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Genèses flaubertiennes

FAUX TITRE

328

Etudes de langue et littérature françaises


publiées sous la direction de

Keith Busby, M.J. Freeman,


Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Genèses flaubertiennes

Éric Le Calvez

AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2009


En couverture : Brouillon de Madame Bovary
Mss. g2235 f° 80 (Collections Bibliothèque Municipale de Rouen.
Photographie : Thierry Ascencio-Parvy)

Maquette couverture:
Pier Post.

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de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents -
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ISBN: 978-90-420-2530-1
© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2009
Printed in The Netherlands
Il faut que je sois dans une immobilité complète
d’existence pour pouvoir écrire. Je pense mieux
couché sur le dos et les yeux fermés. Le moin-
dre bruit se répète en moi avec des échos pro-
longés, qui sont longtemps avant de mourir. Et
plus je vais, plus cette infirmité se développe.
Quelque chose de plus en plus s’épaissit en moi,
qui a peine à couler. – Quand mon roman sera
fini, dans un an, je t’apporterai mon ms. complet,
par curiosité. Tu verras par quelle mécanique
compliquée j’arrive à faire une phrase.
(Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet à pro-
pos de la rédaction de Madame Bovary, 15 avril
1852)
Note de l’auteur

Des extraits ou des versions sensiblement différentes de certaines des études rassem-
blées ici ont paru dans les publications suivantes :

• Études Normandes, 2, 1990, p. 49-66 • Texte(s) et Intertexte(s) (éd. Éric Le Calvez et


Marie-Claude Canova-Green), Amsterdam-Atlanta, Rodopi, coll. « Faux Titre », 1998,
p. 233-261 • Romanic Review, 90, 2, March 1999, p. 167-194 • Nineteenth-Century
French Studies, 29, 1-2, Fall-Winter 2000-2001, p. 100-137 • L’Esprit Créateur, XLI, 2,
Summer 2001, Devenir de la critique génétique (éd. Robert Pickering), p. 29-39 • El
Velo dissolto. Visione e occultamento nella cultura francese e francofona (éd. Franca
Zanelli-Quarantini), Bologna, CLUEB, Heuresis, coll. « Strumenti », 2002, p. 111-134 •
Flaubert et la théorie littéraire (éd. Tanguy Logé et Marie-France Renard), Bruxelles,
Publications des Facultés Universitaires de Saint-Louis, 2005, p. 153-184 • Gustave
Flaubert 5 : Dix ans de critique. – Notes inédites de Flaubert sur l’Esthétique de Hegel
(éd. Gisèle Séginger), Paris-Caen, Lettres Modernes Minard, coll. « La Revue des let-
tres modernes », 2005, p. 175-191 • La Création en acte. Devenir de la critique généti-
que (éd. Paul Gifford et Marion Schmid), Amsterdam-New York, Rodopi, coll. « Faux
Titre », 2007, p. 67-82.
Avant-propos

Cet ouvrage poursuit le cheminement déjà tracé par mes deux études
précédentes dans le domaine de la poétique génétique 1 à partir du cas de
Flaubert, sans revenir systématiquement sur les prémisses méthodologiques et
théoriques qui les avaient gouvernées et selon une ouverture de compas quel-
que peu différente, on va le voir, quoique la perspective idéologique soit simi-
laire2. Des précisions préalables s’imposent toutefois. Si la critique génétique
n’est pas née hier (elle a maintenant sa propre histoire et a peu à peu acquis
une autorité incontestable), on ne saurait confondre ce singulier avec une
discipline qui n’a justement ni singularité ni homogénéité ; différentes prati-
ques coexistent, diverses par leurs méthodes comme par leurs ambitions, sans
aucune unité épistémologique. Faut-il le regretter ? Non, car il ne s’agit pas de
trancher pour l’une ou l’autre, d’imposer des canons, des règles ou un seul mo-
dèle possible (de décréter par exemple, de manière plutôt… terroriste, la narra-
tologie supérieure à la psychanalyse) ; la critique est libre, et les choix sub-
jectifs3. Liberté pourtant toute relative ; il est des points de vue critiques qui

1. Prônée dès 1977 dans l’étude essentielle de Raymonde Debray Genette, « Es-
quisse de méthode », reprise dans Métamorphoses du récit. Autour de Flaubert, Paris,
éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1988, p. 17-47.
2. Voir Flaubert topographe : L’Éducation sentimentale. Essai de poétique généti-
que, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, coll. « Faux Titre », 1997, et La Production du des-
criptif. Endogenèse et exogenèse de L’Éducation sentimentale, Amsterdam-New York,
Rodopi, coll. « Faux Titre », 2002.
3. Voir à ce propos quelques-unes de mes remarques dans Flaubert topographe, op.
cit., 9-17.
8 GENESES FLAUBERTIENNES

s’accommodent évidemment mieux que d’autres des problèmes posés par les
manuscrits, dont la nature fluctuante, où formation et transformations sont
indissolublement liées, implique naturellement un examen des formes littérai-
res (quand on parle de génétique littéraire) 4 , du concept même d’écriture.
Aussi la critique génétique a-t-elle nécessairement une vocation théorique et se
doit-elle de définir ses outils (narratologiques, sémiotiques, stylistiques, etc.) et
de les utiliser en fonction de ses enjeux mais aussi de ses parcours. On a sou-
vent dit que les réponses qu’elle apporte, dans chacun des cas, devraient con-
courir à l’élaboration d’une théorie esthétique envisagée comme une esthétique
de la production ; j’apporterai bientôt quelques restrictions à un tel souhait.
Dans cette période de désertification théorique voire critique5, la génétique
apparaît bien toujours comme une discipline programmatique, et même comme
la seule, à présent, susceptible d’apporter des connaissances nouvelles sur les
modes d’élaboration des formes littéraires 6 et sur les processus d’écriture.
Connaissances qui, tout en informant l’œuvre, cela devrait aller sans dire
(même si cette dernière ne représente pas le but de la recherche)7, se reflètent
réciproquement sur la théorie en lui imposant des modulations notables,
d’autant que la génétique nécessite une écoute attentive des avant-textes, un

4. Bien entendu la pratique génétique englobe les arts mais également toutes les
disciplines où l’esprit humain exerce une activité selon divers processus ayant laissé
des traces écrites conservées ; voir par exemple les travaux de Françoise Balibar sur
Pasteur, « L’énigme des tartrates ou les cahiers de laboratoire de Pasteur », in I Sentieri
della creazione / Les Sentiers de la création, Reggio Emilia, Diabasis, 1994, p. 219-
232. Voir, plus récemment, les numéros spéciaux de la revue Genesis à propos de l’ar-
chitecture (n° 14, juillet 2000) ou de l’écriture scientifique (n° 20, juillet 2003).
5. Désertification qui progresse vite ; il suffit pour s’en assurer de regarder les pro-
grammes de divers colloques, certaines tables des matières, où la non-pensée (sans mê-
me mentionner le politiquement correct) et l’oubli des textes s’offrent un moule ins-
titutionnalisé (voir Henri Mitterand, Le Roman à l’œuvre, Paris, PUF, coll. « Écriture »,
1998, p. 1-19). Il n’est d’ailleurs pas fortuit que la critique génétique ait connu son
essor le plus remarquable dans les pays où modernité et théorie s’associent, en leur
principe, à un examen scrupuleux de la textualité ; du texte à ses avant-textes, il n’y
avait qu’un pas.
6. Ce questionnement sur la formation correspond aux préoccupations scientifiques
modernes et permet de rapprocher la critique génétique des sciences cognitives ; voir
Almuth Grésillon, « La critique génétique : origines, méthodes et finalités », Equinoxe,
16, 1999, p. 15.
7. Ce qui fait dire, à certains de ses détracteurs (avec une mauvaise fois évidente :
on ne peut étudier les avant-textes si l’on ne possède pas le texte au préalable), que
« elle a peut-être de l’avenir, parce que tant que vous étudiez le brouillon, vous n’étu-
diez pas l’œuvre » (Michel Crouzet) ; voir Didier Philippot, « Entretien avec Michel
Crouzet », La Pensée du paradoxe. Approches du romantisme. Hommage à Michel
Crouzet (éd. Fabienne Bercegol et Didier Philippot), Paris, Presses de l’Université
Paris-Sorbonne, 2006, p. 37.
Avant-propos 9

savoir-lire prudent, une grande souplesse analytique (et intellectuelle), refusant


le dogmatisme et les apories qui foisonnent de nos jours et qui, tout en voulant
faire table rase du passé, n’offrent rien de nouveau, il faut l’avouer en toute
honnêteté 8 . Il est d’ailleurs intéressant de noter à cet égard l’évolution du
discours officiel. Ainsi, en 1991, le Rapport scientifique du CNRS (qui héber-
ge le laboratoire le plus important en ce qui concerne la génétique, l’Institut
des Textes et Manuscrits modernes) refuse l’idée d’une théorie génétique : « il
n’est guère vraisemblable ni sans doute désirable que l’on parvienne à terme à
une théorie totalisante ni même unifiée », tandis que celui de 2001, proposant
un bilan, affirme : « la critique génétique constitue le principal apport théori-
que au sein du passage critique des vingt dernières années »9. Il y a certes une
différence non négligeable entre un apport théorique et une théorie génétique
unifiée10.
La tâche est ardue toutefois : les dossiers génétiques sont en général énor-
mes, souvent difficiles à déchiffrer, à éditer, et les généticiens ont tendance à
se concentrer sur un auteur (sinon sur une œuvre !) dont ils connaissent bien
les manuscrits, on l’a fréquemment répété11. Toute analyse génétique exige
beaucoup de temps, de rigueur, mais aussi de remises en question, tâtonne-
ments et retours en arrière, car on ne peut généralement connaître, à l’avance,

8. Selon Pierre-Marc de Biasi, « cette jeune science s’est acquis l’avantage, par
défaut, d’être, dans le domaine littéraire, l’une des seules innovations notables des tren-
te dernières années en matière de méthode critique », La Génétique des textes, Paris,
Nathan, coll. « 128 », 2000, p. 7 ; l’accent est cette fois mis sur la méthode.
9. Cités par Louis Hay, voir « Critique génétique et théorie littéraire : quelques
remarques », La Création en acte. Devenir de la critique génétique (éd. Paul Gifford et
Marion Schmid), Amsterdam-New York, Rodopi, « Faux Titre », 2007, p. 15-16.
10. Ainsi, dans leur introduction à l’ouvrage Pourquoi la critique génétique ? Mé-
thodes, théories (éd. Michel Contat et Daniel Ferrer), CNRS Éditions, coll. « Textes et
Manuscrits », 1998), Michel Contat et Daniel Ferrer préfèrent-ils « proposer non pas
une théorie close et achevée, mais des propositions théoriques qui résultent des études
génétiques, menées la plupart du temps sur des corpus spécifiques, et le plus souvent
canoniques » (p. 7 ; selon eux, le cas de Flaubert en est bien un, voir p. 8).
11. C’est le reproche que leur adressait Graham Falconer, il y a longtemps déjà ;
voir « Où en sont les études génétiques littéraires ? », Texte, 7, 1988, p. 285. Voir à ce
propos ma Production du descriptif, op. cit., p. 9-12, pour les réponses de quelques
généticiens et le principe de la généralisation à partir de cas particuliers. Selon William
Marx au contraire, la génétique est « le courant critique le plus éloigné de la généralisa-
tion théorique, parce que le plus ancré dans l’étude de cas individuels et dans le non-
généralisable » (voir « Les résistances théoriques à la critique génétique », La Création
en acte, op. cit., p. 51). Cela reste cependant à prouver, car l’individuel ne s’oppose
certainement pas au généralisable ; une fois encore tout dépend de l’approche mise en
œuvre et de ses enjeux. Il suffit de se souvenir de « Discours du récit » de Gérard
Genette (Figures III, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1972), qui a révolutionné la
narratologie à partir de l’exemple privilégié de Proust.
10 GENESES FLAUBERTIENNES

les surprises que nous réservent les manuscrits ; en fait le brouillon, de diver-
ses façons, commande et oriente le point de vue critique qui doit s’assouplir en
fonction du phénomène rencontré (par exemple, comme nous le verrons, la
question épineuse du superflu ou non dans un récit face à la disparition de
l’ensemble d’une scène qui n’a apparemment laissé aucune trace dans le texte
définitif). À ces difficultés s’en ajoutent d’autres, concernant notamment la
multiplicité des concepts théoriques : va-t-on étudier les processus qui régis-
sent l’émergence des configurations narratives, descriptives, thématiques, de
faits de style spécifiques, l’utilisation d’intertextes ou au contraire la réécriture
autotextuelle ? D’autant que l’objet traqué (le processus) demeure immatériel12
au sein de matériaux bien tangibles… Puisqu’un parcours génétique est par
définition inépuisable, on choisit alors parfois de se concentrer sur la genèse
d’un petit fragment de texte (microgénétique) accompagné néanmoins d’un
grand nombre d’avant-textes selon son auteur, ce qui fausse par là même la
perspective d’ensemble car ce sont justement l’interdépendance et la simulta-
néité dynamiques de tous ces phénomènes qui concourent à la naissance du
texte (macrogénétique)13 ; on est bien obligé de les isoler cependant pour en
analyser la genèse et pour émettre des propositions sur les modes de formation
tout en tâchant, le plus possible, de ne pas être limité par une perspective myo-
pe et de demeurer fidèle aux méandres de l’écriture.
Les problèmes matériels et méthodologiques sont, par la force des choses,
nombreux, ce qui explique pourquoi la théorisation demeure nécessairement en
perpétuel devenir. Le point de vue combine pratique et théorie, l’enjeu est
théorique certes, mais on ne pourra jamais obtenir une grammaire de l’écriture
en train de se faire pour la totalité des textes produits ou productibles, et c’est
tant mieux14 ; l’un des effets bénéfiques de l’analyse génétique est, précisé-
ment, de refuser la rigidité et la normalisation.

12. C’est ainsi que le définissent Daniel Ferrer et Michael Groden dans l’introduc-
tion d’un ouvrage ayant pour but de présenter la critique génétique au public américain,
tout en rappelant que l’activité génétique n’a rien de mystique puisqu’elle pratique
l’analyse concrète des traces matérielles laissées par le processus en question ; voir « A
Genesis of French Genetic Criticism », Genetic Criticism. Texts and Avant-textes (éd.
Jed Deppman, Daniel Ferrer et Michael Groden), Philadelphia, University of Penn-
sylvania Press, 2004, p. 11. Pour l’importance des traces, voir aussi Almuth Grésillon,
La Mise en œuvre. Itinéraires génétiques, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 6.
13. À propos de ces phénomènes et des problèmes qu’ils posent pour l’écriture
flaubertienne, je renvoie à la mise au point de Stéphanie Dord-Crouslé, « Entre pro-
gramme et processus : le dynamisme de l’écriture flaubertienne. Quelques points de
méthode », Genesis, 13, 1999, en particulier p. 74 et suivantes.
14. Après plusieurs années de pratique (et de questionnement théorique) je radica-
lise donc le propos de La Production du descriptif, qui considérait seulement un tel
résultat comme « prématuré » (voir p. 11). Sans oublier de plus le problème des
méthodes de rédaction qui diffèrent selon les genres, les époques, mais aussi (et peut-
Avant-propos 11

Ainsi se justifie le pluriel du titre de cet ouvrage (j’y arrive enfin) : par
rapport aux deux volumes antérieurs, et pour pouvoir éclairer des facettes
diverses de l’écriture de Flaubert en train de se former (on y retrouvera par
exemple plusieurs fois la problématique du descriptif et de l’intertextualité, si
importantes dans son œuvre), le propos abandonne maintenant le corpus limité
(et pourtant gigantesque !) des brouillons de L’Éducation sentimentale ; seul
un chapitre leur est entièrement consacré ainsi que plusieurs passages d’un
autre chapitre. Les dix études qui le composent progressent en fonction de trois
axes successifs, mais non sous forme de parties physiquement distinctes car
leurs frontières sont, en fait, un peu plus poreuses qu’il y paraît.
Le premier axe choisi, de l’ordre de la microgénétique, étudie différents
aspects des textes de Flaubert à partir d’une génétique scriptique qu’il tient
pour acquise, tout en ne revenant pas non plus sur les principes de l’analyse
génétique ponctuelle, déjà amplement illustrés15. Microgénétique en ce sens
que seuls des fragments textuels sont considérés (quoique leur cotexte immé-
diat ne soit pas oublié puisqu’il interfère inévitablement avec leur genèse, de
par la méthode d’écriture de Flaubert) en fonction d’une question théorique
précise16, qu’il s’agisse de l’étude de la relation description-récit avec la fonc-
tionnalisation progressive d’une description (chapitre 1, Un cœur simple), de
l’utilisation primordiale de l’intertextualité dans une autre description (chapitre
2, Bouvard et Pécuchet) ou secondaire dans la rédaction du portrait d’un per-
sonnage (chapitre 3, Salammbô).
Le second axe se situe plutôt dans un entre-deux, évoluant entre micro et
macrogénétique. Il élargit ainsi la perspective à un ensemble d’avant-textes et
non plus à des études strictement locales, quoique ces dernières demeurent

être surtout) les personnalités des écrivains. Ayant il y a quelque temps essayé moi-
même l’expérience avec une génétique comparative des processus flaubertiens et zo-
liens, je concluais : « si la généralisation est impossible à partir d’un corpus manuscrit
[…], la comparaison de deux dossiers ne la rend pas plus légitime. Aussi faudrait-il
relativiser et affiner ces remarques avec l’examen précis d’autres dossiers de Flaubert et
de Zola ; on n’en finirait pas. Quand bien même entreprendrait-on la tâche, on
demeurerait une fois encore limité au cas ponctuel et arbitraire de deux auteurs. Il est
donc évident que l’avenir de la poétique génétique ne se trouve pas dans une génétique
comparative », « Génétique zolienne et génétique flaubertienne : les dossiers de La
Curée et de L’Éducation sentimentale », Zola, l’homme-récit (éd. Dorothy Speirs,
Yannick Portebois et Paul Perron), numéro hors série, 49e année, 2003, p. 87. Ces dé-
clarations restent valables et l’on en revient au problème du choix critique et théorique.
15. Voir notamment le second chapitre de La Production du descriptif, op. cit., p.
91-117.
16. Comme le rappelle du reste Almuth Grésillon, « il faut choisir un corpus aussi
en fonction d’une problématique déterminée », Éléments de critique génétique. Lire les
manuscrits modernes, Paris, PUF, 1994, p. 211.
12 GENESES FLAUBERTIENNES

absolument nécessaires comme point de départ de l’analyse. L’étude locale est,


en fait, complexifiée par l’examen des manuscrits d’autres contextes selon des
points de vue divers mais légitimés dans chacun des cas par des phénomènes
textuels visibles dans la version publiée et dont on va chercher l’origine :
genèse ambiguë d’un motif récurrent (chapitre 4, Salammbô) ou d’un objet
récurrent dans tout le récit d’un roman (chapitre 5, Bouvard et Pécuchet). Le
sixième chapitre sert pour sa part de transition avec le dernier axe, dont la
perspective est plus ambitieuse, en examinant cette fois la récurrence par
rapport à la problématique de l’autotextualité (peu étudiée jusqu’à présent dans
une perspective génétique) dans les brouillons des scènes de baisades17 que
contiennent trois récits flaubertiens (Madame Bovary, Salammbô et L’Éduca-
tion sentimentale).
En théorie, une approche macrogénétique serait celle qui respecterait le
mieux le travail de l’écrivain, en tout cas pour ce qui concerne Flaubert, puis-
qu’une fois l’étape des scénarios franchie il rédige son texte en fonction d’un
ensemble narratif déterminé (synchronie) et non en réécrivant chaque page
jusqu’à obtenir un certain nombre de strates (diachronie)18 ; le plus souvent, et
selon l’amplitude du récit, il s’agit des limites de la scène ou de l’épisode.
C’est aussi l’approche qui conviendrait le mieux a priori au questionnement
narratologique19. En pratique, la tâche est presque impossible. Rendre compte
de la genèse de l’ensemble d’une scène, dans sa structuration mobile comme

17. C’est Flaubert lui-même qui les qualifie de la sorte dès la rédaction de Madame
Bovary ; voir Correspondance (éd. Jean Bruneau), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothè-
que de la Pléiade », tome II, 1980, pages 483 et 496 par exemple.
18. Évidemment, je simplifie abusivement ces coordonnées spatio-temporelles pour
la clarté de la distinction, car s’il écrit d’affilée les pages 1, 2, 3, 4 et 5, Flaubert est déjà
dans la diachronie, les premières pages informant ou influençant d’ailleurs celles qui
suivent… tout en n’oubliant pas qu’un folio peut ne pas être corrigé sur le moment et
passer tel quel dans le jeu de folios suivant, ce qui fausse davantage encore la chro-
nologie (voir aussi ma mise au point dans La Production du descriptif, op. cit., p. 31-
32) ; on en verra de nombreux exemples.
19. J’utilise donc le terme macrogénétique dans un sens un peu plus spécifique que
son acception habituelle (orthodoxe), qui la comprend comme participant de la géné-
tique scénarique. Voir par exemple Pierre-Marc de Biasi : « le scriptural relève en prin-
cipe d’une approche plutôt microgénétique, le scénarique d’une approche macro-
génétique. Mais il va de soi que ces deux notions, utiles pour distinguer et spécifier des
opérations d’écriture assez contrastées, sont totalement solidaires l’une de l’autre dans
la pratique de l’écrivain qui par un jeu permanent d’aller et retour, procède, tout au long
de son travail, à des réfections réciproques et successives qui ne sont interprétables
qu’en termes d’interaction : la structure se transforme sous l’effet de la textualisation et
la textualisation se modifie sous les contraintes de la restructuration », « Qu’est-ce
qu’un brouillon ? le cas Flaubert : essai de typologie fonctionnelle des documents de
genèse », Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories, op. cit., p. 50.
Avant-propos 13

dans tous ses détails, nécessiterait une analyse qui se prolongerait abusive-
ment, d’autant qu’il faudrait considérer une cohorte d’avant-textes et en pro-
duire simultanément les transcriptions diplomatiques pour que le lecteur puisse
visualiser les phénomènes commentés et ne pas perdre le fil ; on n’en finirait
pas. Aussi les chapitres qui illustrent ce dernier axe rendront-ils compte de la
formation de la scène en se concentrant plus précisément sur des questions
spécifiques et souvent de l’ordre de la narratologie des brouillons ou de leur
stylistique20 : l’émergence du comique (chapitre 7, Bouvard et Pécuchet), la
construction de la thématique de l’horreur (chapitre 8, Salammbô), le problème
de la focalisation externe et du parcours des personnages (chapitre 9, Madame
Bovary) pour s’attarder enfin sur un phénomène étonnant : la suppression de
toute une scène après sa lente élaboration (chapitre 10, L’Éducation sentimen-
tale).
On peut le constater, il ne s’agit pas d’oublier ou de faire disparaître
l’œuvre 21 mais surtout de comprendre comment elle a pu naître (ou plutôt,
comment certains de ses aspects ont vu le jour, puisque la totalisation n’est pas
praticable) et ainsi, de tenter de dégager certaines lois théoriques à partir de
tels phénomènes avant-textuels. Au risque de me répéter, j’insisterai une fois
de plus sur la question du comment ; Raymonde Debray Genette l’a rappelé22,
dès que le généticien se plonge dans les dossiers, « alors s’impose à lui un
terrible “comment” plus qu’un vaste “pourquoi” ». Mais là encore il faut
souligner qu’il n’y a ni homogénéité ni consensus. Pour certains critiques, la

20. Parler de stylistique des brouillons paraîtra scandaleux pour certains car le style
demeure à un état balbutiant et devrait n’être qu’un résultat (définitif) ; on le voit
cependant à l’œuvre et se former progressivement. Dans son compte rendu de La
Production du descriptif, Éric Bordas a d’ailleurs souligné « les très troublantes analo-
gies intellectuelles qu’il y a entre la poétique génétique proposée par Éric Le Calvez et
la stylistique » (Revue d’Histoire Littéraire de la France, 106, 1, 2006, p. 209) ; je
souscris volontiers à ces remarques. D’après Almuth Grésillon, « le rapport entre géné-
tique et stylistique est encore largement inexploré ; sans doute parce que la stylistique
n’était pas à la mode ces derniers temps » (« Espaces et frontières de la génétique », La
Création en acte, op. cit, p. 38) ; rien de scandaleux non plus pour Anne Herschberg
Pierrot, qui déclare que les manuscrits de travail forment « le corpus de travail du
critique et du stylisticien », « Style, corpus et genèse », Corpus, 5 (« Corpus et stylisti-
que »), 2006, p. 24.
21. Quoi qu’en pense Roger Shattuck ; selon lui en effet, le texte d’À la recherche
du temps perdu (pour reprendre son exemple) est perdu derrière un réservoir de maté-
riaux amorphes, voir « Looking Backward : Genetic Criticism and the Genetic Falla-
cy », Origins and Identities in French Literature (éd. Buford Norman), Amsterdam-
Atlanta, Rodopi, coll. « French Literature Series », XXVI, 1999, p. 9-10.
22. Le « pourquoi », interprétatif donc, serait plutôt de l’ordre de « l’histoire litté-
raire » ; voir « Histoire littéraire et critique génétique », Revue d’Histoire Littéraire de
la France, Colloque du Centenaire, 1995, 6, p. 160.
14 GENESES FLAUBERTIENNES

génétique est bel et bien une herméneutique23 ; pour d’autres au contraire la


question du pourquoi ne devrait pas se poser en bonne méthode24 car l’analyse
s’intéresse avant tout aux transformations, à l’écriture en tant que faire25 ; pour
d’autres enfin, la question du pourquoi n’est pas légitime et peut même
s’avérer dangereuse.
En fait, le point de vue qui s’attache à l’écriture en formation détruit néces-
sairement la visée herméneutique (non le réflexe interprétatif, c’est différent ;
il s’agit toutefois de parvenir à lutter contre cet automatisme, de le canaliser
dans une autre direction). Il y a trop de méandres, de retournements, de pro-
blèmes de causalité, de finalité et surtout d’arbitraire dans les processus de
création pour que l’on puisse les interpréter avec certitude et surtout avec
objectivité et modestie ; on trouvera après coup (pour nous, lecteurs de manus-
crits) toutes sortes de justifications ou d’explications qui pourraient immédia-
tement être contredites par un autre phénomène plus déterminant sur le folio
que l’on étudie, mais qui nous a échappé sur le moment car notre attention
était focalisée ailleurs (effet garde-fou, donc, d’une telle approche). Ce n’est
certes pas rare car tout folio est tabulaire et donc difficile à percevoir dans sa
totalité et dans ses détails simultanément ; pour nous il est devenu immobile

23. Pour ne citer que quelques exemples : « méthodologie reposant sur l’observa-
tion et l’interprétation des étapes successives de l’écriture d’un texte » (Loïc Chotard,
« La lettre violée », Genesis, 13, 1999, p. 45) ; « discipline herméneutique prenant sa
place dans la critique littéraire » (Michel Contat et Daniel Ferrer, « Introduction »,
Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories, op. cit., p. 8) ; « une herméneuti-
que de la création en acte » (Paul Gifford, « L’herméneutique et la création en acte »,
La Création en acte, op. cit., p. 233).
24. Ainsi, pour étudier la genèse puis la disparition du monstrueux jouet des enfants
Homais dans Madame Bovary, Stéphanie Dord-Crouslé déclare-t-elle : « la recherche
de la cause est vraisemblablement un leurre, bien qu’elle soit tentante. Pour ne pas
(trop) céder à des dérives interprétatives que la saine critique réprouve, je me con-
tenterai ici d’analyser la genèse, le fonctionnement dans l’économie narrative du roman
et les circonstances de la disparition d’un épisode », voir « Genèse et disparition de la
“Panogaudopole”. L’épisode supprimé du jouet des enfants Homais », Madame Bovary.
Préludes, présences, mutations, Preludi, presenze, mutazioni, Atti del Convegno Inter-
nazionale Messina, 26-28 ottobre 2006 (éd. R. M. Palermo Di Stefano et S. Mangia-
pane), Messina-Napoli, Accademia Peloritana dei Pericolanti, 2007, p. 43.
25. Pour Anne Herschberg Pierrot, « c’est bien la transformation qui est l’enjeu de
l’étude » (Le Style en mouvement. Littérature et art, Paris, éd. Belin Sup, coll. « Let-
tres », 2005, p. 135) ; pour Almuth Grésillon, c’est une « méthode d’approche de la
littérature qui vise non pas l’œuvre finie, mais le processus d’écriture » (« La critique
génétique, aujourd’hui et demain », L’Esprit Créateur, XLI, 2, Summer 2001, p. 9) ; elle
« s’intéresse à une écriture en devenir, féconde en possibilités et riche de virtualités où
affleure, autour d’un projet imaginairement focalisant, la dynamique propre de l’esprit
en acte » (Paul Gifford et Marion Schmid, « Introduction », La Création en acte, op.
cit., p. 2). Mais interrompons ces listes de citations ; dans chacun des cas, elles pour-
raient s’allonger indéfiniment, ce qui prouve bien que les conceptions sont multiples.
Avant-propos 15

mais c’est pourtant la mobilité de plusieurs paramètres parfois très hétérogènes


qui lui a donné forme avant qu’il se fige.
Sans oublier souvent l’impossibilité réelle de répondre à la question. Pour
prendre un exemple précis sur lequel reviendra le premier chapitre : dans les
brouillons de la description de l’atmosphère qui environne Félicité et Théodore
pour la scène de séduction, Flaubert ajoute à un moment une séquence inter-
linéaire illogique pour détailler le ciel, « la nuit complètement noire », alors
que par ailleurs « les étoiles brillaient » ; comme les deux notations coexistent
puisque Flaubert n’a raturé ni l’une ni l’autre, la contradiction n’est pas résolue
sur le folio et la représentation achoppe. En toute honnêteté intellectuelle, on
ne saurait trouver le pourquoi, la cause, l’origine de la transformation, et le fait
de dire que l’auteur « se trompe » n’est pas satisfaisant ou suffisant, car si la
séquence a germé, c’est que l’image qu’il avait en tête s’est subitement modi-
fiée, en fonction d’un stimulus indétectable car il n’a pas laissé de traces : tout
n’est pas, bien entendu, couché sur le papier, et si l’on tente d’émettre des
hypothèses à partir de ce vide, on tombe aisément dans l’arbitraire. Il faut donc
plutôt substituer à la désormais caduque interprétation une nouvelle pratique
interprétative que je qualifierai d’immanente à l’avant-texte (ou au groupe
d’avant-textes sur lesquels on travaille) : c’est celle qui considère le dyna-
misme de l’écriture d’une manière globale, tâchant de reproduire a posteriori
le regard de l’écrivain quand il écrit et corrige son brouillon, c’est-à-dire
qu’elle ne s’autorise pas à interpréter au-delà des systèmes de variation qui y
sont investis, et en tenant compte de toutes les solidarités scripturales26 ; elle
ne cherchera pas non plus, c’est évident, à se constituer en une nouvelle inter-
prétation de l’œuvre achevée, substituant une nouvelle autorité (une sorte de
preuve définitive qu’apporteraient les brouillons) aux interprétations déjà in-
nombrables qui n’ont cure des manuscrits. Dans le cas de Flaubert, les causali-
tés des systèmes de variation qui demeurent internes au folio (ou aux folios) et
dont la visibilité n’est pas à mettre en doute (mais on doit parfois se limiter
objectivement à de simples conjectures) sont d’ailleurs fréquemment d’ordre
stylistique : refus de la répétition, chasse aux assonances, travail du rythme,
respect de l’homogénéité sémantique (ou le contraire quand se dédoublent les
antithèses), multiplication ou réduction des comparaisons et métaphores, souci
de la variation (à la fois syntaxique, sémantique et lexicale) pour n’en citer que
quelques-unes, et l’on en rencontrera de multiples illustrations tout au long de
ce volume.
Pour que le propos ne soit pas illisible, il est accompagné constamment de
nombreuses transcriptions des manuscrits commentés. Le code diplomatique

26. Pour la notion de système de variation, voir Raymonde Debray Genette, Méta-
morphoses du récit, op. cit., p. 46, et ma Production du descriptif, op. cit.
16 GENESES FLAUBERTIENNES

réduit les signes diacritiques au minimum en reproduisant autant que faire se


peut la disposition de l’écriture sur le folio :
• les graphies de Flaubert sont toujours respectées, qu’il s’agisse de la
ponctuation ou de l’orthographe (erreurs, accents et abréviations)27 ;
• les ratures sont reproduites, avec un trait simple si Flaubert a simplement
raturé un terme, une ou plusieurs séquences : « charogne de chien » (g2253
f° 129 v°, transcrit p. 46) ; avec un trait double si l’épaisseur de la biffure
recouvre ou cache complètement le texte : « Salammbô, surprise, ouvrait
sur lui de grands yeux » (N.A.F. 23660 f° 299 v°, transcrit p. 86) ;
• les additions sont en italiques (quant aux signes de ponctuation ajoutés,
ils sont de plus placés entre soufflets, par exemple <,>, <!>, <?>) et en
caractères plus petits si elles sont interlinéaires, rapprochées de la ligne sur
laquelle elles se greffent quand il n’y a pas d’équivoque possible ;
• quand la modification s’effectue par une surcharge, le passage surchargé
est situé entre deux barres obliques et biffé, et celui qui surcharge à l’exté-
rieur, en italiques : « Mâtho se courb/er/ait » (N.A.F. 23660 f° 250, trans-
crit p. 105) ;
• le signe «  » remplace très souvent, pour Flaubert, la conjonction « et »
(il s’agit en fait d’une esperluette, « & », écrite à la va-vite et qui ressemble
donc bien plus à un alpha qu’à une véritable esperluette) ;
• les termes qui n’ont pu être déchiffrés sont remplacés par « xxxxx » et
ceux pour lesquels la lecture est conjecturale sont suivis d’un astérisque ;
• enfin, quand les folios sont intégralement transcrits, la transcription est
encadrée ; s’il ne s’agit que de simples extraits, le titre de la transcription
l’indique après la cote du folio28.

27. Pour les extraits des manuscrits cités dans le corps du texte, ce n’est pas réalisa-
ble en pratique ; cependant l’orthographe est aussi respectée (sans l’utilisation de sic
pour souligner systématiquement les bévues) ainsi que les ratures pour les passages
biffés et les italiques pour indiquer les ajouts.
28. On trouvera en fin de volume un « Index des transcriptions » les regroupant par
œuvres ; les folios auxquels renvoient les numéros de pages placés en gras ont été inté-
gralement transcrits.
Essais de microgénétique
1. Le baiser de Félicité

Pour illustrer les principes ponctuels d’une analyse microgénétique qui


s’accompagnera néanmoins d’un va-et-vient nécessaire entre théorie (narrato-
logie) et pratique (des brouillons), ce premier chapitre tentera de définir les
modes d’intégration diégétique d’un segment descriptif au cours de sa genèse,
c’est-à-dire sa diégétisation génétique1, procès textuel particulier qui corres-
pond à la mise en place par l’auteur d’un programme sémiotique pour
fonctionnaliser la description lors des étapes de sa rédaction, en un mot, la
rendre nécessaire dans le tissu narratif2. Il est cependant possible que le pro-
duit obtenu soit le résultat de variations d’un autre ordre intervenant en cours
d’écriture, aussi doit-on éviter d’interpréter à tout prix ce « pour fonction-
naliser » comme une finalité absolue.
Dans Un cœur simple3, l’épisode des brèves amours de Félicité et Théodore
contient trois courtes scènes dont le schéma narratif est assez simple : ten-
tative, séduction et abandon ; Théodore en est chaque fois le sujet actantiel.
Dans la scène de séduction apparaît, après le dialogue des personnages où

1. Voir, à propos de L’Éducation sentimentale, la troisième partie de mon Flaubert


topographe, op. cit.
2. Quoique fonctionnalistes, mes intentions ne sont pas hyperfonctionnalistes ; c’est
ce dernier reproche que Gérard Genette adresse aux théories de Mieke Bal (Narrato-
logie, Paris, Klincksieck, 1977), voir Nouveau Discours du récit, Paris, éd. du Seuil,
coll. « Poétique », 1983, p. 33.
3. Trois contes (éd. Pierre-Marc de Biasi), Paris, Flammarion, coll. « GF », 1986.
20 GENESES FLAUBERTIENNES

s’entrecroisent styles direct, indirect et indirect libre, une description d’atmos-


phère qui tient en une seule phrase (p. 46) :
Aussitôt il parla des récoltes et des notables de la commune, car son père
avait abandonné Colleville pour la ferme des Écots, de sorte que maintenant ils
se trouvaient voisins. – « Ah ! » dit-elle. Il ajouta qu’on désirait l’établir. Du
reste, il n’était pas pressé, et attendait une femme à son goût. Elle baissa la tête.
Alors il lui demanda si elle pensait au mariage. Elle reprit, en souriant, que
c’était mal de se moquer. – « Mais non, je vous jure ! » et du bras gauche il lui
entoura la taille ; elle marchait soutenue par son étreinte ; ils se ralentirent. Le
vent était mou, les étoiles brillaient, l’énorme charretée de foin oscillait devant
eux ; et les quatre chevaux, en traînant leurs pas, soulevaient de la poussière.
Puis, sans commandement, ils tournèrent à droite. Il l’embrassa encore une fois.
Elle disparut dans l’ombre.
Suivant le modèle proposé par Raymonde Debray Genette pour rendre
compte de l’excipit du conte en scrutant sa genèse une occurrence après l’au-
tre4, on va donc examiner les manuscrits de cette courte description afin d’en
dégager les lois rédactionnelles, hasardeuses, non fixées et qui, chez Flaubert,
se fondent ou se dispersent le plus souvent dans une écriture problématique
(surtout quand il écrit Trois contes, ayant temporairement abandonné le chan-
tier de Bouvard et Pécuchet devenu impossible). La mouvance du texte à venir
s’affermit de plus en plus jusqu’à ce qu’il se révèle enfin stable.
Si l’on inclut le manuscrit autographe et celui du copiste, les brouillons de
ce passage sont au nombre de huit, quoique le premier soit plutôt un scénario
ponctuel5 ; toutefois sur les premier et deuxième brouillons Flaubert a rédigé la
scène deux fois, ce qui porte en fait le nombre d’occurrences à dix ; la rédac-
tion n’a pas été facile, loin s’en faut.

Phase scénarique
La première occurrence (f° 393 transcrit ci-contre) fait partie du scénario
de l’épisode amoureux (intitulé « son idylle » en haut de la page), et Flaubert
l’a naturellement divisé en trois segments narratifs qui aboutiront d’ailleurs

4. « Comment faire une fin », Métamorphoses du récit, op. cit., p. 85-112 ; on


observe bien par ailleurs, dès son titre, l’accent que met cette étude sur la question du
comment.
5. Les manuscrits d’Un cœur simple sont conservés au Département des manuscrits
de la Bibliothèque nationale de France sous la cote Nouvelles Acquisitions Françaises
(N.A.F.) 23663, que je ne répète plus ici. Voir dans leur ordre chronologique les ma-
nuscrits suivants : f° 393 (scénario), f° 277 (deuxième et troisième occurrences), f° 274
(quatrième et cinquième occurrences), f° 278 v° (troisième brouillon), f° 286 v° (qua-
trième brouillon), f° 236 (cinquième brouillon), f° 3 (copie autographe) et f° 90 (ma-
nuscrit du copiste).
Le baiser de Félicité 21

23663 f° 393 (extrait)


(scénario ponctuel)

aux trois scènes du texte final, et la description sera intégrée au « 2° » ; sa


situation, immédiatement trouvée, ne variera pas6. L’ensemble du texte corres-
pond bien aux aspects de l’écriture telle qu’on la rencontre dans les brouillons
de Flaubert, peu monolithiques. On peut en effet distinguer plusieurs phases
dès la naissance du texte et qui lui permettront plus tard d’aboutir à son
moule : une phase primitive de jalon au cours de laquelle l’auteur ne pose que
quelques touches, fragmentaires ou déjà rédigées parfois, de ce qui deviendra
un récit organisé ; puis une phase d’expansion et de redistribution où les sé-
quences sont travaillées en fonction de leur ordre dans le texte, et enfin une
phase de réduction qui intervient généralement à un état plus avancé7.
Ici, les phrases qui ne couvrent que deux lignes et qui constituent le
premier jet de la scène ne sont pas toutes du même ordre. Quelques-unes con-
tiennent des signes faisant référence au monde qui entoure les personnages et
non plus à leurs actions ; comme souvent chez Flaubert, ces signes narrativisés
sur l’étape scénarique peuvent ultérieurement être transformés et développés
au point de devenir des descriptions à part entière. Ainsi dès maintenant l’idée
de la description (sinon la description même) se manifeste pour l’instant sous
forme de rapides notations d’extérieur qui posent l’espace du segment narratif,
le lieu de l’action. Flaubert situe la scène « un soir dans un chemin creux son
charriot allant devant » : faire voir (ou se faire voir) la scène qui germe est déjà
la faire vivre, l’espace de la fiction collabore à la création d’un monde

6. Je rappelle cependant que ce n’est pas toujours le cas dans les brouillons de
Flaubert ; une description peut très bien être scindée en plusieurs ou voir sa situation
modifiée dans le récit.
7. Schéma génétique qui est conforme à une progression idéale de l’écriture flau-
bertienne mais qui doit demeurer plus souple cependant ; ces différentes phases sont en
fait très intriquées et il est parfois difficile de les définir ou de les dissocier avec certi-
tude.
22 GENESES FLAUBERTIENNES

imaginaire. C’est sans nul doute la trace d’un tremplin pour l’élan rédactionnel
et l’aspect primordial, dans tous les sens du terme, de la future description (il
est difficile en effet de déterminer, en génétique, les « frontières du récit », et
ce d’autant plus à un stade encore scénarique). Après ces minces indications
spatio-temporelles sont indiqués les excuses de Théodore (« s’explique,
s’excuse “c’est la boisson” ») et le pardon de Félicité (« elle pardonne ») qui
demeurent, il faut le souligner, moins développés que les autres détails tout
d’abord couchés sur le papier.
Lorsqu’il corrige le premier jet, Flaubert les laisse tels quels mais modifie
les propositions narratives : la mention du pardon, changement de comporte-
ment du personnage et nœud narratif de la scène, semble maintenant avoir
pour équivalent amplifié une séquence interlinéaire : « se laisse prendre la
taille – un baiser ». Ainsi l’avant-texte est-il bien circonscrit, puisque sont déjà
notés à la fois l’attitude des personnages, le lieu de l’action et la conclusion
dramatique de la scène, c’est-à-dire ici la réussite de la séduction : Théodore
embrasse Félicité.
La correction du scénario s’effectue ensuite principalement dans la marge,
comme souvent, ce qui permettra l’expansion du syntagme interlinéaire « il s’y
prend differemment » : Flaubert va pouvoir y étoffer l’ensemble de la scène
tout en bouleversant l’ordre des séquences et le statut des détails spatio-
temporels.
En effet, le chariot (au pluriel maintenant) réapparaît après les justifications
de Théodore, et « ils marchèrent côte à cote derrière les charriots » remplace
« son charriot allant devant ». Les premiers jalons n’étaient donc pas
seulement indices de situation pour permettre de visualiser la scène mais plutôt
un condensé initial à exploiter ensuite. C’est ce qui se produit immédiatement
ici : narrativisation par rapport aux actions des personnages au passé simple
(« ils marchèrent côte à cote derrière ») et surtout insertion de deux nouveaux
détails : « les grelots – le foin des deux cotés » (pour l’instant Flaubert ne
s’intéresse pas à la répétition de « côte » et « cotés » ; il s’agit plutôt de mettre
en place des éléments, non d’en travailler le style). Quoique n’étant pas pro-
prement descriptifs, les deux termes « grelots » et « foin » recèlent une des-
cription latente. Syntaxiquement isolés par l’écriture scénarique ils sont
comme mis en attente, points de repère d’une écriture qui tâtonne mais qui se
fixe certaines règles déjà, puisqu’ils constituent logiquement des hyponymes
de « chariot ». Comme l’agencement hyponymique est l’un des aspects du
descriptif 8 , il peut sembler, dans une perspective lexicaliste, que les deux
termes constituent une expansion balbutiante de « charriots », la séquence « ils

8. Voir à ce propos Jean-Michel Adam et André Petitjean, « Introduction au type


descriptif », Pratiques, 34, juin 1982, p. 81.
Le baiser de Félicité 23

marchèrent côte à cote derrière les charriots » servant alors de prétexte


introducteur à l’expansion descriptive9. Toutefois les principes narratologiques
doivent être manipulés avec précaution en génétique car Flaubert n’indique pas
(ou ne sait pas) encore que la description n’aura pas pour simple tâche de
représenter les chariots10. L’essentiel est sans doute de noter qu’ils sont inté-
grés avec leurs deux détails dans un paragraphe qui se développe. Ils prennent
une valeur scénique qu’ils ne possédaient pas à l’origine : se glissant entre « ils
marchèrent côte à cote » et « il explique qui il est », les notations précèdent
l’explication de Théodore à propos de son histoire. Cette réécriture marginale
confirme de plus une supposition antérieure : le pardon était bien, à l’origine
dans le corps du texte, équivalent au baiser. Si Théodore demande maintenant
à Félicité de « lui pardonner » (occurrence qui obligerait par ailleurs Flaubert à
choisir un autre terme pour signifier le pardon de Félicité à la fin de la scène),
la mention du « baiser » devient le substitut de « elle pardonne », non réécrit
ici.
Mais cette expansion ne satisfait pas son auteur apparemment puisque,
préoccupé par l’enchaînement narratif, il va ensuite modifier l’ordre les sé-
quences. Comme il le fait chaque fois pour bouleverser la continuité du texte,
Flaubert rajoute alors des lettres11, injonctions pour la marche à suivre quand il
recopiera le folio. Au début du passage, la succession des séquences n’est pas
remise en cause, mais il n’en va pas de même pour celles qui se trouvent à
proximité des notations à valeur pseudo descriptive12. Ces dernières sont tou-
jours précédées par la proposition introductive, « ils marchèrent côte à cote »,
qui fait pourtant concurrence à l’ajout interlinéaire « elle fut bien forcée de
marcher près de lui » (elle n’est sans doute pas destinée à survivre, simple
trace des phases antérieures), et maintenant la future description doit paraître
après la mention du baiser, ce qui peut sembler illogique ; néanmoins on peut

9. « En tant que taxinomie, en tant que déclinaison d’un paradigme latent de mots,
la description est principalement le focalisateur local d’un lexique », Philippe Hamon,
Du descriptif, Paris, Hachette, coll. « Université », 1993 [orig. 1981], p. 104.
10. Flaubert a-t-il à l’esprit l’image de plusieurs chariots, la précision spatiale « des
deux cotés » posant problème ? Ou cette notation se réfère-t-elle à la campagne qui en-
toure les personnages ? On ne saurait trancher ; en tout cas dès le premier brouillon le
choix est clair et définitif : le « foin » appartient bien à la « charrette », et ce jusqu’à la
fin de la rédaction (voir f° 277 et suivants).
11. Cela peut prendre aussi la forme de lettres grecques ou de chiffres, qui ont exac-
tement la même fonction.
12. Il est bien entendu impossible de savoir dans quelle mesure la présence de ces
notations est problématique et nécessiterait des transformations ; on ne peut donc
présumer de la primauté des corrections ou de leur motivation, bien que la question de
la logique du récit compte pour beaucoup dans la rédaction de la scène ; voir notam-
ment le discours de Théodore, juxtaposé à la position des personnages et non plus aux
détails spatiaux.
24 GENESES FLAUBERTIENNES

dès maintenant penser que « baiser » et description possèdent un statut de


contiguïté, tout au moins syntaxique, sur lequel on reviendra bientôt.

Premier brouillon
Sur le premier brouillon (f° 277), Flaubert a rédigé la scène deux fois ; sa
mise en place est donc problématique. La première occurrence cependant,
transcrite ci-dessous, est encore de l’ordre du scénario ; les séquences sont peu
rédigées, on relève des points de suspension indiquant la nécessité de trouver
pour les remplir une idée par la suite, et l’utilisation du présent est généralisée
(excepté dans les interlignes). Toutefois des transformations interviennent, qui
vont lentement entraîner la diégétisation de la description en germe. En effet,
les notations descriptives sont plus nombreuses que sur le folio précédent : « la
charrette pleine de foin » (le pluriel des « charriots » a disparu, on retourne en
fait à la toute première occurrence du détail sur le scénario antérieur), « grelot
des colliers », « pas lourds dans la poussière ». Bien que peu précises (un
détail visuel, un détail auditif, et les « pas » sont anonymes bien que relevant
sans doute des animaux, non actualisés, au même titre que les grelots), elles
possèdent, depuis la phase de redistribution séquentielle, une position établie
dans l’avant-texte. Elles vont ainsi dès ce folio pouvoir gagner en capacité
d’évocation. Il semble même que les séquences narratives qui les encadrent
soient par la suite organisées en fonction de cette exigence : Flaubert tâche de
mêler scène de séduction et espace de séduction, même si ce dernier demeure
minimal.
Comme un parcours génétique ne saurait être linéaire ou finaliste, certaines
anomalies ne doivent pas être laissées sous silence. On constate en effet un
autre retour en arrière de l’écriture (ce qui est fréquemment le cas dans les
brouillons de Flaubert) qui n’est pas sans conséquence ici sur le statut de la
description. D’après les corrections précédentes en effet, la charrette était tout

23663 f° 277 (extrait)


(premier brouillon)

à fait narrativisée grâce à l’indication du mouvement des personnages (« ils


marchèrent côte à côte derrière les charriots »), mais maintenant Flaubert
Le baiser de Félicité 25

l’isole du récit : « la charrette pleine de foin, marche devant », formule qui se


rapproche de cette option initiale sur le scénario ponctuel : « son charriot allant
devant » (quoiqu’elle ne soit plus liée à Théodore avec l’adjectif possessif).
Devenant sujet du verbe marcher et de l’énoncé, la charrette échappe à la
domination du récit, permettant de la sorte le passage immédiat au descriptif
avec l’adjectif et le détail du foin (« pleine de foin »). L’addition est probante,
qui se substituant au verbe marcher gomme la précision spatiale, quoique la
notation ne fasse que balbutier : elle « embaut » (pour « embaumait »). Une
sensation olfactive apparaît : la charrette commence à être décrite13.
Ayant recopié son texte en suivant l’ordre des lettres dans l’interligne,
Flaubert s’aperçoit sans doute que le récit a été modifié de façon malheureuse,
pourrait-on dire : en effet la future description a une situation clausurale, le
pardon de Félicité n’est plus l’aboutissement de la scène, ce qui est peu logi-
que du point de vue du programme narratif. Pour rectifier cette succession,
l’auteur ajoute des séquences discursives et narratives : « “nous sommes
raccommodés ? – prouvez le moi” Elle tendit sa joue – il la baisa ». La des-
cription en germe est ainsi encadrée par deux baisers quasi tautologiques et
contradictoires (car il faut bien qu’elle ait d’abord pardonné à Théodore pour
lui permettre de l’embrasser) : d’après le folio antérieur la proposition « se
laissa prendre la taille » a exactement à l’origine le même sens que « nous
sommes raccommodés », ici interlinéaire. Le second baiser est calqué sur celui
du premier jet du scénario, mentionné pour conclure la scène : la séduction a
réussi. Il semble ainsi que le passage descriptif, quoique fondu déjà dans le
récit, ne soit pas logiquement lié à lui, d’autant que ce dernier est également en
cours d’élaboration. En fait la description est juxtaposée à la mention du pre-
mier baiser, dont elle n’est séparée que d’une virgule ; cette situation est déjà
signe de diégétisation. De ce moment privilégié du récit, rien n’est dit et rien
ne sera dit. L’analyse des sentiments des personnages, autre mode narratif pos-
sible en théorie, n’est pas ébauchée ici (excepté peut-être sur le folio 274 :
« sentant contre son corps le fremissement de cet homme qu’elle aimait »).
Flaubert déplace le signifiant, le transforme, le remplace, ou plutôt en évite la
textualisation : la description se substitue à l’énonciation des sensations de
Félicité, oubliées du texte. Elle acquiert peu à peu une fonction connotative

13. Manifestement, les paramètres transformationnels sont multiples, comme s’il


existait parfois (mais certes pas toujours) une sorte de logique avant-textuelle imma-
nente. Flaubert décide d’attribuer le foin à la charrette (j’avais postulé, peut-être à tort,
une hésitation temporaire sur le scénario ; l’auteur peut très bien avoir une idée en tête
sans la coucher immédiatement sur le papier, sauf s’il craint de l’oublier) ; ce faisant, il
décrit une première fois la charrette en insérant un adjectif, « pleine de foin ». Cette
amorce de description légitime ou nécessite alors l’apparition d’un second signe des-
criptif ; dans l’ordre des représentations, il n’y a qu’un pas de « foin » à « embau-
mait » ; de même n’y aura-t-il qu’un pas (voir plus loin) de « masse » à « oscillait ».
26 GENESES FLAUBERTIENNES

propre à la juxtaposition personnage-décor, identique en cela à ces notations


interprétables en termes de conjonction ou de disjonction d’actants14. Dans son
contexte diégétique la scène se présente comme un carrefour de virtualités
narratives. Après la tentative infructueuse de Théodore (p. 45) Félicité va par-
donner, être séduite, tomber amoureuse puis, bien sûr, selon le schéma répétitif
du conte : être malheureuse. Dans la microstructure scénique Félicité se laisse
séduire ; la description connoterait donc son bonheur, la réalisation de son
désir (conjonction). Cependant dans la macrostructure de l’épisode, Théodore
abandonnera Félicité (p. 47) ; l’effet en est nécessairement déceptif (dis-
jonction), parallèle d’ailleurs au cheminement du récit. C’est l’un des dispo-
sitifs textuels que l’on rencontre souvent dans les descriptions de paysages ou
d’atmosphères chez Flaubert, et il faut toujours prendre garde à la vectorisation
des détails descriptifs par rapport aux nœuds du programme narratif, tant leurs
significations sont imbriquées : se conformant aux sentiments des personnages,
la description a tôt fait de se désolidariser de leurs désirs. Par l’intermédiaire
d’un signe généralement transparent (il n’est toutefois pas possible d’en dé-
celer dans cet exemple), elle prend rapidement une valeur disjonctive, pouvant
alors être lue comme l’exacte antithèse du sens immédiatement perceptible (ou
plutôt subsumant les deux, en un conflit insoluble)15 ; ce ne sera pas exacte-
ment le cas ici.
La réécriture du passage, plus bas sur le folio (voir la transcription ci-
contre)16, apporte quelques modifications. Tout d’abord, l’étreinte et le baiser
disparaissent lors du premier jet ; Flaubert veut sans doute éviter la redondance
narrative, et le second baiser sera réinséré à la fin de la scène, avec cette
précision : « baiser sous le cou ». Une autre proposition est ajoutée dans
l’interligne, « se laisse prendre la taille », mais apparemment Flaubert ne sait
pas encore où l’intégrer et cherche un nœud narratif favorable ; peut-être avant
la description ? Ce n’est pas certain ; dans la topographie du folio, elle semble
étrangement collaborer avec les séquences descriptives. D’autre part cet ajout
ne mentionne pas le premier baiser, dorénavant gommé de l’avant-texte ;
simple oubli ou correction en vue de la logique textuelle ? Rien ne permet de
l’affirmer avec certitude. En tout cas le récit en paraît plus condensé, comme si

14. Voir à ce propos Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du person-


nage », Poétique du récit, Paris, éd. du Seuil, coll. « Points », 1977, p. 162.
15. Voir le chapitre « La description indicielle » dans mon Flaubert topographe,
op. cit., p. 185-216.
16. La différence d’écriture montre bien que Flaubert l’a rédigé par à-coups avant
de le corriger (ce qui explique les italiques de la transcription) ; le premier jet s’arrête
en fait à « un regard ». Ensuite, les séquences rajoutées ne le seront que progressive-
ment ; manifestement Flaubert est en panne d’inspiration et rumine son texte avant de
le coucher sur le papier.
Le baiser de Félicité 27

23663 f° 277 (extrait)


(premier brouillon, suite)

Flaubert incluait le baiser dans l’étreinte, bien que tous deux ne soient pas
exactement superposables.
Les corrections du segment descriptif sont aussi significatives. Flaubert
élabore le comportement de ses personnages, moyen de donner une épaisseur
romanesque à la scène mais aussi d’introduire la description. Les chevaux sont
en effets mentionnés une première fois avant cette dernière, dont ils font aussi
partie : « s’en alla arranger qque chose à la tete de ses chevaux », mais il s’agit
d’une séquence prétexte, comme du reste l’ajout marginal : « se mir derrière la
charrette à cause du bruit des grelots qui les gênait » pour réutiliser le détail
des « grelots » oublié sur le premier jet (tandis que celui du « collier » réap-
paraît dans l’interligne pour préciser « la tete de ses chevaux »). Chevaux,
charrettes, les explications se font pressantes (« à cause »), la description n’est
certes pas loin et doit être légitimée17. Le détail antérieur des grelots, qui était
susceptible de devenir une notation auditive dans la description, est maintenant
directement lié au récit ; on voit bien que récit et description ne sont pas dans
les brouillons des blocs clos et séparés par des cloisons étanches. Erratiques,
leurs signes viennent se greffer sur l’on ou l’autre de ces modes narratifs selon
les trouvailles mêmes de la rédaction.
La prédominance du récit explicatif fait subir à l’écriture un nouveau retour
en arrière : alors que plus haut sur le folio la charrette était isolée du récit,
Flaubert la relie ici aux actions des personnages, comme sur le scénario
ponctuel. Chevaux, grelots, charrette sont narrativisés et le contenu de la
description se modifie en conséquence. Ainsi, le foin n’est plus tant mentionné
pour décrire la charrette (« charrette pleine de foin ») que pour acquérir une
valeur descriptive autonome (« la masse de foin embaumant »), et le décor

17. On est en droit de penser que la situation des personnages par rapport au chariot
est due à un souci de focalisation (évidemment implicite) : il est logique, puisqu’ils se
trouvent derrière la charrette, que Félicité et Théodore puissent voir le foin et la
poussière soulevée par le pas des chevaux que mentionne le texte, manière d’inter-
motiver tous les détails de façon solidaire.
28 GENESES FLAUBERTIENNES

environnant est maintenant actualisé avec la notation de « beaucoup d’etoiles


dans le ciel » : la description prend de plus en plus l’allure d’une description
d’atmosphère.
Insistant sur la gestuelle des personnages (« s’en alla », « revint », « se mi-
rent »), Flaubert délaisse leur discours. La conversation de Félicité et Théodore
était à l’origine ébauchée dans la marge du scénario après les excuses et expli-
cations de Théodore ; puis elle était remplacée par de simples pointillés plus
haut sur ce folio (« la conversation………. ») avant d’être définie par l’inter-
ligne : « devint serieuse ». Une contraction narrative se produit alors ; par le
biais d’une simple qualification, le vide discursif est artificiellement rempli (en
fait la conversation a été déplacée : précédant toutes ces séquences, elle sera
travaillée sur un autre folio). Ici, le discours est noté négativement, en creux
(« ils ne parlaient pas ») et la description apparaît juste après cette autre sé-
quence redondante : « ne pouvant rien trouver à se dire ». À ce silence du récit
correspond donc bien la description d’atmosphère qui vient remplacer le dis-
cours amoureux manquant. Les signifiants narratifs et descriptifs sont bien
interchangeables dans certains cas, et il semble en aller de même pour les si-
gnifiés : substitution de contenu implique déjà transformation du mode narratif.

Précision de l’atmosphère
Sur le brouillon suivant (f° 274), la rédaction est encore problématique et le
texte réécrit deux fois aussi (les deux occurrences sont reproduites sur la même
transcription puisqu’elles se succèdent très rapidement lors de la rédaction,
voir ci-contre). Si la situation de la description est clairement établie dans la
scène, en revanche ses bornes narratives ne sont pas stables.
Quand il écrit le premier jet, Flaubert insère le geste de Théodore, qui
semblait auparavant flotter dans le texte de manière indécise, après la des-
cription, tout de suite au passé simple : « elle se laissa sais prendre la taille ».
Par ailleurs, le texte continue à gonfler, avec l’apparition de nouvelles séquen-
ces narratives : « ils se ralentissaient » (relative aux chevaux, et parallèlement
au ralentissement du récit avant le point d’orgue qu’effectue la description
d’atmosphère), « elle sentait tout son corps fremir », « arrivés à l’endroit où il
fallait se separer ». Les personnages sont privilégiés, notamment les sensations
de Félicité, et la conclusion de la scène est modifiée : le baiser cède maintenant
sa fonction clausurale à la fuite de Félicité : « un baiser. elle s’enfuit ». La des-
cription quant à elle possède le même statut textuel que sur le folio précédent
mais subit une expansion avec l’apparition d’une autre séquence dénotant
l’atmosphère : « le temps etait très chaud ».
Plus s’enfle le texte, plus progresse sa rédaction, plus ardue – et arbitraire
parfois – devient la présentation de ses corrections, car il est difficile de
Le baiser de Félicité 29

séparer a posteriori des paramètres qui sont parfaitement imbriqués et dont la


chronologie interne n’est pas certaine de manière infaillible ; on tâchera cepen-
dant de ne pas en fausser les systèmes de variation.

23663 f° 274 (extrait)


(deuxième brouillon)

Corrigeant la description, Flaubert ajoute une séquence interlinéaire qui


continue donc à l’amplifier : « la nuit completemt noire ». Elle est toutefois
problématique puisqu’elle est en parfaite contradiction avec le syntagme qui la
suit, « beaucoup d’etoiles », et qui n’est pas raturé. Si la fonction provisoire de
la description consiste bien à connoter un moment extatique du récit et un sen-
timent euphorique du personnage (dénoté par les séquences « sentant son corps
fremir » ou dans l’interligne « sentant contre son corps le fremissement de cet
homme qu’elle aimait » ; comme souvent dans la scène le texte privilégie
Théodore et Félicité se voit peu à peu privée de sensations), ainsi que semble
le suggérer aussi la coprésence de signes allant tous dans ce sens : nuit d’été
(« le temps etait très chaud »), odeurs agréables (« embaumait ») et alanguis-
sement général (« ils se ralentissaient »), l’apparition de la nuit noire est
30 GENESES FLAUBERTIENNES

ambiguë, tout comme sa nécessité ; on l’interpréterait donc comme un signe


dysphorique, laissant supposer que la description a un double rôle (connoter le
bonheur de Félicité, prévoir son malheur à venir). En fait, il semble que l’on ne
puisse, surtout en génétique, croire à l’univocité de la sémiosis et que les codes
de représentation comme les codes de lecture ne soient pas si figés qu’on le
penserait a priori ; ils doivent être nuancés d’un contexte à l’autre. Ce qui pose
plutôt problème ici, ce n’est pas le fait que la nuit soit complètement « noire »
mais que l’image globale de l’atmosphère soit impossible s’il y a par ailleurs
« beaucoup d’etoiles » dans le ciel. On pourrait objecter que Flaubert éliminera
justement cette notation erronée en réécrivant le texte plus bas sur le folio (elle
y est cependant rédigée tout d’abord, comme les autres séquences descriptives,
avec cette transformation : « la nuit etait lourde  noire ») afin de maintenir les
signes dans un champ sémantique homogène ; rien n’est moins sûr cependant,
et cette vision finaliste n’est pas de mise dans la pratique des brouillons. La
notation a pris forme et sens dans l’avant-texte parce que l’auteur, pendant un
moment même bref a subitement modifié l’image qu’il avait en tête (et je
rappelle que la question du pourquoi de la variation n’est pas pertinente). C’est
tout à fait clair sur la réécriture (voir l’occurrence suivante), où les étoiles sont
absentes du premier jet pour évidemment revenir dans l’interligne une fois que
la noirceur aura disparu : « des etoiles brillaient ». Certains signes n’ont donc
pas de valeur signifiante intrinsèque, c’est le contexte global, en formation, qui
leur en attribue une. Il suffit pour s’en assurer de considérer telle description
de Bouvard et Pécuchet, dans ce passage qui apparaît à la fin du premier
chapitre18 :
Ensuite, ils inspectèrent les espaliers. Pécuchet tâcha de découvrir des bour-
geons. Quelquefois une araignée fuyait tout à coup sur le mur ; – et les deux
ombres de leur corps s’y dessinaient agrandies, en répétant leurs gestes. Les
pointes des herbes dégouttelaient de rosée. La nuit était complètement noire ; et
tout se tenait immobile dans un grand silence, une grande douceur.
La nuit y est tout aussi noire et pourtant la valeur indicielle, euphorique de la
description est indéniable, puisqu’elle vient illustrer le bonheur des deux
bonshommes, ravis d’avoir atteint enfin leur idéal, c’est-à-dire Chavignolles ;
on peut donc être sûr que si Flaubert avait maintenu la notation dans Un cœur
simple, on n’y aurait jamais vu rupture d’isotopie ou sémiosis contradictoire.
Autre transformation des images descriptives : la masse de foin « embau-
mait » (premier jet), elle va dès lors « osciller » (mais l’auteur ne rature pas
encore le premier verbe, marque peut-être d’hésitation, cependant plus bas sur
le folio la notation olfactive aura disparu tout de suite) ; on passe de l’olfactif

18. Bouvard et Pécuchet (éd. Stéphanie Dord-Crouslé), Paris, Flammarion, « GF »,


n° 1063, édition avec dossier, 1999, p. 66.
Le baiser de Félicité 31

au visuel, sous l’expansion de l’isotopie de la lourdeur (« la masse de foin » ou,


dans l’interligne, « charge », et « les chevaux marchaient lourdemt ») qui cor-
respond bien par ailleurs à cette impression de lenteur générale (« ils se
ralentissaient », dont le sujet est toujours, à ce moment, les chevaux).
Par ailleurs, une fois encore la succession des éléments de la scène ne
convient pas à Flaubert, si bien que le texte connaît une nouvelle phase de re-
distribution ; il est évident que la présence de la description en est la cause
principale. Comme sur la première occurrence, des lettres viennent réorganiser
l’agencement séquentiel ; après la biffure des séquences narratives relatives
aux sensations, la description est maintenant située après « elle se laissa pren-
dre la taille  ils ne parlèrent plus » (même schéma que sur le premier brouil-
lon, donc), à son tour raturée et travaillée dans la marge : « insensiblemt il lui
passa un bras sous la taille » (une fois encore Théodore devient le sujet de
l’action : tant pis pour Félicité !). À ce moment la description suit nécessaire-
ment, dans l’esprit de Flaubert, la mention de l’étreinte, qui devient primor-
diale ; les gestes des personnages ont définitivement priorité sur leurs sensa-
tions, et on ne pénètre plus dans les pensées de Félicité qui sont raturées, à la
fois dans le corps du texte (« elle sentait tout son corps fremir », « contre son
corps le fremissemt de cet homme qu’elle aimait ») et dans la marge (« cela lui
parut si doux qu’elle ne put rien defaire »).
Les corrections de la borne narrative postérieure à la description sont égale-
ment révélatrices. Puisque Flaubert y rature toutes les séquences qui représen-
tent les personnages, la fin de la scène apparaît immédiatement. La conclusion
est signifiée par une concentration d’indices stratégiques : « arrivés à l’endroit
où il fallait se separer », tout d’abord juxtaposés à la mention des chevaux
(« les chevaux marchaient lourdemt dans la poussière »). Cette nouvelle dispo-
sition textuelle a un effet rétroactif sur le statut de la description : elle prend
l’aspect d’une pause quasi autonome et, tel un point d’orgue privilégié,
favorise cet étirement d’une atmosphère propre à l’extase du (ou des)
personnage(s) ; le passage descriptif recèle peut-être un autre sens caché, et qui
n’est pas encore parvenu à la surface du texte. Avec la correction l’effet est
gommé cependant car Flaubert ajoute dans l’interligne une nouvelle séquence
relative aux chevaux, qui se présente alors comme un prolongement naturel de
celle qui la précède : « puis d’eux-mêmes ils tournèrent à gauche ». On revient
clairement au régime narratif, et la correction interlinéaire réitère le processus,
« se ralentissant de plus en plus », en accentuant la durée et donc la temporalité.
Quand il réécrit son texte plus bas sur le même folio en tâtonnant plusieurs
fois au début, Flaubert réinsère les explications narratives ainsi que la mention
du silence qu’il avait raturée («  ils ne parlèrent plus »), mais qu’il utilise
cette fois à l’imparfait, ce qui l’accorde parallèlement à l’effet duratif de la
description : « cependant ils ne parlaient pas ». La disposition des informations
32 GENESES FLAUBERTIENNES

reste en fait identique : étreinte, explications, description, baiser, fuite19, tandis


que la rédaction de la description évolue. Flaubert opte maintenant pour « des
etoiles brillaient » et rature donc la nuit « noire ». Parallèlement, comme si une
correction en entraînait d’autres, ce n’est plus le « temps » qui est « chaud »
mais tout d’abord « la nuit » puis « le vent », ce nouveau détail du code clima-
tique apparaissant dans l’interligne. Toutefois Flaubert rature l’adjectif et lui
préfère celui du premier jet, « lourde », alors qu’il pourrait avoir une connota-
tion négative ; il faut remarquer par ailleurs que ces modifications n’altèrent
pas le schéma rythmique de la séquence (le choix de l’adjectif « lourde » pour
qualifier la nuit explique sans doute la modification immédiate de la marche
des chevaux ; ici leur pas est « fatigué » et non plus lourd). La représentation
du chariot est également modifiée. On avait auparavant l’image d’une « mas-
se » (ou « charge » dans l’interligne) ; ici Flaubert renchérit puisque dès le
premier jet il écrit : « en bouchant toute la largeur de la route », formule exagé-
rée peut-être car elle est raturée tout de suite et dans l’interligne apparaît
« l’enorme charreté ». Qu’ils soient barrés, récupérés ou avortés, les détails
fonctionnent donc comme des motivations, autant d’impulsions qui laissent
des traces (non définissables comme telles cependant sans un recours aux
brouillons).
La rédaction du récit paraît pour sa part régresser, et il semble même que le
récit contrecarre pour l’instant l’effet de la description, de deux manières. Tout
d’abord, le calme de l’atmosphère estivale dénoté par le segment descriptif,
qui s’accorde bien à ce moment extatique, est contrarié par la mention des
grelots (simple prétexte désormais pour introduire la situation des personnages,
introduisant elle-même la description, en une série d’inférences imbriquées), le
simple détail, « grelots », ayant été lentement dilaté depuis le premier brouillon
au point de peser maintenant anormalement dans le récit : « carillon », « tinta-
mar », « vacarme ». De plus la séquence prétexte, « pr causer plus à l’aise »,
est biffée puisqu’elle contredit évidemment celle qui la suit et qui dénote le
silence des personnages (« cependant ils ne parlaient pas »). Enfin, la précision
spatiale « devant eux » qui avait germé sur le premier brouillon rend main-
tenant inutiles toutes les explications concernant la disposition spatiale du
couple. Flaubert remplace « ils suivaient le chariot » par « ils s’etaient mis
derrière le chariot » ; l’antithèse derrière / devant devient dès lors évidente et
l’occurrence suivante en tiendra compte. Notons enfin le ralentissement des
chevaux qui est tout d’abord mis entre crochets, dans la perspective d’une sup-
pression, puis éliminé ; néanmoins il ne sera pas oublié car on le retrouvera
bientôt. Il semble donc exister une logique propre à l’écriture qui, dans une

19. Notons que deux options coexistent pour conclure la scène ; dans le corps du
texte Félicité « tendit sa joue simplemt. – s’enfuit dans l’ombres en courant » et, dans la
marge : « elle le rendit  disparut comme un oiseau ».
Le baiser de Félicité 33

trame de tâtonnements et de retours en arrière, trace lentement des chemins à


parcourir cependant, implique déjà des corrections futures, oriente progressive-
ment le texte dans la voie d’une finalisation univoque.

La description diégétisée
En effet le troisième brouillon, qui renferme l’occurrence manifestement la
plus travaillée (f° 278 v° ; voir sa transcription ci-dessous), sera central et déci-
sif, car à partir de ce moment le texte se stabilise jusqu’à la fin de sa rédaction,
à peu de variations près.
Notons d’emblée la réapparition et la transformation du ralentissement :
auparavant les chevaux se ralentissaient à cause « de leur pas fatigué » tandis
que le sujet actantiel se déplace, ce sont maintenant, dans l’interligne,
Théodore et Félicité qui se ralentissent, au passé simple (« ils se ralentirent »),
alanguis par leur étreinte : « elle marchait soutenue par son etreinte » (dans la
marge, et le « tintamarre des colliers » est ainsi éliminé). L’exigence du main-
tien du verbe provoque donc une perturbation métonymique de l’énoncé.
Flaubert raye de plus la mention du silence (« cependant ils ne parlaient pas »)
puisque ce dernier est désormais connoté par le calme du point d’orgue des-
criptif, et il élimine aussi les explications redondantes tout comme la situation
des personnages « derrière le chariot » ; dès maintenant l’intérêt a été déplacé.
Cette épuration progressive du texte entraîne en effet une nouvelle disposition
narrative : au ralentissement des personnages correspond un ralentissement du
récit qui semble dès lors s’interrompre naturellement à l’arrivée immédiate de
la description. La phase de réduction qui s’empare de toute la scène n’épargne
que quelques séquences relatives aux personnages : avant la description,

23663 f° 278 v° (extrait)


(troisième brouillon)
34 GENESES FLAUBERTIENNES

l’étreinte découpée en deux actions successives (« lui passa un bras sous la


taille » puis « elle marchait soutenue par son étreinte), et après, apparition du
baiser et de la fuite de Félicité.
Toutefois la borne narrative qui suit la description est révisée de manière
fort significative. Flaubert rature « Théodore en lui disant adieu » (et oublie
sans doute de biffer aussi « reclama un baiser »), correction qui est peut-être
motivée par une raison de psychologie puisque Théodore est le sujet actif de la
séduction (c’est lui qui prend toutes les initiatives, Félicité demeurant passive,
il est donc inutile de le montrer en train de réclamer quoi que ce soit), ou bien
à cause du statut de la description. Flaubert y substitue en effet cette nouvelle
séquence : « il l’embrassa encore une fois ». Non seulement Félicité est relé-
guée en position de pur objet mais de plus l’antécédent du pronom est situé
avant la description : c’est qu’un baiser antérieur, non énoncé dans le texte
mais présent dans le référent imaginaire de la scène, est implicitement stigma-
tisé dans la description. On ne peut que penser au baiser du premier brouillon,
qui était alors juxtaposé aux détails descriptifs. Même s’il avait disparu sur le
second brouillon, il semble que l’avant-texte en ait conservé la mémoire et il
resurgit ici en creux, soit que Flaubert ait gardé en tête le sens symbolique de
la description en gestation, soit qu’il ait eu recours aux brouillons antérieurs
pour corriger celui-ci (comme souvent). En tout cas cela ne fait aucun doute :
il a lentement élaboré les séquences narratives par rapport à l’effet que devait
produire cette rapide description. Connotant le bonheur de Félicité, elle sous-
entend en fait le premier baiser qui n’est plus mentionné dans le récit.
« Flaubert pratique alors une sorte d’économie dispendieuse »20 : ellipse narra-
tive et expansion descriptive du signe narratif gommé, la description en deve-
nant elle-même le signifiant par substitution textuelle. Description et récit sont
si bien, au cours de leur genèse, en interaction constante que l’un est suscep-
tible de remplacer l’autre. Par le simple ajout de « encore une fois » la des-
cription se trouve maintenant davantage diégétisée : sa fonction est narrative21.
Un tel procédé et une telle disposition du texte ne sont pas rares chez
Flaubert ; de même que Félicité cède implicitement à Théodore, Emma cédera
à Rodolphe, Salammbô à Mâtho et Mme Dambreuse à Frédéric alors que
l’ellipse, ou plutôt la paralipse, aura un énoncé descriptif corollaire ; on en étu-
diera la genèse du point de vue de l’autotextualité dans le cinquième chapitre.

