit et lui posant sur
la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier
rompu dont les deux bouts traînent jusqu’à terre. Salammbô l’entoura autour de ses
flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha
cette petite gueule triangulaire jusqu’au bord de ses dents ; et, en fermant à demi les
yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l’enve-
lopper d’un brouillard d’argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des
étoiles palpitaient dans la profondeur de l’eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux
tigrés de plaques d’or. Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient,
elle se sentait mourir ; et du bout de sa queue il lui battait la cuisse tout doucement ;
puis la musique se taisant, il retomba » (p. 254-255).
110 GENESES FLAUBERTIENNES
19. Voir aussi la seconde esquisse, 23660 f° 172 v° (déjà transcrite p. 102) : « elle
prend le serpent, s’en enlace. – elle est toute nue, cheveux epars, un pied chaussé. – La
lune brille c’est comme une gase sur elle une mer de lait ».
20. Raymonde Debray Genette a déjà remarqué, à propos de la différence entre une
thématique génétique et une thématique proprement textuelle, qu’il se produit parfois
« une conversion d’éléments thématiques avant-textuels qui, pour disparaître dans le
texte final, n’en laissent pas moins une sorte de cicatrice » (« Hapax et paradigmes.
Aux frontières de la critique génétique », Genesis, 6, 1994, p. 84).
Le voile de Salammbô 111
la mette lentement en place. Une génétique thématique, qui au-delà d’un effet
de confirmation tâche d’en définir l’émergence, se doit ainsi de démêler les
éléments qui construiront (ou détruiront) les thèmes et d’examiner s’il y a
transformation, résurgence ou disparition des motifs avant-textuels (souvent
reliés dans Salammbô à un système figuratif) en quittant désormais des con-
textes strictement locaux. Il faut ainsi considérer les réseaux qu’ils nourrissent
d’une manière globale, combiner microgénétique et macrogénétique car leur
présence et leur fonction ne deviennent fréquemment (et paradoxalement) tout
à fait perceptibles qu’une fois mises en rapport. Le motif du voile, synecdoque
et métonymie, central dans la diégèse du roman, ne saurait donc être limité au
contexte où il apparaît, isolément. On en saisit une fibre, elle nous conduit vite
à une autre, inattendue sans doute, et parfois au-delà des scènes ou même des
chapitres qui se répondent dès leur conception ; la métonymie ne devient
pleinement signifiante que dans ce qu’il convient bien de nommer le macro-
contexte, et la génétique en dévoile toutes les propriétés peu à peu effacées, ou
en tout cas obscurcies.
5. Le portrait du père Bouvard
désigné par le narrateur, qui joue avec le double sens du terme père et, en
filigrane, avec la mémoire du lecteur, le forçant à une lecture rétroactive et à
établir ainsi des mises en rapport. Ensuite, le texte s’attarde sur l’objet, puis-
qu’une séquence, après sa description, rappelle celle du premier chapitre tandis
qu’une autre fait allusion au thème pseudo amoureux qui parcourt la diégèse
quand Mme Bordin se trouve à proximité de Bouvard (p. 95) :
Le salon était ciré à ne pouvoir s’y tenir debout. Les huit fauteuils d’Utrecht
s’adossaient le long de la muraille, une table ronde dans le milieu supportait la
cave à liqueurs, et on voyait au-dessus de la cheminée le portrait du père Bou-
vard. Les embus reparaissant à contre-jour faisaient grimacer la bouche, loucher
les yeux, et un peu de moisissure aux pommettes ajoutait à l’illusion des fa-
voris. Les invités lui trouvèrent une ressemblance avec son fils, et Mme Bordin
ajouta, en regardant Bouvard, qu’il avait dû être un fort bel homme.
Mais sans oser critiquer l’opinion de Mme Bordin, on doit remarquer que,
si l’on juxtapose les deux descriptions, une différence représentative est no-
table. D’une part, certains détails ont disparu (le toupet, les diamants, le
costume) ; d’autre part, des détails réapparaissent, tels les « pommettes » et les
« favoris », mais ils sont comme dégradés maintenant : les pommettes ont de la
« moisissure », créant cette fois un effet d’« illusion » de favoris. Par ailleurs,
de nouvelles notations sont visibles, car les « embus » font « grimacer » la
bouche et « loucher » les yeux ; autrement dit, non seulement l’image a changé
(on est loin du sourire et du petit air narquois de la première description) mais
encore elle s’est creusée et chargée de notations plus clairement parodiques, en
relation, bien entendu, avec l’ensemble du contexte de la désastreuse scène du
dîner, l’incipit de la description donnant immédiatement le ton (« Le salon
était ciré à ne pouvoir s’y tenir debout »). C’est sans doute aussi ce qui expli-
que la seconde occurrence du portrait dans le chapitre, cette fois sans des-
cription ; elle fait partie du discours direct de Bouvard, dans le dialogue où les
deux bonshommes récapitulent le dîner (et les réactions des personnages) :
« “– As-tu remarqué le ricanement de Marescot devant le portrait ?” » (p. 101),
ricanement qui n’était pourtant pas mentionné aux abords de la description.
Dans le quatrième chapitre, le tableau a subi un transfert spatial et diégé-
tique puisque, contexte archéologique oblige, il a été déplacé du salon au
musée. Il fait partie de la très longue description de ce dernier mais n’y est pas
lui-même décrit. Je cite néanmoins le contexte, on verra bientôt pourquoi
(p. 152) :
L’arbre généalogique de la famille Croixmare occupait seul tout le revers de
la porte. Sur le lambris en retour, la figure au pastel d’une dame en costume
Louis XV faisait pendant au portrait du père Bouvard. Le chambranle de la glace
avait pour décoration un sombrero de feutre noir, et une monstrueuse galoche,
pleine de feuilles, les restes d’un nid.
116 GENESES FLAUBERTIENNES
séquence est ensuite raturée (sur le folio 74 v°). On peut invoquer deux raisons
différentes à cette suppression. La première est d’un ordre microgénétique car,
éliminant les détails descriptifs concernant l’intérieur (qui se limite à préciser
les pièces et leur agencement), et maintenant ainsi l’allure pressée de la des-
cription, Flaubert rejoint l’enjeu de cette partie du chapitre, comme l’indique le
texte : « Le plus pressé, c’était le jardin » (passage immédiat à l’horticulture).
La seconde raison relèverait pour sa part d’un système de variation macro-
génétique ; en effet, quand il rédige un passage, Flaubert commence et même
continue en parallèle l’esquisse et l’organisation du récit qui va suivre sous
forme de scénarios ponctuels, on en a déjà vu plusieurs exemples, parfois au-
delà du chapitre même ; or le premier scénario de la scène du dîner contient
bien le portrait du père Bouvard (nous le verrons bientôt) ; les détails, dès lors
superflus, peuvent donc être éliminés sans grand dommage.
Les brouillons des autres mentions du portrait confirment l’aspect à la fois
secondaire mais rapide de son actualisation. C’est le cas pour l’historique de
Bouvard. On peut lire sur la première occurrence : « Bouvard se rappelait une
cour de ferme – n’ayant connu ni son père ni sa mère. un oncle. lui faisait une
pension de X par an » (f° 29), avec un ajout interlinéaire : « où un monsieur.
c’était l’homme portrait », rappel qui a peut-être stimulé le cadeau du portrait
sur le brouillon suivant : « il etait reduit à être copiste avec une pension de X,
que lui faisait son oncle. le portrait – mais aucune relation avec lui », avec un
renvoi à la marge : « il avait pris femme en lui annonçant qu’il n’avait rien à
attendre, sauf », qui est reliée d’un trait à « le portrait » (f° 40 v° ; notons que
l’adjectif « fameux » ne sera inséré que plusieurs rédactions plus tard, sur le
folio 34 v°).
C’est aussi le cas pour l’organisation du voyage vers Chavignolles, qui
germe dans la marge d’un scénario, où le premier jet contient : « le plus pré-
cieux en voiture par Evreux et Pont Levèque », avec un ajout interlinéaire :
« les verres, les curiosités » (f° 30 v°) ; ce n’est que sur le folio 58 que le
tableau apparaît dans la marge, dans l’énumération des objets devant aller dans
la voiture de déménagement : « le portrait de son oncle » (on dirait d’ailleurs
que Flaubert oublie ici qu’il a déjà élucidé l’énigme de « l’oncle » dans le
récit). C’est encore le cas pour les récapitulatifs du dîner au second chapitre :
sur plusieurs folios (186 et 189 par exemple) ni Marescot ni le portrait ne sont
présents ; ils apparaissent dans l’interligne du folio 191, qui est cette fois un
brouillon : « as-tu vu l’espèce de ricanement de Marescot devant le portrait »,
séquence qui variera très peu jusqu’à la fin de la rédaction.
Même chose, enfin, pour la magie (je laisse volontairement de côté le
muséum pour l’instant) ; c’est sur la septième occurrence, autre scénario ponc-
tuel que, parallèlement à la germination de la scène, « incantation nocturne
avec fumigations de soufre », Flaubert fait des trouvailles progressives et
120 GENESES FLAUBERTIENNES
rajoute « pour evoquer un mort » et détermine quel mort, par la suite seule-
ment : « Mr Bouvard » avec, dernier ajout : « sous le portrait du père Bouvard
pour evoquer ses manes » (g2253 f° 4 v°)3. Notons d’ailleurs que la réinsertion
de l’objet est antérieure à la présupposition que l’on a vue auparavant, car elle
n’est pour sa part élaborée qu’au stade de l’avant-dernier scénario ponctuel : à
la phrase « il persuade à Bouvard d’evoquer les manes de son père » est juxta-
posée une élaboration marginale : « mais il ne possedait aucune relique de sa
famille – pas de portrait, rien » avec « pas de cheveu » en ajout (f° 19 v°). Le
syntagme « pas de portrait » disparaît sur le dernier scénario ponctuel
(f° 22 v°) pour être remplacé par « ni bague ni miniatures »4. L’effet obscur
que produit ici le texte final résulte donc de cette suppression, qui est somme
toute assez logique : puisque, dans la macrogenèse (c’est-à-dire sur des scé-
narios écrits antérieurement), Flaubert a déjà trouvé le portrait stratégique, il
souhaite sans doute ne pas le répéter ici, sachant qu’il le fera réapparaître quel-
ques lignes plus loin, pour les préparatifs de l’incantation.
Or les préparatifs germent sur ce dernier scénario, et révèlent un phéno-
mène troublant : « alors preparatifs. – Ils retirèrent le portrait du retiré du
salon D mis dans le museum deblayé ». Évidemment Flaubert se trompe,
puisque le tableau se trouve dans le muséum depuis le quatrième chapitre. Le
plus étrange cependant est le parcours génétique de ces préparatifs, qui abou-
tira à la correction de la bévue diégétique. Certes, Flaubert hésite quelquefois
entre le « portrait du père Bouvard », « la figure de Mr Bouvard » (f° 27) ou
« le portrait de Mr Bouvard » (f° 29), comme souvent dans les brouillons, et
surtout finit par éliminer la séquence, mais les systèmes de variation exigent
d’en considérer attentivement les motivations afin de ne pas superposer cause
et effet.
Sur le troisième brouillon, la séquence illogique, rédigée, semble sta-
bilisée : « Le portrait du père Bouvard fut transporté du salon dans le mu-
seum » (f° 26). Pourtant il n’en est rien : elle pose problème dès le brouillon
suivant, où Flaubert rature « transporté du salon dans le museum » et le
remplace par « décroché » (f° 41 v°). Or le participe « transporté » est souligné
(ce qui, dans les brouillons de Flaubert, est toujours l’indice d’une assonance
ou d’une répétition à éviter) ; en effet, les sonorités de « transporté » rappellent
celles de « portrait », tandis que le verbe apporter apparaît trois lignes plus
loin : « La voiture de Falaise leur apporta plusieurs colis ». Il en va de même
pour la disparition finale de cette mention du tableau, sur l’occurrence suivan-
te, qui est cette fois la mise au net (f° 59 v°) : avant de la raturer, Flaubert a
souligné « père », sans doute parce qu’il rime avec « soudoyèrent », dans la
phrase qui vient immédiatement après : « Ils soudoyèrent Chamberlan, qui leur
fournit, en cachette, une vieille tête de mort ». La rectification de l’erreur est
donc l’effet, non la cause, d’un autre processus, qui homogénéise in fine, et de
façon quasi fortuite, il faut l’avouer, les informations diégétiques disséminées.
Si l’on examine maintenant la genèse du portrait lui-même, on constate
rapidement que les problèmes ne sont pas moins nombreux. Son importance
est attestée par le fait qu’il germe au stade préliminaire des scénarios
d’ensemble. Sur la première occurrence qui mentionne l’appartement de Bou-
vard (gg10 f° 6), Flaubert ajoute : « un portrait chez Bouvard » et, second
ajout : « heritage problematique » ; il a donc l’idée initiale, quoique encore
vague, d’utiliser un tableau pour créer un effet de mystère (lié à l’embrayeur
narratif de l’héritage), qui se précise sur l’occurrence suivante (gg10 f° 38) :
« heritage problematique de B. à propos d’un portrait qui est celui d’un oncle =
(son père) », avec un renvoi à une expansion qui se situe sur un autre folio
(gg10 f° 40). En voici le premier jet : « Le portrait de l’oncle ressemble telle-
ment à B. que P. a des doutes sur la paternité ». L’ajout interlinéaire est signifi-
catif : « L’oncle est un riche negociant (portrait de Croix-Mare) » : il s’agit
donc d’une référence, ce qui n’est pas étonnant en soi, car on en rencontre
souvent dans les manuscrits de Flaubert et surtout de Bouvard et Pécuchet,
nous l’avons déjà vu. Mais cette référence va se préciser et devenir probléma-
tique : « portrait de Croix-Mare » est raturé et corrigé en « comme celui de
Croixmare ». Cette fois, il est certain que nous avons affaire à un vrai tableau,
dont Flaubert va pouvoir s’inspirer pour rédiger ses descriptions (je précise
que les carnets sont tout à fait muets à ce sujet). Alberto Cento, dans son Com-
mentaire de Bouvard et Pécuchet, déclare qu’il s’agit « d’un portrait de famil-
le »5 ; effectivement l’ancêtre de Flaubert, Nicolas-Guillaume-Justin Cambre-
mer, le premier de la famille, prit le nom de « sieur de Croixmare » (il n’était
pas « négociant », n’appartenait pas non plus à la noblesse, mais fut réfé-
rendaire en la Chancellerie du Parlement de Normandie et avocat au Grand
Conseil du roi, et portait le titre de conseiller du Roi)6. Mais rien n’est moins
sûr : puisque la famille Croixmare est l’une des plus anciennes de Normandie,
il est tout à fait possible qu’il s’agisse du portrait d’un autre Croixmare. Par
ailleurs, si l’on considère la troisième occurrence du portrait, on constate qu’il
est encore présent sur le premier jet mais qu’il a subi une variation singulière
que Cento n’indique pas : « Pecuchet le considère avec plus d’attention. (por-
trait de Croix-Mare et du père Fauvel) », parenthèse raturée mais réinsérée
plus haut, dans l’interligne : « un portrait = Croix-Mare père Fauvel »7, comme
si les deux noms, mis en rapport paradigmatique, suggéraient maintenant qu’il
y a deux tableaux distincts malgré le singulier de « un portrait » ou un lien, que
je n’ai pu déterminer, entre Croixmare et Fauvel. Le père Fauvel, vraisembla-
blement Étienne Siméon Fauvel (oncle d’Émile Hamard, mort en 1858 à Pissy-
Pôville dont il était maire), était, lui, négociant, qui plus est en tableaux8 ; or
dans une lettre de Flaubert à sa nièce, datant du 13 juin 1876, Flaubert lui
demande : « Que veux-tu que je fasse du portrait de Fauvel ? »9 Rien ne prou-
ve bien sûr qu’il s’agisse du tableau en question, et même si l’on peut émettre
quelques conjectures, ce ne sont que les pièces d’un puzzle biographique
forcément incomplet10. Ce qui est important cependant, c’est que nous soyons
en présence d’au moins un élément exogénétique, ici pictural, qui laisse de
curieuses traces dans notre diégèse. Tout d’abord, il participe de l’humour qui
englobe la totalité du réseau, car il stimulera en partie la désignation du tableau
dont j’ai déjà parlé : au « père Fauvel » exogénétique correspondra le « père
Bouvard » endogénétique (et, bien sûr, diégétique), avec quelques variations
dans les brouillons, j’y ai fait allusion. Ensuite, il s’imprime littéralement dans
le texte, sous la forme d’un clin d’œil, les brouillons de la description du
musée au quatrième chapitre, sur lesquels je reviens rapidement maintenant,
l’indiquent bien.
Le premier scénario, intitulé « Leur musée » (g2252 f° 5)11, contient une
énumération des objets qui y ont été placés par les deux archéologues. Là en-
core, le portrait apparaît immédiatement : « tableaux – un vieux portrait de X –
le portrait du père de Bouv. en face ». Les scénarios suivants tentent de classer
cet amas hétéroclite, et l’on peut lire, sur la troisième occurrence : « un vieux
portrait de X… en face du portrait du père Bouvard, retiré du salon » (f° 3) ;
notons que le syntagme rappelant le salon du second chapitre, quoique tauto-
logique (il sera bientôt biffé), semblable d’ailleurs à celui des brouillons du
huitième chapitre, est bien ici conforme à la diégèse, et parallèlement germe,
Première description
Dans le premier chapitre, le parcours génératif de la description relève de
deux systèmes sémantiques distincts : l’un relatif à l’humour du narrateur qui
semble, par ses choix lexicaux, se moquer du tableau, l’autre à la richesse ou la
noblesse du personnage. L’aspect comique du portrait est en effet présent dès
la germination des premiers détails descriptifs sur la quatrième occurrence
(f° 23)13 : « favoris rouges », « col dessus », « engoncé », « petits yeux », « air
malin », « cheveux en poire » ; quant à la richesse (« riche », « en grande toi-
lette », « diamants »), en rapport avec le thème de l’argent, elle fait allusion à
l’héritage problématique et vient surtout s’opposer ironiquement à la pauvreté
de Bouvard, visible dans son intérieur dès la troisième occurrence (dans la
marge : « on voit que c’est pauvre »). Les brouillons suivants confirment ce
double processus, puisque l’on trouve sur la cinquième occurrence un
monsieur « très rouge de teinte », et à « figure considérable » (f° 22) ; les
favoris ont maintenant une « couleur carotte » et ses cheveux sont devenus un
« toupet pyriforme »14 ; d’un autre côté, l’air du père Bouvard est également
12. Je rappelle cette célèbre phrase : « Dans le passage que j’écris immédiatement
je vois tout un mobilier (y compris des taches sur des meubles) dont il ne sera pas dit un
mot » (lettre du 20 ? novembre 1866), Correspondance, op. cit., tome III, p. 561.
13. Les transcriptions de ce passage sont données en regard sur les pages suivantes.
14. N’oublions pas que dans la version publiée – mais non dans les brouillons, il y a
eu déplacement d’un personnage à l’autre – c’est la chevelure de Pécuchet qui res-
semble à une perruque ; Bouvard a pour sa part les cheveux « frisés », comme bientôt le
toupet de son père, cf. p. 48.
124 GENESES FLAUBERTIENNES
Occurrences du chapitre I
g2251 f° 19 v° (extrait)
(scénario ponctuel, 3e occurrence)
g2251 f° 23 (extrait)
(scénario ponctuel, 4e occurrence)
g2251 f° 22 (extrait)
(brouillon, 5e occurrence)
Le portrait du père Bouvard 125
g2251 f° 21 (extrait)
(brouillon, 6e occurrence)
g2251 f° 25 v° (extrait)
(brouillon, 7e occurrence)
g2251 f° 35 v° (extrait)
(brouillon, 8e occurrence)
126 GENESES FLAUBERTIENNES
« opulent » (ou « cossu », sur le brouillon suivant, f° 21) tandis que les dia-
mants se précisent (« au jabot », autre signe de richesse, voire de noblesse) tout
comme la cravate : « où la rosette de sa cravate blanche s’épanouissait » dans
la marge (dont les composantes métaphoriques et sylleptiques ont cependant
une connotation humoristique, d’ailleurs renforcée par la comparaison florale,
elle-même sylleptique, actualisée dès le premier jet de la sixième occurrence :
« où s’épanouissait comme un lis la rosette de sa cravate blanche », f° 21).
Avouons que le père Bouvard semble bien plus ridicule dans les brouillons
que dans la version publiée. Il faut toutefois se garder de voir dans cet amenui-
sement une finalité de l’écrivain. En effet, certaines des transformations sont
indécidables, telles les suppressions de la forme des cheveux (« pyriforme »
est raturé sur la sixième occurrence)15, de la « bague au petit doigt », autre
signe de richesse, avec les « breloques à sa montre » (ces dernières feront une
réapparition temporaire dans la marge du deuxième brouillon de la scène de la
magie, ce qui indique qu’il y a bien une stabilité de la représentation, ou en
tout cas de certains de ses éléments, même si elles y auront alors une appa-
rence de « gouttes de sang ») ; l’avant-texte troue donc l’image ou lui fait per-
dre de son acuité tout en éliminant, parallèlement, le rythme ternaire sur lequel
ces détails étaient bâtis. Indécidables sont aussi les additions soudaines, sur la
septième occurrence seulement (f° 25 v°), des précisions concernant la cravate
(elle est « haute »), l’habit (« noir »), et le gilet (« de velours ») bien que ces
signes soient corrélés à la richesse du personnage (le « velours » était présent
dès la première expansion de la description mais n’avait pas été retenu ensui-
te) ; ici au contraire, ils ont pour fonction de préciser l’image, mais ils sont
aussi de nature stylistique, car ils amplifient de façon symétrique chacune des
parties du costume en la dotant de nouveaux qualifiants. D’autres transforma-
tions sont explicables par l’orientation de l’écriture. Ainsi, la proposition rela-
tive concernant la rosette est bloquée par la modification de la syntaxe (du
passif à l’actif) puisque la cravate devient le premier des sujets du verbe en-
goncer (remarquons au passage que Flaubert a beaucoup de mal à rédiger le
détail du col ou des cols, auquel il tient cependant : il ne tente jamais de le
supprimer) ; autre exemple, l’élimination de la couleur de la cravate, « blan-
che », qui résulte sans doute de la chasse aux assonances (même si elles ne
sont pas soulignées), car le terme « chemise » n’est pas loin dans la phrase.
Ajoutons à cet égard qu’il y a très peu de couleurs dans cette description de
peinture, ce qui peut paraître étonnant ; mais vraisemblablement, l’intérêt de
Flaubert n’est pas de totaliser un tableau qui, malgré la précision de quelques
16. Les folios qui nous concernent sont transcrits ci-contre et page suivante.
17. Autre phénomène troublant : pour préciser l’atmosphère de la scène, à proxi-
mité du portrait (« silence – calme »), Flaubert note dans l’interligne un autre biogra-
phème qui était, justement, relatif au père Fauvel : « Pissy » (pour Pissy-Pôville).
Le portrait du père Bouvard 129
Occurrences du chapitre II
18. Voir cet extrait de l’entrée « champagne » dans le Dictionnaire des idées re-
çues : « Provoque l’enthousiasme chez les petites gens » (Bouvard et Pécuchet, p. 409).
Le portrait du père Bouvard 131
scène (f° 183 v°). Alors que les premiers ajouts marginaux ne concernent que
la ressemblance du père Bouvard et de son fils (déjà vue au premier chapitre)
et la remarque allusive de Mme Bordin, les additions postérieures font germer
la dégradation, en trois temps. Le détail des favoris réapparaît, mais l’image du
premier chapitre est immédiatement transformée : « un peu de moisi aux
favoris complète l’illusion ». Or ce moisi inattendu est en fait le résultat d’une
variation tabulaire. Bien sûr, de telles variations sont fréquentes dans l’écriture
flaubertienne, mais celle-ci est curieuse : le moisi provient du vin qui « sent le
moisi », séquence raturée, quelques lignes plus bas, où le vin passe alors parmi
les « réflexions sur les choses bonnes ou pas bonnes à manger » (dans l’ajout
interlinéaire : « sur le vin D la manière de faire le cidre »). S’il y a bien
système de variation, c’est-à-dire un rapport métonymique, sous-jacent, entre
le « vin » et les « favoris », on peut y voir une trace (non écrite) du processus
mental ou imaginaire qui stimule le déplacement : le père Bouvard aurait de
plus un air d’ivrogne sur son tableau, jamais actualisé littéralement dans nos
avant-textes ; cela expliquerait en tout cas pourquoi sa figure était à un
moment « très rouge de teinte » dans l’un des manuscrits du premier chapitre.
Le fait que cette réorientation soudaine du détail soit problématique est d’ail-
leurs visible aussi sur l’occurrence suivante, où Flaubert introduit dès le pre-
mier jet une séquence causale pour la légitimer : « comme l’appartement etait
rarement ouvert, humidité » (f° 180). Quoiqu’elle participe du comique de la
scène et de la dégradation, cette nouvelle idée avorte, car elle est raturée avant
d’être rédigée. Elle pose un autre problème, sans doute parce qu’elle nécessite-
rait sa propre explication (pourquoi l’appartement serait-il « rarement ou-
vert » ?) ; le moisi restera donc injustifié. On voit d’ailleurs sur cette troisième
occurrence combien Flaubert tâtonne ; bien que les détails initiaux soient
maintenus, il ne complète pas sa phrase (même si je n’ai pu déchiffrer les deux
ou trois derniers mots après « n’en rendaient que… ») ; quant à la modification
du « moisi » en « moisissure », elle résulte de l’assonance (moisi / favoris) qui
sera moins visible avec la réapparition du détail intermédiaire des « pommet-
tes » dont Flaubert se souvient après coup, « un peu de moisissure aux
pommettes ». Mais il faut souligner une fois encore combien la rédaction est
un phénomène arbitraire : tout préoccupé qu’il est par les assonances et par les
répétitions de « qu’il » (après la description), Flaubert ne remarque jamais, ni
dans ces brouillons ni sur la copie autographe, la répétition du verbe ajouter,
qui stabilise la séquence décrivant les favoris mais qui intègre aussi la remar-
que de Mme Bordin, quand « ajouta » remplace « déclara ».