20. Raymonde Debray Genette, « Du mode narratif dans les Trois contes », Littéra-
ture, 2, 1971, p. 46.
21. Les autres brouillons se bornant à de simples modifications de ponctuation jus-
qu’à la mise au net (avec la biffure du « et » dans « et elle disparut dans l’ombre » sur
le dernier brouillon, f° 236), je ne les commenterai pas ici. Notons cependant que sur le
premier jet du brouillon suivant Flaubert a oublié de recopier « encore une fois » et le
réinsère immédiatement dans l’interligne (f° 286 v° ; voir sa transcription ci-contre).
Le baiser de Félicité 35

La narrativité est toutefois un peu différente pour notre passage, car dans Un
cœur simple l’abandon n’est pas littéral mais demeure suggéré.

23663 f° 286 v° (extrait)


(quatrième brouillon)

Une autre variation significative n’interviendra que lors de la toute dernière


étape de la rédaction, celle du manuscrit du copiste (f° 90). Flaubert y rem-
place dans l’interligne l’adjectif qualifiant le vent, qui passe de « lourd » à
« mou » ; ainsi la relation métonymique antérieure, qui ensemence la conjonc-
tion personnage-décor, s’en trouve-t-elle accentuée : la sensation tactile est un
indice du baiser, et la mollesse de Félicité séduite devient à son tour médiatisée
par la description. La conjonction actantielle permet donc la mise en place
d’un discours (muet cependant) intradescriptif que le signe métonymique ins-
crit dans le texte et non plus seulement dans le référent imaginaire de la scène.
Il est clair que la description ne saurait passer pour asservie par le récit, et
des modalités particulières de sémiosis lui permettent plutôt d’échapper à sa
domination, à la redondance ou à la gratuité22. « Toute description est en fait
une transcription : la description, en effet, consiste toujours à faire passer la
représentation d’un ordre de sensations à l’autre […], ou à faire passer la
représentation d’une chose à celle de ses métonymes […], ou à faire passer la
description d’une chose à la symbolisation d’autre chose »23. Lois vérifiables
dans la version définitive de ce passage mais dont on trouve surtout la
confirmation dans les brouillons. Bien entendu, ce parcours est unique (mais il
n’est pas rare chez Flaubert) et toutes les descriptions ne sont pas diégétisées
de la sorte ; néanmoins chaque folio, chaque phase rédactionnelle témoignent
d’une connivence entre narratif et descriptif. Un détail descriptif devient

22. Surtout pour un Flaubert, qui déclarait fermement (par exemple à propos de Sa-
lammbô) : « il n’y a point dans mon livre une description isolée, gratuite ; toutes servent
à mes personnages et ont une influence lointaine ou immédiate sur l’action », lettre à
Sainte-Beuve, 23-24 décembre 1862, Correspondance (op. cit.), tome III, 1991, p. 278.
23. Michael Riffaterre, « Sémiotique de la description dans la poésie du XVIIème
siècle », Actes de Fordham, Biblio 17, 1983, p. 99.
36 GENESES FLAUBERTIENNES

narratif, et vice-versa, l’apparition d’une séquence descriptive nécessite la


correction ou la biffure d’une séquence narrative, indéfiniment jusqu’à ce que
le texte ait enfin acquis son moule. Malgré l’apparence cloisonnée de l’enchaî-
nement des informations dans tout texte dit définitif où l’on repère clairement
« description » et « récit » pour la plupart des cas, on voit bien que l’écriture
en cours d’élaboration ne tolère pas de dissociation, sinon temporairement, en
fonction des problèmes auxquels s’attache l’auteur sur le moment ; récit et des-
cription, dans leur duplicité même, résultent de transformations génétiques tout
à fait interdépendantes.
2. La charogne de Bouvard et Pécuchet

Dire que Bouvard et Pécuchet relève par excellence de l’intertextualité ne


va pas de soi, apparemment1. Si l’on s’est longtemps attaché à en définir les
sources, les juxtaposant tant bien que mal au roman2, on s’interroge rarement
sur les problèmes théoriques que pose cette coprésence, parfois explicite dans
ce roman, mais souvent implicite aussi, de textes différents et de processus
intertextuels hétérogènes, moins encore sur ce que cette diversité nous apprend
de l’intertextualité même3. Pourtant, qu’il soit de l’ordre du commentaire, de
la citation, de l’allusion, ou qu’il relève de procédés de réécriture rendant sa

1. Malgré la quantité d’ouvrages lus par Flaubert pour le préparer : « Savez-vous à


combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes ?
à plus de 1500 ! Mon dossier de notes a 8 pouces de hauteur » (lettre à Mme Roger des
Genettes, 24 janvier 1880, Correspondance, op. cit., tome V, p. 796).
2. Voir par exemple René Descharmes, Autour de Bouvard et Pécuchet (Paris, Li-
brairie de France, 1921), en particulier les chapitres V, VI et VII.
3. À ma connaissance, seule Stéphanie Dord-Crouslé, dans ses travaux génétiques
sur la documentation de Bouvard et Pécuchet, la traite en termes d’intertextualité ; voir
par exemple « Flaubert et les Manuels Roret ou le paradoxe de la vulgarisation. L’art
des jardins dans Bouvard et Pécuchet », Le Partage des savoirs XVIIIe – XIXe siècles
(éd. Lise Andries), Lyon, P. U. Lyon, 2003, p. 93-118. À propos de la nécessité de
modifier l’étude des sources et documents et de les relier à des processus génétiques
intertextuels au même titre que les intertextes fictionnels, voir la seconde partie de mon
ouvrage La Production du descriptif (op. cit.), « Exogenèse : écriture et documents »
(p. 113-253).
38 GENESES FLAUBERTIENNES

présence plus opaque encore4, l’énorme palimpseste de Bouvard et Pécuchet


participe non seulement de la poétique insciente du roman, mais aussi de sa
dynamique de création. Les brouillons en témoignent, qui en effet regorgent
de noms d’auteurs, de titres, recèlent des quantités de notes ou de citations
copiées, voire parfois de références précises aux pages d’où elles sont
extraites 5 . Prééminence du document que Flaubert souligne d’ailleurs lui-
même : « Je refais, pour la 3e fois, les tables de mon dossier intitulé philo-
sophie. Ce sont les notes de mes notes que je coordonne, pour dresser le plan
de mon chapitre ! »6, déclare-t-il en rédigeant, dans le huitième chapitre, la
partie relative à l’étude de la Philosophie, comme si le programme narratif
était devenu secondaire, comme si sa logique ne pouvait que découler de la
logique du classement documentaire.
À la fin du passage sur la Philosophie, précisément, se rencontre l’une de
ces scènes qui semblent échapper à l’immense intertexte documentaire : c’est
la scène de la charogne. Apparemment, il s’agit d’un moment purement fic-
tionnel, affranchi de toute tentation livresque. Sa valeur narrative est simple :
désespérés par leur isolement et par le néant de tout, Bouvard et Pécuchet
découvrent lors d’une promenade une charogne de chien. Cette vision qui les
rapproche de la mort leur fait accepter l’idée du suicide ; alors qu’ils sont sur
le point de passer à l’acte, ils sont attirés par des lumières qui les conduisent à
l’église. C’est la messe de minuit, ils sont apaisés, n’ont plus envie de mourir
et se mettront, au chapitre suivant, à étudier la Religion. On aura reconnu,
dans cette rapide suite d’actions clôturant le chapitre, les principes de l’arbi-
traire du récit (où consécution et conséquence se confondent)7 et, dans notre
charogne, une catalyse motivant le passage du nihilisme au suicide8. La voici,
dans sa version publiée posthume :

4. Voir à ce propos Gérard Genette, qui définit l’intertextualité comme « la pré-


sence effective d’un texte dans un autre », Palimpsestes. La Littérature au second
degré, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1982, p. 8-9.
5. Les manuscrits et dossiers de Bouvard et Pécuchet sont conservés en plusieurs
volumes à la Bibliothèque municipale de Rouen, sous les cotes gg10 (scénarios et
plans), g2251-3 (brouillons), g224 (copie autographe), g2261-8 (dossiers). Dans ce cha-
pitre comme dans les suivants relatifs à ce roman, les cotes reprennent l’ancienne folio-
tation de la bibliothèque.
6. Lettre à sa nièce Caroline, 21 mars 1879 (Correspondance, op. cit., tome V, p.
587).
7. Voir à ce propos Gérard Genette, « Vraisemblance et motivation », Figures II
(Paris, éd. du Seuil, coll. « Points », 1969, p. 71-99), et Roland Barthes, « Les suites
d’actions », L’Aventure sémiologique (Paris, éd. du Seuil, 1985, p. 207-217).
8. Cette importance narrative de la charogne est attestée par le plan-résumé, rédigé
a posteriori, semble-t-il : « tout le monde s’écarte d’eux. – vue d’une charogne de
chien. L’idée de la mort leur vient. Ils la désirent. tentative de suicide, manquée. messe
de minuit » (gg10, f° 65).
La charogne de Bouvard et Pécuchet 39

Ils voulurent faire comme autrefois une promenade dans les champs,
allèrent très loin, se perdirent. – De petits nuages moutonnaient dans le ciel, le
vent balançait les clochettes des avoines, le long d’un pré un ruisseau murmur-
rait, quand tout à coup une odeur infecte les arrêta. Et ils virent sur des cail-
loux, entre des ronces, la charogne d’un chien.
Les quatre membres étaient desséchés. Le rictus de la gueule découvrait
sous des babines bleuâtres des crocs d’ivoire. À la place du ventre, c’était un
amas de couleur terreuse, et qui semblait palpiter tant grouillait dessus la
vermine. Elle s’agitait, frappée par le soleil, sous le bourdonnement des mou-
ches, dans cette intolérable odeur, une odeur féroce et comme dévorante.
Cependant Bouvard plissait le front ; et des larmes mouillèrent ses yeux.
Pécuchet dit stoïquement : « Nous serons un jour comme ça ! » (p. 299-300).
Si elle n’a pas de fonction argumentative, et si sa signifiance est limpide,
cette scène n’en recèle pas moins de curieuses réminiscences baudelairiennes.
Le projet encyclopédique de Bouvard et Pécuchet dépasserait-il le cadre, déjà
immense, de la mise en texte (et en farce) des idées scientifiques de l’époque ?
Flaubert utiliserait-il des textes même lorsqu’on en voit mal la nécessité immé-
diate, comme ici, faisant de la réécriture le principe même de l’écriture du ro-
man ? Car lorsqu’on juxtapose la description flaubertienne de la charogne au
poème « Une charogne », inséré dans Les Fleurs du Mal (voir pages suivan-
tes)9, on peut s’étonner de trouver de nombreuses convergences entre les deux
textes 10 , qui dépassent d’ailleurs la simple récurrence de termes, nous le
verrons11. Il semble donc que Flaubert ait puisé dans le poème de Baudelaire
pour rédiger la saynète, lui ayant fait subir d’une part un phénomène de prosi-
fication12, et d’autre part une perte de contexte : bien que le passage de Bou-
vard et Pécuchet comporte également deux spectateurs, la signifiance amou-
reuse en est exclue, tout comme le réseau métaphorique qui associe le cadavre
au corps de l’amante ; seule subsiste la mort.

Nous sommes ainsi confrontés à un intertexte aléatoire, la perception de


l’hypotexte par le lecteur n’étant pas obligatoire13 pour décoder la signifiance

9. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes (éd. Claude Pichois), Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 29-31.
10. Je ne suis pas le premier à le noter ; voir François Fleury, « Le style poétique de
Bouvard et Pécuchet », Les Amis de Flaubert, 42, mai 1973, p. 12. Mais Fleury limite
le problème à des ressemblances de détails, voire à des récurrences de termes.
11. C’est d’ailleurs, selon Laurent Jenny, l’une des conditions nécessaires pour
pouvoir parler d’intertextualité ; voir « La stratégie de la forme », Poétique, 27, 1976,
p. 262.
12. Voir à ce propos Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 246-253.
13. Voir Michael Riffaterre, « On the Prose Poem’s Formal Features », The Prose
Poem in France. Theory and Practice (éd. Mary Ann Caws et Hermine Riffaterre),
New York, Columbia University Press, 1983, p. 123-124 ; voir aussi « Ponge inter-
textuel », Études françaises, XVII, 1-2, 1981, p. 74.
40 GENESES FLAUBERTIENNES

Une Charogne

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,


Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.
Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.
– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
La charogne de Bouvard et Pécuchet 41

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,


Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

_____________________________________________________________________

de l’hypertexte présumé14. D’un point de vue génétique toutefois, le problème


se pose en d’autres termes. Il convient de laisser momentanément de côté les
procédés de décodage de l’intertextualité pour s’intéresser plutôt aux pro-
cessus d’encodage tels que nous les dévoilent les manuscrits15. En effet l’inter-
textualité peut ne pas être investie de la même fonction dans les manuscrits
d’un texte et dans sa version imprimée ; elle peut, surtout, ne pas avoir le
même statut théorique. C’est ce que je tâcherai de démontrer ici en considérant
les stratégies rédactionnelles de la description de la charogne par rapport à
l’hypotexte baudelairien qui l’a générée, plus encore que motivée, selon des
phénomènes bien particuliers.

Scénarios : intertexte et élaboration du récit


Dans les manuscrits de Bouvard et Pécuchet, comme dans tout avant-texte
de Flaubert, le récit s’organise tout d’abord au cours d’une phase scénarique ;
aussi m’attacherai-je, dans un premier temps, aux scénarios de la fin du hui-
tième chapitre (dont on peut voir, page suivante, des extraits transcrits à la
suite l’un de l’autre), avant d’examiner les brouillons proprement dits.
Sur le premier folio (g2252, f° 377), la scène de la charogne n’est pas
encore lisible. C’est, sans doute, une particularité des scénarios de Bouvard et
Pécuchet : la narrativité est soumise aux sujets d’études ou d’expériences des
deux bonshommes. Aussi pour cette partie du chapitre Flaubert élabore-t-il le
récit en fonction de données philosophiques qu’il tente de classer et de

14. Dans le sens que donne Genette à ces termes pour définir l’hypertextualité :
« toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A
(que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) » (Palimpsestes, op. cit., p. 11).
15. Voici, dans leur ordre chronologique, les manuscrits constituant les avant-textes
de la scène de la charogne : g 2252 f° 377, g2253 folios 32, 117, 98 v°, 113 v° (scéna-
rios) ; g2253 f° 129 v° (scénario-esquisse) ; g2253 folios 118 v°, 119 v°, 118, 152 v° +
119 (brouillons), g224 f° 181 (copie autographe). Puisque je m’attarderai surtout sur les
folios extraits du volume g2253, je n’en répéterai pas désormais la cote complète.
42 GENESES FLAUBERTIENNES

Scénarios (extraits)
La charogne de Bouvard et Pécuchet 43

coordonner (panthéisme, scepticisme, nihilisme, désespérance, avec une hési-


tation temporaire sur le statut de l’idéalisme), ajoutant des liens (« l’idée de la
mort finit par leur donner envie de la mort ») ou de nouveaux éléments
narratifs, eux-mêmes corrélés au contexte épistémologique (« tentative de
suicide »).
Si notre scène n’est pas encore prévue, en revanche l’intertexte qui
l’accompagne peut se pressentir. Flaubert juxtapose, à la mention de la mort,
sous forme d’addition postérieure, un « spleen vrai », qui vient définir l’état
psychologique des deux philosophes. Bien entendu, l’emploi du terme spleen
est devenu un cliché quand Flaubert écrit Bouvard et Pécuchet. Néanmoins
l’adjectif « vrai » en désactive la stéréotypie pour en réactiver la littérarité ; au-
trement dit, le désespoir de Bouvard et Pécuchet a la profondeur d’un spleen
baudelairien. Mais l’intertexte est pour l’instant fragmentaire : Flaubert recher-
che un embrayeur d’un autre ordre. En effet, alors que cet état psychologique
est illustré par le sème du délabrement, comme en témoigne l’association de la
maison à la tristesse des personnages (« le delabrement de leur maison
contribue à leur tristesse »), il manque au récit un support décisif, susceptible
non seulement de concrétiser « la mort », encore vague, mais aussi d’effectuer
simultanément une transition plausible du désespoir à l’idée de la mort.
Ce support, c’est l’intertextualité qui le fournit, dès le second scénario
(f° 32). Alors que le « spleen vrai » est cette fois juxtaposé à la « desespérance
radicale », s’intercale dans l’interligne, entre mort et néant, un syntagme qui
semble paraphraser le titre du poème de Baudelaire, en le précisant : « La cha-
rogne de chien. tableau ». Une charogne étant un cadavre en décomposition, le
terme charogne fonctionne comme un connecteur d’isotopies puisque, tout en
réitérant à l’extérieur l’isotopie du délabrement intérieur, il permet d’embrayer
parallèlement sur celle de la mort, ici animale (« chien »). Cette transformation
décisive nécessite plusieurs commentaires, qui dépassent d’ailleurs le cadre
étroit du folio sur lequel elle s’effectue.
Tout d’abord, le terme « charogne » apparaît indépendamment du récit qui
permettrait de l’introduire logiquement, et antérieurement à lui. La présence de
la description définie même est problématique, le déictique se référant à une
réalité préexistante (extralittéraire ou intertextuelle)16, phénomène d’autant

16. Quand on se borne à travailler sur des traces écrites, on ne saurait présumer des
parcours qui ont poussé Flaubert à choisir le détail de la charogne. Ainsi, il est possible
que l’idée initiale du spleen l’ait incité à feuilleter Les Fleurs du Mal pour y chercher
un tableau pouvant être inséré dans le contexte en formation. Il est également possible
qu’au cours d’une de ses promenades Flaubert ait aperçu une charogne (en effet la
localisation « au pied d’un mur », présente dès le f° 117, et qui se maintient très
longtemps dans les brouillons, frappe par sa précision, surtout dans le contexte d’une
promenade à la campagne), et que la mention du spleen ait actualisé littérairement, a
posteriori, cette expérience biographique, offrant un texte à partir duquel s’inspirer.
44 GENESES FLAUBERTIENNES

plus notable à ce stade que Flaubert, dans ses ajouts scénariques, se passe ha-
bituellement de déterminants ou utilise l’article indéfini (c’est d’ailleurs l’op-
tion qu’il choisit sur le troisième scénario, lorsqu’il insère le syntagme dans la
phrase : « rencontrent une charogne de chien », f° 117)17.
De plus, alors que l’élaboration de la promenade permet la germination
progressive d’une analepse, qui sera maintenue (« comme autrefois »), et
développée, avant la scène même, pour accentuer le décalage entre le déses-
poir actuel de Bouvard et Pécuchet et leur bonheur passé (f° 98 v° : « le temps
où heureux »)18, Flaubert ne fait jamais allusion, dans les scénarios ou dans les
brouillons, au chien que les deux bonshommes avaient utilisé comme cobaye
au troisième chapitre, épisode dans lequel l’animal était cependant lié à cette
séquence proleptique assez remarquable (mais improductive, dans la version
publiée du roman) : « Le lendemain, ils allèrent partout, aux informations – et
pendant plusieurs années, ils se détournaient dans la campagne, sitôt
qu’apparaissait un chien, ressemblant à celui-là » (p. 116). Le récit de Bouvard
et Pécuchet ne manque pourtant pas d’analepses ; Flaubert ne semble pas y
avoir pensé ici parce que l’origine du chien n’est pas intratextuelle. Selon un
phénomène de déplacement que je qualifierai de métonymie intertextuelle, le
cadavre indéfini du poème de Baudelaire est en fait contaminé par le détail de
la « chienne inquiète [...] épiant le moment de reprendre au squelette le mor-
ceau qu’elle avait lâché » (strophe 9), comme si, pour mieux voir (et donc dé-
crire) sa propre charogne, Flaubert avait dès le début besoin d’un surcroît de
déterminations19.
C’est en effet la vision qui régit la charogne, le terme « tableau » le démon-
tre, précisant son statut de façon très syncrétique mais aussi très flaubertienne.
Sa fonction est double, semble-t-il. Du point de vue de la sémiosis intra-
textuelle (ou plutôt avant-textuelle, dans ce cas), il s’agit de l’une de ces auto-
injonctions, ici fragmentaires, qui foisonnent dans les manuscrits de Flaubert,
introduisant déjà dans le scénario un programme descriptif à développer ;
mais, du point de vue de la sémiosis intertextuelle, il se présente comme un

17. Jusqu’à ce que l’élaboration de la description même légitime le retour à la des-


cription définie, l’indéfini se déplaçant alors, en toute logique grammaticale, de la cha-
rogne au chien (voir le dernier scénario, f° 113 v°).
18. Voir, dans la version définitive : « Pourquoi ne suivaient-ils plus les moisson-
neurs ? Où étaient les jours qu’ils entraient dans les fermes cherchant partout des
antiquités ? Rien maintenant n’occasionnerait ces heures si douces qu’emplissaient la
distillerie ou la littérature. Un abîme les en séparait » (p. 299).
19. Notons par ailleurs que l’association du chien à la charogne est invariable ;
Flaubert ne tente jamais, dans les brouillons, de modifier l’un ou l’autre des termes,
malgré l’assonance en che qu’ils imposent (je rappelle que la chasse aux assonances
et/ou aux répétitions est l’un des embrayeurs transformationnels privilégiés dans
l’écriture flaubertienne ; nous aurons souvent l’occasion d’y revenir).
La charogne de Bouvard et Pécuchet 45

curieux interprétant renvoyant au texte de Baudelaire, qui a déjà actualisé


littérairement cette description, la mise en abyme de l’artiste, à la huitième
strophe, y étant associée à la métaphore de la toile20 :
Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.
Que l’intertextualité participe du parcours génératif, le quatrième scénario
(f° 98 v°) le confirme d’ailleurs de façon tout à fait littérale, quoique
elliptique. Flaubert y introduit, entre parenthèses, une autre de ses auto-
injonctions stratégiques. Elle concerne, une fois encore, la charogne, à la-
quelle elle est juxtaposée : « dans une de leurs promenades, ils voient une
charogne de chien (eviter Baudelaire). »
La trouvaille de la charogne, dès le second scénario, est donc productive à
de nombreux égards. Elle réglemente la syntaxe narrative du texte en forma-
tion, proposant un support concret à l’« idée de la mort » et orientant sa repré-
sentation. Elle nécessite l’élaboration rétroactive d’une scène contenant la des-
cription prévue (sur le troisième scénario, du reste, le mouvement du récit est
prêt dans ses grandes lignes, comme la catalyse, l’enchaînement des énoncés
en témoigne). Enfin, fournissant d’emblée un hypotexte susceptible d’être ex-
ploité, elle établit simultanément une contrainte majeure, puisqu’il devra s’ef-
facer, céder sa place à l’imaginaire après avoir joué un rôle d’embrayeur
inaugural. Nous allons voir cependant que ce ne sera pas tout à fait le cas.

L’esquisse : mise en place des éléments


Les transformations du dernier scénario (f° 113 v°) sont toutes recopiées
sur le folio suivant (f° 129 v° ; l’extrait qui nous concerne est transcrit page
suivante). Il s’agit d’une esquisse où Flaubert met en place le mouvement
interne de la scène. Après une séquence qui introduit le programme narratif de
la promenade apparaissent des détails, rapidement notés, quelque peu re-
structurés, et amplifiés dans les interlignes et dans la marge.
Or si l’on considère la structure globale de la scène, quasi définitive dès
maintenant, on constate qu’elle reproduit le mouvement général du poème :
atmosphère, localisation, mention puis description de la charogne, et enfin
commentaire de l’observateur chez Baudelaire, des deux observateurs chez
Flaubert, le discours de Pécuchet, « nous serons comme ça bientôt »,

20. Au sujet des interprétants, voir Michael Riffaterre, « Sémiotique intertextuelle :


l’interprétant », Revue d’Esthétique, 1-2, 1979, U.G.E., coll. « 10/18 », p. 128-150, et
« The Interpretant in Literary Semiotics », American Journal of Semiotics, III, 4, 1985,
p. 41-55.
46 GENESES FLAUBERTIENNES

g2253 f° 129 v° (extrait)


(esquisse)
La charogne de Bouvard et Pécuchet 47

paraphrasant les premiers vers des strophes 10 et 11. Quand il se met à


l’esquisse, Flaubert a donc « Une Charogne » sous les yeux, ou garde un sou-
venir très net d’une (re)lecture récente 21. Le folio en conserve l’empreinte,
clairement, à un point tel que notre hypotexte est ici un hypogramme, qui gé-
nère un modèle diégétique, et une structure scénique dont les composantes de
base sont, terme à terme, reconnaissables par analogie22.
En effet la première partie, précédant l’apparition de la charogne, contient
la germination interlinéaire d’une description d’atmosphère, développée da-
vantage dans la marge, qui est en fait l’expansion du sémème beau temps, et
surtout du second vers du poème : « ce beau matin d’été si doux ». Non
seulement l’adjectif « beau » est répété, mais de plus le ciel est mentionné
(strophe 4 : « Et le ciel regardait la carcasse superbe »). Ce système descriptif,
qui recèle une concentration de valeurs euphoriques sur laquelle on reviendra,
précède le récit proprement dit (interligne : « ils avancent et tout à coup » ;
marge : « tournent le long des haies des cours »), dont l’élaboration est soli-
daire de l’hypotexte. D’une part, le déplacement du syntagme « charogne de
chien » permet d’introduire l’idée d’une découverte subite, implicite dans le
poème (« au détour d’un sentier ») ; d’autre part, alors que Bouvard et
Pécuchet « tournent le long des haies », le sentier est réinséré (voir aussi, dans
l’interligne, « sur un tas de cailloux », qui prive la localisation baudelairienne
de ses connotations anthropomorphes : « sur un lit semé de cailloux »).
Les balbutiements de la description de la charogne semblent marquer la
simple expansion, autonome et somme toute assez stéréotypée, du système
descriptif de charogne, dont le sémème matriciel nécessite, du point de vue
des modes de représentation, la récurrence d’un lexique prévisible23. Pourtant,
au milieu de cette énumération, un détail frappe par son isolement, puisqu’il
ne saurait, en toute logique, être un métonyme de cadavre : c’est le détail du
« soleil », corps étranger qui s’immisce entre vers et odeur. On pourrait bien
sûr objecter que les informations sont, sur le premier jet de l’esquisse, désor-
données (objection finaliste, certes, mais légitime) ; tout folio doit cependant
être considéré dans son dynamisme. Ainsi, quand Flaubert le corrige, il

21. Raymonde Debray Genette fait une remarque similaire à propos des relations
hypertextuelles d’Un cœur simple et d’Eugénie Grandet ; voir « Simplex et simplicis-
sima : de Nanon à Félicité », Mimésis et Sémiosis. Littérature et représentation.
Miscellanées offertes à Henri Mitterand (éd. Philippe Hamon et Jean-Pierre Leduc-
Adine), Paris, Nathan, 1992, p. 233.
22. Pour la notion d’hypogramme, voir Michael Riffaterre, « Sémiosis hugolien-
ne », Hugo le fabuleux, Colloque de Cerisy (éd. Jacques Seebacher et Anne Ubersfeld),
Paris, Seghers, 1985, p. 42 et 46.
23. Tels que odeur, mouches, vers, par exemple. Voir à ce propos Michael Riffa-
terre, Sémiotique de la poésie, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1983, p. 58 et
suiv.
48 GENESES FLAUBERTIENNES

modifie la position de quelques syntagmes (« charogne d’un chien » suivra la


localisation de la charogne, la mention de « la tête  les pattes » précédera
celle des mouches et de l’odeur), mais il ne tente pas de modifier la situation
du soleil, et surtout ne le rapporte pas au système descriptif atmosphérique qui
s’élabore, alors que cette disposition serait bien plus logique. D’ailleurs, reco-
piant et amplifiant la description de la charogne dans la marge, Flaubert n’y
insère pas le détail, comme s’il hésitait sur son statut, peut-être problématique.
On l’aura compris, cette agrammaticalité descriptive représente l’une des tra-
ces de l’intertexte, et l’intertexte en résout l’ambiguïté. Chez Baudelaire en
effet le soleil participe aussi de la description du corps puisque, dans la troi-
sième strophe, il « rayonnait sur cette pourriture ».
De plus apparaissent partout des ressemblances, similarités vagues qui
résultent de processus d’évitement24. Ainsi, cette séquence interlinéaire, « le
reste du corps une plaie mouvante », semble-t-elle fusionner trois sémèmes
dissociés chez Baudelaire : celui du mouvement, décrit dans la sixième strophe
du poème (le terme « corps » y est d’ailleurs présent), celui de l’informité
(« les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve », strophe 8), tandis que
l’amorce de la comparaison de la plaie, qui contient le sémème creux, répète
l’image de la deuxième strophe, où la charogne « ouvrait d’une façon noncha-
lante et cynique son ventre plein d’exhalaisons ».
Chez Baudelaire, les mouches suivent la mention de l’odeur ; elles la pré-
cèdent sur l’esquisse. Alors qu’elles « bourdonnaient sur ce ventre putride »
dans le poème, elles sont « au-dessus » dans la marge, mais au-dessus de rien
encore (« ça remuait »), Flaubert se contentant d’établir des plans successifs.
L’adjectif « stridentes » est peut-être un écho de l’« étrange musique » de
Baudelaire (strophe 7), mais paraît surtout remplacer l’adjectif verbal « bour-
donnantes », auquel on s’attendrait.
Sur l’esquisse, l’odeur du cadavre « semblait devorer ». Ce déplacement
métonymique, qui insiste sur la force de l’odeur, la rendant capable d’une
action que les vers sont en train d’accomplir, condense trois traits de la nécro-
phagie présents dans le poème : chienne (« reprendre au squelette le morceau
qu’elle avait lâché », strophe 9), vermine (« qui vous mangera de baisers »,
strophe 12), soleil (« comme afin de la cuire à point », strophe 3). Il faut dire
que l’odeur est surdéterminée chez Baudelaire : « la puanteur était si forte, que
sur l’herbe vous crûtes vous évanouir » (strophe 4). Elle ne l’est pas moins
chez Flaubert, quoique différemment : elle se dédouble, en début et en fin de
scène. Le verbe « redoublait » (dans la marge) qui, par son allure métadescrip-
tive, en justifie la réapparition (sur le plan de la représentation) et la répétition
(à un niveau stylistique), laisse d’ailleurs supposer que les deux occurrences

24. Notons cependant que, sans compter les synonymes, pas moins de dix termes
sont communs aux deux textes.
La charogne de Bouvard et Pécuchet 49

ont même origine, tandis que les adjectifs qualifiant chacune des occurrences,
« infecte » et « horrible », résultent de l’éclatement du noyau unique chez
Baudelaire : « horrible infection » (strophe 10).
Ce dédoublement de l’odeur impose un premier bouleversement notable de
l’hypogramme. Un autre écart aura des conséquences à la fois structurales et
sémiotiques. Le système descriptif de la charogne renferme en effet deux
énoncés incompatibles : « seulement la tete et les pattes » d’une part (tête et
pattes étant respectivement amplifiées dans la marge : « rictus de la gueule » et
« très seches, momifiées »), et « le reste du corps » d’autre part. Il s’agit bien,
une fois encore, d’une agrammaticalité, conflit intratextuel dont l’origine est
intertextuelle. Car le premier énoncé recèle une présupposition25 que Flaubert
n’élucide pas. Il est cependant possible de faire resurgir une série d’inférences
qui en explicitent le système génératif : seules la tête et les pattes sont recon-
naissables comme telles (le reste n’étant qu’une « plaie grisatre »), c’est-à-dire
qu’elles ne sont pas soumises à l’action de la vermine (le prédicat
« momifiées » tente d’ailleurs de désambiguïser, en partie, l’énoncé), donc
n’appartiennent pas à la charogne ou, mieux encore, ne sont pas décrites par
Baudelaire. Certes Baudelaire mentionne les pattes, mais elles prennent la
forme de jambes en l’air métaphoriques, qui sont l’un des supports de l’assi-
milation charogne-femme réglementant la signifiance du poème. Or le poème
privilégie la description du ventre ; puisque le texte d’origine n’a pas saturé la
description, il est possible d’en combler les manques, de représenter autre
chose ; d’où l’apparition de deux systèmes descriptifs inédits (entraînant, par
conséquent, une modification de la structure de base). À un niveau génétique,
la trace de l’intertexte peut donc révéler non seulement l’hypotexte qui l’a
générée, mais encore les présuppositions qui ont permis de l’éviter, comme
Flaubert se le promettait dès le quatrième scénario.

Passage aux brouillons : intertexte et contexte


Le passage à la rédaction est pour nous essentiel. En effet, à la reformula-
tion préliminaire de l’hypogramme sur l’esquisse se substitue dans les brouil-
lons une variation globale qui en affecte d’une part les structures et le lexique,
d’autre part la mimésis et la sémiosis. Ce phénomène, je le qualifierai ici de
paragrammatique, réactualisant un terme proposé autrefois par Julia Kristeva,
en lui donnant cependant un sens plus étroit26 : le paragramme est le produit de
la dérivation hypertextuelle et scripturale de l’hypogramme.

25. Voir Michael Riffaterre, Sémiotique de la poésie, op. cit., p. 42-58.


26. Cf. « Pour une sémiologie des paragrammes », 6KPHLZWLNK. Recherches pour
une sémanalyse, Paris, éd. du Seuil, coll. « Tel Quel », 1969, en particulier p. 175-181.
50 GENESES FLAUBERTIENNES

La rédaction posera des problèmes, mais pas pour longtemps, curieuse-


ment, car l’essentiel des corrections tient sur deux folios, très raturés et d’ail-
leurs très difficiles à déchiffrer (folios 118 v° puis 119 v°) 27 ; sur les deux
brouillons suivants, le texte est stabilisé et les transformations se font surtout
ponctuelles. De plus, la réaction des personnages semble peu problématique,
du fait même sans doute qu’elle a acquis grâce à l’intertexte sa situation scéni-
que et sa fonction narrative. Quant à l’élaboration de la première partie de la
scène, elle paraît en retard, comme différée, mêlant présent scénarique et passé
rédactionnel ; alors que des phrases sont déjà rédigées, d’autres demeurent
embryonnaires28. Je considérerai donc tout d’abord les procédés qui ont abouti
à la formation du cotexte, avant de revenir sur la rédaction de la description
proprement dite, distinction qui est de pure commodité, puisque les corrections
s’emparent bien entendu de tout le folio sans en dissocier les unités textuelles.
Ainsi les « nuages » ont perdu leur couleur (« gris perle »), dès le premier
jet du folio 118 v°, puisque la plaie est « grisatre » sur l’esquisse, mais ils se-
ront qualifiés de « blancs » lorsque les dents « très blanches » deviendront
d’« ivoire » (f° 119 v°) ; quant au « bleu » du ciel, il disparaît au profit des
babines (« bleuatres », sur le f° 119 v°). Cette circulation des prédicats ne va
pas sans une réorientation sémantique : dans les deux exemples où la couleur
se déplace du système descriptif du temps à celui de la charogne est ajouté à
l’adjectif un suffixe, âtre, dont la fonction est dysphorique (redoublement qui
exigera une transformation sur le f° 119 v°, dans l’interligne : la plaie devien-
dra « terreuse »).
Par ailleurs, il y avait de l’herbe autour de la charogne de Baudelaire (« sur
l’herbe, vous crûtes vous évanouir », strophe 4, et à la fin du poème, « sous
l’herbe et les floraisons grasses ») ; il y a chez Flaubert des « orties », depuis
le dernier scénario. Le remplacement de l’ortie par les ronces (interligne du
f° 118 v°) permet à la première de réapparaître dans la marge. Or Flaubert ne
tente pas de l’attacher à la description de la nature, mais bel et bien à celle de
la charogne : « un ortie se penchant dessus ». La marge du folio suivant repro-
duit cette construction sémantico-syntaxique car la « clématite », renonculacée

27. Voir ci-contre la transcription partielle du f° 118 v° ; l’extrait du f° 119 v° qui


nous concerne est transcrit page suivante avec, en regard, le fac-similé du manuscrit.
28. On remarquera par exemple que le syntagme « charogne d’un chien » a trouvé
son statut textuel (conclusion du récit précédant la description située dans un autre
paragraphe) sur le premier jet du folio 118 v°, mais que Flaubert ne tente pas encore
d’élaborer la séquence focalisante (la focalisation doit vraisemblablement être
explicite, le contexte en témoigne : « l’horreur du spectacle ») ; il ne le fera que sur le
f° 119 v°, introduisant dans l’interligne « decouvrirent » (le retour au verbe « virent »,
utilisé d’ailleurs par Baudelaire, ne s’effectue que sur le f° 152 v°, quand Flaubert aper-
çoit la répétition, puisque le « rictus de la gueule découvrait [...] des crocs d’ivoire »).
La charogne de Bouvard et Pécuchet 51

g2253 f° 118 v° (extrait)


(premier brouillon)
52 GENESES FLAUBERTIENNES

g2253 f° 119 v°
(deuxième brouillon)
La charogne de Bouvard et Pécuchet 53

g2253 f° 119 v°
(Collections Bibliothèque municipale de Rouen)
54 GENESES FLAUBERTIENNES

urticante, paraît bien un métonyme d’orties ou de ronces : « la touffe d’une


clematite retombait » (marge du f° 119 v°)29.
Ce phénomène de circulation interne s’explique par la mise en place pro-
gressive d’une structure sémantique. La scène est au début euphorique ; une
rupture d’isotopie, que produit l’apparition de l’« odeur infecte » et, surtout, sa
soudaineté (« tout à coup »), la fait devenir dysphorique. L’euphorie de la des-
cription d’atmosphère en germe, dont l’origine est intertextuelle, s’oppose à la
dysphorie de la représentation de la charogne et de la nature qui lui est asso-
ciée. Or cette concentration, voire ce cloisonnement des catégories sémanti-
ques signalent un écart paragrammatique. En effet le poème de Baudelaire pré-
sente une fusion de ces catégories contraires (comme souvent dans Les Fleurs
du mal), principe que l’on peut voir à l’œuvre dans les oxymores (« carcasse
superbe ») ou dans les comparaisons (« comme une fleur s’épanouir »). Chez
Flaubert la disposition textuelle est en fait obtenue par la convergence de deux
phénomènes dissemblables, sous l’égide de la phase de rédaction : une tension
entre description et récit, et une collaboration entre intertexte et intratexte opé-
rant une restructuration de certaines données lexico-sémantiques du poème.
À ce stade encore tâtonnant, Flaubert hésite entre raconter et décrire,
c’est-à-dire entre l’élaboration du récit de la promenade et l’expansion de la
représentation de son atmosphère. Les détails notés isolément sur le premier
jet du f° 118 v° sont immédiatement narrativisés, grâce à des additions interli-
néaires ; haies : « ils marchèrent au bord des haies » ; champs d’avoine : « ils
tournent le long des champs d’avoine » ; quant au ruisseau, mentionné une
première fois en interligne, il est ensuite rédigé dans cette autre séquence inter-
linéaire : « enjambèrent un ruisseau qui faisait des cascades ». C’est presque
un locus amoenus, normand certes, spontanément euphorique. Flaubert ne
choisit pas l’option narrative sur le folio suivant (119 v°), mais il retient les
détails topographiques, comme s’il les mettait en attente avant de les réinsérer
dans la description. Il est difficile de définir avec certitude l’origine de ces
transformations. Le passage du narratif au descriptif résulte peut-être de
l’ajout, dans la marge du f° 118 v°, d’un parcours indéterminé (« des endroits
où ils etaient venus, d’autres qu’ils ne connaissaient pas ») au cours duquel
Bouvard et Pécuchet « allèrent très loin, se perdirent », donnant à Flaubert
l’idée de libérer les détails topographiques qui n’ont pas pour fonction de
localiser la charogne ; mais il est peut-être aussi impliqué par la germination,
dès l’esquisse, des deux séquences qui, précédant le récit, décrivent une
atmosphère euphorique dérivée du second vers de l’hypogramme (je rappelle
de plus que le modèle baudelairien est plutôt descriptif que narratif).

29. Ces détails marginaux ne sont pas intégrés, notamment à cause de difficultés
rédactionnelles ; j’y reviendrai en examinant le système descriptif du ventre, dont le
dessus est saturé par vers, mouches et soleil.
La charogne de Bouvard et Pécuchet 55

Dérivation qui se poursuit du reste à la séquence inaugurale de la


description, où le « beau temps » est développé, dans l’interligne, en un « jour
clair  doux » (fº 118 v°). Alors qu’un adjectif extrait du poème est éliminé,
un autre, issu du même vers, est réintégré30. D’autant plus facilement peut-être
qu’il s’agit d’un cliché flaubertien, comme le montre bien le folio suivant, où
la séquence est rédigée de la sorte : « le temps etait clair  doux », matrice sté-
réotypée relativement fréquente dans les descriptions d’atmosphère, chez Flau-
bert, pour en connoter l’euphorie. Elle y prend souvent la forme il faisait un
temps clair et doux (impossible dans ce cas puisque le verbe faire est inclus
dans le programme narratif de la promenade), se situant généralement, comme
ici, à l’incipit de la description31. Cet énoncé ne sera cependant pas maintenu32.
En revanche les détails qui germent par la suite, et qui en réitèrent les catégo-
ries, traversent le flux des corrections ; leur présence résulte de curieuses ma-
nipulations paragrammatiques.
La liquidité apparaît dans les brouillons sous la forme du ruisseau qui,
nous l’avons vu, est narrativisé (f° 118 v°) avant d’être réécrit dans le corps du
texte puis dans la marge, lorsque l’option narrative est abandonnée (f° 119 v°).
Mais cette génération spontanée cède la place à une élaboration, tout à fait
différente, surdéterminée par l’hypogramme. En effet la liquidité est présente à
trois reprises chez Baudelaire : les larves « coulaient comme un épais liquide »
(strophe 5), le grouillement des vers est comparé à « une vague » (strophe 6) et
leur bruit à de l’« eau courante » (strophe 7), euphorie toute métaphorique du
mouvement qui s’oppose à la mort (représentée), en donnant une illusoire
apparence de vie. Le ruisseau est rédigé de nouveau dans la marge du
f° 119 v° : « le long d’un herbage un ruisseau coulait ». Flaubert choisit tout
d’abord une notation visuelle, réintégrant le verbe de Baudelaire, en reliant le
ruisseau à la localisation (« le long de ») qui avait permis de narrativiser le
détail des « avoines » (autre avatar de la tension description-récit) mais qui,

30. La fonction générative de ce vers dépasse les limites textuelles (scéniques) du


paragramme. Si la précision du matin n’est pas exploitée par Flaubert, en revanche
celle de la saison servira à doter cette fin de chapitre d’un semblant de chronologie :
Bouvard et Pécuchet sont en proie à un profond nihilisme « au milieu de l’été » quand
ils reçoivent le billet de faire-part de Dumouchel (p. 299). L’indication chronologique
germe en effet a posteriori ; elle n’était pas prévue dans les scénarios. Elle s’opposera
d’ailleurs à celle de la scène du suicide, datée du « soir du 24 décembre » (p. 301).
31. Voir par exemple telle description de L’Éducation sentimentale (éd. Stéphanie
Dord-Crouslé, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1103, édition avec dossier, 2001), où le
contexte est d’ailleurs tout autant mortifère (enterrement de Dambreuse) : « Il faisait un
temps clair et doux ; et la brise qui secouait un peu les baraques de toile, gonflait, par
les bords, l’immense drap noir accroché sur le portail » (p. 497-498).
32. Biffure qui est sans doute nécessitée par l’élaboration du « qq temps » qui,
après la description, justifie la pause de Bouvard et Pécuchet (f° 119 v°).
56 GENESES FLAUBERTIENNES

dans le poème, précisait l’écoulement des larves (« coulaient [...] le long de ces
vivants haillons », strophe 5) ; on retrouve, déformée, l’herbe de Baudelaire33.
« Coulait » est ensuite corrigé en « murmurait » (f° 118) ; la notation devient
auditive. C’est le moyen d’introduire un deuxième son dans la scène (qui ne
laissait entendre jusqu’à présent que celui des mouches), mais aussi de réin-
tégrer, en la modifiant, l’image présente dans la septième strophe du poème.
Un processus identique réglemente la germination parallèle du détail du
vent, sur le f° 119 v° : il découle de la même strophe, entraîné peut-être par la
proximité de la liquidité, puisqu’il servait également de comparant au bruit de
la vermine : « Et ce monde rendait une étrange musique / Comme l’eau cou-
rante et le vent ». Flaubert l’associe, dans la marge, à l’avoine (qui a subi dans
l’interligne la même mise en attente descriptive que le ruisseau auparavant), le
transformant en notation visuelle ; notons néanmoins que l’apparition ex
abrupto du détail des « clochettes » n’est pas sans rappeler la musicalité à la-
quelle était soumise le vent dans l’hypotexte.
Par l’intermédiaire de cette défiguration 34 (les comparants, extraits des
comparaisons, sont déplacés et recontextualisés sous forme de détails réfé-
rentiels), la rédaction aboutit ici à une description homogène, bâtie sur une
asyndète triple, comme souvent chez Flaubert. Mais bien entendu la phase de
rédaction est un phénomène global ; or l’apparition du murmure du ruisseau
influence censément l’organisation du contexte même. Car, on s’en serait
douté, ce soudain dédoublement du son mur est problématique, de par la répé-
tition qu’il impose avec le mur, qui participe de la localisation du cadavre
(« au pied d’un mur »). Le folio 152 v° le montre avec évidence, puisque le
détail du mur y est souligné. Après avoir hésité plusieurs fois entre le verbe
« murmurait » (notation auditive) et le verbe « coulait » (notation visuelle),
comme l’indiquent les corrections interlinéaires, Flaubert opte pour le « mur-
mure » ; le mur, qui avait été élaboré spontanément dès les scénarios, est donc
supprimé. Il en va de même pour le détail du « sentier » (qui est pour sa part
présent dans le poème), puisque sur le f° 118 Flaubert est gêné par la
répétition des sons en en (« dans », « sentier », « quand ») ; il maintiendra la
conjonction temporelle au mépris de la précision de l’image. Cette double
perte de localisation, dépendant de la chasse aux assonances mais indépendan-
te de l’intertexte, a par ailleurs des conséquences sur la narrativité du texte et
sur sa sémantique ; elle donne non seulement au récit un aspect pressé (et
squelettique), mais de plus impose une juxtaposition entre euphorie et

33. Après avoir hésité plusieurs fois (voir les folios 119 v° et 118), Flaubert lui pré-
férera finalement un « pré ».
34. Selon l’expression de Genette, qui l’associe à un phénomène de transfiguration
(Palimpsestes, op. cit., p. 252), absent ici ; comme souvent dans Bouvard et Pécuchet
Flaubert semble en fait éviter dans ce passage de multiplier les comparaisons, alors
qu’elles sont nombreuses dans le poème.
La charogne de Bouvard et Pécuchet 57

dysphorie qui accentue la rupture d’isotopie : « un ruisseau murmurait, quand


tout à coup une senteur infecte les arreta »35.
Une telle signifiance et une telle structure ne sont pas rares dans l’œuvre de
Flaubert, où la nature, éternelle, se révèle indifférente à la souffrance humai-
ne36. Mais dans ce cas précis, un texte que l’on dirait typiquement flaubertien
est obtenu par le biais de l’intertextualité, qu’elle soit un embrayeur intermé-
diaire, rapidement pris en charge par des stéréotypes idiosyncrasiques (élabo-
ration de l’incipit temporaire de la description d’atmosphère), ou un générateur
d’images que la modification de la sémiosis (dissociation euphorie-dysphorie)
et une perturbation de sa mimésis (dissociation des comparaisons) ont permis
de reformuler.

Le ventre de la charogne
Cette reformulation à la fois sémiotique et mimétique de l’hypogramme se
retrouve pour la description du « reste du corps » de la charogne, quelque peu
différemment toutefois. C’est elle qui pose le plus de problèmes à Flaubert, un
simple coup d’œil aux folios 118 v° et 119 v° permet de s’en assurer. Afin de
déterminer la dynamique intertextuelle et intratextuelle qui en régit les trans-
formations, mais aussi la formation, nous allons considérer successivement ces
deux brouillons dans leur synchronie (voir les transcriptions supra, p. 51-52).
Sur le folio 118 v°, la rédaction de l’incipit de la description (« seulement »
est modifié en « il n’en restait plus que », qui gomme la séquence nominale)
pousse sans doute Flaubert, répétition oblige, à corriger le « reste du corps »
en « ventre ». Notons que si la répétition est résolue, en revanche l’agrammati-
calité, qui témoignait sur l’esquisse d’une tension entre intratexte et intertexte,
est maintenue37. L’hypotexte est visible : non seulement Baudelaire décrit sur-

35. Il en va de même pour les sonorités du « tas » de cailloux. Sur le folio 118 v°
elles sont répétées par le qualifiant de la vermine, « entas » (pour « entassée »). Ne
maintenant pas le participe, Flaubert réintroduit le « tas » sur le folio suivant (119 v°),
où il est supprimé, car il concurrence cette fois l’action de l’odeur, qui « arreta »
Bouvard et Pécuchet, après les avoir « saisis ». Notons d’ailleurs que c’est dès le folio
119 « l’idée de la mort » qui saisit les deux bonshommes à la fin de la scène, circu-
lation des signifiants qui est le pendant (stylistique) de leur réversibilité (sémiotique) ;
je rappelle en effet que la fonction catalytique de la charogne consiste précisément à
saisir Bouvard et Pécuchet de l’idée de la mort.
36. Voir par exemple L’Éducation sentimentale, dans le contexte particulièrement
dysphorique du retour de Frédéric à Paris, après les émeutes de Juin : « À une fenêtre
ouverte, un vieillard en manches de chemise, pleurait, les yeux levés. La Seine coulait
paisiblement. Le ciel était tout bleu ; dans les arbres des Tuileries, des oiseaux chan-
taient » (op. cit., p. 446-447).
37. Elle disparaîtra sur le f° 119 v°, le détail des « poils », qui germe dans la marge,
prenant la place de l’incipit : « un plumeau de poil frisait à sa queue ».
58 GENESES FLAUBERTIENNES

tout le ventre de la charogne, mais de plus il utilise deux fois le terme (stro-
phes 2 et 5). Flaubert continue donc à consulter son modèle, semble-t-il ; on va
voir cependant que lorsqu’il se met à rédiger, ce recours à l’hypotexte, curieu-
sement, lui complique la tâche au lieu de la simplifier. S’inspirant de Baude-
laire, Flaubert est en fait préoccupé par deux problèmes distincts, quoique
corrélés. Il lui faut résoudre certaines ambiguïtés sémantiques que renferme le
poème ; de plus, il doit tenter d’homogénéiser les nombreux détails qui le
séduisent çà et là chez Baudelaire (ou qui orientent son propre imaginaire, je
l’ai laissé entendre) et les condenser en un paragraphe, voire en une portion de
paragraphe, car d’autres détails, inventés, continuent à germer, amplifiant la
première partie de la description (comme en témoigne l’ajout marginal du
« bouquet de poils », qui passera d’ailleurs des pattes à la queue, sur le
f° 119 v°).
Le poème contient en fait deux isotopies incompatibles, dont la coprésence
pose un problème du point de vue de la figurativité du discours : d’une part
celle du creux, lisible dès la seconde strophe dans l’ouverture du ventre, et
réitérée par la description des larves qui en « sortaient » (strophe 5), et d’autre
part celle de l’enflure (strophe 6), que Baudelaire utilise pour donner au corps
en décomposition une apparence de vie : « tout cela montait, descendait com-
me une vague », et « on eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague, vivait en
se multipliant » (notons que le mouvement demeure indéterminé : « tout ce-
la »). Il semble que, pour pouvoir rédiger, Flaubert ait besoin de voir au préa-
lable, c’est-à-dire, dans ce cas, d’établir des connexions et surtout des choix
sémantiques, pour reconstituer une image que le poème ne lui offre pas
directement, car la sémiosis y supplante la mimésis.
Que Flaubert soit gêné par les ambiguïtés du poème, les corrections le
montrent clairement. Tout d’abord le comparant de ventre change quand la
comparaison s’affine (« comme » est ajouté dans l’interligne) : à la « plaie » se
substitue en effet une « bosse ». Ces deux termes s’opposant d’un point de vue
sémantique, la transformation est la trace de l’allotopie que renferme
l’hypogramme. Ensuite, le mouvement, qui est sur le premier jet aussi vague
que celui de Baudelaire, « ça remuait » (cf. « tout cela »), doit être clarifié et
amplifié, les points de suspension en témoignent, qui indiquent toujours un
vide à remplir dans les manuscrits de Flaubert. L’image se précise dès lors
qu’il représente l’action de la bosse ; cette décision préliminaire influencera
toute la suite de la rédaction. Si le mouvement est modifié, en revanche il
donne la même impression de vie que chez Baudelaire : le « on eût dit » du
poème est paraphrasé en « semblait », tandis que « palpitait » reprend « vivait
en se multipliant ». Les « vers », qui réapparaissent, ont après correction la
forme de la « vermine » (déplacement d’un lexème inclus dans la douzième
strophe), et sont associés à la bosse métaphorique, en une image qui s’écarte
La charogne de Bouvard et Pécuchet 59

maintenant de celle du poème, puisqu’elle en paraît le symétrique exact : ils ne


sont plus situés dans l’ouverture du ventre, dont ils sortent, mais grouillent sur
son enflure (« dessus »). Cette localisation, sur le premier jet, concernait com-
me chez Baudelaire le détail des mouches ; ce choix rédactionnel, nous le
verrons bientôt, pose à Flaubert d’autres problèmes.
Par ailleurs le soleil, laissé de côté sur le premier jet, est réécrit dans la
marge, accompagné d’une proposition (« chauffée par le soleil ») qui reproduit
le sémème baudelairien de la chaleur forte, présent dans « cuire à point »
(strophe 3) et dans « brûlante » (strophe 2). La syntaxe en témoigne, Flaubert
songe déjà à l’intégrer au système descriptif qui s’élabore. Néanmoins on ne
peut savoir exactement comment, puisque le participe, au féminin, qualifierait
aussi bien la bosse que la vermine. Il est possible que Flaubert hésite ; toute-
fois l’apparition parallèle de la comparaison, « comme des grains de riz foi-
sonnant », laisse supposer que c’est la vermine qui doit être déterminée
(comme si l’auteur se ménageait une alternative). Déterminée, ou plutôt sur-
déterminée par l’intertexte, car la comparaison est dérivée de la septième
strophe, dont le système métaphorique a décidément attiré l’attention de
Flaubert : « le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique / Agite et tour-
ne dans son van » (la présence du terme « mouvement » n’est sans doute pas
étrangère non plus à cette naissance soudaine de la comparaison). Cette fois
Flaubert en extrait le comparant, « grain »38, tandis que le participe, « foison-
nant », paraphrase celui que Baudelaire utilise dans la strophe précédente, « se
multipliant ».
Voilà beaucoup de détails pour un seul ventre ou pour une seule phrase ;
on ne s’étonnera pas que Flaubert se heurte au problème de leur organisation
syntaxique. Mais syntaxe et sémantique sont le plus souvent interactives, du
moins en génétique. La transformation des mouches le montre de façon
éclatante.
Chez Baudelaire, soleil et mouches sont localisés par l’intermédiaire de la
même préposition (« sur »). L’obsession, toute flaubertienne, de refuser les
répétitions (plus encore que de radicalement « éviter Baudelaire »), empêche
cependant de lier mouches et bosse, puisque l’adverbe « dessus », qui tâchait
sur le premier jet d’aménager une première transition, voire le mouvement de
la description en plans successifs, est utilisé dans l’interligne à propos de la
vermine39. Cette difficulté stylistique va être esquivée grâce à un phénomène

38. En le modifiant toutefois, la précision « de riz » connotant la blancheur, alors


que les larves sont dans le poème de « noirs bataillons », comme souvent chez
Baudelaire (voir par exemple « Le mort joyeux » : « O vers ! noirs compagnons sans
oreille et sans yeux », Œuvres complètes, op. cit., p. 67).
39. Principe régulateur qui explique, d’une part, pourquoi l’ortie déjà vue demeure
une simple option marginale (elle se penche « dessus »), et, d’autre part, pourquoi la
60 GENESES FLAUBERTIENNES

de restructuration que l’on rencontre fréquemment dans les brouillons de des-


criptions, et dont nous avons déjà vu quelques exemples.
Un nouveau syntagme balbutie plusieurs fois en interligne, avant d’être
inséré, par souci d’homogénéité, dans le système descriptif de la tête : « pau-
pières sur cavités des yeux sans globes ». L’invention même en est orientée
par la sémantique de l’hypogramme. Certes, on ne le trouve pas tel quel dans
le poème ; néanmoins il recèle deux sémèmes qui y sont actualisés : celui du
creux (exploité auparavant avec la plaie) et celui du squelette, que l’on peut
lire dans la neuvième strophe40, et qui soulève d’ailleurs un autre problème
figuratif (si c’est une charogne, ce n’est pas encore un squelette)41. De plus le
poème mentionne plusieurs yeux, l’œil inquiet de la chienne (strophe 9) pré-
cédant de peu ceux du poète (« étoile de mes yeux », strophe 10), tandis que,
plus bas sur le folio, les larmes montent aux yeux de Bouvard. Ainsi se précise,
par à-coups, une image produite par condensation et déplacement de signes
baudelairiens ; la perturbation de la mimésis de l’hypogramme est indissocia-
ble de leur reformulation sémantico-syntaxique. Or la proximité de ce nouveau
détail et de celui, désormais isolé, des mouches, donne à Flaubert l’idée de les
associer l’un à l’autre, ce qu’il fait dans la marge : « des mouches emplissaient
les trous des yeux ». Comme chez Baudelaire, le creux est rempli (« son ventre
plein d’exhalaisons », strophe 2), tandis que les mouches se déplacent, dans la
description, du ventre à la tête, s’éloignant ainsi du modèle qui les a générées.
En fait la description du ventre est loin d’être satisfaisante, apparemment :
Flaubert la corrige encore beaucoup sur le f° 119 v°. Par endroits même, le
texte subit de curieux retours en arrière. Le premier jet le montre bien ; toutes
les transformations intervenues sur le folio précédent n’y sont pas recopiées.
Ainsi le « reste du corps », qui pourtant avait déjà été modifié en
« ventre », est réintégré, et avec lui la répétition (« il n’en restait plus que »).
De même, l’adverbe « dessus », qui reliait vermine et bosse, est utilisé main-
tenant pour localiser, dans une autre phrase, le détail du soleil. Le texte est
plus proche de celui de Baudelaire que de la proposition antérieure (cf.
« chauffée par le soleil ») : « Le soleil tapait dessus » (circulation des signi-
fiants que l’on retrouve pour le verbe « foisonnait » : il décrit ici la vermine
alors qu’il était inclus dans la comparaison, non retenue ici). Les mouches,

comparaison n’est pas maintenue, le texte contenant déjà plusieurs fois l’adverbe
« comme » (« comme une bosse », « nous serons comme cela »).
40. Le trou des yeux, synecdoque du squelette, constitue d’ailleurs un cliché maca-
bre que Flaubert a déjà utilisé, plus tôt dans ce même chapitre (voir p. 275-276), à
propos de l’expérience de la magie sur laquelle nous reviendrons bientôt.
41. Il est vrai que pour sa part Flaubert conserve un moment des « paupières ».
Voir aussi une réitération temporaire de ce sémème dans la description des pattes,
« ossifiées », participe dérivé des « ossements » (futurs) de l’avant-dernière strophe.
La charogne de Bouvard et Pécuchet 61

pour leur part, se rapportent bien aux yeux ; néanmoins le son qu’elles
produisaient n’est pas éliminé (c’est la seule notation auditive du passage,
pour l’instant : le ruisseau ne murmure pas encore sur ce brouillon). Flaubert y
tient d’autant plus, peut-être, que Baudelaire accorde une certaine importance
aux sons dans le poème ; il en extrait d’ailleurs le verbe bourdonner, qui y
représente les mouches (strophe 5), et qu’il semblait avoir pu éviter jusqu’à
présent : « le bourdonnement des insectes ». Remarquons enfin que l’odeur est
toujours aussi isolée que sur le f° 118 v°. Flaubert a déterminé sa situation
clausurale, ainsi que la structure répétitive de la séquence, cependant il ne sait
pas encore comment la lier au reste du texte.
Les difficultés paraissent donc essentiellement syntaxiques. Or elles seront
résolues dès ce brouillon, car les transformations permettent à la description de
se stabiliser dès maintenant. On ne peut en déterminer l’enchaînement chrono-
logique, puisqu’elles sont extrêmement imbriquées et, pour nous, figées dans
la synchronie du folio ; néanmoins il est possible de rendre compte des
systèmes de variation mis en jeu. Une fois encore, l’intertextualité y prend
part, mais d’une façon qui semble devenue secondaire : les détails de l’hypo-
gramme fonctionnent comme des embrayeurs non plus tant imaginaires que
rédactionnels.
En effet la trouvaille la plus productive est sans doute l’idée, spontanée sur
le premier jet, de séparer le système descriptif du ventre en deux phrases diffé-
rentes. Idée à l’origine toute stratégique (il s’agit de réintroduire le détail du
soleil sans allonger la phrase), qui va avoir des conséquences sur la formation
du texte.
Les corrections de la vermine montrent bien que cette structure phrastique
est plus importante que les détails mêmes qu’elle contient. Flaubert en garde le
modèle, déplaçant une nouvelle fois l’adverbe « dessus » en respectant l’image
du brouillon précédent (« grouillait dessus »), inversant verbe et sujet ; la con-
caténation des deux phrases est assurée par un pronom anaphorique : « tant
grouillait dessus la vermine. Elle remuait ». Décidément, le dessus est toujours
saturé, et donc problématique ; comme il se doit, la phrase concernant le soleil
est biffée. Laissons-la de côté pour l’instant, nous la retrouverons bientôt. La
description de la vermine est amplifiée grâce au terme « mouvement » (septiè-
me strophe du poème) et à deux adjectifs, « rapide et continu » (ou « rapide et
infini »), qui semblent paraphraser l’adjectif baudelairien, « rythmique », voire
le mouvement général du corps, déjà exploité (strophe 6). Pourtant Flaubert ne
s’y attarde pas (comme le montrent les points de suspension) ; il paraît plutôt
pressé d’établir les liens qui le préoccupent depuis le premier brouillon.
L’ajout du verbe « exhalait » en témoigne, puisqu’il permet d’associer cette
proposition à la séquence, toujours nominale, qui concerne l’odeur. Cette nou-
velle dérivation intertextuelle (la seconde strophe du poème contient un
62 GENESES FLAUBERTIENNES

sémème identique : « son ventre plein d’exhalaisons ») est en fait un simple


connecteur que Flaubert utilise, quasi librement, pour tenter de résoudre ses
propres difficultés rédactionnelles.
En parallèle cependant réapparaît, dans la marge, le système descriptif du
soleil. D’un point de vue structural, cette transformation concurrence l’élabo-
ration du mouvement de la vermine. Elle est en effet construite selon le même
schéma syntaxique, comme l’indique la répétition de la préposition « dans » :
Elle remuait dans un mouvement rapide et infini
dans la chaleur du soleil ;
ces tâtonnements sont autant d’alternatives à trancher par la suite. De toute
façon, le terme « chaleur » pose problème, quoiqu’il réitère l’idée du folio
précédent (« chauffée par le soleil ») ; il rime en effet avec « odeur », répété
dans le texte42. Pour éviter l’assonance Flaubert rétablit la construction syn-
taxique antérieure, tout en conservant le trait sémantique de la force (cf.
« tapait dessus », premier jet) : « frappée par le soleil ». Dès lors, l’expansion
du mouvement est abandonnée. À cette nouvelle proposition est en effet juxta-
posée la séquence nominale contenant la notation auditive, sous forme de
complément de lieu. Tandis que le détail des insectes est éliminé43, celui des
mouches est réintégré, circulant, à rebours, des yeux au ventre : « au bourdon-
nemt des mouches ». Comme souvent dans les brouillons de ce passage, une
solution retenue par Flaubert est évacuée au profit d’une option qui finalement
réintègre le modèle baudelairien.
Mais on ne soulignera jamais assez combien les variations locales in-
fluencent la dynamique transformationnelle de l’ensemble du texte44. En effet

42. Bien entendu, une assonance en cache souvent une autre. Cette répétition du
son eur est sans doute à l’origine de la biffure de la séquence concernant la pause de
Bouvard et Pécuchet, après la description. Sur le premier brouillon (f° 118 v°), l’« hor-
reur » est transformée en « hideur » (l’odeur étant « horrible »), qui rime avec
l’« odeur » et les « pleurs » de Bouvard ; après quelques hésitations, toute la phrase est
supprimée sur le quatrième brouillon (f° 119).
43. Cet hyperonyme était somme toute problématique d’un point de vue repré-
sentatif : les mouches exceptées, quels insectes auraient pu être susceptibles à la fois de
bourdonner et d’être attirés par un cadavre en décomposition ?
44. Autres transformations qui montrent bien que la rédaction progresse par à-
coups interactifs : Flaubert juxtapose à cette nouvelle séquence le participe « exha-
lant », qui servait de connecteur entre mouvement et odeur (la notation olfactive est
donc maintenue dans la même phrase, quoique différemment). Par ailleurs, il introduit
un syntagme très flaubertien, « de place en place », qu’il n’élabore pas, du fait même
sans doute que le terme « place » est présent dans la première partie de la description,
le « reste du corps » y étant modifié en « à la place du ventre c’etait » (qui accentue
l’isotopie de la dégradation). Après avoir joué son rôle de connecteur, le verbe exhaler
disparaît, Flaubert insérant simplement la préposition « dans » (désormais disponible
La charogne de Bouvard et Pécuchet 63

le trou que le départ des mouches laisse dans les yeux est comblé en interligne
par l’ajout de « larves », détail d’autant plus prévisible qu’il est présent non
seulement dans la cinquième strophe du poème, mais surtout dans le creux du
ventre. Pourtant Flaubert laisse une fois encore la séquence en suspens, sans
doute parce que « yeux » et « queue » riment. Choisissant de maintenir l’inci-
pit, il rature donc le système descriptif des yeux (et les « pleurs » de Bouvard
retrouvent leur disposition initiale : « des pleurs lui vinrent aux yeux » ; rien
ne se perd, tout se recrée). Enfin, la préposition permettant d’introduire le
nouveau complément de lieu est transformée, « au » devenant « sous le ».
Flaubert évite ainsi le problème de « dessus », qui, tout intertextuel qu’il était,
avait jusqu’alors fait obstacle à la rédaction du ventre. L’image est la même
dans les deux textes, quoique les constructions phrastiques s’opposent, la
version de Baudelaire constituant le filigrane symétrique de celle de Flaubert,
qui ne variera plus : « les mouches bourdonnaient sur » vs « sous le bourdon-
nemt des mouches ».
L’intertexte de la charogne, qu’une poétique des textes achevés définirait
ici comme aléatoire, s’avère en fait obligatoire dès lors qu’il est considéré d’un
point de vue génétique. Après avoir fonctionné comme support décisif autori-
sant l’embrayage et surtout la catalyse du récit dans les scénarios, le texte de
Baudelaire s’inscrit dans l’esquisse comme un hypogramme qui, tout en
n’offrant pas de structure générique (Flaubert n’écrit pas de poème), propose
néanmoins un modèle diégétique et, partant, impose à la scène sa structuration
narrative. Les phénomènes de dérivation qui s’en emparent, dans les brouil-
lons, permettent de préciser les règles de ce type particulier d’intertextualité
paragrammatique. Dérivations sémantiques, qui fusionnent des sémèmes
disséminés dans l’hypogramme (« plaie mouvante ») ou au contraire les
dissocient (« horrible infection ») ; dérivations lexicales, qui participent de la
paraphrase (« on eût dit » o « semblait » ; « bourdonnaient » o « bourdonne-
ment ») ; dérivations syntaxiques, qui lient des détails distincts dans le poème
(tels le soleil et la vermine).
Toutefois, dans la réalité mouvante des brouillons, la distinction entre ces
trois dimensions apparaît incertaine, voire artificielle, car les transformations
affectent tous les niveaux du texte simultanément, à la fois dans la micro-
structure de ses éléments et dans sa macrostructure scénique (la modification
du détail des mouches et l’élaboration du système descriptif atmosphérique
sont à cet égard exemplaires). De plus, il s’agit plutôt pour Flaubert de réécrire
sa propre charogne, en empruntant de nombreux éléments à Baudelaire, de
façon d’ailleurs hétérogène et anarchique (certains passages sont cependant

puisqu’elle n’est plus utilisée pour le système descriptif du mouvement ou pour celui
du soleil !).
64 GENESES FLAUBERTIENNES

privilégiés, telles les strophes 1, 3, 5, 6 et 7), mais pas nécessairement contre


Baudelaire. Il est vrai que beaucoup de détails extraits du poème sont gommés
au cours de la rédaction, mais il faut toujours en considérer la dynamique,
pour ne pas en fausser l’origine. Le « sentier », qui localise le cadavre, subit la
chasse aux assonances ; les « larves » disparaissent quand la description des
« yeux » est éliminée. Par ailleurs, si Flaubert avait voulu à toute force « éviter
Baudelaire », comme il se le proposait dès les scénarios, il aurait tenté de
maintenir ses propres détails. Ce n’est pourtant pas le cas : certaines
trouvailles flaubertiennes ne sont pas retenues (telle la localisation du mur, qui
subit également la chasse aux assonances, tout comme les systèmes descriptifs
des yeux et de la queue, se concurrençant l’un l’autre) et, plus encore, sont
modifiés selon un parcours qui souvent réintègre le modèle baudelairien,
même à un stade avancé de la rédaction (voir par exemple le verbe « s’agi-
tait », qui remplace sur le troisième brouillon – f° 118 – le verbe « remuait »,
dérivation pronominale et défigurative du verbe agiter, septième strophe ; ou
même, sur la copie autographe, la réapparition du verbe « serons », dans le
discours de Pécuchet, qui réinsère le verbe de la dixième strophe ; Flaubert
l’avait pourtant paraphrasé auparavant en « deviendrons »).
La dérivation de l’hypogramme ne relève donc pas d’une tension entre
rejeter ou intégrer. Elle ne représente pas non plus un phénomène secondaire,
ou surajouté, qui aurait simplement à charge d’éloigner le texte du texte d’ori-
gine ; au contraire45. Le texte se modèle sur son hypogramme sans en être
l’exacte réduplication, car les processus paragrammatiques imposent plutôt
une interaction, dynamique, entre les dérivations proprement intratextuelles
(avant-textuelles) et les dérivations intertextuelles. Par là même, une poétique
génétique envisageant l’intertextualité comme procès scriptural (décelable
dans les manuscrits) et non comme l’effet de transpositions (souvent indécela-
ble dans les textes imprimés) permet de révéler non seulement comment un
auteur s’inspire d’un corpus littéraire contemporain ou antérieur à lui, mais
surtout comment, se l’appropriant avec plus ou moins de précautions, il le
transforme, dans et par l’écriture, en un texte autre, le re-produisant sans pour
autant le reproduire.

45. Dans une perspective génétique, les principes de transposition que sont, selon
Genette, la prosification voire la transtylisation (Palimpsestes, op. cit., p. 257) sem-
blent donc plutôt des effets d’intertexte que des fonctions hypertextuelles (mais il est
vrai que dans sa typologie Genette ne considère que les cas, plus restreints, de textes
dont le projet global et originaire repose sur une telle finalité – du poème en vers au
poème en prose par exemple).
3. Salammbô dévoilée

Bien entendu, l’intertextualité peut être présente en filigrane dans un passa-


ge sans pour autant être dotée d’une telle fonction génératrice, en particulier
quand il s’agit d’un intertexte documentaire, pour lequel l’impulsion initiale
est souvent question chez Flaubert de support de l’imaginaire, n’entrant
apparemment en jeu que de manière latérale, pour ainsi dire. Nous allons en
voir un exemple à propos de la genèse du portrait de Salammbô, inséré dans la
scène de la troisième rencontre du personnage avec Mâtho, décisive à de
nombreux égards1. Elle ne s’effectue que lentement dans le récit, dont le mou-
vement est marqué d’étapes progressives : arrivée de Salammbô au camp ;
arrivée de Mâtho, sur lequel est focalisé un bref portrait de la jeune femme en
fantôme méconnaissable2 ; dévoilement de Salammbô alors qu’elle réclame le
zaïmph ; second portrait de Salammbô maintenant visible, de nouveau focalisé
sur Mâtho subjugué3 ; désir de Mâtho, dialogue, abandon de Salammbô et bai-
sade allusive ; délire de Mâtho enivré d’amour, vol du zaïmph par Salammbô
durant le sommeil de Mâtho et enfin fuite. Au-delà de la traditionnelle suite

1. Salammbô (éd. Gisèle Séginger), Paris, Flammarion, coll. « GF », 1112, édition


avec dossier, 2001 ; toutes les références renvoient à cette édition ; dans les citations,
les passages soulignés le sont par moi.
2. « Du haut de la terrasse, il considérait cette forme vague se dressant comme un
fantôme dans les pénombres du soir » (p. 262).
3. Claudine Gothot-Mersch a souligné la fréquence de l’association portrait-
focalisation chez Flaubert dès Madame Bovary ; voir « La description des visages dans
Madame Bovary », Littérature, 15, 1974, en particulier pages p. 24-25.
66 GENESES FLAUBERTIENNES

d’actions constituant le programme narratif de la quête (et sa conclusion sous


forme de réussite) c’est, on le voit, le regard qui prédomine au début de la scè-
ne, aboutissant pour Mâtho agi à une perte de conscience où seule la vision est
possible, le portrait se substituant littéralement au discours injonctif et impé-
rieux de Salammbô :
Elle se sentait comme appuyée sur la force des Dieux ; et, le regardant face
à face, elle lui demanda le zaïmph ; elle le réclamait en paroles abondantes et
superbes.
Mâtho n’entendait pas ; il la contemplait, et les vêtements, pour lui, se con-
fondaient avec le corps. La moire des étoffes était, comme la splendeur de sa
peau, quelque chose de spécial et n’appartenant qu’à elle. Ses yeux, ses dia-
mants étincelaient ; le poli de ses ongles continuait la finesse des pierres qui
chargeaient ses doigts ; les deux agrafes de sa tunique, soulevant un peu ses
seins, les rapprochaient l’un de l’autre, et il se perdait par la pensée dans leur
étroit intervalle, où descendait un fil tenant une plaque d’émeraudes, que l’on
apercevait plus bas sous la gaze violette. Elle avait pour pendants d’oreilles
deux petites balances de saphir supportant une perle creuse, pleine d’un parfum
liquide. Par les trous de la perle, de moment en moment, une gouttelette qui
tombait mouillait son épaule nue. Mâtho la regardait tomber.
Une curiosité indomptable l’entraîna ; et, comme un enfant qui porte la
main sur un fruit inconnu, tout en tremblant, du bout de son doigt, il la toucha
légèrement sur le haut de sa poitrine ; la chair un peu froide céda avec une
résistance élastique. (p. 303-304)
Moment stratégique signifiant une émotion intense qui ne se dit pas ou qui
demeure indicible (Mâtho est littéralement sans voix et ses sensations sont
absentes du texte)4, qui n’est pas encore sexuelle (Mâtho est alors « comme un
enfant » ; seul un contact léger – le toucher – entraînera bientôt l’irruption du
désir) et où la sensualité même paraît évitée (la notation des « seins » et de leur
« étroit intervalle » cède vite le pas à une autre perte de Mâtho, « il se perdait
par la pensée » et à la description du bijou ; quant à l’« épaule nue », elle n’est
effleurée que pour permettre de décrire le parfum tombant de la perle). Le
monde entier semble avoir disparu dans une durée indéterminée, en un point
d’orgue qu’exprime l’itération interne à la clausule de la description (« de
moment en moment ») où tout, l’attention de Mâtho, du texte et du lecteur, se
concentre soudain sur la beauté, la finesse (« petites balances », « gouttelet-
te ») et la richesse (« saphir », « perle ») du détail, avec un brusque passage du
pluriel au singulier (« Elle avait pour pendants d’oreilles deux petites ba-
lances » / « par les trous de la perle, […] une gouttelette », « la regardait »),
condensation qui permet ensuite un retour sur Mâtho avec une concaténation

4. Ce phénomène est peut-être l’un des avatars des problèmes rencontrés par Flau-
bert lors de la conception du roman : « Ce qui m’embête à trouver dans mon roman,
c’est l’élément psychologique, à savoir la façon de sentir », lettre à Ernest Feydeau, fin
juin ou début juillet 1857, Correspondance, op. cit., tome II, p. 741 (voir aussi p. 709).
Salammbô dévoilée 67

anaphorique et une répétition de la focalisation, qui enferme ainsi littéralement


le portrait à ses deux bornes (« Mâtho la regardait tomber »)5.
Salammbô est enfin visible, mais Flaubert n’en détaille pas tous les attri-
buts ; les parties du corps mentionnées sont, dans l’ordre et suivant le regard
de Mâtho, la « peau », les « yeux », les « ongles », les « doigts », les « seins »,
les « oreilles », une « épaule ». Que l’on ne s’y trompe pas cependant ; le
portrait est très peu visuel en ce qui concerne le personnage même. D’une part,
à chacun de ces détails est associé un prédicat fort vague ou un simple cliché :
« la splendeur de sa peau », « ses yeux […] étincelaient », « le poli de ses
ongles ». D’autre part, une fois mentionnée, la partie du corps s’efface le plus
souvent au profit du détail du vêtement ou des pierreries6 : la peau conduit aux
« étoffes », les doigts sont cachés par l’abondance des bijoux (« la finesse des
pierres qui chargeaient ses doigts »), les seins sont l’objet de l’action des
« agrafes de sa tunique » et leur intervalle, « étroit », aboutit rapidement à la
« plaque d’émeraudes » ; les oreilles ne sont notées que pour décrire les « pen-
dants » qu’elles portent et l’épaule, quoique « nue », on l’a vu, est oubliée au
profit de la gouttelette qui la mouille. Malgré toutes les apparences, Salammbô
reste quasi invisible. On retrouve un processus que l’on a souvent noté à
propos du roman7, qui a parfois été reproché à Flaubert8, mais dont la Corres-
pondance montre qu’il avait bien conscience9. C’est un effet de confusion,
reflétant peut-être ici la confusion du personnage contemplatif hypnotisé

5. Du reste, Flaubert n’a pas évité ici les répétitions : « une perle creuse » / « par les
trous de la perle », « tombait » / « tomber ».
6. Effet accentué par la construction grammaticale des séquences, qui relègue tou-
jours la partie du corps en position secondaire (les yeux exceptés) : « de sa peau », « de
ses ongles », « qui chargeaient ses doigts », « soulevant un peu ses seins », « dans leur
étroit intervalle », « pendants d’oreilles », « mouillait son épaule nue ».
7. « il devient littéralement impossible de dire où s’arrête le corps féminin et où
commence le vêtement ; tout se passe comme si ses atours lui collaient à la peau »,
Naomi Schor, « Salammbô enchaînée, ou femme et ville dans Salammbô », Flaubert, la
femme, la ville (Paris, PUF, 1983, p. 93).
8. « il y a une grande fatigue dans ces éternelles descriptions, dans ces signale-
ments, bouton à bouton, des personnages, dans ce dessin miniaturisé de chaque costu-
me. La grandeur des groupes disparaît par là. Les effets deviennent menus et concentrés
sur un point ; les robes marchent sur les visages, les paysages sur les sentiments »,
Edmond et Jules de Goncourt, Journal, 6 mai 1861 (éd. Robert Ricatte), Monaco,
Imprimerie Nationale de Monaco, tome IV, 1956, p. 190. Plus près de nous, voir
Jacques Heuzey : « Malgré, ou peut-être à cause de sa minutie analytique, la description
reste confuse, sans vue d’ensemble ni raccourci évocateur » (« Le costume de Salamm-
bô », Bulletin des Amis de Flaubert, 2, 1951, p. 13).
9. Comme il le dit à propos du premier portrait de Salammbô inséré dans le premier
chapitre : « j’ai introduit ma petite femme au milieu des soldats. À force de lui fourrer
sur le corps des pierres précieuses et de la pourpre, on ne la voit plus du tout », lettre à
Louis Bouilhet, 8 octobre 1857 (Correspondance, op. cit., tome II, p. 769).
68 GENESES FLAUBERTIENNES

(comme le suggère le texte : « les vêtements, pour lui, se confondaient avec le


corps »), qui explique pourquoi on ne peut totaliser ou synthétiser une image
du personnage : le corps de Salammbô dévoilée demeure quand même voilé.
Quoi qu’il en soit, cette description ne pose ici aucun problème contextuel : la
signifiance du portrait, qui consiste à connoter l’émotion sans la dire, fonction-
ne simultanément par synecdoque (le détail cache l’ensemble) et métonymie
(le détail est comme une partie du corps).

Du contexte au macrocontexte
Limiter la problématique du portrait à un fonctionnement métonymique ou
synecdochique, et surtout à son contexte immédiat, revient cependant à fausser
les données du texte de Salammbô, qui apparaît autrement complexe quand on
tente d’en démêler les fibres sur une plus grande échelle, comme il se doit ici.
On sait en effet que la description n’est pas une unité textuelle close, et que
chez Flaubert elle échappe souvent à ses bornes narratives, l’image de l’objet,
de l’intérieur, du paysage ou du personnage ne se reconstituant que progressi-
vement, au gré des réapparitions dans le récit des éléments qui le décrivent
ainsi que des divers foyers de focalisation10. C’est le cas pour notre descrip-
tion, mais ce phénomène de récurrence est alors tout à fait problématique du
point de vue des modes de représentation et de la construction imaginaire du
personnage. En effet, le portrait est d’abord à mettre en rapport avec un autre
portrait de Salammbô, apparu au chapitre précédent (« Le Serpent »), lors des
préparatifs pour le départ vers le camp des Barbares. Variation ou habileté
textuelle, ce premier portrait a principalement la forme d’une description
homérique suivant le savoir-faire de Taanach, description narrative où « la liste
est entièrement neutralisée et naturalisée par l’utilisation d’un schéma
narratif »11. De plus, elle n’est pas homogène puisqu’elle est constituée de
plusieurs fragments successifs qui construisent progressivement l’apparence de

10. Pour Claudine Gothot-Mersch, ce processus est à relier à la modernité de


Flaubert : « tous les traits sont livrés par petits groupes, et pour chacun des personnages
séparément : à nous de faire les rapprochements. Cet appel au lecteur pour qu’il
contribue à la production du sens c’est, on le sait, un des aspects de la modernité de
Flaubert », « Portraits en antithèse dans les récits de Flaubert », Essais sur Flaubert. En
l’honneur de Don Louis Demorest (éd. Charles Carlut), Paris, Nizet, 1979, p. 307.
11. Philippe Hamon, Du descriptif, op. cit., p. 190. Rappelons que Lessing vante la
description homérique car elle permet d’éviter le simple catalogue et « l’ennuyeuse
description » (voir Gotthold Ephraïm Lessing, Laocoon [1766], Paris, Herman, coll.
« Miroirs de l’Art », 1964, en particulier pages 111-116).
Salammbô dévoilée 69

Salammbô après son enlacement avec le serpent12. Un premier segment racon-


te le maquillage, que le texte ne mentionnera plus par la suite :
Taanach revint près d’elle ; et quand elle eut disposé deux candélabres dont
les lumières brûlaient dans des boules de cristal pleines d’eau, elle teignit de
lausonia l’intérieur de ses mains, passa du vermillon sur ses joues, de l’anti-
moine au bord de ses paupières, et allongea ses sourcils avec un mélange de
gomme, de musc, d’ébène et de pattes de mouches écrasées » (p. 255) ;
une page plus loin, un second segment décrit le costume proprement dit, tou-
jours sur un mode homérique (costume qui réapparaîtra pour sa part sous la
tente) :
Sur une première tunique, mince, et de couleur vineuse, elle en passa une
seconde, brodée en plumes d’oiseaux. Des écailles d’or se collaient à ses han-
ches, et de cette large ceinture descendaient les flots de ses caleçons bleus,
étoilés d’argent. Ensuite Taanach lui emmancha une grande robe, faite avec la
toile du pays des Sères, blanche et bariolée de lignes vertes. Elle attacha au
bord de son épaule un carré de pourpre, appesanti dans le bas par des grains de
sandastrum ; et par-dessus tous ces vêtements, elle posa un manteau noir à
queue traînante (p. 256) ;
le troisième segment est focalisé sur Salammbô elle-même, par l’intermédiaire
d’un objet stratégique, « un miroir de cuivre si large et si haut qu’elle s’y aper-
çut tout entière » (ibid.)13 :
Ils [ses cheveux] étaient couverts de poudre d’or, crépus sur le front, et par-
derrière ils pendaient dans le dos, en longues torsades que terminaient des
perles. Les clartés des candélabres avivaient le fard de ses joues, l’or de ses
vêtements, la blancheur de sa peau ; elle avait autour de la taille, sur les bras,
sur les mains et aux doigts des pieds, une telle abondance de pierreries que le
miroir, comme un soleil, lui renvoyait des rayons ; – et Salammbô, debout à
côté de Taanach, se penchant pour la voir, souriait dans cet éblouissement
(ibid.) ;
inauguré par les cheveux, et introduisant les détails des bijoux ou des matières
précieuses (on notera par exemple la répétition de l’or), il opère une seule
synthèse, celle de l’« éblouissement » qui légitime, à l’avance, l’éblouissement

12. En revanche, une séquence introductive, syncrétique, en souligne l’homogénéité


sémantique ; d’emblée, le portrait doit être placé sous le signe de l’exotisme, ce qui
justifie le choix des détails : « Salammbô lui avait ordonné de la rendre magnifique ; et
elle l’accommodait dans un goût barbare, plein à la fois de recherche et d’ingénuité »
(p. 255-256).
13. Flaubert a déjà utilisé dans Madame Bovary le stratagème du miroir, grâce au-
quel le personnage peut se voir lui-même (son portrait est donc cette fois limité par son
propre point de vue) : « Mais, en s’apercevant dans la glace, elle s’étonna de son visa-
ge. Jamais elle n’avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d’une telle profondeur. Quelque
chose de subtil épandu sur sa personne la transfigurait », Madame Bovary (éd. Claudine
Gothot-Mersch), Paris, Classiques Garnier, 1971, p. 167.
70 GENESES FLAUBERTIENNES

de Mâtho (le but de ces préparatifs étant lié à une entreprise de séduction ; le
miroir est d’ailleurs « comme un soleil » : Moloch n’est pas loin). Enfin, une
dernière séquence narrative, construite sur un rythme ternaire au passé simple,
vient compléter le costume : « Elle piqua vivement sur ses cheveux un long
voile jaune, se passa une écharpe autour du cou, enfonça ses pieds dans des
bottines de cuir bleu » (p. 256-257).
Quand on juxtapose ces divers éléments avec ceux que contient notre
description sous la tente, on n’a de cesse d’être surpris. Car si les « pierreries »
et la « tunique » sont bien communes aux deux textes (en revanche, le rappel
de la couleur de la tunique est approximatif : d’un côté elle est « vineuse »,
d’un autre côté elle est « violette »), on voit que les deux portraits se corres-
pondent fort peu, si bien qu’ils semblent au premier abord ne pas être
superposables. À y regarder de plus près, on constate qu’ils entretiennent en
fait un rapport tout à fait problématique. Salammbô disparaissant progressive-
ment, à la fin du dixième chapitre, sous plusieurs couches de vêtements
(« première tunique », « une seconde », puis « une grande robe », puis « un
carré de pourpre », et enfin « un manteau noir »), comment est-il possible que
Mâtho aperçoive « les deux agrafes de sa tunique », la « plaque d’émeraudes
[…] sous la gaze violette », et même l’« épaule nue » ? Son regard ébloui
aurait-il soudain la capacité de transpercer un costume que Salammbô n’a
pourtant pas laissé tomber ?
Mais il y a plus troublant encore, car le chapitre « Sous la tente » réitère çà
et là, par bribes, le costume du personnage ; or ces diverses occurrences ne ré-
solvent rien, au contraire.
Notons tout d’abord le détail de l’« amulette » que Salammbô pendant son
voyage porte « sur son cœur » (p. 261) ; est-ce une anticipation, transformée,
de la « plaque d’émeraudes » que verra Mâtho ? rien ne permet de le dire,
quoique les localisations, « sur son cœur » pour l’une ou « plus bas » que l’in-
tervalle des seins pour l’autre, permettent d’en douter (j’y reviendrai).
Autre détail problématique, celui de la « grande robe […], blanche et
bariolée de lignes vertes » (p. 256) ; Salammbô semble curieusement la
conserver sur elle lors de la baisade (« Au frôlement de sa robe, Mâtho entrou-
vrit les yeux », p. 270) mais apparemment Mâtho ne la voit pas ici (dans le
portrait, elle disparaît au profit de la « gaze violette » de la première tunique).
Elle participe d’un système de voilage sur lequel je m’attarderai au chapitre
suivant ; on apprendra qu’elle est longue, comme l’indique cette séquence re-
présentant le départ de Salammbô après sa sortie de la tente : « Elle prit avec
ses dents le bas de sa robe qui la gênait, et, en trois bonds, elle se trouva sur la
plate-forme » (p. 273).
Il en va de même pour le « carré de pourpre » de la description homérique
(p. 256). L’image que Flaubert a en tête, mais que le texte ne donne jamais de
Salammbô dévoilée 71

façon claire, est bien celle d’une couverture supplémentaire. La seule séquence
où il est directement mentionné le décrit comme attaché « au bord de son
épaule » et « appesanti dans le bas par des grains de sandastrum ». Or s’il est
dit, après la baisade, que Giscon a été capable de deviner « une Carthaginoise,
aux petites boules de sandastrum qui battaient contre ses cothurnes » (p. 271),
sans doute fallait-il que le carré de pourpre fût présent sous la tente, et plus
encore qu’il couvrît le corps jusqu’aux pieds. Que penser alors de l’épaule
« nue » ? Remarquons également que le détail des « cothurnes », variation
exotique des « bottines » du dixième chapitre (par trop bourgeoises sans
doute), pose un autre problème, car juste après la baisade Mâtho « baisa tous
les doigts de ses mains, ses bras, ses pieds » (p. 268), mais quelques paragra-
phes plus loin « il balaya la poussière de ses cothurnes » (p. 269).
On sait enfin que Salammbô a conservé son manteau avant d’arriver sous
la tente (« une longue flèche vint percer le bas de son manteau », p. 262), mais
qu’elle le retire à un moment indéterminé, ou en tout cas absent du récit, car
avant de quitter la tente elle « ramassa vivement […] son manteau » (p. 272)
qu’elle ouvrira à la fin du chapitre, devant Hamilcar, pour exhiber le zaïmph
(« elle ouvrit son large manteau, et, en écartant les bras, elle déploya le
zaïmph », p. 275).
Le texte forme un puzzle dont les pièces ne peuvent se correspondre, si
bien que le principe de complétion ou de complétude qui régit dans d’autres
contextes les récurrences des portraits14 est ici désactivé ; les détails se dissé-
minent et ne se recoupent pas, révélant une évidente incompatibilité représen-
tative (qui, phénomène troublant, n’est pourtant pas immédiatement visible
lors d’une lecture purement contextuelle). D’un côté, le récit et la description
élaborent une thématique du voile et surtout du voilage, ce qui n’est certes pas
étonnant dans un chapitre où le voile de la déesse est l’enjeu principal ; mais
d’un autre côté, perte de virginité oblige, la thématique du dévoilement se
multiplie progressivement, construisant une dialectique contradictoire, davan-
tage complexifiée par toute une série de relations métonymiques s’établissant
entre les voiles de Salammbô et le voile sacré15, entre Salammbô et Tanit ; rap-
pelons de plus que pendant la baisade le zaïmph tombe, enveloppe Salammbô
et vient voiler la rencontre sexuelle16.

14. Je ne veux pas dire par là qu’il s’agit d’une finalité (pour l’auteur) mais bien
d’un effet (que construit le texte) ; dans l’optique de Flaubert, la variation est le plus
souvent fonction des variations de points de vue.
15. Qui, çà et là dans le récit, est qualifié de « voile », de « vêtement », mais aussi
de « manteau » ; je reviendrai sur cette problématique du voile au chapitre suivant.
16. « Le zaïmph tomba, l’enveloppait ; elle aperçut la figure de Mâtho se courbant
sur sa poitrine » (p. 268).
72 GENESES FLAUBERTIENNES

Scénarios et esquisses : transferts et actualisation du portrait


On s’en serait douté, étudier la genèse du portrait sous la tente ne va pas
consister, pour nous, à éclairer l’obscurité du texte ou à lever les ambiguïtés,
voire les agrammaticalités de son rapport avec le macrocontexte (on verra que
si les manuscrits permettent de résoudre certains problèmes, parallèlement ils
en soulèvent d’autres). On s’attachera surtout ici à la manière dont Flaubert a
obtenu le portrait ainsi qu’aux questions que ses modes de production posent
pour et à la poétique génétique. Comme d’habitude dans la genèse du texte
flaubertien, il convient d’établir une distinction préalable entre scénarios et
brouillons17 et de dissocier, suivant des strates et des processus d’écriture di-
vers, scénarios d’ensemble (sur lesquels germe la totalité du récit du roman),
scénarios partiels (où Flaubert élabore le récit de manière plus ponctuelle,
l’amplitude narrative ne couvrant qu’un ou plusieurs chapitres)18 et enfin
scénarios ponctuels (ils sont disséminés dans les volumes des brouillons ; par
souci de distinction, je nomme comme d’habitude les derniers de ces scénarios
ponctuels esquisses, quand s’y ébauche la rédaction proprement dite). Ce
parcours génétique peut être synthétisé sous forme de tableau (voir ci-contre).
Malgré son apparente complexité, il révèle que pour une fois Flaubert a peu
peiné pour rédiger, ou en tout cas peu longtemps (car certains des brouillons
sont très corrigés, on va le voir) ; deux scénarios ponctuels (ou esquisses, le
passé fictionnel s’y mêlant souvent au présent scénarique) sont suivis de trois
strates de brouillons (dont l’un se dédouble, ce qui explique la case vide sous
le folio 220).
Le premier problème théorique que pose la genèse de notre passage concer-
ne son actualisation. En effet, il ne germe ni sur les scénarios d’ensemble ni
sur les scénarios partiels, qui esquissent pourtant la rencontre de Salammbô et
Mâtho, et plus précisément leur baisade. Voici par exemple deux extraits des
scénarios d’ensemble, anciens dans la genèse du roman, Salammbô s’y
nommant encore Hanna : « Hanna au Camp. – baisade sous le manteau »
(23662 f° 238), « Hanna au Camp. baisade sous le peplos » (23662 f° 182).
Raymonde Debray Genette a suggéré, à propos des scénarios de Madame
Bovary, « d’envisager une sorte de rhétorique de l’amplification argumentative

17. Les manuscrits de Salammbô sont conservés au Département des manuscrits de


la Bibliothèque nationale de France, sous la cote Nouvelles Acquisitions Françaises
(N.A.F.), volumes 23656-23662.
18. Il faut noter à cet égard que si les scénarios de Salammbô ressemblent à ceux de
Madame Bovary, la pratique flaubertienne a changé dès L’Éducation sentimentale, où
les scénarios obéissent à des limites narratives plus tranchées : sur les scénarios partiels,
Flaubert travaille le récit chapitre par chapitre (voir mon Flaubert topographe, op. cit.,
p. 25-30).
Salammbô dévoilée 73

Parcours génétique :

scénarique »19. Cette remarque, quoique relative aux seuls scénarios d’ensem-
ble de Madame Bovary, est en fait applicable à tous les scénarios de tous les
textes de Flaubert, puisque le récit flaubertien progresse à l’origine par expan-
sion ; il faudrait alors tenter d’en définir des règles plus spécifiques. On peut
penser ici qu’au stade du scénario d’ensemble, où le récit prend souvent la
forme d’un résumé (prospectif)20, le plus important pour Flaubert est de noter

19. « La poétique flaubertienne dans les Plans et Scénarios de Madame Bovary »,


Genesis, 13, 1999, p. 54.
20. Voir Jacques Neefs, « Flaubert et la mimesis scénarique », Flaubert et la théo-
rie littéraire (éd. Tanguy Logé et Marie-France Renard), Bruxelles, Publications des
Facultés Universitaires Saint-Louis, 2005, p. 101.
74 GENESES FLAUBERTIENNES

les grandes articulations narratives ou les moments cruciaux de l’action (telle


la baisade décisive), sans pour autant les détailler. L’avant-texte se situe
cependant dans un entre-deux ambigu, car si d’un côté il participe de l’ellipse
et donc du vague (« au camp », « baisade »), il s’articule néanmoins simultané-
ment sur certains points nodaux : l’association initiale du « manteau » de Tanit
à l’acte sexuel est bien de l’ordre du détail, de l’unité micro-textuelle, or elle
sera maintenue dans toutes les étapes de la rédaction jusqu’au texte définitif.
Cette hiérarchie dans l’actualisation des éléments du récit se confirme avec
les trois scénarios partiels, dont voici les extraits successifs :
23662 f° 188 :
Sallambô arrive au Camp. à cheval, voilée. près du retranchement. un archer en
sentinelle lui envoie une flèche. elle demande Math. il arrive. sorte d’effroi
devant ce fantome. il la mène à sa tente.
dialogue. [ un accident fait tomber le peplos ? ]
baisade sous le peplos.
rêves de Math.
23662 f° 190 :
Salambô arrive au Camp, voilée à cheval. – une sentinelle lui lance une flèche.
elle demande M. il arrive.
Sorte d’effroi. il la mène à sa tente ….. baisade sous le peplos. un accident le
fait tomber. Moloch Astarté.
Expansion de Mâtho –
23662 f° 201 :
Salammbô arrive au Camp, voilée à cheval. une sentinelle lui lance une flèche.
elle demande Mâtho. finir ici le ch. IX. il arrive.
effroi de Matho. il la mène à sa tente.
baisade sous le peplos – un accident le fait tomber – la chaînette d’or se casse,
frappe la tente comme les deux tronçons d’un serpent….. Moloch tu me
brules !” – convulsions – bras raidis qui le repoussent – effroi du mâle. Moloch
D Astarté. expansion de Mâtho.
Élaborant maintenant le mouvement du chapitre, Flaubert y fait germer
plusieurs détails (« une flèche », « la chaînette d’or se casse »), insère un sem-
blant de psychologie (« effroi » de Mâtho, « effroi du mâle » de Salammbô,
« expansion de Mâtho » après la baisade), trouve déjà le discours direct de
Salammbô, qui ne variera plus (« Moloch tu me brules »), et même prévoit un
programme discursif à développer (« dialogue ») ; en revanche il n’esquisse
l’apparence physique de Salammbô qu’avec de très brèves notations
(« voilée », « fantome ») et n’en prépare pas de description. Il est clair que ce
qui l’intéresse à ce stade, c’est l’organisation de la baisade même et non ses
préliminaires (comme en témoignent l’hiatus entre « il la mène à sa tente » et
« baisade » et surtout les points de suspension les séparant sur le second
Salammbô dévoilée 75

scénario partiel ; ils pourront être remplis plus tard)21. Le portrait, catalyse
essentielle de la scène dans la version publiée, puisqu’il y implique le désir de
Mâtho, apparaît donc, du point de vue d’une génétique scénarique, comme une
unité textuelle tout à fait secondaire.
Le passage des scénarios partiels au premier scénario ponctuel (les deux
scénarios-esquisses sont transcrits page suivante) ne révèle aucune solution de
continuité dans l’amplification narrative (ce qui est peu fréquent dans les ma-
nuscrits de Flaubert, où habituellement on peut suivre une à une les étapes de
l’expansion du texte ; voir en particulier ceux de L’Éducation sentimentale).
De toute évidence, Flaubert a longtemps ruminé avant d’en écrire le premier
jet, où le récit est bien plus élaboré déjà. On va cependant retrouver le phéno-
mène de hiérarchie relevé dans les premiers scénarios, cette fois pour le pro-
gramme descriptif lui-même.
Flaubert établit le mouvement de la scène, qu’il élabore en fonction d’une
progression, notant une amorce de description (« L’intérieur de la tente »), le
dévoilement de Salammbô (« elle se decouvre ») et surtout la position respec-
tive des personnages : Salammbô doit être active et Mâtho passif. Elle a « un
aplomb de reine » et « exigeait imperieusement » le zaïmph, tandis que Mâtho
éprouve une « sorte de peur » et la touche du bout du doigt « en tremblant, en
crevant de peur », cette dernière séquence étant suivie de la réaction de
Salammbô (au style indirect puis à l’indirect libre) : « Sal. etonnée naïvement
Que veut-il faire ? ». Mais le plus notable dans cet enchaînement narratif est
que l’amorce du portrait soit lisible dès le premier jet du texte : « Mâtho ne
l’écoutait pas. il la regardait. Ennivré ! eperdu… goutte de parfums tombant de
ses boucles d’oreilles », tandis que le geste de Mâtho est de la sorte justifié :
« Alors il se rapproche  pr voir si elle était réelle en tremblant de peur il
avance un doigt sur elle ». Il s’agit non seulement de faire encore allusion à la
divinité, mais surtout, en motivant le toucher de Mâtho, de bien indiquer que
son désir est postérieur au portrait qui germe et qui en est la source. C’est
ensuite seulement que « ce contact l’enflamme » et qu’« un desir furieux le
prend » ; auparavant subjugué par sa vision, il est « ennivré, eperdu » puis
(rythme ternaire oblige), « ennivré, eperdu, absorbé ». Le scénario suivant
l’accentuera du reste, en insistant sur le regard : « devenu tout œil  ne pensait
à rien de plus ». Il n’est donc pas étonnant dans un tel contexte que le fragment
du portrait soit déjà focalisé. Il sera même encadré par la vision dès le scénario
suivant (parallèlement à la trouvaille de l’itération interne, « de temps à autres

21. D’ailleurs, Flaubert ne mentionne dans ses lettres que la baisade quand il parle
du chapitre « Sous la tente » : « Que ne suis-je seulement à la fin de mon dixième cha-
pitre, qui sera celui où l’on f…..a » (lettre à Ernest Feydeau, 4 juillet 1860, Correspon-
dance, op. cit., tome III, p. 97 ; voir aussi pages 122 et 129).
76 GENESES FLAUBERTIENNES

23660 f° 183 (extrait)


scénario ponctuel (esquisse)

23660 f° 208 (extrait)


scénario ponctuel (esquisse)
Salammbô dévoilée 77

une goutte tombait sur son epaule » : durée de la contemplation et répétition du


mouvement de l’objet vont de pair) : « Mâtho regardait cela », à la clausule de
la description22. Notons de plus que Flaubert prévoit déjà un point d’orgue,
utilisant l’un de ses fameux silences, car l’arrêt descriptif est associé à la fin du
discours : « Elle avait fini de parler – long silence » (marge du f° 183).
L’effet de cristallisation (liquide) du désir que produira le détail de la perle
dans la version définitive (même s’il est situé à la clausule de la description, il
n’est pas trop fort de dire que l’ensemble du portrait y aboutit aux dépens de
Salammbô) est donc explicable par sa genèse : c’est la goutte qui est le nœud
génératif du portrait et non, bien entendu, la focalisation (dont Flaubert a rétro-
activement besoin pour justifier le futur portrait)23, même si, par ailleurs, le
regard est essentiel dans ce passage sur un plan thématique comme sur un plan
technique24. Mais cette apparition d’un détail qui oblitère complètement le
personnage (Salammbô regardée n’est pas visible, elle demeure reléguée en
position d’adjectif possessif : « ses boucles d’oreilles »), qui intervient avant
tous les autres, et dont la précision est somme toute assez rare au stade du
scénario ponctuel, pose plusieurs problèmes génétiques.
La précision prématurée du détail s’explique de deux manières complé-
mentaires, appartenant à des domaines (théoriques) différents. On peut penser
que Flaubert a en tête une image claire des boucles d’oreilles, que l’écriture ne
révèle cependant pas, car il l’a vu ailleurs (impression accentuée par la se-
conde esquisse, qui contient « elle avait pr pendants d’oreilles …..  de temps
à autres une goutte tombait sur son epaule » ; on voit bien là encore que les
points de suspension permettent l’économie temporaire des séquences pro-
prement dites). Cet ailleurs est d’abord intertextuel. Les boucles d’oreilles

22. Raymonde Debray Genette, qui se demande à propos des scénarios de Madame
Bovary « si une technique narrative originale peut apparaître dès le stade du scénario »,
note que « Flaubert sait tout de suite comment voir et faire voir » (« La poétique flau-
bertienne dans les Plans et Scénarios de Madame Bovary », art. cité, p. 55) ; on peut en
dire de même ici, quoiqu’il ne s’agisse pas de scénarios d’ensemble.
23. J’ai déjà analysé ces phénomènes génétiques de rétroaction pour la focalisation
des descriptions topographiques dans L’Éducation sentimentale, ainsi que leur rapport
avec la temporalité (voir La Production du descriptif, op. cit., p. 321-346).
24. La génétique n’a pas pour vocation première de bloquer les commentaires criti-
ques, certes, mais elle permet d’éviter certains abus, comme par exemple de croire que
le texte de Salammbô est produit à un important degré par le processus de focalisa-
tion (« the text is produced to a large degree by the focalizing device », David Danaher,
« Effacement of the Author and the Function of Sadism in Flaubert’s Salammbô »,
Symposium, XLVI, 1, Spring 1992, p. 4) ; s’il y a un domaine où seule la génétique a son
mot à dire, c’est bien celui des modes de production d’un texte.
78 GENESES FLAUBERTIENNES

viennent de la Bible25 et surtout d’une note de Cahen : au texte biblique,


minimal (« En ce jour-là le seigneur ôtera […] les boucles d’oreilles », Isaïe,
III, 19) est apposée cette explication : « Ce serait un pendant d’oreille ou du
cou, creux et renfermant des odeurs, peut-être des pierres de la forme d’une
goutte »26. Comme l’a remarqué Claudine Gothot-Mersch, « c’est le mot
“goutte” qui donne le branle »27, permettant, par l’intermédiaire du regard de
Mâtho et de la durée, de faire alors fuser le romanesque. Flaubert utilise les
détails du « creux » et des « odeurs » (que le texte n’actualise pas encore) et
surtout transforme l’hypotexte indétectable : délaissant la matière (« pierres » ;
il est vrai que depuis la fin du dixième chapitre, Salammbô est couverte de
pierreries), il est séduit par la forme de l’objet (« goutte ») mais, grâce à un
processus que j’ai qualifié, dans le chapitre précédent, de métonymie inter-
textuelle, il le déplace de la description du contenant (la forme d’une goutte) à
celle de son contenu (une goutte qui tombe). Problème plus ardu, cet ailleurs
est aussi intratextuel : la présence balbutiante du détail est le résultat d’un au-
tre transfert, que là non plus rien ne permet de détecter, sinon un examen plus
global des séquences représentant Salammbô dans les brouillons. En effet, à
l’origine la description des boucles intervient dans la description homérique du
chapitre précédent, où la perle creuse, qui laisse déjà tomber des gouttes de
parfum, est raturée28 : Flaubert réutilise une séquence descriptive qu’il n’a pu
ou plus voulu intégrer auparavant mais qu’il a gardée à l’esprit (ou sous ses
yeux).
Ces phénomènes se retrouvent sur la seconde esquisse, qui amplifie le por-
trait. Il semble donc que Flaubert l’ait déjà programmé et qu’il en diffère l’ac-
tualisation pour de simples raisons de commodité : ce qui est alors important,
c’est d’obtenir le mouvement de la scène et non un portrait dont certains
éléments ont été déterminés au préalable. En effet, la marge résume le sens de
la description (l’« eblouissement dans la tente » est clairement le corrélat de

25. Les « sources » de Salammbô ont été révélées par Fay et Coleman ; voir P. B.
Fay et A. Coleman, Sources and Structure of Flaubert’s Salammbô. Baltimore, The
Johns Hopkins Press, coll. « Elliot Monographs », 1914. Pour le rapport entre costume
et sources bibliques, voir aussi Nicole Guittaut Allegra, « Les “toilettes” de Salamm-
bô » (Micromégas, octobre-décembre 1962, p. 83-102).
26. Note de Cahen, tome IX, p. 13 (citée par Fay et Coleman, op. cit., p. 43).
27. « Notes sur l’invention dans Salammbô », Flaubert, l’autre. Pour Jean Bruneau
(éd. F. Lecercle et S. Messina), Lyon, P. U. de Lyon, 1989, p. 82-83.
28. Voir par exemple les folios 145 v° (où les boucles germent pour la première
fois : « boucles d’oreilles = une perle creuse qui distille un parfum lequel à travers un
treillis tombe sur ses epaules D les rafraichit ») et 172 v° (volume N.A.F. 23660). Ce
phénomène a déjà été indiqué par Claudine Gothot-Mersch, « Document et invention »,
Salammbô de Flaubert. Histoire, fiction (éd. Daniel Fauvel et Yvan Leclerc), Paris,
Honoré Champion, coll. « Romantisme et Modernités », 1999, p. 56.
Salammbô dévoilée 79

l’éblouissement antérieur, face au miroir ; notons que maintenant Mâtho tou-


che Salammbô « sur l’epaule », perpétuant l’effet de la goutte qui y tombe) et
de nouveaux détails marginaux apparaissent : « plaque de diamants sur le ven-
tre. Cothurne. Cheveux, noirs comme une nuit d’eté toute couverte d’etoiles »,
tandis que dans les ajouts interlinéaires Flaubert introduit une amorce de
perspective descriptive, le regard de Mâtho correspondant à la fois à une totali-
sation et à un mouvement de bas en haut (« ses yeux allaient du Cothurne »)29.
La description métaphorique des cheveux de Salammbô est extraite d’un
folio regroupant un ensemble de notes (et sans aucun doute d’un autre inter-
texte que je n’ai pu détecter) ainsi que de la description homérique anté-
rieure30 : « ses cheveux noirs semés de poudre d’or comme une nuit d’eté toute
couverte d’etoiles » (23662 f° 218). Elle relie de manière plus visible le per-
sonnage au zaïmph qui est, plus haut sur le même folio, « scintillant. comme
un nuage plein d’etoiles » ; au contraire, c’est ici que Flaubert décide de ré-
duire l’aspect littéral de la métonymie Salammbô-Tanit, car la séquence
« Tanit elle-même » est raturée31.
Le nouveau détail de la « plaque de diamants » subit le même processus de
double transfert que celui des boucles d’oreilles, puisqu’il provient à la fois de
la Bible et de la description homérique du dixième chapitre. Mais curieuse-
ment il faut regarder ce contexte antérieur pour mieux définir la transformation
de l’hypotexte : Flaubert y décrit « dans l’intervalle de ses seins un cordon por-
tant au bout un triangle de diamants qui cachait son ventre »32. Il utilise cette
fois des notes relatives au Cantique des cantiques (« mon bien aimé est pour
moi un sachet de myrrhe suspendu entre mes seins », I, 13) ; Cahen explique
que « les petites boîtes renfermant des odeurs font partie de l’ornement des

29. Il faut souligner la symétrie des séquences au stade de l’expansion textuelle sur
l’esquisse : après avoir mentionné le désir de Mâtho, Flaubert écrit qu’il « la regardait
de haut en bas, debout entre ses jambes » ; plus encore, il légitime alors cette totalisa-
tion du regard : « son manteau était tombé ». C’est la rature de cette séquence qui pro-
duira l’un des effets ambigus de la représentation de Salammbô dans la version publiée.
30. Elle est encadrée de crochets sur le brouillon 23660 f° 195, puis supprimée :
« [ses cheveux semés de poudre d’or comme une nuit d’eté toute couverte d’etoiles] ».
31. Cette association métonymique qui s’établit sur un dédoublement métaphorique
sera amoindrie, puisque dans la version publiée les cheveux de Salammbô disparaîtront
tandis que le zaïmph sera représenté ainsi : « sur un lit en branches de palmier, retom-
bait quelque chose de bleuâtre et de scintillant » (p. 263). Elle aurait cependant étendu
le réseau métonymique au macrocontexte : dans la description homérique les « cale-
çons bleus » de Salammbô sont « étoilés d’argent » (préoccupé par la métaphore,
Flaubert n’a d’ailleurs pas résolu la répétition, car la robe blanche est faite en « toile du
pays des Sères » dans la phrase suivante). Il ne faut pas oublier que la première
description du zaïmph le montre comme « un nuage où étincelaient des étoiles », et
« bleuâtre comme la nuit » (p. 139).
32. Voir 23660 f° 195.
80 GENESES FLAUBERTIENNES

femmes orientales ; elles les pendent au cou et sur les seins. Ce sont des olfac-
toria, ainsi que s’exprime la Vulgate. Il y en a qui sont en or ; souvent ils sont
ornés de diamants », et S. Munk (auquel se réfère Cahen lui-même) déclare
que c’étaient « des flacons d’essence qui se cachaient dans le sein ou descen-
daient jusqu’à la ceinture »33.
Puisque Flaubert associe le parfum aux boucles d’oreilles, il n’a que faire
des « petites boîtes renfermant des odeurs » ; ce qui l’intéresse, c’est la partie
du corps qui va les porter, et leur matière. La transformation hypertextuelle
s’effectue donc ici en fonction d’une tension : il y a simultanément un éloigne-
ment du texte antérieur (les « boîtes » sont devenues une plaque dont Flaubert
imagine la forme) et un rapprochement, une fois encore par métonymie inter-
textuelle (ce n’est plus une boîte ornée de diamants mais « un triangle de dia-
mants », elle n’est plus cachée dans le sein, descendant jusqu’à la ceinture,
mais elle « cachait son ventre »). De plus, Claudine Gothot-Mersch a remarqué
que sur le brouillon 23660 f° 205, juste avant le déplacement de la séquence,
Flaubert avait déjà trouvé la « gaze violette », l’effet de transparence à travers
lequel « étincelait » le bijou, et le verbe qui autorise la mention de ce scintille-
ment, « on apercevait »34. Initialement, le transfert intratextuel du détail paraît
donc obéir à un processus de mise en attente, comme si sa réinsertion devait
entraîner une nouvelle orientation de la description ; nous y reviendrons.

Les détails et l’ensemble


Si dans les scénarios le travail de la description semblait secondaire, il n’en
va pas de même dans les brouillons. Il est maintenant primordial, et c’est lui
qui pose le plus de problèmes. On le voit clairement sur les premier et second
brouillons (23660 folios 224 et 211 v°) ; le portrait est très raturé, le récit l’est
bien moins, sa rédaction est plus rapide. Le second brouillon nécessite une
réécriture sur un folio distinct (f° 223) ; le texte s’y stabilisera alors dans ses
grandes lignes.
Considérons d’abord les bornes du portrait sur le premier brouillon (trans-
crit ci-contre), où Flaubert est préoccupé par les sensations de Mâtho et par la
focalisation. Le regard cède sa place à la contemplation (« il la regardait

33. Palestine (Paris, 1845, p. 369), note de Cahen (tome XVI, p. 6), citée par Fay et
Coleman, op. cit., p. 41-42.
34. « Document et invention », art. cité, p. 56. Voici la transcription du passage en
question : « celle-là se fermait par deux longues pattes [à griffes d’escarboucles D] qui
passant sous les seins les rapprochaient l’un de l’autre un peu en les comprimant un
peu. On apercevait dans leur intervalle on apercevait un fil cordon de pourpre. Il tenait
un triangle une plaque de diamants triangulaire posée sur l/a/e po nombril et qui
fulgurait etincelait dans sous la transparence de la gase violette ».
Salammbô dévoilée 81

23660 f° 224 (extrait)


(premier brouillon)

contemplait »), sans doute à cause de la répétition du verbe (« il regardait cette


gouttelette tomber », à la clausule de la description), et partout le texte insiste
sur la vision : « son âme avait comme monté dans ses yeux », « il ne songeait à
rien qu’à tâcher de la voir encore plus », si bien qu’elle entraîne même un
lapsus : « il les ouvrait pr la dévorer du cothurne à ses yeux cheveux noirs tout
poudrés de poudre d’or »35. C’est d’ailleurs sur ce folio que Flaubert fait une
trouvaille décisive : l’annulation des sensations (« le sentiment de sa vie à lui-
même lui avait echappé ») entraîne la transformation de l’absence d’écoute

35. Même phénomène sur le second brouillon : « le poli de ses yeux ongles con-
tinuait la finesse des pierres » (f° 211 v°).
82 GENESES FLAUBERTIENNES

(l’attention étant toute visuelle) en une perte de l’ouïe, qui renforce l’effet hyp-
notique de Salammbô36 : « Mâtho ne l’ecoutait pas » devient « Mâtho n’enten-
dait pas ». Le thème de la perte, qui au-delà des sensations prive aussi le per-
sonnage de sa force ou de sa volonté, se perpétue dans le texte car au lieu
d’être « éperdu » Mâtho est maintenant « perdu » tandis que dans l’interligne
le verbe est redoublé, « son âme se perdait entre ses seins », pour introduire le
détail de la plaque de diamants. De même, la faiblesse du personnage se répète
après la description sous une forme métaphorique : « attiré de tout son être
vers elle – comme une paille par le vent d’un gouffre »37.
Le premier jet du portrait, dans le corps du texte, contient peu de nouveaux
éléments. Les cheveux de Salammbô, pourtant plus détaillés ici (« poudrés de
poudre d’or »), sont raturés ; il est vrai qu’ils sont déjà présents dans le dixiè-
me chapitre (« ils étaient couverts de poudre d’or ») et que, dès la seconde es-
quisse, Flaubert les utilise surtout pour introduire le mouvement du regard de
Mâtho de bas en haut. Il les réinsère d’ailleurs dans la marge sans les décrire :
« depuis la pointe des cothurnes jusqu’au ht de la chevelure ». Après les
cheveux apparaît, sans lien, le détail du bijou biblique dans l’intervalle des
seins (seul le balbutiement interlinéaire de « l’âme » qui s’y perd, on l’a vu,
introduit un semblant de continuité descriptive en redoublant la focalisation) :
« entre ses seins pendait un fil de byssus qui tenait à son extremité une plaque
de diamants triangulaire posée sur le ventre ». Notons que le « cordon » du
contexte antérieur a été transformé, mais que Flaubert ne réintroduit ni la
transparence ni la gaze violette, ce qui semble confirmer a priori le fait que le
transfert d’un détail dans un contexte différent nécessite une nouvelle rédac-
tion (le brouillon suivant relativisera cette affirmation). En effet, Flaubert pré-
fère pour l’instant doter le bijou d’un mouvement (« s’agitait ») et le localiser
« entre la ceinture du caleçon  la chemisette violette ». On ne peut que
s’étonner du terme, bien bourgeois, de « chemisette », d’autant qu’elle était
déjà qualifiée de « tunique » dans le dixième chapitre ; c’est un tel phénomène
qui fait dire à Anne Green qu’« il est évident qu’en confectionnant le costume

36. Il faut aussi souligner la motivation du geste de Mâtho touchant Salammbô,


encore présente sur ce brouillon : « pour voir si ce n’était pas une illusion ». En revan-
che elle n’est même pas réécrite sur le premier jet du brouillon suivant ; les explications
psychologiques jouent un simple rôle d’embrayeur et sont rapidement susceptibles de
disparaître.
37. Qui se substitue à cette occurrence antérieure : « comme une plume par l’ombre
un gouffre » (sur la seconde esquisse, f° 208) ; notons l’étrangeté de ces comparaisons,
qui réitèrent des catégories sémantiques similaires mais qui posent un problème pour le
comparé, Salammbô étant successivement une ombre (incompatible avec l’image de
l’éblouissement) ou un gouffre. C’est sur le second brouillon que le sème de l’enfant
apparaît, Salammbô devenant pour sa part un fruit : « comme un enfant qui avance la
main vers un fruit inconnu » ; la séquence variera très peu par la suite.
Salammbô dévoilée 83

de sa “petite femme”, Flaubert a négligé les sources authentiques pour rassem-


bler des éléments possédant une résonance toute particulière pour ses contem-
porains »38, déclaration qu’il faut soigneusement nuancer, car elle introduit une
finalité dans des processus qui par ailleurs ne sont pas si simples. Tout
d’abord, nous l’avons vu, les sources se situent à la genèse de ce passage (elles
n’ont donc pas été négligées, au contraire) ; ensuite, les brouillons de Salamm-
bô révèlent plutôt une tension entre le lexique disponible de l’auteur et le
lexique étranger qu’il ne connaît pas (ou auquel il ne pense pas) toujours ;
Flaubert paraphrase souvent le terme contemporain, le rend exotique (bottines /
cothurnes), l’apparition du « fil de byssus » se substituant au « cordon » en
témoigne39.
C’est aussi sur le premier jet que Flaubert entreprend de détailler les bou-
cles, limitées jusqu’à présent à la perle creuse et à la goutte. Il remonte jusqu’à
l’oreille du personnage : « Elle avait dans les oreilles une barre d’or tenant sus-
pendue à une chaînette un plateau », ce dernier devenant une « balance de
saphir » ; ainsi se multiplie la richesse du costume de Salammbô. On voit bien
là encore que c’est la chute de la goutte qui prime (le sème petitesse y étant
accentué, puisqu’elle est transformée en « gouttelette ») ; non seulement Flau-
bert ne sait pas comment achever la première séquence décrivant la perle (« où
une perle creuse pleine d’un parfum liquide », sans verbe), mais encore la
seconde est-elle presque fixée dès maintenant («  par les trous de la perle de
temps à autres une gouttelette tombait  mouillait ses epaules nues »), ainsi
que sa position clausurale, comme le laissait déjà entendre l’esquisse avec la
répétition du regard de Mâtho. On peut conclure de cette première expansion
du texte que l’évitement du corps perceptible dans la version publiée date de
l’origine même du portrait : Salammbô y est remarquablement absente.
La rédaction se poursuit dans la marge, qui indique littéralement le pro-
gramme descriptif à développer : « il la parcourait avec lenteur. voulait s’arrê-
ter sur chaque détail et avoir l’ensemble en même temps » (l’ambiguïté de
l’énoncé – ce n’est pas Mâtho qui la parcourt, c’est seulement son regard – est
résolue par l’ajout interlinéaire de « son regard ebahi », qui multiplie les signes

38. Anne Green, « Flaubert costumier : le rôle du vêtement », Salammbô de Flau-


bert. Histoire, fiction, op. cit., p. 127.
39. Le problème consistant surtout pour lui à ne pas exagérer, ne pas devenir
illisible pour ses lecteurs (ce qui explique sans doute l’élimination de certains détails),
et pour nous à ne pas fausser les systèmes de variation, l’élimination pouvant aussi
dépendre d’autres facteurs, telle la chasse aux répétitions : dans cette scène par
exemple, le « fil de byssus » devient un « fil d’écarlate » puis un « fil de pourpre » sur
le second brouillon, vraisemblablement pour des raisons d’euphonie (à cause du verbe
dont il est le sujet : « tenant ») puis un simple « fil » (dernier brouillon), sans doute
parce qu’un « pour » intervient dans la phrase suivante (« elle avait pour pendants
d’oreilles »).
84 GENESES FLAUBERTIENNES

de focalisation), et « son costume se confondait avec sa personne » ou, plus


bas, « et les vêtements pr lui se confondaient avec le corps » (insistant sur la
subjectivité de la vision : « pr lui »). La description devra donc s’amplifier par
synecdoque et métonymie, mais ce parcours génératif repose sur une double
tension interne : on ne peut avoir à la fois les détails et leur ensemble, moins
encore si le corps est confondu avec les vêtements qui le cachent. Pour
l’instant les détails se réduisent à des fragments du costume, l’ensemble faisant
partie de la totalisation illusoire du regard, réinséré ici après sa biffure (« de-
puis la pointe des cothurnes jusqu’au ht de la chevelure »)40 ; quant à la confu-
sion métonymique, elle n’est élaborée que très progressivement, par additions
successives.
Association stéréotypée des étoffes et de la peau tout d’abord : « les etoffes
avaient la douceur de sa peau et qq chose de spécial qui lui appartenait » ; la
description demeure étonnamment vague et imprécise (« quelque chose »).
Second ajout, tout autant stéréotypé : « ses yeux brillaient comme ses dia-
mants et les pierres fines de ses doigts ». L’expansion métonymique est pro-
duite par un nouveau déplacement, puisque les diamants du corps du texte
(« plaque de diamants triangulaire ») sont ici généralisés par l’intermédiaire
d’une comparaison dont les termes s’établissent sur une métonymie et non sur
une métaphore : ses yeux brillent comme ses diamants et non comme des
diamants (c’est aussi le moyen d’insérer un nouveau détail couvrant le corps
du personnage)41. L’apparition des doigts entraîne par synecdoque la mention
d’une autre partie du corps, les ongles : « la moire des étoffes était comme la
douceur de sa peau et le brillant de son ongles » (et le « brillant » nécessite la
transformation de « ses yeux brillaient » en « ses yeux resplendissaient »),
mais Flaubert dissocie ensuite les détails, ce qui a pour effet d’allonger le
portrait tout en enrichissant la confusion corps / costume : « le poli de ses
ongles continuait la finesse des pierres qui chargeaient ses doigts ». Même si le
programme descriptif est défini dans ses grandes lignes, Flaubert tâtonne, la
syntaxe et la continuité syntagmatique des séquences ne sont pas fixées, et
surtout marge et corps du folio semblent coexister sans lien apparent ; l’ensem-
ble du portrait est d’ailleurs complètement raturé après sa correction.

40. La totalisation du regard sera raturée sur le dernier brouillon (f° 299 v°), peut-
être de par la répétition du mouvement, peu après dans le récit (« il la regardait de bas
en haut en la tenant ainsi entre ses jambes », séquence pour sa part maintenue) ou, plus
probablement, car Flaubert se rend compte, seulement à ce moment, qu’il n’y a dans la
description ni totalisation ni mouvement de bas en haut.
41. Cette répétition, non corrigée ici, disparaîtra dès le premier jet du brouillon
suivant ; la plaque y sera « d’émeraude » (jusqu’à la version publiée) ; ainsi le texte
s’éloigne-t-il de l’hypotexte documentaire qui avait initialement légitimé la germina-
tion du détail.
Salammbô dévoilée 85

À partir du second brouillon (lui aussi très travaillé)42, les sensations des
personnages se raréfient. Cette réduction est d’abord visible dans les crochets
que Flaubert insère autour des pensées de Mâtho : « Mâtho n’entendait pas. [ il
la contemplait – tout ebloui, absorbé, perdu. son âme toute entière avait com-
me monté dans ses yeux. D il ne songeait à rien qu’à tâcher de la voir encore
plus ] » (f° 220, non transcrit ici) ; or il ne les élimine pas immédiatement et
les réécrit au haut du folio 223, sans les compléter toutefois, à cause de la
répétition (soulignée) du « comme » (« comme la splendeur de sa peau ») ; en
revanche elles seront raturées sur le folio 299 v°, et seule la contemplation
demeurera. De la même manière, le discours de Salammbô est biffé : « Quand
elle ne parla plus ce fut comme une secousse », et sa réaction après le toucher
de Mâtho s’amenuise : « Salammbô toute surprise ouvrait sur lui de gds yeux
naïfs » (f° 211 v°), « Salammbô toute surprise ouvrait de gds yeux » (f° 223)
puis disparaît (f° 299 v° ; notons aussi, sur ce brouillon, les crochets qui
encadrent la séquence décrivant sa chair au contact du doigt). Le texte doit se
concentrer sur le portrait, suivre le regard de Mâtho sans en expliquer les
pensées ; quant à Salammbô, elle restera bien sûr impénétrable. En revanche,
la trace de modalisation (« pour lui ») est toujours nécessaire : il ne faut pas
que la vision soit attribuable au narrateur. Certes, Flaubert la rature plusieurs
fois, mais c’est parce que le pronom « lui » est répété dans la phrase suivante,
où il est relatif à Salammbô (« qui lui appartenait »), système de variation qui
nous vaudra une transformation réintégrant un autre pronom relatif au person-
nage : « quelque chose de spécial  n’appartenant qu’à elle seule » (f° 299 v° ;
parallèlement la répétition du « qui », alors soulignée, est résolue)43.
Un vecteur transformationnel est rarement univoque. Si les personnages
sont évacués des bornes de la description, Mâtho est réintroduit à l’intérieur
même du portrait, conformément au balbutiement interlinéaire du brouillon
précédent (que le premier jet n’avait pas intégré). Flaubert a alors besoin de
lier les détails des seins et de la plaque d’émeraudes, et surtout d’établir une
logique dans le mouvement de la description : « cependant sa pensée se perdait
dans l’intervalle des deux seins ». En effet, une séquence représente la seconde
tunique de Salammbô (dans l’ordre des couches du costume), décrite dans la
description homérique : « les pattes de sa tunique en plumes d’oiseau en

42. Les trois brouillons suivants sont transcrits à la suite l’un de l’autre sur les pa-
ges suivantes.
43. Comme d’habitude, on ne peut mentionner la chasse aux répétitions qu’en sou-
lignant son arbitraire : jusqu’à la version définitive Flaubert ne pensera pas aux
répétitions « appartenait » / « tenant » et « supportant » / « porte » (il semble que les
sonorités quelque peu différentes l’empêchent alors de les remarquer) ; au contraire, il
souligne la répétition du « de » sur le folio 223, « la douceur de sa peau qque chose de
special », mais finalement la maintient.
86 GENESES FLAUBERTIENNES

23660 f° 211 v°
(deuxième brouillon)
Salammbô dévoilée 87

23660 f° 223 (extrait)


(troisième brouillon)
88 GENESES FLAUBERTIENNES

23660 f° 299 v° (extrait)


(quatrième brouillon)

comprimant les seins les soulevaient un peu les rapprochaient l’un de l’autre »,
la séquence suivante s’attache à la première tunique : « sous la gaze violette un
fil de byssus tenant au bout une plaque d’émeraude posée sur le nombril et que
l’on apercevait ». Flaubert trouve alors un verbe de mouvement, mimant le
mouvement du regard, et la syntaxe est ainsi établie : « sa pensée se perdait
dans cet étroit intervalle, où passait descendait un fil de pourpre ». Il le trouve,
Salammbô dévoilée 89

ou plutôt le retrouve, car il était déjà utilisé dans l’intertexte44, mais la ré-
daction ne résout pas la concomitance illogique des détails : comment le regard
de Mâtho, même sous la forme indéfinie du on, peut-il apercevoir le fil et la
plaque sous les deux tuniques ? Or la précision « en plumes d’oiseau » dispa-
raît sur le brouillon suivant, mais il n’est pas certain que la grammaire du
portrait en soit la cause (le lecteur, ayant oublié la tunique en plumes d’oiseau,
croit maintenant qu’il s’agit de la tunique « de couleur vineuse » décrite au
dixième chapitre) ; il semble plutôt que ce soit la répétition du « en », dont la
première occurrence est soulignée, qui motive la rature (« en plumes », « en
soulevant »).
Ce second brouillon révèle un phénomène plus troublant encore. Alors que
Flaubert s’attache principalement à la rédaction et à la syntaxe, la plupart des
éléments qui avaient été raturés au dixième chapitre réapparaissent45 : le verbe
étinceler, qui représentait la plaque alors en diamants, est utilisé dans l’interli-
gne pour les yeux de Salammbô, où il est, c’est notable, associé aux nouveaux
diamants : « ses prunelles et ses diamants étincelaient ». Il en va de même pour
les agrafes de la tunique et leur effet sur les seins, la transparence qui se dé-
double temporairement (« les pierres transparentes diaphanes », « dans la
transparence de la gaze violette »), ainsi que le verbe « on apercevait ». Le
retour des détails ne nécessite donc pas une nouvelle rédaction, malgré ce que
le premier brouillon laissait présager (voir par exemple le mouvement de la
plaque qui « s’agitait »). Au contraire, le transfert intratextuel se poursuit, ce
qui pose certains problèmes à ce stade assez avancé de l’écriture. Les
fragments du portrait précédent se répètent-ils ici parce que Flaubert n’a plus
de sources à sa disposition, et donc s’empare d’un texte déjà rédigé pour
combler ses trous informatifs (ce qui signifierait qu’il n’a pas été raturé puis
réinséré ici) ? Ou bien, inversement, souhaite-t-il récupérer des séquences
auparavant raturées, la similitude – toute relative – des textes (dédoublement
du portrait d’un chapitre à l’autre) légitimant ce nouveau déplacement ? On ne
peut certes pas apporter de réponse définitive46, mais il est très étonnant que le
transfert n’amoindrisse en rien l’incompatibilité représentative des deux

44. Cf. S. Munk (Palestine, op. cit.) : « se cachaient dans le sein et descendaient
jusqu’à la ceinture » (je souligne).
45. Cf. 23660 folio 205 déjà cité.
46. Un indice cependant, relevant de la méthode de travail de Flaubert : il écrit son
texte un chapitre après l’autre, ce qui signifie que le dixième chapitre doit être entière-
ment rédigé quand il prépare le onzième. Le problème pour nous, c’est que l’amplitude
génétique de cette phase de préparation est impossible à déterminer avec certitude : il y
a souvent superposition entre la rédaction d’un passage et l’esquisse d’un autre. Autre-
ment dit, Flaubert peut déjà savoir, en finissant son dixième chapitre, qu’il aura besoin
de faire réapparaître le portrait du personnage entamé dans le chapitre suivant.
90 GENESES FLAUBERTIENNES

portraits, comme si Flaubert, préoccupé par les détails mêmes, ne cherchait pas
à établir la logique de l’ensemble. D’ailleurs, un autre transfert s’opérera ici :
sur le troisième brouillon Flaubert ajoute dans la marge des sensations relati-
ves à Mâtho (étrangement, car il en supprime d’autres, on l’a vu) : « et il ecar-
tait les narrines. elle sentait l’encens, le miel, le poivre et les roses ». S’il se
ravise et les rature, ce n’est toutefois pas définitivement, car elles seront réin-
sérées quelques paragraphes plus loin dans le récit (ce qui montre bien, une
fois de plus, que d’un point de vue génétique les descriptions sont dotées d’une
certaine liberté contextuelle) : « Il ouvrait les narines pour mieux humer le par-
fum s’exhalant de sa personne. C’était une émanation indéfinissable, fraîche,
et cependant qui étourdissait comme la fumée d’une cassolette. Elle sentait le
miel, le poivre, l’encens, les roses, et une autre odeur encore » (p. 265)47.
Attardons-nous enfin sur la rédaction de la clausule du portrait, à laquelle
aboutissent le détail des boucles d’oreilles et la contemplation de Mâtho. Clau-
sule qui a failli prendre une apparence bien différente : contre toute attente,
Flaubert souhaite un instant amplifier la description de la goutte au lieu de la
figer sur l’épaule de Salammbô : « son épaule nue puis s’élargissait sur »48 ;
de même, le texte ne s’achève plus par le regard de Mâtho, comme en témoi-
gne cet ajout (incomplet) qui ressemble fort à une fausse direction que pren-
drait soudain l’écriture : «  la vue de l’océan ne l’avait pas ». Mais ces
nouvelles options sont vite raturées ; c’est donc le texte antérieur que Flaubert
préfère maintenir, faisant subir à la rédaction un retour en arrière.
La précision du détail des boucles, pour sa part, est encore victime de la
chasse aux répétitions ; la « petite barre d’or », dont la première syllabe est
soulignée, pose problème à cause des « balances de saphir » ; quant à la « trin-
gle » que Flaubert lui substitue, elle est par ses sonorités trop proche de la
plaque d’émeraudes, qui est toujours « triangulaire » à ce stade (de même,
« suspendues à une chaînette » répète « pendants d’oreilles »). Aussi Flaubert
rature-t-il toute la séquence, limitant la description des boucles aux seules
balances, qui semblent ne plus tenir à rien, et qui maintenant peuvent devenir
« petites ». C’est une raison semblable qui explique la transformation du « de
temps à autres »49 en « de moment en moment » (les seins de Salammbô étant
rapprochés « l’un de l’autre »). Flaubert accentue de plus l’itération en ajou-
tant « une à une », prolongeant la chute de la goutte et la multipliant (« Mâtho

47. Notons que le motif du parfum, concrétisé par le détail des boucles d’oreilles,
est à ce moment dédoublé dans le texte, car lorsque Salammbô enlève ses voiles, « une
bouffée de parfums se répandit » (troisième brouillon, où Flaubert décide d’omettre la
séquence).
48. La suite de la séquence n’a pu hélas être déchiffrée, malgré maints efforts…
49. Fréquemment utilisé dans les itérations intradescriptives ; Flaubert y tient, car il
le réinsère par deux fois dans les interlignes du dernier brouillon, sans le maintenir.
Salammbô dévoilée 91

la les regardait tomber ») ; d’un autre côté, les épaules se singularisent (« ses
son epaule »). Cette hésitation entre pluriel et singulier, qui provient de l’itéra-
tion, constitue d’ailleurs la variation principale du texte jusqu’à son dernier
état. En effet sur le folio 223, Flaubert biffe « une à une » et réinsère le pro-
nom singulier dans l’interligne, que pourtant il rature ensuite ; on obtient ainsi
un énoncé agrammatical (le pluriel du pronom, « les regardait », se réfère à un
terme auparavant singulier, « une gouttelette qui tombait ») qui se répète
jusqu’au manuscrit du copiste (23657 f° 307). Flaubert tente d’y résoudre ce
problème en pluralisant cette fois la goutte : « des gouttelettes qui tombaient »,
mais se ravise et la clausule est ainsi corrigée : « Mâtho les la regardait
tomber ». Là encore le texte retourne en arrière, de manière tout à fait bénéfi-
que, il faut le souligner : pour que puisse jaillir la signifiance, il valait certes
mieux concentrer la contemplation de Mâtho sur un détail infime, malgré la
répétition de son mouvement dans une durée indéterminée, et infinie.
Le parcours génétique du portrait, qui au début oscille entre un retard scé-
narique et une actualisation rapide sur les esquisses, se base principalement sur
une expansion à la fois métonymique et synecdochique qui aura pour effet de
cacher le personnage, mais la métonymie se constitue à partir de clichés alors
que la synecdoque est le résultat d’un déplacement et d’un réaménagement de
détails déjà rédigés dans un contexte antérieur et dans d’autres textes.
Du point de vue théorique d’une poétique génétique, ces divers phénomè-
nes nécessitent plusieurs remarques. La première concerne la problématique
des intertextes documentaires qui ont subi un transfert (et une transformation)
dont ni le texte définitif ni les brouillons ne donnent l’indice littéral, même
s’ils en conservent la mémoire hétérogène. Flaubert trouve çà et là dans la
Bible la légitimité probable d’un détail (d’ailleurs fort vague), et le
commentaire de Cahen (et des auteurs qu’il cite) lui procure un texte, plus
précis, à partir duquel il fantasme et crée son propre détail50. Je l’ai laissé
entendre, ce processus de transfert est l’un des facteurs qui entraîne une
fragmentation de la représentation du personnage, et partant l’agrammaticalité
visible dans la version publiée51. En voici du reste un dernier cas : l’amulette

50. Comme l’a déjà démontré Raymonde Debray Genette, « ce n’est donc pas l’em-
ploi informatif du document qui inclinera Flaubert à la scientificité, c’est son emploi
scriptural. Le plus souvent, le document sera consommé pour sa textualité, ou, plus
précisément, ses qualités virtuelles de “transfert” textuel » (Métamorphoses du récit,
op. cit., p. 117).
51. Un examen complet de tous les hypotextes confirmerait ce principe ; ils sont
hétérogènes, ce qui donne au portrait cet aspect hétéroclite que l’on a déjà reproché à
Flaubert : « dans son mémoire, Flaubert se réfère également à un passage du livre de
Samuel, à la Mischna, et à une plaquette en or trouvée dans une nécropole phénicienne,
plaquette à laquelle il aurait emprunté “le costume entier” de Salammbô » (Claudine
Gothot-Mersch, « Document et invention », art. cité, p. 56-57).
92 GENESES FLAUBERTIENNES

narrativisée, dont nous avons suggéré qu’elle pouvait difficilement ressembler


à la plaque d’émeraudes dans le texte définitif52, en est bien distincte, quoi-
qu’elle soit issue du texte biblique que Flaubert utilise pour les boucles (« En
ce jour-là le seigneur ôtera le luxe des brodequins […] et les talismans », Isaïe,
III, 18-20) et bien sûr d’une note de Cahen53 : « Ce sont des amulettes contre
les enchantements portés sur le cœur ». Séduit de toute évidence par certains
détails qui lui permettent de faire vrai ou plutôt de faire antique (mais ici ces
deux soucis vont de pair), Flaubert les insère dans le récit sans chercher à
obtenir un ensemble, une synthèse logique, et au gré des contextes susceptibles
de les accueillir ou de les réaccueillir, si bien que l’analyse génétique du por-
trait n’explique pas les problèmes de macrocontexte que recèle la version
publiée (visiblement, ce n’était pas la préoccupation de l’auteur), même si elle
en révèle l’origine. Il semble au contraire que ce soit parce que les détails
transférés appartenaient d’abord à un contexte où ils étaient narrativisés (des-
cription homérique) qu’ils posent ici problème du point de vue de la gram-
maire de la représentation (portrait focalisé).
Les dernières remarques concernent cette fois la construction de la descrip-
tion : on peut affirmer que dans sa genèse le portrait d’un personnage n’est pas
une unité textuelle close sur elle-même (les séquences qui le constituent pas-
sent d’un contexte à l’autre), que cette liberté contextuelle54 ne relève pas des
modes de représentation, assimilables à des structures de surface puisque le
détail est déplacé d’une description homérique (Salammbô en train de faire sa
toilette) à une description focalisée (évocation autorisée par la contemplation
de Mâtho), et enfin que la signifiance n’est qu’un effet du texte (définitif),
intervenant a posteriori.
La version publiée contient d’ailleurs comme une trace minimale du dépla-
cement génétique sous la forme d’un trou dans la grammaire du système des-
criptif : quand Salammbô se dénude avant d’être enlacée par le python,
Flaubert a le soin d’indiquer qu’elle « défit ses pendants d’oreilles » (p. 254)
mais non qu’elle en remet d’autres, alors que la progression était clairement

52. « La vieille lui lança par-derrière une malédiction. Salammbô l’aperçut, et elle
pressa l’amulette qu’elle portait sur son cœur » (p. 261).
53. Tome IX, p. 13, note citée par Fay et Coleman (op. cit., p. 43).
54. Qui vient peut-être ici du fait que pour Flaubert ces deux scènes sont indissolu-
blement liées, comme il le rappelle dans sa réponse à Sainte-Beuve : « Il n’y a ni vice
malicieux ni bagatelle dans mon serpent. Ce chapitre est une espèce de précaution ora-
toire pour atténuer celui de la tente, qui n’a choqué personne, et qui, sans le serpent, eût
fait pousser des cris. J’ai mieux aimé un effet impudique (si impudeur il y a) avec un
serpent qu’avec un homme » (lettre du 23-24 décembre 1862, Correspondance, tome
III, op. cit., p. 280). Une telle considération montre clairement, de plus, que la micro-
génétique doit élargir sa perspective d’un contexte à l’autre ; c’est ce que la section
suivante proposera.
Salammbô dévoilée 93

explicite dans les brouillons (on peut en dire de même du manteau, qui à
l’origine tombait : sa chute n’est plus mentionnée pour cause de rature). Les
trous du texte, son incomplétude font bien illusion et apparemment ne nuisent
point à la lisibilité. On ne saurait pourtant visualiser Salammbô : son corps,
même dévoilé, se morcelle et ses fragments disjoints flottent dans le non-dit ou
l’impossible.
Entre micro et macrogénétique
4. Le voile de Salammbô

Le motif du voile, que nous avons laissé de côté pour nous concentrer sur la
problématique du portrait de Salammbô, est omniprésent dans le roman, mais
c’est sans doute dans les dixième et onzième chapitres que, sous le poids d’une
soudaine multiplication de signes, il passe au premier plan du récit et du
système descriptif, au point de construire une thématique spécifique qui n’est
pas toujours littérale mais qui ne saurait passer inaperçue. Rappelons tout
d’abord les étapes et les enjeux du texte à ce moment. À la fin du dixième
chapitre, Salammbô prépare sa toilette et se met nue, progressivement, avant
d’être enlacée par le serpent :
Salammbô défit ses pendants d’oreilles, son collier, ses bracelets, sa longue
simarre blanche ; elle dénoua le bandeau de ses cheveux, et pendant quelques
minutes elle les secoua sur ses épaules, doucement, pour se rafraîchir en les
éparpillant. […] Salammbô, avec un balancement de tout son corps, psalmodiait
des prières, et ses vêtements, les uns après les autres, tombaient autour
d’elle (p. 254).
Puis Taanach aide la jeune femme à passer son costume (cette description,
de forme quasi homérique, a déjà été citée au chapitre précédent, voir p. 69),
costume que Salammbô complète enfin elle-même : « Elle piqua vivement sur
ses cheveux un long voile jaune, se passa une écharpe autour du cou, enfonça
ses pieds dans des bottines de cuir bleu » (p. 256-257).
Au onzième chapitre, pendant son voyage vers le camp des barbares,
Salammbô frissonnait « malgré tous ses voiles » (p. 258) ou « rêvait sous ses
voiles » (p. 261). Aussi ne s’étonnera-t-on pas que Mâtho ne puisse d’abord la
98 GENESES FLAUBERTIENNES

reconnaître : elle « avait sur le visage un voile jaune à fleurs noires et tant de
draperies autour du corps qu’il était impossible d’en rien deviner. Du haut de
la terrasse, il considérait cette forme vague se dressant comme un fantôme
dans les pénombres du soir » (p. 262 ; notons que les « fleurs noires » n’étaient
pas présentes dans le dixième chapitre). Salammbô se dévoile ensuite pour
réclamer le zaïmph (« elle arracha les voiles de sa tête », p. 264), ce qui justifie
l’apparition du portrait focalisé dont nous venons d’étudier la genèse, des-
cription qui entraîne le désir du barbare et, après un dialogue, l’abandon de
Salammbô autorisant leur baisade, pudiquement cachée par la chute du zaïmph
qui enveloppe Salammbô : « le zaïmph tomba, l’enveloppait » (p. 268).
Pendant le sommeil de Mâtho, Salammbô dérobe le zaïmph, et sa robe
réapparaît dans le texte (« Au frôlement de sa robe, Mâtho entrouvrit les
yeux », p. 270) ainsi que d’autres éléments de son costume associés au voile de
Tanit : « Elle jeta le zaïmph autour de sa taille, ramassa vivement ses voiles,
son manteau, son écharpe » (p. 272). Puis elle quitte la tente et « prit avec ses
dents le bas de sa robe qui la gênait, et, en trois bonds, elle se trouva sur la
plate-forme » (p. 273). Elle ouvrira une fois encore son manteau à la fin du
chapitre devant Hamilcar, avec un geste victorieux car elle a pu récupérer le
voile, son père se demandant ensuite au prix de quel sacrifice : « elle ouvrit
son large manteau, et, en écartant les bras, elle déploya le zaïmph » (p. 275).
Ces multiples fragments du costume de Salammbô, narrativisés ou insérés
dans des portraits successifs, ne se correspondent pas et ne peuvent se super-
poser. Au contraire, leur juxtaposition entraîne une représentation parfaitement
impossible du personnage, car le texte dissocie corps et vêtements selon l’effet
à produire en fonction de chacun des contextes, comme en témoigne le
balancement entre le singulier du voile et le pluriel des voiles. Il n’y a ni
totalisation de l’image de Salammbô ni tentative de synthèse ; de toute
évidence, l’intérêt de Flaubert est ailleurs, si bien qu’il semble que la fonction
symbolique de ces détails, qui est de dissimuler le corps, de le voiler, ait
supplanté le réalisme du système descriptif, entraînant une erreur représen-
tative. Il s’agit d’un côté d’élaborer une thématique du voile et du voilage (ce
qui n’est pas étonnant dans des moments où le voile de la déesse est l’enjeu
principal), d’un autre côté de multiplier une thématique du dévoilement
préparant l’acte sexuel, ce qui construit d’un chapitre à l’autre une récurrence
de motifs contradictoire et circulaire : dévoilement (le serpent) Ÿ voilage
(mise en place progressive du costume) Ÿ dévoilement (devant Mâtho) Ÿ
voilage (baisade) et re-voilage lacunaire (réapparition de certaines parties du
costume) et enfin dévoilement parcellaire (quand le manteau de Salammbô
s’ouvre, seul le zaïmph est montré à Hamilcar).
Mais cette récurrence est de plus complexifiée par une série de relations
métonymiques qui lient en filigrane le(s) voile(s) de Salammbô et le voile
Le voile de Salammbô 99

sacré. On a déjà vu que çà et là dans le roman, le zaïmph est en effet désigné


de façons diverses, à la fois comme un « voile »1, un « vêtement »2, mais aussi
un « manteau »3, oscillant selon ses dénominations entre le mystérieux et le
domestique. Un autre degré métonymique se mêlant au premier mais à un
niveau supérieur, si l’on peut dire, est atteint avec l’association symbolique de
Salammbô et de Tanit, tout comme celle de Mâtho et de Moloch, phénomène
fréquent dans Salammbô, particulièrement visible ici. Ces réseaux métonymi-
ques se manifestent de façon allusive, le système atmosphérique (voire
cosmologique) du roman correspondant à un système mythologique (ou
religieux) : « la lune se leva », avant l’apparition du serpent (p. 254), trouve
ainsi son corrélat au début du onzième chapitre, puisque « le soleil se leva » et
même « la mordait sur le derrière de la tête » (p. 258) ; ensuite, « le soleil
chauffait l’herbe jaunie » (p. 261) tandis qu’à l’arrivée de Mâtho devant
Salammbô méconnaissable, « la lune se levait derrière elle » (p. 262). Quel-
quefois une telle association devient même littérale et rend la métonymie et le
symbole explicites : « une épouvante indéterminée la retenait : elle avait peur
de Moloch, peur de Mâtho » et « ils étaient mêlés l’un avec l’autre ; elle les
confondait » (p. 251, dixième chapitre), ou encore « J’ai suivi la trace de tes
feux, comme si je marchais derrière Moloch » (p. 265, onzième chapitre),
avant cette autre confusion, au discours direct, pendant la baisade : « Moloch,
tu me brûles ! »4. De manière réversible, Mâtho effectue également l’équiva-
lence Salammbô Ù Tanit : « n’es-tu pas toute-puissante, immaculée, radieuse
et belle comme Tanit ! », « À moins, peut-être, que tu ne sois Tanit ? » (p.
266), l’exemple où les signes sont le plus enchevêtrés apparaissant après la
baisade, car Tanit, la lune, est pour Mâtho un voile qui non seulement cache
Salammbô, permettant la dissimulation, mais de plus implique leur fusion et
l’impossibilité de toute distinction : « La lune glissait entre deux nuages. Ils la
voyaient par une ouverture de la tente. – “Ah ! que j’ai passé de nuits à la
contempler ! elle me semblait un voile qui cachait ta figure ; tu me regardais à

1. « Maître, il y a dans le sanctuaire de Tanit un voile mystérieux » (p. 132), « si le


voile de Tanit te pèse encore, tu le rétabliras dans son temple » (p. 133), « Il voulait le
voile » (p. 135), « “Le voile ?” dit Spendius » (p. 139), etc.
2. « Il me semblait que la Déesse avait laissé son vêtement pour toi, et qu’il t’appar-
tenait » (discours de Mâtho, p. 265).
3. « C’était là le manteau de la Déesse » (clausule de la première description du
zaïmph, p. 139), « “N’y touchez pas ! C’est le manteau de la Déesse !” » (discours de
Salammbô, p. 145), et surtout dans la clausule même du roman : « Ainsi mourut la fille
d’Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit » (p. 377).
4. Voir aussi « il se trouvait haussé à la taille d’un Dieu » (p. 265) et « Salammbô,
accoutumée aux eunuques, se laissait ébahir par la force de cet homme. C’était le châ-
timent de la Déesse, ou l’influence de Moloch circulant autour d’elle, dans les cinq
armées », avant la baisade (p. 266).
100 GENESES FLAUBERTIENNES

travers ; ton souvenir se mêlait à ses rayonnements ; je ne vous distinguais


plus !” » (p. 269). On ne saurait donc conclure que « dans Salammbô la
synecdoque prend le pas sur la métonymie, entraînant ainsi un envahissement
du corps du roman par le détail »5 ; les deux systèmes figuratifs coexistent bien
sûr, même si leur fonction diffère.