Les autres processus de dégradation sur la seconde occurrence proviennent
de la réinsertion des « embus à contrejour » éliminés dans le premier chapitre
avec, dernier ajout, l’adjectif « hideux » qui subsume ces notations et le sens
général du portrait ; de par la concomitance des séquences, l’effet est peu
132 GENESES FLAUBERTIENNES
flatteur pour Bouvard (ou même pour l’œil de Mme Bordin, qui y voit un « bel
homme »). Flaubert se rappelle (et récupère) donc un détail qu’il avait aupara-
vant supprimé et qui circule indifféremment dans nos avant-textes d’un cha-
pitre à l’autre ; du reste, quand la séquence est rédigée, sur l’occurrence
suivante, elle prend une forme similaire à celle qu’elle avait lors de sa
suppression, comme si ce n’était pas seulement la persistance de l’image qui
importait, mais aussi son moule sémantico-syntaxique, voire l’interaction des
deux (revoici cette première séquence : « les embus de la toile reparaissant à
contre-jour faisaient grimacer la face, D la rendaient plus vivante ») : ici « les
embus de la peinture reparaissant à contrejour faisaient grimacer la bouche,
loucher les yeux » (f° 180). La transformation des yeux (ils étaient « bridés »,
maintenant ils louchent ; notons jusqu’à la fin le maintien des assonances de
bouche / loucher), accentue l’aspect comique du tableau, alors que le syntagme
« plus vivant que jamais », quoique raturé, rappelle avec plus de force encore
la séquence décrivant les embus dans le premier chapitre (ainsi que l’hésitation
entre « toile » et « peinture » sur la quatrième occurrence).
Il n’y aura jamais, pour ce passage, tentative d’expansion ou de réutilisa-
tion d’autres détails du portrait (tel le costume) ; à la vision rapide du tableau
succèdent les réactions des personnages. Dernière trace du thème initial des
Beaux-arts, Marescot fait des « observations artistiques » dans la marge (ou,
occurrence suivante, « Mr Marescot profera deux ou trois termes artistiques,
empâtement, glacis », f° 180), observations tout à fait stériles et, nouvelle sé-
quence modalisée, « les invités le considérèrent avec le plus grand sérieux ».
Le comique fait donc tache d’huile, d’une autre façon : maintenant ce sont les
convives qui semblent ridicules car ils ne voient pas le ridicule du portrait. La
séquence modalisée est éliminée à cause de la répétition de « avec » (ou parce
que « sérieux » rime avec « yeux » ; l’assonance est soulignée sur le folio
204 v°), mais la suppression des commentaires de Marescot est indécidable ;
or c’est sans doute le fait que Marescot ait une réaction face au tableau, et
qu’elle soit supprimée, qui motivera son autre réaction dans les brouillons des
récapitulatifs du dîner où, nouvelle variation génétique et diégétique, elle aura
pour fonction d’amplifier a posteriori la moquerie des invités, qui deviendra
ainsi unanime (Bouvard parlera de son « ricanement », absent ici).
La juxtaposition des parcours génétiques révèle donc des processus
étonnants, surtout dans le cas d’un texte écrit à partir d’un modèle exogéné-
tique préexistant : la représentation du tableau relève clairement d’une tension
entre la mouvance de l’image et sa permanence. D’une part certains détails
circulent d’une description à l’autre dans la macrogenèse, qu’ils soient récu-
pérés après leur suppression ou qu’ils soient logiquement récurrents ; d’autre
part les récurrences ne sont pas immédiates mais se produisent elles-mêmes
par à-coups et modifications successives.
Le portrait du père Bouvard 133
19. Les folios qui nous concernent sont transcrits en regard sur les deux pages sui-
vantes.
134 GENESES FLAUBERTIENNES
g2253 f° 27 (extrait)
(brouillon, 12e occurrence)
g2253 f° 28 (extrait)
(brouillon, 13e occurrence)
Le portrait du père Bouvard 135
g2253 f° 66 v° (extrait)
(brouillon, 14e occurrence)
g2253 f° 41 v° (extrait)
(brouillon, 15e occurrence)
dont nous avons déjà vu l’importance, mais les « vêtements » sont indéter-
minés ; en revanche, quand Flaubert rédigera la séquence, il se rappellera
l’« habit » du premier chapitre dans les interlignes : « Elle semblait par mo-
ments descendre sur les epaules de l’habit noir » (ou mieux encore, occurrence
suivante, « sur le colet de l’habit », souvenir du « col » antérieur ; or la couleur
est pour sa part éliminée).
Au second chapitre le portrait était « hideux » ; ici, il est dans les inter-
lignes « gâté », et « décloué », sans explication (notons que la rédaction rapide
de la séquence est favorisée par celle qui représente les rideaux, plus haut sur
le folio, car la même image se répète en parallèle, ainsi que le verbe « se bom-
bait »). Quoi qu’il en soit, la dégradation en est plus littéralement visible. La
marge, qui est fort problématique et d’ailleurs très difficile à déchiffrer, précise
136 GENESES FLAUBERTIENNES
20. Ces phénomènes contradictoires ne sont pas rares dans les brouillons ; on peut
du reste en voir un autre exemple avec la description du salon au second chapitre, dans
les interlignes de la quatrième occurrence, pour le détail des fauteuils qui pose de nom-
breux problèmes de rédaction : s’ils sont adossés ou alignés « contre le mur », ils ne
sauraient être disposés en « demi-cercle » (f° 204 v°, déjà transcrit p. 130).
Le portrait du père Bouvard 137
21. Par rapport à son refus des illustrations : « Je sais bien que vous allez me trou-
ver complètement insensé. – Mais la persistance que Lévy met à demander des illustra-
tions me fout dans une fureur impossible à décrire. Ah ! qu’on me le montre, le coco
qui me fera le portrait d’Hannibal. – Et le dessin d’un fauteuil carthaginois ! Il me ren-
dra grand service. Ce n’était guère la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le
vague, pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte » (lettre à
Jules Duplan, 24 juin 1862, Correspondance, op. cit., tome III, p. 226).
22. Ibid., p. 562.
23. Carnets de travail (éd. Pierre-Marc de Biasi), Paris, Balland, 1988, p. 478.
6. Baisades flaubertiennes
1. J’utilise le terme dans un sens plus étroit que Raymonde Debray Genette, qui y
englobe les strates d’un même corpus génétique : « réécriture d’un auteur d’un avant-
texte à un autre, soit de la même œuvre, soit de tout l’œuvre » (voir « Hapax et paradig-
mes. Aux frontières de la critique génétique », art. cité, p. 81). Pour l’étude génétique
des récurrences à l’intérieur d’un même corpus génétique (intratextuelles donc), voir
mon article « Description, stéréotype, intertextualité (une analyse génétique de L’Édu-
cation sentimentale) », Romanic Review, 84, 1, 1993, p. 27-42.
140 GENESES FLAUBERTIENNES
2. Raymonde Debray Genette remarque « que les grands auteurs n’aiment pas re-
passer, en principe, au niveau de la genèse, dans les sillons qu’ils ont déjà tracés.
Quand, par malheur, ils s’en rendent compte, ils s’efforcent de raturer », « Histoire lit-
téraire et critique génétique », art. cité, p. 161.
Baisades flaubertiennes 141
Il baisa tous les doigts de ses mains, ses bras, ses pieds, et d’un bout à
l’autre les longues tresses de ses cheveux. (p. 268)
Et enfin pour L’Éducation sentimentale :
Elle le considérait, les cils entre-clos. Il baissait la voix, en se penchant sur
son visage.
– « Oui ! vous me faites peur ! Je vous offense, peut-être ?... Pardon !... Je
ne voulais pas dire tout cela ! Ce n’est pas ma faute ! Vous êtes si belle ! »
Mme Dambreuse ferma les yeux, et il fut surpris par la facilité de sa vic-
toire. Les grands arbres du jardin qui frissonnaient mollement s’arrêtèrent. Des
nuages immobiles rayaient le ciel de longues bandes rouges, et il y eut comme
une suspension universelle des choses. Alors, des soirs semblables, avec des
silences pareils, revinrent dans son esprit, confusément. Où était-ce ?...
Il se mit à genoux, prit sa main, et lui jura un amour éternel. (p. 482-483)
Il n’est pas utile d’énumérer les différences qui séparent ces scènes ; elles
ne sont certes pas étonnantes de la part d’un auteur qui considère que « chaque
œuvre à faire a sa poétique en soi, qu’il faut trouver » 3 . Néanmoins, elles
laissent percevoir de curieuses ressemblances, qui ne sont d’ailleurs pas, d’un
roman à l’autre, distribuées de manière équilibrée. Récurrence de stratégies
narratives : dans les trois cas, le personnage féminin cède à la parole séductrice
du personnage masculin située dans un discours direct ou indirect (Emma,
« défaillante », « s’abandonna » ; Salammbô, « en défaillant », se sentait for-
cée « à s’y abandonner »4 ; Mme Dambreuse « ferma les yeux », marquant la
« victoire » de Frédéric) qui manifeste, après l’événement, sa goujaterie
(Rodolphe), son amour apparemment sincère (Mâtho) ou hypocrite (Frédéric) ;
les foyers de perception sont identiques dans Madame Bovary et Salammbô
mais non dans L’Éducation sentimentale (focalisation sur Emma et sur
Salammbô, focalisation sur Frédéric) ; par paralipse, la baisade cède sa place à
une description de paysage métonymique dans Madame Bovary et L’Éduca-
tion sentimentale, tandis que l’espace est plutôt absent de Salammbô, où c’est
la chaînette brisée qui, métonymique aussi5, signifie la perte de virginité. À cet
égard, rappelons cependant que le texte donne au détail de la chaînette une
fonction ambiguë. Il est visible dès le premier chapitre : « elle portait entre les
chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche » (p. 69) et juste après la
3. Lettre que Flaubert écrit à Louise Colet alors qu’il est en train de rédiger
Madame Bovary (29 janvier 1854) ; voir Correspondance, op. cit., tome II, p. 519.
4. Pour Sainte-Beuve, c’est d’ailleurs « l’endroit brûlant » du roman : « Le départ
de Salammbô, son déguisement, son voyage, son entrée dans le camp des Barbares, son
tête-à-tête avec Mâtho sous la tente ont quelque intérêt. C’est l’endroit brûlant »,
Sainte-Beuve, « Salammbô, par M. Gustave Flaubert », Nouveaux lundis, Paris, Michel
Lévy, 1865, tome IV, p. 68.
5. Naomi Schor se demande si elle constitue « le détail des détails » (« Salammbô
enchaînée, ou femme et ville dans Salammbô », art. cité, p. 95).
142 GENESES FLAUBERTIENNES
avait soif de les sentir encore, de les entendre » (p. 376). Il en va de même
dans Madame Bovary, quoique de manière plus brève : « Rien autour d’eux
n’avait changé, et pour elle, cependant, quelque chose était survenu de plus
considérable que si les montagnes se fussent déplacées » (p. 166). Pour
Salammbô toutefois c’est l’absence de savoir qui prime et tout reste vague,
sauf dans le discours de Giscon clôturant la scène sous la tente : « Je t’ai
entendue râler d’amour comme une prostituée » (p. 272) ; pour Emma au
contraire, l’incident est clair : « Elle se répétait : “J’ai un amant ! un amant !”
se délectant à cette idée comme à celle d’une autre puberté qui lui serait
survenue » (p. 167). Rien de tel dans L’Éducation sentimentale, ou plutôt si,
mais avec une variation notable : l’analepse est bien là, mais cette fois elle se
situe dans la scène même et signifie la perte de mémoire de Frédéric pour
annuler l’importance du moment présent 8 ; quant à la baisade, elle a peu
d’impact sur Madame Dambreuse, qui pour sa part n’est certes pas une
novice ; au reste, le texte l’indique bien, « c’était par ennui, surtout, que Ma-
dame Dambreuse avait cédé » (p. 489).
Scénarios et récurrences
Phénomène troublant quand on se penche sur les manuscrits9, l’autotextua-
lité se manifeste clairement dès la genèse de nos trois baisades, tout d’abord
par leur importance narrative, car elles germent au stade préliminaire et ancien
des scénarios d’ensemble ; de plus, elles traverseront toutes les étapes de la
rédaction sans tentative de suppression ; enfin les termes qui les résument
soulignent abruptement (« baisade », « baise ») la ressemblance des schémas
narratifs :
Madame Bovary :
la fait monter à cheval avec lui – dans un bois d’automne.
baisade. figure d’E rouge de vent. son voile accroché aux buissons. haletante de
la course elle descend et est obligée de s’appuyer contre un tronc de chêne –
baisade
(gg9 f° 10 v°) ;
Salammbô :
Hanna au Camp. – baisade sous le manteau
(23662 f° 238) ;
8. J’ai déjà traité du fonctionnement génétique de l’analepse dans cette scène, aussi
n’y reviendrai-je pas ici (voir Flaubert topographe, op. cit., p. 275-278).
9. Ceux de Madame Bovary sont conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen,
ceux de L’Éducation sentimentale à la Bibliothèque nationale de France, sous la cote
Nouvelles Acquisitions Françaises (soit N.A.F.), non répétée ici.
144 GENESES FLAUBERTIENNES
L’Éducation sentimentale :
Il néglige la Mle de plus en plus, D baise Me Dambreuse, sans grand effort, sur
son canapé
(17611 f° 98).
L’action s’associe à un espace, qui diffère d’un avant-texte à l’autre, mais
qui selon un processus parallèle permet à l’auteur d’imaginer, de mieux
visualiser l’événement encore vague : extérieur pour Emma10, intérieur pour
Madame Dambreuse, avec une précision psychologique (« sans grand effort » :
elle est donc facile à obtenir), intérieur (implicite) pour Salammbô sous le
zaïmph, ce qui connote aussi une manière de sacrilège (si on ne peut y toucher,
alors il vaut mieux éviter de l’avoir à portée pour une baisade). Flaubert
attribue spontanément aux scènes le même moule syncrétique, qui les désigne
d’une façon identique ou similaire. De même, sur le second scénario
d’ensemble (23662 f° 182) Salammbô « cède », comme Madame Dambreuse
(17611 f° 56), et éprouve une « joie de la fouterie mystique » qui rappelle les
« rires » ou le « cri de joie » (mêlé de sanglots) d’Emma quand elle s’aban-
donne (g2233 f° 254) ; dans les deux cas, la joie du personnage sera vite
supprimée. Chacun des avant-textes évolue à des vitesses différentes cepen-
dant ; ainsi, la scène est plus précise dans les scénarios d’ensemble de Madame
Bovary, peu détaillée dans ceux de Salammbô, tandis que la temporalité ne
s’immisce que sur la seconde occurrence de la scène de L’Éducation
sentimentale11 :
Fr. arrive à la baiser facilement. parce qu’il l’a peu désirée. – un soir au cre-
puscule. chez elle sur un canapé
(17611 f° 99)
10. L’adultère d’Emma était programmé sur deux scénarios d’ensemble antérieurs,
mais la scène elle-même ne pouvait pas encore s’y pressentir : « dans les bois –
automne Emma (amazone française) monte à cheval avec lui » (gg9 f° 2 v°) et
« l’empoigne en blaguant et lui remue vigoureusement le tempérament. c’est dans les
bois, à cheval – rendez-vous dans le bois – » (gg9 f° 3 v°), en particulier parce que le
présent scénarique pourrait se confondre avec un présent itératif, et parce que le terme
« rendez-vous » est lui-même ambigu (s’agit-il d’un ou de plusieurs rendez-vous ? il est
impossible de le dire). En revanche, la singularité du bois (et du temps : « dans un bois
d’automne ») sur ce scénario signale la singularité de l’événement, et l’apparition de la
scène dans le récit est immédiatement liée à la germination de détails topographiques,
comme souvent dans les manuscrits de Flaubert (« tronc de chêne », « buissons »,
« vent »).
11. Il semble ici que cette étape de précision (espace/temps) soit pour l’instant
suffisante : pendant trois rédactions encore, Flaubert ne fait que recopier ces informa-
tions, sans y apporter de corrections notables : « Frederic arrive à la baiser, facilement
et presque sans s’en apercevoir (parce qu’il l’a peu desirée) par un crepuscule, chez
elle, sur un canapé » (17611 f° 101), « Frederic arrive à la baiser, facilement, sans ef-
fort, par un crepuscule, chez elle, sur un canapé » (17611 f° 100), « il arrive à la baiser,
facilement, sans effort, par un crepuscule, chez elle, sur un canapé » (17608 f° 128).
Baisades flaubertiennes 145
Autre indice global d’autotextualité, dans chacun des cas le parcours trans-
formationnel passe de l’explicite à l’implicite. L’événement ne sera plus qu’al-
lusif, peut-être de par un phénomène d’autocensure bien prévisible, mais que
les manuscrits ne désignent jamais ponctuellement sous forme de traces
écrites, et ce même si la réponse de Flaubert à Sainte-Beuve montre qu’en ré-
digeant Salammbô il garde son procès en mémoire 12 . Par exemple, sur les
sixième et septième occurrences de la scène de L’Éducation sentimentale, la
baisade est toujours là mais s’est transformée textuellement : une première fois
en victoire : « et ça reussit, un soir, au crepuscule, chez elle, sur un canapé »
(17611 f° 55), ensuite en un simple abandon : « et elle cède un soir au cre-
puscule sur son Canapé » (17611 f° 56) ; rien ne permet donc d’isoler ou de
désigner une phase précise de censure linguistique.
Il s’agit plutôt d’un système de production par effacement et déplacement ;
naissance d’une description de paysage au « soleil couchant » (gg9 f° 25 v°)
sur les derniers scénarios de Madame Bovary, où Flaubert se donne encore
l’injonction d’une représentation pour le moins précise (quoique le terme
« baisade » ait disparu) :
Courses dans le bois – au galop – elle est essoufflée – on met pied à terre. – il
attache les deux chevaux qui broutent des feuilles. – on marche. crainte vagues
d’Emma – elle veut revenir vers les chevaux – petites clochettes des vaches
perdus dans le taillis – soir d’automne. – mots coupés – roucoulemens
soupirs entremelés dans le dialogue. (– hein… voulez-vous. Quoi). la
baise sur voile noir, oblique sur sa figure, comme des ondes – montrer nette-
ment le geste de Rodolphe qui lui prend le cul d’une main, la taille de l’autre –
et elle s’abandonna.
– renature – bourdonnement de tempes d’Emma
(gg9 f° 27)
Parallèlement, le titre de la scène (qui dénomme aussi l’événement) n’est
plus mentionné. Il est cependant remplacé par trois énoncés successifs : action
préliminaire (« et elle s’abandonna »), description à produire (« renature »),
effet sur le personnage (« bourdonnement de tempes d’Emma »). La juxtapo-
sition même de ces énoncés révèle leur aspect corollaire ; la paralipse est prête,
la métonymie aussi, et avec elles la fonction narrative et psychologique de la
future description qui, mise en place après l’abandon du personnage, se substi-
tuera à l’action. Notons du reste que la nature du texte ne sera plus modifiée,
car la phrase acquiert déjà son moule stylistique, phénomène assez rare dans
les scénarios d’ensemble : le temps du verbe est maintenant au passé simple
diégétique, la structure de la proposition ne variera plus (seul le « et »
12. « Oubliez-vous que je me suis assis sur les bancs de la correctionnelle comme
prévenu d’outrage aux mœurs, et que les imbéciles et les méchants se font des armes de
tout ? » (lettre à Sainte-Beuve, 23-24 décembre 1862, Correspondance, op. cit., tome
III, p. 282).
146 GENESES FLAUBERTIENNES
mêlée à une analepse : « cela lui rappelle un autre crepuscule. celui où il est
sorti au bras de Me Arnoux ». Le verbe qui était déjà présent dans les scénarios
de Madame Bovary est réutilisé : « sur son canapé, elle s’abandonne ».
Mais les corrections modifient l’aspect littéral de l’abandon de Madame
Dambreuse ; le syntagme « sur un canapé elle s’abandonne » est raturé et sera
remplacé par « elle ferma les yeux » (comme dans le cas de Madame Bovary,
cette séquence est d’ailleurs déjà rédigée au passé fictionnel). Par rapport à la
scène de la baisade de Madame Bovary, le récit est donc moins littéral encore,
car le texte publié du premier roman contient toujours la séquence « elle
s’abandonna ». Lors du passage à la rédaction sur ce scénario ponctuel se
détecte ainsi le phénomène d’une autocensure qui demeure plutôt représen-
tative que linguistique. Elle ne prend pas la forme d’une ellipse, mais d’une
paralipse qui se met en place dès maintenant, selon un principe de trans-
formation d’énergie que je définirai ainsi : puisque l’on ne peut pas représenter
ceci, on va représenter autre chose, comme on l’avait déjà fait pour la baisade
d’Emma et Rodolphe.
Car cette autre chose, ce sera ici aussi une atmosphère, dont la description
se fait apparemment de plus en plus pressante : le terme « crépuscule » n’est
plus une simple indication temporelle (inséré dans une séquence où il sert de
simple complément circonstanciel, « au crepuscule » ou « par un crepus-
cule »), prenant une valeur autonome, isolé par la syntaxe scénarique : « mi-
nute de recueillement. crepuscule ». Notons qu’un premier syntagme lui est
substitué : « Le jour tombe », et qu’un autre détail descriptif apparaît, dans
l’interligne aussi : « silence », où l’on retrouve le silence de Madame Bovary
(mais à partir d’un brouillon seulement et avec le même adjectif : « silence
universel », g2233 f° 256).
C’est ainsi dès cette étape que se profile la sémiosis de la description (mê-
me si elle n’est encore que balbutiante), puisque les notations descriptives qui
représentent l’extérieur se chargent de termes anthropomorphes ou suggestifs
(« frissonnaient », « mollement », « s’allongeaient ») qui pourront alors fonc-
tionner comme autant de métaphores sexuelles.
15. Ces scénarios ont déjà été transcrits dans le troisième chapitre, p. 72.
16. Les Goncourt rapportent d’ailleurs cette phrase de Flaubert qui montre bien que
baisade et système mythologique vont de pair : « Il en est maintenant, de son roman, à
la baisade, une baisade carthaginoise, et, dit-il, “il faut que je monte joliment le bour-
richon à mon public : il faut que je fasse baiser un homme, qui croira enfiler la lune,
avec une femme qui croira être baisée par le soleil” » (Edmond et Jules de Goncourt,
Journal, 29 novembre 1860, éd. Robert Ricatte, Paris, Robert Laffont, coll. « Bou-
quins », tome I, p. 636).
150 GENESES FLAUBERTIENNES
17. Cette influence est bien entendu explicite sur le résumé que Flaubert a rédigé,
pour lui-même, a posteriori : « elle faiblit par l’influence de la déesse, succombe »
(23662 f° 143).
18. La séquence est maintenue jusqu’au texte publié, précisée de la sorte : « on dis-
tinguait son visage dans une transparence bleuâtre, comme si elle eût nagé sous des
flots d’azur » (Madame Bovary, p. 164).
Baisades flaubertiennes 151
19. Les extraits des brouillons de Salammbô qui nous concernent sont transcrits en
regard sur les pages suivantes.
152 GENESES FLAUBERTIENNES
20. Il deviendra sur ce folio une « mollesse » où l’on retrouve celle d’Emma (« Elle
tâchait de se dégager mollement », p. 165), et qui réapparaîtra dans L’Éducation senti-
mentale : « les arbres du jardin frissonnaient mollement » (17608 f° 148).
21. Comme pour la présence du terme baiser. Alors que Flaubert est très préoccupé
par les répétitions et les assonances, il ne cherche jamais à résoudre les répétitions du
nom baiser ou du verbe baiser, comme si elles constituaient, sous forme de clins d’œil,
un avatar de la baisade initiale qui ne peut plus se dire ou se montrer. Les paroles de
Mâtho sont « suaves comme un baiser », ses baisers « plus dévorateurs que des flam-
mes », et ensuite Mâtho « baisa tous les doigts de ses mains » (voir aussi son discours
direct sur l’esquisse : « baise moi – je t’aime – je t’aime », 23660 f° 250).
Baisades flaubertiennes 155
22. Peut-être pour ne pas multiplier les comparaisons dans ce bref paragraphe. Quoi
qu’il en soit, il faut constater qu’une métaphore identique est réutilisée plus tard dans le
roman et dans un contexte tout à fait différent, Quand Emma lit la lettre de rupture de
Rodolphe, « il lui semblait que le sol de la place oscillant s’élevait le long des murs, et
que le plancher s’inclinait par le bout, à la manière d’un vaisseau qui tangue » (p. 211).
Donc si le bonheur d’Emma et son malheur peuvent être associés, même temporaire-
ment, à un signe identique, les unités textuelles n’ont aucune valeur sémiotique intrin-
sèque, mais bien l’une ou l’autre de ces valeurs selon le contexte dans lequel elles sont
insérées.
156 GENESES FLAUBERTIENNES
23. Que, dans sa réponse à Sainte-Beuve, Flaubert se défend d’avoir pris à Cha-
teaubriand : « Chateaubriand n’a pas plus inventé les orages que les couchers de soleil,
et les uns et les autres, il me semble, appartiennent à tout le monde. Notez d’ailleurs
que l’âme de cette histoire est Moloch, le Feu, la Foudre. Ici, le Dieu lui-même, sous
une de ses formes, agit : il dompte Salammbô. Le tonnerre était donc bien à sa place.
C’est la voix de Moloch resté en dehors. Vous avouerez de plus que je vous ai épargné
la description classique de l’orage. Et puis mon pauvre orage ne tient pas en tout trois
lignes, et à des endroits différents ! » (Correspondance, op. cit., tome III, p. 281). Rele-
vons une fois encore l’association nature Ù divinité.
24. Mâtho dit d’ailleurs à Salammbô dans les brouillons (mais non dans la version
publiée) : « moi qui voudrais […] te faire marcher sur des nuages ! » (la séquence est
supprimée sur le brouillon 23660 f° 240).
Baisades flaubertiennes 157
Voici donc trois scènes parallèles (dans trois romans successifs) aux straté-
gies narratives identiques, aux enjeux divers, et dont les similarités sont no-
tables ; mais ce parcours situé entre micro et macrogénétique révèle que les
brouillons contiennent, bien plus que les versions publiées, tout un système de
motifs qui resurgissent dans la genèse des œuvres, accompagnés parallèlement
de faits de style récurrents qui ne sont pas de simples tics d’écriture. On voit
donc se construire une thématique et une stylistique avant-textuelles commu-
nes, comme si Flaubert devait à l’origine répéter, spontanément, des processus
créatifs pourtant déjà éprouvés, même s’ils sont anciens.
La thématique avant-textuelle est distincte de celle du texte final, comme
l’a remarqué Raymonde Debray Genette25, puisque de tels réseaux et schémas
sont par la suite effacés, radicalement modifiés ou au contraire récupérés sans
finalité aucune (la réapparition tardive et inopinée du « nuage » dans
Salammbô en témoigne), car ils sont maîtrisés la plupart du temps par les né-
cessités contextuelles, stylistiques et diégétiques de chaque texte en formation.