L’émergence des réseaux


Dans une perspective génétique, l’étude des modes d’émergence de tels
réseaux et de la thématique qu’ils construisent est fort complexe, car elle im-
plique de surplomber un grand nombre de folios, scénarios et brouillons, et de
tâcher d’en définir les solidarités, ce qui est peu commode en pratique. Aussi
me concentrerai-je surtout sur la manière dont les voiles se manifestent par
rapport à la représentation initiale de Salammbô dans les scénarios (me limi-
tant ainsi à une génétique scénarique), en m’attardant ensuite sur leur genèse
dans la scène de la baisade. Grâce à cette approche se situant entre une micro-
génétique et une macrogénétique, comme le suggérait le chapitre précédent,
nous verrons que le réseau métonymique tel qu’il se rencontre dans le texte
définitif est complexifié dans ses avant-textes, exigeant qu’on l’étende à une
autre thématique qui a disparu non sans laisser ici et là des traces minimales.
Quand on examine les scénarios d’ensemble où Flaubert a déjà pensé au
vol du zaïmph et au voyage de Salammbô pour le récupérer, on voit bien que
c’est la scène de la baisade qui est le générateur de l’ensemble du chapitre :
« Hanna au Camp. – baisade sous le manteau » (23662 f° 238) et « Hanna au
Camp. Baisade sous le peplos » (23662 f° 182). Il prépare son coup6, auquel il
songe certes depuis longtemps, sans l’amplifier pourtant : l’action (« bai-
sade ») s’associe à l’espace, ou plutôt à un objet qui l’occupe (« manteau » ou
« peplos », selon le folio), mais la tente de Mâtho (entre autres éléments
essentiels) n’est pas ébauchée, ni même le voyage de Salammbô (« au camp »
seul est actualisé). Le voile sacré est le point nodal du chapitre, quoique de
manière particulièrement opaque : à ce stade la préposition (« sous ») n’est pas
illustrée ou légitimée par des détails plus précis, et toute motivation manque ;
la présence du zaïmph est certes essentielle, mais Flaubert ne sait peut-être pas
encore comment l’utiliser exactement.

5. Naomi Schor, « Salammbô enchaînée, ou femme et ville dans Salammbô », art.


cité, p. 93.
6. « Mlle Salammbô fait maintenant, toute nue, des langues fourrées avec un croco-
dile, par un clair de lune superbe, et dans le chapitre qui va venir (le XIe) elle va enfin
tirer un coup » (lettre à Ernest Feydeau, fin de décembre 1860, Correspondance, op.
cit., tome II, p. 129).
Le voile de Salammbô 101

Sur les scénarios partiels, comme il se doit, le texte subit une expansion
(voir la transcription des extraits des trois scénarios partiels qui nous concer-
nent p. 72). L’apparence de Salammbô n’est visible qu’à travers de brèves
notations qui, sans présager de description autonome, injectent immédiatement
la thématique du voile dans le mode représentatif : Salammbô est « voilée » et
pour Mâtho semble un « fantome ». Le voile est essentiel, car simultanément là
aussi se précise sur ces scénarios la « toilette » pour le chapitre précédent
(quoique de manière également peu détaillée) : « elle se met nue pas d’artifice
devant le Dieu qui voit tout s’enveloppe du serpent. parfums, chant » (voir par
exemple 23662 f° 201). La nudité face au serpent, qui n’a rien de sexuel pour
l’instant puisqu’elle est plutôt d’un ordre religieux (« pas d’artifice devant le
Dieu »), est bien le symétrique du voile face à Mâtho et germe parallèlement
dans la genèse de la représentation du personnage. D’ailleurs sur un folio
rassemblant des notes diverses et isolées, dont certaines sont contemporaines
du dernier scénario partiel7, Flaubert renchérit de manière assez répétitive (et
stéréotypée) dans un fragment scénarique auto-injonctif (« la montrer ») : « La
montrer dans la campagne – à cheval – empaquetée dans ses voiles – Elle
arrive – voile sur la bouche – enroulée comme une momie yeux seulement
qu’on voit » (23662 f° 218). Notons de plus que dans la diachronie de
l’écriture, le pluriel des voiles (« dans ses voiles ») est antérieur à la singularité
du voile dans la description du dixième chapitre (puisque cette dernière ne
germe pas encore) mais coexiste avec le singulier du « voile sur la bouche ». Il
faut aussi indiquer que l’un des scénarios ponctuels du dixième chapitre
contient cette séquence qui vient compléter dans l’interligne le portrait de
Salammbô : « voiles les uns par-dessus les autres » (voir l’extrait de 23660 f°
172 v° transcrit page suivante ; nous y reviendrons plus loin). Elle sera para-
doxalement abandonnée car Flaubert renoncera à cet effet, suppression qui,
nous l’avons suggéré, rendra la représentation du personnage tout à fait pro-
blématique d’un chapitre à l’autre.
C’est avec les scénarios ponctuels que s’ébauche la rédaction 8 . Sur le
premier scénario ponctuel de la rencontre de Mâtho et Salammbô, Flaubert
établit le mouvement de la scène, qu’il élabore en fonction d’une progression
et d’effets dilatoires qu’introduisent les corrections (voir 23660 f° 183,
transcrit plus loin, p. 103). Le récit (squelettique) du premier jet va droit au
but, la suite d’actions n’est interrompue que par une amorce de description

7. Comme le prouve la correction, parallèle sur les deux folios, du chapitre « X » en


chapitre « XI ».
8. Ces deux scénarios ponctuels, 23660 folios 183 et 208, n’étaient transcrits que
partiellement dans le chapitre précédent (portrait de Salammbô), mais pour que le
lecteur puisse mieux visualiser les processus de narrativisation de l’ensemble de la scè-
ne, je les reproduits maintenant intégralement, voir pages 101 et 103.
102 GENESES FLAUBERTIENNES

23660 f° 172 v° (extrait)


(second scénario ponctuel)

d’intérieur : « Salambô s’approche. une flèche part. – parler au Scha-


lishisme” ! Mâtho arrive. Il la mène dans sa tente. Interieur de la tente. elle se
découvre. Stupéfaction de Mâtho », tandis que les ajouts vont amplifier à la
fois le parcours des personnages dans le camp (vision des Carthaginois captifs
dans la marge ou des soldats dans l’interligne), la situation de la tente (aux
« limites » du camp, dans l’interligne) ainsi que des éléments descriptifs
développant l’intérieur (« lampe d’argile », « choses militaires », etc.). Comme
dans la scène avec le serpent (voir la transcription ci-dessus) la lune apparaît,
mais ici de façon secondaire (elle est interlinéaire : « la lune se lève derrière lui
a ras de terre en face de Sal. » ; notons parallèlement l’importance des
localisations symétriques par rapport à chacun des personnages), avec le voile
et le zaïmph : Salammbô est « voilée. Empaquetée » et, alors que Mâtho se
montre « nu-tête », « le voile qu’elle avait sur la figure changeait le son de sa
Le voile de Salammbô 103

23660 f° 183
(premier scénario ponctuel)
104 GENESES FLAUBERTIENNES

voix. Il ne la reconnaît pas ». Le plus remarquable est la similitude des sé-


quences qui rendent évidente sinon littérale la métonymie Salammbô-Tanit :
Mâtho ne reconnaît pas tout de suite Salammbô (elle « se découvre » plus
tard car plus bas sur le folio ont été différées les séquences narratives du
premier jet), et Salammbô, pour sa part, ne reconnaît pas le zaïmph, qui germe
maintenant (c’est-à-dire de façon secondaire lui aussi) dans la marge,
immédiatement accompagné d’une comparaison : « elle ne le reconnaît pas
d’abord. c’est comme un nuage bleu plein d’étoiles – puis joie de le voir ». La
découverte progressive de l’objet est similaire à celle du personnage. De plus,
aux balbutiements du portrait focalisé s’associe la thématique de l’apparition,
et donc de la divinité : « c’est Tanit » (dans l’interligne), motivant même le
geste de Mâtho qui doute de sa propre vision : « alors il se rapproche D pr voir
si elle etait réelle en tremblant, en crevant de peur il avance un doigt sur elle ».
Sur le second scénario ponctuel (23660 f° 208 transcrit ci-contre), le
zaïmph a été intégré au corps du texte (« sur un lit couvert de peaux, pendait
accroché qque chose de bleu D de scintillant. – comme si un nuage bleu plein
d’etoiles par les trous de la tente fut entrée »), et tout en le développant
Flaubert tente alors de légitimer l’effet dilatoire qui empêche Salammbô de le
reconnaître (ces justifications et motivations rétroactives sont fréquentes dans
l’écriture flaubertienne, surtout au stade scénarique) : « elle ne le distinguait
pas. car la pente de la tente etait oblique et dechirée en cet endroit là » (dans la
marge). L’apparence physique de Salammbô s’élabore, tout d’abord avec
l’ajout d’un détail relatif au motif du dévoilement : « en même temps elle se
decouvre D une bouffée de parfums s’exhale ».
Le parfum sera bientôt raturé, peut-être parce que Flaubert prévoit qu’il
fera double emploi avec la description des boucles d’oreilles dans le portrait
focalisé. La description métaphorique des cheveux de Salammbô provient du
folio de notes que nous avons déjà rencontré mais aussi de la description du
dixième chapitre où elle a été raturée (la séquence se déplaçant d’un chapitre à
l’autre, indifféremment)9 : « ses cheveux noirs semés de poudre d’or comme
une nuit d’eté toute couverte d’etoiles » (23662 f° 218)10. Comme nous l’avons
entrevu au chapitre précédent, elle associe de façon implicite le personnage au
zaïmph qui est, plus haut sur le folio, « Scintillant. – comme un nuage plein
d’etoiles ». Ce lien métonymique qui s’établit sur un dédoublement méta-
phorique sera amoindri, puisque dans les brouillons du portrait les cheveux de

9. Nous avons déjà remarqué que le même phénomène se produisait avec les bou-
cles d’oreilles de Salammbô ; on peut d’ailleurs voir la séquence concernant les boucles
d’oreilles sur le second scénario ponctuel de la scène du serpent (23660 f° 172 v°, déjà
transcrit p. 102) : « cheveux poudrés d’or. – boucles d’oreilles = une perle creuse qui
distille un parfum lequel à travers un treillis tombe sur ses epaules  les rafraichit ».
10. Elle est mise entre crochets sur le brouillon 23660 f° 195, puis sera supprimée.
Le voile de Salammbô 105

23660 f° 208
(second scénario ponctuel)
106 GENESES FLAUBERTIENNES

Salammbô disparaîtront tandis que le zaïmph sera finalement représenté ainsi :


« sur un lit en branches de palmier, retombait quelque chose de bleuâtre et de
scintillant » (p. 263 ; cet effet de vague rappelle cependant le portrait de
Salammbô, car la moire de ses étoffes a aussi « quelque chose de spécial »,
p. 264)11.
C’est de plus dès maintenant que s’amenuise la métonymie Salammbô-
Tanit, doublement. D’une part, à la motivation du toucher de Mâtho (« pour
voir si ce n’était pas une illusion, si elle etait reelle ») est juxtaposé un point
d’interrogation, marque du doute de Flaubert (qui finira du reste par
triompher) 12 , d’autre part, la séquence « Tanit elle-même » est raturée. La
genèse du chapitre par rapport à ces divers motifs révèle donc une sorte de ten-
sion entre la littéralité des associations symboliques et au contraire leur dispa-
rition progressive au fil des ratures, parallèlement à la mise en place de la
phase rédactionnelle.

Autres systèmes associatifs


Mais venons-en maintenant à l’esquisse de la scène de la baisade (23660
f° 250 transcrit ci-contre) pour suivre le parcours des autres systèmes associa-
tifs. L’image de la transparence, dans la représentation du zaïmph, fait écho au
portrait antérieur de Salammbô et aux effets de transparence de sa tunique en
gaze violette : « le zaïmph tomba. – et enveloppée dans la transparence, elle
voit à travers Mâtho se courber sur sa poitrine ». On ne sait pas si Salammbô a
quitté ses vêtements (à ce stade de la genèse, seule la chute de son manteau,
paradoxalement, est notée dans les manuscrits), mais voilà bien un nouveau
voile dans lequel elle est « enveloppée ». Or cette séquence est immédiatement
supprimée car à ce moment Salammbô sent « comme une flèche dans sa
bouche ». Il y a certes ici incompatibilité représentative, parce que si elle est

11. Les cheveux de Salammbô sont en effet éliminés dès le premier brouillon
(23660 f° 224). Rappelons cependant qu’ils demeurent présents dans la description du
dixième chapitre, où ils sont sensiblement différents : « Ils étaient couverts de poudre
d’or, crépus sur le front, et par-derrière ils pendaient dans le dos, en longues torsades
que terminaient des perles. » (p. 256), mais correspondent bien au récit qui suit immé-
diatement la baisade, puisque Mâtho « baisa […] d’un bout à l’autre les longues tresses
de ses cheveux » (p. 268).
12 . Bien souvent les motivations avant-textuelles ne fonctionnent pas du tout
comme celles des textes définitifs, et de plus sont indécidables, tant les différents ni-
veaux qui constituent l’écriture s’enchevêtrent. Il est donc difficile de savoir si la moti-
vation de la suppression est de l’ordre de l’implicite (afin de rendre la métonymie
moins évidente), de la psychologie (Flaubert préférant ne pas pénétrer les pensées de
ses personnages et placer de telles associations dans leur discours direct) ou de la
structure narrative (les deux dernières motivations interférant d’ailleurs), puisque
l’équivalence Salammbô Ù Tanit réapparaîtra bientôt dans le récit.
Le voile de Salammbô 107

23660 f° 250 (extrait)


(premier scénario ponctuel)

« enveloppée », que l’enveloppe en question soit transparente ou non, Mâtho


ne peut l’embrasser. Par conséquent, le zaïmph « la couvrit » (alors qu’au
début de la scène, elle se « découvrait » devant Mâtho). Une fois encore, le
récit se construit grâce à un système d’associations implicites et répétitives
tissées entre différents motifs qui se répondent. Cette enveloppe qui couvre
Salammbô, quoique temporaire (elle réapparaîtra bien vite dans les brouillons,
108 GENESES FLAUBERTIENNES

puisqu’elle sera déplacée et liée au charme : « un charme infini la tenait l’en-


veloppait », 23660 f° 238 v°), n’est pas sans rappeler le serpent, dont
Salammbô enveloppait sa nudité dans le dixième chapitre, avant de quitter
Carthage13.
Or Mâtho, pour qui les comparaisons pullulent aussi sur ce folio, en parti-
culier afin de marquer diverses manifestations de Moloch (« les baisers comme
des flammes qui sonnent sur elle », « comme si elle était prise dans le so-
leil »), est lui-même un serpent métaphorique : « comme par le serpent elle se
sentait écrasée, enlacée ». À l’origine, cette comparaison établit donc un lien
littéral avec la scène du serpent au chapitre précédent, à laquelle la baisade fait
clairement pendant14. Néanmoins l’écho intratextuel est tout de suite raturé sur
ce folio. Là encore, les motivations de la suppression sont difficiles à démêler.
On peut tout d’abord penser qu’il s’agit pour Flaubert de lutter contre l’afflux
des comparaisons (ou de l’adverbe qui les introduit, puisque « comme » est
multiplié dans les brouillons de ce passage – et, du reste, dans tous les
brouillons de Salammbô), d’autant que l’avant-texte contient une autre image
de serpent, puisque la chaînette devient en se brisant « deux vipères rebondis-
santes » 15 : en sacrifiant la seconde comparaison au profit de la première,
l’auteur économise les motifs reptiliens tout en maintenant une image qui l’a
immédiatement séduit (soulignons qu’il l’a trouvée au stade des scénarios
partiels).
Il est aussi possible que Flaubert soit gêné par la nature explicite de l’écho ;
en effet les détails sont nombreux qui, par une manière de réversibilité de leurs
signifiants, se répondent d’un chapitre à l’autre, mais seulement en filigrane.
Dès le dixième chapitre, le serpent permet de faire allusion à Mâtho, de façon
fort vague, car Salammbô, « à force de le regarder, […] finissait par sentir
dans son cœur comme une spirale, comme un autre serpent qui, peu à peu, lui
montait à la gorge et l’étranglait. » (p. 244). Quand le python mue, le symbole
phallique est clair : « il le frottait pour se dégager de sa vieille peau jaunâtre,

13. Dans le texte définitif du dixième chapitre le verbe envelopper est bien présent,
mais là encore déplacé : « La blanche lumière semblait l’envelopper d’un brouillard
d’argent » (p. 254). Dans les brouillons l’effet du serpent, littéral, « comme sous une
langue fourrée » (23660 f° 172 v°) est aussi le symétrique de la « flèche dans la bou-
che » que ressent Salammbô quand Mâtho l’embrasse (sur le scénario ponctuel).
14. À ce propos, voir aussi Naomi Schor, « Salammbô enchaînée, ou femme et ville
dans Salammbô » (art. cité, p. 97), et Jacques Neefs, « Le parcours du zaïmph », La
Production du sens chez Flaubert (éd. Claudine Gothot-Mersch, UGE, 10/18, 1975, p.
234).
15. Les « tronçons » de vipères, qui balbutient ici avant d’être supprimés, feront un
retour dans le dernier chapitre, cette fois associés directement à Mâtho : « il faisait pour
rompre ses liens de tels efforts que ses bras croisés sur ses reins nus se gonflaient, com-
me des tronçons de serpent » (p. 374).
Le voile de Salammbô 109

tandis que son corps tout luisant et clair s’allongeait comme un glaive à moitié
sorti du fourreau » (p. 251), comme l’est celui du glaive dans la tente de
Mâtho : « un glaive nu s’appuyait contre un escabeau » (p. 263), les connota-
tions sexuelles se dédoublant à ce moment : « Au chevet du lit, un poignard
s’étalait sur une table de cyprès ; la vue de cette lame luisante l’enflamma
d’une envie sanguinaire. » (p. 270)16. La répulsion réelle de Salammbô face au
serpent ou à Mâtho est identique, jusqu’au rythme des séquences qui semblent
se paraphraser : quand Salammbô hésite sous le regard du serpent, « elle se
rappela les ordres de Schahabarim, elle s’avança » (p. 254) et avant la baisade,
alors que le regard de Mâtho est pour elle intolérable, « la pensée de Schaha-
barim lui revint ; elle se résigna » (p. 264). Enfin, même dans le texte définitif,
le serpent tel une amorce fait penser à la chaînette brisée de Salammbô, car
« le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il
laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts
traînent jusqu’à terre » (p. 254)17, et il faut se rappeler que la scène de l’enla-
cement reptilien se passe bien au clair de lune : « en fermant à demi les yeux,
elle se renversait sous les rayons de la lune » (ibid.)18 ; or pendant la baisade,
« elle se renversa sur le lit » (p. 268).

16. Pendant le trajet de Salammbô vers le camp, « Quelquefois une vipère passait »
(p. 261) ; plus tard, au quatorzième chapitre, Mâtho a une fois encore, grâce à une
comparaison, forme reptilienne : « Le souvenir de Mâtho la gênait d’une façon intoléra-
ble ; il lui semblait que la mort de cet homme débarrasserait sa pensée, comme pour se
guérir de la blessure des vipères on les écrase sur la plaie » (p. 362).
17. Sur le second scénario ponctuel de cette scène, les notations sont explicitement
sexuelles : « met la tête du serpent dans sa bouche. se renverse le cou, – pamée, –
comme sous une langue fourrée. et le serpent lui frappait la Cuisse du bout de sa
queue. » (voir 23660 f° 172 v°, déjà transcrit p. 102)
18. Voici le texte définitif de cette scène : « La lourde tapisserie trembla, et par-
dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement,
comme une goutte d’eau qui coule le long d’un mur, rampa entre les étoffes épandues,
puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit ; et ses yeux, plus brillants que
des escarboucles, se dardaient sur Salammbô.
L’horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d’abord hésiter. Mais elle se
rappela les ordres de Schahabarim, elle s’avança ; le python se rabattit et lui posant sur
la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier
rompu dont les deux bouts traînent jusqu’à terre. Salammbô l’entoura autour de ses
flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha
cette petite gueule triangulaire jusqu’au bord de ses dents ; et, en fermant à demi les
yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l’enve-
lopper d’un brouillard d’argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des
étoiles palpitaient dans la profondeur de l’eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux
tigrés de plaques d’or. Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient,
elle se sentait mourir ; et du bout de sa queue il lui battait la cuisse tout doucement ;
puis la musique se taisant, il retomba » (p. 254-255).
110 GENESES FLAUBERTIENNES

Les brouillons renfermaient pourtant un autre système associatif. Les


esquisses de la scène du serpent actualisaient en effet plusieurs énoncés
figuratifs, déployant des comparaisons à la fois textiles et liquides : « le serpent
arrive, coulant sur le mur comme une goutte d’eau », « Sal. prend le serpent.
s’en enlace – elle est toute nue. La lune cassebrille. c’est comme une gase sur
elle. une mer de lait » (23660 f° 145 v°, première esquisse)19. Notons l’am-
biguïté des dernières comparaisons : le comparé est-il le python qui enlace
Salammbô ou la lune qui la baigne de sa lumière, voire un condensé des deux ?
Sans doute la seconde hypothèse est-elle la bonne. Mais quoi qu’il en soit, le
serpent restera liquide et la gaze se retrouvera dans la tunique de Salammbô,
cette fois à titre de détail. La troisième comparaison, quant à elle plutôt
maternelle (« mer de lait »), ne sera pas maintenue dans le dixième chapitre,
tandis que Salammbô pendant la baisade ressentira temporairement « une
faiblesse plus douce que l’huile dans la moelle des os » dans les brouillons
(voir par exemple 23660 f° 238 v°, dont l’extrait est transcrit plus loin, p.
152) ; la liquidité s’est donc transformée, puis sera supprimée. Elle n’est
cependant pas absente de la scène de la baisade. La comparaison initiale
resurgit, bien que de manière incomplète, dans le discours délirant de Mâtho
après l’abandon de Salammbô, avec ces curieux « serpents couleur de lait » qui
« font avec les diamants de leur gueule tomber les fruits sur le gazon » (p.
268), où se retrouvent parallèlement… les diamants qui étincelaient dans le
portrait de Salammbô dévoilée !20
Le passage de l’explicite à l’implicite, que l’on voit fréquemment à l’œuvre
dans les brouillons de Flaubert, affecte aussi bien la représentation de
Salammbô, les notations symboliques comme les associations métonymiques
qui liaient entre eux les motifs. Il semble donc que Flaubert ait besoin à
l’origine de tisser un filet de signes récurrents, intermotivés, comme autant de
provisions dont il pourra par la suite se passer, peut-être davantage encore dans
le cas de Salammbô, où il s’aventure constamment sur un terrain quasi incon-
nu ; les brouillons foisonnent d’ailleurs d’explications et de justifications pro-
venant de recherches documentaires.
Comme un texte, un avant-texte est bien un tissu, mais dont la trame appa-
remment désordonnée diffère certes de celle des textes définitifs, quoiqu’elle

19. Voir aussi la seconde esquisse, 23660 f° 172 v° (déjà transcrite p. 102) : « elle
prend le serpent, s’en enlace. – elle est toute nue, cheveux epars, un pied chaussé. – La
lune brille c’est comme une gase sur elle une mer de lait ».
20. Raymonde Debray Genette a déjà remarqué, à propos de la différence entre une
thématique génétique et une thématique proprement textuelle, qu’il se produit parfois
« une conversion d’éléments thématiques avant-textuels qui, pour disparaître dans le
texte final, n’en laissent pas moins une sorte de cicatrice » (« Hapax et paradigmes.
Aux frontières de la critique génétique », Genesis, 6, 1994, p. 84).
Le voile de Salammbô 111

la mette lentement en place. Une génétique thématique, qui au-delà d’un effet
de confirmation tâche d’en définir l’émergence, se doit ainsi de démêler les
éléments qui construiront (ou détruiront) les thèmes et d’examiner s’il y a
transformation, résurgence ou disparition des motifs avant-textuels (souvent
reliés dans Salammbô à un système figuratif) en quittant désormais des con-
textes strictement locaux. Il faut ainsi considérer les réseaux qu’ils nourrissent
d’une manière globale, combiner microgénétique et macrogénétique car leur
présence et leur fonction ne deviennent fréquemment (et paradoxalement) tout
à fait perceptibles qu’une fois mises en rapport. Le motif du voile, synecdoque
et métonymie, central dans la diégèse du roman, ne saurait donc être limité au
contexte où il apparaît, isolément. On en saisit une fibre, elle nous conduit vite
à une autre, inattendue sans doute, et parfois au-delà des scènes ou même des
chapitres qui se répondent dès leur conception ; la métonymie ne devient
pleinement signifiante que dans ce qu’il convient bien de nommer le macro-
contexte, et la génétique en dévoile toutes les propriétés peu à peu effacées, ou
en tout cas obscurcies.
5. Le portrait du père Bouvard

Un autre phénomène de récurrence intéressant à étudier d’un point de vue


génétique est celui des objets dont on sait, depuis la belle étude de Claude
Duchet1, que chez Flaubert ils sont rarement clos et ont plutôt tendance à réap-
paraître dans la diégèse, porteurs d’une histoire en perpétuelle évolution. À cet
égard, je reviendrai sur l’exemple de Bouvard et Pécuchet. Ce choix peut sem-
bler paradoxal ; en effet, on penserait a priori que la structure narrative spécifi-
que à ce roman, qui a tendance à compartimenter chacun des chapitres et
donner ainsi une impression de clôture renouvelée, devrait en toute logique
bloquer les résurgences d’objets ; or il n’en est rien. Au contraire : la structure
diégétique est pour sa part bien moins rigide, et le récit contient de nombreux
détails descriptifs ou narrativisés qui établissent un lien, voire un écho d’un
chapitre à l’autre, produisant un heureux effet romanesque indissociablement
mêlé au projet encyclopédique, c’est-à-dire aux discours scientifiques ou théo-
riques (telles la robe de moine ou la statue de saint Pierre, par exemple).
Le tableau figurant le portrait du père Bouvard représente l’un de ces objets
récurrents. Mais, à la différence du porte-cigares ramassé par Emma ou du ta-
bleau de Rosanette que rate Pellerin (entre autres), ses récurrences sont
soumises à d’intéressantes et curieuses variations textuelles, dont je traiterai ici
du double point de vue de la diégèse et surtout de la genèse. On peut les dis-
socier en fonction de deux critères distincts mais corrélés, l’un relatif à la

1. Claude Duchet, « Roman et objets : l’exemple de Madame Bovary », Europe, n°


485, 1969, p. 172-202.
114 GENESES FLAUBERTIENNES

quantité (textuelle) réservée à la récurrence, l’autre à sa qualité (c’est-à-dire


aux modes de représentation qui construisent l’image en question).
L’apparition du tableau se situe dans le premier chapitre du roman. Il est
tout d’abord mentionné à la clausule de la description de l’appartement de
Bouvard, « Une peinture à l’huile occupait l’alcôve » (p. 53), mais cette pein-
ture, pour l’instant indéfinie, est apparemment assez importante pour être en-
suite désignée par le discours du personnage « “– Mon oncle !” dit Bouvard »,
puis envahir le texte sous la forme d’une description autonome en un petit
paragraphe, après une séquence introductive, focalisante, qui en autorise l’in-
sertion tout en légitimant la vision et le regard : « et le flambeau qu’il tenait
éclaira un monsieur » :
Des favoris rouges élargissaient son visage surmonté d’un toupet frisant par
la pointe. Sa haute cravate avec le triple col de la chemise, du gilet de velours,
et de l’habit noir l’engonçaient. On avait figuré des diamants sur le jabot. Ses
yeux étaient bridés aux pommettes, et il souriait d’un petit air narquois.
On est donc ici en présence d’un tableau relativement comique, même si
cela échappe à Pécuchet, car certains détails ne trompent pas ; « toupet », « fri-
sant par la pointe », « engonçaient », « bridés aux pommettes », « narquois »,
le sourire de l’oncle, quasi vivant avec le verbe, sous-entendant de plus une
manière de mystère. Bouvard le déclare son « parrain » en répliquant « négli-
gemment », tandis que Pécuchet « ne put s’empêcher de dire : “– on le pren-
drait plutôt pour votre père !” ». Ce petit mystère et les nombreuses allusions
qui l’accompagnent, à valeur d’amorce, seront bien vite résolus cependant,
quelques pages plus loin, à l’occasion de l’héritage de Bouvard, où l’on ap-
prend que l’oncle était bien, en fait, son « père naturel » (p. 58).
Toutefois, le portrait est encore mentionné dans ce chapitre (sans y être
décrit, soulignons-le) : il est présent peu après, dans l’historique de Bouvard :
« Quant à son oncle, qui autrefois lui avait expédié comme souvenir le fameux
portrait, Bouvard ignorait même sa résidence et n’en attendait plus rien »
(p. 54 ; insistons sur l’adjectif modalisé « fameux »), et revient enfin dans le
récit des préparatifs du voyage vers Chavignolles, au début d’une énuméra-
tion : « Mais le portrait de son père, les fauteuils, la cave à liqueurs, les bou-
quins, la pendule, tous les objets précieux furent mis dans une voiture de dé-
ménagement » (p. 63).
Si le portrait est « précieux » pour les personnages au même titre que les
« bouquins », il ne l’est pas moins pour le texte. En effet, il fait un double
retour dans le second chapitre. Il est d’abord inclus dans la description du
salon des deux bonshommes. Notons tout de suite que la désignation est trans-
formée, puisqu’on est passé du « monsieur », ou du « portrait de son père »,
dans le premier chapitre, au bien plus familier « portrait du père Bouvard » (et
non père de Bouvard, par exemple) ; c’est toujours ainsi que le tableau sera
Le portrait du père Bouvard 115

désigné par le narrateur, qui joue avec le double sens du terme père et, en
filigrane, avec la mémoire du lecteur, le forçant à une lecture rétroactive et à
établir ainsi des mises en rapport. Ensuite, le texte s’attarde sur l’objet, puis-
qu’une séquence, après sa description, rappelle celle du premier chapitre tandis
qu’une autre fait allusion au thème pseudo amoureux qui parcourt la diégèse
quand Mme Bordin se trouve à proximité de Bouvard (p. 95) :
Le salon était ciré à ne pouvoir s’y tenir debout. Les huit fauteuils d’Utrecht
s’adossaient le long de la muraille, une table ronde dans le milieu supportait la
cave à liqueurs, et on voyait au-dessus de la cheminée le portrait du père Bou-
vard. Les embus reparaissant à contre-jour faisaient grimacer la bouche, loucher
les yeux, et un peu de moisissure aux pommettes ajoutait à l’illusion des fa-
voris. Les invités lui trouvèrent une ressemblance avec son fils, et Mme Bordin
ajouta, en regardant Bouvard, qu’il avait dû être un fort bel homme.
Mais sans oser critiquer l’opinion de Mme Bordin, on doit remarquer que,
si l’on juxtapose les deux descriptions, une différence représentative est no-
table. D’une part, certains détails ont disparu (le toupet, les diamants, le
costume) ; d’autre part, des détails réapparaissent, tels les « pommettes » et les
« favoris », mais ils sont comme dégradés maintenant : les pommettes ont de la
« moisissure », créant cette fois un effet d’« illusion » de favoris. Par ailleurs,
de nouvelles notations sont visibles, car les « embus » font « grimacer » la
bouche et « loucher » les yeux ; autrement dit, non seulement l’image a changé
(on est loin du sourire et du petit air narquois de la première description) mais
encore elle s’est creusée et chargée de notations plus clairement parodiques, en
relation, bien entendu, avec l’ensemble du contexte de la désastreuse scène du
dîner, l’incipit de la description donnant immédiatement le ton (« Le salon
était ciré à ne pouvoir s’y tenir debout »). C’est sans doute aussi ce qui expli-
que la seconde occurrence du portrait dans le chapitre, cette fois sans des-
cription ; elle fait partie du discours direct de Bouvard, dans le dialogue où les
deux bonshommes récapitulent le dîner (et les réactions des personnages) :
« “– As-tu remarqué le ricanement de Marescot devant le portrait ?” » (p. 101),
ricanement qui n’était pourtant pas mentionné aux abords de la description.
Dans le quatrième chapitre, le tableau a subi un transfert spatial et diégé-
tique puisque, contexte archéologique oblige, il a été déplacé du salon au
musée. Il fait partie de la très longue description de ce dernier mais n’y est pas
lui-même décrit. Je cite néanmoins le contexte, on verra bientôt pourquoi
(p. 152) :
L’arbre généalogique de la famille Croixmare occupait seul tout le revers de
la porte. Sur le lambris en retour, la figure au pastel d’une dame en costume
Louis XV faisait pendant au portrait du père Bouvard. Le chambranle de la glace
avait pour décoration un sombrero de feutre noir, et une monstrueuse galoche,
pleine de feuilles, les restes d’un nid.
116 GENESES FLAUBERTIENNES

On est toujours en régime parodique (« monstrueuse galoche »), mais cette


fois le portrait n’est utilisé que pour faire « pendant » à la figure au pastel qui
sera pour sa part privilégiée, avec l’arbre généalogique, car six pages plus loin,
lors de la visite de Marescot et Mme Bordin, le notaire « leur tournait le dos,
étudiant les branches de la famille Croixmare » tandis que la veuve « blâma,
vu l’inconvenance, le décolletage de la dame en perruque poudrée », permet-
tant une allusion érotique de Bouvard : « – “Où est le mal ?” reprit Bouvard.
“Quand on possède quelque chose de beau ?” et il ajouta plus bas : “Comme
vous, je suis sûr ?” » (p. 158) ; là encore, le thème de la beauté est réintroduit,
déplacé d’une peinture à l’autre, et d’un personnage à l’autre.
Ensuite, le texte (ou Flaubert) oublie le tableau pendant un temps non
négligeable, car il n’y est plus visible jusqu’au huitième chapitre, dans la scè-
ne, hautement parodique encore, de la magie (nous en étudierons la genèse
dans le septième chapitre).
Mais il n’y est pas immédiatement actualisé. En effet, l’introduction de
cette scène contient un curieux trou dans la grammaire narrative, prenant la
forme d’une présupposition : « Plus le défunt nous touche de près, mieux il
accourt à notre appel. Mais il [Pécuchet] n’avait aucune relique de sa famille,
ni bague ni miniature, pas un cheveu, tandis que Bouvard était dans les con-
ditions à évoquer son père » (p. 274). Le lecteur ne peut comprendre les « con-
ditions » en question que s’il interprète la présupposition comme un signal
analeptique se référant, non à un intertexte mais bien à l’intratexte, c’est-à-dire
au fameux tableau (la distance textuelle qui sépare ces deux occurrences est si
importante qu’elle rend d’ailleurs l’allusion quasi illisible).
Ensuite, comme dans le second chapitre, sa présence est double. Il est, logi-
quement, mentionné dans les préparatifs des deux bonshommes que synthétise
une brève description du musée (p. 275) :
Le muséum était tendu comme un catafalque. Trois flambeaux brûlaient au
bord de la table poussée contre le mur sous le portrait du père Bouvard, que do-
minait la tête de mort. Ils avaient même fourré une chandelle dans l’intérieur du
crâne ; – et des rayons se projetaient par les deux orbites.
Puis des détails descriptifs viennent en réitérer l’apparence comique en l’asso-
ciant à la tête de mort, lors du déroulement même de la scène après l’incanta-
tion magique (p. 275-276) :
Les rideaux se remuaient avec lenteur sous le vent qui entrait par un carreau
fêlé – et les cierges balançaient des ombres sur le crâne de mort et sur la figure
peinte. Une couleur terreuse les brunissait également. De la moisissure dévorait
les pommettes, les yeux n’avaient plus de lumière. Mais une flamme brillait au-
dessus, dans les trous de la tête vide. Elle semblait quelquefois prendre la place
de l’autre, poser sur le collet de la redingote, avoir ses favoris ; – et la toile, à
demi déclouée, oscillait, palpitait.
Le portrait du père Bouvard 117

Une fois encore, le processus de dégradation se manifeste, mais il est


accentué davantage, comme en témoigne l’état de la toile, maintenant « à demi
déclouée ». De plus, effet comique, la figure semble couverte d’une « couleur
terreuse » qui la met à égalité avec la tête de mort (« les brunissait égale-
ment »), détail stratégique permettant de légitimer la future confusion des deux
objets. Le père Bouvard a perdu son regard, car les yeux n’ont « plus de lu-
mière », et la moisissure du second chapitre a gagné du terrain, et de la force,
puisqu’elle « dévorait » les pommettes, que l’on retrouve ici. La « redingote »
est quant à elle un nouveau détail qui vient compléter l’image du portrait en
précisant la nature de « l’habit noir » du premier chapitre (on est cependant
passé du « col » à un « collet ») ; tout comme les « favoris », elle est utilisée
pour produire l’effet de confusion que l’on vient de mentionner, donnant à
l’image une apparence de vie avec la palpitation de la toile « déclouée »,
comme si, pour quelques instants, l’expérience des deux magiciens pouvait
réussir. On sait qu’il n’en est rien : l’illusion de « l’effleurement d’une haleine,
l’approche d’un être impalpable », qui entraîne la terreur comique de Bouvard
et Pécuchet (surtout de Bouvard, d’ailleurs), se conclut bien entendu par un
échec, car ni l’âme du père Bouvard ni Béchet ne se manifesteront ; on décou-
vre seulement Germaine qui gémit « comme une âme en peine », « avait cru
voir le diable » et finit par quitter les deux bonshommes « le soir même – ne
voulant plus servir des gens pareils » (p. 276).
Le père de Bouvard sera de nouveau mentionné, à la fin du même chapitre,
au cours de la dispute de Bouvard et Pécuchet avant leur velléité de suicide,
quand est cassée la dernière tasse « du beau service en porcelaine » (« “Je la
tenais de mon père !” », dit Bouvard ; « “Naturel” ajouta Pécuchet en rica-
nant », p. 301), mais l’étape de la magie marque bien la dernière apparition du
tableau dans le récit, comme si l’échec cuisant de l’expérience, placée sous
l’égide de la mort, bloquait dès maintenant toute possibilité d’utiliser l’objet ou
d’en dégrader davantage encore la représentation.
Nous sommes donc en présence d’un réseau qui cache, sous son apparente
simplicité, de nombreux problèmes. Tout d’abord, ceux qui concernent son
importance, liés à sa signifiance. On peut dire qu’il participe d’une double
matrice, qui est aussi celle de la diégèse : d’un côté l’aspect comique du ro-
man, d’un autre côté son aspect encyclopédique, dans le sens où l’objet vient
chaque fois s’opposer ironiquement aux attentes de Bouvard et Pécuchet. De
façon positive dans le premier chapitre, car si Bouvard n’attend plus rien d’un
père qui lui a seulement envoyé le « fameux » portrait, il en reçoit pourtant
bientôt l’héritage (embrayeur stratégique, car la totalité du récit en découle) ;
de façon négative dans les autres chapitres (où par ailleurs les expériences ont
commencé), puisque se trouvant en rapport symbolique avec les personnages
qui se trompent toujours (excepté Marescot, ils n’en voient pas le ridicule), il
118 GENESES FLAUBERTIENNES

fait une allusion proleptique au thème de l’échec, comme le suggère chaque


fois sa situation introductive dans les scénarios. Les autres problèmes sont liés
à la genèse du réseau, qui va nous occuper maintenant, car l’étude de ses ma-
nuscrits est, on s’en doute, fort complexe : elle exige une approche simultané-
ment macrogénétique et microgénétique et le survol d’un grand nombre de
folios (d’autant si l’on veut combiner génétique scénarique et génétique scrip-
tique), nécessaire pour déterminer comment ces récurrences se manifestent et
se transforment au cours de la rédaction.

Occurrences dans les manuscrits


Dans le cas d’un auteur qui travaille, le plus souvent, par suppressions
après une phase d’amplification, il faut tout d’abord s’assurer que les mentions
du portrait n’étaient pas davantage présentes dans les quelque 4000 folios de
scénarios, brouillons et notes pour le second volume et, ensuite, qu’il n’était
pas décrit à d’autres moments dans le récit avant de disparaître. Après vérifi-
cation, et sauf oubli de ma part, on peut conclure qu’il n’y a pas d’autre
description du tableau et que, dans les parcours génétiques de ce que j’ai nom-
mé les simples mentions de l’objet, il n’y a aucune tentative ou tentation de
description, alors que l’insertion descriptive était théoriquement possible.
Généralement, dans la genèse de ces mentions, le portrait n’est actualisé qu’a
posteriori, quoique très rapidement d’un point de vue génétique, puisqu’il
germe sur les scénarios ponctuels (ou esquisses). Ainsi en va-t-il pour la seule
mention du tableau qui ne se trouve plus dans la version publiée. Elle aurait dû
être insérée au début du second chapitre, dans la description de la maison des
deux bonshommes qui, à moitié narrativisée, apparaît lors du retour de leur
ferme (p. 69) :
Elle était peinte en blanc, avec des réchampis de couleur jaune. Le hangar et
le cellier, le fournil et le bûcher faisaient en retour deux ailes plus basses. La
cuisine communiquait avec une petite salle. On rencontrait ensuite le vestibule,
une deuxième salle plus grande, et le salon. Les quatre chambres au premier
s’ouvraient sur le corridor qui regardait la cour. Pécuchet en prit une pour ses
collections ; la dernière fut destinée à la bibliothèque ; et comme ils ouvraient
les armoires, ils trouvèrent d’autres bouquins, mais n’eurent pas la fantaisie
d’en lire les titres. Le plus pressé, c’était le jardin.
Le portrait n’est pas présent au début ; seuls sont notés, apposés au salon,
« les 6 fauteuils, usés » (g2251 f° 76 v°)2 ; en revanche, sur plusieurs rédac-
tions, on peut lire « Là furent mis les huit fauteuils d’acajou de Bouvard, le
portrait D les daguerréotypes » (voir par exemple le folio 78 v°) ; toute la

2. Tous les manuscrits des premier et second chapitres appartenant à ce volume, je


n’en répéterai plus désormais la cote complète.
Le portrait du père Bouvard 119

séquence est ensuite raturée (sur le folio 74 v°). On peut invoquer deux raisons
différentes à cette suppression. La première est d’un ordre microgénétique car,
éliminant les détails descriptifs concernant l’intérieur (qui se limite à préciser
les pièces et leur agencement), et maintenant ainsi l’allure pressée de la des-
cription, Flaubert rejoint l’enjeu de cette partie du chapitre, comme l’indique le
texte : « Le plus pressé, c’était le jardin » (passage immédiat à l’horticulture).
La seconde raison relèverait pour sa part d’un système de variation macro-
génétique ; en effet, quand il rédige un passage, Flaubert commence et même
continue en parallèle l’esquisse et l’organisation du récit qui va suivre sous
forme de scénarios ponctuels, on en a déjà vu plusieurs exemples, parfois au-
delà du chapitre même ; or le premier scénario de la scène du dîner contient
bien le portrait du père Bouvard (nous le verrons bientôt) ; les détails, dès lors
superflus, peuvent donc être éliminés sans grand dommage.
Les brouillons des autres mentions du portrait confirment l’aspect à la fois
secondaire mais rapide de son actualisation. C’est le cas pour l’historique de
Bouvard. On peut lire sur la première occurrence : « Bouvard se rappelait une
cour de ferme – n’ayant connu ni son père ni sa mère. un oncle. lui faisait une
pension de X par an » (f° 29), avec un ajout interlinéaire : « où un monsieur.
c’était l’homme portrait », rappel qui a peut-être stimulé le cadeau du portrait
sur le brouillon suivant : « il etait reduit à être copiste avec une pension de X,
que lui faisait son oncle. le portrait – mais aucune relation avec lui », avec un
renvoi à la marge : « il avait pris femme en lui annonçant qu’il n’avait rien à
attendre, sauf », qui est reliée d’un trait à « le portrait » (f° 40 v° ; notons que
l’adjectif « fameux » ne sera inséré que plusieurs rédactions plus tard, sur le
folio 34 v°).
C’est aussi le cas pour l’organisation du voyage vers Chavignolles, qui
germe dans la marge d’un scénario, où le premier jet contient : « le plus pré-
cieux en voiture par Evreux et Pont Levèque », avec un ajout interlinéaire :
« les verres, les curiosités » (f° 30 v°) ; ce n’est que sur le folio 58 que le
tableau apparaît dans la marge, dans l’énumération des objets devant aller dans
la voiture de déménagement : « le portrait de son oncle » (on dirait d’ailleurs
que Flaubert oublie ici qu’il a déjà élucidé l’énigme de « l’oncle » dans le
récit). C’est encore le cas pour les récapitulatifs du dîner au second chapitre :
sur plusieurs folios (186 et 189 par exemple) ni Marescot ni le portrait ne sont
présents ; ils apparaissent dans l’interligne du folio 191, qui est cette fois un
brouillon : « as-tu vu l’espèce de ricanement de Marescot devant le portrait »,
séquence qui variera très peu jusqu’à la fin de la rédaction.
Même chose, enfin, pour la magie (je laisse volontairement de côté le
muséum pour l’instant) ; c’est sur la septième occurrence, autre scénario ponc-
tuel que, parallèlement à la germination de la scène, « incantation nocturne
avec fumigations de soufre », Flaubert fait des trouvailles progressives et
120 GENESES FLAUBERTIENNES

rajoute « pour evoquer un mort » et détermine quel mort, par la suite seule-
ment : « Mr Bouvard » avec, dernier ajout : « sous le portrait du père Bouvard
pour evoquer ses manes » (g2253 f° 4 v°)3. Notons d’ailleurs que la réinsertion
de l’objet est antérieure à la présupposition que l’on a vue auparavant, car elle
n’est pour sa part élaborée qu’au stade de l’avant-dernier scénario ponctuel : à
la phrase « il persuade à Bouvard d’evoquer les manes de son père » est juxta-
posée une élaboration marginale : « mais il ne possedait aucune relique de sa
famille – pas de portrait, rien » avec « pas de cheveu » en ajout (f° 19 v°). Le
syntagme « pas de portrait » disparaît sur le dernier scénario ponctuel
(f° 22 v°) pour être remplacé par « ni bague ni miniatures »4. L’effet obscur
que produit ici le texte final résulte donc de cette suppression, qui est somme
toute assez logique : puisque, dans la macrogenèse (c’est-à-dire sur des scé-
narios écrits antérieurement), Flaubert a déjà trouvé le portrait stratégique, il
souhaite sans doute ne pas le répéter ici, sachant qu’il le fera réapparaître quel-
ques lignes plus loin, pour les préparatifs de l’incantation.
Or les préparatifs germent sur ce dernier scénario, et révèlent un phéno-
mène troublant : « alors preparatifs. – Ils retirèrent le portrait du retiré du
salon D mis dans le museum deblayé ». Évidemment Flaubert se trompe,
puisque le tableau se trouve dans le muséum depuis le quatrième chapitre. Le
plus étrange cependant est le parcours génétique de ces préparatifs, qui abou-
tira à la correction de la bévue diégétique. Certes, Flaubert hésite quelquefois
entre le « portrait du père Bouvard », « la figure de Mr Bouvard » (f° 27) ou
« le portrait de Mr Bouvard » (f° 29), comme souvent dans les brouillons, et
surtout finit par éliminer la séquence, mais les systèmes de variation exigent
d’en considérer attentivement les motivations afin de ne pas superposer cause
et effet.
Sur le troisième brouillon, la séquence illogique, rédigée, semble sta-
bilisée : « Le portrait du père Bouvard fut transporté du salon dans le mu-
seum » (f° 26). Pourtant il n’en est rien : elle pose problème dès le brouillon
suivant, où Flaubert rature « transporté du salon dans le museum » et le
remplace par « décroché » (f° 41 v°). Or le participe « transporté » est souligné
(ce qui, dans les brouillons de Flaubert, est toujours l’indice d’une assonance
ou d’une répétition à éviter) ; en effet, les sonorités de « transporté » rappellent
celles de « portrait », tandis que le verbe apporter apparaît trois lignes plus
loin : « La voiture de Falaise leur apporta plusieurs colis ». Il en va de même
pour la disparition finale de cette mention du tableau, sur l’occurrence suivan-
te, qui est cette fois la mise au net (f° 59 v°) : avant de la raturer, Flaubert a
souligné « père », sans doute parce qu’il rime avec « soudoyèrent », dans la

3. Tous les manuscrits de cette scène appartiennent à ce même volume, dont je ne


répéterai plus la cote.
4. Ces scénarios ponctuels sont transcrits plus loin, voir p. 175.
Le portrait du père Bouvard 121

phrase qui vient immédiatement après : « Ils soudoyèrent Chamberlan, qui leur
fournit, en cachette, une vieille tête de mort ». La rectification de l’erreur est
donc l’effet, non la cause, d’un autre processus, qui homogénéise in fine, et de
façon quasi fortuite, il faut l’avouer, les informations diégétiques disséminées.
Si l’on examine maintenant la genèse du portrait lui-même, on constate
rapidement que les problèmes ne sont pas moins nombreux. Son importance
est attestée par le fait qu’il germe au stade préliminaire des scénarios
d’ensemble. Sur la première occurrence qui mentionne l’appartement de Bou-
vard (gg10 f° 6), Flaubert ajoute : « un portrait chez Bouvard » et, second
ajout : « heritage problematique » ; il a donc l’idée initiale, quoique encore
vague, d’utiliser un tableau pour créer un effet de mystère (lié à l’embrayeur
narratif de l’héritage), qui se précise sur l’occurrence suivante (gg10 f° 38) :
« heritage problematique de B. à propos d’un portrait qui est celui d’un oncle =
(son père) », avec un renvoi à une expansion qui se situe sur un autre folio
(gg10 f° 40). En voici le premier jet : « Le portrait de l’oncle ressemble telle-
ment à B. que P. a des doutes sur la paternité ». L’ajout interlinéaire est signifi-
catif : « L’oncle est un riche negociant (portrait de Croix-Mare) » : il s’agit
donc d’une référence, ce qui n’est pas étonnant en soi, car on en rencontre
souvent dans les manuscrits de Flaubert et surtout de Bouvard et Pécuchet,
nous l’avons déjà vu. Mais cette référence va se préciser et devenir probléma-
tique : « portrait de Croix-Mare » est raturé et corrigé en « comme celui de
Croixmare ». Cette fois, il est certain que nous avons affaire à un vrai tableau,
dont Flaubert va pouvoir s’inspirer pour rédiger ses descriptions (je précise
que les carnets sont tout à fait muets à ce sujet). Alberto Cento, dans son Com-
mentaire de Bouvard et Pécuchet, déclare qu’il s’agit « d’un portrait de famil-
le »5 ; effectivement l’ancêtre de Flaubert, Nicolas-Guillaume-Justin Cambre-
mer, le premier de la famille, prit le nom de « sieur de Croixmare » (il n’était
pas « négociant », n’appartenait pas non plus à la noblesse, mais fut réfé-
rendaire en la Chancellerie du Parlement de Normandie et avocat au Grand
Conseil du roi, et portait le titre de conseiller du Roi)6. Mais rien n’est moins
sûr : puisque la famille Croixmare est l’une des plus anciennes de Normandie,
il est tout à fait possible qu’il s’agisse du portrait d’un autre Croixmare. Par
ailleurs, si l’on considère la troisième occurrence du portrait, on constate qu’il
est encore présent sur le premier jet mais qu’il a subi une variation singulière
que Cento n’indique pas : « Pecuchet le considère avec plus d’attention. (por-
trait de Croix-Mare et du père Fauvel) », parenthèse raturée mais réinsérée

5. Alberto Cento, Commentaire de Bouvard et Pécuchet, Napoli, Liguori, 1973,


p. 23.
6. Voir René Rouault de la Vigne, « Les ancêtres normands de Gustave Flaubert.
La Noblesse des Cambremer de Croixmare », Journal de Rouen, 24 décembre 1921.
122 GENESES FLAUBERTIENNES

plus haut, dans l’interligne : « un portrait = Croix-Mare père Fauvel »7, comme
si les deux noms, mis en rapport paradigmatique, suggéraient maintenant qu’il
y a deux tableaux distincts malgré le singulier de « un portrait » ou un lien, que
je n’ai pu déterminer, entre Croixmare et Fauvel. Le père Fauvel, vraisembla-
blement Étienne Siméon Fauvel (oncle d’Émile Hamard, mort en 1858 à Pissy-
Pôville dont il était maire), était, lui, négociant, qui plus est en tableaux8 ; or
dans une lettre de Flaubert à sa nièce, datant du 13 juin 1876, Flaubert lui
demande : « Que veux-tu que je fasse du portrait de Fauvel ? »9 Rien ne prou-
ve bien sûr qu’il s’agisse du tableau en question, et même si l’on peut émettre
quelques conjectures, ce ne sont que les pièces d’un puzzle biographique
forcément incomplet10. Ce qui est important cependant, c’est que nous soyons
en présence d’au moins un élément exogénétique, ici pictural, qui laisse de
curieuses traces dans notre diégèse. Tout d’abord, il participe de l’humour qui
englobe la totalité du réseau, car il stimulera en partie la désignation du tableau
dont j’ai déjà parlé : au « père Fauvel » exogénétique correspondra le « père
Bouvard » endogénétique (et, bien sûr, diégétique), avec quelques variations
dans les brouillons, j’y ai fait allusion. Ensuite, il s’imprime littéralement dans
le texte, sous la forme d’un clin d’œil, les brouillons de la description du
musée au quatrième chapitre, sur lesquels je reviens rapidement maintenant,
l’indiquent bien.
Le premier scénario, intitulé « Leur musée » (g2252 f° 5)11, contient une
énumération des objets qui y ont été placés par les deux archéologues. Là en-
core, le portrait apparaît immédiatement : « tableaux – un vieux portrait de X –
le portrait du père de Bouv. en face ». Les scénarios suivants tentent de classer
cet amas hétéroclite, et l’on peut lire, sur la troisième occurrence : « un vieux
portrait de X… en face du portrait du père Bouvard, retiré du salon » (f° 3) ;
notons que le syntagme rappelant le salon du second chapitre, quoique tauto-
logique (il sera bientôt biffé), semblable d’ailleurs à celui des brouillons du
huitième chapitre, est bien ici conforme à la diégèse, et parallèlement germe,

7. L’extrait de ce folio est transcrit plus loin, p. 124.


8. Voir Correspondance, op. cit., tome I, note 1 de la p. 217 (note de Jean Bru-
neau).
9. Je remercie Yvan Leclerc de m’avoir mis sur la piste de ces éléments biographi-
ques. Voir Correspondance, op. cit., tome V, p. 47 ; Flaubert ajoute : « il est tellement
déchiré qu’il n’est bon qu’à brûler » ; voir à ce propos mon chapitre 7 plus loin.
10. L’inventaire de la bibliothèque de Flaubert après son décès mentionne plusieurs
tableaux, sans précision qui nous permette de les identifier. Quant à Caroline Franklin
Grout, elle parle également dans ses mémoires de portraits de famille, mais aucun ne
correspond à celui-ci ; voir par exemple Heures d’autrefois. Mémoires intimes (éd.
Matthieu Desportes), Rouen, P. U. de Rouen, 1999, p. 44, 47.
11. Là encore, je ne répéterai plus la cote complète du volume pour les manuscrits
de ce passage.
Le portrait du père Bouvard 123

dans l’interligne, un nouveau détail, un « arbre généalogique » pour l’instant


indéterminé. Sur l’occurrence suivante (f° 4 v°), Flaubert décide de trans-
former le « vieux portrait » en celui d’une « dame au pastel. Maîtresse de
Louis XV », pour faire pendant au portrait du père Bouvard, tandis que l’arbre
généalogique se précise : à « l’arbre généalogique de la famille X » se sub-
stitue « l’arbre généalogique de la famille de Givenchy ». La présence du
tableau du père Bouvard motive donc bien, plus tard dans les brouillons, la
transformation de « Givenchy » en « Croixmare », biographème discret qui
constitue un dernier rappel, peut-être humoristique, de l’exogenèse.
A priori, le modèle exogénétique, qu’il soit physiquement près de Flaubert
ou relégué dans sa mémoire, devrait expliquer la permanence logique de cer-
tains détails déjà notés, tels les « favoris » ou les « pommettes » ; n’oublions
pas de plus que la création flaubertienne procède par visualisation, comme
Flaubert l’a rappelé lui-même dans une lettre à Taine (quand il écrit, il voit,
littéralement)12. Pourtant, et paradoxalement, les avant-textes révèlent que cet
imaginaire est moins précis, ou stable, que l’on pourrait croire.

Première description
Dans le premier chapitre, le parcours génératif de la description relève de
deux systèmes sémantiques distincts : l’un relatif à l’humour du narrateur qui
semble, par ses choix lexicaux, se moquer du tableau, l’autre à la richesse ou la
noblesse du personnage. L’aspect comique du portrait est en effet présent dès
la germination des premiers détails descriptifs sur la quatrième occurrence
(f° 23)13 : « favoris rouges », « col dessus », « engoncé », « petits yeux », « air
malin », « cheveux en poire » ; quant à la richesse (« riche », « en grande toi-
lette », « diamants »), en rapport avec le thème de l’argent, elle fait allusion à
l’héritage problématique et vient surtout s’opposer ironiquement à la pauvreté
de Bouvard, visible dans son intérieur dès la troisième occurrence (dans la
marge : « on voit que c’est pauvre »). Les brouillons suivants confirment ce
double processus, puisque l’on trouve sur la cinquième occurrence un
monsieur « très rouge de teinte », et à « figure considérable » (f° 22) ; les
favoris ont maintenant une « couleur carotte » et ses cheveux sont devenus un
« toupet pyriforme »14 ; d’un autre côté, l’air du père Bouvard est également

12. Je rappelle cette célèbre phrase : « Dans le passage que j’écris immédiatement
je vois tout un mobilier (y compris des taches sur des meubles) dont il ne sera pas dit un
mot » (lettre du 20 ? novembre 1866), Correspondance, op. cit., tome III, p. 561.
13. Les transcriptions de ce passage sont données en regard sur les pages suivantes.
14. N’oublions pas que dans la version publiée – mais non dans les brouillons, il y a
eu déplacement d’un personnage à l’autre – c’est la chevelure de Pécuchet qui res-
semble à une perruque ; Bouvard a pour sa part les cheveux « frisés », comme bientôt le
toupet de son père, cf. p. 48.
124 GENESES FLAUBERTIENNES

Occurrences du chapitre I

g2251 f° 19 v° (extrait)
(scénario ponctuel, 3e occurrence)

g2251 f° 23 (extrait)
(scénario ponctuel, 4e occurrence)

g2251 f° 22 (extrait)
(brouillon, 5e occurrence)
Le portrait du père Bouvard 125

g2251 f° 21 (extrait)
(brouillon, 6e occurrence)

g2251 f° 25 v° (extrait)
(brouillon, 7e occurrence)

g2251 f° 35 v° (extrait)
(brouillon, 8e occurrence)
126 GENESES FLAUBERTIENNES

« opulent » (ou « cossu », sur le brouillon suivant, f° 21) tandis que les dia-
mants se précisent (« au jabot », autre signe de richesse, voire de noblesse) tout
comme la cravate : « où la rosette de sa cravate blanche s’épanouissait » dans
la marge (dont les composantes métaphoriques et sylleptiques ont cependant
une connotation humoristique, d’ailleurs renforcée par la comparaison florale,
elle-même sylleptique, actualisée dès le premier jet de la sixième occurrence :
« où s’épanouissait comme un lis la rosette de sa cravate blanche », f° 21).
Avouons que le père Bouvard semble bien plus ridicule dans les brouillons
que dans la version publiée. Il faut toutefois se garder de voir dans cet amenui-
sement une finalité de l’écrivain. En effet, certaines des transformations sont
indécidables, telles les suppressions de la forme des cheveux (« pyriforme »
est raturé sur la sixième occurrence)15, de la « bague au petit doigt », autre
signe de richesse, avec les « breloques à sa montre » (ces dernières feront une
réapparition temporaire dans la marge du deuxième brouillon de la scène de la
magie, ce qui indique qu’il y a bien une stabilité de la représentation, ou en
tout cas de certains de ses éléments, même si elles y auront alors une appa-
rence de « gouttes de sang ») ; l’avant-texte troue donc l’image ou lui fait per-
dre de son acuité tout en éliminant, parallèlement, le rythme ternaire sur lequel
ces détails étaient bâtis. Indécidables sont aussi les additions soudaines, sur la
septième occurrence seulement (f° 25 v°), des précisions concernant la cravate
(elle est « haute »), l’habit (« noir »), et le gilet (« de velours ») bien que ces
signes soient corrélés à la richesse du personnage (le « velours » était présent
dès la première expansion de la description mais n’avait pas été retenu ensui-
te) ; ici au contraire, ils ont pour fonction de préciser l’image, mais ils sont
aussi de nature stylistique, car ils amplifient de façon symétrique chacune des
parties du costume en la dotant de nouveaux qualifiants. D’autres transforma-
tions sont explicables par l’orientation de l’écriture. Ainsi, la proposition rela-
tive concernant la rosette est bloquée par la modification de la syntaxe (du
passif à l’actif) puisque la cravate devient le premier des sujets du verbe en-
goncer (remarquons au passage que Flaubert a beaucoup de mal à rédiger le
détail du col ou des cols, auquel il tient cependant : il ne tente jamais de le
supprimer) ; autre exemple, l’élimination de la couleur de la cravate, « blan-
che », qui résulte sans doute de la chasse aux assonances (même si elles ne
sont pas soulignées), car le terme « chemise » n’est pas loin dans la phrase.
Ajoutons à cet égard qu’il y a très peu de couleurs dans cette description de
peinture, ce qui peut paraître étonnant ; mais vraisemblablement, l’intérêt de
Flaubert n’est pas de totaliser un tableau qui, malgré la précision de quelques

15. Dans la version publiée, c’est le duc d’Angoulême (d’ailleurs « un imbécile »,


aux dires de Bouvard) qui a un crâne piriforme : « Sa tête piriforme était encadrée par
les frisons de sa chevelure et de ses minces favoris » (p. 179).
Le portrait du père Bouvard 127

notations, demeure assez peu visualisable (comme en témoigne aussi la dis-


parition immédiate de sa taille balbutiant sur la quatrième occurrence : « de
grandeur nature », f° 23).
En revanche, quelques variations sont plus complexes, car elles indiquent
des phénomènes de mouvance de l’imaginaire. Les favoris, par exemple,
mettent une touche colorée sur la toile mais également, dès la cinquième
occurrence, créent un effet d’élargissement du visage, correspondant à l’image
d’une figure « considérable ». Or sur la septième occurrence (f° 25 v°), après
avoir souligné les assonances en i, Flaubert insère le verbe « bordaient », qui
produit au contraire un effet limitatif, quoiqu’il ait ajouté l’adjectif « gros » ; il
s’agit bien cette fois d’un phénomène d’instabilité (même si par ailleurs Flau-
bert revient, sur le dernier brouillon, à l’option précédente et maintient la répé-
tition). On remarque aussi sur plusieurs occurrences (et ce dès la sixième) des
tentatives de substituer, pour des raisons obscures, « une chaîne d’or » aux
« diamants » du jabot ; certes, l’isotopie de la richesse est maintenue, mais
l’image se modifie en conséquence, ce qui en problématise l’origine : on peut
douter que le modèle exogénétique soit fidèlement respecté. Enfin, si les yeux
sont bridés « dans les angles » ou « dans les coins » (f° 25 v°), ils ne le sont
pas aux « pommettes », trouvaille que fait Flaubert dans l’interligne de la mê-
me occurrence, et qu’il conserve après l’avoir une première fois raturée.
Je reviens enfin sur les dernières transformations, fort productives on va le
voir, de cette première description. Sur la cinquième occurrence apparaissent
des signes encore relatifs à l’expansion du comique (f° 22) : « torsion de la
bouche grimaces mouvantes sous les repeints ». Une fois rédigés, ils sont
explicités par le nouveau détail des « embus » (« les embus de la peinture
reparaissant à contrejour le faisaient grimacer »), qui appartient au même
registre, puisqu’ils connotent le ratage, même s’il s’agit d’un accident fréquent
en peinture (excepté la « toile », c’est du reste le seul terme appartenant au
domaine pictural dans cette description de tableau). Le second ajout accentue
le comique (« comme s’il avait eu des tics », séquence raturée sur la sixième
occurrence, non pour rendre le père Bouvard moins ridicule, mais pour élimi-
ner la répétition du verbe avoir) tandis que l’aspect « plus vivant » du portrait,
dont participent aussi les « tics », provient sans doute de la transformation de
l’adjectif « mouvantes », et oriente cette fois la clausule de la description vers
un autre sens ; c’est la première ébauche du sourire que contiendra la version
finale, et que Flaubert trouvera progressivement quand il travaillera le détail
des « petits yeux » (oublié, soulignons-le, sur la sixième occurrence). Des yeux
au regard, il n’y a qu’un pas ; néanmoins on ne peut que s’étonner de la
disparition de toute la phrase décrivant les embus et les grimaces (peut-être à
cause des nombreuses assonances de en ? pourtant, aucune n’est indiquée) et
surtout de la substitution qui, tout en s’adressant au narrataire, fait intervenir le
128 GENESES FLAUBERTIENNES

regard avant le sourire, pendant deux occurrences, « D il vous regardait avec


un petit air narquois » : « D il vous regardait avec souriait d’un petit air
narquois » (f° 149 v°, non transcrit ici). L’autotextualité y était manifeste,
rappelant un roman bien antérieur (mais relu il y a peu de temps, pour les
rééditions de 1873 et 1874), puisque Flaubert décrit ainsi les tableaux que voit
Emma Bovary lors son arrivée à la Vaubyessard : « et de tous ces grands
carrés noirs bordés d’or sortaient, çà et là, quelque portion plus claire de la
peinture, un front pâle, deux yeux qui vous regardaient » (p. 49).