Il faut donc voir dans ces phénomènes d’autotextualité bien réels davantage
des processus fortuits, même si certaines similitudes sont troublantes (relevant
sans doute de l’imaginaire de l’auteur), qu’un dynamisme orienté par lequel
l’auteur se serait volontairement inspiré d’un déjà-écrit, au contraire des
moments où l’exogenèse s’avère un tremplin inévitable pour permettre à la
rédaction de s’élancer.
1. Bien entendu, en génétique l’unité narrative que recouvre le terme « scène » est
arbitraire, ne serait-ce que parce que ses frontières sont mouvantes à ce stade (elle peut
même disparaître du récit, nous le verrons dans le dernier chapitre) ou parce que la
longueur du texte a pu impliquer un traitement différent de ses avant-textes : il n’y a par
exemple aucun rapport entre la scène des comices dans Madame Bovary, que Flaubert a
mis des mois à corriger, et qu’il a donc sectionnée en divers fragments travaillés l’un
après l’autre par commodité (et nécessité) et une scène bien plus brève, telle celle de la
magie dans Bouvard et Pécuchet : cette dernière constitue un « tout » homogène se
prêtant bien à une macrogénétique, restreinte en quelque sorte.
162 GENESES FLAUBERTIENNES
l’ensemble d’une scène ; c’est ce que nous allons entreprendre au cours de ces
quatre derniers chapitres. L’enjeu n’est pas simple, je le rappelle, car le
généticien doit jongler, quasi simultanément, avec de nombreux paramètres :
considérer l’organisation de la logique narrative et des éléments et détails qui
la constitueront, la mise en place de l’écriture et les processus stylistiques qui
permettront de la stabiliser, puisqu’il y a bien, à un moment, effet de saturation
(arbitraire ou non) qui bloque nécessairement de plus tardives corrections. On
doit ainsi combiner plusieurs fois les dimensions synchronique et diachronique
de la genèse, tâche peu aisée. De plus, au stade post-scénarique ayant marqué
la planification souvent détaillée, le nombre de folios représente une difficulté
supplémentaire (en tout cas avec Flaubert), si bien qu’il n’est pas possible de
rendre compte de tous les folios et de toutes les strates rédactionnelles sans
prolonger indéfiniment l’analyse – et ennuyer démesurément le lecteur. Le
parcours doit se concentrer chaque fois sur des procédés distincts mais que,
après analyse, le généticien a jugés assez exemplaires et primordiaux pour
concourir, simultanément quoique différemment, à l’élaboration de l’unité
textuelle en question.
Notre premier exemple reviendra sur le huitième chapitre de Bouvard et
Pécuchet, où l’épisode de la magie représente l’une des étapes que franchissent
les deux bonshommes au cours de leur quête spirite, s’intercalant, en moins de
quatre pages, entre le mysticisme de Swedenborg (dont les descriptions du ciel
« parurent à Bouvard le délire d’un imbécile », p. 272) et l’expérience de la
« baguette divinatoire » accompagnée des « extases » de Pécuchet (p. 277-
279), qui permettront une transition avec l’étude de la philosophie, et donc
l’oubli du spiritisme. Par sa structure, l’épisode modifie quelque peu le schéma
narratif récurrent dans le roman2. Il prend tout d’abord la forme d’un rapide
résumé en un paragraphe, soulignant l’échec des deux bonshommes : « Tout
rata », puis continue avec une saynète, au cours de laquelle Pécuchet emploie
le « cercle de Dupotet », sans autre précision sur le résultat de l’expérience
(« Et il sauta par-dessus pour fuir un malaise inexprimable »), et s’achève
enfin avec la scène de l’évocation du père de Bouvard, à l’instigation de Pécu-
chet « dont l’exaltation allait croissant ». En voici le texte dans sa version pu-
bliée posthume (p. 275-276) :
Avant d’appeler un mort, il faut le consentement des démons. Or, ce jour-là
étant un vendredi – jour qui appartient à Béchet, on devait s’occuper de Béchet
2. Que la critique a souvent relevé (voir par exemple René Descharmes, Autour de
Bouvard et Pécuchet, op. cit, p. 152 et suiv.) : idée de l’étude justifiée par une croyance
qui la rend plus ou moins valide et qui sert d’embrayeur initial (soit, ici : « La magie
provenait de cette convoitise éternelle de l’esprit humain. On a, sans doute, exagéré sa
valeur. Mais elle n’est pas un mensonge », p. 273), préparation des personnages,
expérimentation et abandon après échec.
Bouvard et Pécuchet magiciens 163
l’étape scénarique, qui précède la phase de rédaction proprement dite est très
longue puisque, au-delà des scénarios d’ensemble, on peut relever onze scéna-
rios partiels et ponctuels, c’est-à-dire onze strates différentes d’élaboration
narrative, certains folios ne couvrant que l’épisode en question (indice de
difficultés sur lesquelles l’auteur se concentre plus particulièrement ; on peut
le voir d’ailleurs aussi sur plusieurs brouillons). Enfin, les brouillons mêmes
de la scène de l’incantation n’évoluent pas d’une façon homogène, ce qui est
en général assez rare dans la création flaubertienne : Flaubert semble différer
la correction de plusieurs folios, les réutilisant dans le jeu de brouillons qui
suit, tandis qu’au contraire d’autres pages se dédoublent, de sorte que le par-
cours génétique des brouillons prend la forme suivante5 :
1 23 (III) 27 (IV)
3 24 (Q) 26 (R) Ø
4 Ø Ø 66 v° (S)
5 Ø 41 v° (R) 43 v° (S)
6 59 v° (163) 57 v° (164)
De la magie à l’incantation
Sur les scénarios d’ensemble contenant le huitième chapitre (ils sont au
nombre de cinq pour l’extrait qui nous concerne), comme sur tous les scé-
narios de Bouvard et Pécuchet, Flaubert est surtout préoccupé par l’aménage-
ment (et le classement) des études qu’entreprennent les deux bonshommes, et
le récit en formation ressemble à une liste où l’échec des personnages n’est pas
indiqué. Il est en fait implicite dans la forme même de la liste, car pour pouvoir
passer à une nouvelle étude, il faut avoir au préalable abandonné la pré-
cédente :
– hypnotisme. magnetisme. tables tournantes. deviennent à moitié fous. –
mysticisme. Swederborg. portent des amulettes. ont envie de se faire pro-
testants. mormons. musulmans. passent dans le pays pr des esprits forts D sont
conspués (f° 4).
La magie n’est pas encore visible sur ce scénario général ; ce qui est important,
c’est tout d’abord, du point de vue d’une logique à la fois narrative et épisté-
mologique, que l’étude du spiritisme autorise les personnages à revenir « au
rationalisme » et donc à passer à la métaphysique (lien avec l’étude philoso-
phique), et ensuite, d’un point de vue fictionnel, que les deux bonshommes
soient détestés par les autres, ce qui permettra leur isolement (ces deux ni-
veaux narratifs sont bien entendu interdépendants dans le cas de Bouvard et
Pécuchet). La magie apparaît sur le scénario suivant mais n’a pas de statut
particulier :
hypnotisme, magnetisme, tables tournantes. spiritisme mysticisme, magie.
Swenderborg, font des incantations, deviennent à moitié fous. Veulent se faire,
protestants, mormons, musulmans. sont Conspués dans le pays (f° 25) ;
elle s’intercale entre le « mysticisme » et « Swenderborg », qui devraient ap-
paremment aller ensemble ; et les « incantations », qui pourraient dépendre
directement de la magie, ne lui sont pourtant pas associées. Elles le seront par
la suite, sur le quatrième scénario d’ensemble :
mysticisme Illuminisme, Swedenborg – magie Eliphas Levy – Font des incan-
tations, ne sortent plus de chez eux, passent pour sorciers vivent la nuit,
deviennent à moitié fous (f° 16),
qui contient un document potentiel (Éliphas Lévy ; on a déjà vu que la mention
littérale des hypotextes documentaires est aussi l’une des constantes des
manuscrits de Bouvard et Pécuchet)6, tandis que Flaubert détaille davantage
l’isolement des deux bonshommes, à la fois dans le temps (« vivent la nuit »),
l’espace (« ne sortent plus de chez eux »), et dans leurs rapports avec les Cha-
vignollais (« passent pour sorciers ») ; il s’agit bien de conséquences de
l’irruption de la magie dans le récit. Si elle était prévisible, notamment à cause
des ouvrages lus par Flaubert pour concevoir la partie du chapitre relative au
spiritisme7, et si les éléments narratifs qui apparaissent en montrent l’impor-
tance narrative (d’ailleurs, sur le folio suivant, f° 30, qui est aussi le dernier
scénario d’ensemble, le terme « magie » est souligné, ce qui indique bien une
étape à franchir pour les personnages – et à développer par la suite), rien ne
permet néanmoins de dire que se dessine déjà une scène spécifique pour faire
en sorte que Bouvard et Pécuchet soient « conspués » et pris pour « sorciers »
par les autres ; les « incantations » demeurent au pluriel et le récit a l’allure
d’un résumé (prospectif) pressé se concluant par un résultat qui n’est pas équi-
voque : « deviennent à moitié fous ». Notons aussi, sur le dernier scénario
d’ensemble (f° 30), la séquence modalisée « se croient presque magiciens »,
qui établit une double restriction ironique (« se croient », « presque ») par rap-
port à l’habileté des personnages ; la scène, si scène il doit y avoir, donnera
sans doute leur juste valeur aux convictions de Bouvard et Pécuchet et aura
bien la prétention d’être comique.
g2265 f° 285
(Collections Bibliothèque municipale de Rouen.
Bouvard et Pécuchet magiciens 169
g2265 f° 322
Photographies : Thierry Ascencio-Parvy)
170 GENESES FLAUBERTIENNES
8. Ainsi, sur le second scénario partiel (f° 375), « un rêve qui se trouve réalisé con-
vainc Bouvard », ce qui légitime l’apparition de la magie après le « mysticisme
transcendantal » de Swedenborg ; ce prétexte ne sera transformé que sur le cinquième
scénario, où il prendra la forme d’un énoncé plus général : « On peut avoir de l’action
sur la Nature, par certains moyens inconnus, par des agents non encore étudiés »,
« Pécuchet croit plutôt au pouvoir des esprits », « Alors ils étudient la Magie »
(f° 363 v°) ; soulignons l’apparition interlinéaire de la conséquence, fonctionnant ici
comme une sorte de colle logique appliquée a posteriori.
9. Notons au contraire que sur le premier scénario partiel Flaubert indique : « tables
tournantes : ça réussit » ; « magnétisme : ça réussit » (f° 377).
10. Voir par exemple cette note copiée par Laporte (bien qu’elle ne soit pas relative
à la magie proprement dite) : « La faculté magnétique s’affaiblit par le repos, la bonne
chère, la fatigue du corps et surtout par le tabac » (g2265 f° 299 v°), extraite de
Bouvard et Pécuchet magiciens 171
l’ouvrage de Ségouin (op. cit.). Voir aussi la lettre de Laporte sur laquelle nous re-
viendrons bientôt.
11. C’est un thème qui revient plusieurs fois dans les ouvrages lus par Flaubert : la
magie y est condamnée car elle est l’œuvre de Satan. Voir par exemple Gougenot des
Mousseaux (La Magie au Dix-neuvième siècle) : « magie, mesmérisme, somnambu-
lisme, spiritisme, hypnotisme, ne sont que satanisme » (g2265 f° 320) ; sur le folio
320 v°, Flaubert commente l’ouvrage ainsi : « il croit que Dupotet et Éliphas Lévy sont
des sorciers. haine d’Allan Kardec ; il appelle son livre le catéchisme de l’antéchrist »
(notons du reste que sur le premier scénario d’ensemble « Éliphas Lévy » apparaît en
même temps que « sorciers »). Voir aussi Dom Calmet (Dissertation sur les appari-
tions) : « je ne parle point des sorciers et sorcières qui vont au sabbat montés sur un
bâton ou une queue de balai, je tiens cela pour fabuleux. Mais pour la jarretière et les
voyages faits avec une promptitude plus que naturelle on ne peut les attribuer qu’au
démon » (g2265 f° 322, dont le fac-similé a été reproduit p. 169), etc...
12. Nous avons déjà rencontré ce même phénomène de singularisation associé à la
germination scénique pour la baisade de Madame Bovary ; voir p.144.
172 GENESES FLAUBERTIENNES
13. Ce sont donc ces bouleversements structuraux qui orientent (et figent) la dis-
position narrative à partir des scénarios, modifications indépendantes du thème de
l’échec ; ainsi s’explique le fait que dès l’origine l’épisode demeure sans réelle con-
clusion et que le récit s’engage sur des voies totalement différentes à la fin de la scène.
14. Voir par exemple Claudine Gothot-Mersch, « Portraits en antithèse dans les
récits de Flaubert », art. cité, p. 304 et suivantes.
Bouvard et Pécuchet magiciens 173
en tourne » et « n’aime pas à penser à tout cela » (notons que cette crainte de
folie remplace la folie initiale des deux bonshommes, « deviennent à moitié
fous », supprimée sur la même page), Pécuchet au contraire « l’y ramène ». Le
thème de la peur se dédouble donc une fois encore, tout en permettant de
présenter Pécuchet comme l’agent principal de l’épisode. Ainsi se motive sans
doute le choix du père de Bouvard (et donc de son portrait) : dans la perspec-
tive de toute une série d’effets comiques, le mort que l’on doit invoquer sera
lié au plus peureux (et ici passif) des personnages15 ; parallèlement resurgit un
objet apparu dans le récit, selon une stratégie narrative que Flaubert utilise
souvent dans Bouvard et Pécuchet afin de ne pas clore définitivement les
chapitres sur eux-mêmes16 : le portrait du défunt en question, donc nous avons
au cinquième chapitre analysé les variations diégétiques et génétiques (je ne
reviendrai donc pas ici sur la construction de sa représentation).
Sur le scénario suivant (f° 33 v°), le seul détail nouveau provient de
l’expansion de la fumigation : « La fumée envahit tout ». Il s’agit d’une exa-
gération qui, d’une part, motive un peu mieux l’épouvante de Germaine,
d’autre part connote l’échec des personnages en accentuant l’aspect comique
(voire farcesque) de l’incantation ; le problème de la littéralité – ou non – de
l’échec n’entre probablement pas en ligne de compte lors de l’étape scénarique
du fait même qu’il va de soi, pour Flaubert, que les deux magiciens ne
réussiront pas leur nouvelle entreprise17. Les scénarios se consacrent surtout à
l’enchaînement narratif et à son amplification problématique : les nouveaux
détails sont en effet très lents à germer dans ces avant-textes. Notons encore,
par exemple, sur le neuvième scénario (f° 15), la mention des habits des per-
sonnages, « vêtements noirs » (stéréotypés et comiques : commençant une
nouvelle étude, Bouvard et Pécuchet endossent comme d’habitude,
15. On le voit bien dans les folios suivants : sur le neuvième scénario (f° 15),
Flaubert écrit : « Bouvard s’imagine d’interroger les mânes de son père », mais la
marge corrige : « Pécuchet voudrait évoquer l’ombre d’un mort » et, sur le dixième
scénario (scénario ponctuel) : « Il persuade à Bouvard d’évoquer les mânes de son
père », transformé en : « et en revenant là-dessus très souvent il s’y prit de telle façon
que Bouvard désira voir les mânes de son père » (f° 19 v°).
16. La version publiée de notre scène en contient deux autres signes : le « mu-
séum » (lieu où s’effectuera la cérémonie) et la « robe de moine » (sous forme de com-
parant diégétique), tous deux apparus dès le chapitre IV.
17. Sur le cinquième scénario en revanche, l’échec de Bouvard et Pécuchet est
littéralement indiqué dans l’interligne : « essayent de faire des incantations, d’avoir des
extases. d’avoir des extases – vainement. » (f° 363 v°). Toutefois il paraît ambigu, car
la syntaxe de la phrase ne permet pas de dire si cet aspect vain des tentatives des deux
bonshommes relève des extases, ou plutôt des incantations, ou même de l’ensemble du
passage sur la magie (sur le folio suivant en revanche, la distinction est claire : seules
les extases sont vaines, f° 360 v°). C’est sans doute la première manifestation du futur
« tout rata » qui, nous l’avons vu, désigne les premières expériences de magie.
174 GENESES FLAUBERTIENNES
g2253 f° 19 v° (extrait)
(dixième scénario ; scénario ponctuel)
g2253 f° 22 v° (extrait)
(onzième scénario ; scénario ponctuel)
grandes lignes, il n’en va pas de même pour le texte, bâti principalement sur
des juxtapositions de séquences nominales (ou dont les verbes demeurent pour
la plupart au présent scénarique). On peut le voir sur le dernier scénario
ponctuel (f° 27) qui, par certains aspects, tient d’ailleurs plutôt du premier
176 GENESES FLAUBERTIENNES
La formule magique
On l’a vu, Flaubert a trouvé dès les scénarios qui évoquer (trouvaille dont
l’origine est intradiégétique), mais il n’a pas déterminé le déroulement même
de l’incantation, qui ne va germer que par à-coups. Tout d’abord apparaît, dans
la marge du folio 22 v°, une liste de noms de démons correspondant chacun à
un jour de la semaine, liste qui provient sans aucun doute de documents (que je
n’ai pu retrouver dans les dossiers du roman). Flaubert choisit Béchet – plutôt
que Acham ou Nabam par exemple, qui produiraient un effet d’étrangeté
similaire – pour des raisons qui sont probablement à mettre au compte de l’eu-
phonie (le nom contient l’initiale de Bouvard et répète les sonorités initiales et
finales du nom de Pécuchet), et ce choix implique à son tour la précision du
jour de la semaine (et non le contraire, malgré ce que la syntaxe de la phrase
pourrait laisser croire dans la version publiée ; on a vu qu’ici les motivations
opèrent souvent rétroactivement). Également souligné, il donne à la scène un
semblant de précision chronologique : « Vendredi Bechet. Viens ici Bechet
repeté plusieurs fois », informations recopiées avec une modification notable
sur le premier brouillon (où germe la justification : « comme c’était un ven-
dredi, “Bechet”, viens ici Bechet, viens ici Bechet », f° 27 transcrit ci-contre),
qui cependant contient toujours : « Bouvard prononce incantation. Mots magi-
ques ». Flaubert ne tente pas de remplir ce vide discursif, si bien que pour
l’instant l’incantation avorte : Bouvard « appelle mentalement son ancêtre ».
Mais qui dit parodie dit modèle(s) et, pour Bouvard et Pécuchet, les
modèles sont déjà disponibles grâce aux nombreux hypotextes compulsés. Or
si la formule magique tarde à apparaître, c’est peut-être parce que la documen-
tation manque encore. Documentation de seconde main cette fois, car il s’agit
d’une lettre d’Edmond Laporte, qui copie pour Flaubert l’article « Évocations
22. Il est en fait difficile d’établir des distinctions aussi claires dans le cas de l’épi-
sode de la magie car, j’y ai déjà fait allusion, Flaubert ne le corrige pas en continuité, ce
qui donne à l’écriture une apparence hétérogène d’un folio à l’autre ; en effet, le folio
23, qui précède le folio 27 dans le même jeu d’écriture, ressemble bien plus à un brouil-
lon qu’à une esquisse ; Flaubert a davantage travaillé le texte qui précède la scène de
l’incantation, dont il a différé la rédaction proprement dite. Plus encore : on peut déce-
ler ce principe de progression par tâtonnements dans le fait que les différents segments
n’évoluent pas à la même vitesse sur une même page, car certains passages sont visi-
blement plus problématiques que d’autres.
Bouvard et Pécuchet magiciens 177
g2253 f° 27 (extrait)
(premier brouillon)
23. L’écriture est si hésitante pour cette scène que Flaubert ne recopie pas toutes les
corrections d’un folio à l’autre ; on a plutôt l’impression qu’il travaille son texte par
Bouvard et Pécuchet magiciens 179
bribes, sans fixer sur le moment l’enchaînement narratif, et que sur le folio suivant
certains interstices s’élaborent dès le premier jet (parfois de façon tâtonnante). Cet
énoncé modalisé n’est donc pas repris (mais sur le même folio, l’énonciation du narra-
teur est claire, puisque c’est ici qu’apparaît l’adverbe « même » à propos de la
chandelle : « ils avaient même fourré une chandelle », qui se substitue à un autre énoncé
modalisé sur le folio précédent : « par excès de persévérance ils avaient fourré une
bougie dans son crâne », marge du folio 27). Curieusement, c’est in fine, sur la mise au
net, que s’opère un retour à ce stade antérieur, Flaubert ajoutant « la kyrielle était
longue » dans l’interligne du folio 59 v°. Son statut énonciatif est toujours aussi indéci-
dable : impression de Bouvard jugeant la formule magique au style indirect libre ou clin
d’œil du narrateur intervenant au milieu du discours du personnage ?
24. « J’en ai bientôt fini avec mes lectures sur le magnétisme, la philosophie et la
religion. Quel tas de bêtises ! » (lettre à Mme Roger des Genettes, 4 mars 1879, Cor-
180 GENESES FLAUBERTIENNES
g2253 f° 29 (extrait)
(première partie du deuxième brouillon)
g2253 f° 26 (extrait)
(première partie du troisième brouillon)
g2253 f° 41 v° (extrait)
(première partie du quatrième brouillon)
28. On pourrait aussi penser que la description est supprimée à cause de la co-
présence des deux énoncés qui signifient sur le second brouillon l’attente des person-
nages (f° 29), l’un dans le corps du texte (« on l’attend », suivi de la description),
l’autre dans la marge (« Bouvard attend patiemment », suivi du remords du person-
nage), la rature du premier entraînant logiquement la disparition de la description. Il
n’en est rien, l’examen diachronique le révèle, et à ce moment Flaubert ne cherche pas
à résoudre le problème que pose, pour la syntaxe, la succession des informations et leur
répétition.
Bouvard et Pécuchet magiciens 185
ce n’est pas le thème de la peur qui motive les corrections, mais les corrections,
d’un ordre stylistique, qui en impliquent l’expansion thématique ; la peur co-
mique du personnage, accentuant l’aspect parodique de l’incantation, est le
résultat de phénomènes transformationnels d’un autre ordre, mais qui bien sûr
interfèrent avec le contexte, tant les diverses strates de l’écriture en formation
se chevauchent.
29. Comme en témoigne tout d’abord la description de ses pieds : « ses pieds orteils
se retournaient dans leurs pantoufles » (f° 27), corrigée en « le plancher se dérobe »
puis « le plancher comme une onde fuyait sous ses talons » sur le troisième brouillon
(f° 66 v°). Il ressentira enfin « une douleur à l’épigastre » (f° 28) : « une douleur le
pinçait à l’épigastre » (f° 66 v°), comme Pécuchet épouvanté par la valleuse lors de
l’excursion géologique : « une crampe le pinçait à l’épigastre » (p. 142). Cf. Madame
Bovary : « Il lui semblait que le sol de la place oscillant s’élevait le long des murs, et
que le plancher s’inclinait, par le bout, à la manière d’un vaisseau qui tangue »
(p. 211) ; « le sol sous ses pieds était plus mou qu’une onde, et les sillons lui parurent
d’immenses brunes, qui déferlaient » (p. 319) ; on a vu que la perte d’équilibre aqua-
tique du personnage était à l’origine présente dans la scène de la baisade (comme pour
Salammbô) avant d’être différée ; au-delà de signes autotextuels, on peut y déceler sans
aucun doute diverses manifestations de l’idiosyncrasie flaubertienne.
186 GENESES FLAUBERTIENNES
30. L’impression que ces détails sortent du même moule est également confirmée
par d’autres répétitions : le soufre « fait une grande fumée » et les chauves-souris sem-
blent « un nuage faisant un grand froufrou » (f° 27, je souligne).
Bouvard et Pécuchet magiciens 187
g2253 f° 28
(deuxième partie du deuxième brouillon)
188 GENESES FLAUBERTIENNES
g2253 f° 66 v°
(deuxième partie du troisième brouillon)
Bouvard et Pécuchet magiciens 189
l’évocation du mort. Ils sont dès cette étape disposés dans l’espace : « le
portrait sous la tête de mort », séquence recopiée sans grand changement sur le
dernier scénario : « sur le portrait la tête de mort » (f° 22 v°). À l’origine,
Flaubert ne songe donc pas à associer le mouvement des ombres à l’un ou
l’autre de ces objets, dont la présence (sinon la fonction) semble se limiter à
baliser l’espace, volonté manifeste aussi sur le premier brouillon, qui quadrille
l’arrangement obtenu par Bouvard et Pécuchet au moyen d’une phrase
schématique : « L’appartement tendu de noir. Quatre Trois flambeaux brû-
laient, aromates D encens, sur la table au milieu de la table poussée contre le
mur, au dessous du sous le portrait du père Bouvard que dominait la tête de
mort » (f° 27). Toutefois Flaubert réutilise ces deux métonymes de mort au-
delà de la description même (première distorsion des données initiales), après
la mention de l’ombre et avant l’élaboration de la peur, sans établir de lien
entre ces divers éléments : « la lueur des cierges faisait des ombres mouvantes.
la tête de mort avait l’air de grimacer. – le portrait du père Bouvard semble
peu à peu s’animer – angoisses, comme le contact, l’approche d’un être invisi-
ble ». On obtient pourtant un enchaînement parfaitement logique : sous l’effet
des ombres, une tête de mort qui grimace est angoissante, tout comme un
portrait paraissant se mettre à vivre31. C’est ensuite que germe la séquence
interlinéaire justifiant le détail des grimaces (« une chandelle dans la tête de
mort »), immédiatement déplacée puisque Flaubert la travaille dans la marge
en l’insérant dans les préparatifs des deux magiciens excités (effet comique
que souligne d’ailleurs l’intervention du narrateur). Les deux phrases qui se
suivent demeurent donc bien distinctes, alors qu’elles réitèrent l’isotopie du
paraître (« avait l’air de », « semble »), selon un processus de répétition
sémantique identique à celui que nous avons précédemment relevé (de plus, les
grimaces participent également de l’apparence de vie). Ainsi naît, a posteriori,
l’illusion qui causera la peur des deux personnages, déjà élaborée. Mieux
encore, Flaubert fait ici la trouvaille la plus productive pour l’expansion
textuelle, dans l’interligne : « Confusion mélange de l’un et de l’autre » ; sous
l’effet de l’illusion, un objet pourra remplacer l’autre, indifféremment. La
31. Les adeptes de la téléologie (il y en a) m’objecteraient ici que cette juxta-
position programme le devenir du texte. Elle le fait, certes, mais pas dans le sens qu’ils
croient (Flaubert planifierait déjà les manifestations de l’illusion, alors qu’il est évident
qu’il ne sait pas encore comment l’organiser). Cette conception des parcours génétiques
me semble méconnaître dangereusement les processus de l’invention et de l’écriture,
autant retors que divers, souvent arbitraires, criblés de retournements voire d’erreurs,
d’idées nouvelles et spontanées, si bien que la téléologie, ainsi comprise, n’est qu’une
illusion (d’ailleurs parfaitement circulaire) produite par la disposition du texte ou de ses
avant-textes (et par un examen diachronique trop pressé) ; ce chapitre y fait cons-
tamment allusion (espérons-le), même si le problème de la téléologie n’est pas son pro-
pos central.