Dîner et portrait ratés


J’ai fait allusion à la productivité des corrections ; effectivement, car si les
embus disparaissent ici, ce n’est que pour mieux réapparaître bientôt, dans le
second chapitre.
Le premier scénario ponctuel de la scène du « Dîner » est écrit en plusieurs
temps (f° 181 v°)16. Une première partie détaille les personnages et quelques
éléments du décor et de l’atmosphère ; on y voit l’ajout immédiat du portrait,
mais il semble flotter sur le folio, comme s’il devait un instant être situé dans
la salle à manger. Au contraire, plus bas sur le scénario, où s’amorce la narrati-
visation de la scène, il est bientôt associé au salon (cause, ou effet du système
de variation macrogénétique que l’on a vu tout à l’heure). Notons que Flaubert
songe à le lier à certaines des conversations qu’il commence à préciser (et qui
sont toutes de nature proleptique par rapport au récit encyclopédique) : « arts D
littérature. à propos du portrait D des assiettes » ; c’est peut-être ce qui expli-
que la motivation initiale de réutiliser l’objet dans cette scène17. Pourtant cette
option sera abandonnée (dès le scénario suivant). L’autre motivation possible
relève de l’isotopie du ratage, déjà visible dans les brouillons du premier
chapitre, car il est clair dès cette étape que le dîner doit échouer, comme
l’indiquent la séquence récapitulative au bas du folio, « Leur dîner n’a pas
réussi » ainsi que d’autres notations, par exemple « les cornichons ratés ».
Soulignons de plus que le dîner était davantage raté dans les brouillons,
puisque, sur plusieurs occurrences, même « le champagne ne detonne pas. le
geste d’effroi de Me B. est inutile », tandis qu’il en ira différemment dans la
version publiée, Flaubert en profitant alors pour faire allusion à une idée reçue

16. Les folios qui nous concernent sont transcrits ci-contre et page suivante.
17. Autre phénomène troublant : pour préciser l’atmosphère de la scène, à proxi-
mité du portrait (« silence – calme »), Flaubert note dans l’interligne un autre biogra-
phème qui était, justement, relatif au père Fauvel : « Pissy » (pour Pissy-Pôville).
Le portrait du père Bouvard 129

Occurrences du chapitre II

g2251 f° 181 v° (extrait)


(scénario, 1e occurrence)

g2251 f° 183 v° (extrait)


(scénario, 2e occurrence)
130 GENESES FLAUBERTIENNES

g2251 f° 180 (extrait)


(brouillon, 3e occurrence)

g2251 f° 204 v° (extrait)


(brouillon, 4e occurrence)

(« Presque aussitôt on déboucha le champagne, dont les détonations amenèrent


un redoublement de joie », p. 97)18.
Cette expansion du ratage, et non plus des Beaux-arts, est visible dans le
parcours génératif de la description du tableau sur la seconde occurrence de la

18. Voir cet extrait de l’entrée « champagne » dans le Dictionnaire des idées re-
çues : « Provoque l’enthousiasme chez les petites gens » (Bouvard et Pécuchet, p. 409).
Le portrait du père Bouvard 131

scène (f° 183 v°). Alors que les premiers ajouts marginaux ne concernent que
la ressemblance du père Bouvard et de son fils (déjà vue au premier chapitre)
et la remarque allusive de Mme Bordin, les additions postérieures font germer
la dégradation, en trois temps. Le détail des favoris réapparaît, mais l’image du
premier chapitre est immédiatement transformée : « un peu de moisi aux
favoris complète l’illusion ». Or ce moisi inattendu est en fait le résultat d’une
variation tabulaire. Bien sûr, de telles variations sont fréquentes dans l’écriture
flaubertienne, mais celle-ci est curieuse : le moisi provient du vin qui « sent le
moisi », séquence raturée, quelques lignes plus bas, où le vin passe alors parmi
les « réflexions sur les choses bonnes ou pas bonnes à manger » (dans l’ajout
interlinéaire : « sur le vin D la manière de faire le cidre »). S’il y a bien
système de variation, c’est-à-dire un rapport métonymique, sous-jacent, entre
le « vin » et les « favoris », on peut y voir une trace (non écrite) du processus
mental ou imaginaire qui stimule le déplacement : le père Bouvard aurait de
plus un air d’ivrogne sur son tableau, jamais actualisé littéralement dans nos
avant-textes ; cela expliquerait en tout cas pourquoi sa figure était à un
moment « très rouge de teinte » dans l’un des manuscrits du premier chapitre.
Le fait que cette réorientation soudaine du détail soit problématique est d’ail-
leurs visible aussi sur l’occurrence suivante, où Flaubert introduit dès le pre-
mier jet une séquence causale pour la légitimer : « comme l’appartement etait
rarement ouvert, humidité » (f° 180). Quoiqu’elle participe du comique de la
scène et de la dégradation, cette nouvelle idée avorte, car elle est raturée avant
d’être rédigée. Elle pose un autre problème, sans doute parce qu’elle nécessite-
rait sa propre explication (pourquoi l’appartement serait-il « rarement ou-
vert » ?) ; le moisi restera donc injustifié. On voit d’ailleurs sur cette troisième
occurrence combien Flaubert tâtonne ; bien que les détails initiaux soient
maintenus, il ne complète pas sa phrase (même si je n’ai pu déchiffrer les deux
ou trois derniers mots après « n’en rendaient que… ») ; quant à la modification
du « moisi » en « moisissure », elle résulte de l’assonance (moisi / favoris) qui
sera moins visible avec la réapparition du détail intermédiaire des « pommet-
tes » dont Flaubert se souvient après coup, « un peu de moisissure aux
pommettes ». Mais il faut souligner une fois encore combien la rédaction est
un phénomène arbitraire : tout préoccupé qu’il est par les assonances et par les
répétitions de « qu’il » (après la description), Flaubert ne remarque jamais, ni
dans ces brouillons ni sur la copie autographe, la répétition du verbe ajouter,
qui stabilise la séquence décrivant les favoris mais qui intègre aussi la remar-
que de Mme Bordin, quand « ajouta » remplace « déclara ».
Les autres processus de dégradation sur la seconde occurrence proviennent
de la réinsertion des « embus à contrejour » éliminés dans le premier chapitre
avec, dernier ajout, l’adjectif « hideux » qui subsume ces notations et le sens
général du portrait ; de par la concomitance des séquences, l’effet est peu
132 GENESES FLAUBERTIENNES

flatteur pour Bouvard (ou même pour l’œil de Mme Bordin, qui y voit un « bel
homme »). Flaubert se rappelle (et récupère) donc un détail qu’il avait aupara-
vant supprimé et qui circule indifféremment dans nos avant-textes d’un cha-
pitre à l’autre ; du reste, quand la séquence est rédigée, sur l’occurrence
suivante, elle prend une forme similaire à celle qu’elle avait lors de sa
suppression, comme si ce n’était pas seulement la persistance de l’image qui
importait, mais aussi son moule sémantico-syntaxique, voire l’interaction des
deux (revoici cette première séquence : « les embus de la toile reparaissant à
contre-jour faisaient grimacer la face, D la rendaient plus vivante ») : ici « les
embus de la peinture reparaissant à contrejour faisaient grimacer la bouche,
loucher les yeux » (f° 180). La transformation des yeux (ils étaient « bridés »,
maintenant ils louchent ; notons jusqu’à la fin le maintien des assonances de
bouche / loucher), accentue l’aspect comique du tableau, alors que le syntagme
« plus vivant que jamais », quoique raturé, rappelle avec plus de force encore
la séquence décrivant les embus dans le premier chapitre (ainsi que l’hésitation
entre « toile » et « peinture » sur la quatrième occurrence).
Il n’y aura jamais, pour ce passage, tentative d’expansion ou de réutilisa-
tion d’autres détails du portrait (tel le costume) ; à la vision rapide du tableau
succèdent les réactions des personnages. Dernière trace du thème initial des
Beaux-arts, Marescot fait des « observations artistiques » dans la marge (ou,
occurrence suivante, « Mr Marescot profera deux ou trois termes artistiques,
empâtement, glacis », f° 180), observations tout à fait stériles et, nouvelle sé-
quence modalisée, « les invités le considérèrent avec le plus grand sérieux ».
Le comique fait donc tache d’huile, d’une autre façon : maintenant ce sont les
convives qui semblent ridicules car ils ne voient pas le ridicule du portrait. La
séquence modalisée est éliminée à cause de la répétition de « avec » (ou parce
que « sérieux » rime avec « yeux » ; l’assonance est soulignée sur le folio
204 v°), mais la suppression des commentaires de Marescot est indécidable ;
or c’est sans doute le fait que Marescot ait une réaction face au tableau, et
qu’elle soit supprimée, qui motivera son autre réaction dans les brouillons des
récapitulatifs du dîner où, nouvelle variation génétique et diégétique, elle aura
pour fonction d’amplifier a posteriori la moquerie des invités, qui deviendra
ainsi unanime (Bouvard parlera de son « ricanement », absent ici).
La juxtaposition des parcours génétiques révèle donc des processus
étonnants, surtout dans le cas d’un texte écrit à partir d’un modèle exogéné-
tique préexistant : la représentation du tableau relève clairement d’une tension
entre la mouvance de l’image et sa permanence. D’une part certains détails
circulent d’une description à l’autre dans la macrogenèse, qu’ils soient récu-
pérés après leur suppression ou qu’ils soient logiquement récurrents ; d’autre
part les récurrences ne sont pas immédiates mais se produisent elles-mêmes
par à-coups et modifications successives.
Le portrait du père Bouvard 133

Tableau et tête de mort


Les brouillons de la scène de la magie confirment ce double phénomène. Il
faut immédiatement noter que l’aspect « vivant » du portrait, qui avait été
actualisé deux fois dans les deux premiers chapitres sans y être retenu, est ici
très vite introduit sur le dernier scénario ponctuel (f° 22 v°) : le premier jet,
« la lueur des flambeaux – ombres mouvantes – sur le portrait. la tête de
mort » est corrigé en : « D la lueur des cierges faisait ombres mouvantes sur le
portrait. la tête de mort. Le père B. semble vivre », ou, après la rature du
dernier verbe, « peu à peu s’animer ». Il y a donc transformation initiale de
l’information, résultant de sa réinsertion dans un nouveau contexte,
accompagnée, sans doute, de l’émergence du comique : alors que les deux
magiciens veulent faire apparaître le mort, c’est seulement son portrait qui
donne l’illusion de se mettre à vivre sous la lumière mouvante, ce qui les
terrorise (je rappelle aussi que dans les brouillons du premier chapitre Bouvard
promenait son flambeau et que le portrait avait des « grimaces mouvantes »).
Or la trouvaille la plus productive germe sur le premier brouillon (f° 27)19,
sans y être précisée cependant, quand Flaubert associe les deux objets (portrait
/ tête de mort), non plus seulement dans l’espace mais aussi pour produire cette
illusion de vie. Il semble en effet que ce soit le curieux déplacement des
grimaces dès le premier jet (c’est ici la tête de mort qui « grimace » ou « avait
l’air de grimacer »), avec la proximité du portrait dans la séquence suivante,
qui génère l’ajout interlinéaire, comme si Flaubert ne se souvenait que par la
suite des grimaces antérieures du portrait : « Confusion. melange de l’un D de
l’autre » ; autrement dit, le parcours génétique devra procéder par expansion
métonymique.
Étrangement, le motif des grimaces, qui aurait pu être retenu, et qui
d’ailleurs aurait été conforme au comique de la scène tout en permettant un
rappel diégétique, disparaîtra définitivement à partir du brouillon suivant
(f° 28), où s’élabore la confusion des objets parallèlement aux détails descrip-
tifs ; nouvelle idée et nouveau parcours, Flaubert choisit d’opérer la confusion
par des effets de couleurs, de mouvements et, temporairement, par un système
métaphorique stéréotypé. Mais il ne les trouve pas tout de suite ; ce folio est
d’ailleurs écrit par à-coups, tâtonnements, et en plusieurs temps, signe de
nombreuses difficultés d’écriture. En voici le premier jet : « Confusion – con-
fond les orbites du squelette, le regard du portrait – qqfois la tête du portrait
disparaissant. D on voit à sa place la tête de mort surmontant les vêtements –
les favoris semblent encadrer les os ». Bien sûr, les éternels favoris sont
immédiatement présents pour participer de la confusion, ainsi que le « regard »

19. Les folios qui nous concernent sont transcrits en regard sur les deux pages sui-
vantes.
134 GENESES FLAUBERTIENNES

Occurrences du chapitre VIII

g2253 f° 27 (extrait)
(brouillon, 12e occurrence)

g2253 f° 28 (extrait)
(brouillon, 13e occurrence)
Le portrait du père Bouvard 135

g2253 f° 66 v° (extrait)
(brouillon, 14e occurrence)

g2253 f° 41 v° (extrait)
(brouillon, 15e occurrence)

dont nous avons déjà vu l’importance, mais les « vêtements » sont indéter-
minés ; en revanche, quand Flaubert rédigera la séquence, il se rappellera
l’« habit » du premier chapitre dans les interlignes : « Elle semblait par mo-
ments descendre sur les epaules de l’habit noir » (ou mieux encore, occurrence
suivante, « sur le colet de l’habit », souvenir du « col » antérieur ; or la couleur
est pour sa part éliminée).
Au second chapitre le portrait était « hideux » ; ici, il est dans les inter-
lignes « gâté », et « décloué », sans explication (notons que la rédaction rapide
de la séquence est favorisée par celle qui représente les rideaux, plus haut sur
le folio, car la même image se répète en parallèle, ainsi que le verbe « se bom-
bait »). Quoi qu’il en soit, la dégradation en est plus littéralement visible. La
marge, qui est fort problématique et d’ailleurs très difficile à déchiffrer, précise
136 GENESES FLAUBERTIENNES

progressivement la « physionomie » du tableau, comme l’indique le premier


jet. Le premier détail concerne la couleur : « plaques lie de vin » (faut-il y voir
un rappel du vin au second chapitre ?), le second la « maigreur », alors que le
père Bouvard avait plutôt l’air gros jusqu’à présent ; ensuite, la description des
yeux, « qq chose de pleurard embrumait les yeux », est en contradiction directe
avec le sourire du premier chapitre, et le fait qu’ils louchent depuis le second
chapitre ne réapparaît pas. Flaubert se ravise toutefois et préfère annuler le
regard : les yeux sont d’abord « absents » puis, dans le dernier ajout marginal,
ils n’ont « plus de lumière », ce qui lui permet d’accentuer la confusion
comique des objets, grâce à leur association avec la chandelle que les deux
bonshommes ont placée dans le crâne (dans l’interligne : « D semblait s’être
réfugié plus haut, dans les orbites du squelette »). On retrouve les « favoris »
(non décrits, tandis qu’ils l’étaient sur le premier jet) et les « breloques »
auxquelles j’ai déjà fait allusion, et qui ne seront jamais réutilisées lors de la
rédaction, même si elles ressemblent ici à des « gouttes de sang » ; quant à la
chemise, qui tout comme les breloques réapparaît pour la première fois dans la
diégèse, son système descriptif est étrange : d’abord Flaubert ne mentionne
qu’un « morceau de chemise » difficile à visualiser (d’autant que le père
Bouvard devrait être engoncé dans son gilet et son habit) 20 , et surtout lui
attribue un premier énoncé métaphorique : « = linceul », ensuite corrigé en :
« la chemise prenait des apparences de plomb d’un cercueil », on se demande
bien comment. La moisissure, qui revient ici, détaille maintenant le nez : « la
moisissure rongeait les nez » (notons le lapsus métonymique du pluriel) et non
plus les pommettes, qui sont, elles, ajoutées aux plaques, « plaques lie de vin D
livides aux pommettes », puis raturées. La couleur des plaques sera elle-même
modifiée, vraisemblablement à cause des assonances qui ont pourtant généré,
par paronymie, l’adjectif « livides » (d’ailleurs utilisé aussi, plus bas sur le
folio, pour décrire la terreur de Pécuchet), les plaques « lie-de-vin » (c’est-à-
dire plutôt rouge violacé) devenant « brunes », comme l’est la tête du sque-
lette, dans l’interligne du corps du texte.
Il est donc évident, dans ces premières notations successives, que la tension
entre mouvance et persistance de la représentation réapparaît dans cette scène.
Alors que certaines corrections répètent logiquement des données diégétiques
déjà rencontrées (par exemple, « l’habit noir » remplaçant les vagues « vête-
ments »), le plus souvent la permanence des autres détails est immédiatement
amoindrie par les énoncés qui les précisent. Mais c’est sur l’occurrence

20. Ces phénomènes contradictoires ne sont pas rares dans les brouillons ; on peut
du reste en voir un autre exemple avec la description du salon au second chapitre, dans
les interlignes de la quatrième occurrence, pour le détail des fauteuils qui pose de nom-
breux problèmes de rédaction : s’ils sont adossés ou alignés « contre le mur », ils ne
sauraient être disposés en « demi-cercle » (f° 204 v°, déjà transcrit p. 130).
Le portrait du père Bouvard 137

suivante, le troisième brouillon, lui-même fort corrigé, que la rédaction se


stabilise (f° 66 v°) ; les deux derniers brouillons ne contiendront plus que quel-
ques variations ponctuelles. Là encore, les hésitations de Flaubert sont évi-
dentes. La figure peinte perd sa couleur d’un côté mais en gagne de l’autre, car
la séquence qui la met à égalité avec la tête de mort permet d’éliminer les
nombreuses répétitions de la préposition de (« une couleur terreuse les salissait
également », ou « les brunissait », sur le brouillon qui suit). La description des
yeux est fixée et ne variera plus ; en revanche le premier jet de quelques détails
est curieux. Par exemple, la « redingotte », qui n’était jamais apparue dans la
diégèse, est actualisée immédiatement, tandis que la dégradation de la toile
n’est plus visible, puisque Flaubert écrit tout d’abord « D la toile dans son
cadre remuait », ce qui laisse le mouvement sans explication (mais l’interligne
revient à l’image antérieure). Certaines corrections ne sont pas moins éton-
nantes. Si l’insertion de l’adjectif « lourde », qualifiant la chemise, justifie
enfin la comparaison avec le plomb (toute la séquence sera biffée, sans raison
apparente, sur la mise au net), en revanche la transformation de « nez » en
« pommettes » est indécidable, comme les balbutiements temporaires de la
réapparition de la cravate, dans la marge (« sur le nœud de la cravate ») et
surtout la disparition des « favoris », auxquels Flaubert semblait tellement
tenir. Bien sûr, les favoris, rare détail permanent dans la diégèse (avec celui
des pommettes), seront de retour dès le premier jet de l’occurrence suivante (f°
41 v°), de même que la redingote, qui remplacera définitivement « l’habit » ;
ces substitutions laissent penser qu’il y avait sans doute là un système de va-
riation lié à la proximité de la rime habit / favoris. Vraisemblablement, l’image
du père Bouvard est moins importante que l’isotopie du contexte, placée sous
l’égide de la mort mais aussi de la confusion comique des deux têtes qui en a
orienté la construction, de manière quasi indépendante par rapport aux autres
descriptions du tableau (dans ce contexte, la tête de mort aurait fort bien pu
porter un toupet, par exemple) ; le fait qu’elle ne s’élabore que par ajouts
balbutiants et parfois contradictoires, ou par trouvailles inédites, suggère que
même si Flaubert y songe, il ne les a probablement pas relues pour stimuler
son imaginaire, malgré l’écart temporel de presque cinq ans qui sépare les
moments rédactionnels.
Le parcours de ces avant-textes montre donc que l’apparence du père Bou-
vard n’est ni rigide ni stable, loin de là ; or dans le cas d’un texte qui s’inspire,
par ses modes représentatifs, d’un tableau préexistant, ces variations géné-
tiques et diégétiques paraissent problématiques, car elles ont tendance à trans-
former l’image qu’elles ont à charge de produire. Excepté le comique perma-
nent du réseau, qui a sans doute une origine biographique difficile à préciser,
les éléments invariables sont plutôt rares : au premier chapitre l’« air » du per-
sonnage (malin, malicieux ou narquois), quelques parties de son costume, et
138 GENESES FLAUBERTIENNES

surtout le fait que les cols l’engoncent ; quant à la réapparition diégétique de


certains détails dans les autres chapitres, tels les favoris et les pommettes, elle
n’est jamais systématique et résulte souvent d’autres systèmes de variation. De
plus, ces diverses modifications montrent que Flaubert n’a pas vraiment l’in-
tention de respecter son modèle, puisqu’elles suivent exactement les processus
que l’on rencontre dans la genèse de toute description flaubertienne : transfor-
mations (fluctuation de l’image), additions (précision de l’image) et suppres-
sions (l’image perdant alors de son acuité) ; il est évident que l’exogenèse
picturale, qu’elle soit d’origine visuelle ou mnémonique, est digérée par la
rédaction, exactement comme l’exogenèse scripturale (phénomène qu’il fau-
drait vérifier avec d’autres parcours génétiques s’inspirant de tableaux réels) ;
chez Flaubert c’est bien l’écriture en formation qui fixe lentement une image,
plutôt qu’une image préexistante qui impose immédiatement un moule. Il faut
y voir sans doute un effet de la poétique du vague, dont il parle à propos de
Salammbô 21 , et qui relève de sa conception à la fois de l’imaginaire et du
descriptif ; tout en n’oubliant pas non plus que, dans la lettre à Taine déjà
mentionnée, concernant l’imagination artistique, Flaubert déclare que « le sou-
venir idéalise, c’est-à-dire choisit ? Mais peut-être l’œil idéalise-t-il aussi ?
observez notre étonnement devant une épreuve photographique. Ce n’est ja-
mais ça qu’on a vu », et dit aussi que « l’image artistique se fait lentement –
pièce à pièce – comme les diverses parties d’un décor que l’on pose »22.
Or ce principe d’idéalisation correspond clairement aussi, pour lui, à un
autre but artistique, celui de faire vrai ; on le voit sur un folio du carnet 15 où
il annote, probablement en 1869, Des hallucinations de Brière de Boismont :
« Un peintre anglais qui peut se représenter intégralement son modèle. “Toutes
les fois que je jetais les yeux sur la chaise, je voyais l’homme” (p. 39). Ce
peintre devint fou. Ses portraits ne devaient pas être ressemblants. La mémoire
trop exacte, agissant comme un appareil photographique, nuit à l’idéalisation
qui seule fait vrai »23 (f° 13 ; c’est Flaubert qui souligne) ; ainsi s’explique le
fait que dans et par l’écriture les descriptions puissent se modifier, non seule-
ment au cours de leur élaboration mais encore en fonction de l’effet à produire
selon chaque contexte : tant pis si l’image originelle en est, par là même,
altérée.

21. Par rapport à son refus des illustrations : « Je sais bien que vous allez me trou-
ver complètement insensé. – Mais la persistance que Lévy met à demander des illustra-
tions me fout dans une fureur impossible à décrire. Ah ! qu’on me le montre, le coco
qui me fera le portrait d’Hannibal. – Et le dessin d’un fauteuil carthaginois ! Il me ren-
dra grand service. Ce n’était guère la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le
vague, pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte » (lettre à
Jules Duplan, 24 juin 1862, Correspondance, op. cit., tome III, p. 226).
22. Ibid., p. 562.
23. Carnets de travail (éd. Pierre-Marc de Biasi), Paris, Balland, 1988, p. 478.
6. Baisades flaubertiennes

Un autre phénomène de récurrence qui entraîne la combinaison légitime de


points de vue critiques à la fois micro et macrogénétiques concerne la problé-
matique de l’autotextualité, peu étudiée jusqu’à présent, moins encore dans
une perspective génétique. Pourtant un examen comparatif des brouillons
devrait permettre de voir comment opère, cette fois dans des œuvres diffé-
rentes, le retour de certains éléments, de définir des schèmes stylistiques ou
thématiques et la manière dont ils réapparaissent ou disparaissent selon les
contextes, et de déterminer en suivant les processus de formation s’il s’agit
bien d’auto-réécriture ou de récurrence tout à fait arbitraire résultant d’autres
phénomènes, par exemple de l’actualisation de stéréotypes idiosyncrasiques ou
de thèmes privilégiés dépendant de l’imaginaire de l’auteur et se manifestant
(naturellement en quelque sorte) au cours de la rédaction, ce qui n’aurait rien
d’étonnant somme toute1. En effet, quand des contextes similaires entraînent
d’un récit à l’autre des situations narratives dont la ressemblance est notable, et
ce malgré d’évidentes différences diégétiques et textuelles, on peut se de-
mander dans quelle mesure la formation de l’écriture en cours n’est pas

1. J’utilise le terme dans un sens plus étroit que Raymonde Debray Genette, qui y
englobe les strates d’un même corpus génétique : « réécriture d’un auteur d’un avant-
texte à un autre, soit de la même œuvre, soit de tout l’œuvre » (voir « Hapax et paradig-
mes. Aux frontières de la critique génétique », art. cité, p. 81). Pour l’étude génétique
des récurrences à l’intérieur d’un même corpus génétique (intratextuelles donc), voir
mon article « Description, stéréotype, intertextualité (une analyse génétique de L’Édu-
cation sentimentale) », Romanic Review, 84, 1, 1993, p. 27-42.
140 GENESES FLAUBERTIENNES

informée, ou inspirée, par des textes précédemment écrits et n’influencera pas,


à son tour, les écrits futurs de l’auteur, qu’il en soit conscient ou non2.
Afin d’illustrer ces propos, je prendrai le cas des scènes où Emma Bovary
cède à Rodolphe, Salammbô à Mâtho et Madame Dambreuse à Frédéric (c’est-
à-dire, en termes flaubertiens, des baisades pour lesquelles l’acte sexuel n’est
perceptible que de façon allusive), en m’attardant plus particulièrement sur
celle de Salammbô, que nous avons déjà entrevue plusieurs fois mais dont les
manuscrits n’ont pas encore été analysés. En voici successivement les versions
publiées. Pour Madame Bovary :
– J’ai tort, j’ai tort, disait-elle. Je suis folle de vous entendre.
– Pourquoi ?... Emma ! Emma !
– Oh ! Rodolphe !... fit lentement la jeune femme en se penchant sur son
épaule.
Le drap de la robe s’accrochait au velours de l’habit. Elle renversa son cou
blanc, qui se gonflait d'un soupir ; et, défaillante, tout en pleurs, avec un long
frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna.
Les ombres du soir descendaient ; le soleil horizontal, passant entre les
branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout autour d’elle, dans les feuilles
ou par terre, des taches lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en vo-
lant, eussent éparpillé leurs plumes. Le silence était partout ; quelque chose de
doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son cœur, dont les battements re-
commençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait. Alors,
elle entendit tout au loin, au-delà du bois, sur les autres collines, un cri vague et
prolongé, une voix qui se traînait, et elle l’écoutait silencieusement, se mêlant
comme une musique aux dernières vibrations de ses nerfs émus. Rodolphe, le
cigare aux dents, raccommodait avec son canif une des deux brides cassée.
(p. 165-166)
Pour Salammbô :
[…] il soupirait d’une façon caressante, et murmurait de vagues paroles, plus
légères qu’une brise et suaves comme un baiser.
Salammbô était envahie par une mollesse où elle perdait toute conscience
d’elle-même. Quelque chose à la fois d’intime et de supérieur, un ordre des
Dieux la forçait à s’y abandonner ; des nuages la soulevaient, et, en défaillant,
elle se renversa sur le lit dans les poils du lion. Mâtho lui saisit les talons, la
chaînette d’or éclata, et les deux bouts, en s’envolant, frappèrent la toile comme
deux vipères rebondissantes. Le zaïmph tomba, l’enveloppait ; elle aperçut la
figure de Mâtho se courbant sur sa poitrine.
– « Moloch, tu me brûles ! » et les baisers du soldat, plus dévorateurs que
des flammes, la parcouraient ; elle était comme enlevée dans un ouragan, prise
dans la force du soleil.

2. Raymonde Debray Genette remarque « que les grands auteurs n’aiment pas re-
passer, en principe, au niveau de la genèse, dans les sillons qu’ils ont déjà tracés.
Quand, par malheur, ils s’en rendent compte, ils s’efforcent de raturer », « Histoire lit-
téraire et critique génétique », art. cité, p. 161.
Baisades flaubertiennes 141

Il baisa tous les doigts de ses mains, ses bras, ses pieds, et d’un bout à
l’autre les longues tresses de ses cheveux. (p. 268)
Et enfin pour L’Éducation sentimentale :
Elle le considérait, les cils entre-clos. Il baissait la voix, en se penchant sur
son visage.
– « Oui ! vous me faites peur ! Je vous offense, peut-être ?... Pardon !... Je
ne voulais pas dire tout cela ! Ce n’est pas ma faute ! Vous êtes si belle ! »
Mme Dambreuse ferma les yeux, et il fut surpris par la facilité de sa vic-
toire. Les grands arbres du jardin qui frissonnaient mollement s’arrêtèrent. Des
nuages immobiles rayaient le ciel de longues bandes rouges, et il y eut comme
une suspension universelle des choses. Alors, des soirs semblables, avec des
silences pareils, revinrent dans son esprit, confusément. Où était-ce ?...
Il se mit à genoux, prit sa main, et lui jura un amour éternel. (p. 482-483)
Il n’est pas utile d’énumérer les différences qui séparent ces scènes ; elles
ne sont certes pas étonnantes de la part d’un auteur qui considère que « chaque
œuvre à faire a sa poétique en soi, qu’il faut trouver » 3 . Néanmoins, elles
laissent percevoir de curieuses ressemblances, qui ne sont d’ailleurs pas, d’un
roman à l’autre, distribuées de manière équilibrée. Récurrence de stratégies
narratives : dans les trois cas, le personnage féminin cède à la parole séductrice
du personnage masculin située dans un discours direct ou indirect (Emma,
« défaillante », « s’abandonna » ; Salammbô, « en défaillant », se sentait for-
cée « à s’y abandonner »4 ; Mme Dambreuse « ferma les yeux », marquant la
« victoire » de Frédéric) qui manifeste, après l’événement, sa goujaterie
(Rodolphe), son amour apparemment sincère (Mâtho) ou hypocrite (Frédéric) ;
les foyers de perception sont identiques dans Madame Bovary et Salammbô
mais non dans L’Éducation sentimentale (focalisation sur Emma et sur
Salammbô, focalisation sur Frédéric) ; par paralipse, la baisade cède sa place à
une description de paysage métonymique dans Madame Bovary et L’Éduca-
tion sentimentale, tandis que l’espace est plutôt absent de Salammbô, où c’est
la chaînette brisée qui, métonymique aussi5, signifie la perte de virginité. À cet
égard, rappelons cependant que le texte donne au détail de la chaînette une
fonction ambiguë. Il est visible dès le premier chapitre : « elle portait entre les
chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche » (p. 69) et juste après la

3. Lettre que Flaubert écrit à Louise Colet alors qu’il est en train de rédiger
Madame Bovary (29 janvier 1854) ; voir Correspondance, op. cit., tome II, p. 519.
4. Pour Sainte-Beuve, c’est d’ailleurs « l’endroit brûlant » du roman : « Le départ
de Salammbô, son déguisement, son voyage, son entrée dans le camp des Barbares, son
tête-à-tête avec Mâtho sous la tente ont quelque intérêt. C’est l’endroit brûlant »,
Sainte-Beuve, « Salammbô, par M. Gustave Flaubert », Nouveaux lundis, Paris, Michel
Lévy, 1865, tome IV, p. 68.
5. Naomi Schor se demande si elle constitue « le détail des détails » (« Salammbô
enchaînée, ou femme et ville dans Salammbô », art. cité, p. 95).
142 GENESES FLAUBERTIENNES

baisade il est lié au motif de la virginité, d’une manière non littérale : « On


accoutumait les vierges dans les grandes familles à respecter ces entraves
comme une chose presque religieuse, et Salammbô, en rougissant, roula autour
de ses jambes les deux tronçons de la chaîne d’or » (p. 269)6.
Les trois scènes révèlent des récurrences de détails aussi, car certains
motifs ou termes se répondent d’un texte à l’autre, même si leur fonction est
différente : par exemple, silence dans Madame Bovary et L’Éducation senti-
mentale, nuage dans Salammbô et L’Éducation sentimentale ; mollesse dans
l’esprit de Salammbô et dans le paysage de L’Éducation sentimentale. De
même, l’acte sexuel relève, dans Madame Bovary et dans Salammbô, d’une
thématique cataclysmique, car pour Emma « quelque chose était survenu de
plus considérable que si les montagnes se fussent déplacées » (p. 166), et
Salammbô, « comme enlevée par un ouragan », ressent plus tard « un abîme
survenu » (p. 269) ; notons pour ce roman que les motifs apparaissent dans de
brèves analepses complétives, le récit revenant par la suite sur l’événement
éclipsé7. Ces analepses accentuent la distance séparant passé et présent : « Car-
thage, Mégara, sa maison, sa chambre et les campagnes qu’elle avait traversées
tourbillonnaient dans sa mémoire en images tumultueuses et nettes cependant.
Mais un abîme survenu les reculait loin d’elle, à une distance infinie » (p.
269) ; au chapitre XIII dans l’entrevue avec Hamilcar : « Elle disait que le
shalischim paraissait furieux, qu’il avait crié beaucoup, puis qu’il s’était endor-
mi. Salammbô n’en racontait pas davantage, par honte peut-être, ou bien par
un excès de candeur faisant qu’elle n’attachait guère d’importance aux baisers
du soldat. Tout cela, du reste, flottait dans sa tête, mélancolique et brumeux
comme le souvenir d’un rêve accablant ; et elle n’aurait su de quelle manière,
par quels discours l’exprimer » (p. 307) ; et enfin dans le dernier chapitre, lors
du supplice de Mâtho : « Bien qu’il agonisât, elle le revoyait dans sa tente, à
genoux, lui entourant la taille de ses bras, balbutiant des paroles douces ; elle

6. L’ambiguïté en question, moins évidente dans les manuscrits, découle peut-être


du texte dont Flaubert s’inspire ici. Il a imaginé la chaînette à partir de la Bible, et une
note de Cahen (qu’il utilise) indique, à propos du Cantique des cantiques : « Peut-être
qu’il s’agit de chaînettes attachées à l’une et à l’autre jambe pour prévenir les accidents
qui peuvent arriver aux jeunes filles en faisant de trop grandes enjambées. Cette sorte
d’entraves avait pour but de conserver les signes de la virginité » (Cahen, tome XVI, p.
33, cité par P. B. Fay et A. Coleman, Sources and Structure of Flaubert’s Salammbô,
op. cit., p. 40). Quoi qu’il en soit, le texte flaubertien est rarement univoque et peut
associer différemment les éléments symboliques : Mâtho ne dit-il pas, au second cha-
pitre, que Salammbô le « tient attaché par une chaîne que l’on n’aperçoit pas » et que
« ses yeux [l]e brûlent » (p. 90) ?
7. Selon la belle expression de Jean Rousset à propos de Salammbô, c’est seule-
ment par la suite que « l’événement couvert se réfracte dans une série d’allusions
espacées qui le complètent ou le confirment par ricochets » (« Positions, distances, per-
spectives dans Salammbô », Poétique, 6, 1971, p. 150).
Baisades flaubertiennes 143

avait soif de les sentir encore, de les entendre » (p. 376). Il en va de même
dans Madame Bovary, quoique de manière plus brève : « Rien autour d’eux
n’avait changé, et pour elle, cependant, quelque chose était survenu de plus
considérable que si les montagnes se fussent déplacées » (p. 166). Pour
Salammbô toutefois c’est l’absence de savoir qui prime et tout reste vague,
sauf dans le discours de Giscon clôturant la scène sous la tente : « Je t’ai
entendue râler d’amour comme une prostituée » (p. 272) ; pour Emma au
contraire, l’incident est clair : « Elle se répétait : “J’ai un amant ! un amant !”
se délectant à cette idée comme à celle d’une autre puberté qui lui serait
survenue » (p. 167). Rien de tel dans L’Éducation sentimentale, ou plutôt si,
mais avec une variation notable : l’analepse est bien là, mais cette fois elle se
situe dans la scène même et signifie la perte de mémoire de Frédéric pour
annuler l’importance du moment présent 8 ; quant à la baisade, elle a peu
d’impact sur Madame Dambreuse, qui pour sa part n’est certes pas une
novice ; au reste, le texte l’indique bien, « c’était par ennui, surtout, que Ma-
dame Dambreuse avait cédé » (p. 489).

Scénarios et récurrences
Phénomène troublant quand on se penche sur les manuscrits9, l’autotextua-
lité se manifeste clairement dès la genèse de nos trois baisades, tout d’abord
par leur importance narrative, car elles germent au stade préliminaire et ancien
des scénarios d’ensemble ; de plus, elles traverseront toutes les étapes de la
rédaction sans tentative de suppression ; enfin les termes qui les résument
soulignent abruptement (« baisade », « baise ») la ressemblance des schémas
narratifs :
Madame Bovary :
la fait monter à cheval avec lui – dans un bois d’automne.
baisade. figure d’E rouge de vent. son voile accroché aux buissons. haletante de
la course elle descend et est obligée de s’appuyer contre un tronc de chêne –
baisade
(gg9 f° 10 v°) ;
Salammbô :
Hanna au Camp. – baisade sous le manteau
(23662 f° 238) ;

8. J’ai déjà traité du fonctionnement génétique de l’analepse dans cette scène, aussi
n’y reviendrai-je pas ici (voir Flaubert topographe, op. cit., p. 275-278).
9. Ceux de Madame Bovary sont conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen,
ceux de L’Éducation sentimentale à la Bibliothèque nationale de France, sous la cote
Nouvelles Acquisitions Françaises (soit N.A.F.), non répétée ici.
144 GENESES FLAUBERTIENNES

L’Éducation sentimentale :
Il néglige la Mle de plus en plus, D baise Me Dambreuse, sans grand effort, sur
son canapé
(17611 f° 98).
L’action s’associe à un espace, qui diffère d’un avant-texte à l’autre, mais
qui selon un processus parallèle permet à l’auteur d’imaginer, de mieux
visualiser l’événement encore vague : extérieur pour Emma10, intérieur pour
Madame Dambreuse, avec une précision psychologique (« sans grand effort » :
elle est donc facile à obtenir), intérieur (implicite) pour Salammbô sous le
zaïmph, ce qui connote aussi une manière de sacrilège (si on ne peut y toucher,
alors il vaut mieux éviter de l’avoir à portée pour une baisade). Flaubert
attribue spontanément aux scènes le même moule syncrétique, qui les désigne
d’une façon identique ou similaire. De même, sur le second scénario
d’ensemble (23662 f° 182) Salammbô « cède », comme Madame Dambreuse
(17611 f° 56), et éprouve une « joie de la fouterie mystique » qui rappelle les
« rires » ou le « cri de joie » (mêlé de sanglots) d’Emma quand elle s’aban-
donne (g2233 f° 254) ; dans les deux cas, la joie du personnage sera vite
supprimée. Chacun des avant-textes évolue à des vitesses différentes cepen-
dant ; ainsi, la scène est plus précise dans les scénarios d’ensemble de Madame
Bovary, peu détaillée dans ceux de Salammbô, tandis que la temporalité ne
s’immisce que sur la seconde occurrence de la scène de L’Éducation
sentimentale11 :
Fr. arrive à la baiser facilement. parce qu’il l’a peu désirée. – un soir au cre-
puscule. chez elle sur un canapé
(17611 f° 99)

10. L’adultère d’Emma était programmé sur deux scénarios d’ensemble antérieurs,
mais la scène elle-même ne pouvait pas encore s’y pressentir : « dans les bois –
automne Emma (amazone française) monte à cheval avec lui » (gg9 f° 2 v°) et
« l’empoigne en blaguant et lui remue vigoureusement le tempérament. c’est dans les
bois, à cheval – rendez-vous dans le bois – » (gg9 f° 3 v°), en particulier parce que le
présent scénarique pourrait se confondre avec un présent itératif, et parce que le terme
« rendez-vous » est lui-même ambigu (s’agit-il d’un ou de plusieurs rendez-vous ? il est
impossible de le dire). En revanche, la singularité du bois (et du temps : « dans un bois
d’automne ») sur ce scénario signale la singularité de l’événement, et l’apparition de la
scène dans le récit est immédiatement liée à la germination de détails topographiques,
comme souvent dans les manuscrits de Flaubert (« tronc de chêne », « buissons »,
« vent »).
11. Il semble ici que cette étape de précision (espace/temps) soit pour l’instant
suffisante : pendant trois rédactions encore, Flaubert ne fait que recopier ces informa-
tions, sans y apporter de corrections notables : « Frederic arrive à la baiser, facilement
et presque sans s’en apercevoir (parce qu’il l’a peu desirée) par un crepuscule, chez
elle, sur un canapé » (17611 f° 101), « Frederic arrive à la baiser, facilement, sans ef-
fort, par un crepuscule, chez elle, sur un canapé » (17611 f° 100), « il arrive à la baiser,
facilement, sans effort, par un crepuscule, chez elle, sur un canapé » (17608 f° 128).
Baisades flaubertiennes 145

Autre indice global d’autotextualité, dans chacun des cas le parcours trans-
formationnel passe de l’explicite à l’implicite. L’événement ne sera plus qu’al-
lusif, peut-être de par un phénomène d’autocensure bien prévisible, mais que
les manuscrits ne désignent jamais ponctuellement sous forme de traces
écrites, et ce même si la réponse de Flaubert à Sainte-Beuve montre qu’en ré-
digeant Salammbô il garde son procès en mémoire 12 . Par exemple, sur les
sixième et septième occurrences de la scène de L’Éducation sentimentale, la
baisade est toujours là mais s’est transformée textuellement : une première fois
en victoire : « et ça reussit, un soir, au crepuscule, chez elle, sur un canapé »
(17611 f° 55), ensuite en un simple abandon : « et elle cède un soir au cre-
puscule sur son Canapé » (17611 f° 56) ; rien ne permet donc d’isoler ou de
désigner une phase précise de censure linguistique.
Il s’agit plutôt d’un système de production par effacement et déplacement ;
naissance d’une description de paysage au « soleil couchant » (gg9 f° 25 v°)
sur les derniers scénarios de Madame Bovary, où Flaubert se donne encore
l’injonction d’une représentation pour le moins précise (quoique le terme
« baisade » ait disparu) :
Courses dans le bois – au galop – elle est essoufflée – on met pied à terre. – il
attache les deux chevaux qui broutent des feuilles. – on marche. crainte vagues
d’Emma – elle veut revenir vers les chevaux – petites clochettes des vaches
perdus dans le taillis – soir d’automne. – mots coupés – roucoulemens
soupirs entremelés dans le dialogue. (– hein… voulez-vous. Quoi). la
baise sur voile noir, oblique sur sa figure, comme des ondes – montrer nette-
ment le geste de Rodolphe qui lui prend le cul d’une main, la taille de l’autre –
et elle s’abandonna.
– renature – bourdonnement de tempes d’Emma
(gg9 f° 27)
Parallèlement, le titre de la scène (qui dénomme aussi l’événement) n’est
plus mentionné. Il est cependant remplacé par trois énoncés successifs : action
préliminaire (« et elle s’abandonna »), description à produire (« renature »),
effet sur le personnage (« bourdonnement de tempes d’Emma »). La juxtapo-
sition même de ces énoncés révèle leur aspect corollaire ; la paralipse est prête,
la métonymie aussi, et avec elles la fonction narrative et psychologique de la
future description qui, mise en place après l’abandon du personnage, se substi-
tuera à l’action. Notons du reste que la nature du texte ne sera plus modifiée,
car la phrase acquiert déjà son moule stylistique, phénomène assez rare dans
les scénarios d’ensemble : le temps du verbe est maintenant au passé simple
diégétique, la structure de la proposition ne variera plus (seul le « et »

12. « Oubliez-vous que je me suis assis sur les bancs de la correctionnelle comme
prévenu d’outrage aux mœurs, et que les imbéciles et les méchants se font des armes de
tout ? » (lettre à Sainte-Beuve, 23-24 décembre 1862, Correspondance, op. cit., tome
III, p. 282).
146 GENESES FLAUBERTIENNES

disparaîtra), non plus que la disposition du récit (rupture, alinéa, description),


la nature devenant, sur le folio suivant, un « grand ciel rouge » (g2233 f° 252,
transcrit ci-dessous) qui ne sera d’ailleurs pas conservé. Précisons de plus que
c’est sur le scénario suivant (gg9 f° 25 v°) que Flaubert trouve une autre des
juxtapositions ironiques que recèlera la version publiée : « paysage de soleil
couchant – bruit de clochettes – R. fumant son cigare », établissant un
décalage supplémentaire entre le paysage, l’émotion du personnage qu’il signi-
fie allusivement, et l’absence d’émotion de l’autre personnage auquel les
énoncés sont juxtaposés.

g2233 f° 252 (extrait)


(scénario ponctuel)

L’aspect grandiose du paysage (maintenant plusieurs fois qualifié) est lié


bien entendu au caractère unique de ce passage, tandis que le premier adjectif
anthropomorphe est introduit : le « calme » de la nature est similaire à celui
d’Emma après l’événement. Parmi les diverses manifestations de la métony-
mie à cet état embryonnaire du texte, on remarquera aussi l’apparition d’un
détail significatif : « bourdonnement de mouches », qui rappelle curieusement
le « bourdonnement de tempes d’Emma » sur la huitième occurrence ; il
semble bien s’être produit un déplacement au cours de la genèse. Plus encore
que l’indice de l’hésitation de Flaubert sur le choix et l’attribution des détails,
cette symétrie témoigne du va-et-vient entre paysage et personnage, voire de
l’interchangeabilité des signes qui les représentent respectivement ; il faut tou-
jours être attentif à cette circulation des valeurs que recèlent les manuscrits, et
que permet le caractère tâtonnant de la rédaction, même au stade scénarique.

Madame Dambreuse et Frédéric


De même, dans L’Éducation sentimentale, le premier jet du dernier scéna-
rio (17608 f° 152 v°, transcrit ci-contre) programme sans pour autant la
détailler tout de suite une description d’atmosphère (« crepuscule »), cette fois
Baisades flaubertiennes 147

mêlée à une analepse : « cela lui rappelle un autre crepuscule. celui où il est
sorti au bras de Me Arnoux ». Le verbe qui était déjà présent dans les scénarios
de Madame Bovary est réutilisé : « sur son canapé, elle s’abandonne ».
Mais les corrections modifient l’aspect littéral de l’abandon de Madame
Dambreuse ; le syntagme « sur un canapé elle s’abandonne » est raturé et sera
remplacé par « elle ferma les yeux » (comme dans le cas de Madame Bovary,
cette séquence est d’ailleurs déjà rédigée au passé fictionnel). Par rapport à la
scène de la baisade de Madame Bovary, le récit est donc moins littéral encore,
car le texte publié du premier roman contient toujours la séquence « elle
s’abandonna ». Lors du passage à la rédaction sur ce scénario ponctuel se
détecte ainsi le phénomène d’une autocensure qui demeure plutôt représen-
tative que linguistique. Elle ne prend pas la forme d’une ellipse, mais d’une
paralipse qui se met en place dès maintenant, selon un principe de trans-
formation d’énergie que je définirai ainsi : puisque l’on ne peut pas représenter
ceci, on va représenter autre chose, comme on l’avait déjà fait pour la baisade
d’Emma et Rodolphe.
Car cette autre chose, ce sera ici aussi une atmosphère, dont la description
se fait apparemment de plus en plus pressante : le terme « crépuscule » n’est
plus une simple indication temporelle (inséré dans une séquence où il sert de
simple complément circonstanciel, « au crepuscule » ou « par un crepus-
cule »), prenant une valeur autonome, isolé par la syntaxe scénarique : « mi-
nute de recueillement. crepuscule ». Notons qu’un premier syntagme lui est
substitué : « Le jour tombe », et qu’un autre détail descriptif apparaît, dans
l’interligne aussi : « silence », où l’on retrouve le silence de Madame Bovary
(mais à partir d’un brouillon seulement et avec le même adjectif : « silence
universel », g2233 f° 256).

17608 f° 152 v° (extrait)


(scénario ponctuel)

Le souvenir acquiert une qualité onirique (« Silence », « crepuscule », « Le


jour tombe », « ce souvenir passe vite dans sa tête vivement comme un nua-
ge »), d’autant plus qu’il est associé à la double sémiosis de cette description
148 GENESES FLAUBERTIENNES

en germe ; elle va fonctionner sur un mode à la fois métaphorique (puisqu’elle


se substituera littéralement à la représentation de l’acte sexuel) et métonymi-
que (elle est complexifiée par l’analepse13, et devra conjoindre deux moments
distincts dans l’espace et le temps ; Flaubert utilise d’ailleurs le terme « trans-
position » dans l’interligne)14.
La description de l’extérieur n’apparaîtra que sur le premier brouillon
(17608 f° 143, transcrit ci-dessous), mais progressivement toutefois. Flaubert
paraît en fait hésiter pour le moment entre deux pôles également attractifs : la
volonté de représenter l’atmosphère d’un intérieur (« chambre »), ou de décrire
plutôt l’extérieur, grâce à une transposition de signifiants, le comparant
(« comme un nuage ») légitimant soudain l’élaboration d’une vision anthropo-
morphe des arbres (« frissonnaient mollement ») et des nuages dans le ciel
(« des bandes roses s’allongeaient dans le ciel »), où l’on retrouve étrangement
le soleil couchant qui avait été supprimé dans Madame Bovary.

17608 f° 143 (extrait)


(brouillon)

13. Le terme crépuscule constitue en effet le métonyme privilégié de la (lointaine)


scène de la brève promenade de Frédéric et Madame Arnoux, un soir d’hiver, à laquelle
l’analepse se réfère explicitement pour l’instant : « On n’y voyait plus ; le temps était
froid, et un lourd brouillard, estompant la façade des maisons, puait dans l’air. Frédéric
le humait avec délices ; car il sentait à travers la ouate du vêtement la forme de son
bras ; et sa main, prise dans un gant chamois à deux boutons, sa petite main qu’il aurait
voulu couvrir de baisers, s’appuyait sur sa manche. À cause du pavé glissant, ils oscil-
laient un peu ; il lui semblait qu’ils étaient tous deux bercés par le vent, au milieu d’un
nuage » (p. 130) ; on soulignera la présence du terme « nuage », mais ici à titre de
comparant seulement.
14. Rappelons que pour Freud condensation et déplacement sont les deux grandes
opérations qui organisent les rêves (voir Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves,
Paris, PUF, 1980, p. 226 et suiv.), et que, selon Lacan, « ce que Freud appelle la
condensation, c'est ce que l’on appelle en rhétorique la métaphore, ce qu’il appelle le
déplacement, c’est la métonymie », Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre III. Les Psy-
choses (Paris, éd. du Seuil, coll. « Le Champ Freudien », 1981), p. 25.
Baisades flaubertiennes 149

C’est ainsi dès cette étape que se profile la sémiosis de la description (mê-
me si elle n’est encore que balbutiante), puisque les notations descriptives qui
représentent l’extérieur se chargent de termes anthropomorphes ou suggestifs
(« frissonnaient », « mollement », « s’allongeaient ») qui pourront alors fonc-
tionner comme autant de métaphores sexuelles.

Salammbô sous la tente


Les processus sont différents pour Salammbô, car la baisade marque
surtout la fusion momentanée de deux principes contraires, Moloch et Tanit,
associés respectivement à Mâtho et Salammbô, et l’on a vu que le phénomène
était prédominant dans ce chapitre du roman. Voici le premier jet du dernier
scénario15 :
baisade sous le peplos. – un accident le fait tomber. Moloch D Astarté.
expansion de Mâtho.
(23662 f° 201)
Au contraire de la scène de L’Éducation sentimentale, qui se passera pour-
tant également à l’intérieur, l’espace extérieur est nié, la nature prend plutôt
une dimension cosmo-mythologique (« Moloch D Astarté ») qui sera récur-
rente sous la tente. L’effacement de la baisade (le terme est encore présent
toutefois) doit s’accorder à un effet de voilage qui vient expliciter a posteriori
la localisation initiale des scénarios d’ensemble (« sous le peplos ») : il est pro-
bable en effet que la chute du zaïmph cachera la baisade, même si Flaubert ne
le spécifie pas encore16. Ainsi germe, à rebours, la motivation narrative. Elle
n’apparaît d’ailleurs que lentement, les tâtonnements en témoignent. Le
premier scénario contient une simple hypothèse ajoutée dans l’interligne : « un
accident fait tomber le peplos ? » (23662 f° 188), le second ne détaille pas
l’accident en question, qui reste indéfini et indéterminé, quoique Flaubert
semble maintenant avoir choisi cette option (« baisade sous le peplos. un
accident le fait tomber », 23662 f° 190), et dans l’interligne de notre dernier
scénario apparaît le détail de la chaînette, dont la brisure, active, est à ce
moment réflexive (« la chaînette d’or se casse, frappe la tente comme les deux
tronçons d’un serpent »). Mais il n’est pas certain que Flaubert songe

15. Ces scénarios ont déjà été transcrits dans le troisième chapitre, p. 72.
16. Les Goncourt rapportent d’ailleurs cette phrase de Flaubert qui montre bien que
baisade et système mythologique vont de pair : « Il en est maintenant, de son roman, à
la baisade, une baisade carthaginoise, et, dit-il, “il faut que je monte joliment le bour-
richon à mon public : il faut que je fasse baiser un homme, qui croira enfiler la lune,
avec une femme qui croira être baisée par le soleil” » (Edmond et Jules de Goncourt,
Journal, 29 novembre 1860, éd. Robert Ricatte, Paris, Robert Laffont, coll. « Bou-
quins », tome I, p. 636).
150 GENESES FLAUBERTIENNES

immédiatement à lui attribuer la chute du zaïmph, puisque cause et effet de


l’« accident » se suivent sans être coordonnés par la syntaxe. En revanche, le
discours de Salammbô est déjà trouvé et ne variera plus jusqu’à la version
publiée (« Moloch tu me brules »), tandis que ses gestes et ses traits psycho-
logiques rappellent, avec plus de force (du reste, barbarisme oblige, les balbu-
tiements de la scène insistent généralement sur la bestialité, voire la violence),
ceux d’Emma, qui dans les scénarios « a peur » de Rodolphe (gg9 f° 25 v°) ou
éprouve une « crainte vague » (gg9 f° 27) tandis qu’elle essaie de repousser
son étreinte : « convulsions – bras raidis qui le repoussent – effroi du mâle ».
Presque tous les éléments narratifs, descriptifs et symboliques sont dispo-
sés dans le récit, mais peu structurés, moins encore développés. Ils demeurent
pour l’instant de simples points nodaux que le texte se devra d’associer lors de
la rédaction, et rendre productifs par déplacements et transformations.
Sur l’esquisse (voir 23660 f° 250, déjà transcrit p. 107). Flaubert distingue
deux mouvements en deux paragraphes (ils seront dans les brouillons suivants
dissociés et rédigés séparément sur des folios différents) : sensations de
Salammbô sous l’influence implicite de Tanit après les supplications de Mâ-
tho17, ce qui conduit à son abandon, puis gestes et baisers de Mâtho, perçus de
manière abstraite par Salammbô. Dès le premier jet la baisade a subi une perte
de littéralité : le terme même n’est plus indiqué et l’acte sexuel devient allusif
sous l’effet de notations ou de détails qui le rendent plus ou moins évident
(« lui prit à deux mains, les deux talons », « se courbait sur sa poitrine »,
« comme une flèche sur ses dents », etc.). L’abstraction commande l’expan-
sion du texte, l’affaiblissement de Salammbô (qui réintègre d’ailleurs la dualité
de Madame Bovary : « ravissement », « trouble ») est spontanément associé à
une voix intérieure, indéterminée, « quelque chose », pour laquelle Flaubert
réitère des images de profondeur : « d’intime », « de profond ». C’est globale-
ment le schéma que Flaubert utilise pour l’abandon d’Emma (gestes de Rodol-
phe exceptés), avec un système de focalisation identique. Mentionnons de plus
la représentation du zaïmph : « le zaïmph tomba. – et enveloppée dans la trans-
parence, elle voit à travers Mâtho se courber sur sa poitrine » ; elle rappelle
l’image d’Emma voilée avant la baisade, d’une manière symétrique car c’est
alors Emma qui est vue : « on distinguait son visage sous une transparence
bleuâtre » (g2233 f° 191 v°)18.

17. Cette influence est bien entendu explicite sur le résumé que Flaubert a rédigé,
pour lui-même, a posteriori : « elle faiblit par l’influence de la déesse, succombe »
(23662 f° 143).
18. La séquence est maintenue jusqu’au texte publié, précisée de la sorte : « on dis-
tinguait son visage dans une transparence bleuâtre, comme si elle eût nagé sous des
flots d’azur » (Madame Bovary, p. 164).
Baisades flaubertiennes 151

Les résurgences de motifs parfois identiques ou de stratégies narratives


sont certes des indices d’autotextualité, mais il est clair que Flaubert, repassant
dans ses propres traces, ne se réécrit pas et ne se réfère pas au roman antérieur
en rédigeant (il est même probable qu’il ne s’en rappelle pas très nettement le
texte, a fortiori les avant-textes). La génétique montre ainsi que l’on ne peut
mettre à plat ou à égalité des passages qu’une grande distance temporelle sé-
pare d’une œuvre à l’autre (comme le fait trop souvent la critique des textes
publiés). Autrement dit, l’étape scénarique permet ici de redéfinir l’auto-
textualité de la sorte : il s’agit de schémas d’invention récurrents qui, une fois
le moule initial élaboré et précisé, se révèlent similaires mais aussi différents
selon les spécificités de chaque diégèse.
Si dans les scénarios la baisade de L’Éducation sentimentale semble plus
proche de celle de Madame Bovary que celle de Salammbô, il n’en va pas de
même dans les brouillons. Certes, le point d’orgue descriptif est dans les deux
cas un élément autotextuel (d’ailleurs, il y a dans L’Éducation sentimentale un
« Silence D recueillement universel », 17608 f° 143, et dans les brouillons de
Madame Bovary « il faisait un silence universel », g2233 f° 256), et Frédéric
ressent un étourdissement (« il eut comme un étourdissement sous la foule
d’idées qui l’assiégeait » et n’entend que « le battement de son cœur », 17608
f° 143), mais il a une cause et une fonction différentes de ceux d’Emma (dont
le cœur « battait à coups précipités » avant la baisade, g2233 f° 257 v°) et de
Salammbô ; pour Frédéric, l’étourdissement postérieur implique une confusion
lui faisant perdre conscience du présent, pour Emma et Salammbô, l’affaiblis-
sement antérieur entraîne une perte de conscience qui autorise l’abandon.
Avec Salammbô, l’esquisse, où comparaisons et métaphores abondent
(elles pullulent aussi bien sûr dans les brouillons de Madame Bovary), dispose
un double système métaphorique : métaphore de la naissance (« éclosions ») et
métaphore spatiale (« terre », « suspendue »). Au premier système méta-
phorique s’associe dès le brouillon suivant une autre métaphore (23660
f° 280 v°)19. Flaubert insiste sur la « perte de connaissance » de Salammbô,
« comme au commencement d’un sommeil », prenant cette fois l’apparence
d’une métaphore liquide : « plus de moelle dans les os » est d’abord corrigé en
« comme si les os de ses membres se fussent liquéfiés », qui est ensuite rem-
placé par « elle était prise d’une langueur, d’une faiblesse qui circulait plus
douce que l’huile dans la moelle de os », tandis que pour sa part la naissance
semble devenir plus florale (on sait que dans la version publiée, comme pour
Madame Bovary, elle sera plutôt cataclysmique) : « de tièdes eclosions

19. Les extraits des brouillons de Salammbô qui nous concernent sont transcrits en
regard sur les pages suivantes.
152 GENESES FLAUBERTIENNES

23660 f° 280 v° (extrait)


(brouillon)

23660 f° 238 v° (extrait)


(brouillon)
Baisades flaubertiennes 153

23660 f° 240 (extrait)


(brouillon)

23660 f° 246 v° (extrait)


(brouillon)
154 GENESES FLAUBERTIENNES

s’épanouissaient dans son cœur ». C’est d’ailleurs sur ce brouillon qu’apparaît


un verbe que l’on reconnaîtra : « un ordre des Dieux lui disait qu’il fallait s’y
abandonner ». Parallèlement, la métaphore spatiale se précise : « il lui semblait
que les courants d’air la soulevaient. la terre oscilla. sa tête tournait… toute
défaillante… elle se trouva à demi renversée sur le lit ».
Or ces séquences ne sont pas sans rappeler les avant-textes de Madame
Bovary, où la perte de contrôle des sens passe également par une perte d’équi-
libre, mais cette fois de façon métaphorique. Avant de s’abandonner à
Rodolphe, Emma sent que « la terre oscillait sous ses pieds comme le pont
d’un navire » (g2233 f° 259 v°) et « quelque chose de suave comme un nuage
d’encens l’enveloppait, cela pénétrait son âme et courait dans sa chair. Elle se
sentait défaillir à regarder cet homme ardent et doux qui la suppliait » (g2233
f° 257 v°). De même, Salammbô sera bientôt enveloppée (« un charme infini
l’enveloppait », 23660 f° 238 v°) voire pénétrée (« un charme infini la
pénétrait », troisième brouillon, 23660 f° 240)20, sans doute sous l’expansion et
le déplacement de l’isotopie sexuelle. Le texte biaise et la distorsion des
signifiants21 prend une formulation sylleptique ; c’est seulement sur le dernier
brouillon (23660 f° 246 v°) que la pénétration deviendra une invasion ou une
prise : « elle etait envahie par une mollesse » ou « elle etait prise par une
mollesse » (les deux options coexistent dans l’interligne, Flaubert n’a pas en-
core tranché).
Les ressemblances sont donc frappantes, même si les motifs sont textua-
lisés différemment ; le plus troublant cependant est que ces récurrences ne se
rencontrent que dans les brouillons, puisqu’elles disparaissent également, non
sans laisser de traces parfois (on ne peut donc pas conclure que les corrections
de Salammbô sont motivées par le souci de ne pas répéter le texte de Madame
Bovary).
L’oscillation de la terre est supprimée dans Madame Bovary (après une
réinsertion temporaire dans la description de paysage, g2233 f° 256, transcrit

20. Il deviendra sur ce folio une « mollesse » où l’on retrouve celle d’Emma (« Elle
tâchait de se dégager mollement », p. 165), et qui réapparaîtra dans L’Éducation senti-
mentale : « les arbres du jardin frissonnaient mollement » (17608 f° 148).
21. Comme pour la présence du terme baiser. Alors que Flaubert est très préoccupé
par les répétitions et les assonances, il ne cherche jamais à résoudre les répétitions du
nom baiser ou du verbe baiser, comme si elles constituaient, sous forme de clins d’œil,
un avatar de la baisade initiale qui ne peut plus se dire ou se montrer. Les paroles de
Mâtho sont « suaves comme un baiser », ses baisers « plus dévorateurs que des flam-
mes », et ensuite Mâtho « baisa tous les doigts de ses mains » (voir aussi son discours
direct sur l’esquisse : « baise moi – je t’aime – je t’aime », 23660 f° 250).
Baisades flaubertiennes 155

ci-dessous)22 alors que dans Salammbô elle va être modifiée, parallèlement à la


transformation de la métaphore spatiale. La circulation dans la chair d’Emma
(auparavant située dans « son cœur », g2233 f° 259 v°, comme pour Salamm-
bô, mais Emma apparaît sans doute plus charnelle que Salammbô), qui pour

g2233 f° 256 (extrait)


(brouillon)

22. Peut-être pour ne pas multiplier les comparaisons dans ce bref paragraphe. Quoi
qu’il en soit, il faut constater qu’une métaphore identique est réutilisée plus tard dans le
roman et dans un contexte tout à fait différent, Quand Emma lit la lettre de rupture de
Rodolphe, « il lui semblait que le sol de la place oscillant s’élevait le long des murs, et
que le plancher s’inclinait par le bout, à la manière d’un vaisseau qui tangue » (p. 211).
Donc si le bonheur d’Emma et son malheur peuvent être associés, même temporaire-
ment, à un signe identique, les unités textuelles n’ont aucune valeur sémiotique intrin-
sèque, mais bien l’une ou l’autre de ces valeurs selon le contexte dans lequel elles sont
insérées.
156 GENESES FLAUBERTIENNES

l’instant permet sa défaillance avant la baisade, marque en fait le point d’émer-


gence d’une autre métaphore liquide (plutôt maternelle), celle du lait qui sera
déplacée, introduite après la description du paysage (et maintenue dans le texte
définitif) : « elle sentait son cœur dont les battements revenaient et le sang
circuler dans sa chair comme un fleuve de lait » (g2233 f° 256, voir page
précédente). Comme la thématique de l’espace, liée à la perte d’équilibre, la
thématique de la circulation interne est la même dans les avant-textes des deux
romans, quoique les termes qui les décrivent soient différents (« huile »,
« lait »). Pourtant le lait n’est pas loin dans Salammbô : après la baisade, nous
l’avons déjà vu en étudiant le phénomène des réseaux au quatrième chapitre,
Mâtho « versa pour la rafraîchir du lait sur ses mains » (23660 f° 242), sé-
quence raturée dont il restera cependant une trace dans le texte définitif avec
les serpents « couleur de lait » (p. 268).
De plus, Emma se sent d’abord défaillir à cause du nuage qui l’enveloppe ;
c’est justement ce motif qui permet la transformation de la métaphore spatiale
de Salammbô (rappelons parallèlement les nuages du ciel de L’Éducation
sentimentale, plus anthropomorphes encore dans les brouillons : « des bandes
roses s’allongeaient dans le ciel », 17608 f° 143). Il apparaît sur la quatrième
et dernière rédaction, où il se substitue soudain aux « bouffées d’une vapeur
chaude » : « un ordre des dieux la forçait à s’y abandonner. des nuages la
soulevaient. la terre tournait. et en défaillant elle se renversa sur le lit » (23660
f° 246 v°). Cette résurgence imprévisible (car le détail ne balbutie jamais aupa-
ravant), in extremis, du motif supprimé dans Madame Bovary est pour le moins
étonnante, même si le nuage par ailleurs appartient bien au système cosmo-
mythologique du roman : il participe d’une part de la présence de l’orage
mentionné çà et là dans le récit (et le texte le suggère, en indiquant après la
baisade, même dans la version définitive : « la lune glissait entre deux
nuages », p. 269) 23 ; et d’autre part, de manière d’ailleurs interdépendante, il
est implicitement relié à la divinité et au voile, le zaïmph étant « comme un
nuage »24.

23. Que, dans sa réponse à Sainte-Beuve, Flaubert se défend d’avoir pris à Cha-
teaubriand : « Chateaubriand n’a pas plus inventé les orages que les couchers de soleil,
et les uns et les autres, il me semble, appartiennent à tout le monde. Notez d’ailleurs
que l’âme de cette histoire est Moloch, le Feu, la Foudre. Ici, le Dieu lui-même, sous
une de ses formes, agit : il dompte Salammbô. Le tonnerre était donc bien à sa place.
C’est la voix de Moloch resté en dehors. Vous avouerez de plus que je vous ai épargné
la description classique de l’orage. Et puis mon pauvre orage ne tient pas en tout trois
lignes, et à des endroits différents ! » (Correspondance, op. cit., tome III, p. 281). Rele-
vons une fois encore l’association nature Ù divinité.
24. Mâtho dit d’ailleurs à Salammbô dans les brouillons (mais non dans la version
publiée) : « moi qui voudrais […] te faire marcher sur des nuages ! » (la séquence est
supprimée sur le brouillon 23660 f° 240).
Baisades flaubertiennes 157

Voici donc trois scènes parallèles (dans trois romans successifs) aux straté-
gies narratives identiques, aux enjeux divers, et dont les similarités sont no-
tables ; mais ce parcours situé entre micro et macrogénétique révèle que les
brouillons contiennent, bien plus que les versions publiées, tout un système de
motifs qui resurgissent dans la genèse des œuvres, accompagnés parallèlement
de faits de style récurrents qui ne sont pas de simples tics d’écriture. On voit
donc se construire une thématique et une stylistique avant-textuelles commu-
nes, comme si Flaubert devait à l’origine répéter, spontanément, des processus
créatifs pourtant déjà éprouvés, même s’ils sont anciens.
La thématique avant-textuelle est distincte de celle du texte final, comme
l’a remarqué Raymonde Debray Genette25, puisque de tels réseaux et schémas
sont par la suite effacés, radicalement modifiés ou au contraire récupérés sans
finalité aucune (la réapparition tardive et inopinée du « nuage » dans
Salammbô en témoigne), car ils sont maîtrisés la plupart du temps par les né-
cessités contextuelles, stylistiques et diégétiques de chaque texte en formation.
Il faut donc voir dans ces phénomènes d’autotextualité bien réels davantage
des processus fortuits, même si certaines similitudes sont troublantes (relevant
sans doute de l’imaginaire de l’auteur), qu’un dynamisme orienté par lequel
l’auteur se serait volontairement inspiré d’un déjà-écrit, au contraire des
moments où l’exogenèse s’avère un tremplin inévitable pour permettre à la
rédaction de s’élancer.

25. La thématique, « consubstantielle au texte comme à l’avant-texte, […] offre


rarement le même type de réseaux dans l’une et dans l’autre », « Hapax et paradigmes.
Aux frontières de la critique génétique », art. cité, p. 84.
Pour une macrogénétique
7. Bouvard et Pécuchet magiciens

La meilleure approche qui permette au généticien de rendre compte de la


production textuelle au-delà de ce qu’il envisage ponctuellement (par exemple
la description de la charogne dans Bouvard et Pécuchet ou le portrait de
Salammbô) ou de manière plus élargie (récurrence de motifs, d’objets ou de
stratégies narratives), plaquant en quelque sorte sur les manuscrits une
recherche guidée au préalable par une investigation théorique (soit : comment
s’effectue la production hypertextuelle d’une description ? comment l’auto-
textualité opère-t-elle dans la genèse ?), consisterait cette fois à respecter le
dynamisme global de l’écriture, ce qui devrait aller de soi mais s’avère parti-
culièrement ardu en pratique. Pour un auteur comme Flaubert, qui travaille son
texte par segments narratifs avec une ouverture de compas de plus en plus
étroite lors du passage à la phase scripturale (tout en multipliant par ailleurs la
quantité de folios à corriger), il s’agira de mettre en œuvre une macro-
génétique considérant scènes ou tableaux pour suivre la progression du récit1,
et par là même de déterminer la formation (et les transformations) de

1. Bien entendu, en génétique l’unité narrative que recouvre le terme « scène » est
arbitraire, ne serait-ce que parce que ses frontières sont mouvantes à ce stade (elle peut
même disparaître du récit, nous le verrons dans le dernier chapitre) ou parce que la
longueur du texte a pu impliquer un traitement différent de ses avant-textes : il n’y a par
exemple aucun rapport entre la scène des comices dans Madame Bovary, que Flaubert a
mis des mois à corriger, et qu’il a donc sectionnée en divers fragments travaillés l’un
après l’autre par commodité (et nécessité) et une scène bien plus brève, telle celle de la
magie dans Bouvard et Pécuchet : cette dernière constitue un « tout » homogène se
prêtant bien à une macrogénétique, restreinte en quelque sorte.
162 GENESES FLAUBERTIENNES

l’ensemble d’une scène ; c’est ce que nous allons entreprendre au cours de ces
quatre derniers chapitres. L’enjeu n’est pas simple, je le rappelle, car le
généticien doit jongler, quasi simultanément, avec de nombreux paramètres :
considérer l’organisation de la logique narrative et des éléments et détails qui
la constitueront, la mise en place de l’écriture et les processus stylistiques qui
permettront de la stabiliser, puisqu’il y a bien, à un moment, effet de saturation
(arbitraire ou non) qui bloque nécessairement de plus tardives corrections. On
doit ainsi combiner plusieurs fois les dimensions synchronique et diachronique
de la genèse, tâche peu aisée. De plus, au stade post-scénarique ayant marqué
la planification souvent détaillée, le nombre de folios représente une difficulté
supplémentaire (en tout cas avec Flaubert), si bien qu’il n’est pas possible de
rendre compte de tous les folios et de toutes les strates rédactionnelles sans
prolonger indéfiniment l’analyse – et ennuyer démesurément le lecteur. Le
parcours doit se concentrer chaque fois sur des procédés distincts mais que,
après analyse, le généticien a jugés assez exemplaires et primordiaux pour
concourir, simultanément quoique différemment, à l’élaboration de l’unité
textuelle en question.
Notre premier exemple reviendra sur le huitième chapitre de Bouvard et
Pécuchet, où l’épisode de la magie représente l’une des étapes que franchissent
les deux bonshommes au cours de leur quête spirite, s’intercalant, en moins de
quatre pages, entre le mysticisme de Swedenborg (dont les descriptions du ciel
« parurent à Bouvard le délire d’un imbécile », p. 272) et l’expérience de la
« baguette divinatoire » accompagnée des « extases » de Pécuchet (p. 277-
279), qui permettront une transition avec l’étude de la philosophie, et donc
l’oubli du spiritisme. Par sa structure, l’épisode modifie quelque peu le schéma
narratif récurrent dans le roman2. Il prend tout d’abord la forme d’un rapide
résumé en un paragraphe, soulignant l’échec des deux bonshommes : « Tout
rata », puis continue avec une saynète, au cours de laquelle Pécuchet emploie
le « cercle de Dupotet », sans autre précision sur le résultat de l’expérience
(« Et il sauta par-dessus pour fuir un malaise inexprimable »), et s’achève
enfin avec la scène de l’évocation du père de Bouvard, à l’instigation de Pécu-
chet « dont l’exaltation allait croissant ». En voici le texte dans sa version pu-
bliée posthume (p. 275-276) :
Avant d’appeler un mort, il faut le consentement des démons. Or, ce jour-là
étant un vendredi – jour qui appartient à Béchet, on devait s’occuper de Béchet

2. Que la critique a souvent relevé (voir par exemple René Descharmes, Autour de
Bouvard et Pécuchet, op. cit, p. 152 et suiv.) : idée de l’étude justifiée par une croyance
qui la rend plus ou moins valide et qui sert d’embrayeur initial (soit, ici : « La magie
provenait de cette convoitise éternelle de l’esprit humain. On a, sans doute, exagéré sa
valeur. Mais elle n’est pas un mensonge », p. 273), préparation des personnages,
expérimentation et abandon après échec.
Bouvard et Pécuchet magiciens 163

premièrement. Bouvard ayant salué de droite et de gauche, fléchi le menton, et


levé les bras, commença :
– « Par Éthaniel, Amazin, Ischyros… » Il avait oublié le reste. Pécuchet
bien vite souffla les mots, notés sur un carton.
– « Ischyros, Athanatos, Adonaï, Sadaï, Éloy, Messias » la kyrielle était
longue « je te conjure, je t’obsècre, je t’ordonne, ô Béchet » puis baissant la
voix : « Où es-tu Béchet ? Béchet ! Béchet ! Béchet ! »
Bouvard s’affaissa dans le fauteuil. Et il était bien aise de ne pas voir
Béchet – un instinct lui reprochant sa tentative comme un sacrilège. Où était
l’âme de son père ? Pouvait-elle l’entendre ? Si tout à coup, elle allait venir ?
Les rideaux se remuaient avec lenteur sous le vent qui entrait par un carreau
fêlé – et les cierges balançaient des ombres sur le crâne de mort et sur la figure
peinte. Une couleur terreuse les brunissait également. De la moisissure dévorait
les pommettes, les yeux n’avaient plus de lumière. Mais une flamme brillait au-
dessus, dans les trous de la tête vide. Elle semblait quelquefois prendre la place
de l’autre, poser sur le collet de la redingote, avoir ses favoris ; – et la toile, à
demi déclouée, oscillait, palpitait.
Peu à peu, ils sentirent comme l’effleurement d’une haleine, l’approche
d’un être impalpable. Des gouttes de sueur mouillaient le front de Pécuchet – et
voilà que Bouvard se mit à claquer des dents, une crampe lui serrait l’épigastre,
le plancher comme une onde fuyait sous ses talons, le soufre qui brûlait dans la
cheminée se rabattit à grosses volutes, des chauves-souris en même temps tour-
noyaient, un cri s’éleva. – Qui était-ce ?
Et ils avaient sous leurs capuchons, des figures tellement décomposées, que
leur effroi en redoublait – n’osant faire un geste, ni même parler – quand der-
rière la porte, ils entendirent des gémissements, comme ceux d’une âme en
peine.
Enfin, ils se hasardèrent.
C’était leur vieille bonne – qui les espionnant par une fente de la cloison,
avait cru voir le diable ; – et à genoux dans le corridor, elle multipliait les si-
gnes de croix.
Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le soir même – ne voulant plus
servir des gens pareils.
Certes, Bouvard et Pécuchet ne parviennent pas à faire apparaître le mort
mais, contrairement à ce qui se produit la plupart du temps dans le roman (et
même au début des expériences de magie), l’échec n’est pas littéral, comme si
le narrateur se refusait alors à prendre parti. La scène s’interrompt, plutôt
qu’elle ne se conclut, avec le départ de Germaine, le récit passant ensuite bru-
talement à autre chose, c’est-à-dire le sentiment des Chavignollais à l’endroit
des deux bonshommes (« il se forma contre eux une sourde coalition, entre-
tenue par l’abbé Jeufroy, Mme Bordin, et Foureau ») et l’arrivée de Marcel
comme nouveau domestique (« Ce qui les ruina surtout dans l’opinion, ce fut
le choix de leur domestique. À défaut d’un autre, ils avaient pris Marcel »). On
peut se demander si cette disposition particulière témoigne d’une conviction
sous-jacente (le narrateur croirait à la magie, et donc souhaiterait ne pas
trancher), si, plus probablement, l’échec demeure connoté car il transparaît
derrière la farce ou si, sur un autre plan cette fois, elle résulte d’un souci de
164 GENESES FLAUBERTIENNES

variation de la part de Flaubert3. Les éléments comiques sont nombreux : dans


l’injonction initiale (« Que ce soit une apparence, qu’importe ! Il s’agit de la
produire »), dans la justification du recours au père de Bouvard (Pécuchet
« n’avait aucune relique de sa famille, ni bague ni miniature, pas un cheveu »),
dans l’excitation des personnages, qui selon leur habitude transforment leur
espace de manière exagérée (« Le muséum était tendu comme un catafalque »)
et font venir chez eux la panoplie nécessaire à l’étude, à la fois ingrédients,
objets et costumes (« une vieille tête de mort », « deux houppelandes noires,
avec un capuchon comme à la robe de moine », « un long rouleau », « en-
cens », « soufre »), avec une trace ironique de l’énonciation du narrateur (« Ils
avaient même fourré une chandelle dans l’intérieur du crâne »). Comique aussi
de l’incantation, qui révèle la maladresse de Bouvard (« Il avait oublié le reste.
Pécuchet bien vite souffla les mots »), de la peur même des deux bonshommes,
avec un autre signe énonciatif concernant Bouvard (« Des gouttes de sueur
mouillaient le front de Pécuchet – et voilà que Bouvard se mit à claquer des
dents » ) et bien sûr du décalage qui s’établit entre la réalité (« Les rideaux se
remuaient avec lenteur sous le vent qui entrait par un carreau fêlé ») et
l’interprétation des deux magiciens (« Peu à peu, ils sentirent comme l’effleu-
rement d’une haleine »), décalage se retrouvant à la fin de la scène dans la
distance qui sépare la question à l’indirect libre (« Qui était-ce ? ») et sa ré-
ponse (« C’était ») : Bouvard et Pécuchet imaginent avec terreur découvrir
l’esprit invoqué mais ne rencontrent que Germaine, horrifiée car elle « avait
cru voir le diable » ; il s’agit bien d’une scène comique et d’une parodie de
cérémonie magique.
Contre toute attente, ce bref passage a posé à Flaubert de nombreux
problèmes d’exécution, les manuscrits en témoignent4. Signe peut-être de las-
situde (lorsqu’il travaille le huitième chapitre, Flaubert ne fait qu’entrevoir la
fin du premier volume), l’écriture y est parfois illisible et souvent extrêmement
difficile à déchiffrer, comme pour la description de la charogne. De plus,

3. Visible dès la conception du roman : « le difficile dans un sujet pareil c’est de


varier les tournures » (lettre à sa nièce Caroline, 15 octobre 1874, Correspondance, op.
cit., tome IV, p. 878), « le grand danger est la monotonie et l’ennui. Voilà bien ce qui
m’effraie cependant » (lettre à Tourgueniev, 29 juillet 1874, Correspondance Flaubert /
Tourguéniev, éd. Alexandre Zviguilsky, Flammarion, 1989, p. 155) ; il se poursuit lors
de son exécution : « j’ai encore des tas de choses à lire ! et des tas d’effets pareils à
varier ! » (lettre à Tourguéniev, 8 décembre 1877, ibid., p. 224).
4. Voici le classement des scénarios (le classement des brouillons est donné ci-
dessous en forme de tableau) : scénarios d’ensemble (sous la cote gg10, que je ne
répéterai pas ici), folios 4, 25, 3, 16, 30 ; scénarios partiels : g2252 folios 377, 375, 374,
g2253 f° 14, g2252 folios 363 v°, 360 v°, g2253 folios 4 v°, 33 v°, 15 ; scénarios ponc-
tuels : g2253 folios 19 v°, 22 v° (je n’en répéterai pas non plus la cote complète) ; la
distinction entre scénarios partiels et ponctuels n’est pas aussi nette pour ce passage.
Bouvard et Pécuchet magiciens 165

l’étape scénarique, qui précède la phase de rédaction proprement dite est très
longue puisque, au-delà des scénarios d’ensemble, on peut relever onze scéna-
rios partiels et ponctuels, c’est-à-dire onze strates différentes d’élaboration
narrative, certains folios ne couvrant que l’épisode en question (indice de
difficultés sur lesquelles l’auteur se concentre plus particulièrement ; on peut
le voir d’ailleurs aussi sur plusieurs brouillons). Enfin, les brouillons mêmes
de la scène de l’incantation n’évoluent pas d’une façon homogène, ce qui est
en général assez rare dans la création flaubertienne : Flaubert semble différer
la correction de plusieurs folios, les réutilisant dans le jeu de brouillons qui
suit, tandis qu’au contraire d’autres pages se dédoublent, de sorte que le par-
cours génétique des brouillons prend la forme suivante5 :

1 23 (III) 27 (IV)

2 25 (III) 29 (IV) 28 (V) (S)

3 24 (Q) 26 (R) Ø

4 Ø Ø 66 v° (S)

5 Ø 41 v° (R) 43 v° (S)

6 59 v° (163) 57 v° (164)

On constate par exemple que les folios 24 et 26 ne sont pas immédiatement


recopiés pour être corrigés lors des étapes postérieures, ou que le folio 28, tout
d’abord numéroté V et venant après le folio 29 (numéroté IV) dans le même jeu
d’écriture, est re-numéroté S pour succéder ensuite au folio 26 (numéroté R),
puis est recopié sur un autre folio, le 66 v°, lui-même corrigé ; on obtient un
parcours génétique syncopé, dont les six strates sont hétérogènes.