190 GENESES FLAUBERTIENNES
contiguïté des objets dans l’espace et des détails dans le texte, ainsi que la
parataxe (juxtaposition de deux séquences autonomes mais redondantes) sont
donc résolues en métonymie : on est loin maintenant du simple souci topo-
graphique qui avait à l’origine permis de préciser la configuration spatiale.
Cette confusion métonymique n’est pas encore détaillée, et ne sera du reste
pas aisée à rédiger, comme on peut le voir avec le second brouillon (f° 28,
transcrit p. 187) où l’auteur peine sur le passage, l’écrivant par étapes et le
recopiant, l’amplifiant plusieurs fois dans la marge, corrections qui sont autant
d’illustrations de la difficile progression de l’écriture. En effet Flaubert ne
songe toujours pas à associer les ombres à l’illusion, sans doute gêné par le
déplacement de l’angoisse, qui maintenant les suit dans un autre paragraphe
(depuis l’interligne du folio précédent) : « la lueur des cierges faisait des de
grandes ombres mouvantes. angoisse comme à l’approche d’un être vivant ».
Un nouveau détail, le mouvement de la toile, sert alors de prétexte à l’appa-
rence de vie du portrait : « la toile, tenue seulement par les clous d’en haut se
bombait, semblait vouloir s’élancer ». Cet énoncé, inattendu car rien ne laissait
prévoir une telle dégradation du tableau, germe spontanément et impliquera
des bouleversements notables. Pour l’instant, la « confusion » paraît la ré-
sultante de cette première illusion, et elle s’établit grâce à plusieurs éléments
communs aux deux objets. Ce sont de simples clichés, choisis pour leur aspect
morbide ; ils doivent entraîner la peur sans pour autant amoindrir le comique,
puisqu’il ne s’agit que d’une erreur d’interprétation des deux magiciens (le
paraître est encore répété dans tout le passage) : du morbide au grotesque, il
n’y a qu’un pas. De plus, leur « mélange » suit une gradation. Les yeux se
confondent, de manière peu claire d’ailleurs (le sujet du verbe manque) :
« confond les orbites du squelette, le regard du portrait », puis une tête rem-
place l’autre : « quelquefois la tête du portrait disparaissant – D on voit à sa
place la tête de mort surmontant les vêtements », et enfin les deux objets, ne
faisant plus qu’un, sont littéralement fusionnés : « les favoris semblent enca-
drer les os ».
Flaubert modifie ce premier jet en réutilisant le sème de la dégradation que
contient le nouveau détail de la toile déclouée. Il se répète, par métonymie,
dans l’image représentée : le portrait devient « gâté ». Ici encore, la redon-
dance sémantique sert d’embrayeur à l’expansion textuelle, en plaçant dans un
nouveau registre la confusion qui demeurait peu détaillée (alors que l’illusion
doit être visuelle, les notations choisies le montrent) et l’ensemble de la repré-
sentation en sera transformé.
Le parallélisme va s’élaborer progressivement dans la marge, sous forme
de détails décrivant la « physionomie » du portrait, nous l’avons vu ; aussi
l’idée de la tête grimaçante est-elle abandonnée. La ressemblance s’opère
d’abord par l’intermédiaire de plusieurs couleurs, dans une séquence nominale
Bouvard et Pécuchet magiciens 191
32. Corrections et répétitions sont souvent mêlées, et il ne faut pas oublier que
Flaubert travaille toute sa page, dont seule une partie est isolée pour la clarté de
l’exposé. D’une part, les plaques deviennent « lie de vin et livides », d’autre part, c’est
sur ce folio que la peur des personnages, après le cri de Germaine, est décrite par
l’intermédiaire des couleurs de leurs visages ; si Bouvard est « écarlate », Pécuchet
pour sa part est « livide », comme le portrait.
33. Ce détail ne sera supprimé que sur la dernière rédaction, sans raison appa-
rente : « Une couleur terreuse les brunissait également. La lourde chemise faisait rêver
au plomb d’un cercueil. De la moisissure dévorait les pommettes, les yeux n’avaient
plus de lumière » (f° 59 v°). Quant aux « gouttes de sang » auxquelles font penser les
« breloques », elles sont sans doute illogiques dans l’évocation d’un squelette, et dis-
paraissent immédiatement dans la marge (f° 28, transcrit p. 187).
34. Je rappelle que le regard du père Bouvard n’est pas vide dans les descriptions
antérieures de son portrait (voir le cinquième chapitre de cet ouvrage).
35. En fait, les brouillons suivants contiennent de nouveaux retours en arrière de
l’écriture, puisque les favoris réapparaissent dès le premier jet de la troisième rédaction,
quoique temporairement : « une flamme brillait dans les ronds de la tête vide – elle
semblait quelquefois prendre la place de l’autre, reposer entre les favoris sur la
redingote, prendre ses favoris » (f° 66 v°), alors qu’ils sont réinsérés sur le premier jet
du quatrième brouillon (où ils sont maintenus) : « Elle semblait par instants prendre la
place de l’autre, reposer sur le collet de la redingote, avoir ses favoris » (f° 41 v°).
192 GENESES FLAUBERTIENNES
36. Notons là encore la répétition des termes (et des images qu’ils évoquent) : avant
d’osciller, la toile « se bombait », tout comme les rideaux qui « se bombaient sous le
vent » (f° 28, transcrit p. 187).
37. À ce brusque hiatus temporel Flaubert préférera substituer un effet de progres-
sion : « Puis ce fut mais bientôt peu à peu ils sentirent » (f° 43 v°, transcrit p. 197).
38. Une fois encore il faut prendre garde aux systèmes de variation, car les pro-
cessus sont plus complexes ici ; sur le quatrième brouillon, les deux sensations co-
existent. La première est en fait raturée à cause de la chasse aux assonances : « Ils
Bouvard et Pécuchet magiciens 193
Le cri de Germaine
Mais Bouvard et Pécuchet ne sont pas les seuls à être victimes de leur
imagination ; il y a aussi Germaine qui, pour sa part, croit voir le diable. Nous
avons déjà remarqué que l’intervention de la servante est prévue dès les scéna-
rios, où Flaubert utilise à l’origine son effroi comme un simple prétexte nar-
ratif permettant d’isoler les deux magiciens du reste de Chavignolles ; la rédac-
tion de la conclusion de la scène y introduit de nouveaux effets comiques
dépendant une fois encore de l’attitude des personnages.
La peur de la servante se manifeste sur le dernier scénario par un « cri »,
première notation auditive qui est, il faut le remarquer dès maintenant car ce
détail sera important pour la suite de l’expansion textuelle, antérieure d’un
point de vue syntagmatique à son explication (quoiqu’elle soit fournie immé-
diatement) : « Un grand cri de terreur. c’est Germaine qui regardait par une
fente de la porte » (f° 22 v°). Ici aussi se retrouve une construction para-
tactique, sans cause visible ni lien véritable entre les divers éléments ; on doit
supposer que la « grande fumée » et les chauves-souris terrifient l’observatrice,
qui prend enfin la décision de quitter les deux bonshommes, interrompant en
queue de rat l’épisode de la magie.
Dès le premier brouillon la terreur se décline sur un nouveau mode (f° 27,
transcrit p. 177). En effet le travail de l’interligne et de la marge diffère
l’explication du cri (découverte de Germaine), et cette perte de temps narratif
(mise en place en fait dès la dernière étape scénarique avec la disposition syn-
tagmatique des informations) va être comblée par divers détails produisant
l’expansion du comique.
Le premier processus dilatoire, interlinéaire, accentue la présence de
l’espace dans le récit : le cri éclate « derrière la porte » (répétition oblige,
Germaine observe alors par une « fente de la porte cloison ») ; Bouvard et
Pécuchet « hésitent » puis « vont dans le corridor » où ils aperçoivent enfin
Germaine. Pourtant il ne s’agit pas seulement de rendre le récit plus visuel en
lui donnant une dimension spatiale accrue. En fait, la terreur s’est dédoublée
dans le texte, pour l’instant de manière programmatique, puisque le verbe
« hésitent » fait allusion à la crainte des deux bonshommes sans la développer
immédiatement, alors que le cri de la servante devient simplement « un cri
violent » ; c’est aussi une transition qui, tout en réinsérant la focalisation,
permet de perpétuer l’illusion de Bouvard et Pécuchet (et la peur qui l’accom-
pagne), car l’origine du cri en question n’est plus tout de suite élucidée,
comme si de leur point de vue il était attribuable à Béchet ou au père Bouvard
apparaissant, tandis qu’il semble avoir changé de nature.
s’engourdissaient dans l’odeur de l’encens. Puis ce fut Peu à peu ils sentirent comme la
sensation l’effleurement d’une haleine » (f° 43 v°, je souligne).
194 GENESES FLAUBERTIENNES
39. La farce était de toute façon déjà visible dans l’espionnage de Germaine dès la
germination de ce passage. Il ne faut pas oublier de plus que, quand il le rédige,
Flaubert a déjà utilisé le personnage de façon comique plus tôt dans l’épisode, puisque
Germaine « acheva de s’alcooliser », ressent des troubles auditifs (« elle confondait le
bruit de leurs pas avec ses bourdonnements d’oreilles et les voix imaginaires qu’elle
entendait sortir des murs ») ainsi que visuels (« un jour qu’elle avait mis le matin un
carrelet dans la cave, elle eut peur en le voyant tout couvert de feu »), et accuse les
deux bonshommes d’être la cause de son état : elle « finit par croire qu’ils lui avaient
jeté un sort » (p. 274).
40. Phénomène accentué par la seconde correction interlinéaire qu’implique l’ex-
croissance marginale : « vont hésitent. enfin vont dans le corridor », l’adverbe insistant
sur la perte de temps causée maintenant par la peur, tout en introduisant une trace de
l’énonciation du narrateur.
Bouvard et Pécuchet magiciens 195
elle en appelle à la religion, qui condamne la magie) ; comme souvent avec les
brouillons de ce passage, on a l’impression que les idées stimulées par l’inter-
textualité germent plus facilement que celles qui procèdent de l’invention
pure41. En effet, la réaction de Bouvard et Pécuchet entendant le cri n’est au
contraire élaborée que lentement, alors que la ligne narrative est en général
maintenue. Le second brouillon donne à cet égard une nouvelle illustration des
tâtonnements visibles partout dans la genèse de cette scène. Flaubert ne
recopie pas littéralement le texte obtenu grâce aux corrections antérieures, la
rédaction évolue par à-coups, même sur le premier jet, parallèlement à des
ratures qui interrompent le flux de l’écriture, dont les éléments paraissent in-
stables. Plusieurs séquences trouvées sur le brouillon précédent sont ré-
utilisées, certes, mais simultanément transformées. Le cri de la servante par
exemple n’éclate plus « derrière la porte », car la porte a été déplacée dans le
texte dès le premier jet ; elle sert maintenant à introduire une nouvelle notation
auditive prolongeant le cri, conforme à l’absence de savoir des deux bons-
hommes (et bien entendu à la focalisation), dont elle perpétue l’illusion par un
nouvel effet de suspens : « quand derrière la porte ils entendirent des gémisse-
ments. comme ceux d’une âme en peine ». L’âme du revenant paraît se mani-
fester et l’expérience avoir réussi, ce qui en rend la chute plus comique encore
avec la découverte de Germaine : l’échec des magiciens est ainsi accentué. De
même, leur hésitation se modifie en se précisant. Auparavant elle servait
surtout de transition pour leur sortie prudente dans le couloir ; ici l’espace a
disparu, leur mouvement est implicite et leur hésitation directement associée à
la peur : « ils hésitaient n’osaient faire un geste ni même à parler ». Il faut
attendre le brouillon suivant (f° 66 v°, transcrit p. 188) pour retrouver le cor-
ridor, lui aussi déplacé (d’ailleurs dès le premier jet) dans la représentation des
prières de Germaine : « et à genoux dans le corridor », tandis que le mou-
vement des personnages et la modalisation réapparaissent : « Enfin ils se
hasardèrent » (soulignons l’effet comique du verbe). Ce passage de l’intérieur
à l’extérieur a cependant failli ne pas être maintenu. Par la forme du verbe et
par sa disposition paragraphique (une phrase isolée forme tout un paragraphe)
il ressemble trop à cette phrase qui le précède de quelques lignes, « ils se
regardèrent ». Le regard est alors raturé et remplacé dans la marge par une
question, « qui était-ce ? », qui subsume au style indirect libre les craintes des
deux bonshommes et leur discours (à moins qu’il ne s’agisse d’un nouveau
g2253 f° 43 v°
(deuxième partie du quatrième brouillon)
198 GENESES FLAUBERTIENNES
épineux sont surtout d’un ordre théorique : il est ardu de rendre compte des
développements de l’écriture d’une manière globale et surtout de les syn-
thétiser, par exemple dans la perspective d’une esthétique de la production du
comique dans Bouvard et Pécuchet. Ce n’est pas à dire qu’une telle approche
soit illusoire, ou condamnée par avance à seulement mimer les processus
qu’elle tâche de découvrir44. Être fidèle aux avant-textes, c’est avant tout en
détecter et respecter les difficultés qui, à partir de là, pourront devenir des
atouts analytiques ; ici, notre parcours était (paradoxalement) simplifié par les
hésitations mêmes de Flaubert, qui n’a pas écrit son texte en continuité mais
qui, ralenti par chaque phrase ou segment de phrase, juxtaposant des idées
exprimées parfois de façon maladroite, l’a travaillé en suivant de grands blocs
(bien visibles sur les folios), correspondant par ailleurs, ce n’est pas un hasard,
à des catégories de poétique narrative : incantation (discours direct), espace,
objets et effet sur le personnage (description et relation description-récit),
réaction et gestes des personnages (récit), par rapport à un thème central, celui
de la peur, et en accord avec un contexte défini au préalable (le comique ou la
parodie).
Aussi l’examen macrogénétique était-il guidé, de force presque, par le
cheminement fragmenté des blocs en question. Les scénarios, avec leurs
nombreuses strates et leur logique rétroactive (utilisation spontanée de Ger-
maine), mettent en place le ton de la scène en amplifiant et en déplaçant dès
l’origine le thème de la peur ; ils révèlent de plus que l’échec des personnages
est inhérent à cette amplification thématique mais indépendant de la structure
du récit sur laquelle se concentre particulièrement l’attention de Flaubert au
début de l’élaboration narrative. La documentation possède un statut ambigu,
qui stimule l’invention ou au contraire la freine en soulevant des problèmes
d’insertion et d’utilisation, puis la re-stimule avec des transformations qui
permettent l’émergence de la parodie, conforme au programme initial de tout
l’épisode. Au niveau plus microscopique de l’écriture en formation (indisso-
ciable cependant de ses autres composantes, comme nous l’avons constaté à
plusieurs reprises) se retrouvent des difficultés d’exécution similaires, la ré-
daction ne progressant que par vagues qui en interrompent le mouvement, tout
en se recouvrant l’une l’autre, alors que la parataxe est un schéma récurrent
dans la formation de ces phrases balbutiantes. Étrangement, le phénomène le
plus productif est sans doute celui de la répétition, présent partout : répétitions
sémantiques ou lexicales, qui se résolvent en métonymie ou en synonymie, et
bien sûr assonances, qui parfois relancent le texte, parfois au contraire le
49. Raymonde Debray Genette l’a rappelé à propos de la genèse d’une description
d’Hérodias (dont la rédaction est également fort problématique) ; voir « Les écuries
d’Hérodias : Genèse d’une description », Genesis, 1, 1992, p. 111.
200 GENESES FLAUBERTIENNES
1. Polybe, Histoire générale (extraits), repris dans Salammbô (éd. René Dumesnil),
Paris, Belles Lettres, coll. « Les Textes Français », tome II, 1944, respectivement p. 199
et 210.
2. Yvan Leclerc, « Notes sur Salammbô », Equinore, 14, printemps 1997, p. 61.
3. Guillaume Frœhner, « Le roman archéologique en France : Gustave Flaubert,
Salammbô – Théophile Gautier, Le Roman de la momie – Ernest Desjardins, Prome-
nade dans les galeries du musée Napoléon III », Revue contemporaine, décembre 1862,
repris dans Flaubert, Correspondance, op. cit., tome III, p. 1239.
4. Alcide Dusolier, « Salammbô, par M. Gustave Flaubert », Revue Française, 31
décembre 1862, repris dans Flaubert, Œuvres complètes, Paris, Éditions du Club de
l’Honnête Homme, tome II, 1971, p. 405-406.
202 GENESES FLAUBERTIENNES
14. Notons en revanche que Frœhner, malgré ses multiples critiques concernant
l’historicité du roman, ne remet pas ce passage en question, il s’élève plutôt contre la
représentation de la statue de Moloch (art. cité, p. 1243). Ce qui n’empêche pas
Flaubert, excédé sans doute par les critiques de l’archéologue, de lire le contraire et de
lui répondre : « dans les sacrifices d’enfants, il est si peu impossible qu’au siècle
d’Hamilcar on les brûlât vifs, qu’on en brûlait encore au temps de Jules César et de
Tibère, s’il faut s’en rapporter à Cicéron (Pro Balbo) et à Strabon (livre III) » (lettre à
Guillaume Frœhner, 21 janvier 1863, Correspondance, op. cit., tome III, p. 296). Pour
clore le débat sur la réalité de la scène, rappelons que des découvertes archéologiques
datant des années 1920 et du milieu des années trente ont permis de démontrer que, sur
ce point au moins, les certitudes de Flaubert étaient fondées (voir Lapeyre et Pellegrin,
Carthage punique, cité par Dumesnil, Salammbô, op. cit., p. 240-241).
15. « Cette scène [...] peut avoir sa vérité, et a certainement son horreur » (Sainte-
Beuve, « Salammbô par M. Gustave Flaubert », art. cité, p. 77).
16. Lettre à Sainte-Beuve, 23-24 décembre 1862 (Correspondance, op. cit., tome
III, p. 282).
17. Lettre à Jules Duplan, 25 septembre 1861, ibid., p. 176.
18. Lettre à Ernest Feydeau, 17 août 1861, ibid., p. 170.
19. Mais le chapitre VII de La Nouvelle Justine ne s’attarde pas sur les horreurs de
Bandole et il n’y a pas de scène détaillant le supplice aquatique des enfants (Sade, La
Nouvelle Justine, Œuvres, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de
la Pléiade », tome II, 1995, p. 571-573). Si intertextualité il y a, c’est en creux : au sup-
plice par l’eau (Sade) correspond, symétriquement, le supplice par le feu (Salammbô) ;
à l’absence de représentation (Sade) se substitue une représentation détaillée (la gril-
lade) qui n’insiste pas vraiment sur l’horreur du tableau (on y reviendra bientôt).
204 GENESES FLAUBERTIENNES
nombre des victimes diminuant, les uns criaient de les épargner, les autres qu’il
en fallait encore. On aurait dit que les murs chargés de monde s’écroulaient
sous les hurlements d’épouvante et de volupté mystique. Des fidèles arrivèrent
dans les allées, traînant leurs enfants qui s’accrochaient à eux ; et ils les bat-
taient pour leur faire lâcher prise et les remettre aux hommes rouges. Les
joueurs d’instruments quelquefois s’arrêtaient épuisés ; alors, on entendait les
cris des mères et le grésillement de la graisse qui tombait sur les charbons. Les
buveurs de jusquiame, marchant à quatre pattes, tournaient autour du colosse et
rugissaient comme des tigres ; les Yidonim vaticinaient, les Dévoués chantaient
avec leurs lèvres fendues ; on avait rompu les grillages, tous voulaient leur part
du sacrifice ; – et les pères dont les enfants étaient morts autrefois, jetaient dans
le feu leurs effigies, leurs jouets, leurs ossements conservés. Quelques-uns qui
avaient des couteaux se précipitèrent sur les autres. On s’entr’égorgea. Avec
des vans de bronze, les hiérodoules prirent au bord de la dalle les cendres tom-
bées ; et ils les lançaient dans l’air, afin que le sacrifice s’éparpillât sur la ville
et jusqu’à la région des étoiles.
Ce grand bruit et cette grande lumière avaient attiré les Barbares au pied des
murs ; se cramponnant pour mieux voir sur les débris de l’hélépole, ils regar-
daient béants d’horreur.
S’il est possible de qualifier cette scène de sadique, ce n’est pourtant pas du
point de vue de la représentation même des enfants. Elle est à cet égard peu
détaillée, peu descriptive, et Flaubert ne semble pas avoir ici multiplié les
effets, alors que cela aurait été facile dans un tel contexte et qu’il l’a du reste
déjà fait ailleurs dans le roman (mais non à propos d’enfants, soulignons-le)20.
L’horreur est visible à travers l’aspect immobile et passif des victimes innocen-
tes (opposé au mouvement de la foule), par leur nombre que soulignent l’itéra-
tion interne (« Chaque fois que l’on y posait un enfant ») et la durée paradoxa-
lement illimitée (« Cela dura [...] indéfiniment, jusqu’au soir »), leur multipli-
cation simultanée (« on les empila sur ses mains »), dans le signe de la dispari-
tion, répété par le texte sur un mode métaphorique (« ils semblaient de loin
disparaître dans un nuage », « les victimes [...] disparaissaient comme une
goutte d’eau sur une plaque rougie »). Elle est surtout, visuellement, condensée
sous la forme de trois détails : « quelques-uns même croyaient reconnaître des
cheveux, des membres, des corps entiers » (modalisés par l’adverbe « même »,
avant le point d’orgue évoquant un Moloch ivre) ; « Des fidèles arrivèrent dans
les allées, traînant leurs enfants qui s’accrochaient à eux ; et ils les battaient
pour leur faire lâcher prise et les remettre aux hommes rouges » lorsque le
20. Voir ces quelques passages dans le même chapitre : « le plomb liquide sautillait
sur les casques, faisait des trous dans les chairs ; une pluie d’étincelles s’éclaboussait
contre les visages – et des orbites sans yeux semblaient pleurer » (p. 302) ; « On les
étouffait en leur jetant, de loin, sur la face, des manteaux trempés de sang » (ibid.) ;
« Au milieu des entrailles ouvertes, des cervelles épandues et des flaques de sang, les
troncs calcinés faisaient des taches noires ; et des bras et des jambes à moitié sortis d’un
monceau se tenaient tout debout » (ibid.), etc.
206 GENESES FLAUBERTIENNES
sacrifice prend des allures de délire ; « on entendait les cris des mères et le
grésillement de la graisse qui tombait sur les charbons » dans le silence des
instruments, le texte se chargeant alors d’effets sonores : Flaubert n’a pas évité
les assonances. Ces détails morbides exceptés, l’horreur apparaît en fait davan-
tage métonymique. Elle vient du thème matriciel (un sacrifice de jeunes en-
fants), est soulignée par un lexique répétitif et somme toute prévisible (« horri-
bles », « terreur », « horreur », « terreur », « horribles », « épouvante », « hor-
reur »), par la pose des personnages (Hamilcar, le Grand-Pontife, les Dévoués
et surtout les Barbares, spectateurs qui finalement jugent les Carthaginois,
« béants d’horreur ») et le mouvement même de la scène, représentation d’une
hystérie collective qui s’enfle progressivement21, sur un rythme qui va s’am-
plifiant22, avec les cris multipliés23 dans la lumière rouge et noire24. Notons que
la violence de ce tableau est placée sous l’égide de la vue (lumière) et de l’ouïe
(bruit), comme l’indique d’ailleurs la dernière phrase, mais que Flaubert n’y a
jamais développé l’odeur des chairs en train de brûler par exemple, que le
contexte de la crémation aurait pourtant pu légitimer.
Par leur nature et leur fonction, les manuscrits font bien à l’origine partie
du domaine privé et l’on peut supposer, après la lecture des lettres relatives à
la grillade des moutards, que Flaubert s’est tout d’abord laissé aller à décrire
force détails sadiques qu’il a progressivement adoucis, en pensant par exemple
à la censure. Je m’intéresserai donc à la génétique de l’horreur dans le roman
en prenant appui sur cette scène, sans m’attarder sur les préliminaires et pré-
paratifs du sacrifice, annoncés et d’ailleurs expliqués longtemps avant dans le
récit (voir p. 318 et suivantes), mais en me limitant plutôt au texte du sacrifice
en cours, tel qu’il a été cité auparavant, et tout en croisant une fois encore les
hypotextes documentaires, différents certes de ceux de Bouvard et Pécuchet
mais essentiels ici aussi à la genèse de l’œuvre, ce qui n’étonnera plus person-
ne dans le cas de Flaubert. L’examen macrogénétique tâchera ainsi de démêler
les processus de formation et de transformations que recèlent les manuscrits
Intertextes documentaires
On sait que la source principale de Salammbô est Polybe et que ce dernier
demeure quasi muet sur le siège de Carthage ; Flaubert a alors dû se livrer à un
formidable travail d’induction25 à partir de documents divers, comme le
suggère sa réponse à Sainte-Beuve26. En voici dès maintenant la liste, indiquée
par René Dumesnil dans son édition de Salammbô (op. cit., p. 189-190) : Cicé-
ron, Pro Balbo ; Saint Augustin, Œuvres (Paris, Gaume, 1836-1839 ; VII,
286) ; Silius Italicus, Puniques (Paris, Panckouke, 1836-1838 ; IV, 13) ; Ter-
tullien, Apologie (Paris, Nisard, 1845 ; VIII) ; Strabon, I (253, 328, 364) et III
(290, 291, 344), à laquelle il faut ajouter les Guerres de Carthage contre
Agathoclès de Diodore de Sicile (XX, 14). Flaubert a peut-être trouvé l’idée
d’associer les enfants avec le feu, et donc avec Moloch, dans la Bible puis-
qu’il a écrit sur un folio préparatoire contenant diverses notes :
à sa naissance on passait l’enfant dans le feu. C’était le sacrifier à Moloch et
faire qu’il n’eût pas besoin plus tard d’être brûlé – et comme il était désormais
purifié par le Dieu il devenait plus robuste. Cette cérémonie valait de l’argent
aux prêtres. Mais pendant le siège, le peuple plus féroce qu’eux exige des sacri-
fices effectifs (23662 f° 201 v°),
et qu’un passage de Cahen indique : « chez les Chaldéens et les anciens
Égyptiens, l’usage était de vouer les nouveaux-nés à Moloch [...] par le moyen
d’une brûlure, ou en les faisant passer par le feu »27. Aussi est-ce imaginer
25. C’est ainsi qu’il le qualifie dans une lettre à Jules Duplan : « il faut auparavant
que je me livre par l’induction à un travail archéologique formidable » (10? mai 1857,
Correspondance, op. cit., tome II, p. 713).
26. Le manuscrit 23662 f° 157 v° contient des notes que Flaubert a copiées en vue
de ses réponses à Sainte-Beuve et à Frœhner ; on peut y lire à propos du sacrifice des
enfants : « malgré les défenses d’immolations d’enfants faites par Darius et Gelon – on
en brûla dans la guerre d’Agathocles (Diodore) 200 sans compter 300 personnes qui se
jetèrent volontairement dans les flammes » et, ajoutées plus bas, les notes suivantes :
« 60 ans avant J.-C. César détruisit à Gadès invoteratam quamdam Barbariam Ciceron
Pro Balbo », « Dans toute l’Espagne au temps de César, d’Auguste et de Tibère on
égorgeait les prisonniers à Moloch, Strabon Cro III » et, nouvel ajout : « voir Silius
Italicus Eusèbe St Augustin ». Je rappelle que le dossier contenant les notes sur la con-
troverse de Salammbô a été publié par Isabelle Strong (voir « Flaubert’s Controversy
With Frœhner : the Manuscript Tradition », Romance Notes, XVI, 2, Winter 1975,
p. 283-299).
27. Bible de Cahen, tome I, p. 224 : « Notes supplémentaires » (cité par Fay et
Coleman, Sources and Structure of Flaubert’s Salammbô, op. cit., p. 47).
208 GENESES FLAUBERTIENNES
28. Diodore de Sicile, XX, 14 (cité par Dumesnil, Salammbô, op. cit., p. 241).
29. Voir aussi 23662 folios 182 puis 180.
« Bandole sera content ! » 209
l’abrégeant légèrement : « Au lieu de brûler les enfants on les faisait passer par
le feu. Cette cérémonie valait de l’argent aux prêtres. Mais ici le peuple plus
féroce qu’eux en exige pour tout de bon ». L’avant-dernier scénario d’ensem-
ble ne contient plus le titre générique « sacrifices » mais l’image de la dévora-
tion, « Moloch dévore les enfants », tandis que la première touche de couleur
(rouge, évidemment) germe dans l’interligne, avec une comparaison significa-
tive : « les prêtres de Moloch, comme des bouchers, rouges de vêtements et de
teint, des gladiateurs pontificaux » (23662 f° 202). On peut donc être certain
qu’à ce stade Flaubert sait qu’il élaborera une scène dont les premiers éléments
narratifs se fondent, dès leur origine, sur la violence30.
C’est cependant le dernier scénario d’ensemble qui est le plus significatif et
qui soulève d’ailleurs plusieurs problèmes, car la scène s’y profile selon cer-
taines modalités thématiques et génétiques qu’il convient de définir :
Grillade. Moloch dévore les enfants. – tambourins et musique autour. on leur
met un baillon pour les empêcher de crier. Quelques-uns jettent dans le feu les
effigies de leurs enfants morts avec leurs os, leurs habits et leurs jouets. – crépi-
tement de la graisse qui tombe sur les charbons – grand silence coupé de grands
cris –
(23662 f° 204)
Ce passage frappe par une sorte d’ambivalence entre, paradoxalement, la
précision et l’imprécision. Le récit même de la grillade n’est pas développé et
son déroulement demeure squelettique (« Moloch dévore les enfants »), mais
des détails très précis déjà (phénomène remarquable au stade du scénario
d’ensemble) en représentent l’atmosphère (effets auditifs : musique, cris et
surtout l’un des fameux silences flaubertiens), avec l’idée sous-jacente d’une
amplification du sacrifice, puisqu’il semble se perpétuer au-delà de la mort
(« quelques-uns jettent dans le feu les effigies de leurs enfants morts ») sous le
signe répété de la grandeur (« grand silence », « grands cris »). Les enfants
eux-mêmes sont passifs, « on leur met un baillon », sème de l’empêchement
que nous retrouverons transformé et déplacé. À l’absence de cris des enfants
correspondent symétriquement les « cris » de la foule, tandis que le détail de la
« graisse » semble bien le métonyme et peut-être le générateur de l’horreur
dans le passage : il en traversera d’ailleurs toute la genèse et sera très peu
corrigé. Il est d’autant plus rempli de présuppositions qu’il demeure tout à fait
indéfini et anonyme, comme si Flaubert le jugeait inassignable, se refusant de
le lier littéralement au corps des enfants, alors qu’il n’y a bien sûr pas d’autre
30. On a déjà repéré des processus semblables dans la genèse des scènes de la
baisade de Madame Bovary et de la magie dans Bouvard et Pécuchet. Dans ce cas, le
passage du pluriel au singulier n’est pas littéral, mais le déictique « ici » (« mais ici le
peuple plus féroce qu’eux en exige pour tout de bon ») signale la singularité de l’évé-
nement, et donc l’arrêt du récit sur une scène spécifique.
210 GENESES FLAUBERTIENNES
explication possible. Dès ce folio germe donc, en filigrane, l’un des modes de
signifiance de la représentation du sacrifice : l’horreur du détail précis et
remarquablement concret, qui refuse cependant d’être littéral, permettra à la
scène de s’amplifier par le non-dit et la suggestion.
Le problème, pour nous, est que cet avant-texte constitue la première
élaboration (encore parcellaire, certes) de la grillade ; or une bonne partie n’est
que la copie quasi littérale d’une note : « on met un baillon aux enfants pour
les empêcher de crier. Quelques-uns par dévotion jettent dans le feu les effi-
gies de leurs enfants morts avec leurs os et leurs habits » (23662 f° 202 v°). De
plus, d’autres détails laissent supposer que Flaubert est en train d’utiliser l’His-
toire romaine de Michelet, où l’on peut lire : « ce dieu avide demandait des
victimes humaines ; il aimait à embrasser des enfants de ses langues dévoran-
tes » (signe oblique de la dévoration déjà esquissée sur le folio précédent), et
surtout qu’il y avait alors « des danses frénétiques, des chants dans les langues
rauques de la Syrie, les coups redoublés du tambourin barbare »31. De par son
origine (éléments extraits d’un folio de notes), et comme le suggère de plus
cette concordance avec le texte de Michelet, il est possible que ce déve-
loppement initial ne soit en fait que le résultat de l’insertion d’hypotextes
documentaires.
Le scénario partiel n’apporte pour sa part aucune modification à la grillade
sur le premier jet. Mais c’est sur ce folio que Flaubert trouve l’idée de la con-
clure par le regard des Barbares dans l’ajout interlinéaire final, la clausule
étant déjà injectée du passé fictionnel (à l’imparfait duratif, qui éternise la vi-
sion apeurée) : « et les Barbares qui voyaient cela avaient peur » (23662
f° 205). Par cette brusque distorsion du point de vue, l’acte religieux est trans-
formé en acte de barbarie32 : ce nouveau et dernier regard, extérieur au rite du
sacrifice, permet de juger l’ensemble de la scène en soulignant une fois encore
sa violence. Le mouvement en est ainsi esquissé jusqu’à la conclusion. Il reste
maintenant à l’amplifier, c’est-à-dire élaborer le sacrifice proprement dit puis-
que, du fait peut-être que Flaubert est limité par ses documents, les scénarios
l’ont jusqu’à présent laissé de côté.
31. Michelet ne parle pas ici de Carthage mais de Moloch en général ; on retrouve
donc le phénomène de transposition déjà mentionné. L’utilisation de Michelet est
confirmée par le scénario 23662 f° 202, où Flaubert décrit pendant le siège « la ville
tendue de noir » tandis que Michelet explique qu’à Carthage, « dans les calamités
publiques, les murs de la ville étaient tendus de drap noir » (Michelet, Histoire romaine
[extraits], repris dans Salammbô, éd. René Dumesnil, op. cit., p. 192 ; remarquons pour-
tant que Michelet utilise ici Diodore) ; Flaubert ne maintiendra pas ce détail, mais les
enfants seront couverts d’un voile noir.
32. Voir Yvan Leclerc, « Notes sur Salammbô », art. cité, p. 61.
« Bandole sera content ! » 211
Mise en scène
Flaubert travaille le mouvement sur trois scénarios ponctuels en octobre
186133, mais le récit est loin d’être fixé et apparaît peu détaillé par rapport à
d’autres scénarios ponctuels flaubertiens. Le premier est très court et ne con-
tient que de rares modifications des données antérieures34 ; sur le second en
revanche (23661 f° 210), dont on peut lire la transcription partielle ci-dessous,
la scène tient sur un folio et Flaubert tente d’y aménager à la fois ses prépa-
ratifs (position des personnages, description de la statue) et son déroulement. Il
35. Voir aussi le signe religieux, marginal : « pr que les enfants soient plus Saints
on leur met des bandelettes » ; Flaubert le maintiendra et l’élaborera sur plusieurs fo-
lios, mais finira par le raturer (sur 23661 f° 228 v°).
36. Diodore de Sicile, XX, 14 (cité par Dumesnil, Salammbô, op. cit., p. 241).
37. Histoire romaine, ibid., p. 192.
38. Notons aussi, ajouté sur ce folio, ce détail morbide concernant les prêtres de
« Bandole sera content ! » 213
Moloch, et qui provient sans aucun doute d’un autre document : « vêtements trempés de
sang pr sacrifier à Moloch » ; on le trouve en effet dans une liste de notes intitulée
« Religion » (23658 f° 65 v°). Flaubert l’intègre sur le folio suivant, où il le rature
définitivement.
39. Voir 23661 folios 226 v° puis 269, non transcrits ici.
40. Flaubert l’élaborera longtemps dans les brouillons mais la supprimera (sur le
brouillon 23661 f° 270 v°), soit pour ne pas créer de confusion dans l’esprit des lec-
teurs, soit plus vraisemblablement pour ne pas ralentir le mouvement de la scène.
214 GENESES FLAUBERTIENNES
reviendrai)41 : « Statue devenue rouge – blanche. flamme par les yeux – a l’air
de trépigner. Des nuages s’amoncèlent » ; le sacrifice, pour être effectif, doit
apporter la pluie, les Carthaginois crevant (c’est le mot) littéralement de soif.
Le nouveau détail des « prêtres de Proserpine », dans la marge, est là pour le
rappeler avec la formule éleusiaque : « verse la pluie, enfante » (elle ne sera
jamais modifiée jusqu’à la version publiée ; il faut souligner du reste que les
quelques séquences au discours direct sont en général peu corrigées dans nos
avant-textes). On pourrait encore y voir une touche sadique : alors qu’il est
précisément en train d’avaler des enfants, on demande au dieu d’enfanter,
autre avatar de la métonymie qui règle la signifiance de l’ensemble de la scène.
La représentation des enfants, pour sa part, n’est visible que dans une seule
séquence qui soumet l’hypotexte à une réécriture maintenant détachée de la
simple fonction (documentaire) d’expliquer le mécanisme de la statue. D’une
part, l’ajout interlinéaire des prêtres et de leur action introduit de nouveaux
éléments narratifs et donc développe le déroulement du sacrifice (« les prêtres
les apportent », « les mettent dessus » ; de même, dans l’interligne, les bras de
Moloch « montent, s’abaissent ») ; d’autre part, la « fournaise » du scénario
précédent (transformée en « brasier » sur le premier jet) devient « le trou de
l’abdomen », animal sinon anthropomorphe, qui profile l’image de la béance
tout en paraphrasant le texte de Diodore (« gouffre »). Flaubert y associe le
sème de la disparition (« roule et disparaît ») ; d’ailleurs l’utilisation du verbe
disparaître permet déjà d’éviter les assonances en ou (souci qui légitime de
même la biffure du verbe de Diodore, « roule »), mais simultanément rend
l’image des enfants bien moins visuelle. Cette abstraction est sensible aussi
dans des corrections apparemment contradictoires. Le texte semble se sou-
mettre à une perte de référence, car depuis le scénario précédent l’enfant n’est
plus désigné comme un « enfant » mais comme une « victime » (ce qui insiste
sur le statut scénique des enfants et sur leur caractère agi)42. Or, para-
doxalement, la phrase multiplie ici une référence impossible et presque
41. Sans doute parce que les mangeurs de jusquiame qui pour l’instant précèdent
immédiatement font partie de « l’ordre du Lion, Soleil bête féroce » nous dit le folio ;
cette manière de cohésion sémantique lors de l’expansion du texte est fréquente dans
les manuscrits de Flaubert à leur stade germinatif. D’ailleurs, par ce même effet d’ex-
pansion isotopique, les mangeurs deviendront des buveurs, Moloch titubant paral-
lèlement « sous le poids de son ivresse » (cf. le brouillon 23661 f° 234, rédaction
suivante ; notons que, puisqu’il s’agit d’une plante au suc vénéneux, ils peuvent la
manger comme la boire).
42. Ce sera plusieurs fois le cas aussi dans la version publiée. Notons cependant que
le terme « victimes » est utilisé par les documents, à la fois Minucius Felix (« pour ne
pas immoler des victimes qui pleurent », Octavius, XXX, 3, cité par Dumesnil,
Salammbô, op. cit., p. 241) et encore Michelet (« ce dieu avide demandait des victimes
humaines », ibid., p. 192).
« Bandole sera content ! » 215
Premiers brouillons
Attardons-nous sur les premiers brouillons, où la rédaction s’esquisse : la
scène s’amplifie et l’extrait qui nous concerne tient maintenant sur trois folios,
transcrits à la suite l’un de l’autre sur les pages suivantes45 ; les marges, assez
chargées par endroits, indiquent clairement ce souci de développement qui
n’affecte pas le texte d’une façon homogène.
Sur le premier folio (f° 225), Flaubert travaille en particulier les actions des
Dévoués (voir par exemple ce détail morbide, dans la marge, qui insiste sur la
dévoration : « en faisant claquer leurs dents comme pour les dévorer ») ; c’est
aussi dans la marge que sont amplifiés les présents du peuple et leur pro-
gression. Le reste du folio s’attache à décrire les autres prêtres (tableau aban-
donné dans la version définitive, je le rappelle), où l’on notera encore un
métonyme de l’horreur : « D dont les côtes etaient marquées en blanc pr les
faire ressembler à des Squelettes » 46. Plus intéressante de notre point de vue
est la représentation des enfants et surtout, sur ce folio, du début du sacrifice,
car le premier enfant est décrit, alors que Flaubert l’avait laissé de côté jusqu’à
présent. Mais une fois encore il l’est en creux ; l’horreur, qui va s’amplifiant,
43. On en trouve des traces dans la version publiée ; voir notamment le second
paragraphe de notre extrait : « Ils montaient lentement » (le texte ne contient nulle part
l’antécédent du pronom).
44. On peut voir par là même combien le texte flaubertien s’écarte du texte sadien,
qui utilise abondamment signifiants littéraux et détails concrets ; aussi ne saurait-on
qualifier Salammbô de « roman apocryphe de Sade » (Jeanne Bem, « Modernité de
Salammbô », art. cité, p. 21).
45. Ils appartiennent au volume N.A.F. 23661, cote que je ne répéterai plus dès
maintenant.
46. Ce paragraphe montre combien Flaubert tâtonne et semble comme souvent
patauger dans sa documentation, on le voit avec les notations explicatives, pseudo
justificatives qui se multiplient dans la marge : « derniers serviteurs d’une vieille
religion ethiopienne fondue maintenant dans celle de Carthage », « divisés par bande de
sept chacun nombre sacré reproduisant celui des sept planètes ». Il a au départ besoin
de totaliser le plus possible les informations authentifiantes avant de pouvoir s’en dé-
partir et laisser par la suite s’opérer le travail de l’imaginaire.
216 GENESES FLAUBERTIENNES
23661 f° 227
(premier brouillon, deuxième partie)
298
218 GENESES FLAUBERTIENNES
23661 f° 235
(premier brouillon, troisième partie)
299
« Bandole sera content ! » 219
anonyme qui germe sur le folio (« et on vit une masse noire ») et qui montre de
façon plus nette la distance qui s’établit entre l’image du sacrifice et les signi-
fiants qui la supportent47. Ce processus est également présent sur le second
folio (f° 227), puisqu’on y retrouve le phénomène de présupposition déjà rele-
vé sur le jeu de scénarios antérieur : Flaubert décrit au début du paragraphe les
bras de la statue (premier jet) : « Mais les mouvements des bras allaient plus
vite et chacun sa formule » (il s’agit d’accélérer le sacrifice et d’introduire les
discours), séquence corrigée en « victimes se suivaient maintenant plus vite »,
et surtout avec une addition interlinéaire : « chaque fois qu’on en posait un la
musique se taisait ». Là encore, le texte se refuse tout d’abord à actualiser le
référent du pronom ; la présupposition n’est résolue qu’ensuite, par l’ajout de
« enfant ».
D’autres signes extrêmement imbriqués révèlent de manière implicite des
noyaux sémiotiques qui permettront à la sémiosis d’opérer. À ce stade, le pre-
mier enfant disparaît dans le « tourbillon » des Dévoués (notation absente du
texte définitif, qui contient ici une ellipse temporelle : « puis on aperçut entre
les mains du colosse ») ; or suivant un processus génératif que je qualifierai
cette fois de métonymie intratextuelle le tourbillon se dédouble sur ce même
jeu de brouillons, puisqu’il réapparaît dans la marge du folio 227, élaborant
ainsi le bûcher et le mouvement des enfants : « ils montaient d’un mouvement
lent D regulier D comme le bûcher faisait de gros tourbillons de fumée blanche
ils semblaient disparaître dans un nuage ». On retrouve parallèlement la dispa-
rition, qui se dédouble de la même manière, et la blancheur qui se déplace
(auparavant attribuée à Moloch, elle est sur ce jeu de brouillons raturée), tandis
que l’énoncé métaphorique, sous le signe de la Nature (« nuage ») et bien sûr
du contexte (présage de la pluie ; là encore le texte se dédouble, puisque dans
la description d’atmosphère « des nuages s’accumulaient »), cache une fois en-
core la mimésis. Ce dédoublement de signifiants pose bien entendu un pro-
blème du point de vue de la rédaction flaubertienne, qui on l’a vu interdit ordi-
nairement la répétition (il sera résolu en partie dès l’étape suivante). Mais il
suggère surtout une réversibilité sémiotique que le texte n’élucide jamais :
autrement dit, le tourbillon des Dévoués et le tourbillon de la fumée sont
équivalents du point de vue de la thématique de la scène parce que l’horreur
est concentrée dans les gestes des Dévoués, alors que le texte en refuse la re-
présentation littérale quand il décrit les enfants, qui en sont pourtant le point
nodal48. Le même phénomène se retrouve dans le signe de la béance : l’enfant
47. Perspective accentuée ensuite avec l’insertion de l’adjectif « petite » (f° 226).
48. Le tableau des Dévoués contiendra plusieurs détails atroces : « ils se passaient
des broches entre les seins, ils se fendaient les joues d’une oreille à l’autre ; et les qua-
tre lambeaux de chair vive battaient à la secousse de leur voix qui hurlait » (f° 226) ; ce
dernier détail sera supprimé, ce qui montre que Flaubert n’exagère pas les supplices.
220 GENESES FLAUBERTIENNES
49. C’est sur la rédaction suivante que la « cavité béante » est transformée en
« ouverture ténébreuse », qui insiste alors sur l’absence de lumière (f° 226).
50. Où Flaubert décrit son expression comme « étrange » puis « horrible ».
« Bandole sera content ! » 221
folios du second brouillon (f° 234) décrit ainsi les enfants sur le premier jet :
« qui se cramponnaient en criant », puis Flaubert rature bien sûr les cris répé-
titifs : « qui s’accrochaient à leurs habits en demandant »… on ne saura jamais
quoi, cette séquence est également raturée, et les enfants perdront définitive-
ment leur voix. Parallèlement le geste violent des pères est significatif (et se
poursuit jusque dans la version publiée) : « ils les battaient pour leur faire
lâcher prise et les remettre aux hommes rouges », car c’est le symétrique des
deux hypotextes56 qui mentionnaient au contraire des caresses pour expliquer
l’absence de cris des enfants. On peut donc dire que la textualisation des en-
fants est tout entière bâtie sur une tension véritable dont on voit les traces dans
les avant-textes quand on les considère dans leur dynamisme. Tension entre
une représentation de l’horreur ou de la violence qui semble réduite, fonction-
nant par métonymie ou se multipliant ailleurs (Dévoués, peuple en délire,
regard des Barbares) et inversement, comme le suggère le développement de
l’isotopie de la passivité57, une expansion véritable de l’horreur. Ce que le
texte cache à un endroit il le laisse transparaître à un autre ; comme si cette
retenue n’était pas viable du point de vue de l’écriture voire de la thématique
de la scène, l’horreur fuse çà et là, phénomène visible dans la réécriture des
hypotextes comme dans la germination de certains détails ponctuels.
Greffe finale
Il serait fastidieux, voire inutile, de s’attarder sur toutes les corrections que
contiennent les brouillons suivants, du reste peu nombreux (Flaubert n’a
vraisemblablement pas peiné longtemps pour rédiger la scène) ; elles vont dans
le même sens. Il faut pourtant revenir sur une transformation particulière, d’au-
tant plus étonnante qu’elle se produit rarement chez Flaubert à une étape avan-
cée de la rédaction. En effet, si l’on considère le quatrième jeu de brouillons,
56. Les mères exceptées ; chez Flaubert elles crient, dans les documents elles font
partie des « parents », dont le rôle est distinct dans la grillade (toutefois le terme « fidè-
les », qui remplace « pères », rendra l’énoncé plus ambigu).
57. Voir aussi, sur le second folio (f° 227), « retenus par des crampons pr les
empêcher de glisser » (notation qui sera déplacée dans le texte définitif : « on les
empila sur ses mains avec une grosse chaîne par-dessus, qui les retenait »). L’isotopie
de la passivité ou de l’empêchement est actualisée chaque fois que les enfants sont
mentionnés dans le texte. Sur le brouillon suivant (f° 270 v°), elle est d’ailleurs
récurrente dans un même paragraphe et désignée par les répétitions (que souligne
Flaubert) : « Retenus par les crampons pour les empêcher de glisser ils montaient l’un
après l’autre, d’un mouvement lent et régulier, et comme la fumée faisait de hauts tour-
billons ils semblaient disparaître dans un nuage – Pas un ne bougeait car ils étaient
garottés aux poignets et aux chevilles. Mais sous le voile sombre mis pour les empêcher
de rien voir et d’être reconnus, quelquefois un bout de la bandelette dont leur front était
serré, apparaissait ».
« Bandole sera content ! » 223
qui constitue déjà la mise au net, on obtient un récit dont les éléments se
succèdent de la sorte : premier enfant, chants, groupe d’enfants, Hamilcar et le
Grand-Pontife, accélération du mouvement et séquences au discours direct,
suivies immédiatement de la description du ciel et de Moloch ; puis reprise du
mouvement avec la frénésie du peuple (voir les folios 228 v° et 224). En
comparant cet enchaînement avec celui de la version définitive, on s’aperçoit
qu’il manque encore tout un passage représentant les enfants en deux paragra-
phes, alors qu’étrangement la rédaction est presque achevée et que le récit est
parfaitement logique. Or Flaubert rédige ce fragment séparément, le corrige
sur cinq morceaux de folios successifs58 et le greffe littéralement sur le manus-
crit autographe, donc après la phase finale de copie, en l’insérant dans la
marge avant la description d’atmosphère (voir 23656 f° 294 transcrit page
suivante). Cette transformation, qui nous montre une fois de plus combien ce
qu’il est convenu d’appeler la clôture du texte est un concept arbitraire, tout
autant que celui de la logique du récit (illusions produites après coup par les
textes publiés), relève ici d’un phénomène d’exogenèse spécifique59 dont la
Correspondance contient la trace, et la preuve. En effet, après avoir achevé
son chapitre, Flaubert en a lu le manuscrit à Louis Bouilhet, avec qui il l’a re-
travaillé : « Monseigneur m’a fait faire pas mal de changements et de correc-
tions à mon siège et à ma brûlade (j’ai r’ajouté des supplices) »60 ; c’est donc
l’un des ajouts en question. On ne peut savoir exactement quelle en est la moti-
vation, mais il est probable que Bouilhet a pensé que les enfants devraient être
plus visibles dans la scène qui représente leur sacrifice, ce qui stimule sans
doute cette expansion étonnante, car in extremis.
On retrouve sur le premier folio (écrit au crayon, indice de son statut transi-
toire) des adjectifs qui répètent littéralement l’horreur de la grillade et qui bien
entendu seront par là même supprimés (23662 f° 114) : « l’horrible pâture »,
« horrible rictus de sa gueule ». Le sème de la disparition est encore réutilisé :
« à peine arrivés au bord du trou les victimes disparaissaient », et sa représen-
tation voilée encore par un énoncé métaphorique spontané : « s’évaporaient
comme une goutte d’eau sur une plaque rougie »61 ; la fumée qui avait perdu
58. Voir dans l’ordre chronologique 23662 folios 114 et 115, puis 23661 folios
245 v°, 213 et 209 v°.
59. Bien entendu il s’agit ici d’une simple catalyse, dont on a cependant la trace
écrite.
60. Lettre à Jules Duplan, 2 janvier 1962 (Correspondance, op. cit., tome III,
p. 193).
61. Alors que le sacrifice doit engendrer la pluie ; cette thématique aquatique
entraîne donc l’actualisation de détails réversibles ; l’évaporation métaphorique des
enfants ne sera pas vaine et le dieu autorisera la pluie (cf. p. 333 : « Elle tomba toute la
nuit, abondamment, à flots ; le tonnerre grondait ; c’était la voix de Moloch ; il avait
vaincu Tanit ; – et, maintenant fécondée, elle ouvrait du haut du ciel son vaste sein »).
224 GENESES FLAUBERTIENNES
23656 f° 294
(copie autographe)
décrire les enfants, Flaubert (en manque d’inspiration peut-être) se sert des
autres passages où ils apparaissent déjà et modifie quelque peu les images
antérieures, ce qui donne à l’expansion textuelle cette allure répétitive : les
mêmes catégories sémantiques y sont récurrentes.