5. Où la première colonne tente de restituer un numéro de jeu rédactionnel, plus ou


moins arbitraire dans ce cas (la numérotation entre parenthèses est celle de Flaubert) ;
tous les folios appartiennent au volume g2253. Notons de plus que la scène est ensuite
copiée sur le manuscrit autographe (g224 folios 163 et 164), mais le passage est stabi-
lisé sur la mise au net, qui constitue la dernière phase de rédaction (étape 6 ici).
166 GENESES FLAUBERTIENNES

De la magie à l’incantation
Sur les scénarios d’ensemble contenant le huitième chapitre (ils sont au
nombre de cinq pour l’extrait qui nous concerne), comme sur tous les scé-
narios de Bouvard et Pécuchet, Flaubert est surtout préoccupé par l’aménage-
ment (et le classement) des études qu’entreprennent les deux bonshommes, et
le récit en formation ressemble à une liste où l’échec des personnages n’est pas
indiqué. Il est en fait implicite dans la forme même de la liste, car pour pouvoir
passer à une nouvelle étude, il faut avoir au préalable abandonné la pré-
cédente :
– hypnotisme. magnetisme. tables tournantes. deviennent à moitié fous. –
mysticisme. Swederborg. portent des amulettes. ont envie de se faire pro-
testants. mormons. musulmans. passent dans le pays pr des esprits forts D sont
conspués (f° 4).
La magie n’est pas encore visible sur ce scénario général ; ce qui est important,
c’est tout d’abord, du point de vue d’une logique à la fois narrative et épisté-
mologique, que l’étude du spiritisme autorise les personnages à revenir « au
rationalisme » et donc à passer à la métaphysique (lien avec l’étude philoso-
phique), et ensuite, d’un point de vue fictionnel, que les deux bonshommes
soient détestés par les autres, ce qui permettra leur isolement (ces deux ni-
veaux narratifs sont bien entendu interdépendants dans le cas de Bouvard et
Pécuchet). La magie apparaît sur le scénario suivant mais n’a pas de statut
particulier :
hypnotisme, magnetisme, tables tournantes. spiritisme mysticisme, magie.
Swenderborg, font des incantations, deviennent à moitié fous. Veulent se faire,
protestants, mormons, musulmans. sont Conspués dans le pays (f° 25) ;
elle s’intercale entre le « mysticisme » et « Swenderborg », qui devraient ap-
paremment aller ensemble ; et les « incantations », qui pourraient dépendre
directement de la magie, ne lui sont pourtant pas associées. Elles le seront par
la suite, sur le quatrième scénario d’ensemble :
mysticisme Illuminisme, Swedenborg – magie Eliphas Levy – Font des incan-
tations, ne sortent plus de chez eux, passent pour sorciers vivent la nuit,
deviennent à moitié fous (f° 16),
qui contient un document potentiel (Éliphas Lévy ; on a déjà vu que la mention
littérale des hypotextes documentaires est aussi l’une des constantes des
manuscrits de Bouvard et Pécuchet)6, tandis que Flaubert détaille davantage

6. Consubstantiels à la genèse de tout passage de Bouvard et Pécuchet, les hypo-


textes documentaires complexifient l’investigation génétique. Quoique leur étude ne
soit pas ici notre priorité, nous les croiserons donc nécessairement plusieurs fois dans
ce parcours. Je rappelle que la documentation est disséminée dans les milliers de pages
Bouvard et Pécuchet magiciens 167

l’isolement des deux bonshommes, à la fois dans le temps (« vivent la nuit »),
l’espace (« ne sortent plus de chez eux »), et dans leurs rapports avec les Cha-
vignollais (« passent pour sorciers ») ; il s’agit bien de conséquences de
l’irruption de la magie dans le récit. Si elle était prévisible, notamment à cause
des ouvrages lus par Flaubert pour concevoir la partie du chapitre relative au
spiritisme7, et si les éléments narratifs qui apparaissent en montrent l’impor-
tance narrative (d’ailleurs, sur le folio suivant, f° 30, qui est aussi le dernier
scénario d’ensemble, le terme « magie » est souligné, ce qui indique bien une
étape à franchir pour les personnages – et à développer par la suite), rien ne
permet néanmoins de dire que se dessine déjà une scène spécifique pour faire
en sorte que Bouvard et Pécuchet soient « conspués » et pris pour « sorciers »
par les autres ; les « incantations » demeurent au pluriel et le récit a l’allure
d’un résumé (prospectif) pressé se concluant par un résultat qui n’est pas équi-
voque : « deviennent à moitié fous ». Notons aussi, sur le dernier scénario
d’ensemble (f° 30), la séquence modalisée « se croient presque magiciens »,
qui établit une double restriction ironique (« se croient », « presque ») par rap-
port à l’habileté des personnages ; la scène, si scène il doit y avoir, donnera
sans doute leur juste valeur aux convictions de Bouvard et Pécuchet et aura
bien la prétention d’être comique.

qui constituent la substance de l’hypothétique second volume. La fréquentation des


hypotextes est antérieure à l’élaboration scénarique (mais elle se poursuit parallèle-
ment à la rédaction) ; or il est difficile de savoir exactement quand Flaubert effectue ses
lectures documentaires (c’est-à-dire, par rapport à quelle strate de scénarios) et surtout
quand elles deviennent des embrayeurs pour l’écriture. Quoi qu’il en soit, les docu-
ments sont littéralement notés sur le quatrième scénario partiel ; on trouve en effet dans
les interlignes du folio 14 : « Cahaignet Sanctuaire », « Ségouin », « Cardan dans Dom
Calmet » (c’est-à-dire le Sanctuaire du spiritisme de Cahaignet, Les Mystères de la
magie ou les secrets du magnétisme dévoilés de Ségouin, et la Dissertation sur les
apparitions de Calmet, ouvrages lus et annotés, comme l’indiquent les dossiers de Bou-
vard et Pécuchet ; cf. g2265 f° 285, dont le fac-similé est reproduit page suivante, en
regard d’un folio contenant les notes prises dans la Dissertation sur les apparitions de
Dom Calmet). Flaubert déclare, à propos de ce chapitre : « Je commence ce soir mon
chapitre VIII, tous les livres étant lus et les notes prises » (lettre à Edmond Laporte, 7
avril 1879, Correspondance, op. cit., tome V, p. 601). On ne peut cependant définir
avec certitude ce que cache le verbe commencer : étape d’amplification scénarique ou
passage, déjà, à la rédaction ?
7. En effet ils n’établissent pas de distinction claire entre les différents domaines
occultes. Par exemple, dans L’Histoire du merveilleux de Figuier il est question de
possession, de démons, de prophètes, de Mesmer, de magie, de Dupotet, des tables
tournantes (cf. g2265 folios 288, 288 v° et 287) ; il en va de même quand ils sont
consacrés à la magie, tel celui de Ségouin (Les Mystères de la magie ou les secrets du
magnétisme dévoilés – notons l’ambiguïté du titre, où coexistent magie et magnétisme),
où Edmond Laporte a pris des notes sur la magie mais aussi sur le magnétisme, le som-
nambulisme, la voyance, les extases, les tables tournantes (cf. g2265 folios 299 à 301 v°
inclus).
168 GENESES FLAUBERTIENNES

g2265 f° 285
(Collections Bibliothèque municipale de Rouen.
Bouvard et Pécuchet magiciens 169

g2265 f° 322
Photographies : Thierry Ascencio-Parvy)
170 GENESES FLAUBERTIENNES

Sa germination ne va pourtant pas de soi. Dans les scénarios partiels


Flaubert ajoute des éléments à ce récit squelettique, mais il lui faut attendre le
sixième scénario pour avoir une idée plus précise sur la manière de les utiliser ;
son inspiration paraît en retard. Il est d’abord, comme toujours dans cette
phase d’élaboration narrative, préoccupé par l’enchaînement du récit, et tâche
d’aménager des transitions entre les différents épisodes, même si elles doivent
être modifiées par la suite8. De plus, une nouvelle restriction suggère l’échec
de l’expérience (sans l’énoncer cependant)9, car maintenant Bouvard et Pécu-
chet ne font plus des incantations : ils « essayent de faire des incantations »
(dès le second scénario, f° 375). L’isolement des deux bonshommes se précise
davantage en changeant de nature ; ils passent toujours « pour sorciers », mais
ne sont plus « conspués » car, dès le premier scénario partiel (f° 377), ils « ins-
pirent une vague terreur dans la contrée ».
Cette terreur est d’autant plus « vague » qu’aucun détail ne vient l’illustrer,
mais elle sera décisive à de nombreux égards, car elle contaminera progressi-
vement la genèse de l’épisode. Le troisième scénario contient en effet une cor-
rection essentielle : la germination de la peur qu’inspirent Bouvard et Pécuchet
semble légitimer l’apparition d’un personnage servant de transition entre
l’intérieur et l’extérieur (n’oublions pas que les deux bonshommes « ne sortent
plus de chez eux » sur les scénarios). À la phrase « inspirent dans la contrée
une vague terreur », qui est raturée, se substituent ces nouvelles séquences :
Germaine les quitte, effrayée – D d’ailleurs se trouvant trop mal nourrie car pr
avoir des visions ils jeûnent D la font jeûner comme médium – les fait passer pr
sorciers – ils inspirent dans le pays une vague terreur (f° 374).
On peut noter, d’une part, la nécessité des justifications (« d’ailleurs ») et la
ferveur comique des personnages (la servante est pour eux un cobaye privilé-
gié, comme pour les expériences de magnétisme), et d’autre part, la notion de
jeûne, nouvelle dans l’épisode, provenant sans doute de la consultation de
documents10. Enfin, le motif des sorciers a trouvé sa situation narrative :

8. Ainsi, sur le second scénario partiel (f° 375), « un rêve qui se trouve réalisé con-
vainc Bouvard », ce qui légitime l’apparition de la magie après le « mysticisme
transcendantal » de Swedenborg ; ce prétexte ne sera transformé que sur le cinquième
scénario, où il prendra la forme d’un énoncé plus général : « On peut avoir de l’action
sur la Nature, par certains moyens inconnus, par des agents non encore étudiés »,
« Pécuchet croit plutôt au pouvoir des esprits », « Alors ils étudient la Magie »
(f° 363 v°) ; soulignons l’apparition interlinéaire de la conséquence, fonctionnant ici
comme une sorte de colle logique appliquée a posteriori.
9. Notons au contraire que sur le premier scénario partiel Flaubert indique : « tables
tournantes : ça réussit » ; « magnétisme : ça réussit » (f° 377).
10. Voir par exemple cette note copiée par Laporte (bien qu’elle ne soit pas relative
à la magie proprement dite) : « La faculté magnétique s’affaiblit par le repos, la bonne
chère, la fatigue du corps et surtout par le tabac » (g2265 f° 299 v°), extraite de
Bouvard et Pécuchet magiciens 171

Germaine devient la cause principale d’un élément narratif préliminaire et


isolé depuis les scénarios d’ensemble, et selon toute vraisemblance intertextuel
lui aussi (« passent pour sorciers »)11. C’est donc bien rétroactivement que
s’organise ici la logique du récit, car ses motivations germent à rebours. Les
liens narratifs demeurent toutefois fort lâches ; même si Germaine est « ef-
frayée », Flaubert ne songe pas encore à justifier cette peur (seule la juxtapo-
sition avec le syntagme précédent, « deviennent à moitié fous », permet une
logique minimale), et surtout, il n’a toujours pas l’idée de la représenter sous
forme de scène. Cette dernière n’est visible que sur le premier jet du sixième
scénario :
incantation nocturne avec fumigations de soufre. Germaine effrayée les quitte –
ils lui ont jeté un sort. Marianne la servante de Mme B. D peut-etre le curé
l’indisposent Germaine contre contre eux. – D d’ailleurs, elle se trouve elle est
trop mal nourrie – car pr avoir des visions ils ont jeûné D l’ont fait jeûner pr
faire d’elle un médium plus délicat… Finit par croire qu’ils lui ont jeté un sort
Elle les fait passer pr sorciers… ils inspirent une vague terreur dans le pays
(f° 360 v°).
Ce qui peut désormais désigner le titre de la scène est souligné (et paral-
lèlement les « incantations » antérieures se singularisent maintenant en une
« incantation nocturne »)12 mais les éléments en sont pour l’instant réduits au
minimum : « fumigations », « soufre ». C’est que l’attention de Flaubert est
ailleurs sans doute : ses difficultés principales viennent de la construction
générale du récit, car l’amorce de la coalition des Chavignollais, nouvelle ici,
se déplace. Lorsqu’il corrige ce folio, Flaubert ajoute « incantation nocturne
avec flambeaux – Germaine effrayée les quitte » après la mention de la
« vague terreur », puis rature la phrase et réorganise les informations narrati-
ves, comme il le fait quand leur succession lui paraît problématique, si bien

l’ouvrage de Ségouin (op. cit.). Voir aussi la lettre de Laporte sur laquelle nous re-
viendrons bientôt.
11. C’est un thème qui revient plusieurs fois dans les ouvrages lus par Flaubert : la
magie y est condamnée car elle est l’œuvre de Satan. Voir par exemple Gougenot des
Mousseaux (La Magie au Dix-neuvième siècle) : « magie, mesmérisme, somnambu-
lisme, spiritisme, hypnotisme, ne sont que satanisme » (g2265 f° 320) ; sur le folio
320 v°, Flaubert commente l’ouvrage ainsi : « il croit que Dupotet et Éliphas Lévy sont
des sorciers. haine d’Allan Kardec ; il appelle son livre le catéchisme de l’antéchrist »
(notons du reste que sur le premier scénario d’ensemble « Éliphas Lévy » apparaît en
même temps que « sorciers »). Voir aussi Dom Calmet (Dissertation sur les appari-
tions) : « je ne parle point des sorciers et sorcières qui vont au sabbat montés sur un
bâton ou une queue de balai, je tiens cela pour fabuleux. Mais pour la jarretière et les
voyages faits avec une promptitude plus que naturelle on ne peut les attribuer qu’au
démon » (g2265 f° 322, dont le fac-similé a été reproduit p. 169), etc...
12. Nous avons déjà rencontré ce même phénomène de singularisation associé à la
germination scénique pour la baisade de Madame Bovary ; voir p.144.
172 GENESES FLAUBERTIENNES

que la coalition précède alors la scène balbutiante. On peut en voir le résultat,


apparemment désordonné, sur le scénario suivant :
[ Germaine est mecontente du regime de la maison. elle est trop mal nourrie car
on la nourrit trop mal car pr avoir des visions, ils ont jeûné D l’ont fait ils la
font jeûner. afin d’en faire un medium plus delicat. abrutie par l’alcool Elle fi-
nit par croire qu’ils lui ont jeté un sort. – Marianne D la servante de Mme B. D
peut-être le curé, l’indisposent contre eux. Elle les fait passer pr sorciers. ils
inspirent une vague terreur dans le pays. ]
Elle les qui incantation nocturne avec fumigation de soufre. Elle les quitte,
effrayée (f° 4 v°).
Le premier paragraphe est mis entre crochets (indice d’une volonté de
suppression ou, plus vraisemblablement ici, de modification narrative) ; Ger-
maine doit figurer dans la conclusion de la scène, mais Flaubert ne sait pas
encore précisément comment l’utiliser, c’est-à-dire comment lier la peur de la
servante (conséquence de l’incantation) à la peur des autres (conséquence du
discours de Germaine, qui les fait passer pour sorciers) ; le récit sera d’ailleurs
encore bouleversé13. De plus, si incantation est bien le sémème matriciel de
l’ensemble du passage, il faut avouer qu’il demeure fort vague, car le program-
me narratif qu’il recèle en puissance n’est pas actualisé sous forme de détails
(quoiqu’il soit stéréotypé) : une incantation doit en effet avoir un objet précis
(qui on invoque), un but recherché (pourquoi) et un discours spécifique à la
formule magique (comment). C’est sur ce scénario que germent quelques-uns
de ces éléments, d’une manière d’ailleurs très progressive (ce qui montre à
quel point l’invention est ici tâtonnante). Entre le détail du soufre et le récit
minimal du départ de Germaine, Flaubert ajoute : « pour évoquer un mort »,
rature « un mort » et lui substitue « Mr Bouvard », et, ajout postérieur : « sous
le portrait » ; après quelques corrections le syntagme prend la forme suivante :
« sous le portrait du père Bouvard pour evoquer ses mânes ».
Il semble que la trouvaille de « Mr Bouvard », point nodal de l’incantation,
découle de la distribution des rôles des personnages, que Flaubert essaie
d’établir depuis quelques scénarios déjà. Dans Bouvard et Pécuchet, les deux
bonshommes sont, paradoxalement, à la fois interchangeables et soigneuse-
ment distincts, comme si cette distinction même n’était qu’un prétexte à
variations, on l’a remarqué14. Or dès le cinquième scénario (f° 363 v°) Flaubert
tâche de dissocier les deux bonshommes, alors que jusqu’à maintenant le
pluriel prédominait (« ils ») : Bouvard « a peur de devenir fou que la tête ne lui

13. Ce sont donc ces bouleversements structuraux qui orientent (et figent) la dis-
position narrative à partir des scénarios, modifications indépendantes du thème de
l’échec ; ainsi s’explique le fait que dès l’origine l’épisode demeure sans réelle con-
clusion et que le récit s’engage sur des voies totalement différentes à la fin de la scène.
14. Voir par exemple Claudine Gothot-Mersch, « Portraits en antithèse dans les
récits de Flaubert », art. cité, p. 304 et suivantes.
Bouvard et Pécuchet magiciens 173

en tourne » et « n’aime pas à penser à tout cela » (notons que cette crainte de
folie remplace la folie initiale des deux bonshommes, « deviennent à moitié
fous », supprimée sur la même page), Pécuchet au contraire « l’y ramène ». Le
thème de la peur se dédouble donc une fois encore, tout en permettant de
présenter Pécuchet comme l’agent principal de l’épisode. Ainsi se motive sans
doute le choix du père de Bouvard (et donc de son portrait) : dans la perspec-
tive de toute une série d’effets comiques, le mort que l’on doit invoquer sera
lié au plus peureux (et ici passif) des personnages15 ; parallèlement resurgit un
objet apparu dans le récit, selon une stratégie narrative que Flaubert utilise
souvent dans Bouvard et Pécuchet afin de ne pas clore définitivement les
chapitres sur eux-mêmes16 : le portrait du défunt en question, donc nous avons
au cinquième chapitre analysé les variations diégétiques et génétiques (je ne
reviendrai donc pas ici sur la construction de sa représentation).
Sur le scénario suivant (f° 33 v°), le seul détail nouveau provient de
l’expansion de la fumigation : « La fumée envahit tout ». Il s’agit d’une exa-
gération qui, d’une part, motive un peu mieux l’épouvante de Germaine,
d’autre part connote l’échec des personnages en accentuant l’aspect comique
(voire farcesque) de l’incantation ; le problème de la littéralité – ou non – de
l’échec n’entre probablement pas en ligne de compte lors de l’étape scénarique
du fait même qu’il va de soi, pour Flaubert, que les deux magiciens ne
réussiront pas leur nouvelle entreprise17. Les scénarios se consacrent surtout à
l’enchaînement narratif et à son amplification problématique : les nouveaux
détails sont en effet très lents à germer dans ces avant-textes. Notons encore,
par exemple, sur le neuvième scénario (f° 15), la mention des habits des per-
sonnages, « vêtements noirs » (stéréotypés et comiques : commençant une
nouvelle étude, Bouvard et Pécuchet endossent comme d’habitude,

15. On le voit bien dans les folios suivants : sur le neuvième scénario (f° 15),
Flaubert écrit : « Bouvard s’imagine d’interroger les mânes de son père », mais la
marge corrige : « Pécuchet voudrait évoquer l’ombre d’un mort » et, sur le dixième
scénario (scénario ponctuel) : « Il persuade à Bouvard d’évoquer les mânes de son
père », transformé en : « et en revenant là-dessus très souvent il s’y prit de telle façon
que Bouvard désira voir les mânes de son père » (f° 19 v°).
16. La version publiée de notre scène en contient deux autres signes : le « mu-
séum » (lieu où s’effectuera la cérémonie) et la « robe de moine » (sous forme de com-
parant diégétique), tous deux apparus dès le chapitre IV.
17. Sur le cinquième scénario en revanche, l’échec de Bouvard et Pécuchet est
littéralement indiqué dans l’interligne : « essayent de faire des incantations, d’avoir des
extases. d’avoir des extases – vainement. » (f° 363 v°). Toutefois il paraît ambigu, car
la syntaxe de la phrase ne permet pas de dire si cet aspect vain des tentatives des deux
bonshommes relève des extases, ou plutôt des incantations, ou même de l’ensemble du
passage sur la magie (sur le folio suivant en revanche, la distinction est claire : seules
les extases sont vaines, f° 360 v°). C’est sans doute la première manifestation du futur
« tout rata » qui, nous l’avons vu, désigne les premières expériences de magie.
174 GENESES FLAUBERTIENNES

imperturbables, le costume qui semble le mieux convenir à l’étude en


question) tandis que sur le dixième scénario, scénario ponctuel que l’on peut
voir transcrit ci-contre (f° 19 v°), une plus longue addition vient, au bas du
folio, développer le « etc. » prospectif du premier jet. Ce sont les personnages
eux-mêmes qui sont effrayés18 ; le thème de la peur fait donc tache d’huile,
tout en se répandant sous forme de clichés (« gouttes de sueur », « claque des
dents »), clichés qui envahissent les objets mêmes, les deux bonshommes
achetant « une tête de mort » alors qu’ils veulent faire apparaître un mort. Mais
les « ombres mouvantes » ont bien une explication rationnelle : le « rideau
tremble » car la fenêtre est « ouverte », tandis que le texte insiste sur l’absence
de savoir des personnages (« sans qu’ils le sachent »)19. Il n’y a rien de
surnaturel dans l’expérience magique de Bouvard et Pécuchet ; ainsi leur peur
n’en paraîtra-t-elle que plus comique. Il est clair dès ces derniers scénarios que
la scène de l’incantation sera placée sous l’égide de l’illusion et qu’elle paro-
diera les cérémonies magiques20.
À la fin de l’étape scénarique le ton est globalement établi, et Flaubert a
obtenu un mouvement que l’on peut résumer de la sorte : incantation pro-
noncée par Bouvard, qui immédiatement regrette son geste ; attente de
Bouvard et Pécuchet ; irruption du vent et illusion ; peur des deux magiciens
(davantage développée dans le cas de Bouvard) puis sensations de Bouvard ;
fumée21 et chauves-souris sortant de la cheminée, cri et départ de Germaine.
Autant dire que si la logique narrative est plus ou moins stabilisée dans ses

18. Vraisemblablement l’intertextualité sert une fois encore d’embrayeur à ce détail


stratégique (et décisif dans la genèse de cette scène) ; les ouvrages lus par Flaubert
insistent plusieurs fois sur la nécessité de ne pas avoir peur pendant la cérémonie. Voir
par exemple Ségouin (op. cit.) : « l’extase est un état inconnu, qui, pour être sagement
dirigé, demande une âme forte et tranquille, car la mort ou la folie peuvent être la
conséquence de la frayeur ou du trouble du magnétiseur » (g2265 f° 300 v°).
19. Sur le scénario suivant, transcrit ci-contre également, c’est par un « carreau
cassé depuis longtemps » que le vent entre (f° 22 v°) ; ainsi apparaîtra le sème du déla-
brement, qui envahit progressivement le chapitre jusqu’à la période nihiliste des deux
bonshommes ; on l’a déjà trouvé dans la description du portrait du père Bouvard.
20. Illusion qui sera développée dès le scénario suivant (f° 22 v°), par la multi-
plication des « comme » (« ils sentent comme », « il est comme entraîné ») et du paraî-
tre, qui prend la forme du verbe sembler (« il lui sembla qu’une vapeur colorée l’entou-
rait », « le père Bouvard semble peu à peu s’animer »).
21. Découlant dès l’esquisse de la maladresse de Pécuchet (f° 27) : « Pécuchet
tourné vers la cheminée y jette des pincées de soufre », corrigé en « paquets de
soufre » et, sur le folio 26 (troisième rédaction), en « poignées de soufre » (comme dans
la version publiée). Le personnage devient donc littéralement la cause d’une notation
initiale (la responsabilité des personnages y était bien entendu implicite), selon le
principe d’associations rétroactives que j’ai déjà souligné à propos de Germaine.
Bouvard et Pécuchet magiciens 175

g2253 f° 19 v° (extrait)
(dixième scénario ; scénario ponctuel)

g2253 f° 22 v° (extrait)
(onzième scénario ; scénario ponctuel)

grandes lignes, il n’en va pas de même pour le texte, bâti principalement sur
des juxtapositions de séquences nominales (ou dont les verbes demeurent pour
la plupart au présent scénarique). On peut le voir sur le dernier scénario
ponctuel (f° 27) qui, par certains aspects, tient d’ailleurs plutôt du premier
176 GENESES FLAUBERTIENNES

brouillon, car la rédaction s’y ébauche (voir sa transcription ci-contre)22. Nous


allons maintenant tâcher de démêler les composantes, apparemment inextrica-
bles, de cette rédaction problématique.

La formule magique
On l’a vu, Flaubert a trouvé dès les scénarios qui évoquer (trouvaille dont
l’origine est intradiégétique), mais il n’a pas déterminé le déroulement même
de l’incantation, qui ne va germer que par à-coups. Tout d’abord apparaît, dans
la marge du folio 22 v°, une liste de noms de démons correspondant chacun à
un jour de la semaine, liste qui provient sans aucun doute de documents (que je
n’ai pu retrouver dans les dossiers du roman). Flaubert choisit Béchet – plutôt
que Acham ou Nabam par exemple, qui produiraient un effet d’étrangeté
similaire – pour des raisons qui sont probablement à mettre au compte de l’eu-
phonie (le nom contient l’initiale de Bouvard et répète les sonorités initiales et
finales du nom de Pécuchet), et ce choix implique à son tour la précision du
jour de la semaine (et non le contraire, malgré ce que la syntaxe de la phrase
pourrait laisser croire dans la version publiée ; on a vu qu’ici les motivations
opèrent souvent rétroactivement). Également souligné, il donne à la scène un
semblant de précision chronologique : « Vendredi Bechet. Viens ici Bechet
repeté plusieurs fois », informations recopiées avec une modification notable
sur le premier brouillon (où germe la justification : « comme c’était un ven-
dredi, “Bechet”, viens ici Bechet, viens ici Bechet », f° 27 transcrit ci-contre),
qui cependant contient toujours : « Bouvard prononce incantation. Mots magi-
ques ». Flaubert ne tente pas de remplir ce vide discursif, si bien que pour
l’instant l’incantation avorte : Bouvard « appelle mentalement son ancêtre ».
Mais qui dit parodie dit modèle(s) et, pour Bouvard et Pécuchet, les
modèles sont déjà disponibles grâce aux nombreux hypotextes compulsés. Or
si la formule magique tarde à apparaître, c’est peut-être parce que la documen-
tation manque encore. Documentation de seconde main cette fois, car il s’agit
d’une lettre d’Edmond Laporte, qui copie pour Flaubert l’article « Évocations

22. Il est en fait difficile d’établir des distinctions aussi claires dans le cas de l’épi-
sode de la magie car, j’y ai déjà fait allusion, Flaubert ne le corrige pas en continuité, ce
qui donne à l’écriture une apparence hétérogène d’un folio à l’autre ; en effet, le folio
23, qui précède le folio 27 dans le même jeu d’écriture, ressemble bien plus à un brouil-
lon qu’à une esquisse ; Flaubert a davantage travaillé le texte qui précède la scène de
l’incantation, dont il a différé la rédaction proprement dite. Plus encore : on peut déce-
ler ce principe de progression par tâtonnements dans le fait que les différents segments
n’évoluent pas à la même vitesse sur une même page, car certains passages sont visi-
blement plus problématiques que d’autres.
Bouvard et Pécuchet magiciens 177

g2253 f° 27 (extrait)
(premier brouillon)

et conjurations », du Dictionnaire infernal de Collin de Plancy (première édi-


tion parue en 1818). Cette lettre se trouve dans les dossiers du roman (au mê-
me titre que les intertextes documentaires), et on peut voir sur les pages
suivantes l’extrait qui nous concerne, où apparaît clairement la sélection
opérée par Flaubert, qui marque certains passages d’un trait dans la marge.
Ce qui l’intéresse, ce sont les noms différents de Dieu et les verbes de la
formule (folios 294 et 294 v°), ainsi que la notation de l’absence de peur (on a
déjà remarqué son importance dans les ouvrages sur la magie : la peur signifie
l’échec, allusivement). Ce choix initial entraîne l’élimination de deux aspects
importants du document : les gestes rituels disparaissent (Flaubert va imaginer
d’autres gestes des personnages) ainsi que tous les éléments religieux, vrai-
semblablement évacués car la magie est condamnée par la religion, qui n’y
voit que sorcellerie (de plus, l’abbé Jeufroy participera à la coalition qui
s’organise contre les deux magiciens, juste après la scène). L’autre raison est
178 GENESES FLAUBERTIENNES

Documentation : lettre de Laporte à Flaubert


(g2265 folios 294-295) (et, pour le fac-similé de g2265 f° 295,

vraisemblablement structurale ; c’est le neuvième chapitre du roman qui se


consacrera à la religion. Sélection et insertion sont toutefois deux processus
bien distincts, et au vu du brouillon sur lequel Flaubert utilise l’hypotexte, on
constate combien il patauge dans cette longue liste de noms (f° 29 transcrit
p. 181). En effet il se trompe sur le premier jet et demeure approximatif, écri-
vant d’abord : « Par Adonaï. Syros ». Adonaï se trouve sur le second folio de la
lettre, mais non Syros (dont les sonorités ressemblent à celles de Ischyros) ; de
plus, il ajoute « etc. », différant pour plus tard ce nouveau vide à remplir. Cette
attente, dilatoire du point de vue de l’expansion textuelle et apparemment
illogique (il aurait sans doute été plus simple – quoique moins productif, on va
le voir – de copier la liste dès maintenant), ne sera pas sans conséquence. En
effet l’ajout interlinéaire, « une kyrielle de noms », désigne la liste tout en la
modalisant23, comme si les sentiments éprouvés par l’auteur à la lecture de la

23. L’écriture est si hésitante pour cette scène que Flaubert ne recopie pas toutes les
corrections d’un folio à l’autre ; on a plutôt l’impression qu’il travaille son texte par
Bouvard et Pécuchet magiciens 179

Collections Bibliothèque municipale de Rouen. Photographie : Thierry Ascencio-Parvy)

lettre, devant la complexité de cette formule magique, envahissaient le


brouillon, et donc la fiction, avec un statut énonciatif indécidable. On peut
ainsi supposer que cette confusion a vraisemblablement amusé (ou irrité) Flau-
bert lui-même (il est d’ailleurs difficile de lire le document en gardant son
sérieux)24, lui donnant l’idée d’élaborer la maladresse de Bouvard, d’où la

bribes, sans fixer sur le moment l’enchaînement narratif, et que sur le folio suivant
certains interstices s’élaborent dès le premier jet (parfois de façon tâtonnante). Cet
énoncé modalisé n’est donc pas repris (mais sur le même folio, l’énonciation du narra-
teur est claire, puisque c’est ici qu’apparaît l’adverbe « même » à propos de la
chandelle : « ils avaient même fourré une chandelle », qui se substitue à un autre énoncé
modalisé sur le folio précédent : « par excès de persévérance ils avaient fourré une
bougie dans son crâne », marge du folio 27). Curieusement, c’est in fine, sur la mise au
net, que s’opère un retour à ce stade antérieur, Flaubert ajoutant « la kyrielle était
longue » dans l’interligne du folio 59 v°. Son statut énonciatif est toujours aussi indéci-
dable : impression de Bouvard jugeant la formule magique au style indirect libre ou clin
d’œil du narrateur intervenant au milieu du discours du personnage ?
24. « J’en ai bientôt fini avec mes lectures sur le magnétisme, la philosophie et la
religion. Quel tas de bêtises ! » (lettre à Mme Roger des Genettes, 4 mars 1879, Cor-
180 GENESES FLAUBERTIENNES

germination d’effets dilatoires dans l’univers fictionnel cette fois, avec la


germination interlinéaire de la séquence « Pécuchet sans se déranger l’aide ».
Tout comme l’écrivain, Bouvard s’interrompt, et cette rupture de l’énoncé,
comique puisqu’elle souligne sa bêtise (s’ajoutant à celle du document), y
introduit une amorce de parodie jusqu’alors absente. Rappelons de plus que
Pécuchet, depuis le folio 27, jette du soufre dans la cheminée. Le comique est
donc double : dans la maladresse du premier personnage, dans la pose du
second. Mais pour le moment Bouvard juge l’ensemble de l’incantation dans
une formule conclusive : « vraiment c’est trop bête » (bêtise du document im-
plicite), tandis que de nouveaux gestes viennent accentuer le comique :
« Bouvard essoufflé s’assoit dans le fauteuil », c’est-à-dire, à cause de l’effort
physique nécessité par la difficulté de l’incantation et par sa longueur ; aussi la
gestuelle des personnages, qui ne s’élabore que lentement, apparaît-elle dès
maintenant comme une composante essentielle de l’humour.
Dans la marge du même folio (transcrit ci-contre) Flaubert poursuit sa sé-
lection et remplit le « etc. » du premier jet en utilisant le document. Il se
trompe encore : il écrit par exemple « Sedonel t » surchargé en « gayes » suivi
de « tolima », et ensuite « tetrammaton » surchargé en « tetragrammaton »,
alors que « tetragammaton » est clairement lisible dans la lettre (mais il s’agit
d’une erreur de Laporte, c’est « tetragrammaton » qui est correct). L’interrup-
tion du personnage s’élabore plus bas, dans la marge aussi, et prend la forme
de l’oubli : « Bouvard s’arrêta ayant perdu la mémoire », parallèlement au
secours de Pécuchet, dans un énoncé qui en accentue la pose comique, puisque
ce dernier a maintenant « la tête dans la cheminée » et « soufflait les mots qui
sont des noms différents de Dieu ». Flaubert n’avait pas indiqué auparavant
que Bouvard comprend ou sait qu’il s’agit de différents noms donnés à Dieu ;
toutefois cette explication sera supprimée (elle n’est même pas recopiée sur le
brouillon suivant, f° 26, ce qui souligne son aspect transitoire ; voir sa
transcription p. 183), rendant l’incantation plus opaque (et sans doute plus
amusante car, par son étrangeté, elle demeure incompréhensible pour des non-
spécialistes), tout comme la pose de Pécuchet (sur le brouillon suivant) et la
lenteur de Bouvard25. Flaubert n’insiste pas trop sur le ridicule des deux bons-
hommes, alors qu’il est plus souvent visible dans les avant-textes26. Le résultat

respondance, op. cit., tome V, p. 564).


25. Qui ne répète les noms que « un à un » ; ce syntagme ne sera pas recopié, non
plus que « et Bouvard les répétait » ; ils disparaissent sur la mise au net (f° 59 v°).
26. Notons cependant que l’apparition du carton, sur le troisième brouillon (f° 26),
déplace la nature du comique plutôt qu’elle ne l’annule tout à fait, car les mots sont
« inscrits pour ce moment d’avance sur un carton », comme si les deux bonshommes
savaient déjà qu’ils se tromperaient (ayant pris l’habitude de telles erreurs), tandis que
Pécuchet n’est probablement plus représenté « penché sur la cheminée » à cause des
assonances en che.
Bouvard et Pécuchet magiciens 181

g2253 f° 29 (extrait)
(première partie du deuxième brouillon)

de l’incantation, c’est-à-dire l’échec, est élaboré dans un autre ajout marginal :


« Bouvard attend patiemment Bechet qui ne vient pas », suivi d’une formule
au style indirect libre, « tant mieux », raturée, Flaubert préférant ici le style
indirect : « D Bouvard au fond de lui-même en etait content », faisant allusion
de manière implicite à sa peur et servant de transition avec le passage qui
élabore son remords, très travaillé. Enfin, au bas du folio, une autre partie de
l’hypotexte est utilisée pour amplifier l’invocation à Béchet (qui avait déjà
balbutié sur le premier jet). Mais elle est transformée : Bouvard paraît très
abrupt, trop même, car si les verbes « obsècre » et « conjure » sont présents
plusieurs fois dans le document, le verbe « ordonner » pour sa part n’y figure
pas. De même, le dernier ajout (autre transformation du document, dont le
rythme ternaire est cependant conservé) produit un effet comique, avec les
182 GENESES FLAUBERTIENNES

modulations de la voix du personnage : « viens-tu Bechet, viens donc Bechet,


et baissant la voix d’une façon mystérieuse : Bechet Bechet Bechet ».
Comme d’habitude, l’intertexte documentaire possède donc un statut et une
fonction doubles. Informatif, il apporte des éléments qui manquent au texte et
favorise ainsi son expansion (il faut en remplir les interstices, nécessité plus
pressante encore dans le cas de Bouvard et Pécuchet) ; inséré dans le brouillon,
il subit immédiatement des phénomènes de distorsion. Toutefois cette distor-
sion est ici orientée par le ton général de la scène dès sa conception scéna-
rique ; elle sert d’embrayeur à l’aspect comique du récit et permet de faire
jaillir la parodie, tandis que Flaubert renchérit (sans pour autant exagérer), en
donnant aux gestes des personnages, inédits, un côté farcesque indéniable.
Soulignons de plus qu’il y a, par rapport au programme narratif, une confusion
véritable et problématique dans cette partie de la scène (confusion que ne
résout pas la version finale) ; en effet c’est le père Bouvard qui doit venir, et
non Béchet. La documentation explique que pour faire apparaître un mort, il
faut au préalable amadouer le démon correspondant au jour où est pratiquée
l’incantation, puis l’utiliser. Il semble alors que, préoccupé par l’insertion de
l’hypotexte, Flaubert ait mis de côté (puis oublié) ces intentions initiales, com-
me si l’arbre lui cachait la forêt. On peut bien sûr y voir une nouvelle erreur
des deux bonshommes, mais rien n’y fait jamais allusion dans l’ensemble des
manuscrits.
Quoi qu’il en soit, le plus difficile paraît accompli : une fois ce folio
recopié, l’écriture se stabilise relativement vite pour ce segment. Dans les
brouillons suivants en effet les corrections sont minimes, surtout quand on les
compare à celles qui se consacrent au reste de la scène. Sur le troisième
brouillon (f° 26, transcrit ci-contre) la liste des noms subit une double transfor-
mation. D’une part elle se rétrécit (« Otheos » et « Tetragrammaton » n’y sont
pas repris, et « Sedonel gayes tolima » est raturé), d’autre part elle s’amplifie
dès le premier jet, puisque Flaubert n’avait pas encore noté les noms que
Bouvard répète après s’être interrompu, aidé par Pécuchet (« Adonaï »,
« Sadaï », « Eloy » et « Agla » sont insérés) ; Flaubert continue donc à con-
sulter le document, y puisant aussi la formule latine, temporairement (« Veni,
veni, veni »). Au contraire certaines séquences concernant Bouvard disparais-
sent, et ces ratures produiront un autre effet. À la lecture de la version
publiée on a l’impression, de par la succession des séquences, que Bouvard
s’assoit dans le fauteuil terrassé par l’effroi27 ; on a vu qu’à l’origine, dans les
brouillons, c’est pour une raison seulement physique (il s’assoit car il est

27. On retrouve le phénomène de confusion entre consécution et conséquence, cher


à Roland Barthes, et dont la génétique dévoile souvent des aspects insoupçonnés,
comme ici.
Bouvard et Pécuchet magiciens 183

g2253 f° 26 (extrait)
(première partie du troisième brouillon)

essoufflé). Or « essoufflé s’assit » est raturé ici à cause de la répétition :


Pécuchet lui souffle les mots. Comme toujours avec les répétitions et les asso-
nances, l’avant-texte offre des alternatives à trancher, et tout choix peut avoir
des conséquences inattendues (quoique légitimées par le contexte). Flaubert
essaie de supprimer le verbe relatif à Pécuchet et de retravailler la phrase (« D
qui lisait les mots ») ; la tentative avorte et il se ravise, réinsérant « Pécuchet
bien vite lui souffla les mots ». Aussi l’action de Bouvard est-elle nécessaire-
ment modifiée, et il « s’affaissa » dans le fauteuil (notons de plus la parono-
mase diachronique : les sonorités se ressemblent d’une couche de correction à
l’autre). Il ne perd plus son souffle mais bien son jugement : « vraiment, c’est
trop bête » est parallèlement supprimé. Non parce qu’il a plus peur, mais parce
que Flaubert a maintenant des problèmes avec le verbe dire, répété trois fois
dans ce bref passage sous forme de gérondif ou de participe présent (« Bou-
vard les répéta en disant », « en se disant », « un instinct lui disant »).
Un phénomène identique explique le début de la suppression de la rapide
description d’atmosphère qui succède à l’attente des personnages (comme sou-
vent chez Flaubert), insistant sur le calme de la nuit ironiquement éloigné du
trouble des deux magiciens. Car les assonances de en sont sans doute trop
184 GENESES FLAUBERTIENNES

nombreuses du point de vue de Flaubert (« dans », « en disant », « vraiment »,


« silence », « entendait », « de temps à autres », « mollement ») ; du reste, le
verbe entendre est utilisé quelques lignes plus bas, dans les séquences décri-
vant au style indirect libre les craintes de Bouvard à propos de l’âme de son
père : « pouvait-elle l’entendre » (contre toute attente, Flaubert réintroduit dans
l’interligne « on n’entendait rien » tandis que la description se réduit28 ; elle
disparaît sur le brouillon suivant – f° 41 v°, transcrit ci-dessous : « Bouvard
s’affaissa dans le fauteuil. on n’entendait rien. la pluie fine fouettait mollement
les vitres. Et il était bien aise de ne pas voir les vitres Bechet »). Autrement dit,

g2253 f° 41 v° (extrait)
(première partie du quatrième brouillon)

28. On pourrait aussi penser que la description est supprimée à cause de la co-
présence des deux énoncés qui signifient sur le second brouillon l’attente des person-
nages (f° 29), l’un dans le corps du texte (« on l’attend », suivi de la description),
l’autre dans la marge (« Bouvard attend patiemment », suivi du remords du person-
nage), la rature du premier entraînant logiquement la disparition de la description. Il
n’en est rien, l’examen diachronique le révèle, et à ce moment Flaubert ne cherche pas
à résoudre le problème que pose, pour la syntaxe, la succession des informations et leur
répétition.
Bouvard et Pécuchet magiciens 185

ce n’est pas le thème de la peur qui motive les corrections, mais les corrections,
d’un ordre stylistique, qui en impliquent l’expansion thématique ; la peur co-
mique du personnage, accentuant l’aspect parodique de l’incantation, est le
résultat de phénomènes transformationnels d’un autre ordre, mais qui bien sûr
interfèrent avec le contexte, tant les diverses strates de l’écriture en formation
se chevauchent.

Parataxe, répétition et métonymie


La formule magique ne produira pas l’effet escompté (qui s’en étonne-
rait ?), puisque dès les scénarios Flaubert prévoit une autre conséquence : la
peur comique, placée sous l’égide de l’illusion, et n’ayant bien entendu aucun
rapport avec l’arrivée de Béchet ou même du père Bouvard. Faisons donc un
petit retour en arrière. Sur le dernier scénario ponctuel (f° 22 v°) Bouvard et
Pécuchet éprouvent une « angoisse » car ils croient sentir « comme l’approche
et le contact d’un être impalpable », en particulier à cause des bougies qui,
sous l’action du vent, projettent des « ombres mouvantes » ; le lien entre ces
deux notations n’est pourtant pas clairement établi, comme si de leur succes-
sion seule résultait une logique minimale. Alors que la peur de Pécuchet est
plutôt allusive (« gouttes de sueur de Pécuchet »), celle de Bouvard est
détaillée et amplifiée, même, dans la marge du folio ; il y a de l’Emma Bovary
dans Bouvard, mais une Bovary ridicule29. Toutefois Flaubert n’élabore pas de
cause immédiate, ou tangible, de cette peur, sinon sous la forme de la germi-
nation interlinéaire du paraître, dont l’isotopie se manifeste souvent dans ces
folios (et dans le texte « définitif »), nous l’avons déjà remarqué : « le père
Bouvard semble peu à peu s’animer » (mais l’animation en question n’est pas
illustrée).
Sur ce folio comme sur le suivant (f° 27, déjà transcrit p. 177) l’écriture a
un aspect paratactique qui n’est pas rare, certes, au stade embryonnaire des
premiers brouillons ; deux phénomènes y sont cependant remarquables du

29. Comme en témoigne tout d’abord la description de ses pieds : « ses pieds orteils
se retournaient dans leurs pantoufles » (f° 27), corrigée en « le plancher se dérobe »
puis « le plancher comme une onde fuyait sous ses talons » sur le troisième brouillon
(f° 66 v°). Il ressentira enfin « une douleur à l’épigastre » (f° 28) : « une douleur le
pinçait à l’épigastre » (f° 66 v°), comme Pécuchet épouvanté par la valleuse lors de
l’excursion géologique : « une crampe le pinçait à l’épigastre » (p. 142). Cf. Madame
Bovary : « Il lui semblait que le sol de la place oscillant s’élevait le long des murs, et
que le plancher s’inclinait, par le bout, à la manière d’un vaisseau qui tangue »
(p. 211) ; « le sol sous ses pieds était plus mou qu’une onde, et les sillons lui parurent
d’immenses brunes, qui déferlaient » (p. 319) ; on a vu que la perte d’équilibre aqua-
tique du personnage était à l’origine présente dans la scène de la baisade (comme pour
Salammbô) avant d’être différée ; au-delà de signes autotextuels, on peut y déceler sans
aucun doute diverses manifestations de l’idiosyncrasie flaubertienne.
186 GENESES FLAUBERTIENNES

point de vue de l’expansion textuelle. La parataxe, signe de balbutiements


initiaux et scénariques, semble se résorber en une manière de concaténation
sémantique. Bouvard se voit « entraîné par un tourbillon » alors que le soufre,
dans la cheminée, « s’échappa en tourbillons » (qui remplace « grande fu-
mée ») puis en « grosses volutes » ; les chauves-souris font un mouvement
identique, qui tout d’abord « en sortent », sur le folio suivant « s’échappèrent
de la cheminée » (f° 28) et, plus tard encore, « tourbillonnaient » avant de « se
cogner aux meubles » (f° 66 v° ; la notation auditive du « frou-frou » était sans
doute trop légèrement textile dans le contexte de l’épouvante ; ces deux folios
sont transcrits ci-contre et page suivante) ou de seulement tournoyer sur le
quatrième brouillon (« des chauves-souris tout à coup se cognèrent aux
meubles en même temps tournoyaient », f° 43 v°). On peut attribuer cette
redondance à un manque d’inspiration ou à un retard de l’invention (je
souligne de plus que Flaubert n’utilise pas de documents pour cette partie de la
scène), et la rédaction qui tente d’homogénéiser ces détails disparates et ces
fragments juxtaposés multiplie un mouvement similaire, mais dont les
corrections amenuiseront l’aspect répétitif30. Par ailleurs, ce mouvement cor-
respond bien à la dramatisation du texte (et, au niveau fictionnel, de l’expé-
rience de Bouvard), qui finira par prendre l’allure d’une énumération pressée
et brutalement interrompue par la brève séquence « un cri s’éleva », au passé
simple, en fin de phrase. Ce n’est cependant que sur la copie autographe que
Flaubert décide de séparer toutes ces séquences par des virgules (cf. g224
f° 164), les accumulant en une seule phrase (les points sont bien lisibles encore
sur la mise au net, f° 57 v°), comme s’il entrevoyait seulement alors les res-
semblances (ensevelies maintenant sous les corrections) et la possibilité de
créer un effet dramatique correspondant parfaitement à la peur des apprentis
magiciens. La génétique révèle donc des processus scripturaux qui peuvent
sembler paradoxaux (mais qui n’en sont pas moins productifs) : la parataxe
initiale joue un rôle essentiel dans l’obtention d’un rythme rapide et syncopé,
mais par des chemins détournés, si bien que ce résultat n’est plus qu’un avatar,
d’ailleurs quasi fortuit, des possibilités que recélait virtuellement l’avant-texte
et qui n’avaient pu être tout de suite exploitées.
Un phénomène similaire de retard rédactionnel, visible ailleurs dans ces
folios, sera productif à un niveau différent. Depuis l’avant-dernier scénario,
nous l’avons vu (f° 19 v°), les deux bonshommes s’entourent d’objets pour
leur pratique incantatoire, dont la « tête de mort achetée à Chamberlan », pour
le moins morbide, et « le portrait du père Bouvard », relique nécessaire à

30. L’impression que ces détails sortent du même moule est également confirmée
par d’autres répétitions : le soufre « fait une grande fumée » et les chauves-souris sem-
blent « un nuage faisant un grand froufrou » (f° 27, je souligne).
Bouvard et Pécuchet magiciens 187

g2253 f° 28
(deuxième partie du deuxième brouillon)
188 GENESES FLAUBERTIENNES

g2253 f° 66 v°
(deuxième partie du troisième brouillon)
Bouvard et Pécuchet magiciens 189

l’évocation du mort. Ils sont dès cette étape disposés dans l’espace : « le
portrait sous la tête de mort », séquence recopiée sans grand changement sur le
dernier scénario : « sur le portrait la tête de mort » (f° 22 v°). À l’origine,
Flaubert ne songe donc pas à associer le mouvement des ombres à l’un ou
l’autre de ces objets, dont la présence (sinon la fonction) semble se limiter à
baliser l’espace, volonté manifeste aussi sur le premier brouillon, qui quadrille
l’arrangement obtenu par Bouvard et Pécuchet au moyen d’une phrase
schématique : « L’appartement tendu de noir. Quatre Trois flambeaux brû-
laient, aromates D encens, sur la table au milieu de la table poussée contre le
mur, au dessous du sous le portrait du père Bouvard que dominait la tête de
mort » (f° 27). Toutefois Flaubert réutilise ces deux métonymes de mort au-
delà de la description même (première distorsion des données initiales), après
la mention de l’ombre et avant l’élaboration de la peur, sans établir de lien
entre ces divers éléments : « la lueur des cierges faisait des ombres mouvantes.
la tête de mort avait l’air de grimacer. – le portrait du père Bouvard semble
peu à peu s’animer – angoisses, comme le contact, l’approche d’un être invisi-
ble ». On obtient pourtant un enchaînement parfaitement logique : sous l’effet
des ombres, une tête de mort qui grimace est angoissante, tout comme un
portrait paraissant se mettre à vivre31. C’est ensuite que germe la séquence
interlinéaire justifiant le détail des grimaces (« une chandelle dans la tête de
mort »), immédiatement déplacée puisque Flaubert la travaille dans la marge
en l’insérant dans les préparatifs des deux magiciens excités (effet comique
que souligne d’ailleurs l’intervention du narrateur). Les deux phrases qui se
suivent demeurent donc bien distinctes, alors qu’elles réitèrent l’isotopie du
paraître (« avait l’air de », « semble »), selon un processus de répétition
sémantique identique à celui que nous avons précédemment relevé (de plus, les
grimaces participent également de l’apparence de vie). Ainsi naît, a posteriori,
l’illusion qui causera la peur des deux personnages, déjà élaborée. Mieux
encore, Flaubert fait ici la trouvaille la plus productive pour l’expansion
textuelle, dans l’interligne : « Confusion mélange de l’un et de l’autre » ; sous
l’effet de l’illusion, un objet pourra remplacer l’autre, indifféremment. La

31. Les adeptes de la téléologie (il y en a) m’objecteraient ici que cette juxta-
position programme le devenir du texte. Elle le fait, certes, mais pas dans le sens qu’ils
croient (Flaubert planifierait déjà les manifestations de l’illusion, alors qu’il est évident
qu’il ne sait pas encore comment l’organiser). Cette conception des parcours génétiques
me semble méconnaître dangereusement les processus de l’invention et de l’écriture,
autant retors que divers, souvent arbitraires, criblés de retournements voire d’erreurs,
d’idées nouvelles et spontanées, si bien que la téléologie, ainsi comprise, n’est qu’une
illusion (d’ailleurs parfaitement circulaire) produite par la disposition du texte ou de ses
avant-textes (et par un examen diachronique trop pressé) ; ce chapitre y fait cons-
tamment allusion (espérons-le), même si le problème de la téléologie n’est pas son pro-
pos central.
190 GENESES FLAUBERTIENNES

contiguïté des objets dans l’espace et des détails dans le texte, ainsi que la
parataxe (juxtaposition de deux séquences autonomes mais redondantes) sont
donc résolues en métonymie : on est loin maintenant du simple souci topo-
graphique qui avait à l’origine permis de préciser la configuration spatiale.
Cette confusion métonymique n’est pas encore détaillée, et ne sera du reste
pas aisée à rédiger, comme on peut le voir avec le second brouillon (f° 28,
transcrit p. 187) où l’auteur peine sur le passage, l’écrivant par étapes et le
recopiant, l’amplifiant plusieurs fois dans la marge, corrections qui sont autant
d’illustrations de la difficile progression de l’écriture. En effet Flaubert ne
songe toujours pas à associer les ombres à l’illusion, sans doute gêné par le
déplacement de l’angoisse, qui maintenant les suit dans un autre paragraphe
(depuis l’interligne du folio précédent) : « la lueur des cierges faisait des de
grandes ombres mouvantes. angoisse comme à l’approche d’un être vivant ».
Un nouveau détail, le mouvement de la toile, sert alors de prétexte à l’appa-
rence de vie du portrait : « la toile, tenue seulement par les clous d’en haut se
bombait, semblait vouloir s’élancer ». Cet énoncé, inattendu car rien ne laissait
prévoir une telle dégradation du tableau, germe spontanément et impliquera
des bouleversements notables. Pour l’instant, la « confusion » paraît la ré-
sultante de cette première illusion, et elle s’établit grâce à plusieurs éléments
communs aux deux objets. Ce sont de simples clichés, choisis pour leur aspect
morbide ; ils doivent entraîner la peur sans pour autant amoindrir le comique,
puisqu’il ne s’agit que d’une erreur d’interprétation des deux magiciens (le
paraître est encore répété dans tout le passage) : du morbide au grotesque, il
n’y a qu’un pas. De plus, leur « mélange » suit une gradation. Les yeux se
confondent, de manière peu claire d’ailleurs (le sujet du verbe manque) :
« confond les orbites du squelette, le regard du portrait », puis une tête rem-
place l’autre : « quelquefois la tête du portrait disparaissant – D on voit à sa
place la tête de mort surmontant les vêtements », et enfin les deux objets, ne
faisant plus qu’un, sont littéralement fusionnés : « les favoris semblent enca-
drer les os ».
Flaubert modifie ce premier jet en réutilisant le sème de la dégradation que
contient le nouveau détail de la toile déclouée. Il se répète, par métonymie,
dans l’image représentée : le portrait devient « gâté ». Ici encore, la redon-
dance sémantique sert d’embrayeur à l’expansion textuelle, en plaçant dans un
nouveau registre la confusion qui demeurait peu détaillée (alors que l’illusion
doit être visuelle, les notations choisies le montrent) et l’ensemble de la repré-
sentation en sera transformé.
Le parallélisme va s’élaborer progressivement dans la marge, sous forme
de détails décrivant la « physionomie » du portrait, nous l’avons vu ; aussi
l’idée de la tête grimaçante est-elle abandonnée. La ressemblance s’opère
d’abord par l’intermédiaire de plusieurs couleurs, dans une séquence nominale
Bouvard et Pécuchet magiciens 191

prospective : « la tête et le portrait même couleur » ; la tête est « brune » et


« couleur de rouille » et le portrait gâté devient « tacheté de plaques brunes et
livides »32 (sur le brouillon suivant, f° 66 v°, la répétition sera gommée, les
couleurs seront unies et mises à égalité : « une couleur de rouille terreuse les
salissait également »). Un nouveau cliché apparaît ensuite, associant métapho-
riquement la « chemise » du père Bouvard à un « morceau de linceul » puis,
après correction, au « plomb d’un cercueil », qui contient un autre sème de
mort, dont j’ai souligné la stéréotypie mais aussi l’aspect particulièrement opa-
que (la notation du plomb n’est justifiée que sur le folio suivant : « la lourde
chemise faisait penser au plomb d’un cercueil »)33. Pour marquer la dégra-
dation, d’autres parties du visage réitèrent symétriquement le vide : le nez est
« mangé » ou même « rongé » par de la « moisissure » (image implicite du
trou légitimant la ressemblance du portrait et du crâne) tandis que le regard,
absent sur le portrait, est figuré par la lumière de la chandelle (de manière im-
plicite aussi), car le regard « semblait s’être réfugié plus haut dans les orbites
du squelette »34.
Poursuivant cette fois ses corrections dans le corps du texte, Flaubert
conserve le mouvement qui autorisait sur le premier jet la confusion des deux
objets (mouvement symétrique : le regard du portrait monte dans la tête de
mort et le crâne descend sur le portrait : « elle semblait par moments descendre
sur les épaules de l’habit noir ») mais il rature l’image synthétique produite par
la fusion des favoris et des os35. De plus, la syntagmatique des séquences est

32. Corrections et répétitions sont souvent mêlées, et il ne faut pas oublier que
Flaubert travaille toute sa page, dont seule une partie est isolée pour la clarté de
l’exposé. D’une part, les plaques deviennent « lie de vin et livides », d’autre part, c’est
sur ce folio que la peur des personnages, après le cri de Germaine, est décrite par
l’intermédiaire des couleurs de leurs visages ; si Bouvard est « écarlate », Pécuchet
pour sa part est « livide », comme le portrait.
33. Ce détail ne sera supprimé que sur la dernière rédaction, sans raison appa-
rente : « Une couleur terreuse les brunissait également. La lourde chemise faisait rêver
au plomb d’un cercueil. De la moisissure dévorait les pommettes, les yeux n’avaient
plus de lumière » (f° 59 v°). Quant aux « gouttes de sang » auxquelles font penser les
« breloques », elles sont sans doute illogiques dans l’évocation d’un squelette, et dis-
paraissent immédiatement dans la marge (f° 28, transcrit p. 187).
34. Je rappelle que le regard du père Bouvard n’est pas vide dans les descriptions
antérieures de son portrait (voir le cinquième chapitre de cet ouvrage).
35. En fait, les brouillons suivants contiennent de nouveaux retours en arrière de
l’écriture, puisque les favoris réapparaissent dès le premier jet de la troisième rédaction,
quoique temporairement : « une flamme brillait dans les ronds de la tête vide – elle
semblait quelquefois prendre la place de l’autre, reposer entre les favoris sur la
redingote, prendre ses favoris » (f° 66 v°), alors qu’ils sont réinsérés sur le premier jet
du quatrième brouillon (où ils sont maintenus) : « Elle semblait par instants prendre la
place de l’autre, reposer sur le collet de la redingote, avoir ses favoris » (f° 41 v°).
192 GENESES FLAUBERTIENNES

transformée. Celle qui décrit la toile est réécrite après l’élaboration de la


confusion, ce qui entraîne une autre concaténation sémantique : la toile « sem-
ble vouloir s’élancer » alors que les deux bonshommes ressentent « l’approche
d’une haleine », nouvelle symétrie du mouvement que le folio suivant accen-
tuera, puisque la toile y prendra un aspect encore plus anthropomorphe (« la
toile à demi déclouée oscillait comme pour s’élancer palpitait »)36. Parallèle-
ment réapparaît la séquence relative à l’angoisse, qui retrouve donc son
contexte initial, celui de la peur. La rédaction exploitera sur le brouillon
suivant la nouvelle disposition du texte (obtenue en fait bien plus tôt, mais
demeurant comme en attente), comblant l’interstice laissé par ce déplacement
en liant les deux phrases juxtaposées grâce à une préposition (dédoublée) ; à la
parataxe, « la lumière des cierges faisait de grandes ombres mouvantes. la tête
de squelette couleur de rouille », se substitue la syntaxe, qui implique enfin,
mais a posteriori seulement, le mouvement faisant jaillir l’illusion : « D la
lumière des cierges balançait des ombres sur la tête de mort D sur la figure
peinte » (f° 66 v°).
Il ne faudrait ainsi pas croire que les problèmes de Flaubert se limitent à
inventer et homogénéiser des détails ; il est tout autant préoccupé par leur
enchaînement phrastique et logique (même à ce stade relativement avancé de
la rédaction), et très souvent une modification locale a des conséquences plus
globales. On peut en voir un autre exemple avec la focalisation qui, ajoutée,
vient soudain désigner l’ensemble du texte sur le second brouillon : « tout cela
vu indistinctement à travers l’encens ». Tel un prétexte elle permet d’assigner
cette vision aux personnages et d’excuser leur erreur ; elle introduit cependant
un nouveau détail accompagné d’un nouvel effet comique : la vision est
indistincte car, par excès de zèle, ils exagèrent leur consommation d’encens,
comme ils le feront plus loin avec le soufre. Avant de devenir implicite, la
focalisation changera de nature, et ce sera cette fois une sensation olfactive qui
perturbera Bouvard et Pécuchet : « Ils s’engourdissaient dans l’odeur de l’en-
cens » (f° 66 v°). Elle disparaîtra dans la marge du même folio, « Puis ce fut
comme la sensation d’une haleine, l’approche d’un être impalpable »37, ainsi
que les justifications (comme souvent dans l’écriture flaubertienne), et les
deux bonshommes n’éprouveront plus qu’une sensation confuse sous l’emprise
de leur illusion38.

36. Notons là encore la répétition des termes (et des images qu’ils évoquent) : avant
d’osciller, la toile « se bombait », tout comme les rideaux qui « se bombaient sous le
vent » (f° 28, transcrit p. 187).
37. À ce brusque hiatus temporel Flaubert préférera substituer un effet de progres-
sion : « Puis ce fut mais bientôt peu à peu ils sentirent » (f° 43 v°, transcrit p. 197).
38. Une fois encore il faut prendre garde aux systèmes de variation, car les pro-
cessus sont plus complexes ici ; sur le quatrième brouillon, les deux sensations co-
existent. La première est en fait raturée à cause de la chasse aux assonances : « Ils
Bouvard et Pécuchet magiciens 193

Le cri de Germaine
Mais Bouvard et Pécuchet ne sont pas les seuls à être victimes de leur
imagination ; il y a aussi Germaine qui, pour sa part, croit voir le diable. Nous
avons déjà remarqué que l’intervention de la servante est prévue dès les scéna-
rios, où Flaubert utilise à l’origine son effroi comme un simple prétexte nar-
ratif permettant d’isoler les deux magiciens du reste de Chavignolles ; la rédac-
tion de la conclusion de la scène y introduit de nouveaux effets comiques
dépendant une fois encore de l’attitude des personnages.
La peur de la servante se manifeste sur le dernier scénario par un « cri »,
première notation auditive qui est, il faut le remarquer dès maintenant car ce
détail sera important pour la suite de l’expansion textuelle, antérieure d’un
point de vue syntagmatique à son explication (quoiqu’elle soit fournie immé-
diatement) : « Un grand cri de terreur. c’est Germaine qui regardait par une
fente de la porte » (f° 22 v°). Ici aussi se retrouve une construction para-
tactique, sans cause visible ni lien véritable entre les divers éléments ; on doit
supposer que la « grande fumée » et les chauves-souris terrifient l’observatrice,
qui prend enfin la décision de quitter les deux bonshommes, interrompant en
queue de rat l’épisode de la magie.
Dès le premier brouillon la terreur se décline sur un nouveau mode (f° 27,
transcrit p. 177). En effet le travail de l’interligne et de la marge diffère
l’explication du cri (découverte de Germaine), et cette perte de temps narratif
(mise en place en fait dès la dernière étape scénarique avec la disposition syn-
tagmatique des informations) va être comblée par divers détails produisant
l’expansion du comique.
Le premier processus dilatoire, interlinéaire, accentue la présence de
l’espace dans le récit : le cri éclate « derrière la porte » (répétition oblige,
Germaine observe alors par une « fente de la porte cloison ») ; Bouvard et
Pécuchet « hésitent » puis « vont dans le corridor » où ils aperçoivent enfin
Germaine. Pourtant il ne s’agit pas seulement de rendre le récit plus visuel en
lui donnant une dimension spatiale accrue. En fait, la terreur s’est dédoublée
dans le texte, pour l’instant de manière programmatique, puisque le verbe
« hésitent » fait allusion à la crainte des deux bonshommes sans la développer
immédiatement, alors que le cri de la servante devient simplement « un cri
violent » ; c’est aussi une transition qui, tout en réinsérant la focalisation,
permet de perpétuer l’illusion de Bouvard et Pécuchet (et la peur qui l’accom-
pagne), car l’origine du cri en question n’est plus tout de suite élucidée,
comme si de leur point de vue il était attribuable à Béchet ou au père Bouvard
apparaissant, tandis qu’il semble avoir changé de nature.

s’engourdissaient dans l’odeur de l’encens. Puis ce fut Peu à peu ils sentirent comme la
sensation l’effleurement d’une haleine » (f° 43 v°, je souligne).
194 GENESES FLAUBERTIENNES

Un nouveau processus dilatoire actualise dans la marge une autre facette de


la peur des deux bonshommes, de la sorte esquissée, en la déplaçant grâce à
des détails physiques : « ils se regardèrent. leurs figures – différentes dans
leurs vêtements funèbres – tellement décomposées qu’ils se font peur à eux-
mêmes ». Ainsi se redouble le comique : la peur, à l’origine exogène (le cri qui
les inquiète se fait vraiment entendre dans l’espace, il ne s’agit pas cette fois
d’une illusion), prend en se multipliant un nouvel aspect, circulaire et
endogène ; autrement dit, Bouvard et Pécuchet en sont aussi la cause, envelop-
pés de leurs houppelandes noires, tout comme ils sont la cause de leur propre
illusion (si l’on excepte l’irruption du vent) avec la tête de mort qu’ils ont
délibérément placée au-dessus du portrait. De même que pour le crâne et le
tableau, Flaubert réutilise donc à des fins comiques des objets disposés au
préalable dans le récit (les « vêtements funèbres » sont mentionnés dans les
préparatifs de la scène). On retrouve parallèlement un procédé identique à
celui qui oriente la rédaction de l’incantation, quoiqu’il obéisse à des modalités
différentes. Tout en différant l’enchaînement narratif initial, Flaubert rend ses
personnages farcesques39, et cette amplification relève bien d’intentions paro-
diques (même si elles ne dépendent plus ici d’un phénomène de réécriture) ; en
effet, la séquence « c’était Germaine » aurait pu succéder directement à celle
qui concerne le cri, « alors un cri violent éclata », sans nuire aucunement à la
logique du récit40.
Les détails relatifs à Germaine ne poseront aucun problème de rédaction.
L’explication de sa peur est immédiatement trouvée sur le premier jet du
second brouillon (f° 28), ainsi que ses gestes, et au contraire d’autres segments
de notre scène ils ne subissent ici que des modifications minimes jusqu’à la
copie autographe. Conformément à un processus récurrent dans le roman, se-
lon lequel les croyances des documents sont attribuées aux discours ou aux
pensées des personnages, Germaine « avait cru voir le diable » (la magie est
satanique) et « priait multipliait les signes de croix » (pour conjurer le sort,

39. La farce était de toute façon déjà visible dans l’espionnage de Germaine dès la
germination de ce passage. Il ne faut pas oublier de plus que, quand il le rédige,
Flaubert a déjà utilisé le personnage de façon comique plus tôt dans l’épisode, puisque
Germaine « acheva de s’alcooliser », ressent des troubles auditifs (« elle confondait le
bruit de leurs pas avec ses bourdonnements d’oreilles et les voix imaginaires qu’elle
entendait sortir des murs ») ainsi que visuels (« un jour qu’elle avait mis le matin un
carrelet dans la cave, elle eut peur en le voyant tout couvert de feu »), et accuse les
deux bonshommes d’être la cause de son état : elle « finit par croire qu’ils lui avaient
jeté un sort » (p. 274).
40. Phénomène accentué par la seconde correction interlinéaire qu’implique l’ex-
croissance marginale : « vont hésitent. enfin vont dans le corridor », l’adverbe insistant
sur la perte de temps causée maintenant par la peur, tout en introduisant une trace de
l’énonciation du narrateur.
Bouvard et Pécuchet magiciens 195

elle en appelle à la religion, qui condamne la magie) ; comme souvent avec les
brouillons de ce passage, on a l’impression que les idées stimulées par l’inter-
textualité germent plus facilement que celles qui procèdent de l’invention
pure41. En effet, la réaction de Bouvard et Pécuchet entendant le cri n’est au
contraire élaborée que lentement, alors que la ligne narrative est en général
maintenue. Le second brouillon donne à cet égard une nouvelle illustration des
tâtonnements visibles partout dans la genèse de cette scène. Flaubert ne
recopie pas littéralement le texte obtenu grâce aux corrections antérieures, la
rédaction évolue par à-coups, même sur le premier jet, parallèlement à des
ratures qui interrompent le flux de l’écriture, dont les éléments paraissent in-
stables. Plusieurs séquences trouvées sur le brouillon précédent sont ré-
utilisées, certes, mais simultanément transformées. Le cri de la servante par
exemple n’éclate plus « derrière la porte », car la porte a été déplacée dans le
texte dès le premier jet ; elle sert maintenant à introduire une nouvelle notation
auditive prolongeant le cri, conforme à l’absence de savoir des deux bons-
hommes (et bien entendu à la focalisation), dont elle perpétue l’illusion par un
nouvel effet de suspens : « quand derrière la porte ils entendirent des gémisse-
ments. comme ceux d’une âme en peine ». L’âme du revenant paraît se mani-
fester et l’expérience avoir réussi, ce qui en rend la chute plus comique encore
avec la découverte de Germaine : l’échec des magiciens est ainsi accentué. De
même, leur hésitation se modifie en se précisant. Auparavant elle servait
surtout de transition pour leur sortie prudente dans le couloir ; ici l’espace a
disparu, leur mouvement est implicite et leur hésitation directement associée à
la peur : « ils hésitaient n’osaient faire un geste ni même à parler ». Il faut
attendre le brouillon suivant (f° 66 v°, transcrit p. 188) pour retrouver le cor-
ridor, lui aussi déplacé (d’ailleurs dès le premier jet) dans la représentation des
prières de Germaine : « et à genoux dans le corridor », tandis que le mou-
vement des personnages et la modalisation réapparaissent : « Enfin ils se
hasardèrent » (soulignons l’effet comique du verbe). Ce passage de l’intérieur
à l’extérieur a cependant failli ne pas être maintenu. Par la forme du verbe et
par sa disposition paragraphique (une phrase isolée forme tout un paragraphe)
il ressemble trop à cette phrase qui le précède de quelques lignes, « ils se
regardèrent ». Le regard est alors raturé et remplacé dans la marge par une
question, « qui était-ce ? », qui subsume au style indirect libre les craintes des
deux bonshommes et leur discours (à moins qu’il ne s’agisse d’un nouveau

41. La seule hésitation de Flaubert concerne la justification de sa vision, et deux


possibilités coexistent, sans être tranchées alors : soit elle regarde « par une fente de la
serrure », soit elle « les espionnait par un trou de la cloison », ce qui accentue le
délabrement de l’intérieur (Flaubert opte pour la seconde solution dès le brouillon sui-
vant, où il fusionne d’ailleurs l’alternative en une image unique : « par une fente de la
cloison », f° 66 v°).
196 GENESES FLAUBERTIENNES

clin d’œil du narrateur amusé ; l’ambiguïté de la voix narratrice est notable


dans ce passage, je l’ai déjà souligné), et qui constitue le symétrique comique
du syntagme introduisant Germaine (ce dernier en paraît le répondant dans la
version publiée) ; ce n’est ni Béchet ni le père Bouvard, bien sûr, « c’était
Germaine ». Selon toute vraisemblance, le verbe regarder était superflu (pour
que Bouvard et Pécuchet puissent se faire peur l’un à l’autre, sans doute faut-il
qu’ils se regardent), ce qui expliquerait la suppression. Pourtant Flaubert ré-
écrit les séquences « ils se regardèrent » et « ils se hasardèrent » en parallèle
sur la mise au net (f° 59 v°), où elles sont… toutes deux raturées ! La sortie
hasardeuse n’est réinsérée que sur la copie autographe, c’est-à-dire in extremis.
Des phénomènes similaires d’hésitation se retrouvent dans l’élaboration de
l’apparence de Bouvard et Pécuchet, qui s’effectue aussi par à-coups. La
phrase qui balbutie, « leurs figures différentes dans leurs », avorte. Elle est
raturée avant même d’être rédigée, et remplacée par une brève description de
leurs visages, sur un mode comique, dépendant encore de la peur : « Bouvard
en etait devenu ecarlate bleu », « Pecuchet livide ». Aux « lugubres costumes
mortuaires » se substituent des « accoutrements funèbres », le jugement du
narrateur devient ainsi plus explicite42 et la rédaction accentue la farce. Il est
donc difficile de définir la motivation de la suppression, sur le quatrième
brouillon, des détails des visages (« Bouvard en etait devenu ecarlate, Pecuchet
livide – D ils avaient D sous leurs capuchons ils avaient des figures tellement
décomposées », f° 43 v° transcrit ci-contre), sans y revenir cette fois, ou sur le
troisième brouillon de la correction du terme « effroi », remplacé par « émo-
tion » puis par « émoi » (l’effroi ne réapparaît que sur le folio suivant,
f° 43 v°) ; la représentation semble un instant dériver, arbitrairement, puisque
la peur des personnages est soudain amoindrie (notons qu’aucune répétition ne
stimule ici les corrections). On pourrait croire alors que Flaubert se ravise et
tente de rendre ses personnages moins farcesques. Pourtant, le détail des
capuchons, qui remplace celui des accoutrements (« ils avaient sous leurs
capuchons des figures tellement décomposées ») ne saurait participer d’un tel
système de variation. Tandis que la modalisation est éliminée, la synecdoque
décrit plus visuellement l’attitude des personnages (effet de précision), mais ce
faisant, elle a une autre conséquence allusive (effet comique) : non seulement
les deux magiciens s’affublent d’accoutrements, mais encore ils en relèvent
maintenant les capuchons, allant décidément plus loin dans leur ferveur imita-
tive (nouvel exemple de leur excès de zèle qui se manifeste par bribes ; n’ou-
blions pas de plus qu’à ce moment l’un a toujours le visage « bleu » et l’autre

42. L’expansion métonymique interfère probablement ici aussi avec l’actualisation


des détails ; les deux bonshommes ont des figures « décomposées », le portrait semble
en décomposition et a des plaques « livides » alors que Pécuchet est « livide ».
Bouvard et Pécuchet magiciens 197

g2253 f° 43 v°
(deuxième partie du quatrième brouillon)
198 GENESES FLAUBERTIENNES

« livide »). Or cette transformation découle d’un processus rédactionnel situé à


un niveau différent, celui de la chasse aux assonances bien sûr, car ce sont les
répétitions du son men qui préoccupent Flaubert (« accoutrements », « telle-
ment », « augmentaient », « mouvement », « gémissements », « âme en pei-
ne », je souligne). Comme dans le cas de plusieurs corrections antérieures, un
détail mis potentiellement en attente dans l’avant-texte sert de stimulus pour
l’écriture et est réactualisé lorsque les corrections s’imposent (il fait lui aussi
partie des préparatifs de la scène : « un couturier leur tailla deux houppelandes
noires, avec un capuchon comme à la robe de moine », p. 275)43. Le terme
« costumes », moins comique certes, aurait cependant pu être maintenu. La
modification n’est pas tout à fait indépendante de la thématique du passage, de
sorte que effet et finalité en arrivent à se confondre.
Tout au long de la genèse de la scène de l’incantation, la progression de
l’écriture apparaît fort hétérogène, retenue par des difficultés d’invention ou
bondissant brusquement sous l’effet de trouvailles imprévues, non program-
mées. Il est donc délicat de dégager un vecteur univoque orientant la rédaction
au-delà des scénarios, plus encore de découvrir quelque expansion téléologi-
que sous les corrections et leurs motivations parfois inextricables. Un coup
d’œil myope laisse croire a priori que Flaubert amoindrit l’aspect farcesque
des personnages alors qu’il s’impose presque immédiatement (comme s’ils
devaient être comiques mais non ridicules). C’est sans doute le cas, et ainsi
peut-on définir l’abandon de plusieurs détails (tels les pieds de Bouvard ou la
couleur bleue de son visage). Pourtant d’autres transformations, en particulier
sous forme d’additions, vont dans un sens exactement opposé, si bien que le
ridicule, amoindri ici, resurgit vite là (la modalisation par exemple s’estompe
par endroits pour mieux se manifester ailleurs ; de même, certains gestes comi-
ques des personnages sont biffés ou modifiés, mais de nouveaux détails
accentuent leur apparence comique en développant leur gestuelle).
Non seulement toute généralisation semble bien compromise, mais encore
on doit parfois savoir rester modeste face aux systèmes de variation et à leurs
tensions internes si l’on veut éviter de les figer ; la systématisation n’est pas
toujours possible – ou souhaitable. Il faut aussi avouer que la macrogénétique,
même dans le cas d’une scène assez courte, rencontre de nombreux problèmes
méthodologiques. Ils sont tout d’abord matériels : le nombre et l’illisibilité
(relative) des manuscrits complexifie, voire allonge l’analyse (et sa mise en
œuvre), qui doit être de surcroît illustrée par de multiples transcriptions pour
ne pas friser à son tour l’illisibilité. Mais les problèmes qui paraissent plus

43. Toutefois la comparaison diégétique pose ici un problème semble-t-il, puisque


la robe de moine n’est jamais représentée avec un capuchon ; il s’agit en fait d’une
couverture, et « Mélie avec des cordons, l’arrangea en manière de froc » (p. 159).
Bouvard et Pécuchet magiciens 199

épineux sont surtout d’un ordre théorique : il est ardu de rendre compte des
développements de l’écriture d’une manière globale et surtout de les syn-
thétiser, par exemple dans la perspective d’une esthétique de la production du
comique dans Bouvard et Pécuchet. Ce n’est pas à dire qu’une telle approche
soit illusoire, ou condamnée par avance à seulement mimer les processus
qu’elle tâche de découvrir44. Être fidèle aux avant-textes, c’est avant tout en
détecter et respecter les difficultés qui, à partir de là, pourront devenir des
atouts analytiques ; ici, notre parcours était (paradoxalement) simplifié par les
hésitations mêmes de Flaubert, qui n’a pas écrit son texte en continuité mais
qui, ralenti par chaque phrase ou segment de phrase, juxtaposant des idées
exprimées parfois de façon maladroite, l’a travaillé en suivant de grands blocs
(bien visibles sur les folios), correspondant par ailleurs, ce n’est pas un hasard,
à des catégories de poétique narrative : incantation (discours direct), espace,
objets et effet sur le personnage (description et relation description-récit),
réaction et gestes des personnages (récit), par rapport à un thème central, celui
de la peur, et en accord avec un contexte défini au préalable (le comique ou la
parodie).
Aussi l’examen macrogénétique était-il guidé, de force presque, par le
cheminement fragmenté des blocs en question. Les scénarios, avec leurs
nombreuses strates et leur logique rétroactive (utilisation spontanée de Ger-
maine), mettent en place le ton de la scène en amplifiant et en déplaçant dès
l’origine le thème de la peur ; ils révèlent de plus que l’échec des personnages
est inhérent à cette amplification thématique mais indépendant de la structure
du récit sur laquelle se concentre particulièrement l’attention de Flaubert au
début de l’élaboration narrative. La documentation possède un statut ambigu,
qui stimule l’invention ou au contraire la freine en soulevant des problèmes
d’insertion et d’utilisation, puis la re-stimule avec des transformations qui
permettent l’émergence de la parodie, conforme au programme initial de tout
l’épisode. Au niveau plus microscopique de l’écriture en formation (indisso-
ciable cependant de ses autres composantes, comme nous l’avons constaté à
plusieurs reprises) se retrouvent des difficultés d’exécution similaires, la ré-
daction ne progressant que par vagues qui en interrompent le mouvement, tout
en se recouvrant l’une l’autre, alors que la parataxe est un schéma récurrent
dans la formation de ces phrases balbutiantes. Étrangement, le phénomène le
plus productif est sans doute celui de la répétition, présent partout : répétitions
sémantiques ou lexicales, qui se résolvent en métonymie ou en synonymie, et
bien sûr assonances, qui parfois relancent le texte, parfois au contraire le

49. Raymonde Debray Genette l’a rappelé à propos de la genèse d’une description
d’Hérodias (dont la rédaction est également fort problématique) ; voir « Les écuries
d’Hérodias : Genèse d’une description », Genesis, 1, 1992, p. 111.
200 GENESES FLAUBERTIENNES

bloquent ou le réduisent, mais qui semblent souvent arbitraires pour le


généticien45. Ainsi se révèlent des systèmes de variation, très divers au demeu-
rant, dont la génétique a bien pour tâche de définir les régulations ; il faudrait
en fait les confronter à d’autres avant-textes du roman pour voir s’ils représen-
tent une constante de sa genèse ou sont seulement des manifestations, plus
ponctuelles, de la lassitude de l’auteur occasionnée surtout par l’écriture des
derniers chapitres. Flaubert déclarait à Tourguéniev, alors qu’il venait de ter-
miner la rédaction de ce passage : « J’achève la Magie de B & P et je n’en
peux plus ! »46. Certes ! voudrait-on dire. Les brouillons montrent à l’évidence
que ce n’était pas un vain mot ; il se sera peu souvent éreinté de la sorte pour
obtenir un texte simple en apparence, le comique aura rarement été si la-
borieux.