Le second folio est plus intéressant car une image inédite germe (23662
f° 115 ; on peut en voir la transcription en regard de son fac-similé sur les pa-
ges suivantes)62 ; c’est justement le dernier détail morbide que j’avais indiqué
au début de ce chapitre. Il est lié à la prolifération du sème de l’accélération
(« allaient plus vite », « ne s’arrêtaient plus », « aussi rapidement qu’une gout-
te d’eau », « plus on lui en donnait, plus il avait l’air d’en vouloir », « pour
aller plus vite », etc. ; on remarquera, comme auparavant, que l’antécédent des
pronoms signifiant les enfants est éloigné dans le texte). En effet, à l’accéléra-
tion, présage du délire du peuple, succède une brutale rupture du rythme avant
le point d’orgue descriptif : « Malgré la largeur du trou D que le feu fut fort ils
ne pouvaient tous brûler aussi vite, et les parois de fer se refroidissant, devin-
rent plus sombres », et le détail est ainsi textualisé : « alors on distingua nette-
ment des chairs, brules, des formes indistinctes se tordant » (même si les chairs
en question demeurent vagues, la nature explicative de l’énoncé les associe
directement en fait à l’image des enfants). On a l’impression que l’horreur
ailleurs retenue ou adoucie éclate et se concentre ici, image d’autant plus
atroce qu’elle est mobile à ce stade, le détail indiquant la souffrance sans la
dire, infinie avec le participe présent (« se tordant »). Dès la correction du folio
cependant cette image est biffée et l’énoncé devient plus statique et simultané-
ment plus abstrait. Il y a certes une incompatibilité figurative dans le fait de
pouvoir distinguer nettement des formes indistinctes ; les corrections auraient
pu néanmoins la résoudre sans affecter la précision du texte. L’adverbe « net-
tement » est supprimé et parallèlement (la vision étant moins nette) la marge se
modalise, produit une perte de littéralité et sans aucun doute de réalité :
« qques-uns pretendaient distinguer » (discours implicite qui sera transformé
sur le dernier brouillon, la modalisation devenant plutôt de l’ordre de la pensée
avec le verbe croire). Comme si cet effet de distanciation permettait mainte-
nant à d’autres signes marquant l’horreur de se dire ou de s’écrire, de nou-
veaux détails apparaissent (l’écriture est rarement univoque) : « qques-uns pre-
tendaient distinguer des membres » et, additions postérieures : « corps en-
tiers », « des cheveux » (le même phénomène est visible sur le folio suivant :
d’une part la modalisation se multiplie, puisque Flaubert rajoute aussi l’adver-
be « même » : « et même quelques-uns prétendaient distinguer », tandis qu’au
62. Je souligne en passant que la pagination de ces folios (tous ne sont pas paginés
cependant) m’a posé un problème que je n’ai pu résoudre, puisqu’ils portent le chiffre
« 268 » alors que la scène se situe dans les pages deux cent quatre-vingt-dix, et ce jus-
qu’au manuscrit autographe.
226 GENESES FLAUBERTIENNES
23662 f° 115
(brouillon séparé, deuxième occurrence)
268
228 GENESES FLAUBERTIENNES
65. Ce n’est pourtant pas le cas pour le détail des pères qui « battaient leurs en-
fants », même si les brouillons étaient à cet endroit plus détaillés et plus violents, on l’a
vu.
9. La scène du fiacre
1. « C’est juste avant de rédiger que Flaubert a l’idée de la scène du fiacre ; et c’est
seulement, semble-t-il, au cours même de la rédaction, que le “rendez-vous dans la
cathédrale” suggère l’idée de la fameuse visite guidée, où l’écrivain donnera libre cours
à son goût du grotesque » (Claudine Gothot-Mersch, La Genèse de Madame Bovary,
Paris, Corti, 1966, p. 185).
2. « La poétique flaubertienne dans les Plans et scénarios de Madame Bovary »,
art. cité, p. 55.
232 GENESES FLAUBERTIENNES
dernière étape préparatoire avant la rédaction proprement dite, que l’on peut
les dénicher plus précisément, parfois les rencontrer littéralement. Quoi qu’il
en soit, le passage dans sa version définitive produit un effet saisissant. Pour
des raisons évidentes d’autocensure, Flaubert utilise ici le même procédé de
paralipse que lors de la baisade d’Emma et de Rodolphe (le narrateur fait
comme s’il ne savait pas ce qui se passe dans le fiacre)3, selon des modalités
narratives différentes toutefois. Alors qu’auparavant une description se substi-
tuait à la narration de l’événement crucial, ici la focalisation externe4, brutale-
ment, interrompt les segments en focalisation zéro ou en focalisation interne
qui précèdent (p. 249-251) :
– Ah ! Léon !... Vraiment..., je ne sais... si je dois... ! Elle minaudait. Puis,
d’un air sérieux :
– C’est très inconvenant, savez-vous ?
– En quoi ? répliqua le clerc. Cela se fait à Paris !
Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina.
Cependant le fiacre n’arrivait pas. Léon avait peur qu’elle ne rentrât dans
l’église. Enfin le fiacre parut.
– Sortez du moins par le portail du nord ! leur cria le Suisse, qui était resté
sur le seuil, pour voir la Résurrection, le Jugement dernier, le Paradis, le Roi
David, et les Réprouvés dans les flammes d’enfer.
– Où Monsieur va-t-il ? demanda le cocher.
– Où vous voudrez ! dit Léon poussant Emma dans la voiture.
Et la lourde machine se mit en route.
Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napo-
léon, le pont Neuf et s’arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.
– Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intérieur.
La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter par
la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.
– Non, tout droit ! cria la même voix.
Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours, trotta doucement,
au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de
cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord
de l’eau, près du gazon.
Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs,
et, longtemps, du côté d’Oyssel, au-delà des îles.
Mais tout à coup, elle s’élança d’un bond à travers Quatremares, Sotteville,
la Grande-Chaussée, la rue d’Elbeuf, et fit sa troisième halte devant le Jardin
des plantes.
– Marchez donc ! s'écria la voix plus furieusement.
Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des
Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du
Champ-de-Mars et derrière les jardins de l’hôpital, où des vieillards en veste
noire se promènent au soleil, le long d’une terrasse toute verdie par des lierres.
Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis
tout le Mont-Riboudet jusqu’à la côte de Deville.
Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda.
On la vit à Saint-Pol, à Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, et place du
Gaillardbois ; rue Maladrerie, rue Dinanderie, devant Saint-Romain, Saint-
Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, – devant la Douane, – à la basse Vieille-
Tour, aux Trois-Pipes et au Cimetière Monumental. De temps à autre, le cocher
sur son siège jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas
quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrê-
ter. Il essayait quelquefois, et aussitôt il entendait derrière lui partir des excla-
mations de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur,
mais sans prendre garde aux cahots, accrochant par-ci par-là, ne s’en souciant,
démoralisé, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse.
Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au
coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette
chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparais-
sait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un
navire.
Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil
dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa
sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dis-
persèrent au vent et s’abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un
champ de trèfles rouges tout en fleur.
Puis, vers six heures, la voiture s’arrêta dans une ruelle du quartier Beau-
voisine, et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner
la tête.
« Ça se fait à Paris »
En fait, l’origine de la scène du fiacre est d’un point de vue diachronique
assez paradoxale ; ancienne dans la genèse de Madame Bovary, car appa-
raissant au stade des scénarios d’ensemble, sa trouvaille n’est cependant rien
234 GENESES FLAUBERTIENNES
fievreux – delices d’Emma qui trouve enfin son rêve realisé, plein » (rappelons
qu’Emma et Léon n’échangent aucune « langue » dans la version définitive de
leur première période amoureuse, toute platonique), l’espace entraînant
d’ailleurs une remarque fort… flaubertienne à l’encontre de Charles : « indi-
gnation de voir son mari s’asseoir sur les mêmes meubles ». Le récit prend
forme, mais à ce moment Flaubert est surtout intéressé par l’évolution psycho-
logique de ses personnages, qu’il tente de justifier ou de s’expliquer, comme
pour mémoire, par exemple en ce qui concerne Léon, « Leon a trois ans de
plus. – il a gagné quelque hardiesse il veut r’avoir Me Bovary qu’il a mainte-
nant sous la main et qu’il a ratée autrefois », ou Emma, « Emma experimentée
par une première deception et ramenée par vertu à son mari resiste long-
temps »9. Elle ne résistera en fait qu’un moment : le temps d’écrire sa lettre de
rupture puis de minauder avant d’entrer dans le fiacre ; on en est encore loin.
Vient ensuite un groupe de cinq scénarios où le récit reste condensé ; néan-
moins, il est devenu davantage événementiel, quoique son style soit télégraphi-
que. Or la baisade avec Léon semble avoir régressé, perdu de son acuité et
surtout s’être désolidarisée de l’espace antérieur. Sur le folio 22 en effet, on ne
relève que : « au spectacle à Rouen. rencontre de Leon. ressouvenir – Ah ! je
vous ai bien aimée menant à la baisade », et ensuite, au bas du folio 20 :
au spectacle à Rouen. – rencontre de Leon.
visite. Ah ! ressouvenir menant à la baisade. vous rappelez-vous ? Ah je vous ai
bien aimée. – quittez moi. prquoi non n’en parlons plus. – très calme D sans
pose. rendez-vous donné d’avance pr tirer un coup.
Il est impossible de dire si la « visite » en question marque un séjour de Léon à
Yonville (la marge du folio 14 indiquait bien : « Leon vient qqfois à
Yonville ») ou si, dans l’esprit de Flaubert, elle doit suivre nécessairement et
immédiatement, à Rouen, la rencontre au spectacle, la logique du récit étant
établie sur un mode implicite : « ressouvenir menant à la baisade » (je souli-
gne). Toutes les indications spatiales ont disparu, et l’auteur paraît s’être ravisé
ou avoir mis la scène en attente, faute d’images précises qui lui permettent de
la faire germer dans un lieu déterminé.
Les scénarios suivants vont modifier quelque peu ces informations, non
sans poser certains problèmes. En effet, généré sans doute par l’hôtel antérieur,
le « port » resurgit et participe maintenant, dès le premier jet du folio 27, d’une
indication d’atmosphère intervenant juste après le terme « representation »,
comme si Flaubert se contentait de localiser le théâtre :
Charles la mène à Rouen au spectacle –
– representation – sur le port – chaleur – rencontre de Leon. – conversation au
balcon du foyer.
visite à son hotel. ressouvenir menant à la baisade. “vous rappelez-vous ? ah je
vous ai bien aimée – quittez-moi. prquoi ? n’en parlons plus.” – très Calme D
sans pose – rendez-vous donné d’avance pr tirer un coup. – Emma rentre à
Yonville, dans un etat d’ame, de fouterie normales.
Quand il corrige ce passage, Flaubert réorganise la continuité narrative des
séquences à l’aide de lettres, insérant un « A » après le port et un « B » après
le « coup », peut-être afin d’établir une meilleure transition entre le rendez-
vous et le retour d’Emma, simplement juxtaposés. Dès lors, au coup corres-
pond le « port » dédoublé, si bien que d’après la disposition textuelle ce nou-
veau lieu, accompagné de son atmosphère de « chaleur », semble apparem-
ment convenir à la baisade et combler le manque narratif s’insinuant entre la
mention du rendez-vous (et sa finalité littérale : « pr tirer un coup ») et celle du
retour à Yonville. C’est du reste l’option choisie sur le scénario suivant, où le
port se répète, car il est d’abord associé au spectacle, avec de plus l’indication
de la saison (« eté » redouble « chaleur », terme biffé mais maintenu plus bas),
puis au rendez-vous, avec de nouvelles notations descriptives (f° 24) :
Charles la mène à Rouen au spectacle. eté. port – chaleur soir – representation
extraordinaire de la Lucie, rencontre de Leon. conversation au balcon du foyer.
Visite à son hôtel. ressouvenir menant à la baisade. “vous rappelez-vous – Ah !
je vous ai bien aimée. quittez-moi. – prquoi – n’en parlons plus”. très calme.
sans pose. rendez-vous donné d’avance pr tirer un coup.
Sur le port – chaleur – tentes de coutil. – odeur de voiliers – Emma rentre à
Yonville dans un etat psychique de fouterie normale.
Alors que la baisade avec Rodolphe, en haut du même folio, est déjà assez
claire dans ses détails, son déroulement et ses stratégies narratives10, celle avec
Léon ne se dessine toujours pas. Il est vraisemblable que Flaubert tâtonne en-
core, à moins que Léon ne soit censé séduire Emma sous l’une des tentes en
question11, ce qui semble peu logique à cause de la situation et de la continuité
syntagmatique des notations, présageant plutôt une description globale de
l’atmosphère « sur le port ». Or la rédaction marquera un retour à l’étape
antérieure, puisque dans la version publiée la description participe bien de
l’introduction de la scène de la représentation, où la thématique de la chaleur
est essentielle12 et où Emma veut « faire un tour de promenade sur le port »
avant d’entrer dans le théâtre13. Mais en génétique, il apparaît fort dangereux
de loucher vers le texte achevé car les structures avant-textuelles sont mouvan-
tes et ne résistent pas à un coup d’œil qui deviendrait nécessairement téléolo-
gique. Il est donc difficile à ce stade intermédiaire de trancher sur le statut du
classement narratif, de savoir s’il s’agit d’une erreur temporaire ou simplement
d’options notées sur le moment, faute de mieux, et sur lesquelles l’auteur
reviendra plus tard, d’autant que le folio 28 qui suit (où seul l’état d’Emma
change, passant de « psychique » à « physique ») élimine purement et simple-
ment toutes les indications spatiales et atmosphériques relatives à la représen-
tation mais maintient celles qui sont proches du coup (il en va de même sur
l’avant-dernier scénario d’ensemble, f° 29 v°), dont la nature s’élabore dans
l’interligne. Notons que, pressé sans doute par sa copie, Flaubert a omis par
inadvertance les « odeurs » des voiliers (il ne s’agit probablement pas d’une
nouvelle transformation ; au reste, ces phénomènes d’omission dus à une copie
hâtive se rencontrent fréquemment dans les avant-textes flaubertiens) :
À Rouen au spectacle. representation de la Lucie, rencontre de Leon. Conversa-
tion au balcon du foyer.
Visite à son hôtel. ressouvenir menant à la baisade. “vous rappelez-vous – Ah !
Je vous ai bien aimée – quittez-moi. – prquoi n’en parlons plus.” très calme –
sans pose. – rendez-vous d’avance pr tirer un coup.
11. Comme le suggère Yvan Leclerc dans son édition déjà citée : « on peut suppo-
ser qu’elles abritaient la baisade avec Léon » (p. 17).
12. « Il faisait beau ; on avait chaud ; la sueur coulait dans les frisures, tous les
mouchoirs tirés épongeaient les fronts rouges ; et parfois un vent tiède, qui venait de la
rivière, agitait mollement la bordure des tentes en coutil suspendues à la porte des esta-
minets ». La notation olfactive a changé : « Un peu plus bas, cependant, on était rafraî-
chi par un courant d’air glacial qui sentait le suif, le cuir et l’huile. C’était l’exhalaison
de la rue des Charrettes, pleine de grands magasins noirs où l’on roule des barriques »
(p. 227).
13. La mention de l’été, en revanche, est différée au début de la scène du rendez-
vous à la cathédrale : « C’était par un beau matin d’été » (p. 244). On voit bien que les
informations micronarratives de l’étape scénarique peuvent avoir des conséquences
plus macroscopiques sur la formation du texte.
238 GENESES FLAUBERTIENNES
Sur le port – chaleur – tente de coutil de voiliers – coup sain – Leon plus emu D
jeune qu’elle – Emma rentre à Yonville dans un bon etat physique de fouterie
normale.
C’est justement ce folio 29 v° qui apporte en quelque sorte une amorce de
solution : en fait le récit du coup avec Léon tarde à se profiler et à s’établir
plus précisément parce que Flaubert est gêné par la similitude potentielle des
deux scènes de baisade (encore peu éloignées dans le récit scénarique,
rappelons-le). Elles sont d’ailleurs conclues par des événements identiques
(retour d’Emma à Yonville) déjà ponctués de différences psychologiques :
dans le cas de Rodolphe « elle rentre fière à Yonville » sur son cheval, tandis
qu’expérimentée par cette première liaison elle retournera à Yonville, après
Léon, dans un état « de fouterie normale ». Le fait que la variation doive se
substituer au trop évident parallélisme s’incruste d’ailleurs littéralement sur le
scénario. Flaubert appose un « \ » puis un « X » à « coup sain » et y renvoie
toute une élaboration interlinéaire : « \/X pas de description du Coup mais
s’etendre sur avant D après. difference d’avec Rodol ». Auto-injonction décisi-
ve, car s’il n’y a pas de « description », ou plutôt de représentation du coup, on
ne le verra pas dans le texte : la focalisation externe est proche. Elle n’aura
besoin que d’une marge pour s’actualiser dans ses grandes lignes avec le der-
nier scénario d’ensemble (f° 33) :
Visite de Leon à son autel. souvenirs etc.
elle resiste un peu
donne rendez-vous dans la cathedrale.
en fiacre.
trimballement du fiacre, partout
boule du cocher. – rien que la boite
Indépendamment du superbe lapsus (« Visite de Leon à son autel »), on remar-
que l’apparition impromptue de nouveaux éléments essentiels : le rendez-vous
a trouvé sa localisation (« cathédrale »), ainsi que le coup (« en fiacre »), qui
n’est plus mentionné par le texte, comme si le lieu suffisait dès lors à en assu-
rer le récit en creux. Le déroulement de la scène est implicite, « trimballe-
ment », « partout », avec la notation de la « boule du cocher » pour marquer
comiquement la réaction d’une partie du public Rouennais. Enfin, la focalisa-
tion externe balbutie sous la forme d’une nouvelle auto-injonction déguisée se
substituant à la précédente : « rien que la boite ». Force est de constater
cependant que si le souci de distinguer les deux scènes est ici un générateur
essentiel (ce que la lecture de la seule version publiée ne laisserait évidemment
pas percevoir à cause de la distance textuelle qui les sépare), rien dans le par-
cours génétique ne justifie ou ne laisse pressentir la disparition du port et l’ap-
parition de la cathédrale, du fiacre, du cocher et de la métaphore de la boîte :
aucune solution de continuité n’est détectable entre le récit de ce scénario et
La scène du fiacre 239
celui du scénario précédent14. Il est donc des moments où, en toute humilité, la
génétique doit se limiter à définir la formation des structures sans parvenir à
détecter le stimulus intrinsèque des processus qui la gouvernent.
À moins qu’il ne s’agisse, parfois, de stimuli externes, même si c’est de
façon partielle ; un interprétant qui apparaît plus tard dans les avant-textes y
fait une allusion discrète (il passera dans la version publiée, sous une forme
tout aussi énigmatique). En effet, pour légitimer l’entrée d’Emma dans le
fiacre, Flaubert élabore a posteriori, dans l’interligne du dernier scénario
ponctuel, un court dialogue avec Léon : « attente du fiacre. elle veut s’en aller.
ce n’est pas convenable. Mais ça se fait à Paris. Les raisons les plus sottes
décident il vient. – ils montent dedans » (f° 79, transcrit plus loin)15 ; ainsi
germent les poses d’Emma. Le narrateur englobe, dans son jugement impar-
tial, les deux personnages (« les raisons les plus sottes décident »), et on peut
se demander ce que cachent les pronoms « ce » et « ça », sinon de prudentes
présuppositions dont le référent n’est pas actualisé. Pourquoi, en effet, Emma
hésiterait-elle soudain à monter dans le fiacre ? Qu’est-ce qui n’est « pas
convenable » ? Ils sont certes en province, mais qu’est-ce qui « se fait à
Paris » ? Une « promenade » en fiacre, comme l’indiquent, sans plus de
détails, deux des scénarios ponctuels (folios 24 et 273 v°) ? C’est peu proba-
ble. Voilà donc enfin la conséquence textuelle de la finalité du rendez-vous,
littéralement notée dans les scénarios d’ensemble, « pour tirer un coup », mais
jamais évidente dans la version publiée16. Le premier brouillon se précise un
peu mais n’en est pas pour autant explicite : « D cette raison, qui etait une gde
impertinence si elle l’eut compris, la decida », corrigé en « D cette parole,
comme un irrésistible argument, la determina » (f° 85). Pendant un moment,
14. Il est néanmoins très possible qu’un scénario d’ensemble manque juste avant
celui-ci. En effet, on ne trouve aucun folio où les notations d’atmosphère, toujours
attribuées au port sur le scénario précédent, retournent à la scène du théâtre, qui serait
elle-même travaillée davantage. On ne rencontre pas non plus de notes isolées sur un
folio, et que Flaubert insérerait soudain ici dans la marge, comme il le fait souvent. Or
la situation de cette marge est étonnante car la première ligne de ce scénario d’en-
semble commence par le récit du « retour à Yonville », la marge (postérieure dans la
diachronie génétique) venant soudain élaborer, a posteriori, ce qui précède le retour en
question.
15. Excepté le second scénario ponctuel, f° 273 v°, qui est inclus dans le volume
ms g2234, tous les scénarios ponctuels et brouillons de la scène appartiennent au volu-
me ms g2235, cote que je ne répéterai plus dès maintenant. Voir, dans l’ordre, les folios
24, 273 v°, 55 v° et 79.
16. La motivation en est (logiquement) opaque, le texte se chargeant d’allusions :
« – Il faut pourtant que je vous voie encore, reprit-il ; j’avais à vous dire… – Quoi ? –
Une chose… grave, sérieuse », et « Alors, avançant la tête par-dessus son épaule, il
sembla chercher le consentement de ses yeux. Ils tombèrent sur lui, pleins d’une ma-
jesté glaciale » (p. 243).
240 GENESES FLAUBERTIENNES
l’espace d’un premier jet immédiatement biffé, Emma ne perçoit pas l’imperti-
nence car sa compréhension nécessite la connaissance d’un intertexte culturel,
dont un élément exogénétique conserve la trace. Il s’agit d’une lettre à Louise
Colet, écrite sans doute avant la germination de notre scène :
As-tu réfléchi quelquefois à toute l’importance qu’a le Vi dans l’existence
parisienne ? Quel commerce de billets, de rendez-vous, de fiacres stationnant
au coin des rues, stores baissés ! Le Phallus est la pierre d’aimant qui dirige
toutes ces navigations17 ;
d’où l’apparition immédiate (et déjà au passé simple) sur les derniers scénarios
ponctuels des notations concernant le store, il « resta baissé » (f° 273 v°) ou
« les deux stores jaunes rouges s’abaissèrent » (f° 55 v°) qui, bien sûr, demeu-
reront dans la version publiée avec d’autres traces dont l’origine est bien exo-
génétique (jusqu’à la comparaison maritime) : « les bourgeois ouvraient de
grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une
voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close
qu’un tombeau et ballottée comme un navire » (je souligne).
Voulant, en province, une fois encore jouer à la Parisienne, Emma n’a
d’autre alternative que de se laisser enfermer à l’intérieur de la boîte qui vien-
dra bien vite isoler et cacher les amants ; pour l’instant, le mouvement est mis
en place avant tout le reste, déjà rédigé avec sa métaphore mécanique qui ne
variera plus, comme sa disposition en fin de paragraphe : « et la lourde
machine se mit en marche » (f° 55 v°)18. Mais mise en place ne signifie pas
textualisation, quoique le récit ait acquis un moule global ; c’est ce que nous
allons tâcher de démêler grâce à une approche macrogénétique, fort complexe
à mettre en œuvre dans ce cas à cause de la méthode de composition utilisée
par l’auteur, on va le voir.
17. Lettre du 29 novembre 1853 (Correspondance, op. cit., tome II, p. 471). En fait,
la chronologie génétique n’est pas si simple, d’autant que dès l’année 1854 la rupture
avec Louise Colet compromet une datation plus précise des moments où Flaubert tra-
vaille son texte. On sait de plus qu’écriture des derniers scénarios et rédaction propre-
ment dite se chevauchent ; il est donc possible que la trouvaille du fiacre, dans la marge
du dernier scénario d’ensemble, date du printemps 1855, puisqu’en mars Flaubert
prépare les détails de la visite de la cathédrale (voir Correspondance, op. cit., tome II,
p. 570-571) et qu’en mai il en sera à la rédaction des « grandes fouteries de Rouen »
(ibid., p. 573), c’est-à-dire après la scène du fiacre.
18. Seule la copie du copiste donne « route » au lieu de « marche », substitution
soudaine que Flaubert n’a sans doute jamais remarquée, et qui transforme les asso-
nances initiales, machine / marche, en d’autres : lourde / route. Ce n’est pas la seule
intervention du copiste qui ait falsifié les intentions de Flaubert à son insu dans notre
scène (parfois, plusieurs phrases ont même été omises) ; voir à cet égard Madame
Bovary, p. 420.
La scène du fiacre 241
Syncopes génétiques
Le parcours génétique, sous forme de tableau (voir ci-dessous)19, montre
tout d’abord que l’ensemble des brouillons englobant la scène du fiacre à partir
de son introduction (sortie de la cathédrale, dialogues, arrivée du fiacre et en-
fin départ en une phrase) comprend seize folios si l’on excepte les scénarios
d’ensemble, les scénarios ponctuels ainsi que la copie autographe. Ce chiffre
peut sembler élevé, la version imprimée ne couvrant que deux pages, mais
quand on le compare à celui d’autres avant-textes de Flaubert, on s’aperçoit
vite qu’en réalité il n’en est rien ; au reste, les diverses sections qui composent
la scène n’ont pour la plupart subi que quatre réécritures. A priori, ce phéno-
mène ressemble à celui que nous avons déjà observé pour la scène de la magie
79
(389)
81 v° 55 v° 79
(393) (394) (395)
85 80 86
(393) (394) (395)
85 65 81 86
(393) (394) (395) (396)
111 v° 87 65 81 86
(389bis) (390) (391) (392) (393)
111 v° 87 65 82 106 v° 86
(389bis) (390) (391) (392) (393) (394)
107 v° 64 72 106 v°
(xxx) (390) (391) (392)
91 v° 131
(387) (388)
189 v° 64 72 106 v°
(387) (388) (389) (390)
189 v° 64 72 169 v°
(387) (388) (389) (390)
19. Chaque numéro de folio est suivi d’un chiffre entre parenthèses qui correspond
à la pagination de Flaubert ; il est barré quand Flaubert le biffe et transfère le folio dans
le jeu suivant, où il est repaginé pour une correction postérieure. Deux problèmes de-
meurent cependant : pour le folio 111 v° (numéroté 389 bis), je n’ai pu retrouver la
page 389 qu’il corrige ou recopie ; enfin, la lecture de la pagination est incertaine pour
le folio 107 v°, qui introduit la scène du fiacre ; néanmoins les transformations du jeu
antérieur y sont bien intégrées.