45. On a vu au cours de ce chapitre plusieurs exemples de corrections entraînées


par les répétitions. Cependant, comme d’habitude il faut au contraire souligner que
Flaubert ne tente jamais de corriger les assonances de en (qui le gênent ailleurs dans le
passage) dans la description des rideaux, qui « se remuaient avec lenteur sous le vent
qui entrait », ou qu’il ne paraît pas voir la répétition des « comme » (présent quatre fois
dans cette brève scène). N’oublions pas toutefois que Bouvard et Pécuchet est ina-
chevé ; il est certain que, fidèle à ses habitudes, Flaubert aurait encore corrigé la copie
autographe et modifié l’apparence du texte ; les innombrables corrections du manuscrit
autographe de L’Éducation sentimentale, par exemple, permettent de l’affirmer.
46. Lettre du 26 mai 1879, Correspondance Flaubert / Tourguéniev, op. cit., p. 268.
8. « Bandole sera content ! »

Rien de comique en revanche dans Salammbô, où l’horreur qui sous-tend


l’ensemble de la diégèse a fait dès la publication du roman pousser de hauts
cris à la critique bien pensante, éloignée des guerres puniques et de leurs atro-
cités. L’Histoire et les documents consultés par Flaubert (encore eux !) justi-
fient pourtant massacres et détails horribles. Dans son Histoire générale Poly-
be, après d’autres historiens, qualifie la guerre des mercenaires d’« inexpia-
ble », déclarant : « il n’y en a point [...] où l’on ait porté plus loin la Barbarie et
l’impiété »1, si bien que, imposée ou justifiée par les documents historiques,
« la violence va donc de soi »2. Pourtant Frœhner lui-même, malgré sa con-
naissance de l’époque, souligne lors de la polémique de Salammbô le « pen-
chant pour les atrocités » de l’auteur3, et Alcide Dusolier parle également « des
cruautés inouïes, des supplices savants, des sacrifices exceptionnels réclamés
par les divinités sanguinaires de l’Orient »4 qui foisonnent dans le roman.

1. Polybe, Histoire générale (extraits), repris dans Salammbô (éd. René Dumesnil),
Paris, Belles Lettres, coll. « Les Textes Français », tome II, 1944, respectivement p. 199
et 210.
2. Yvan Leclerc, « Notes sur Salammbô », Equinore, 14, printemps 1997, p. 61.
3. Guillaume Frœhner, « Le roman archéologique en France : Gustave Flaubert,
Salammbô – Théophile Gautier, Le Roman de la momie – Ernest Desjardins, Prome-
nade dans les galeries du musée Napoléon III », Revue contemporaine, décembre 1862,
repris dans Flaubert, Correspondance, op. cit., tome III, p. 1239.
4. Alcide Dusolier, « Salammbô, par M. Gustave Flaubert », Revue Française, 31
décembre 1862, repris dans Flaubert, Œuvres complètes, Paris, Éditions du Club de
l’Honnête Homme, tome II, 1971, p. 405-406.
202 GENESES FLAUBERTIENNES

C’est sans doute Sainte-Beuve qui, à travers ses articles, s’appesantit le


plus sur cet aspect du texte, relevant un « acharnement à peindre des hor-
reurs », déclarant le livre « cruel », reprochant à Flaubert de « cultiver l’atro-
cité » et, surtout, concluant qu’« une pointe d’imagination sadique se mêle à
ces descriptions, déjà assez fortes dans leur réalité »5. Flaubert s’insurge, et lui
réplique : « franchement, je vous avouerai, cher Maître, que “la pointe d’ima-
gination sadique” m’a un peu blessé »6. Cette réponse est cependant significa-
tive car pour les lecteurs de la Correspondance apparaît un décalage évident
entre le discours public et le discours privé. En effet dans ses lettres Flaubert
se délecte au contraire d’images sanguinaires, plus ou moins détaillées ou exa-
gérées, du reste, selon le correspondant auquel il s’adresse : « mes personnages
au lieu de parler, hurlent. D’un bout à l’autre c’est couleur de sang. Il y a des
bordels d’hommes, des anthropophagies, des éléphants et des supplices »7 ;
« je te prie de croire que je tue les hommes comme des mouches. Je verse le
sang à flots »8 ; « j’écris des horreurs et cela m’amuse »9, etc.10.
Parmi « les horreurs finales du chapitre XIII »11 figure la fameuse scène de
la « grillade des moutards », comme la nomme Flaubert dans sa Correspon-
dance (on retrouve la délectation sadique du discours privé, réfutée dans et par
le discours public)12, scène qui a généralement ébranlé la critique contempo-
raine de la parution de Salammbô. Dusolier y voit un moyen, pour l’auteur, de
ne pas être « un simple plagiaire » et de faire preuve d’imagination13 ; Sainte-

5. Sainte-Beuve, « Salammbô par M. Gustave Flaubert », repris dans Nouveaux


Lundis, Paris, Michel Lévy, tome IV, 1865, respectivement p. 89 et 71. Quoique dans
d’autres termes, cette conception du roman se perpétue étrangement de nos jours ; on
définit Salammbô comme « une anthologie d’atrocités. La mutilation est pour ainsi dire
l’image clef » (Victor Brombert, Flaubert, Paris, éd. du Seuil, coll. « Écrivains de Tou-
jours », 1971, p. 77), comme « le récit, mené selon une savante gradation d’une série de
violences, de punitions, de sévices, de mutilations, de supplices, de sacrifices, de mar-
tyres culminant dans l’atroce fin de Mâtho » (Jeanne Bem, « Modernité de Salamm-
bô », Littérature, 40, 1980, p. 20), etc.
6. Lettre à Sainte-Beuve, 3-4 décembre 1862 (Correspondance, op. cit., tome III,
p. 281).
7. Lettre à Théophile Gautier, 27 janvier 1859, ibid., p. 11.
8. Lettre à Ernest Feydeau, fin septembre 1859, ibid., p. 41.
9. Lettre à Amélie Bosquet, 24 août 1861, ibid., p. 172.
10. Voir aussi, bien sûr, la lettre à Jules Duplan sur le défilé de la Hache : « J’ai
vingt mille hommes qui viennent de crever, et de se manger réciproquement (onanisme
à plusieurs, usage des villages). J’ai là, je crois, des détails coquets. Et j’espère soulever
de dégoût le cœur des honnêtes gens » (2 janvier 1862, ibid., p. 193).
11. Lettre à Ernest Feydeau, 7 octobre 1861, ibid., p. 179.
12. Voir les lettres à Jules Duplan (25 septembre 1861, ibid., p. 176), à Ernest Fey-
deau (7 octobre 1861, ibid., p. 178-179), etc.
13. Alcide Dusolier, « Salammbô, par M. Gustave Flaubert », art. cité, p. 406.
« Bandole sera content ! » 203

Beuve souligne également l’aspect improbable de la scène14 en relevant encore


le côté sanguinaire du texte15. La réponse de Flaubert est significative :
Pour « le passage de Montesquieu » relatif aux immolations d’enfants, je m’in-
surge. Cette horreur ne fait pas dans mon esprit un doute. (Songez donc que les
sacrifices humains n’étaient pas complètement abolis EN GRECE à la bataille de
Leuctes, 370 avant Jésus-Christ). Malgré la condition imposée par Gélon (440),
dans la guerre contre Agathoclès (309), on brûla, selon Diodore, 200 enfants ; et
quant aux époques postérieures, je m’en rapporte à Silius Italicus, à Eusèbe, et
surtout à Saint-Augustin, lequel affirme que la chose se passait encore quelque-
fois, de son temps.16
Autrement dit, il se met du côté du critique (il s’agit bien d’une « horreur ») en
s’abritant cette fois derrière les documents historiques.
Le discours privé est pour sa part moins... candide : on y voit Flaubert
invoquer Bandole, personnage de La Nouvelle Justine, une première fois en
écrivant à Jules Duplan : « Je vais arriver à la grillade des moutards. Ô Ban-
dole, toi qui les noyais dans l’étang, inspire-moi ! »17, et une seconde à Ernest
Feydau : « J’arrive aux tons un peu forcés. On commence à [...] brûler les
moutards. Bandole sera content ! »18.
C’est admettre implicitement une pointe d’imagination sadique et, plus
encore, la désigner comme source d’inspiration du passage19. Ces catégories

14. Notons en revanche que Frœhner, malgré ses multiples critiques concernant
l’historicité du roman, ne remet pas ce passage en question, il s’élève plutôt contre la
représentation de la statue de Moloch (art. cité, p. 1243). Ce qui n’empêche pas
Flaubert, excédé sans doute par les critiques de l’archéologue, de lire le contraire et de
lui répondre : « dans les sacrifices d’enfants, il est si peu impossible qu’au siècle
d’Hamilcar on les brûlât vifs, qu’on en brûlait encore au temps de Jules César et de
Tibère, s’il faut s’en rapporter à Cicéron (Pro Balbo) et à Strabon (livre III) » (lettre à
Guillaume Frœhner, 21 janvier 1863, Correspondance, op. cit., tome III, p. 296). Pour
clore le débat sur la réalité de la scène, rappelons que des découvertes archéologiques
datant des années 1920 et du milieu des années trente ont permis de démontrer que, sur
ce point au moins, les certitudes de Flaubert étaient fondées (voir Lapeyre et Pellegrin,
Carthage punique, cité par Dumesnil, Salammbô, op. cit., p. 240-241).
15. « Cette scène [...] peut avoir sa vérité, et a certainement son horreur » (Sainte-
Beuve, « Salammbô par M. Gustave Flaubert », art. cité, p. 77).
16. Lettre à Sainte-Beuve, 23-24 décembre 1862 (Correspondance, op. cit., tome
III, p. 282).
17. Lettre à Jules Duplan, 25 septembre 1861, ibid., p. 176.
18. Lettre à Ernest Feydeau, 17 août 1861, ibid., p. 170.
19. Mais le chapitre VII de La Nouvelle Justine ne s’attarde pas sur les horreurs de
Bandole et il n’y a pas de scène détaillant le supplice aquatique des enfants (Sade, La
Nouvelle Justine, Œuvres, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de
la Pléiade », tome II, 1995, p. 571-573). Si intertextualité il y a, c’est en creux : au sup-
plice par l’eau (Sade) correspond, symétriquement, le supplice par le feu (Salammbô) ;
à l’absence de représentation (Sade) se substitue une représentation détaillée (la gril-
lade) qui n’insiste pas vraiment sur l’horreur du tableau (on y reviendra bientôt).
204 GENESES FLAUBERTIENNES

sont certes relativement subjectives ; il faut pourtant avouer qu’à la lecture du


texte définitif le souvenir de Sade paraît lointain, malgré les dires des contem-
porains de Flaubert (p. 330-332) :
Peu à peu, des gens entrèrent jusqu’au fond des allées ; ils lançaient dans la
flamme des perles, des vases d’or, des coupes, des flambeaux, toutes leurs
richesses ; les offrandes, de plus en plus, devenaient splendides et multipliées.
Enfin un homme qui chancelait, un homme pâle et hideux de terreur, poussa un
enfant ; puis on aperçut entre les mains du colosse une petite masse noire ; elle
s’enfonça dans l’ouverture ténébreuse. Les prêtres se penchèrent au bord de la
grande dalle ; – et un chant nouveau éclata, célébrant les joies de la mort et les
renaissances de l’éternité.
Ils montaient lentement, et, comme la fumée en s’envolant faisait de hauts
tourbillons, ils semblaient de loin disparaître dans un nuage. Pas un ne bougeait.
Ils étaient liés aux poignets et aux chevilles ; et la sombre draperie les em-
pêchait de rien voir et d’être reconnus.
Hamilcar, en manteau rouge comme les prêtres de Moloch, se tenait auprès
du Baal, debout devant l’orteil de son pied droit. Quand on amena le quator-
zième enfant, tout le monde put s’apercevoir qu’il eut un grand geste d’horreur.
Mais bientôt, reprenant son attitude, il croisa ses bras ; et il regardait par terre.
De l’autre côté de la statue, le Grand-Pontife restait immobile comme lui ; bais-
sant sa tête chargée d’une mitre assyrienne, il observait sur sa poitrine la plaque
d’or recouverte de pierres fatidiques, et où la flamme se mirant faisait des
lueurs irisées ; il pâlissait, éperdu. Hamilcar inclinait son front ; et ils étaient
tous les deux si près du bûcher que le bas de leurs manteaux, se soulevant, de
temps à autre l’effleurait.
Les bras d’airain allaient plus vite. Ils ne s’arrêtaient plus. Chaque fois que
l’on y posait un enfant, les prêtres de Moloch étendaient la main sur lui, pour le
charger des crimes du peuple, en vociférant : « Ce ne sont pas des hommes,
mais des bœufs ! » et la multitude à l’entour répétait : « Des bœufs ! des
bœufs ! » Les dévots criaient : « Seigneur ! mange ! » et les prêtres de Proser-
pine, se conformant par la terreur au besoin de Carthage, marmottaient la for-
mule éleusiaque : « Verse la pluie ! enfante ! »
Les victimes à peine au bord de l’ouverture disparaissaient comme une
goutte d’eau sur une plaque rougie ; et une fumée blanche montait dans la gran-
de couleur écarlate.
Cependant l’appétit du Dieu ne s’apaisait pas. Il en voulait toujours. Afin de
lui en fournir davantage, on les empila sur ses mains avec une grosse chaîne
par-dessus, qui les retenait. Des dévots au commencement avaient voulu les
compter, pour voir si leur nombre correspondait aux jours de l’année solaire ;
mais on en mit d’autres ; et il était impossible de les distinguer dans le mouve-
ment vertigineux des horribles bras. Cela dura longtemps, indéfiniment, jus-
qu’au soir. Puis les parois intérieures prirent un éclat plus sombre. Alors on
aperçut des chairs qui brûlaient. Quelques-uns même croyaient reconnaître des
cheveux, des membres, des corps entiers.
Le jour tomba ; des nuages s’amoncelèrent au-dessus du Baal. Le bûcher,
sans flammes à présent, faisait une pyramide de charbons jusqu’à ses genoux ;
complètement rouge comme un géant tout couvert de sang, il semblait, avec sa
tête qui se renversait, chanceler sous le poids de son ivresse.
À mesure que les prêtres se hâtaient, la frénésie du peuple augmentait ; le
« Bandole sera content ! » 205

nombre des victimes diminuant, les uns criaient de les épargner, les autres qu’il
en fallait encore. On aurait dit que les murs chargés de monde s’écroulaient
sous les hurlements d’épouvante et de volupté mystique. Des fidèles arrivèrent
dans les allées, traînant leurs enfants qui s’accrochaient à eux ; et ils les bat-
taient pour leur faire lâcher prise et les remettre aux hommes rouges. Les
joueurs d’instruments quelquefois s’arrêtaient épuisés ; alors, on entendait les
cris des mères et le grésillement de la graisse qui tombait sur les charbons. Les
buveurs de jusquiame, marchant à quatre pattes, tournaient autour du colosse et
rugissaient comme des tigres ; les Yidonim vaticinaient, les Dévoués chantaient
avec leurs lèvres fendues ; on avait rompu les grillages, tous voulaient leur part
du sacrifice ; – et les pères dont les enfants étaient morts autrefois, jetaient dans
le feu leurs effigies, leurs jouets, leurs ossements conservés. Quelques-uns qui
avaient des couteaux se précipitèrent sur les autres. On s’entr’égorgea. Avec
des vans de bronze, les hiérodoules prirent au bord de la dalle les cendres tom-
bées ; et ils les lançaient dans l’air, afin que le sacrifice s’éparpillât sur la ville
et jusqu’à la région des étoiles.
Ce grand bruit et cette grande lumière avaient attiré les Barbares au pied des
murs ; se cramponnant pour mieux voir sur les débris de l’hélépole, ils regar-
daient béants d’horreur.
S’il est possible de qualifier cette scène de sadique, ce n’est pourtant pas du
point de vue de la représentation même des enfants. Elle est à cet égard peu
détaillée, peu descriptive, et Flaubert ne semble pas avoir ici multiplié les
effets, alors que cela aurait été facile dans un tel contexte et qu’il l’a du reste
déjà fait ailleurs dans le roman (mais non à propos d’enfants, soulignons-le)20.
L’horreur est visible à travers l’aspect immobile et passif des victimes innocen-
tes (opposé au mouvement de la foule), par leur nombre que soulignent l’itéra-
tion interne (« Chaque fois que l’on y posait un enfant ») et la durée paradoxa-
lement illimitée (« Cela dura [...] indéfiniment, jusqu’au soir »), leur multipli-
cation simultanée (« on les empila sur ses mains »), dans le signe de la dispari-
tion, répété par le texte sur un mode métaphorique (« ils semblaient de loin
disparaître dans un nuage », « les victimes [...] disparaissaient comme une
goutte d’eau sur une plaque rougie »). Elle est surtout, visuellement, condensée
sous la forme de trois détails : « quelques-uns même croyaient reconnaître des
cheveux, des membres, des corps entiers » (modalisés par l’adverbe « même »,
avant le point d’orgue évoquant un Moloch ivre) ; « Des fidèles arrivèrent dans
les allées, traînant leurs enfants qui s’accrochaient à eux ; et ils les battaient
pour leur faire lâcher prise et les remettre aux hommes rouges » lorsque le

20. Voir ces quelques passages dans le même chapitre : « le plomb liquide sautillait
sur les casques, faisait des trous dans les chairs ; une pluie d’étincelles s’éclaboussait
contre les visages – et des orbites sans yeux semblaient pleurer » (p. 302) ; « On les
étouffait en leur jetant, de loin, sur la face, des manteaux trempés de sang » (ibid.) ;
« Au milieu des entrailles ouvertes, des cervelles épandues et des flaques de sang, les
troncs calcinés faisaient des taches noires ; et des bras et des jambes à moitié sortis d’un
monceau se tenaient tout debout » (ibid.), etc.
206 GENESES FLAUBERTIENNES

sacrifice prend des allures de délire ; « on entendait les cris des mères et le
grésillement de la graisse qui tombait sur les charbons » dans le silence des
instruments, le texte se chargeant alors d’effets sonores : Flaubert n’a pas évité
les assonances. Ces détails morbides exceptés, l’horreur apparaît en fait davan-
tage métonymique. Elle vient du thème matriciel (un sacrifice de jeunes en-
fants), est soulignée par un lexique répétitif et somme toute prévisible (« horri-
bles », « terreur », « horreur », « terreur », « horribles », « épouvante », « hor-
reur »), par la pose des personnages (Hamilcar, le Grand-Pontife, les Dévoués
et surtout les Barbares, spectateurs qui finalement jugent les Carthaginois,
« béants d’horreur ») et le mouvement même de la scène, représentation d’une
hystérie collective qui s’enfle progressivement21, sur un rythme qui va s’am-
plifiant22, avec les cris multipliés23 dans la lumière rouge et noire24. Notons que
la violence de ce tableau est placée sous l’égide de la vue (lumière) et de l’ouïe
(bruit), comme l’indique d’ailleurs la dernière phrase, mais que Flaubert n’y a
jamais développé l’odeur des chairs en train de brûler par exemple, que le
contexte de la crémation aurait pourtant pu légitimer.
Par leur nature et leur fonction, les manuscrits font bien à l’origine partie
du domaine privé et l’on peut supposer, après la lecture des lettres relatives à
la grillade des moutards, que Flaubert s’est tout d’abord laissé aller à décrire
force détails sadiques qu’il a progressivement adoucis, en pensant par exemple
à la censure. Je m’intéresserai donc à la génétique de l’horreur dans le roman
en prenant appui sur cette scène, sans m’attarder sur les préliminaires et pré-
paratifs du sacrifice, annoncés et d’ailleurs expliqués longtemps avant dans le
récit (voir p. 318 et suivantes), mais en me limitant plutôt au texte du sacrifice
en cours, tel qu’il a été cité auparavant, et tout en croisant une fois encore les
hypotextes documentaires, différents certes de ceux de Bouvard et Pécuchet
mais essentiels ici aussi à la genèse de l’œuvre, ce qui n’étonnera plus person-
ne dans le cas de Flaubert. L’examen macrogénétique tâchera ainsi de démêler
les processus de formation et de transformations que recèlent les manuscrits

21. « la frénésie du peuple augmentait », « hurlements d’épouvante et de volupté


mystique », « tous voulaient leur part du sacrifice », « On s’entr’égorgea ».
22. « un grand cercle qui se contractait et s’élargissait », « le vertige de ce mouve-
ment », « les bras d’airain allaient plus vite », « mouvement vertigineux des horribles
bras ».
23. « ce mouvement tout plein [...] de cris », « en vociférant », « les dévots
criaient », « les uns criaient de les épargner », « On aurait dit que les murs chargés de
monde s’écroulaient sous les hurlements », « les cris des mères », « rugissaient comme
des tigres ».
24. « mouvement tout plein de sang », « une petite masse noire », « l’ouverture
ténébreuse », « la sombre draperie », « Hamilcar, en manteau rouge », « une plaque
rougie », « la grande couleur écarlate », « éclat plus sombre », « complètement rouge
comme un géant tout couvert de sang », « les remettre aux hommes rouges ».
« Bandole sera content ! » 207

dans une perspective thématique et narratologique, c’est-à-dire qu’elle devrait


permettre de voir comment la mise en scène du sacrifice dans les brouillons
permet l’émergence de l’horreur et affecte la représentation des moutards.

Intertextes documentaires
On sait que la source principale de Salammbô est Polybe et que ce dernier
demeure quasi muet sur le siège de Carthage ; Flaubert a alors dû se livrer à un
formidable travail d’induction25 à partir de documents divers, comme le
suggère sa réponse à Sainte-Beuve26. En voici dès maintenant la liste, indiquée
par René Dumesnil dans son édition de Salammbô (op. cit., p. 189-190) : Cicé-
ron, Pro Balbo ; Saint Augustin, Œuvres (Paris, Gaume, 1836-1839 ; VII,
286) ; Silius Italicus, Puniques (Paris, Panckouke, 1836-1838 ; IV, 13) ; Ter-
tullien, Apologie (Paris, Nisard, 1845 ; VIII) ; Strabon, I (253, 328, 364) et III
(290, 291, 344), à laquelle il faut ajouter les Guerres de Carthage contre
Agathoclès de Diodore de Sicile (XX, 14). Flaubert a peut-être trouvé l’idée
d’associer les enfants avec le feu, et donc avec Moloch, dans la Bible puis-
qu’il a écrit sur un folio préparatoire contenant diverses notes :
à sa naissance on passait l’enfant dans le feu. C’était le sacrifier à Moloch et
faire qu’il n’eût pas besoin plus tard d’être brûlé – et comme il était désormais
purifié par le Dieu il devenait plus robuste. Cette cérémonie valait de l’argent
aux prêtres. Mais pendant le siège, le peuple plus féroce qu’eux exige des sacri-
fices effectifs (23662 f° 201 v°),
et qu’un passage de Cahen indique : « chez les Chaldéens et les anciens
Égyptiens, l’usage était de vouer les nouveaux-nés à Moloch [...] par le moyen
d’une brûlure, ou en les faisant passer par le feu »27. Aussi est-ce imaginer

25. C’est ainsi qu’il le qualifie dans une lettre à Jules Duplan : « il faut auparavant
que je me livre par l’induction à un travail archéologique formidable » (10? mai 1857,
Correspondance, op. cit., tome II, p. 713).
26. Le manuscrit 23662 f° 157 v° contient des notes que Flaubert a copiées en vue
de ses réponses à Sainte-Beuve et à Frœhner ; on peut y lire à propos du sacrifice des
enfants : « malgré les défenses d’immolations d’enfants faites par Darius et Gelon – on
en brûla dans la guerre d’Agathocles (Diodore) 200 sans compter 300 personnes qui se
jetèrent volontairement dans les flammes » et, ajoutées plus bas, les notes suivantes :
« 60 ans avant J.-C. César détruisit à Gadès invoteratam quamdam Barbariam Ciceron
Pro Balbo », « Dans toute l’Espagne au temps de César, d’Auguste et de Tibère on
égorgeait les prisonniers à Moloch, Strabon Cro III » et, nouvel ajout : « voir Silius
Italicus Eusèbe St Augustin ». Je rappelle que le dossier contenant les notes sur la con-
troverse de Salammbô a été publié par Isabelle Strong (voir « Flaubert’s Controversy
With Frœhner : the Manuscript Tradition », Romance Notes, XVI, 2, Winter 1975,
p. 283-299).
27. Bible de Cahen, tome I, p. 224 : « Notes supplémentaires » (cité par Fay et
Coleman, Sources and Structure of Flaubert’s Salammbô, op. cit., p. 47).
208 GENESES FLAUBERTIENNES

initialement un rapport entre les enfants et l’idée de sacrifice (sous le signe de


Moloch), inévitable sans doute avec le sujet de Salammbô. De plus, alors que
sur d’autres folios Flaubert précise que « le sacrifice sanglant est pour se ré-
concilier avec les Dieux, leur donner à manger » (23658 f° 65 v°, sème de la
voracité que l’on retrouvera souvent) ou que « la mort des enfants était aussi
pour purifier la Ville. – purifier par le feu » (23662 f° 218), il semble s’être
livré, pour justifier la scène dans le récit, à une paraphrase et une transposition
de Diodore racontant un autre siège, celui d’Agathocle28 :
Assiégés par Agathocle qui les avait défaits dans la presqu’île du cap Bon (310
av. J.-C.), les Carthaginois se reprochèrent de s’être aliéné Kronos (Baal-
Hammon) parce qu’ils lui avaient autrefois offert en sacrifice les enfants des
plus puissants citoyens, qu’ils avaient plus tard renoncé à cet usage en achetant
des enfants secrètement et en les élevant pour être immolés à ce dieu. Des
recherches établirent que plusieurs de ces enfants sacrifiés étaient des enfants
supposés. En considérant toutes ces choses, et en voyant de plus les ennemis
campés sous les murs de la ville, ils furent saisis d’une crainte superstitieuse et
ils se reprochèrent d’avoir négligé les coutumes de leurs pères à l’égard du culte
des dieux. Ils décrétèrent donc une grande solennité dans laquelle devaient être
sacrifiés deux cents enfants choisis dans les familles les plus illustres ; quelques
citoyens en butte à des accusations offrirent volontairement leurs propres en-
fants, qui n’étaient pas moins de trois cents. Les enfants étaient ainsi sacrifiés.
Quoi qu’il en soit, le fait que le sacrifice des enfants ne fasse « aucun
doute » dans l’esprit de Flaubert est d’abord visible dans les scénarios du ro-
man. Avec quelques nuances toutefois, qu’il convient de souligner. Alors que
dans les scénarios d’ensemble la totalité du récit ne tient que sur une ou, plus
rarement, quelques pages, des sacrifices sont déjà mentionnés à propos du
siège de la ville (c’est le seul détail qui décrit le siège), au même titre que,
ailleurs dans le récit, le « départ des mercenaires » ou la « prise de Mâtho » par
exemple, comme sur cet ancien folio qui est le troisième scénario d’ensemble :
« siège de Carthage. – sacrifices à Moloch » (23662 f° 238). C’est pourtant sur
un manque représentatif qu’ils s’établissent, puisqu’ils ne sont pas précisés, et
la brève séquence ne contient même pas le terme enfants29. Bien entendu, il est
possible (mais non certain) que Flaubert en ait une idée plus nette et qu’il
projette ici une scène (malgré l’utilisation notable et ambiguë du pluriel),
inspiré en cela par ses lectures préliminaires ; si c’est le cas, elle n’apparaît
néanmoins pour l’instant que comme l’un des supplices qui foisonnent sur ces
folios (« supplice de Giscon », « funérailles diverses après les supplices »,
« supplice » de Mâtho, 23662 f° 180). Sur le scénario 23662 f° 203, le sacri-
fice (toujours écrit au pluriel) est bien cette fois associé aux enfants : « sacrifi-
ces d’enfants » et Flaubert a rajouté la note biblique au bas de la page, en

28. Diodore de Sicile, XX, 14 (cité par Dumesnil, Salammbô, op. cit., p. 241).
29. Voir aussi 23662 folios 182 puis 180.
« Bandole sera content ! » 209

l’abrégeant légèrement : « Au lieu de brûler les enfants on les faisait passer par
le feu. Cette cérémonie valait de l’argent aux prêtres. Mais ici le peuple plus
féroce qu’eux en exige pour tout de bon ». L’avant-dernier scénario d’ensem-
ble ne contient plus le titre générique « sacrifices » mais l’image de la dévora-
tion, « Moloch dévore les enfants », tandis que la première touche de couleur
(rouge, évidemment) germe dans l’interligne, avec une comparaison significa-
tive : « les prêtres de Moloch, comme des bouchers, rouges de vêtements et de
teint, des gladiateurs pontificaux » (23662 f° 202). On peut donc être certain
qu’à ce stade Flaubert sait qu’il élaborera une scène dont les premiers éléments
narratifs se fondent, dès leur origine, sur la violence30.
C’est cependant le dernier scénario d’ensemble qui est le plus significatif et
qui soulève d’ailleurs plusieurs problèmes, car la scène s’y profile selon cer-
taines modalités thématiques et génétiques qu’il convient de définir :
Grillade. Moloch dévore les enfants. – tambourins et musique autour. on leur
met un baillon pour les empêcher de crier. Quelques-uns jettent dans le feu les
effigies de leurs enfants morts avec leurs os, leurs habits et leurs jouets. – crépi-
tement de la graisse qui tombe sur les charbons – grand silence coupé de grands
cris –
(23662 f° 204)
Ce passage frappe par une sorte d’ambivalence entre, paradoxalement, la
précision et l’imprécision. Le récit même de la grillade n’est pas développé et
son déroulement demeure squelettique (« Moloch dévore les enfants »), mais
des détails très précis déjà (phénomène remarquable au stade du scénario
d’ensemble) en représentent l’atmosphère (effets auditifs : musique, cris et
surtout l’un des fameux silences flaubertiens), avec l’idée sous-jacente d’une
amplification du sacrifice, puisqu’il semble se perpétuer au-delà de la mort
(« quelques-uns jettent dans le feu les effigies de leurs enfants morts ») sous le
signe répété de la grandeur (« grand silence », « grands cris »). Les enfants
eux-mêmes sont passifs, « on leur met un baillon », sème de l’empêchement
que nous retrouverons transformé et déplacé. À l’absence de cris des enfants
correspondent symétriquement les « cris » de la foule, tandis que le détail de la
« graisse » semble bien le métonyme et peut-être le générateur de l’horreur
dans le passage : il en traversera d’ailleurs toute la genèse et sera très peu
corrigé. Il est d’autant plus rempli de présuppositions qu’il demeure tout à fait
indéfini et anonyme, comme si Flaubert le jugeait inassignable, se refusant de
le lier littéralement au corps des enfants, alors qu’il n’y a bien sûr pas d’autre

30. On a déjà repéré des processus semblables dans la genèse des scènes de la
baisade de Madame Bovary et de la magie dans Bouvard et Pécuchet. Dans ce cas, le
passage du pluriel au singulier n’est pas littéral, mais le déictique « ici » (« mais ici le
peuple plus féroce qu’eux en exige pour tout de bon ») signale la singularité de l’évé-
nement, et donc l’arrêt du récit sur une scène spécifique.
210 GENESES FLAUBERTIENNES

explication possible. Dès ce folio germe donc, en filigrane, l’un des modes de
signifiance de la représentation du sacrifice : l’horreur du détail précis et
remarquablement concret, qui refuse cependant d’être littéral, permettra à la
scène de s’amplifier par le non-dit et la suggestion.
Le problème, pour nous, est que cet avant-texte constitue la première
élaboration (encore parcellaire, certes) de la grillade ; or une bonne partie n’est
que la copie quasi littérale d’une note : « on met un baillon aux enfants pour
les empêcher de crier. Quelques-uns par dévotion jettent dans le feu les effi-
gies de leurs enfants morts avec leurs os et leurs habits » (23662 f° 202 v°). De
plus, d’autres détails laissent supposer que Flaubert est en train d’utiliser l’His-
toire romaine de Michelet, où l’on peut lire : « ce dieu avide demandait des
victimes humaines ; il aimait à embrasser des enfants de ses langues dévoran-
tes » (signe oblique de la dévoration déjà esquissée sur le folio précédent), et
surtout qu’il y avait alors « des danses frénétiques, des chants dans les langues
rauques de la Syrie, les coups redoublés du tambourin barbare »31. De par son
origine (éléments extraits d’un folio de notes), et comme le suggère de plus
cette concordance avec le texte de Michelet, il est possible que ce déve-
loppement initial ne soit en fait que le résultat de l’insertion d’hypotextes
documentaires.
Le scénario partiel n’apporte pour sa part aucune modification à la grillade
sur le premier jet. Mais c’est sur ce folio que Flaubert trouve l’idée de la con-
clure par le regard des Barbares dans l’ajout interlinéaire final, la clausule
étant déjà injectée du passé fictionnel (à l’imparfait duratif, qui éternise la vi-
sion apeurée) : « et les Barbares qui voyaient cela avaient peur » (23662
f° 205). Par cette brusque distorsion du point de vue, l’acte religieux est trans-
formé en acte de barbarie32 : ce nouveau et dernier regard, extérieur au rite du
sacrifice, permet de juger l’ensemble de la scène en soulignant une fois encore
sa violence. Le mouvement en est ainsi esquissé jusqu’à la conclusion. Il reste
maintenant à l’amplifier, c’est-à-dire élaborer le sacrifice proprement dit puis-
que, du fait peut-être que Flaubert est limité par ses documents, les scénarios
l’ont jusqu’à présent laissé de côté.

31. Michelet ne parle pas ici de Carthage mais de Moloch en général ; on retrouve
donc le phénomène de transposition déjà mentionné. L’utilisation de Michelet est
confirmée par le scénario 23662 f° 202, où Flaubert décrit pendant le siège « la ville
tendue de noir » tandis que Michelet explique qu’à Carthage, « dans les calamités
publiques, les murs de la ville étaient tendus de drap noir » (Michelet, Histoire romaine
[extraits], repris dans Salammbô, éd. René Dumesnil, op. cit., p. 192 ; remarquons pour-
tant que Michelet utilise ici Diodore) ; Flaubert ne maintiendra pas ce détail, mais les
enfants seront couverts d’un voile noir.
32. Voir Yvan Leclerc, « Notes sur Salammbô », art. cité, p. 61.
« Bandole sera content ! » 211

Mise en scène
Flaubert travaille le mouvement sur trois scénarios ponctuels en octobre
186133, mais le récit est loin d’être fixé et apparaît peu détaillé par rapport à
d’autres scénarios ponctuels flaubertiens. Le premier est très court et ne con-
tient que de rares modifications des données antérieures34 ; sur le second en
revanche (23661 f° 210), dont on peut lire la transcription partielle ci-dessous,
la scène tient sur un folio et Flaubert tente d’y aménager à la fois ses prépa-
ratifs (position des personnages, description de la statue) et son déroulement. Il

23661 f° 210 (extrait)


(deuxième scénario ponctuel)

33. « Je vais commencer après-demain le dernier mouvement de mon avant-dernier


chapitre : la grillade des moutards, ce qui va bien me demander encore trois semaines »
(lettre à Ernest Feydeau, 7 oct. 1861, Correspondance, op. cit., tome III, p. 178-179).
34. Voir 23661 f° 148 v°, non transcrit ici. Notons seulement l’idée d’un sacrifice
progressif indiqué par « Premier qui commence – puis d’autres », jusqu’à des « ver-
tiges », progression visible aussi dans l’ajout marginal : « ils y jettent différentes choses
puis choses de plus en plus précieuses qu’ils y mettent successivement pour s’exciter au
sacrifice ».
212 GENESES FLAUBERTIENNES

s’agit donc tout d’abord d’introduire une progression dans le sacrifice, de le


mettre en scène, comme le montrent plusieurs éléments : « les pretres de Mo-
loch commencent à se faire des entailles », « de plus en plus precieuses »,
« puis les autres » ; cette progression sera bien entendu placée sous le signe de
la violence (« supplices atroces de quelques fidèles », ce sera le rôle des Dé-
voués ; voir aussi le verbe exciter – trace de sadisme, diraient certains – répété
trois fois sur le folio) pour aboutir à un « vertige » et enfin à la désignation du
sacrifice par le point de vue des Barbares, plus élaboré : « et les Barbares
montés sur leurs machines restaient beants voyant cela avec horreur ». On
remarquera, une fois encore, l’absence relative des enfants dans le récit et dans
le texte du premier jet. Quoique « au premier rang », ils sont seulement visi-
bles à travers un nouveau signe d’empêchement, substitué au bâillon (trop
violent ?) antérieur : « avec un voile noir sur la tete pr qu’ils ne puissent voir –
D qu’on ne puisse les reconnaître » (ainsi apparaît, parallèlement, une nou-
velle touche de couleur).
Un ajout postérieur les détaille davantage : « bras descendant jusqu’à terre
– prennent les enfants (mecanisme) remontent comme pr les porter à sa bouche
– la victime roule dans une fournaise rougie de feu à l’interieur – on crie “Oh
Seigneur Feu ! Mange !” »35. C’est perpétuer doublement l’image de la
dévoration (« bouche », « mange »), multiplier les cris dans le texte (« on
crie »), mais aussi montrer pour la première fois le sacrifice même. Or cette
représentation est pour le moins déceptive, car il est notable que ce fragment
narratif et discursif germe plutôt par rapport à la description de la statue (« mé-
canisme »), dont l’invention est vraisemblablement ici la préoccupation
principale de Flaubert, la marge en témoigne. On retrouve ici, en fait, le pro-
blème de la narrativisation des hypotextes, car ces séquences proviennent d’au
moins deux documents différents. Le premier est de Diodore, qui décrit ainsi le
siège d’Agathocle : « Il y avait une statue d’airain représentant Kronos, les
mains inclinées et étendues vers la terre, de manière que l’enfant qui y était
placé roulait et tombait dans un gouffre rempli de feu »36 ; le second est encore
de Michelet qui dit, à propos du même siège : « Lorsque Agathocle assiégea
Carthage, la statue de Baal, toute rouge du feu intérieur qu’on y allumait, reçut
dans ses bras jusqu’à deux cents enfants et trois cents personnes se précipitè-
rent encore dans les flammes »37. Tout en continuant à se livrer à son processus
d’induction, Flaubert opère une véritable fusion d’hypotextes hétérogènes38. Il

35. Voir aussi le signe religieux, marginal : « pr que les enfants soient plus Saints
on leur met des bandelettes » ; Flaubert le maintiendra et l’élaborera sur plusieurs fo-
lios, mais finira par le raturer (sur 23661 f° 228 v°).
36. Diodore de Sicile, XX, 14 (cité par Dumesnil, Salammbô, op. cit., p. 241).
37. Histoire romaine, ibid., p. 192.
38. Notons aussi, ajouté sur ce folio, ce détail morbide concernant les prêtres de
« Bandole sera content ! » 213

utilise la pose de la statue de Diodore en la transformant en geste et donc


simultanément en récit (« descendant », « prennent », « remontent »), reprend
le verbe (« roule » ; le verbe tomber sera pour sa part utilisé dans le scénario
suivant), garde le lexème commun aux deux textes (« feu ») mais insère les
adjectifs de Michelet (« rouge du feu interieur ») en les modifiant. Il est certain
que le retard représentatif résulte du fait que les problèmes sont ici imbriqués
(organisation du récit et organisation logique et fidèle des notes) ; les grands
blocs sont définis (prêtres, divers objets jetés ; voir surtout les formules ellipti-
ques « un homme commence – puis les autres. Vertige » quand il s’agit de
représenter le sacrifice proprement dit), mais Flaubert opte alors pour le travail
d’insertion, remettant à plus tard la phase de narrativisation (comme il le fait
souvent dans le cas des intertextes documentaires).
Elle balbutie sur le scénario ponctuel suivant, qui tient sur deux folios ;
mais le second est déchiré et une moitié manque, aussi est-il difficile de rendre
compte du travail transformationnel dans sa totalité et son dynamisme39. À ce
moment, Flaubert est préoccupé par la logique du récit, comme le suggèrent
les modifications qui affectent la succession des informations : le début du sa-
crifice des enfants, différé après la représentation de l’autre collège de prêtres,
ceux de Melkarth40, est lié aux discours (« ce ne sont pas des hommes mais des
bœufs », « Oh Seigneur Feu ! Mange ! »), et les derviches mangeurs de jus-
quiame sont insérés dans le corps du texte avant la mention du vertige.
Flaubert a de plus ajouté « le délire va croissant », accentuant la progression
du sacrifice marquée aussi par la multiplication des cris : « hurlements du
peuple » (dans l’interligne). D’autres corrections sont notables : dans la marge
du second folio sont mentionnés le Grand-Pontife puis Hamilcar, jusqu’alors
absents de la scène, avec déjà un parallélisme implicite entre les deux (« Le
Grand Prêtre et Hamilcar face à face »), et Flaubert décide de placer les
discours après les personnages. C’est de plus ici qu’il imagine d’élaborer un
point d’orgue juste avant la représentation du délire, sous la forme d’une très
brève description d’atmosphère qui germe dans l’interligne. Elle est liée au
contexte religieux mais surtout à Moloch, qui prend pour l’instant une
apparence plutôt animale, introduisant simultanément de nouvelles traces de
couleurs (la blancheur se déplacera évidemment de Moloch aux enfants, j’y

Moloch, et qui provient sans aucun doute d’un autre document : « vêtements trempés de
sang pr sacrifier à Moloch » ; on le trouve en effet dans une liste de notes intitulée
« Religion » (23658 f° 65 v°). Flaubert l’intègre sur le folio suivant, où il le rature
définitivement.
39. Voir 23661 folios 226 v° puis 269, non transcrits ici.
40. Flaubert l’élaborera longtemps dans les brouillons mais la supprimera (sur le
brouillon 23661 f° 270 v°), soit pour ne pas créer de confusion dans l’esprit des lec-
teurs, soit plus vraisemblablement pour ne pas ralentir le mouvement de la scène.
214 GENESES FLAUBERTIENNES

reviendrai)41 : « Statue devenue rouge – blanche. flamme par les yeux – a l’air
de trépigner. Des nuages s’amoncèlent » ; le sacrifice, pour être effectif, doit
apporter la pluie, les Carthaginois crevant (c’est le mot) littéralement de soif.
Le nouveau détail des « prêtres de Proserpine », dans la marge, est là pour le
rappeler avec la formule éleusiaque : « verse la pluie, enfante » (elle ne sera
jamais modifiée jusqu’à la version publiée ; il faut souligner du reste que les
quelques séquences au discours direct sont en général peu corrigées dans nos
avant-textes). On pourrait encore y voir une touche sadique : alors qu’il est
précisément en train d’avaler des enfants, on demande au dieu d’enfanter,
autre avatar de la métonymie qui règle la signifiance de l’ensemble de la scène.
La représentation des enfants, pour sa part, n’est visible que dans une seule
séquence qui soumet l’hypotexte à une réécriture maintenant détachée de la
simple fonction (documentaire) d’expliquer le mécanisme de la statue. D’une
part, l’ajout interlinéaire des prêtres et de leur action introduit de nouveaux
éléments narratifs et donc développe le déroulement du sacrifice (« les prêtres
les apportent », « les mettent dessus » ; de même, dans l’interligne, les bras de
Moloch « montent, s’abaissent ») ; d’autre part, la « fournaise » du scénario
précédent (transformée en « brasier » sur le premier jet) devient « le trou de
l’abdomen », animal sinon anthropomorphe, qui profile l’image de la béance
tout en paraphrasant le texte de Diodore (« gouffre »). Flaubert y associe le
sème de la disparition (« roule et disparaît ») ; d’ailleurs l’utilisation du verbe
disparaître permet déjà d’éviter les assonances en ou (souci qui légitime de
même la biffure du verbe de Diodore, « roule »), mais simultanément rend
l’image des enfants bien moins visuelle. Cette abstraction est sensible aussi
dans des corrections apparemment contradictoires. Le texte semble se sou-
mettre à une perte de référence, car depuis le scénario précédent l’enfant n’est
plus désigné comme un « enfant » mais comme une « victime » (ce qui insiste
sur le statut scénique des enfants et sur leur caractère agi)42. Or, para-
doxalement, la phrase multiplie ici une référence impossible et presque

41. Sans doute parce que les mangeurs de jusquiame qui pour l’instant précèdent
immédiatement font partie de « l’ordre du Lion, Soleil bête féroce » nous dit le folio ;
cette manière de cohésion sémantique lors de l’expansion du texte est fréquente dans
les manuscrits de Flaubert à leur stade germinatif. D’ailleurs, par ce même effet d’ex-
pansion isotopique, les mangeurs deviendront des buveurs, Moloch titubant paral-
lèlement « sous le poids de son ivresse » (cf. le brouillon 23661 f° 234, rédaction
suivante ; notons que, puisqu’il s’agit d’une plante au suc vénéneux, ils peuvent la
manger comme la boire).
42. Ce sera plusieurs fois le cas aussi dans la version publiée. Notons cependant que
le terme « victimes » est utilisé par les documents, à la fois Minucius Felix (« pour ne
pas immoler des victimes qui pleurent », Octavius, XXX, 3, cité par Dumesnil,
Salammbô, op. cit., p. 241) et encore Michelet (« ce dieu avide demandait des victimes
humaines », ibid., p. 192).
« Bandole sera content ! » 215

agrammaticale : le terme « enfants », qui est pourtant la matrice de la scène,


n’est présent ni dans le premier jet ni dans les interlignes du paragraphe, phé-
nomène d’autant plus troublant qu’il se reproduira souvent dans nos brouil-
lons43, et surtout que Flaubert utilise plusieurs fois le pronom « les » (« les
apportent », « les mettent dessus ») ; il a perdu son antécédent dans un tissu de
présuppositions qui ne sont sans doute pas à mettre au compte de la prudence,
mais plutôt de l’esthétique balbutiante de la scène, qui vise à faire imaginer
l’horreur sans la nommer ou la détailler concrètement44.

Premiers brouillons
Attardons-nous sur les premiers brouillons, où la rédaction s’esquisse : la
scène s’amplifie et l’extrait qui nous concerne tient maintenant sur trois folios,
transcrits à la suite l’un de l’autre sur les pages suivantes45 ; les marges, assez
chargées par endroits, indiquent clairement ce souci de développement qui
n’affecte pas le texte d’une façon homogène.
Sur le premier folio (f° 225), Flaubert travaille en particulier les actions des
Dévoués (voir par exemple ce détail morbide, dans la marge, qui insiste sur la
dévoration : « en faisant claquer leurs dents comme pour les dévorer ») ; c’est
aussi dans la marge que sont amplifiés les présents du peuple et leur pro-
gression. Le reste du folio s’attache à décrire les autres prêtres (tableau aban-
donné dans la version définitive, je le rappelle), où l’on notera encore un
métonyme de l’horreur : « D dont les côtes etaient marquées en blanc pr les
faire ressembler à des Squelettes » 46. Plus intéressante de notre point de vue
est la représentation des enfants et surtout, sur ce folio, du début du sacrifice,
car le premier enfant est décrit, alors que Flaubert l’avait laissé de côté jusqu’à
présent. Mais une fois encore il l’est en creux ; l’horreur, qui va s’amplifiant,

43. On en trouve des traces dans la version publiée ; voir notamment le second
paragraphe de notre extrait : « Ils montaient lentement » (le texte ne contient nulle part
l’antécédent du pronom).
44. On peut voir par là même combien le texte flaubertien s’écarte du texte sadien,
qui utilise abondamment signifiants littéraux et détails concrets ; aussi ne saurait-on
qualifier Salammbô de « roman apocryphe de Sade » (Jeanne Bem, « Modernité de
Salammbô », art. cité, p. 21).
45. Ils appartiennent au volume N.A.F. 23661, cote que je ne répéterai plus dès
maintenant.
46. Ce paragraphe montre combien Flaubert tâtonne et semble comme souvent
patauger dans sa documentation, on le voit avec les notations explicatives, pseudo
justificatives qui se multiplient dans la marge : « derniers serviteurs d’une vieille
religion ethiopienne fondue maintenant dans celle de Carthage », « divisés par bande de
sept chacun nombre sacré reproduisant celui des sept planètes ». Il a au départ besoin
de totaliser le plus possible les informations authentifiantes avant de pouvoir s’en dé-
partir et laisser par la suite s’opérer le travail de l’imaginaire.
216 GENESES FLAUBERTIENNES

23661 f° 225 (extrait)


(premier brouillon, première partie)

est déplacée de l’enfant à l’homme qui le pousse : « homme se glissa – chan-


celant tremblant l’air à la fois feroce D épouvanté D si pâle que tous
s’ecartèrent ». Ce sera plus évident encore sur le brouillon suivant, qui contien-
dra : « pâle et hideux de terreur » (f° 226). Au contraire l’enfant, isolé et donc
monopolisant l’attention du texte, est soumis à la disparition. Disparition
thématique qui se multiplie malgré les répétitions (« il disparut dans le tour-
billon des Devoués », « D disparut dans la cavité beante »), mais aussi dispari-
tion textuelle, devrait-on dire, puisqu’il est brusquement paraphrasé par « une
masse noire », qui certes s’accorde à l’effet de perspective d’une focalisation
« Bandole sera content ! » 217

23661 f° 227
(premier brouillon, deuxième partie)

298
218 GENESES FLAUBERTIENNES

23661 f° 235
(premier brouillon, troisième partie)

299
« Bandole sera content ! » 219

anonyme qui germe sur le folio (« et on vit une masse noire ») et qui montre de
façon plus nette la distance qui s’établit entre l’image du sacrifice et les signi-
fiants qui la supportent47. Ce processus est également présent sur le second
folio (f° 227), puisqu’on y retrouve le phénomène de présupposition déjà rele-
vé sur le jeu de scénarios antérieur : Flaubert décrit au début du paragraphe les
bras de la statue (premier jet) : « Mais les mouvements des bras allaient plus
vite et chacun sa formule » (il s’agit d’accélérer le sacrifice et d’introduire les
discours), séquence corrigée en « victimes se suivaient maintenant plus vite »,
et surtout avec une addition interlinéaire : « chaque fois qu’on en posait un la
musique se taisait ». Là encore, le texte se refuse tout d’abord à actualiser le
référent du pronom ; la présupposition n’est résolue qu’ensuite, par l’ajout de
« enfant ».
D’autres signes extrêmement imbriqués révèlent de manière implicite des
noyaux sémiotiques qui permettront à la sémiosis d’opérer. À ce stade, le pre-
mier enfant disparaît dans le « tourbillon » des Dévoués (notation absente du
texte définitif, qui contient ici une ellipse temporelle : « puis on aperçut entre
les mains du colosse ») ; or suivant un processus génératif que je qualifierai
cette fois de métonymie intratextuelle le tourbillon se dédouble sur ce même
jeu de brouillons, puisqu’il réapparaît dans la marge du folio 227, élaborant
ainsi le bûcher et le mouvement des enfants : « ils montaient d’un mouvement
lent D regulier D comme le bûcher faisait de gros tourbillons de fumée blanche
ils semblaient disparaître dans un nuage ». On retrouve parallèlement la dispa-
rition, qui se dédouble de la même manière, et la blancheur qui se déplace
(auparavant attribuée à Moloch, elle est sur ce jeu de brouillons raturée), tandis
que l’énoncé métaphorique, sous le signe de la Nature (« nuage ») et bien sûr
du contexte (présage de la pluie ; là encore le texte se dédouble, puisque dans
la description d’atmosphère « des nuages s’accumulaient »), cache une fois en-
core la mimésis. Ce dédoublement de signifiants pose bien entendu un pro-
blème du point de vue de la rédaction flaubertienne, qui on l’a vu interdit ordi-
nairement la répétition (il sera résolu en partie dès l’étape suivante). Mais il
suggère surtout une réversibilité sémiotique que le texte n’élucide jamais :
autrement dit, le tourbillon des Dévoués et le tourbillon de la fumée sont
équivalents du point de vue de la thématique de la scène parce que l’horreur
est concentrée dans les gestes des Dévoués, alors que le texte en refuse la re-
présentation littérale quand il décrit les enfants, qui en sont pourtant le point
nodal48. Le même phénomène se retrouve dans le signe de la béance : l’enfant

47. Perspective accentuée ensuite avec l’insertion de l’adjectif « petite » (f° 226).
48. Le tableau des Dévoués contiendra plusieurs détails atroces : « ils se passaient
des broches entre les seins, ils se fendaient les joues d’une oreille à l’autre ; et les qua-
tre lambeaux de chair vive battaient à la secousse de leur voix qui hurlait » (f° 226) ; ce
dernier détail sera supprimé, ce qui montre que Flaubert n’exagère pas les supplices.
220 GENESES FLAUBERTIENNES

disparaît dès maintenant dans la « cavité beante » (qui se substitue à « trou de


l’abdomen », trop physique ou anthropomorphe peut-être) ; cette notation sera
certes transformée, mais sa trouvaille est sans aucun doute à mettre au compte
du même principe de dédoublement isotopique, puisque sur le dernier folio les
Barbares sont maintenant « beants d’horreur » (comme dans le texte définitif) ;
avant de s’effacer, la signifiance du détail est littéralement indiquée par son
origine intratextuelle et métonymique49.
Ces folios contiennent cependant un autre processus transformationnel qui
peut au premier abord paraître paradoxal : il s’agit cette fois d’énoncés mar-
ginaux qui montrent au contraire l’horreur en expansion selon des modalités
particulières. Tout d’abord, le mouvement des enfants est plutôt passif puis-
qu’ils sont parfaitement soumis aux bras de la statue, mais une séquence ren-
chérit en introduisant un nouveau sème d’empêchement (qui ajoute à l’hor-
reur) : « Pas un ne bougeait car ils étaient garottés aux poignets et aux chevil-
les » (c’est donc le second signe de cette isotopie dans le passage, le premier
concernant l’impossibilité de voir). De plus, les enfants réapparaissent sur le
troisième folio de ce jeu de brouillons (f° 235), où Flaubert tente d’amplifier le
délire du peuple après la description de la statue (« la frenesie du peuple
augmentait ») et avant l’évocation des mangeurs de jusquiame. Il élabore
plusieurs phrases dans la marge, avec un balancement rythmique (et antithéti-
que) : « on aurait dit que les edifices chargés de monde s’ecroulaient », et sur-
tout : « les uns criaient hurlaient dans l’exces de leur joie frenesie mystique de
volupte les autres d’horreurs » (notons le lapsus du pluriel). C’est alors que
germe le nouvel énoncé relatif aux enfants : « il n’en restait que X. on criait à
la fois qu’il en fallait encore D d’arrêter alors des gens fidèles arrivaient
poussaient leurs enfants ». D’une part on retrouve ici encore l’usage agramma-
tical des pronoms ; d’autre part Flaubert ajoute, après la mention des enfants :
« sans voile », détail pour le moins morbide qui sera d’ailleurs supprimé : cette
fois, on les reconnaît et, pis encore, ils peuvent voir le sort qui les attend. Pa-
rallèlement les signifiants de l’horreur (et les cris) se multiplient, mais dans le
cotexte seulement : « les autres d’horreurs » pour les Carthaginois, « beants
d’horreur » pour les Barbares, on l’a vu ; quant à Moloch, il est maintenant
plus anthropomorphe qu’animal et son expression a changé, puisqu’il est
« comme un geant couvert de sang » (le sang n’est donc pas littéral dans le
texte mais de l’ordre du trope ; sylleptique, il vient du rouge du brasier – méta-
phore – et surtout des enfants dévorés – métonymie) et a « une expression de
douleur et d’ivresse ». Bien entendu, la douleur du monstre, seule trace de pitié
dans le passage, disparaîtra sur le brouillon suivant (f° 236 v°)50 ; l’ivresse est

49. C’est sur la rédaction suivante que la « cavité béante » est transformée en
« ouverture ténébreuse », qui insiste alors sur l’absence de lumière (f° 226).
50. Où Flaubert décrit son expression comme « étrange » puis « horrible ».
« Bandole sera content ! » 221

bien pour sa part un corrélat de la dévoration massive. La réapparition des


enfants, qui permettra d’ailleurs à la version publiée de séparer le sacrifice en
plusieurs tableaux successifs (effet structural), est ici liée à l’accentuation du
mouvement et à la frénésie qui s’emparent de la scène (cohésion sémantique).
Pourtant on peut y voir encore un avatar de la documentation de Flaubert,
comme s’il continuait à s’en inspirer (ce qui est fort probable, même à ce stade
avancé de la rédaction). Car il s’agit cette fois d’indiquer un tout autre aspect
du sacrifice : son amplification et cette irruption du délire dans la scène
poussent les parents à offrir, spontanément et volontairement, leurs enfants. Or
c’est exactement ce que Flaubert a pu lire chez Tertullien : « ce sont leurs
propres parents qui venaient les lui offrir eux-mêmes, qui s’engageaient de bon
cœur »51. Inutile d’insister sur le sadisme du détail. Mais une fois encore la
transposition de l’hypotexte est notable : Tertullien décrit à ce moment le sa-
crifice des enfants pour expliquer qu’il se poursuit à l’époque romaine ; l’ex-
trayant du texte d’origine, Flaubert en garde l’effet cruel et s’en sert à des fins
thématiques et narratives, permettant cette fois un effet de gradation dans la
scène. De plus, un autre phénomène troublant se laisse deviner quand on regar-
de les différents intertextes simultanément. Tous insistent justement sur les
sèmes de l’empêchement ou de la passivité (inévitable dans un tel contexte) :
Les parents étouffaient les cris des enfants par des caresses et des baisers pour
ne pas immoler des victimes qui pleurent52.
Ce sont leurs propres parents qui venaient les lui offrir eux-mêmes, qui s’enga-
geaient de bon cœur, et qui caressaient leurs enfants pour les empêcher de crier
au moment où ils étaient immolés53.
Des danses frénétiques, des chants dans les langues rauques de la Syrie, les
coups redoublés du tambourin barbare, empêchaient les parents d’entendre les
cris54.
Rappelons que sur les scénarios Flaubert avait doté les enfants d’un bâillon
(étouffant les cris), devenu par la suite un voile (les empêchant de voir). En
fait, les hypotextes décrivent ces cris de manière différente : d’un côté ils sont
étouffés, d’un autre côté ils sont bien présents (Michelet), mais on ne peut plus
les entendre. Flaubert préfère utiliser la version de Michelet, plus horrible sans
doute, et il réinsérera la notation qui sera encore présente dans le texte défi-
nitif55. Les autres documents n’en sont pas pour autant oubliés. En effet, si l’on
examine la rédaction suivante de la scène, on constate que la marge de l’un des

51. Apologie, cité par Dumesnil, Salammbô, op. cit., p. 241.


52. Octavius, XXX, 3, ibid.
53. Tertullien, Apologie, ibid.
54. Michelet, Histoire romaine, ibid., p. 192.
55. Cf. p. 329 : « Et leur voix se perdit dans l’explosion des instruments sonnant
tous à la fois, pour étouffer les cris des victimes ».
222 GENESES FLAUBERTIENNES

folios du second brouillon (f° 234) décrit ainsi les enfants sur le premier jet :
« qui se cramponnaient en criant », puis Flaubert rature bien sûr les cris répé-
titifs : « qui s’accrochaient à leurs habits en demandant »… on ne saura jamais
quoi, cette séquence est également raturée, et les enfants perdront définitive-
ment leur voix. Parallèlement le geste violent des pères est significatif (et se
poursuit jusque dans la version publiée) : « ils les battaient pour leur faire
lâcher prise et les remettre aux hommes rouges », car c’est le symétrique des
deux hypotextes56 qui mentionnaient au contraire des caresses pour expliquer
l’absence de cris des enfants. On peut donc dire que la textualisation des en-
fants est tout entière bâtie sur une tension véritable dont on voit les traces dans
les avant-textes quand on les considère dans leur dynamisme. Tension entre
une représentation de l’horreur ou de la violence qui semble réduite, fonction-
nant par métonymie ou se multipliant ailleurs (Dévoués, peuple en délire,
regard des Barbares) et inversement, comme le suggère le développement de
l’isotopie de la passivité57, une expansion véritable de l’horreur. Ce que le
texte cache à un endroit il le laisse transparaître à un autre ; comme si cette
retenue n’était pas viable du point de vue de l’écriture voire de la thématique
de la scène, l’horreur fuse çà et là, phénomène visible dans la réécriture des
hypotextes comme dans la germination de certains détails ponctuels.