242 GENESES FLAUBERTIENNES
dans Bouvard et Pécuchet ; un examen plus attentif des folios révèle que non,
car il découle plutôt ici d’autres principes de méthode : quand il écrit Madame
Bovary, Flaubert n’a pas encore strictement mis en place le trajet plus systé-
matique de correction et de recopiage des folios qui deviendra le sien dans les
romans ultérieurs, où les pages auront alors tendance à se multiplier davan-
tage. On peut en voir un indice avec le statut des strates d’écriture (ou jeux
rédactionnels) : elles sont assez difficiles à dissocier avec certitude car la scène
n’a pas été écrite d’un coup. Neuf grandes strates sont localisables, mais en
fait elles ne sont pas homogènes pour la totalité de la genèse, certains passages
ayant exigé plus de folios que d’autres, pour des raisons d’ailleurs diffé-
rentes20. On est donc bien en présence d’une écriture syncopée, ne progressant
que par à-coups ; la pagination de Flaubert en témoigne (guide précieux pour
l’examen macrogénétique au stade préliminaire du classement synchro-
diachronique de tout un ensemble de brouillons), car de nombreux folios ont
été repaginés. Qu’en conclure ? Un folio dont la pagination n’est pas biffée
possède une situation stable dans les jeux d’écriture – doublement : soit il ne
sert qu’une fois, Flaubert prenant ensuite un autre folio pour en recopier les
corrections puis recommencer à corriger (voir par exemple le folio 82), soit il
marque la fin de la rédaction car l’auteur est satisfait par l’état de son texte
(folios 189 v° et 169 v°). Tous les autres folios, instables, passent d’un jeu
d’écriture à l’autre (comme tentent de le figurer les flèches verticales dans le
tableau), ce qui montre que l’écriture n’est pas linéaire d’un point de vue
syntagmatique, ses syncopes dépendant des problèmes particuliers auxquels
s’attache Flaubert sur le moment (ainsi, le folio 106 v° figure dans trois cases
successives).
20. Il n’y a en effet rien de comparable entre les strates qui, à droite du tableau,
amplifient progressivement le parcours du fiacre et celles qui, à sa gauche, sont dues
aux réorganisations narratives nécessitées par les transformations des dialogues et du
dernier discours du Suisse. Notons d’ailleurs que Flaubert utilise par deux fois des
folios inachevés qu’il reprendra plus tard en y rédigeant, à l’envers (tête-bêche) d’au-
tres moments du récit ; il le fait fréquemment dans le cas de folios restés quasi vides.
Sur le folio 87, début de page encadré et raturé, Flaubert ne travaille que l’introduction
de la scène du fiacre qui le préoccupe (dialogue avec le cocher ; sur le folio 65, le
même passage est encadré et raturé). Sur le folio 131, où il ne s’agit là encore que d’un
tiers de folio encadré et raturé, l’introduction de la scène est remise en question. Flau-
bert est selon toute vraisemblance préoccupé par les apparitions du Suisse et surtout de
son discours, qu’il souhaite présenter de façon fragmentée et dont il a du mal à fixer la
situation. À l’origine, la dernière intervention du Suisse (« Sortez au moins […] »)
précède le moment où Léon demande le fiacre au gamin (voir par exemple f° 111 v°).
C’est sur le folio 107 v° que sa disposition est mise en doute dans la marge, puis
différée, retravaillée ici et stabilisée sur le folio suivant, qui intègre les corrections
(f° 189 v°).
La scène du fiacre 243
Flaubert corrige le folio 81 en deux temps à partir du folio 86 (malgré les deux
traits séparateurs), c’est-à-dire de déterminer s’il le fait quand les folios sont
paginés 395 et 396 et y revient ensuite après les avoir repaginés 392 et 393, ou
au contraire si la double correction ne se produit qu’en un seul temps, ce qui
est tout à fait possible (par exemple, au stade 395-396). En revanche, l’arrêt
et la reprise de l’écriture sont nets sur le folio 106 v°22.
Enfin, dernier signe de rupture de l’élan rédactionnel (et stimulus pour de
futurs va-et-vient) : certains folios ne sont pas complètement couverts par
l’écriture. Par exemple, le brouillon 106 v° suit le folio 82 dans le même jeu et
appartient donc à la même strate génétique. Le folio 72 corrige le folio 82,
mais un bon cinquième du folio 72 demeure vierge car Flaubert y fait alors
succéder le folio 106 v° (qu’il repagine) sans immédiatement corriger ce der-
nier (il est en fait préoccupé par sa finition, comme on vient de le voir à propos
du rapport qu’il entretient avec le folio 86). Dans le cas contraire en effet,
Flaubert aurait eu largement la place de recopier au bas du folio 72 le premier
paragraphe du folio 106 v° ; il préférera prendre une nouvelle page (f° 169 v°)
et n’y apporter qu’alors les dernières corrections23.
Bien entendu, la macrogénétique souligne une fois de plus combien la li-
néarité de l’écriture flaubertienne n’est qu’un bon vieux mythe. Mais il reste
maintenant à comprendre comment la course du fiacre a pu être réalisée au gré
de ces tâtonnements ; pour ce faire, je m’attarderai sur les folios principaux qui
y sont directement consacrés (figurés par des cases grises dans le tableau).
22. Ajoutons, pour complexifier un peu le tableau mais aussi pour respecter objec-
tivement les fluctuations génétiques, que sauf dans les cas évidents il devient alors fort
difficile de déterminer, pour chacun des folios transférés, le moment où les corrections
y sont notées (c’est-à-dire de savoir précisément à quelle strate elles appartiennent). Le
folio 64 fait sans doute partie de ces cas évidents ; sa marge, qui se substitue en partie
au passage encadré et biffé en haut de la page, dans le corps du texte, et qui corrige
l’arrivée du gamin et le dialogue avec le cocher, est sans aucun doute rédigée après la
correction du jeu suivant, comme le montrent non seulement les différences d’écriture
mais surtout le trait qui la relie directement au folio qui précède dans le même jeu
d’écriture (f° 189 v°), où l’introduction de la scène et la situation de la dernière inter-
vention du Suisse sont maintenant stabilisées.
23. Autre indice d’écriture syncopée sur le folio 80, où Flaubert interrompt la ré-
daction de la scène du fiacre au milieu du récit (halte au Jardin des plantes) ; le
brouillon n’est pas complètement couvert par l’écriture et quelques tâtonnements mar-
ginaux (« repartir d’un bond », etc.) sont déjà notés pour être utilisés lors de la relance
de la rédaction sur le jeu suivant (il en va de même pour le folio 81).
La scène du fiacre 245
que par à-coups, on l’a vu. Pourtant, quand on en examine les balbutiements
sur la seconde partie du dernier scénario ponctuel (f° 79 transcrit page suivan-
te), on constate que les principales étapes se dessinent, quoique leur classe-
ment ne soit pas encore établi : descente du pont, cahots, halte littéraire (« sta-
tue de Corneille ») ayant pour conséquence une première exclamation de Léon
(« allez donc ! imbecille »), parcours de la voiture et durée, avec d’autres ten-
tatives de pause de la part du cocher suivies une nouvelle fois de la réaction de
Léon (soulignons qu’Emma demeure muette et que dans le cas des deux inter-
ventions de Léon le texte n’actualise pas la source de l’énonciation). Même la
métaphore des « papillons blancs » est présente (« une fois où papillons blancs
sorte s’envolant »), image qui pour l’instant se limite à flotter dans l’espace
mais qui a séduit initialement Flaubert, car elle provient du scénario précédent
(où elle était liée de façon plus explicite à la lettre d’Emma : « des papillons
blancs de papier qui en sortent », f° 273 v°)24. Il semble en fait que l’auteur
pose les jalons d’éléments dont il se fait peu à peu une idée plus nette mais
qu’il n’a pas alors matériellement la place d’amplifier (seul le dernier tiers du
folio sur lequel il revient est resté vierge)25. Certains fragments non rédigés en
témoignent, comme s’ils étaient mis en attente de précisions : « D les bour-
geois », « le Cours – elle se rendormit », « D jusqu’au château de Mr Le-
febvre » (séquence curieuse biffée ici mais qui resurgira une fois, et dont le
référent doit avoir une origine biographique), ainsi que des ajouts interli-
néaires, « talus d’herbes – le Galet », surtout quand ils sont suivis de points de
suspension : « où des vieillards… ». Le point de vue en revanche ne pose pas
de problème. Ce qui provient de l’intérieur du fiacre, invisible, indéfini et
apparemment inassignable, est en focalisation externe (« une voix », « imbe-
cille ! avec un trepign. de pied de fureur à l’interieur »), excepté la fin de la
scène dans la marge, avec une unique altération (« enfin s’arrête. Emma des-
cend »), tandis que les réactions des seuls personnages visibles sont focalisées
de façon implicite, qu’il s’agisse du cocher (« regards desesperés aux Caba-
rets », « D il reprenait sa course, desesperé, ne comprenant pas ») ou des
24. Séduction d’autant plus légitime que le motif est récurrent dans Madame Bo-
vary. On le rencontre à la fin de la première partie : « et les corolles de papier, ra-
cornies, se balançant le long de la plaque comme des papillons noirs, enfin s’envolèrent
par la cheminée » (p. 70), puis dans la scène des comices : « et, sur la Place, en bas,
tous les grands bonnets des paysannes se soulevèrent, comme des ailes de papillons
blancs qui s’agitent » (p. 154). La comparaison est dotée d’une situation privilégiée :
elle constitue chaque fois la clausule d’un paragraphe.
25. L’écriture de ce scénario est en fait complètement discontinue ; chaque sé-
quence, chaque ajout sont séparés par des moments de réflexion qui ne laissent pas de
traces sur le papier, excepté la biffure de l’auto-injonction « une seule phrase » (si ma
lecture – conjecturale – est correcte), puisque Flaubert préférera s’étendre bientôt sur le
parcours du fiacre et le multiplier en de nombreuses phrases.
246 GENESES FLAUBERTIENNES
g2235 f° 79
La scène du fiacre 247
26. Tout d’abord avant le départ du fiacre dans le dialogue avec Léon : « – Où faut-
il mener monsieur” demanda le cocher […] – Où vous voudrez […] – Est-ce au Cours !
ou au Bois Guillaume” reprit le cocher qui n’avait pas compris », puis avant l’arrêt au
Jardin des plantes, « ennuyé et n’y comprenant rien », et en haut du second folio, « Le
cocher n’y comprenant rien repartit » puis dans un ajout interlinéaire : « il ne
comprenait pas se demandait quelle rage de locomotion poussait ces individus qui ne
voulaient pas s’arrêter ».
27. Qui ne disparaîtra pas complètement de la version définitive, notamment dans
cette séquence dont les origines sont déjà lisibles sur le second folio du premier brouil-
lon : « Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne
vouloir point s’arrêter ».
248 GENESES FLAUBERTIENNES
g2235 f° 80
La scène du fiacre 249
g2235 f° 80
(Collections Bibliothèque municipale de Rouen.
Photographie : Thierry Ascencio-Parvy)
250 GENESES FLAUBERTIENNES
28. Effet de ralentissement qui résulte sans doute d’une autre motivation : à ce mo-
ment, le cocher croit que Léon veut aller « au Cours » (voir le début du folio), aussi est-
il logique que le rythme de la course se modifie soudain ; la biffure de cette partie du
dialogue, sur le brouillon suivant, donnera à la séquence ralentie un aspect bien plus
arbitraire.
29. Le fiacre est même doté d’actions quasi humaines ou animales : « prenant son
vol » (corrigé en « un grand élan » et, plus bas, « repartit d’un bond ») ; les chevaux,
qui balbutient un instant dans l’interligne (« poussa ses chevaux »), sont éliminés pour
n’être réinsérés que sur le second folio de cette étape rédactionnelle.
30. En fait, c’est seulement un coup d’œil rétrospectif qui permet de le dire puis-
qu’on n’en avait pas auparavant de trace écrite (on sait bien qu’un auteur ne couche pas
toutes ses idées sur le papier, surtout au stade télégraphique de l’écriture scénarique) ;
le cocher pourrait très bien, par exemple, loucher du côté des cabarets par alcoolisme.
La scène du fiacre 251
g2235 f° 86
La scène du fiacre 253
32. Le fait que la ville soit emplie ira de soi et n’aura plus besoin d’être littéral. Il
est intéressant de noter que par métonymie les boutiques sont devenues des boutiquiers
sur le brouillon suivant, où ils sont supprimés, vraisemblablement parce que Flaubert
éprouve alors des difficultés avec la répétition du verbe passer dont les bourgeois sont
le sujet : « les bourgeois qui passaient, et les boutiquiers qui regardaient ouvraient de
gds yeux ebahis en re apercevant en reconnaissant pr la vingtième fois de la journée
devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores fermés tendus et
qui passait D repassait sans discontinuer continuellement » (f° 106 v°).
254 GENESES FLAUBERTIENNES
33. Visualisation ne signifie cependant pas permanence de l’image : sur l’un des
derniers scénarios ponctuels, Flaubert écrit : « les stores jaunes rouges s’abaissèrent »
(f° 55 v°), mais l’adjectif n’est pas repris sur le folio suivant. L’essentiel ici est bien
d’avoir une couleur, même si elle est fluctuante et si le retour à l’option initiale est le
résultat d’une transformation stylistique (dédoublement de l’adjectif puis refus habituel
de la répétition).
34. Seules exceptions sur le premier folio, les ormes sont « verts » et la voiture est
désignée comme une « boite jaune » dans l’interligne ; l’expression est d’abord raturée
sans être intégrée dans le corps du texte mais réapparaît bien sur le brouillon suivant
(f° 65).
35. Il est intéressant de constater que dans les brouillons de la scène de la cathé-
drale (mais non dans la version publiée) Flaubert imaginait d’abord Emma gantée,
information qu’il supprime après plusieurs hésitations : « Mme Bovary Emma dejà
trempait son doigt [ ganté ] dans l’eau benite » (f° 91 v°).
La scène du fiacre 255
41. Voir les transcriptions des folios 65 et 64 en regard sur les deux pages sui-
vantes.
258 GENESES FLAUBERTIENNES
g2235 f° 65
La scène du fiacre 259
g2235 f° 64
260 GENESES FLAUBERTIENNES
la fin de la scène préparée sur le premier brouillon, la voiture faisant ici cra-
quer ses soupentes « en pleine campagne, à decouvert sous le soleil » (on
retrouve le même syntagme localisant) ; l’addition interlinéaire préfère une
fois encore mentionner la chaleur (« à la chaleur ») qui légitime le craquement
en introduisant parallèlement un détail descriptif (« mal cirés »), ce qui
accentue l’aspect rustique ou vieillot du fiacre, déjà actualisé (le soleil frappait
sur les « vieilles lanternes argentées »)42. L’élaboration progressive de la fin du
paragraphe est toutefois étonnante, quoiqu’elle s’accorde à la thématique
récurrente de la chaleur et à la force finale du soleil, « et le dessus etait tiède
comme le marbre d’un poële » puis « sa couverture de fer blanc, brulait com-
me le marbre d’un poële ». L’insertion de la couleur a beau tenter de réduire la
distance qui sépare comparant et comparé, on se réjouira de la suppression de
cette comparaison sur la copie autographe (ms g221 f° 383)43. Mais si l’on
jette un coup d’œil à la version publiée, on remarque qu’en fait tout le
paragraphe a disparu. Une approche téléologique, par définition finaliste, y
verrait sans doute un bon moyen d’éliminer l’action quasi répétitive du soleil
sur le fiacre ou la ressemblance des deux images en milieu et en fin de scène et
par ailleurs, ce faisant, d’opérer de manière plus efficace l’effet de rupture pro-
venant de la juxtaposition du départ soudain de la voiture (« Mais tout à coup
elle s’élança d’un bond ») et de l’aspect duratif d’un parcours plus calme
(« longtemps, longtemps, du côté d’Oyssel, au-delà des îles »). Pas du tout !
Pour une telle conception de la génétique, ce qui vient ensuite paraît souvent
meilleur et avec un tant soit peu d’ingéniosité on peut (hélas) toujours trouver
aux corrections une explication après coup et la plaquer sur le brouillon. Or
rien ne saurait être plus dangereux, car dans la réalité mouvante des processus
scripturaux le produit est souvent imprévu, et il convient alors d’en respecter
l’arbitraire. D’autant quand il n’est pas le fait de l’auteur : c’est ici le copiste
qui a omis le paragraphe, bévue que Flaubert n’a même pas remarquée (ms
g222 f° 351). Répétons donc qu’il faut se garder d’interpréter le devenir du
42. Le fait que les deux passages soient en rapport de façon sous-jacente est égale-
ment visible dans la similitude des corrections (qui ne sont pas simultanées dans les
jeux rédactionnels, soulignons-le ; les images se déplacent donc indifféremment d’un
contexte à l’autre) : dans la première partie de la scène (f° 64), « couverture de fer
blanc verni » et, à la fin : « les vieilles lanternes vernissées argentées » (f° 106 v°).
43. Flaubert ressent viscéralement un besoin d’écrire par images (comparaisons et
métaphores), même s’il a conscience qu’il devra sans doute les supprimer plus tard ;
voir telle lettre à Louise Colet : « Je viens de sortir d’une comparaison soutenue qui a
d’étendue près de deux pages. C’est un morceau, comme on dit, ou du moins je crois.
Mais peut-être est-ce trop pompeux pour la couleur générale du livre et me faudra-t-il
plus tard la retrancher. Mais, physiquement parlant, pour ma santé, j’avais besoin de me
retremper dans de bonnes phrases pohétiques » (11 juin 1853, Correspondance, op. cit.,
tome II, p. 350).
La scène du fiacre 261
texte et tâcher plutôt de rester fidèle aux systèmes de variation de ses avant-
textes.
Il en est surtout un qui sera crucial pour la genèse. Nous l’avons seulement
aperçu jusqu’à présent : il s’agit de la mobilité d’un espace étrangement mis en
place par la rédaction même, au contraire de la temporalité qui a acquis
quelque stabilité et dont les fluctuations sont plus ponctuelles (certes, pré-
positions et adverbes se répètent et devront être modifiés, tels « puis » et
« alors » – voir par exemple le folio 72 transcrit plus loin, page 269 – mais les
grandes étapes, le rythme et la fréquence du parcours ne varieront plus ; en
général, les folios sont d’ailleurs relativement peu corrigés).
En effet, au bas du premier brouillon (f° 80, déjà transcrit p. 248), l’espace
qui localisait le premier ralentissement du fiacre est modifié : Flaubert rature la
« caserne Bonne Nouvelle » puis « Sotteville » (juxtaposés dans la phrase mais
éloignés dans l’espace référentiel) qu’il remplace par « Quatremarres », à son
tour biffé sur le second brouillon (f° 65) à cause d’une répétition et même de
plusieurs, car l’on rencontre simultanément « du coté de Quatremares », « du
coté d’Oyssel » et plus haut : « du coté des bains » (ces derniers sont suppri-
més sur le troisième brouillon, f° 64). Sotteville réapparaît d’abord dans le
semblant d’itinéraire marginal qui esquisse, une fois encore de façon fantai-
siste, le départ du fiacre avant son arrêt au jardin des plantes : « repartit d’un
bond, traversa Sotteville D St Sever » (f° 80)44. Connaissant bien les endroits
qu’il mentionne, Flaubert aurait pu obtenir immédiatement un trajet possible,
voire réaliste ; il était probablement séduit à l’origine par certains noms de
lieux (sachant, de toute façon, qu’il les redistribuerait ensuite), voire par leurs
connotations (Sotteville convient bien à une scène où « les raisons les plus
sottes décident », f° 79) plutôt que par leur fonction référentielle45, d’autant
que l’espace se doit ici de rester minimal : aucune tentation descriptive ne
balbutie. Quoi qu’il en soit, la rédaction du folio 81 (soulignons qu’il a été
écrit en plusieurs moments à partir du folio 86 ; voir sa transcription page
suivante en regard de son fac-similé) rétablit un itinéraire vraisemblable.
44. On peut en dire de même à propos de la « Maladrerie » qui balbutie dans l’in-
terligne (et qui réapparaîtra plus tard, déplacée) : le cocher ne saurait « par la Mala-
drerie » les ramener au Jardin des plantes, car la Maladrerie est située près de la gare. Il
n’est d’ailleurs pas interdit de se tromper (le contraire serait plutôt étonnant), on l’a
déjà suggéré : ainsi Flaubert écrit sur le folio 81 que le fiacre fait sa « seconde halte »
au Jardin des plantes, alors qu’il s’agit de la troisième (l’erreur est corrigée, après
vérification sans doute, sur le folio 82).
45. Voir à cet égard mes remarques sur les transformations de l’itinéraire de la
visite du château de Fontainebleau dans L’Éducation sentimentale, où les processus
sont fort similaires : toponymie et topologie ne vont pas toujours de pair (La Pro-
duction du descriptif, op. cit., p. 205-208).
262 GENESES FLAUBERTIENNES
g2235 f° 81
La scène du fiacre 263
g2235 f° 81
(Collections Bibliothèque municipale de Rouen.
Photographie : Thierry Ascencio-Parvy)
264 GENESES FLAUBERTIENNES
46. Réinsertion qui implique là aussi, à cause des assonances, la biffure des « Ma-
rettes » ; un passage par les Marettes nécessiterait un détour à l’ouest (les Marettes se
trouvant alors à la limite du Petit-Quevilly et du Grand-Quevilly), qui ne serait
cependant pas irréalisable. Notons que la nouvelle vision comique du cocher, « son
cocher sans doute se réveillant », disparaîtra sans raison apparente (sinon pour donner
plus d’autonomie à la voiture elle-même) sur le folio 64 avec la modalisation faisant
intervenir le narrateur.
47. La séquence concernant les vieillards dans les jardins de l’hôpital a posé de
nombreux problèmes à Flaubert. À l’origine, ils sont situés « le long des murs dans les
d’un vieux remparts » puis « le long d’une terrasse haute toute couverte d’orties »
(f°86). La terrasse réapparaît sur les brouillons suivants, tout d’abord « le long d’une
terrasse lezardée au-dessus des vieux remparts murs de la ville » (f° 81) et ensuite, « le
long d’une terrasse lesardée batie sur les vieux murs de la ville », séquence raturée et
corrigée en « toute verdie par les années » (f° 82) puis « par des lierres » (f° 72). La
source des corrections n’est pas claire. Est-elle de nature réaliste (les remparts ayant été
détruits au dix-huitième siècle, Flaubert voulait sans doute écrire sur l’emplacement des
anciens remparts) ou stylistique (d’une part l’adjectif « vieux » fait double emploi avec
les vieillards, d’autre part la répétition de « ville » – soulignée – est fort encombrante
dans ces avant-textes) ? On ne saurait trancher. Quoi qu’il en soit, d’un folio à l’autre,
l’isotopie de la vieillesse ou de l’abandon est maintenue, même si l’image est modifiée.
La scène du fiacre 265
48. C’est seulement sur la copie autographe que Flaubert remarque (et souligne) la
répétition, qu’il corrige en modifiant, de plus, l’attitude des vieillards : « où des
vieillards en veste noire se promenent au soleil » se substitue en effet à « où l’on voit
des vieillards en veste noire et roupillant sous leurs bonnets » (ms g221 f° 383) ; la syn-
taxe de la séquence retrouve ainsi sa structure antérieure (« où des vieillards en veste
noire […] se chauffent au soleil », f° 86). Notons que sur le folio 81, la rédaction
maintient le rythme de la phrase : « où l’on voit des vieillards en veste noire et tout
tremblants sur leurs bequilles qui se chauffent au soleil » devenant « où l’on voit des
vieillards en veste noire et roupillant sous leurs bonnets qui se promenent au soleil ».
49. Mais, la voiture poursuivant son parcours quasi autonome (on a vu que presque
partout, dès le premier brouillon, Flaubert la maintient en position de sujet des verbes
d’action), sur le premier jet du brouillon suivant elle redevient immédiatement le sujet :
« Puis elle revint, et alors, au hasard, sans parti pris ni direction au hasard, elle vaga-
bonda » (f° 82, transcrit page 267).
266 GENESES FLAUBERTIENNES
50. Plusieurs boulevards sont aussi éliminés dans le paragraphe précédent : « Elle
remonta tout le boulevard St Hilaire D descendit le boulevard Bouvreuil, parcourut le
boulevard Beauvoisine, le boulevard Cauchoise, le boulevard de la Madeleine D tout le
Montriboudet ». Le boulevard Beauvoisine réapparaîtra sur le dernier brouillon, où il se
substituera à « St Hilaire », mais il ne sera même pas recopié sur la copie autographe
(ms g221 f° 383), sans doute parce que bientôt, à la fin de la scène, Emma quitte le
fiacre dans « une ruelle du quartier Beauvoisine ».
51. Voir les transcriptions des folios 82 (suivi de son fac-similé) et 72, ci-contre et
pages suivantes.
La scène du fiacre 267
g2235 f° 82
268 GENESES FLAUBERTIENNES
g2235 f° 82
(Collections Bibliothèque municipale de Rouen.
Photographie : Thierry Ascencio-Parvy)
La scène du fiacre 269
g2235 f° 72
270 GENESES FLAUBERTIENNES
52. Peut-être à cause des occurrences de « tout » ou « toute » (dont aucune n’est
soulignée cependant) d’autant que juste avant, dans le paragraphe qui précède, on trou-
ve « tout le Mont Riboudet ». Signalons de plus que certains toponymes sont supprimés
(« au Nid de chien, sur la place St Ouen », « rue de la Savonnerie ») ; dès lors, le texte
s’affranchit encore plus de son mode de classement et de son rythme originaires.
La scène du fiacre 271
fait que, travaillant par segments narratifs, il doit élaborer ici un texte d’une
amplitude relativement importante). On y retrouve la variation : variations du
temps et surtout de l’espace, qui donnent au récit son rythme frénétique et
syncopé, avec des effets d’accélération et de ralentissement résultant de
l’alternance du singulatif et de l’itératif, de concert avec un balancement entre
de rares échappées descriptives dominées par la thématique de la chaleur et
des lieux purement désignés, énumérés et totalisés de façon finalement in-
sensée, où leur nom et leur présence prévalent sur leur fonction référentielle.
Contrairement à ce que l’on pourrait supposer quand on songe à l’impor-
tance de cette technique dans la version publiée, d’un point de vue
macrogénétique ce n’est donc pas la focalisation, en particulier la focalisation
externe, qui constitue la contrainte fondamentale et essentielle du parcours
génératif mais plutôt la gestion de l’espace-temps, car elle conditionne la
plupart des transformations et corrections. On y verra une leçon d’humilité
pour la critique génétique53, tout au moins celle qui a pour visée de théoriser la
genèse des formes littéraires : on ne saurait échafauder une série d’hypothèses
(moins encore les généraliser) sur les modes de textualisation d’une technique
non programmée, qui ne se laisse jamais pressentir, apparaît comme par
génération spontanée et semble aller de soi puisqu’elle ne rencontre ensuite
que des modifications minimales. Faut-il s’en affliger ? Sans doute pas : l’un
des effets (pervers peut-être mais toujours passionnant) des avant-textes, et
non le moindre, consiste à modifier nos attentes, basées par la force des choses
sur la seule connaissance des textes définitifs. Non seulement on ne sait pas à
l’avance ce que l’on va dénicher dans les brouillons, mais encore ce que l’on y
trouve s’écarte fréquemment d’un modèle prévisible, déjà lu ou écrit ailleurs.
53. C’est aussi l’une des remarques conclusives de Raymonde Debray Genette dans
son étude sur « Les écuries d’Hérodias », art. cité, p. 111.
10. Génétique de la disparition
1. Beaucoup moins que dans Madame Bovary en tout cas, puisque pour ce roman
Flaubert ne semble pas encore avoir mis tout à fait au point sa méthode : il a besoin de
noircir du papier, même s’il sait, ce faisant, qu’il lui faudra ensuite couper. Pour
Salammbô, signalons surtout la disparition de l’ancien premier chapitre explicatif (pu-
blié par Gisèle Séginger dans son édition du roman ; voir Salammbô, p. 382-403).
2. Depuis le célèbre article de Proust par exemple ; voir « À propos du style de
Flaubert » [1920], extraits repris dans Flaubert (éd. Raymonde Debray Genette), Paris,
Didier, coll. « Miroir de la Critique », 1970, p. 46-55.
3. Voir, à propos de la disparition des descriptions, mon Flaubert topographe, op.
cit., p. 83-102.
274 GENESES FLAUBERTIENNES
4. « La finitude est aléatoire, elle peut relever d’un arbitraire motivé après coup. La
finition est le sentiment d’achèvement. Rien ne nous dit si ce sentiment vient de celui
de perfection ou de celui de lassitude. La finition est souvent l’effet d’une saturation
structurelle qui bloque en cours de route tout ou partie de l’œuvre. Quant à la finalité,
elle est certes importante, mais les écrivains ont cent fois avoué que leur œuvre avait
trahi leur projet. De sorte que la clôture d’un texte est plutôt une hypothèse d’école
qu’une évidence scientifique », Raymonde Debray Genette, « Génétique et théories lit-
téraires », Avant-Texte, Texte, Après-Texte (éd. Louis Hay), Paris, éditions du CNRS,
1982, p. 167.
5. « C’était l’heure du premier déjeuner. Des bols de café au lait encombraient un
guéridon auprès du feu. Des savates traînaient sur le tapis, des vêtements sur les
fauteuils. Arnoux, en caleçon et en veste de tricot, avait les yeux rouges et la chevelure
ébouriffée ; le petit Eugène, à cause de ses oreillons, pleurait, tout en grignotant sa tar-
tine ; sa sœur mangeait tranquillement ; Mme Arnoux, un peu plus pâle que d’habitude,
les servait tous les trois » (p. 257).
Génétique de la disparition 275
6. Il faudra pour cela attendre la scène de la soirée chez les Dambreuse, à la fin du
chapitre suivant, qui contient d’ailleurs cette séquence analeptique dans le discours de
Mme Dambreuse : « “En effet, vous êtes venu, un matin… pour… une maison, je
crois ? oui, une maison appartenant à sa femme.” (Cela signifiait : “C’est votre maî-
tresse”) », p. 332.
7. Le récit prenant une fois encore une forme analeptique : « c’était pour ceux-là
que Frédéric était venu une fois chez M. Dambreuse pendant son déjeuner », p. 530.
8. Plus spécifiquement, c’est en fait parce qu’elle achète le coffret de Mme Arnoux
(qui a pourtant appartenu quelque temps à Rosanette, comme le rappelle le texte avec
un bref résumé…) que Frédéric rompt avec elle (voir p. 537-538).
276 GENESES FLAUBERTIENNES
Germination de la scène
Attachons-nous donc maintenant aux manuscrits de cette partie de la scène
de la visite aux Dambreuse. Ils ne sont pas très nombreux, et l’on peut en voir
ci-contre le parcours génétique, une fois encore syncopé (quoique de manière
moins évidente que pour la scène du fiacre ; les flèches indiquent là aussi un
transfert de folio). C’est sur la sixième occurrence que la disparition, définitive,
s’opère (N.A.F. 17604 f° 79)9. Flaubert réécrira la scène deux fois encore, sans
aucune tentative de réinsertion, comme si le texte avait enfin trouvé ses points
de suture, ou une forme de saturation différente.
Le passage germe brièvement sur un scénario ponctuel, où Flaubert
esquisse en un folio la visite de Frédéric aux Dambreuse, et il apparaît de la
sorte dans la marge (f° 75, transcrit page 278) : « Dans le vestibule, un
brocanteur tenant une Curiosité. = vieille faïence. Sur laquelle, Me Damb
consulte Fr. qui est fort. “Vous avez appris cela toujours chez Arn.” avec
ironie. » Ce phénomène secondaire, d’un point de vue diachronique, n’indique
en rien le peu d’importance de la scène ; c’est souvent ainsi que se gonfle, dans
les marges, le texte flaubertien à son stade préliminaire (et on en a vu un
exemple éclatant avec la scène du fiacre quoique, dans ce cas, à l’étape bien
plus ancienne des scénarios d’ensemble). Le fait qu’il soit écrit juste sous
l’injonction (raturée) « Marquer l’extrême aisance de la maison » ne signifie
pas non plus un rapport thématique avec l’aisance en question ; en effet ce
syntagme semble plutôt antérieur et avoir trouvé sa résolution sémiotique et
textuelle avec la description de la salle qui s’élabore plus haut, dans la marge
du même folio : « deux valets. rechauds d’argent. les hors d’œuvre disposés
comme pr les dîners en ville. – fruits bien arrangés. l’appartement ht,
1 75 (11/4/5)
2 71 v° (215) 67 v° (216)
3 69 v° (215) 60 v° (216)
4 Ø 65 v° (216) 75 v° (217)
5 78 (215) 82 (216)
7 Ø 80 (215)
8 Ø 81 (215)
colonnes », pour faire précisément contraste avec la situation d’Arnoux, qui est
le moteur du récit à ce moment : « Fr. se rappelle – comme un contraste le
dejeuner chez Arnoux ». Ici, les deux éléments primordiaux sont sans doute le
savoir de Frédéric (il est « fort ») et l’ironie de Mme Dambreuse, qui n’est pas
encore explicitée (en fait l’ironie est double, car quand Frédéric prononce le
nom de Mme Arnoux elle réplique : « on la dit une beauté Me Arn »). Mais ce
n’est pas très étonnant, c’est également le cas pour de nombreux énoncés qui,
dans le corps du texte, fonctionnent par simples allusions, tel le regard que
Mme Dambreuse lance à Cécile (qui à ce stade se nomme encore « Margue-
rite ») « pour lui dire de s’en aller » (allusion à l’affaire Martinon) ou, dans le
cas de M. Dambreuse, le fait qu’il ait déjà entendu quelque part (on ne sait où)
le nom de Regimbart : « Je connais ce nom-là » (dans la marge également) ; ce
sont probablement des jets que Flaubert couche vite sur le papier sans les
développer davantage, alors qu’il sait déjà ce qu’ils devront signifier puisqu’ils
278 GENESES FLAUBERTIENNES
deviendront, dans le texte définitif, des amorces décisives. Par ailleurs, le fait
que le savoir de Frédéric provienne d’Arnoux permet de revaloriser dis-
crètement le faïencier, que le banquier vient de traiter de « farceur », un peu
plus haut sur le folio ; notons cependant que cette image positive est inutile par
rapport à l’issue de la scène, Dambreuse ayant déjà consenti « à attendre pr les
billets ».
17604 f° 75 (extrait)
(premier scénario ponctuel)
17604 f° 71 v° (extrait)
(première partie du second scénario ponctuel)
Sur la seconde occurrence, qui tient sur deux folios (71 v° transcrit ci-
dessus, puis 67 v°, transcrit ci-contre), le texte commence à brouillonner (Flau-
bert utilise le passé diégétique) mais contient peu de changements pour l’ex-
trait qui nous préoccupe ; la « faïence » n’est toujours pas spécifiée, et l’on
apprend seulement (dans la marge du folio 67 v°) que Mme Dambreuse est
disposée à l’égard de Frédéric, et qu’elle croit « que la faïence n’est pas vraie ».
En revanche, sur la troisième occurrence, qui constitue vraiment le premier
Génétique de la disparition 279
17604 f° 67 v°
(deuxième partie du deuxième scénario ponctuel)
280 GENESES FLAUBERTIENNES
17604 f° 69 v° (extrait)
(première partie du premier brouillon)
17604 f° 60 v°
(deuxième partie du premier brouillon)
282 GENESES FLAUBERTIENNES
information dans le récit à son propos : elle « avait la rage manie des curiosités
s’en faisait apporter le matin chez elle » ; elle fait aussi montre d’une certai-
ne « insolence » quand elle ne veut pas croire le marchand tandis que son mari
interrompt vite la visite : « Mais le banquier que les curiosités embetent le prit
par le coude : “Allons ! Venez” » et que l’on entend à la fin, de manière comi-
que, Mme Dambreuse horrifiée du prix de la pièce s’écrier : « 500 fr ! Ah !
Jamais de la vie par exemple ». Flaubert a donc fait son choix : la faïence, jus-
qu’alors indéterminée, sera une « très vieille porcelaine chinoise » dont le
brocanteur dit qu’elle « provient du service de l’Empereur », ce à quoi Mme
Dambreuse répond, une fois encore hautaine et incrédule : « Allons donc !
quelle plaisanterie ! ». Frédéric, qui « prit le plat », a pour rôle de faire « va-
loir que… il est authentique. » La phrase, encore au présent et avec ses points
de suspension indiquant comme d’habitude un manque à remplir par la suite,
est en rapport immédiat avec le texte qui prolifère dans la marge : son élabora-
tion va tenir lieu de preuve.
Description et intertexte
La démonstration s’effectue, comme souvent chez Flaubert, par l’intermé-
diaire de la documentation qui permet à l’auteur d’amplifier la scène. En effet,
sans même chercher pour l’instant à les rédiger ou à les mettre en rapport avec
le discours de Frédéric, Flaubert copie dans la marge deux séries de notes con-
cernant les « plats pr l’empereur ». La première les décrit : « un dragon ou
phenix en email d’une extrême petitesse est la marque de la porcelaine à
l’usage de l’empereur XVe siècle ap. J.C. la porcelaine traitée est appelée par
les chinois porcelaine à serpent », avec ces ajouts : « fond blanc, beau bleu à
fleurs bleues avec des dragons rouges tenant entre leur griffes » (on ne sait
quoi pour l’instant, Flaubert n’a plus assez de place pour écrire) et « lis deux
mots cheon = longue vie et Fô = bonheur », tandis que la seconde les situe
dans le temps : « 1426-1435 période du Sioun-te = la plus belle porcelaine de
la dynastie des Ming » (la note suit quasiment la forme d’une entrée de
dictionnaire). Enfin apparaît un nom propre qui est peut-être la référence de
l’intertexte, « Marriat », suivie d’un chiffre qui ressemble curieusement à un
prix « 2.45. » 10 ; quoi qu’il en soit, ces notes sont absolument introuvables
dans la documentation de Flaubert qui a été conservée et je n’ai pu en localiser
l’origine 11 . Le plus difficile pour Flaubert va donc consister à utiliser cet
10. À moins qu’il ne signifie « volume 2, page 45 », ce qui paraît plutôt improbable.
11. On n’en trouve aucune trace dans les carnets ; les dossiers de Bouvard et Pécu-
chet contiennent des notes sur la céramique utilisées pour L’Éducation sentimentale,
(g2261 folios 137 et suivants) mais elles traitent de la fabrication, non de l’histoire des
faïences ou de leur classification ; un dossier entier doit avoir disparu.
Génétique de la disparition 283
17604 f° 65 v°
(deuxième partie du deuxième brouillon)
Génétique de la disparition 285
coqs ou bien une poule avec ses poussins – ensuite un peu plus tard la mode
des vases exclusivement bleus ». Cela lui vaut, bien entendu, le compliment du
marchand, qui trouve rétroactivement sa justification (il était programmé dès la
troisième occurrence, f° 60 v°) : « “Monsieur est connaisseur” dit le Md. ».
Variation et répétition
L’amplification de la scène suit parallèlement un parcours remarquable en
ce qui concerne les poses des personnages (surtout de Mme Dambreuse), et il
est curieux de les voir varier quelquefois. Par exemple, au début du folio, le
marchand est debout mais devient vite assis quand Flaubert utilise une anti-
thèse pour opposer son habit, « negligemment vetu d’une longue redingotte
brune » et la manière dont il tient la faïence, « avec soin sur ses deux genoux »,
ce qui en connote la valeur (mais la modification provient aussi du fait que dès
le premier jet Flaubert a écrit, quelques lignes plus bas, « il se leva, vivement
en la voyant »). Il en va de même pour Mme Dambreuse, dont on avait aupara-
vant vu la pose appuyée contre le mur pour introduire son air ironique ; la
séquence « levant de côté le menton » remplace maintenant « appuyée sur la
cloison portée sur un pied ».
C’est cependant Mme Dambreuse qui apparaît la plus visible et visua-
lisable. Alors que sa blondeur n’est mentionnée qu’une fois dans tout le récit
du roman, vers la fin de la première partie (elle « portait ses cheveux blonds
tirebouchonnés à l’anglaise », p. 154), ici quand elle critique la pièce une
première fois (« Faite à Paris, peut-etre ») elle cligne « dédaigneusement ses
cils blonds »12 ; la seconde fois, elle s’écrie « Allons donc ! Quelle plaisan-
terie ! » « en haussant les epaules ». Flaubert insiste de plus sur son nouvel
intérêt pour le plat qu’elle vient pourtant de dénigrer doublement : « Me Dambr.
venait d’etre prise par un tel amour pr ce plat qu’elle lui rendit à peine son
salut ». Enfin, son discours au sujet du prix de la faïence ne varie pas ; il est
maintenu au bas du folio, pour conclure la scène. Ces petites touches, typique-
ment flaubertiennes et qui pullulent dans les brouillons, représentent un bon
moyen de donner plus de vie ou de présence physique aux personnages secon-
daires, et l’on a rappelé que Flaubert voit13, littéralement, quand il écrit, même
12. Son clignement de cils en revanche est récurrent dans la version publiée : « elle
répliqua, tout en clignant ses paupières où brillait un regard pareil à la pointe d’un stylet
sous de la mousseline » (p. 508), « elle avait un léger mouvement d’indécision en cli-
gnant les paupières » (p. 489).
13. « Il y a bien des détails que je n’écris pas. Ainsi, pour moi, M. Homais est légè-
rement marqué de petite vérole. – Dans le passage que j’écris immédiatement je vois
tout un mobilier (y compris des taches sur des meubles) dont il ne sera pas dit un mot »
(lettre à Hippolyte Taine, 20 ? novembre 1866, Correspondance, op. cit., tome III, p.
562) ; voir aussi p. 138 de cet ouvrage.
286 GENESES FLAUBERTIENNES
si son imaginaire ne prend pas toujours une forme actualisée dans le texte, ou
si au contraire le travail du style est susceptible de transformer par la suite
l’image originelle.
Sur l’occurrence suivante, le passage est corrigé en continuité avec le récit
qui l’entoure et la scène tient sur deux folios (78 et 82 ; le folio 78 est transcrit
ci-contre et l’extrait du folio 82 ci-dessous). C’est le moment où la rédaction
est parvenue à un stade suffisamment avancé pour que commence la chas-se
aux répétitions et aux assonances, dont certaines ne sont pas encore résolues
ici, notamment la répétition de « dit » (soulignée par Flaubert), visible sur les
folios 78 et 82, ou la répétition de « lui », soulignée aussi (f° 82). On remar-
quera par exemple que le costume du brocanteur est raturé et que Flaubert est
gêné par la localisation de la saynète, puisqu’il tente de remplacer « porte » par
« entrée » et que « corridor » se substitue à « antichambre » (il y a d’une part
beaucoup de sons en en dans cette phrase, mais d’autre part on lit juste avant
que « la Chambre n’ouvrait qu’à une heure »), et le nom de « Mme D. » est
raturé à plusieurs reprises (il en résulte d’ailleurs l’élimination de son haus-
sement d’épaules). Quelquefois même, le souci d’éviter la répétition semble
17604 f° 82 (extrait)
(deuxième partie du troisième brouillon)
Génétique de la disparition 287
17604 f° 78
(première partie du troisième brouillon)
288 GENESES FLAUBERTIENNES
17604 f° 77 (extrait)
(première partie du quatrième brouillon)
17604 f° 83 (extrait)
(troisième partie du quatrième brouillon)
290 GENESES FLAUBERTIENNES
17604 f° 79
(deuxième partie du quatrième brouillon)
Génétique de la disparition 291
16. Le même phénomène se produit sur le folio suivant, dans l’exposé de M. Dam-
breuse : une première fois, un texte écrit au crayon (et presque complètement illisible) à
propos de l’affaire des houilles se met à proliférer parallèlement à tout un paragraphe
où dans le corps du texte Dambreuse explique le « secret du commerce » ; finalement,
quand il est surchargé à l’encre, il apparaît tout à fait différent du paragraphe originel,
qui est alors barré (f° 83).
292 GENESES FLAUBERTIENNES
17604 f° 81 (extrait)
(sixième brouillon)
17. Dès le premier jet de la copie autographe, c’est l’adjectif « singulier » qui est
utilisé (B.H.V.P. f° 215).
18. Cette manière de perte du corps des personnages dans la genèse de la scène
s’empare aussi de M. Dambreuse. Sur la seconde occurrence (f° 67 v°), Flaubert écrit :
« en fixant sur lui ses prunelles pâles tandis que son affreuse bouche souriait », sé-
quence qu’il met entre crochets. Le syntagme « et son affreuse bouche souriait » sera
repris sur le premier folio du premier brouillon (f° 69 v°), où il sera finalement raturé.
Génétique de la disparition 293
écho lointain avec la description de son boudoir, dans la troisième partie, car la
pièce contient de nombreux objets qui sont des « bagatelles dispendieuses,
souvent renouvelées » (p. 480) ; on y voit même un « paravent chinois », souli-
gnant le goût de Mme Dambreuse pour les chinoiseries20. Mais il est plus trou-
blant de constater que les brouillons de la description en question indiquaient
que le boudoir est rempli de « curiosités du confort moderne » (séquence sup-
primée sur la quatrième occurrence, 17608 f° 129) et que, quand Mme Dam-
breuse veut acheter le coffret de Mme Arnoux dans la scène de la vente aux
enchères, Frédéric objecte : « Mais ce n’est pas curieux » (p. 537) ; pourquoi
donc, sinon à cause de son amour pour les curiosités, absent maintenant du
texte définitif ? Que penser alors, dans cette même scène, de l’enchère qu’elle
propose pour un objet peu « curieux », ce qui fait frissonner le public : « Mille
francs ! » (p. 537), quand on sait qu’elle se dit maintenant « ruinée » (p. 502)
et qu’elle avait été dans les brouillons horrifiée par le prix de « cinq cents
francs » à payer pour un authentique plat datant de la dynastie des Ming, ayant
du reste appartenu à l’Empereur, et ainsi bien plus curieux ? Mais il est des
références qui, ne renvoyant plus à rien, se perdent dans la mémoire oubliée
des ratures et paraissent de simples notations autonomes, et des réseaux qui ne
seront plus actualisés, appartenant désormais au domaine du hors-texte, ou,
mieux, des seuls avant-textes, qui pour notre bonheur nous montrent toujours
des ailleurs insoupçonnés de l’œuvre.
20. Visible par ailleurs dans la description des salons des Dambreuse, où l’on trou-
ve des « chinoiseries sur les consoles » (p. 239).
Après-propos
1. « On essaiera de s’interroger surtout sur le travail des formes, sur la manière dont
la mise en forme se constitue en système et sur la façon dont cette construction coopère
à la formation de l’œuvre », Le Texte et l’avant-texte, Paris, Larousse, 1972, p. 73.
2. Comme le rappelle Raymonde Debray Genette, « nous pouvons alors appliquer à
ces avant-textes toutes sortes de grilles critiques semblables à celles de la critique
littéraire en général, mais aussi les grilles qu’impose la nature même de ces objets
spécifiques. Tenir les deux bouts, génétique et textuel, telle est la difficulté », « Histoire
littéraire et critique génétique », art. cité, p. 158.
296 GENESES FLAUBERTIENNES
3. L’une plus intéressée par les macrostructures narratives, héritage de Propp, des
formalistes russes et du structuralisme (voir par exemple Claude Bremond, Logique du
récit, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1973), l’autre davantage focalisée sur les
microstructures (focalisation, énonciation, etc., dans la lignée de Genette).
4. Anne Herschberg Pierrot, « Où en est la génétique flaubertienne ? », Romantis-
me, 139, 2008, p. 112.
Après-propos 297
Pellegrini sur Bouvard et Pécuchet11, ainsi que d’autres plus anciennes que
l’on souhaiterait voir enfin publiées12.
Trois revues pour l’instant s’attachent également à mettre à jour l’actualité
flaubertienne. L’association des Amis de Flaubert et de Maupassant publie
deux fois par an un Bulletin Flaubert-Maupassant (seize volumes parus depuis
1993), le Centre Flaubert de l’Université de Rouen, dirigé par Yvan Leclerc, a
créé une Revue Flaubert publiée une fois par an et consultable gratuitement en
ligne sur le site du centre (sept numéros sont parus à ce jour)13. Enfin, grâce
aux soins de Gisèle Séginger, l’ancienne revue Gustave Flaubert dans la série
des Lettres modernes chez Minard a enfin pu être ressuscitée (le quatrième et
dernier numéro remontait à 1994) et il est prévu que sa publication continue14.
De plus, même si la critique génétique n’a pas principalement de vocation
éditoriale (ce ne serait alors, rappelons-le, qu’un avatar de l’ancienne philolo-
gie), il va sans dire qu’elle rencontre le domaine de l’édition, qu’il s’agisse de
l’énorme entreprise des Œuvres complètes dans la Pléiade, dirigée par Clau-
dine Gothot-Mersch et vérifiée à partir des manuscrits quand ils sont disponi-
bles15 ou de la publication d’inédits que l’on continue à retrouver16.
41. Tous les folios des notes documentaires sur l’Histoire ne sont pas transcrits
cependant ou ne le sont pas intégralement, par la force des choses, puisque seul le
premier chapitre de la troisième partie est ici traité.
42. Voir <http://flaubert.univ-rouen.fr/bovary/atelier/index.php>.
43. Yvan Leclerc, « Flaubert contemporain : bilan et perspectives », art. cité, p. 86.
44. Comme le remarque Yvan Leclerc, pour les colloques de Messine et de Marne-
la-Vallée « plusieurs communications citaient et utilisaient déjà les transcriptions mises
provisoirement en ligne sur le site Flaubert, en attente de validation et d’installation sur
le site définitif », art. cité, p. 85.
Après-propos 303
45. Dans le cadre de l’équipe LIRE du CNRS, avec le soutien de l’Agence Natio-
nale pour la Recherche et de la Région Rhône-Alpes. Comme le dit Stéphanie Dord-
Crouslé, le site « sera ouvert à la communauté scientifique tout entière, fonctionnera
comme une publication scientifique permanente pour les acteurs des études flaubertien-
nes et, plus largement, pour les chercheurs qui s’intéressent au XIXe siècle, dans une
perspective interdisciplinaire. Conçu pour bénéficier d’une visibilité maximale, il
permettra aussi la diffusion de produits culturels en direction du grand public, et il
participera – à son niveau – au rayonnement culturel et scientifique de la France dans
un contexte international où la numérisation et la diffusion de corpus sont devenues un
enjeu majeur », « Le projet », voir <http://dossiers-flaubert.ish-lyon.cnrs.fr/>.
46. Voir, parmi tant d’autres, la série de l’Annuaire historique sous la direction de
Lesur, que Flaubert a annotée pour les années 1849, 1850 et 1851. Bibliothèque muni-
cipale de Rouen, Ms. g2264 folios 166-173.
47. La mise en ligne est prévue pour 2011.
48. Outils pour le traitement de l’information dans les manuscrits modernes ; le pro-
gramme « a débuté en 2007 sous la direction de P.-M. de Biasi, à l’ITEM, en partena-
riat avec la BnF et deux laboratoires d’informatique », Anne Herschberg Pierrot, « Où
en est la génétique flaubertienne ? », art. cité, p. 107.
Index des transcriptions
Trois contes
N.A.F. 23663 f° 274 (baiser) : 29
N.A.F. 23663 f° 277 (baiser) : 24 et 27
N.A.F. 23663 f° 278 v° (baiser) : 33
N.A.F. 23663 f° 286 v° (baiser) : 35
N.A.F. 23663 f° 393 (baiser) : 21
Bouvard et Pécuchet
Ms. g2251 f° 19 v° (portrait) : 124
Ms. g2251 f° 21 (portrait) : 125
Ms. g2251 f° 22 (portrait) : 124
Ms. g2251 f° 23 (portrait) : 124
Ms. g2251 f° 25 v° (portrait) : 125
Ms. g2251 f° 35 v° (portrait) : 125
Ms. g2251 f° 180 (portrait) : 130
Ms. g2251 f° 181 v° (portrait) : 129
Ms. g2251 f° 183 v° (portrait) : 129
Ms. g2251 f° 204 v° (portrait) : 130
Ms. g2252 f° 377 (charogne) : 42
Ms. g2253 f° 19 v° (magie) : 175
Ms. g2253 f° 22 v° (magie) : 175
Ms. g2253 f° 26 (magie) : 183
Ms. g2253 f° 27 (magie) : 134 et 177
Ms. g2253 f° 28 (magie) : 134 et 187
Ms. g2253 f° 29 (magie) : 181
Ms. g2253 f° 32 (charogne) : 42
Bibliographie
Avant-propos 7
Essais de microgénétique 17
1. Le baiser de Félicité 19
Phase scénarique 20
Premier brouillon 24
Précision de l’atmosphère 28
La description diégétisée 33
2. La charogne de Bouvard et Pécuchet 37
Scénarios : intertexte et élaboration du récit 41
L’esquisse : mise en place des éléments 45
Passage aux brouillons : intertexte et contexte 49
Le ventre de la charogne 57
3. Salammbô dévoilée 65
Du contexte au macrocontexte 68
Scénarios et esquisses : transferts et actualisation du portrait 72
Les détails et l’ensemble 80
Après-propos 295
Bibliographie 307