Greffe finale
Il serait fastidieux, voire inutile, de s’attarder sur toutes les corrections que
contiennent les brouillons suivants, du reste peu nombreux (Flaubert n’a
vraisemblablement pas peiné longtemps pour rédiger la scène) ; elles vont dans
le même sens. Il faut pourtant revenir sur une transformation particulière, d’au-
tant plus étonnante qu’elle se produit rarement chez Flaubert à une étape avan-
cée de la rédaction. En effet, si l’on considère le quatrième jeu de brouillons,

56. Les mères exceptées ; chez Flaubert elles crient, dans les documents elles font
partie des « parents », dont le rôle est distinct dans la grillade (toutefois le terme « fidè-
les », qui remplace « pères », rendra l’énoncé plus ambigu).
57. Voir aussi, sur le second folio (f° 227), « retenus par des crampons pr les
empêcher de glisser » (notation qui sera déplacée dans le texte définitif : « on les
empila sur ses mains avec une grosse chaîne par-dessus, qui les retenait »). L’isotopie
de la passivité ou de l’empêchement est actualisée chaque fois que les enfants sont
mentionnés dans le texte. Sur le brouillon suivant (f° 270 v°), elle est d’ailleurs
récurrente dans un même paragraphe et désignée par les répétitions (que souligne
Flaubert) : « Retenus par les crampons pour les empêcher de glisser ils montaient l’un
après l’autre, d’un mouvement lent et régulier, et comme la fumée faisait de hauts tour-
billons ils semblaient disparaître dans un nuage – Pas un ne bougeait car ils étaient
garottés aux poignets et aux chevilles. Mais sous le voile sombre mis pour les empêcher
de rien voir et d’être reconnus, quelquefois un bout de la bandelette dont leur front était
serré, apparaissait ».
« Bandole sera content ! » 223

qui constitue déjà la mise au net, on obtient un récit dont les éléments se
succèdent de la sorte : premier enfant, chants, groupe d’enfants, Hamilcar et le
Grand-Pontife, accélération du mouvement et séquences au discours direct,
suivies immédiatement de la description du ciel et de Moloch ; puis reprise du
mouvement avec la frénésie du peuple (voir les folios 228 v° et 224). En
comparant cet enchaînement avec celui de la version définitive, on s’aperçoit
qu’il manque encore tout un passage représentant les enfants en deux paragra-
phes, alors qu’étrangement la rédaction est presque achevée et que le récit est
parfaitement logique. Or Flaubert rédige ce fragment séparément, le corrige
sur cinq morceaux de folios successifs58 et le greffe littéralement sur le manus-
crit autographe, donc après la phase finale de copie, en l’insérant dans la
marge avant la description d’atmosphère (voir 23656 f° 294 transcrit page
suivante). Cette transformation, qui nous montre une fois de plus combien ce
qu’il est convenu d’appeler la clôture du texte est un concept arbitraire, tout
autant que celui de la logique du récit (illusions produites après coup par les
textes publiés), relève ici d’un phénomène d’exogenèse spécifique59 dont la
Correspondance contient la trace, et la preuve. En effet, après avoir achevé
son chapitre, Flaubert en a lu le manuscrit à Louis Bouilhet, avec qui il l’a re-
travaillé : « Monseigneur m’a fait faire pas mal de changements et de correc-
tions à mon siège et à ma brûlade (j’ai r’ajouté des supplices) »60 ; c’est donc
l’un des ajouts en question. On ne peut savoir exactement quelle en est la moti-
vation, mais il est probable que Bouilhet a pensé que les enfants devraient être
plus visibles dans la scène qui représente leur sacrifice, ce qui stimule sans
doute cette expansion étonnante, car in extremis.
On retrouve sur le premier folio (écrit au crayon, indice de son statut transi-
toire) des adjectifs qui répètent littéralement l’horreur de la grillade et qui bien
entendu seront par là même supprimés (23662 f° 114) : « l’horrible pâture »,
« horrible rictus de sa gueule ». Le sème de la disparition est encore réutilisé :
« à peine arrivés au bord du trou les victimes disparaissaient », et sa représen-
tation voilée encore par un énoncé métaphorique spontané : « s’évaporaient
comme une goutte d’eau sur une plaque rougie »61 ; la fumée qui avait perdu

58. Voir dans l’ordre chronologique 23662 folios 114 et 115, puis 23661 folios
245 v°, 213 et 209 v°.
59. Bien entendu il s’agit ici d’une simple catalyse, dont on a cependant la trace
écrite.
60. Lettre à Jules Duplan, 2 janvier 1962 (Correspondance, op. cit., tome III,
p. 193).
61. Alors que le sacrifice doit engendrer la pluie ; cette thématique aquatique
entraîne donc l’actualisation de détails réversibles ; l’évaporation métaphorique des
enfants ne sera pas vaine et le dieu autorisera la pluie (cf. p. 333 : « Elle tomba toute la
nuit, abondamment, à flots ; le tonnerre grondait ; c’était la voix de Moloch ; il avait
vaincu Tanit ; – et, maintenant fécondée, elle ouvrait du haut du ciel son vaste sein »).
224 GENESES FLAUBERTIENNES

23656 f° 294
(copie autographe)

son adjectif de couleur se dédouble et permet d’accentuer la rougeur de la


scène par un effet de contraste : « une petite fumée blanche montait dans
cette couleur écarlate », et le nombre multiplié des victimes est corrélé à une
notation sadique : « on les empila dans ses mains à plusieurs fois avec une
chaîne par dessus pour les empêcher de glisser ». Il est évident que pour
« Bandole sera content ! » 225

décrire les enfants, Flaubert (en manque d’inspiration peut-être) se sert des
autres passages où ils apparaissent déjà et modifie quelque peu les images
antérieures, ce qui donne à l’expansion textuelle cette allure répétitive : les
mêmes catégories sémantiques y sont récurrentes.
Le second folio est plus intéressant car une image inédite germe (23662
f° 115 ; on peut en voir la transcription en regard de son fac-similé sur les pa-
ges suivantes)62 ; c’est justement le dernier détail morbide que j’avais indiqué
au début de ce chapitre. Il est lié à la prolifération du sème de l’accélération
(« allaient plus vite », « ne s’arrêtaient plus », « aussi rapidement qu’une gout-
te d’eau », « plus on lui en donnait, plus il avait l’air d’en vouloir », « pour
aller plus vite », etc. ; on remarquera, comme auparavant, que l’antécédent des
pronoms signifiant les enfants est éloigné dans le texte). En effet, à l’accéléra-
tion, présage du délire du peuple, succède une brutale rupture du rythme avant
le point d’orgue descriptif : « Malgré la largeur du trou D que le feu fut fort ils
ne pouvaient tous brûler aussi vite, et les parois de fer se refroidissant, devin-
rent plus sombres », et le détail est ainsi textualisé : « alors on distingua nette-
ment des chairs, brules, des formes indistinctes se tordant » (même si les chairs
en question demeurent vagues, la nature explicative de l’énoncé les associe
directement en fait à l’image des enfants). On a l’impression que l’horreur
ailleurs retenue ou adoucie éclate et se concentre ici, image d’autant plus
atroce qu’elle est mobile à ce stade, le détail indiquant la souffrance sans la
dire, infinie avec le participe présent (« se tordant »). Dès la correction du folio
cependant cette image est biffée et l’énoncé devient plus statique et simultané-
ment plus abstrait. Il y a certes une incompatibilité figurative dans le fait de
pouvoir distinguer nettement des formes indistinctes ; les corrections auraient
pu néanmoins la résoudre sans affecter la précision du texte. L’adverbe « net-
tement » est supprimé et parallèlement (la vision étant moins nette) la marge se
modalise, produit une perte de littéralité et sans aucun doute de réalité :
« qques-uns pretendaient distinguer » (discours implicite qui sera transformé
sur le dernier brouillon, la modalisation devenant plutôt de l’ordre de la pensée
avec le verbe croire). Comme si cet effet de distanciation permettait mainte-
nant à d’autres signes marquant l’horreur de se dire ou de s’écrire, de nou-
veaux détails apparaissent (l’écriture est rarement univoque) : « qques-uns pre-
tendaient distinguer des membres » et, additions postérieures : « corps en-
tiers », « des cheveux » (le même phénomène est visible sur le folio suivant :
d’une part la modalisation se multiplie, puisque Flaubert rajoute aussi l’adver-
be « même » : « et même quelques-uns prétendaient distinguer », tandis qu’au

62. Je souligne en passant que la pagination de ces folios (tous ne sont pas paginés
cependant) m’a posé un problème que je n’ai pu résoudre, puisqu’ils portent le chiffre
« 268 » alors que la scène se situe dans les pages deux cent quatre-vingt-dix, et ce jus-
qu’au manuscrit autographe.
226 GENESES FLAUBERTIENNES

N.A.F. 23662 f° 115


(cliché Bibliothèque nationale de France, Paris)
« Bandole sera content ! » 227

23662 f° 115
(brouillon séparé, deuxième occurrence)

268
228 GENESES FLAUBERTIENNES

contraire le mouvement des chairs est réinséré temporairement, lié au regard


anonyme de la foule : « alors on vit des formes indistinctes s’agiter », f°
245 v°). On retrouve donc ici une trace de la tension représentative relevée
précédemment. Parfois le détail horrible germe spontanément, légitimé par la
thématique de la scène (ou, dans ce cas, par les conseils de Bouilhet), mais la
rédaction se ravise et l’adoucit tandis que d’autres signes stigmatisent la vio-
lence : ils sont rendus possibles grâce à cette perte de référence littérale. Il
suffit de comparer la séquence du folio suivant avec le texte de la version
publiée pour en voir encore un bon exemple : « alors on vit des formes indis-
tinctes s’agiter » deviendra « alors on aperçut des chairs qui brûlaient » (sur le
folio 209 v° qui est, notons-le, le dernier brouillon de notre excroissance). Le
texte est bien plus suggestif mais le terme « chairs », non assigné, non détaillé,
est soumis à l’action presque neutre du bûcher dans toute la banalité du verbe
(« brûlaient ») et fait maintenant à lui seul jaillir l’horreur. Ce processus donne
au texte un aspect globalement plus vague (c’est néanmoins, avec le détail du
« grésillement de la graisse », le passage le plus horrible de la scène), mais
paradoxalement précis par endroits, la notation devenant alors une synecdoque
du thème qui semble s’y concentrer.
L’examen macrogénétique révèle donc que la grillade des moutards est
bien moins violente qu’on aurait pu le croire a priori. Les brouillons recèlent
tout d’abord une sorte de retard représentatif provenant peut-être de la nature
même de la scène (très éloignée du monde et du milieu de l’auteur), malgré
des intentions initiales soi-disant sadiques dont on ne voit jamais la trace dans
les scénarios63. Ce retard, que l’on pourrait imputer à un manque d’inspiration,
est comblé assez vite par une phase documentaire où se perçoit cette fois une
autre forme de violence de l’auteur, « violence faite aux textes qu’il consomme
sans vergogne comme à la disposition légitime d’un genre et d’un système de
représentation »64 ; les nombreux processus de transposition et d’induction le
montrent bien, qui relèvent, comme toujours, de diverses manipulations hyper-
textuelles.
L’expansion thématique et intratextuelle (qui va de pair quelquefois avec la
réécriture intertextuelle) dépend constamment d’une retenue dans le choix et
l’élaboration des détails. On peut aussi la déceler dans la neutralité du texte,
qui contient peu d’adjectifs évaluatifs, excepté l’adjectif « horrible » (toutefois

63. Antoinette Weber-Caflich déclare d’ailleurs à propos de cette scène : « en


s’attardant sur les sacrifices d’enfants, il ancre sa fiction dans un temps révolu. [...] On
peut donc penser que Salammbô a voulu saisir la barbarie avant tout dans son aspect le
plus exotique » (« À propos de Salammbô : enjeux du roman archéologique », Travaux
de Littérature, X, 1997, p. 254) ; il ne semble pas cependant que l’exotisme soit le point
central de la grillade.
64. Jacques Neefs, « Salammbô, textes critiques », Littérature, 15, 1974, p. 52.
« Bandole sera content ! » 229

multiplié) ; quant à la modalisation, qui aurait pu aider à souligner l’horreur du


passage et à y introduire par exemple diverses formes de pitié (comme à un
moment dans la description de la statue de Moloch), elle est au contraire utili-
sée pour mettre en doute l’un des passages les plus horribles du texte. L’expan-
sion de l’horreur fonctionne donc d’une manière plus allusive que proprement
descriptive, comme si elle refusait de nommer et de représenter littéralement
les détails atroces qui pourtant la sous-tendent. Les fréquents déplacements
métonymiques en témoignent, permettant d’éviter les enfants (les énoncés
violents ou sanglants se concentrant alors sur les autres personnages ou sur la
statue de Moloch), tandis que les nombreuses présuppositions sont la trace du
re-placement sous-jacent du thème matriciel ; il ne s’énonce pas cependant,
sauf à de très rares moments. Au contraire, le corps des enfants se morcelle et
se cache, et ces morceaux semblent flotter dans le texte, détachés de leur
origine : on le voit bien dans la résurgence d’énoncés métaphoriques, dans le
dédoublement de certains motifs (tel celui de la disparition) ou même dans
l’élaboration du détail concret, qui échappe à la désignation et à la description
(comme le « crépitement de la graisse » ou la vision suspecte des « cheveux,
des membres, des corps entiers »), ce qui donne à l’ensemble du texte un
aspect essentiellement suggestif65.
Comme dans le cas de la magie de Bouvard et Pécuchet, il faut se rappeler
qu’il est dangereux d’ériger en principe générateur un phénomène ponctuel
quoique récurrent ; on devrait auparavant l’étudier dans d’autres avant-textes
du roman pour déterminer s’il s’agit vraiment d’une constante de son écriture.
Néanmoins, les processus relevés ici participent de ce que je nommerai la poé-
tique du vague dans le roman, que l’on a déjà rencontrée à propos du portrait
de Salammbô ; une fois le thème central déterminé, l’écriture des brouillons
par mouvements entropiques s’attarde sur de rares détails qui le cristallisent et
en produisent l’émergence (quitte à en faire surgir certains au dernier moment,
comme c’est le cas ici) tout en s’attachant à laisser le reste dans le vague. Ils
apparaissent comme autant de points nodaux qui permettront la signifiance, et
sur lesquels se focalisera l’imaginaire du texte, et bien sûr du lecteur horrifié.

65. Ce n’est pourtant pas le cas pour le détail des pères qui « battaient leurs en-
fants », même si les brouillons étaient à cet endroit plus détaillés et plus violents, on l’a
vu.
9. La scène du fiacre

La scène du fiacre, qui dans Madame Bovary conclut le premier chapitre de


la troisième partie, n’a pas encore beaucoup fait couler l’encre de la critique
génétique. On a d’une part remarqué qu’elle était relativement tardive dans la
conception du récit1, phénomène qui résulte d’un travail d’élaboration que l’on
relève beaucoup plus dans la genèse de Madame Bovary que dans celle des
autres romans de Flaubert. Mais d’autre part, si la scène même germe
tardivement, il est troublant de constater que la technique narrative qui la
prendra en charge dans son ensemble (sinon dans ses détails), et qui lui don-
nera par ailleurs un aspect fort moderne, est au contraire ancienne. Raymonde
Debray Genette, qui s’est interrogée sur la naissance de la focalisation, a
souligné que la trouvaille de la focalisation externe se situe sur l’un des scéna-
rios d’ensemble : « certes, la chose est nichée en haut d’une page, en marge,
mais l’idée a fusé et ne variera pas »2. Ce processus est plutôt rare dans les
avant-textes flaubertiens. Certaines techniques peuvent certes se pressentir
dans les scénarios d’ensemble (comme l’origine, voire la fonction de certaines
descriptions), mais c’est généralement au stade des scénarios ponctuels,

1. « C’est juste avant de rédiger que Flaubert a l’idée de la scène du fiacre ; et c’est
seulement, semble-t-il, au cours même de la rédaction, que le “rendez-vous dans la
cathédrale” suggère l’idée de la fameuse visite guidée, où l’écrivain donnera libre cours
à son goût du grotesque » (Claudine Gothot-Mersch, La Genèse de Madame Bovary,
Paris, Corti, 1966, p. 185).
2. « La poétique flaubertienne dans les Plans et scénarios de Madame Bovary »,
art. cité, p. 55.
232 GENESES FLAUBERTIENNES

dernière étape préparatoire avant la rédaction proprement dite, que l’on peut
les dénicher plus précisément, parfois les rencontrer littéralement. Quoi qu’il
en soit, le passage dans sa version définitive produit un effet saisissant. Pour
des raisons évidentes d’autocensure, Flaubert utilise ici le même procédé de
paralipse que lors de la baisade d’Emma et de Rodolphe (le narrateur fait
comme s’il ne savait pas ce qui se passe dans le fiacre)3, selon des modalités
narratives différentes toutefois. Alors qu’auparavant une description se substi-
tuait à la narration de l’événement crucial, ici la focalisation externe4, brutale-
ment, interrompt les segments en focalisation zéro ou en focalisation interne
qui précèdent (p. 249-251) :
– Ah ! Léon !... Vraiment..., je ne sais... si je dois... ! Elle minaudait. Puis,
d’un air sérieux :
– C’est très inconvenant, savez-vous ?
– En quoi ? répliqua le clerc. Cela se fait à Paris !
Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina.
Cependant le fiacre n’arrivait pas. Léon avait peur qu’elle ne rentrât dans
l’église. Enfin le fiacre parut.
– Sortez du moins par le portail du nord ! leur cria le Suisse, qui était resté
sur le seuil, pour voir la Résurrection, le Jugement dernier, le Paradis, le Roi
David, et les Réprouvés dans les flammes d’enfer.
– Où Monsieur va-t-il ? demanda le cocher.
– Où vous voudrez ! dit Léon poussant Emma dans la voiture.
Et la lourde machine se mit en route.
Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napo-
léon, le pont Neuf et s’arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.
– Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intérieur.
La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter par
la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.
– Non, tout droit ! cria la même voix.

3. Cette technique flaubertienne, qui donnait à la scène du fiacre son originalité, a


été complètement occultée par Claude Chabrol dans son film puisque la caméra entre
dans la voiture.
4. Avec des altérations toutefois, car plusieurs segments sont focalisés sur le cocher
et les bourgeois ébahis. Bien entendu, je n’entrerai pas dans le débat qui tend à dénier à
la focalisation externe toute vraisemblance (voir par exemple Alain Rabatel, « L’introu-
vable focalisation externe », Littérature, 107, 1997), puisque selon moi ces catégories
narratologiques sont toujours opératoires, comme le portent à croire les différences
textuelles évidentes qui en découlent. Je rappelle les problèmes soulignés par Genette :
la distinction n’est « pas toujours aussi nette que la seule considération des types purs
pourrait le faire croire. Une focalisation externe par rapport à un personnage peut par-
fois se laisser aussi bien définir comme focalisation interne sur un autre » (Figures III,
op. cit., p. 208), et « en focalisation externe, le foyer se trouve situé en un point de
l’univers diégétique choisi par le narrateur, hors de tout personnage, excluant par là
toute possibilité d’information sur les pensées de quiconque » (Nouveau discours du
récit, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1983, p. 50), ce qui est bien le cas pour la
majeure partie de notre scène.
La scène du fiacre 233

Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours, trotta doucement,
au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de
cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord
de l’eau, près du gazon.
Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs,
et, longtemps, du côté d’Oyssel, au-delà des îles.
Mais tout à coup, elle s’élança d’un bond à travers Quatremares, Sotteville,
la Grande-Chaussée, la rue d’Elbeuf, et fit sa troisième halte devant le Jardin
des plantes.
– Marchez donc ! s'écria la voix plus furieusement.
Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des
Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du
Champ-de-Mars et derrière les jardins de l’hôpital, où des vieillards en veste
noire se promènent au soleil, le long d’une terrasse toute verdie par des lierres.
Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis
tout le Mont-Riboudet jusqu’à la côte de Deville.
Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda.
On la vit à Saint-Pol, à Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, et place du
Gaillardbois ; rue Maladrerie, rue Dinanderie, devant Saint-Romain, Saint-
Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, – devant la Douane, – à la basse Vieille-
Tour, aux Trois-Pipes et au Cimetière Monumental. De temps à autre, le cocher
sur son siège jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas
quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrê-
ter. Il essayait quelquefois, et aussitôt il entendait derrière lui partir des excla-
mations de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur,
mais sans prendre garde aux cahots, accrochant par-ci par-là, ne s’en souciant,
démoralisé, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse.
Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au
coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette
chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparais-
sait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un
navire.
Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil
dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa
sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dis-
persèrent au vent et s’abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un
champ de trèfles rouges tout en fleur.
Puis, vers six heures, la voiture s’arrêta dans une ruelle du quartier Beau-
voisine, et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner
la tête.

« Ça se fait à Paris »
En fait, l’origine de la scène du fiacre est d’un point de vue diachronique
assez paradoxale ; ancienne dans la genèse de Madame Bovary, car appa-
raissant au stade des scénarios d’ensemble, sa trouvaille n’est cependant rien
234 GENESES FLAUBERTIENNES

moins qu’immédiate, et les dix scénarios d’ensemble où elle s’ébauche sont


peu homogènes5.
On distingue d’abord un scénario qui ne révèle que de maigres tentatives
de narrativisation (f° 12)6. Sous forme de résumés prospectifs, ponctués par-
fois de notations plus détaillées, Flaubert met principalement en parallèle les
deux amants d’Emma, intitulant les différentes étapes des relations dans la
marge : « Leopold I », « Rodolphe I » et « Leopold II » (« Leopold » est sur-
chargé en « Leon » presque partout sur le folio), par rapport, bien entendu, au
double adultère ; aussi les deux scènes de baisade y balbutient-elles déjà. Phé-
nomène notable à ce stade fort préliminaire (mais pas très étonnant dans le cas
de passages devant faire date), elles sont immédiatement associées à un
espace. Comme on l’a déjà vu, la baisade avec Rodolphe se déroule à l’exté-
rieur, « dans les bois », mais celle avec Léon est confinée à l’intérieur et, qui
plus est, à Yonville : « le coup se tire dans lea salon chambre sur cette cau-
seuse où ils ont tant causé – delices d’Emma qui enfin trouve son rêve realisé,
plein », suivant un principe de récurrence ou de reconnaissance spatiale fré-
quent dans les scénarios flaubertiens.
Sur les scénarios suivants (folios 10 v° et 14), le récit s’esquisse tout en
demeurant concentré : les deux embryons de scènes sont encore très proches
(seules quelques lignes les séparent). Notons que les époux Bovary font un
« voyage à Paris » (biffé sur le folio 14) et y rencontrent Léon « au spectacle ».
Alors que Flaubert a vite l’idée, après la baisade, des « voyages à Rouen sous
pretextes de leçons de piano » ainsi que de « l’hôtel des Empereurs sur le
port », où se rencontreront les amants (il deviendra « l’hôtel de Provence »
puis de « Bourgogne » mais restera sur le port7), c’est toujours à Yonville que
la scène se situe, précisée par de rares indications temporelles (« un soir ») et
spatiales (« chambre », « fauteuil », f° 10 v° ; le folio 14 ne modifie pas ces in-
formations)8 : « elle finit par ceder cependant. un soir dans sa chambre sur ce
même fauteuil où se donna la première D unique langue – Coup exquis, emu,

5. Tous les folios appartiennent au volume ms gg9 de la Bibliothèque municipale


de Rouen, cote que je ne répéterai plus dès maintenant. Je suis l’ordre chronologique
qu’en a donné Yvan Leclerc dans son édition des Plans et scénarios de Madame
Bovary (Paris, Zulma-CNRS éditions, coll. « Manuscrits », 1995), puisqu’il est exact,
et je laisse de côté le folio 30 v°, plan d’ensemble qui n’interfère pas avec la mise en
place de la scène.
6. Je ne tiens pas compte non plus des premiers scénarios généraux, où seule la
liaison est indiquée de façon globale et résumée, sans intention ou balbutiement scé-
niques (voir folios 1 v° et 3 v°).
7. Voir p. 261 ; soulignons que l’hôtel de « Boulogne » dans la version publiée est
dû à une intervention du copiste qui a échappé à Flaubert.
8. Il est intéressant de noter que si la « causeuse » s’est ici transformée en « fau-
teuil », elle fera un retour dans la scène de la baisade de Madame Dambreuse.
La scène du fiacre 235

fievreux – delices d’Emma qui trouve enfin son rêve realisé, plein » (rappelons
qu’Emma et Léon n’échangent aucune « langue » dans la version définitive de
leur première période amoureuse, toute platonique), l’espace entraînant
d’ailleurs une remarque fort… flaubertienne à l’encontre de Charles : « indi-
gnation de voir son mari s’asseoir sur les mêmes meubles ». Le récit prend
forme, mais à ce moment Flaubert est surtout intéressé par l’évolution psycho-
logique de ses personnages, qu’il tente de justifier ou de s’expliquer, comme
pour mémoire, par exemple en ce qui concerne Léon, « Leon a trois ans de
plus. – il a gagné quelque hardiesse il veut r’avoir Me Bovary qu’il a mainte-
nant sous la main et qu’il a ratée autrefois », ou Emma, « Emma experimentée
par une première deception et ramenée par vertu à son mari resiste long-
temps »9. Elle ne résistera en fait qu’un moment : le temps d’écrire sa lettre de
rupture puis de minauder avant d’entrer dans le fiacre ; on en est encore loin.
Vient ensuite un groupe de cinq scénarios où le récit reste condensé ; néan-
moins, il est devenu davantage événementiel, quoique son style soit télégraphi-
que. Or la baisade avec Léon semble avoir régressé, perdu de son acuité et
surtout s’être désolidarisée de l’espace antérieur. Sur le folio 22 en effet, on ne
relève que : « au spectacle à Rouen. rencontre de Leon. ressouvenir – Ah ! je
vous ai bien aimée menant à la baisade », et ensuite, au bas du folio 20 :
au spectacle à Rouen. – rencontre de Leon.
visite. Ah ! ressouvenir menant à la baisade. vous rappelez-vous ? Ah je vous ai
bien aimée. – quittez moi. prquoi non n’en parlons plus. – très calme D sans
pose. rendez-vous donné d’avance pr tirer un coup.
Il est impossible de dire si la « visite » en question marque un séjour de Léon à
Yonville (la marge du folio 14 indiquait bien : « Leon vient qqfois à
Yonville ») ou si, dans l’esprit de Flaubert, elle doit suivre nécessairement et
immédiatement, à Rouen, la rencontre au spectacle, la logique du récit étant
établie sur un mode implicite : « ressouvenir menant à la baisade » (je souli-
gne). Toutes les indications spatiales ont disparu, et l’auteur paraît s’être ravisé

9. Claudine Gothot-Mersch a déjà remarqué que « la lecture des scénarios et celle


de la Correspondance mettent en lumière l’importance capitale que Flaubert accorde
aux étapes de la vie amoureuse de son héroïne. Emma comprend les sentiments de
Léon, Emma rencontre Rodolphe, elle tombe dans ses bras, elle devient la maîtresse de
Léon : voilà ce qui compte. Des scènes comme la visite à la nourrice, comme la soirée
au théâtre de Rouen, ne font pas date dans le travail d’élaboration : c’est seulement
quand Flaubert se met à rédiger qu’il fixe son attention sur les “tableaux”, non plus
tellement sur l’évolution de son héroïne » (La Genèse de Madame Bovary, op. cit.,
p. 186). On peut le voir aussi à propos de « Leopold I » : « pr resister à son premier
amant elle se pose vis à vis d’elle-même en type de femme forte D fidèle et se dressant
sur cet ideal elle resiste charnellement », « ce qui fait que ça tombe c’est que ça dure
trop longtemps – une situation quand elle se prolonge est perdue – elle l’aime bien
toujours, mais sans combat pr que ça n’aille pas audelà ».
236 GENESES FLAUBERTIENNES

ou avoir mis la scène en attente, faute d’images précises qui lui permettent de
la faire germer dans un lieu déterminé.
Les scénarios suivants vont modifier quelque peu ces informations, non
sans poser certains problèmes. En effet, généré sans doute par l’hôtel antérieur,
le « port » resurgit et participe maintenant, dès le premier jet du folio 27, d’une
indication d’atmosphère intervenant juste après le terme « representation »,
comme si Flaubert se contentait de localiser le théâtre :
Charles la mène à Rouen au spectacle –
– representation – sur le port – chaleur – rencontre de Leon. – conversation au
balcon du foyer.
visite à son hotel. ressouvenir menant à la baisade. “vous rappelez-vous ? ah je
vous ai bien aimée – quittez-moi. prquoi ? n’en parlons plus.” – très Calme D
sans pose – rendez-vous donné d’avance pr tirer un coup. – Emma rentre à
Yonville, dans un etat d’ame, de fouterie normales.
Quand il corrige ce passage, Flaubert réorganise la continuité narrative des
séquences à l’aide de lettres, insérant un « A » après le port et un « B » après
le « coup », peut-être afin d’établir une meilleure transition entre le rendez-
vous et le retour d’Emma, simplement juxtaposés. Dès lors, au coup corres-
pond le « port » dédoublé, si bien que d’après la disposition textuelle ce nou-
veau lieu, accompagné de son atmosphère de « chaleur », semble apparem-
ment convenir à la baisade et combler le manque narratif s’insinuant entre la
mention du rendez-vous (et sa finalité littérale : « pr tirer un coup ») et celle du
retour à Yonville. C’est du reste l’option choisie sur le scénario suivant, où le
port se répète, car il est d’abord associé au spectacle, avec de plus l’indication
de la saison (« eté » redouble « chaleur », terme biffé mais maintenu plus bas),
puis au rendez-vous, avec de nouvelles notations descriptives (f° 24) :
Charles la mène à Rouen au spectacle. eté. port – chaleur soir – representation
extraordinaire de la Lucie, rencontre de Leon. conversation au balcon du foyer.
Visite à son hôtel. ressouvenir menant à la baisade. “vous rappelez-vous – Ah !
je vous ai bien aimée. quittez-moi. – prquoi – n’en parlons plus”. très calme.
sans pose. rendez-vous donné d’avance pr tirer un coup.
Sur le port – chaleur – tentes de coutil. – odeur de voiliers – Emma rentre à
Yonville dans un etat psychique de fouterie normale.
Alors que la baisade avec Rodolphe, en haut du même folio, est déjà assez
claire dans ses détails, son déroulement et ses stratégies narratives10, celle avec

10. « soir d’automne. – mots coupés. roucoulemens D soupirs entremelés dans le


dialogue… hein ?… voulez-vous… quoi ? (Voile noir oblique sur sa figure, comme des
ondes.) montrer nettement le geste de R. qui lui prend le cul d’une main et la taille de
l’autre… et elle s’abandonna. – renature bourdonnement des tempes d’Emma – Rodol-
phe allume un cigarre elle rentre fière à Yonville son cheval piaffe sur les pavés » ;
voir à ce propos p. 145.
La scène du fiacre 237

Léon ne se dessine toujours pas. Il est vraisemblable que Flaubert tâtonne en-
core, à moins que Léon ne soit censé séduire Emma sous l’une des tentes en
question11, ce qui semble peu logique à cause de la situation et de la continuité
syntagmatique des notations, présageant plutôt une description globale de
l’atmosphère « sur le port ». Or la rédaction marquera un retour à l’étape
antérieure, puisque dans la version publiée la description participe bien de
l’introduction de la scène de la représentation, où la thématique de la chaleur
est essentielle12 et où Emma veut « faire un tour de promenade sur le port »
avant d’entrer dans le théâtre13. Mais en génétique, il apparaît fort dangereux
de loucher vers le texte achevé car les structures avant-textuelles sont mouvan-
tes et ne résistent pas à un coup d’œil qui deviendrait nécessairement téléolo-
gique. Il est donc difficile à ce stade intermédiaire de trancher sur le statut du
classement narratif, de savoir s’il s’agit d’une erreur temporaire ou simplement
d’options notées sur le moment, faute de mieux, et sur lesquelles l’auteur
reviendra plus tard, d’autant que le folio 28 qui suit (où seul l’état d’Emma
change, passant de « psychique » à « physique ») élimine purement et simple-
ment toutes les indications spatiales et atmosphériques relatives à la représen-
tation mais maintient celles qui sont proches du coup (il en va de même sur
l’avant-dernier scénario d’ensemble, f° 29 v°), dont la nature s’élabore dans
l’interligne. Notons que, pressé sans doute par sa copie, Flaubert a omis par
inadvertance les « odeurs » des voiliers (il ne s’agit probablement pas d’une
nouvelle transformation ; au reste, ces phénomènes d’omission dus à une copie
hâtive se rencontrent fréquemment dans les avant-textes flaubertiens) :
À Rouen au spectacle. representation de la Lucie, rencontre de Leon. Conversa-
tion au balcon du foyer.
Visite à son hôtel. ressouvenir menant à la baisade. “vous rappelez-vous – Ah !
Je vous ai bien aimée – quittez-moi. – prquoi n’en parlons plus.” très calme –
sans pose. – rendez-vous d’avance pr tirer un coup.

11. Comme le suggère Yvan Leclerc dans son édition déjà citée : « on peut suppo-
ser qu’elles abritaient la baisade avec Léon » (p. 17).
12. « Il faisait beau ; on avait chaud ; la sueur coulait dans les frisures, tous les
mouchoirs tirés épongeaient les fronts rouges ; et parfois un vent tiède, qui venait de la
rivière, agitait mollement la bordure des tentes en coutil suspendues à la porte des esta-
minets ». La notation olfactive a changé : « Un peu plus bas, cependant, on était rafraî-
chi par un courant d’air glacial qui sentait le suif, le cuir et l’huile. C’était l’exhalaison
de la rue des Charrettes, pleine de grands magasins noirs où l’on roule des barriques »
(p. 227).
13. La mention de l’été, en revanche, est différée au début de la scène du rendez-
vous à la cathédrale : « C’était par un beau matin d’été » (p. 244). On voit bien que les
informations micronarratives de l’étape scénarique peuvent avoir des conséquences
plus macroscopiques sur la formation du texte.
238 GENESES FLAUBERTIENNES

Sur le port – chaleur – tente de coutil de voiliers – coup sain – Leon plus emu D
jeune qu’elle – Emma rentre à Yonville dans un bon etat physique de fouterie
normale.
C’est justement ce folio 29 v° qui apporte en quelque sorte une amorce de
solution : en fait le récit du coup avec Léon tarde à se profiler et à s’établir
plus précisément parce que Flaubert est gêné par la similitude potentielle des
deux scènes de baisade (encore peu éloignées dans le récit scénarique,
rappelons-le). Elles sont d’ailleurs conclues par des événements identiques
(retour d’Emma à Yonville) déjà ponctués de différences psychologiques :
dans le cas de Rodolphe « elle rentre fière à Yonville » sur son cheval, tandis
qu’expérimentée par cette première liaison elle retournera à Yonville, après
Léon, dans un état « de fouterie normale ». Le fait que la variation doive se
substituer au trop évident parallélisme s’incruste d’ailleurs littéralement sur le
scénario. Flaubert appose un « \ » puis un « X » à « coup sain » et y renvoie
toute une élaboration interlinéaire : « \/X pas de description du Coup mais
s’etendre sur avant D après. difference d’avec Rodol ». Auto-injonction décisi-
ve, car s’il n’y a pas de « description », ou plutôt de représentation du coup, on
ne le verra pas dans le texte : la focalisation externe est proche. Elle n’aura
besoin que d’une marge pour s’actualiser dans ses grandes lignes avec le der-
nier scénario d’ensemble (f° 33) :
Visite de Leon à son autel. souvenirs etc.
elle resiste un peu
donne rendez-vous dans la cathedrale.
en fiacre.
trimballement du fiacre, partout
boule du cocher. – rien que la boite
Indépendamment du superbe lapsus (« Visite de Leon à son autel »), on remar-
que l’apparition impromptue de nouveaux éléments essentiels : le rendez-vous
a trouvé sa localisation (« cathédrale »), ainsi que le coup (« en fiacre »), qui
n’est plus mentionné par le texte, comme si le lieu suffisait dès lors à en assu-
rer le récit en creux. Le déroulement de la scène est implicite, « trimballe-
ment », « partout », avec la notation de la « boule du cocher » pour marquer
comiquement la réaction d’une partie du public Rouennais. Enfin, la focalisa-
tion externe balbutie sous la forme d’une nouvelle auto-injonction déguisée se
substituant à la précédente : « rien que la boite ». Force est de constater
cependant que si le souci de distinguer les deux scènes est ici un générateur
essentiel (ce que la lecture de la seule version publiée ne laisserait évidemment
pas percevoir à cause de la distance textuelle qui les sépare), rien dans le par-
cours génétique ne justifie ou ne laisse pressentir la disparition du port et l’ap-
parition de la cathédrale, du fiacre, du cocher et de la métaphore de la boîte :
aucune solution de continuité n’est détectable entre le récit de ce scénario et
La scène du fiacre 239

celui du scénario précédent14. Il est donc des moments où, en toute humilité, la
génétique doit se limiter à définir la formation des structures sans parvenir à
détecter le stimulus intrinsèque des processus qui la gouvernent.
À moins qu’il ne s’agisse, parfois, de stimuli externes, même si c’est de
façon partielle ; un interprétant qui apparaît plus tard dans les avant-textes y
fait une allusion discrète (il passera dans la version publiée, sous une forme
tout aussi énigmatique). En effet, pour légitimer l’entrée d’Emma dans le
fiacre, Flaubert élabore a posteriori, dans l’interligne du dernier scénario
ponctuel, un court dialogue avec Léon : « attente du fiacre. elle veut s’en aller.
ce n’est pas convenable. Mais ça se fait à Paris. Les raisons les plus sottes
décident il vient. – ils montent dedans » (f° 79, transcrit plus loin)15 ; ainsi
germent les poses d’Emma. Le narrateur englobe, dans son jugement impar-
tial, les deux personnages (« les raisons les plus sottes décident »), et on peut
se demander ce que cachent les pronoms « ce » et « ça », sinon de prudentes
présuppositions dont le référent n’est pas actualisé. Pourquoi, en effet, Emma
hésiterait-elle soudain à monter dans le fiacre ? Qu’est-ce qui n’est « pas
convenable » ? Ils sont certes en province, mais qu’est-ce qui « se fait à
Paris » ? Une « promenade » en fiacre, comme l’indiquent, sans plus de
détails, deux des scénarios ponctuels (folios 24 et 273 v°) ? C’est peu proba-
ble. Voilà donc enfin la conséquence textuelle de la finalité du rendez-vous,
littéralement notée dans les scénarios d’ensemble, « pour tirer un coup », mais
jamais évidente dans la version publiée16. Le premier brouillon se précise un
peu mais n’en est pas pour autant explicite : « D cette raison, qui etait une gde
impertinence si elle l’eut compris, la decida », corrigé en « D cette parole,
comme un irrésistible argument, la determina » (f° 85). Pendant un moment,

14. Il est néanmoins très possible qu’un scénario d’ensemble manque juste avant
celui-ci. En effet, on ne trouve aucun folio où les notations d’atmosphère, toujours
attribuées au port sur le scénario précédent, retournent à la scène du théâtre, qui serait
elle-même travaillée davantage. On ne rencontre pas non plus de notes isolées sur un
folio, et que Flaubert insérerait soudain ici dans la marge, comme il le fait souvent. Or
la situation de cette marge est étonnante car la première ligne de ce scénario d’en-
semble commence par le récit du « retour à Yonville », la marge (postérieure dans la
diachronie génétique) venant soudain élaborer, a posteriori, ce qui précède le retour en
question.
15. Excepté le second scénario ponctuel, f° 273 v°, qui est inclus dans le volume
ms g2234, tous les scénarios ponctuels et brouillons de la scène appartiennent au volu-
me ms g2235, cote que je ne répéterai plus dès maintenant. Voir, dans l’ordre, les folios
24, 273 v°, 55 v° et 79.
16. La motivation en est (logiquement) opaque, le texte se chargeant d’allusions :
« – Il faut pourtant que je vous voie encore, reprit-il ; j’avais à vous dire… – Quoi ? –
Une chose… grave, sérieuse », et « Alors, avançant la tête par-dessus son épaule, il
sembla chercher le consentement de ses yeux. Ils tombèrent sur lui, pleins d’une ma-
jesté glaciale » (p. 243).
240 GENESES FLAUBERTIENNES

l’espace d’un premier jet immédiatement biffé, Emma ne perçoit pas l’imperti-
nence car sa compréhension nécessite la connaissance d’un intertexte culturel,
dont un élément exogénétique conserve la trace. Il s’agit d’une lettre à Louise
Colet, écrite sans doute avant la germination de notre scène :
As-tu réfléchi quelquefois à toute l’importance qu’a le Vi dans l’existence
parisienne ? Quel commerce de billets, de rendez-vous, de fiacres stationnant
au coin des rues, stores baissés ! Le Phallus est la pierre d’aimant qui dirige
toutes ces navigations17 ;
d’où l’apparition immédiate (et déjà au passé simple) sur les derniers scénarios
ponctuels des notations concernant le store, il « resta baissé » (f° 273 v°) ou
« les deux stores jaunes rouges s’abaissèrent » (f° 55 v°) qui, bien sûr, demeu-
reront dans la version publiée avec d’autres traces dont l’origine est bien exo-
génétique (jusqu’à la comparaison maritime) : « les bourgeois ouvraient de
grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une
voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close
qu’un tombeau et ballottée comme un navire » (je souligne).
Voulant, en province, une fois encore jouer à la Parisienne, Emma n’a
d’autre alternative que de se laisser enfermer à l’intérieur de la boîte qui vien-
dra bien vite isoler et cacher les amants ; pour l’instant, le mouvement est mis
en place avant tout le reste, déjà rédigé avec sa métaphore mécanique qui ne
variera plus, comme sa disposition en fin de paragraphe : « et la lourde
machine se mit en marche » (f° 55 v°)18. Mais mise en place ne signifie pas
textualisation, quoique le récit ait acquis un moule global ; c’est ce que nous
allons tâcher de démêler grâce à une approche macrogénétique, fort complexe
à mettre en œuvre dans ce cas à cause de la méthode de composition utilisée
par l’auteur, on va le voir.

17. Lettre du 29 novembre 1853 (Correspondance, op. cit., tome II, p. 471). En fait,
la chronologie génétique n’est pas si simple, d’autant que dès l’année 1854 la rupture
avec Louise Colet compromet une datation plus précise des moments où Flaubert tra-
vaille son texte. On sait de plus qu’écriture des derniers scénarios et rédaction propre-
ment dite se chevauchent ; il est donc possible que la trouvaille du fiacre, dans la marge
du dernier scénario d’ensemble, date du printemps 1855, puisqu’en mars Flaubert
prépare les détails de la visite de la cathédrale (voir Correspondance, op. cit., tome II,
p. 570-571) et qu’en mai il en sera à la rédaction des « grandes fouteries de Rouen »
(ibid., p. 573), c’est-à-dire après la scène du fiacre.
18. Seule la copie du copiste donne « route » au lieu de « marche », substitution
soudaine que Flaubert n’a sans doute jamais remarquée, et qui transforme les asso-
nances initiales, machine / marche, en d’autres : lourde / route. Ce n’est pas la seule
intervention du copiste qui ait falsifié les intentions de Flaubert à son insu dans notre
scène (parfois, plusieurs phrases ont même été omises) ; voir à cet égard Madame
Bovary, p. 420.
La scène du fiacre 241

Syncopes génétiques
Le parcours génétique, sous forme de tableau (voir ci-dessous)19, montre
tout d’abord que l’ensemble des brouillons englobant la scène du fiacre à partir
de son introduction (sortie de la cathédrale, dialogues, arrivée du fiacre et en-
fin départ en une phrase) comprend seize folios si l’on excepte les scénarios
d’ensemble, les scénarios ponctuels ainsi que la copie autographe. Ce chiffre
peut sembler élevé, la version imprimée ne couvrant que deux pages, mais
quand on le compare à celui d’autres avant-textes de Flaubert, on s’aperçoit
vite qu’en réalité il n’en est rien ; au reste, les diverses sections qui composent
la scène n’ont pour la plupart subi que quatre réécritures. A priori, ce phéno-
mène ressemble à celui que nous avons déjà observé pour la scène de la magie

79
(389)

81 v° 55 v° 79
(393) (394) (395)

85 80 86
(393) (394) (395)

85 65 81 86
(393) (394) (395) (396)

111 v° 87 65 81 86
(389bis) (390) (391) (392) (393)

111 v° 87 65 82 106 v° 86
(389bis) (390) (391) (392) (393) (394)

107 v° 64 72 106 v°
(xxx) (390) (391) (392)

91 v° 131
(387) (388)

189 v° 64 72 106 v°
(387) (388) (389) (390)

189 v° 64 72 169 v°
(387) (388) (389) (390)

19. Chaque numéro de folio est suivi d’un chiffre entre parenthèses qui correspond
à la pagination de Flaubert ; il est barré quand Flaubert le biffe et transfère le folio dans
le jeu suivant, où il est repaginé pour une correction postérieure. Deux problèmes de-
meurent cependant : pour le folio 111 v° (numéroté 389 bis), je n’ai pu retrouver la
page 389 qu’il corrige ou recopie ; enfin, la lecture de la pagination est incertaine pour
le folio 107 v°, qui introduit la scène du fiacre ; néanmoins les transformations du jeu
antérieur y sont bien intégrées.
242 GENESES FLAUBERTIENNES

dans Bouvard et Pécuchet ; un examen plus attentif des folios révèle que non,
car il découle plutôt ici d’autres principes de méthode : quand il écrit Madame
Bovary, Flaubert n’a pas encore strictement mis en place le trajet plus systé-
matique de correction et de recopiage des folios qui deviendra le sien dans les
romans ultérieurs, où les pages auront alors tendance à se multiplier davan-
tage. On peut en voir un indice avec le statut des strates d’écriture (ou jeux
rédactionnels) : elles sont assez difficiles à dissocier avec certitude car la scène
n’a pas été écrite d’un coup. Neuf grandes strates sont localisables, mais en
fait elles ne sont pas homogènes pour la totalité de la genèse, certains passages
ayant exigé plus de folios que d’autres, pour des raisons d’ailleurs diffé-
rentes20. On est donc bien en présence d’une écriture syncopée, ne progressant
que par à-coups ; la pagination de Flaubert en témoigne (guide précieux pour
l’examen macrogénétique au stade préliminaire du classement synchro-
diachronique de tout un ensemble de brouillons), car de nombreux folios ont
été repaginés. Qu’en conclure ? Un folio dont la pagination n’est pas biffée
possède une situation stable dans les jeux d’écriture – doublement : soit il ne
sert qu’une fois, Flaubert prenant ensuite un autre folio pour en recopier les
corrections puis recommencer à corriger (voir par exemple le folio 82), soit il
marque la fin de la rédaction car l’auteur est satisfait par l’état de son texte
(folios 189 v° et 169 v°). Tous les autres folios, instables, passent d’un jeu
d’écriture à l’autre (comme tentent de le figurer les flèches verticales dans le
tableau), ce qui montre que l’écriture n’est pas linéaire d’un point de vue
syntagmatique, ses syncopes dépendant des problèmes particuliers auxquels
s’attache Flaubert sur le moment (ainsi, le folio 106 v° figure dans trois cases
successives).

20. Il n’y a en effet rien de comparable entre les strates qui, à droite du tableau,
amplifient progressivement le parcours du fiacre et celles qui, à sa gauche, sont dues
aux réorganisations narratives nécessitées par les transformations des dialogues et du
dernier discours du Suisse. Notons d’ailleurs que Flaubert utilise par deux fois des
folios inachevés qu’il reprendra plus tard en y rédigeant, à l’envers (tête-bêche) d’au-
tres moments du récit ; il le fait fréquemment dans le cas de folios restés quasi vides.
Sur le folio 87, début de page encadré et raturé, Flaubert ne travaille que l’introduction
de la scène du fiacre qui le préoccupe (dialogue avec le cocher ; sur le folio 65, le
même passage est encadré et raturé). Sur le folio 131, où il ne s’agit là encore que d’un
tiers de folio encadré et raturé, l’introduction de la scène est remise en question. Flau-
bert est selon toute vraisemblance préoccupé par les apparitions du Suisse et surtout de
son discours, qu’il souhaite présenter de façon fragmentée et dont il a du mal à fixer la
situation. À l’origine, la dernière intervention du Suisse (« Sortez au moins […] »)
précède le moment où Léon demande le fiacre au gamin (voir par exemple f° 111 v°).
C’est sur le folio 107 v° que sa disposition est mise en doute dans la marge, puis
différée, retravaillée ici et stabilisée sur le folio suivant, qui intègre les corrections
(f° 189 v°).
La scène du fiacre 243

Je prendrai à titre d’exemple le cas du folio 86, manuscrit hybride à


plusieurs égards et sur lequel on s’attardera bientôt plus longuement. Il pose en
effet plusieurs problèmes d’articulation, car il a été repaginé trois fois et a
donc subi trois transferts génétiques. C’est d’une part un brouillon rédaction-
nel qui suit, après un temps d’arrêt, le folio 80 dans la même strate d’écriture
(stade du premier brouillon) ; mais simultanément Flaubert y esquisse toute la
suite de la scène du fiacre et même le récit du retour d’Emma à Yonville
(« arrivée à Yonville – fumiers roses. Felicité en vedette. Me Bovary va chez
Homais. Fureur gigantesque d’Homais », au bas du folio), si bien que, d’autre
part, il est doté parallèlement d’un statut de scénario ponctuel préparant les
scènes suivantes. Cette grande amplitude narrative explique pourquoi Flaubert
l’utilise en plusieurs temps, comme en témoignent les repaginations mais aussi
les traits horizontaux qui séparent la page en trois parties, les deux premières
étant barrées chacune d’une croix, lors de réécritures et expansions sur des
folios différents. C’est ce qui se produit dans notre parcours génétique : cette
progression non seulement par à-coups mais encore par segments narratifs est
dans un rapport de va-et-vient avec les folios 81 et 106 v°. En effet, Flaubert a
utilisé la première section du folio 86 (jusqu’à « eclabouissant les passants »,
séquence qui disparaîtra vite) pour écrire la première section du folio 81, avec
corrections et amplifications. Il reprend ensuite le folio 86 pour rédiger, au bas
du folio 81, le paragraphe relatif au port (« Et sur le port »), laissant le reste
inachevé. Puis Flaubert entame le folio 106 v°, où il corrige en haut de la page
le paragraphe décrivant le port et les bourgeois ébahis, sans compléter la
scène ; c’est ce qui explique la dernière repagination du folio 86 en « 394 ».
Reprenant encore le folio 106 v° (où les différences d’écriture marquent
clairement les différents moments rédactionnels), il écrit la fin de la scène en
utilisant celle qui avait été esquissée sur le folio 86, remplissant maintenant la
page qui sera elle-même corrigée par le folio 169 v°. On obtient donc, entre les
folios 86, 81 et 106 v°, des zones de contacts textuels qui résultent d’une
rédaction syncopée, et que j’ai tenté de figurer sur le tableau par des segments
quadrillés (même cas, quoique moins complexe, pour le folio 7921), signifiant
que ce n’est pas la totalité du folio 86 qui suit la page précédant dans la même
campagne d’écriture mais seulement ce que Flaubert n’y a pas encore corrigé à
ce moment. Signalons de plus qu’il n’est pas facile de savoir précisément si

21. Ce folio représente le dernier scénario ponctuel où s’esquissent la sortie de la


cathédrale et, en quelques paragraphes désordonnés, la scène du fiacre. Il s’agit du
premier phénomène d’interruption syncopée : Flaubert tire un trait après l’arrivée du
fiacre, barre d’une croix le haut de la page, qu’il retravaille ensuite sur les folios 81 v°
et 55 v°. Ne corrigeant pas tout de suite la fin du scénario (ce sera la fonction du jeu
suivant), il le renumérote 395 sans même modifier le point de contact avec le folio
55 v°, où la séquence « et la boite partit » a été immédiatement transformée, sans cor-
rection intermédiaire, en « et la lourde machine se mit en marche ».
244 GENESES FLAUBERTIENNES

Flaubert corrige le folio 81 en deux temps à partir du folio 86 (malgré les deux
traits séparateurs), c’est-à-dire de déterminer s’il le fait quand les folios sont
paginés 395 et 396 et y revient ensuite après les avoir repaginés 392 et 393, ou
au contraire si la double correction ne se produit qu’en un seul temps, ce qui
est tout à fait possible (par exemple, au stade 395-396). En revanche, l’arrêt
et la reprise de l’écriture sont nets sur le folio 106 v°22.
Enfin, dernier signe de rupture de l’élan rédactionnel (et stimulus pour de
futurs va-et-vient) : certains folios ne sont pas complètement couverts par
l’écriture. Par exemple, le brouillon 106 v° suit le folio 82 dans le même jeu et
appartient donc à la même strate génétique. Le folio 72 corrige le folio 82,
mais un bon cinquième du folio 72 demeure vierge car Flaubert y fait alors
succéder le folio 106 v° (qu’il repagine) sans immédiatement corriger ce der-
nier (il est en fait préoccupé par sa finition, comme on vient de le voir à propos
du rapport qu’il entretient avec le folio 86). Dans le cas contraire en effet,
Flaubert aurait eu largement la place de recopier au bas du folio 72 le premier
paragraphe du folio 106 v° ; il préférera prendre une nouvelle page (f° 169 v°)
et n’y apporter qu’alors les dernières corrections23.
Bien entendu, la macrogénétique souligne une fois de plus combien la li-
néarité de l’écriture flaubertienne n’est qu’un bon vieux mythe. Mais il reste
maintenant à comprendre comment la course du fiacre a pu être réalisée au gré
de ces tâtonnements ; pour ce faire, je m’attarderai sur les folios principaux qui
y sont directement consacrés (figurés par des cases grises dans le tableau).

« Une course insensée, frénétique »


Alors que la phrase qui introduit la scène est immédiatement trouvée, au
passé simple, sur les derniers scénarios ponctuels, la rédaction ne progressera

22. Ajoutons, pour complexifier un peu le tableau mais aussi pour respecter objec-
tivement les fluctuations génétiques, que sauf dans les cas évidents il devient alors fort
difficile de déterminer, pour chacun des folios transférés, le moment où les corrections
y sont notées (c’est-à-dire de savoir précisément à quelle strate elles appartiennent). Le
folio 64 fait sans doute partie de ces cas évidents ; sa marge, qui se substitue en partie
au passage encadré et biffé en haut de la page, dans le corps du texte, et qui corrige
l’arrivée du gamin et le dialogue avec le cocher, est sans aucun doute rédigée après la
correction du jeu suivant, comme le montrent non seulement les différences d’écriture
mais surtout le trait qui la relie directement au folio qui précède dans le même jeu
d’écriture (f° 189 v°), où l’introduction de la scène et la situation de la dernière inter-
vention du Suisse sont maintenant stabilisées.
23. Autre indice d’écriture syncopée sur le folio 80, où Flaubert interrompt la ré-
daction de la scène du fiacre au milieu du récit (halte au Jardin des plantes) ; le
brouillon n’est pas complètement couvert par l’écriture et quelques tâtonnements mar-
ginaux (« repartir d’un bond », etc.) sont déjà notés pour être utilisés lors de la relance
de la rédaction sur le jeu suivant (il en va de même pour le folio 81).
La scène du fiacre 245

que par à-coups, on l’a vu. Pourtant, quand on en examine les balbutiements
sur la seconde partie du dernier scénario ponctuel (f° 79 transcrit page suivan-
te), on constate que les principales étapes se dessinent, quoique leur classe-
ment ne soit pas encore établi : descente du pont, cahots, halte littéraire (« sta-
tue de Corneille ») ayant pour conséquence une première exclamation de Léon
(« allez donc ! imbecille »), parcours de la voiture et durée, avec d’autres ten-
tatives de pause de la part du cocher suivies une nouvelle fois de la réaction de
Léon (soulignons qu’Emma demeure muette et que dans le cas des deux inter-
ventions de Léon le texte n’actualise pas la source de l’énonciation). Même la
métaphore des « papillons blancs » est présente (« une fois où papillons blancs
sorte s’envolant »), image qui pour l’instant se limite à flotter dans l’espace
mais qui a séduit initialement Flaubert, car elle provient du scénario précédent
(où elle était liée de façon plus explicite à la lettre d’Emma : « des papillons
blancs de papier qui en sortent », f° 273 v°)24. Il semble en fait que l’auteur
pose les jalons d’éléments dont il se fait peu à peu une idée plus nette mais
qu’il n’a pas alors matériellement la place d’amplifier (seul le dernier tiers du
folio sur lequel il revient est resté vierge)25. Certains fragments non rédigés en
témoignent, comme s’ils étaient mis en attente de précisions : « D les bour-
geois », « le Cours – elle se rendormit », « D jusqu’au château de Mr Le-
febvre » (séquence curieuse biffée ici mais qui resurgira une fois, et dont le
référent doit avoir une origine biographique), ainsi que des ajouts interli-
néaires, « talus d’herbes – le Galet », surtout quand ils sont suivis de points de
suspension : « où des vieillards… ». Le point de vue en revanche ne pose pas
de problème. Ce qui provient de l’intérieur du fiacre, invisible, indéfini et
apparemment inassignable, est en focalisation externe (« une voix », « imbe-
cille ! avec un trepign. de pied de fureur à l’interieur »), excepté la fin de la
scène dans la marge, avec une unique altération (« enfin s’arrête. Emma des-
cend »), tandis que les réactions des seuls personnages visibles sont focalisées
de façon implicite, qu’il s’agisse du cocher (« regards desesperés aux Caba-
rets », « D il reprenait sa course, desesperé, ne comprenant pas ») ou des

24. Séduction d’autant plus légitime que le motif est récurrent dans Madame Bo-
vary. On le rencontre à la fin de la première partie : « et les corolles de papier, ra-
cornies, se balançant le long de la plaque comme des papillons noirs, enfin s’envolèrent
par la cheminée » (p. 70), puis dans la scène des comices : « et, sur la Place, en bas,
tous les grands bonnets des paysannes se soulevèrent, comme des ailes de papillons
blancs qui s’agitent » (p. 154). La comparaison est dotée d’une situation privilégiée :
elle constitue chaque fois la clausule d’un paragraphe.
25. L’écriture de ce scénario est en fait complètement discontinue ; chaque sé-
quence, chaque ajout sont séparés par des moments de réflexion qui ne laissent pas de
traces sur le papier, excepté la biffure de l’auto-injonction « une seule phrase » (si ma
lecture – conjecturale – est correcte), puisque Flaubert préférera s’étendre bientôt sur le
parcours du fiacre et le multiplier en de nombreuses phrases.
246 GENESES FLAUBERTIENNES

g2235 f° 79
La scène du fiacre 247

bourgeois devenus « ebahis » dans l’interligne (ils se trouvent bien face à un


spectacle). Sans doute l’enjeu essentiel du récit est-il autre : le texte regorge en
effet d’indications spatiales amplifiant le trajet du fiacre (« quai des Curan-
diers », « vieux pavé », etc.) ou de notations temporelles qui, parallèlement
aux interruptions de la course, la font balancer entre singulatif et itératif :
« tantot… tantot. il y eut une fois où », « de temps à autres », « enfin ». C’est
d’ailleurs sur cette double dimension de l’espace et du temps, bien plus que sur
la focalisation, que se concentrera principalement l’invention.
L’étape du premier brouillon, qui tient sur deux folios (80 puis 86 ; le folio
80 est transcrit page suivante en regard de son fac-similé ; le folio 86 est
transcrit p. 252), confirme le phénomène. On peut même dire qu’étrangement
l’organisation du récit est déjà séparée en différents moments et mouvements
distribués en de brefs paragraphes (même si certains seront abandonnés et
d’autres grandement bouleversés). Bien que l’incompréhension du cocher (et,
surtout, le fait qu’elle se multiplie quatre fois sur ces folios)26 marque un non-
dit, un trou dans le mode représentatif en produisant simultanément un effet
comique27, il s’agit surtout pour Flaubert de rythmer les haltes et reprises de la
voiture et de varier chaque fois, autant que faire se peut, la nature de son par-
cours par rapport aux lieux qu’elle traverse, évitant ainsi de donner à son texte
un aspect nécessairement répétitif.
Si l’on examine la continuité narrative sur le premier folio (f° 80), on
constate en effet que les nombreux paragraphes, très courts, sont bâtis selon un
système d’alternances : rapidité de la course (« Elle descendit d’abord toute la
rue »), soudaineté d’un premier arrêt (« et s’arrêta net court ») suivi du
discours de Léon (« Continuez ! cria une voix furieuse qui partait de
l’interieur »), d’un second départ (« La voiture repartit ») avec un second
parcours rapide marqué par la grandeur, répétée (« prenant un gd elan qui
facilitait la descente », « entra au gd galop »), d’un nouvel arrêt (« dans la gare
du chemin de fer »), d’une nouvelle exclamation de Léon (« Non ! allez donc !
tout droit ! toujours tout droit ! ») et enfin d’un nouveau départ (« Le fiacre

26. Tout d’abord avant le départ du fiacre dans le dialogue avec Léon : « – Où faut-
il mener monsieur” demanda le cocher […] – Où vous voudrez […] – Est-ce au Cours !
ou au Bois Guillaume” reprit le cocher qui n’avait pas compris », puis avant l’arrêt au
Jardin des plantes, « ennuyé et n’y comprenant rien », et en haut du second folio, « Le
cocher n’y comprenant rien repartit » puis dans un ajout interlinéaire : « il ne
comprenait pas se demandait quelle rage de locomotion poussait ces individus qui ne
voulaient pas s’arrêter ».
27. Qui ne disparaîtra pas complètement de la version définitive, notamment dans
cette séquence dont les origines sont déjà lisibles sur le second folio du premier brouil-
lon : « Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne
vouloir point s’arrêter ».
248 GENESES FLAUBERTIENNES

g2235 f° 80
La scène du fiacre 249

g2235 f° 80
(Collections Bibliothèque municipale de Rouen.
Photographie : Thierry Ascencio-Parvy)
250 GENESES FLAUBERTIENNES

sortit des grilles »). Autre phénomène d’alternance, le rythme se modifie


ensuite une première fois, car le fiacre s’engage dans un lieu différent, « et sur
le cours », où il « trottina plus doucement ». Ce changement de vitesse permet
d’insuffler à la marche et au récit une petite échappée descriptive (très flau-
bertienne) qui s’oppose à l’aspect succinct, énumératif et pressé des séquences
antérieures, comme l’indique l’apparition de l’imparfait28 : « il y avait les gds
ormes au bord des fossés verts qui murmuraient près des fossés creux ». Alors
que partout sur le folio le fiacre est le sujet des verbes (notamment au début
des paragraphes), désolidarisé de son conducteur subalterne29, ce dernier ré-
apparaît parallèlement (il avait été laissé de côté depuis son dialogue avec
Léon, avant le départ du fiacre) : il « s’essuya le front » et (dans l’interligne)
« mit son chapeau de toile cuir bouilli entre ses jambes ». L’insertion d’un
espace temporalisé légitime donc ici la réitération de la thématique de la cha-
leur qui participait dès l’origine de l’introduction de la scène de la cathédrale
(« beau temps », « été ») et qui, sur le dernier scénario ponctuel, s’associait de
manière implicite au cocher (« regards désespérés aux cabarets »)30. Au reste,
le texte le laisse percevoir grâce à d’autres lieux qui connotent au contraire la
fraîcheur, « au bord de l’eau, sur le gazon », comme dans le paragraphe qui
suit, « elle continua tout le long de la rivière, sur le chemin de hallage » (où
l’on remarque une fois encore l’arrivée de détails descriptifs parmi des
informations purement localisantes : « pavé de petits cailloux secs »), avant de
la dénoter temporairement : « à la fraîche » (séquence interlinéaire immédiate-
ment biffée). Cette longueur de la pause ou de l’accalmie s’étire aussi dans
l’espace : « du côté d’Oyssel, au dela des iles », tandis que l’addition interli-
néaire accentue le point d’orgue en le liant également au temps, non sans répé-
titions : « D plus loin plus loin longtemps, longtemps ». Mais le premier jet de
la suite du texte en interrompt la durée indéfinie, brutalement tout d’abord
avec le second verbe (« Puis elle revint […] s’engouffra dans Sotteville »). Or
Flaubert préférera raturer cette séquence et réserver ainsi la soudaineté au

28. Effet de ralentissement qui résulte sans doute d’une autre motivation : à ce mo-
ment, le cocher croit que Léon veut aller « au Cours » (voir le début du folio), aussi est-
il logique que le rythme de la course se modifie soudain ; la biffure de cette partie du
dialogue, sur le brouillon suivant, donnera à la séquence ralentie un aspect bien plus
arbitraire.
29. Le fiacre est même doté d’actions quasi humaines ou animales : « prenant son
vol » (corrigé en « un grand élan » et, plus bas, « repartit d’un bond ») ; les chevaux,
qui balbutient un instant dans l’interligne (« poussa ses chevaux »), sont éliminés pour
n’être réinsérés que sur le second folio de cette étape rédactionnelle.
30. En fait, c’est seulement un coup d’œil rétrospectif qui permet de le dire puis-
qu’on n’en avait pas auparavant de trace écrite (on sait bien qu’un auteur ne couche pas
toutes ses idées sur le papier, surtout au stade télégraphique de l’écriture scénarique) ;
le cocher pourrait très bien, par exemple, loucher du côté des cabarets par alcoolisme.
La scène du fiacre 251

paragraphe suivant, constitué d’une brève phrase (« Mais ennuyé et n’y


comprenant rien il les ramena et s’arrêta au jardin des Plantes ») que conclut le
troisième discours de Léon. Le parcours de la voiture continue donc dans la
même tonalité et sa lenteur réapparaît31 : « se perdit dans les sables de Sotte-
ville où elle alla lentement tout au pas – à découvert sous le soleil ». Comme
pour le paragraphe qui précède, le nouveau détail descriptif, atmosphérique
(« soleil »), génère des images de tranquillité accompagnées une fois encore de
l’imparfait duratif (dans la marge) : « elle allait au pas tout doucement, faisant
craquer ses soupentes en pleine » (on ne sait quoi pour l’instant, la phrase reste
inachevée). Au contraire, avec le second ajout marginal le rythme s’accélère et
l’espace se dédouble en une simple séquence, « repartit d’un bond, traversa
Sotteville D St Sever », dont la situation n’est pas pour l’instant stabilisée ; elle
sera en fait utilisée et modifiée plus tard pour introduire le nouveau départ du
fiacre puis sa halte au Jardin des plantes (voir le folio 81 transcrit page 262).
Le second folio de ce premier brouillon (f° 86, transcrit page suivante)
contient aussi des paragraphes généralement brefs et pressés, quoique le récit y
acquière un aspect différent. Les deux premiers sont surtout constitués d’une
liste de toponymes dont un ajout interlinéaire oriente la nature : « une course
insensée, frenetique », sans sujet (le pronom « ils » sur le premier jet est tout
de suite biffé) et au reste sans verbe. Il s’agit de multiplier les apparitions du
fiacre dans la ville et ses environs, comme s’il totalisait seul et de façon im-
possible l’espace élargi, d’ailleurs modifié par les interlignes avec chaque fois,
en fin de paragraphe, l’indication d’un point-limite : « jusqu’à côte de De-
ville », « jusqu’au château de Mr Lefebvre » (ce dernier, qui resurgit dans
l’interligne, est dès lors définitivement raturé). Au milieu de deux phrases
essentiellement énumératives, où les répétitions ajoutent à la frénésie en lui
donnant un aspect somme toute comique et exagéré (« le boulevard beau-
voisine, le boulevard Cauchoise, la rampe Cauchoise, la place Cauchoise,
boulevard du Mont Riboudet » ; on retrouvera bientôt cet effet, déplacé), la
séquence concernant les vieillards tranche brutalement, qui s’étire dans ce récit
squelettique et produit un nouvel effet de ralentissement descriptif auquel se
lie immédiatement un présent éternisant (c’est même le seul verbe de tout le
paragraphe) : « où des vieillards en veste noire D tout tremblants sur leurs
bequilles se chauffent au soleil le long des murs dans les d’un vieux remparts
d’une terrasse haute toute couverte d’orties » (le détail des vieillards balbu-
tiait dès le dernier scénario ponctuel, rappelons-le). La technique d’accalmie

31. La juxtaposition des différents mouvements de la voiture, si l’on excepte les


verbes prendre, aller et s’arrêter (répétés plusieurs fois) révèle d’ailleurs clairement le
principe de progression qui en régit la course : galop => trottina => au pas.
252 GENESES FLAUBERTIENNES

g2235 f° 86
La scène du fiacre 253

du premier folio réapparaît ici, associée encore à un détail identique (« se


chauffent au soleil »), quoique la tranquillité se double alors de sèmes qui mar-
quent surtout la vieillesse ou l’abandon et ne concerne pas le fiacre mais plutôt
une atmosphère qui le dépasse : le texte semble soudain prendre une tangente
échappant à un moment devenu dérisoire.
Dans le deuxième paragraphe, qui contient trois verbes au passé simple
(« revint », « repassa », « traversa ») et où les lieux réitèrent, avec leur succes-
sion désordonnée, le caractère anarchique du début du folio, une durée indé-
finie après les points de suspension conclut la phrase en laissant littéralement
la course ouverte : « cela n’en finissait pas ». Ce nouvel imparfait permet sans
doute d’opérer une transition avec la suite du texte, car le rythme est modifié
pour les trois paragraphes suivants, non plus grâce à une variation de la
vitesse, mais cette fois de la fréquence. En effet, le récit passe alors à l’itératif,
« De temps à autres », avec la réapparition parallèle du cocher, de la thémati-
que de la chaleur (« et qui suait à grosses gouttes ») et de la voix de Léon,
toujours anonyme bien sûr (« une voix D il repartait »), avec enfin l’action
ternaire de la voiture : « la voiture sautait dans les ruisseaux, s’accrochait aux
bornes – eclabouissant les passants ». Autre effet de transition, la mention des
passants autorise celle des bourgeois (également en attente depuis le dernier
scénario ponctuel), multipliés aussi dans l’espace : « et dans les rues devant
les boutiques – et sur le port – au milieu des camions D des barriques », ébahis
devant un fiacre dont ils ne comprennent pas plus le sens que le cocher (le
pronom « on » et le verbe voir, qui germent ici, sous-entendent leur per-
ception), « que l’on voyait passer D repasser, stores baissés, chose etrange ».
Immédiatement ou presque, sans mal en tout cas, la double comparaison est
trouvée : « plus fermée qu’une tombe close qu’un tombeau, balotté comme un
vaiss navire ». L’itération interne suffit maintenant à indiquer la frénésie du
fiacre en synthétisant son parcours : au contraire de ce qui se produisait au
début du folio (ainsi que sur le premier folio de ce brouillon), la course devient
secondaire et demeure tout à fait délocalisée (excepté le « port », aucun lieu
n’est nommé, « ruisseaux », « bornes », « rues », « boutiques ») car la voiture
continue indéfiniment et circulairement (« passer D repasser ») jusqu’à paraî-
tre, nouvelle exagération cette fois synecdochique, « emplir la ville »32.

32. Le fait que la ville soit emplie ira de soi et n’aura plus besoin d’être littéral. Il
est intéressant de noter que par métonymie les boutiques sont devenues des boutiquiers
sur le brouillon suivant, où ils sont supprimés, vraisemblablement parce que Flaubert
éprouve alors des difficultés avec la répétition du verbe passer dont les bourgeois sont
le sujet : « les bourgeois qui passaient, et les boutiquiers qui regardaient ouvraient de
gds yeux ebahis en re apercevant en reconnaissant pr la vingtième fois de la journée
devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores fermés tendus et
qui passait D repassait sans discontinuer continuellement » (f° 106 v°).
254 GENESES FLAUBERTIENNES

Sans transition spatio-temporelle, la suite de la scène interrompt cette con-


densation avec un brusque retour au singulatif et une soudaine échappée à
l’extérieur de Rouen.
De même que la comparaison des papillons blancs a probablement généré
l’espace de la « pleine campagne » (rappelons que la comparaison balbutiait
sur le dernier scénario ponctuel, où elle était déjà associée à un moment
unique : « une fois où papillons blancs s’envolent »), le soleil, qui fait donc sa
troisième apparition dans le texte, se situe sans doute à l’origine de l’indication
temporelle venant préciser dans l’interligne le vague « une fois » initial : « au
milieu du jour ». Comme auparavant soleil et voiture sont liés, mais c’est dès
le premier jet l’action du soleil (alors sujet) qui importe : « au moment où le
soleil brillait le plus sur les vieilles lanternes argentées », si bien que l’effet
lumineux concentre l’attention du texte sur l’une des parties du fiacre évacué,
laissé dans le non-dit. À cet égard, on doit souligner une fois encore combien
la création flaubertienne procède çà et là par images visuelles. Dans son en-
semble, le récit de la promenade est plus lisible que visible, toutefois dès qu’il
se déplace vers des moments privilégiés il se gonfle simultanément de détails
descriptifs : les « vieilles lanternes argentées » par exemple sont insérées de
manière impromptue et inattendue, comme si Flaubert en avait une image
claire en tête, non actualisée jusque-là. Parallèlement, les « rideaux rouges »
semblent stimuler l’expansion du « champ de trèfles rouges, tout en fleurs »
(les rideaux sont évidemment modifiés en conséquence : « de calicot jau-
ne »)33, car c’est la première fois que l’espace se charge de couleurs (blanc sur
rouge, argent et jaune)34. La sémiosis des notations prime d’ailleurs sur leur
valeur mimétique : d’une part, la main indéfinie, seul élément de l’intérieur du
fiacre que le texte permette discrètement de découvrir (« une main passa en
dehors »), est qualifiée dans l’interligne de « nue », la nudité devenant le
métonyme scandaleux du corps absent 35 ; d’autre part, quoiqu’à un niveau

33. Visualisation ne signifie cependant pas permanence de l’image : sur l’un des
derniers scénarios ponctuels, Flaubert écrit : « les stores jaunes rouges s’abaissèrent »
(f° 55 v°), mais l’adjectif n’est pas repris sur le folio suivant. L’essentiel ici est bien
d’avoir une couleur, même si elle est fluctuante et si le retour à l’option initiale est le
résultat d’une transformation stylistique (dédoublement de l’adjectif puis refus habituel
de la répétition).
34. Seules exceptions sur le premier folio, les ormes sont « verts » et la voiture est
désignée comme une « boite jaune » dans l’interligne ; l’expression est d’abord raturée
sans être intégrée dans le corps du texte mais réapparaît bien sur le brouillon suivant
(f° 65).
35. Il est intéressant de constater que dans les brouillons de la scène de la cathé-
drale (mais non dans la version publiée) Flaubert imaginait d’abord Emma gantée,
information qu’il supprime après plusieurs hésitations : « Mme Bovary Emma dejà
trempait son doigt [ ganté ] dans l’eau benite » (f° 91 v°).
La scène du fiacre 255

différent, la vitesse voire la brutalité connotées par le verbe « s’abattirent »


(maintenu dans la version publiée), qui conclut la dispersion des déchirures de
la lettre, s’accordent apparemment mal à la finesse du comparé (« petits mor-
ceaux de papier » puis « dechirures ») et à la gracilité du comparant. Le phéno-
mène peut parfois aller jusqu’à l’incohérence (d’un point de vue réaliste, s’en-
tend) : alors qu’Emma a perdu de manière à la fois implicite et résolue la lutte
que bon gré mal gré ses velléités de vertu livraient auparavant à ses désirs
(focalisation externe oblige, la narration se creuse et la comparaison s’y sub-
stitue mais le verbe jeter sous-entend bien une finalité : la lettre de rupture n’a
plus lieu d’être), ce moment stratégique où le soleil a gagné toute sa force ne
devrait pas se situer « au milieu du jour », puisque le rendez-vous à la cathé-
drale est alors prévu « à midi » et qu’Emma arrive fort en retard (voir gg9
f° 24)36. Selon toute vraisemblance, la précision temporelle résulte de l’infor-
mation programmatique du dernier scénario ponctuel : « elle alla toute la jour-
née », dominant le traitement du temps dont la fonction consiste à accentuer la
durée insensée de la scène et à la figer sur un point culminant.
C’est une symétrie du singulatif qui ouvre le paragraphe suivant sur le
premier jet (« une autre fois » suit logiquement « une fois »), où la scène a
encore subi une ellipse, car la voiture s’arrête « vers 5 h. du soir », corrigé en
« enfin » et ensuite « puis bien tard, le soir vers cinq ». Doit-on cependant voir
dans la modalisation temporelle (« enfin » ou « bien tard ») une trace du
jugement implicite du narrateur ? Probablement pas. Il s’agit plutôt d’insister
encore sur la longueur de moments qui touchent bientôt à leur conclusion : le
moins que l’on puisse dire, c’est qu’Emma et Léon auront pris tout leur temps
pour leur première baisade. Au reste, la restriction du savoir du narrateur
(relative et stratégique) se poursuit. En effet pour la première fois Emma est
visible dans le texte ; or si l’on compare ce folio avec le dernier scénario
ponctuel, où Flaubert écrivait « Emma descend », on constate que la variation
diachronique de la focalisation est immédiate. Elle passe en effet de zéro à
externe, spontanément, dès le premier jet : « une femme en descendit », et
l’image du voile, préservant l’anonymat, germe simultanément : « le voile
baissé » 37 . Il semble de plus que cette altération entraîne parallèlement la

36. Même si la version définitive corrige l’heure du rendez-vous (« onze heures »)


et de l’arrêt final (« six heures »), l’effet n’a pas tout à fait disparu, puisque la pause à
la campagne se situe toujours « au milieu du jour » alors que le texte insiste encore sur
le retard d’Emma et sur la durée de la première partie de la scène.
37. Je rappelle que le voile d’Emma est visible juste avant la baisade avec Rodol-
phe dans les scénarios : « voile noir oblique sur sa figure, comme des ondes » (gg9
f° 24 ; voir aussi folios 27 et 20), et dans la version définitive : « et, à travers son voile,
qui de son chapeau d’homme descendait obliquement sur ses hanches, on distinguait
son visage sous une transparence bleuâtre, comme si elle eût nagé sous des flots
d’azur » (p. 164) ; bien entendu, on ne distingue plus rien à la fin de la scène du fiacre.
256 GENESES FLAUBERTIENNES

transformation toponymique qui redouble l’aspect imprécis du texte. Tandis


que pour son dernier arrêt la voiture se retrouve soudain à Rouen, « rue de
l’Avalasse », la localisation est modifiée dans l’interligne en « une ruelle du
quartier Beauvoisine » : le narrateur feint toujours d’ignorer les détails en
jouant pourtant avec la frontière qui sépare déterminé (« rue de l’Avalasse »,
« Quartier Beauvoisine ») et indéterminé (« une ruelle »).
Quant à la biffure de l’adverbe « précipitamment » (« D qui marchait preci-
pitamment le voile baissé ») sa motivation demeure incertaine. On peut y
trouver un souci de maintenir la neutralité du texte qui reste ainsi davantage à
l’extérieur du personnage : même si Emma est cachée (ou se cache ?) et si
l’expression « sans detourner la tête » connote une certaine détermination,
l’adverbe indiquait peut-être une vague culpabilité (mais laquelle ? celle
d’avoir encore failli, ou d’être en retard ?)38. Or il est parfaitement possible
que sa disparition résulte d’un autre système de variation, stylistique cette fois,
car le verbe « marcha » (qui participait de la rapidité du rythme des actions
ponctuelles au passé simple : « la voiture s’arrêta […] une femme en descendit
et marcha précipitamment ») est surchargé en « marchait » : suivant un phéno-
mène de juxtaposition et de rupture des temps verbaux que l’on voit souvent à
l’œuvre chez Flaubert39, la fin de la vision s’établit maintenant dans une ma-
nière de permanence, sur un point d’orgue qui n’a plus rien de précipité et se
prolonge dans une durée indéfinie.
Excepté pour le dernier paragraphe, concentré sur Léon mais immédiate-
ment évacué car Flaubert trouvera sans doute plus fort de conclure la scène40
avec la vision fugace d’Emma (il ne le recopie même pas sur les brouillons
suivants pour le retravailler), le récit est déjà prêt dans ses grandes lignes et
souvent dans ses détails. Cette rapidité, somme toute étonnante pour qui a
l’habitude de pratiquer les brouillons de Flaubert, explique le nombre de stra-
tes réduit de notre parcours génétique. De plus, quoique la progression de la
rédaction soit ensuite discontinue, l’examen des brouillons laisse entrevoir que
l’interruption de la linéarité de l’écriture n’est pas due à une conception glo-
balement problématique mais plutôt à une méthode qui segmente le récit pour
en découper, par commodité, des moments distincts à corriger ; nous allons
rapidement revenir sur les phénomènes principaux.

38. Le départ de la diligence qu’Emma a manqué germait dans la marge du dernier


scénario ponctuel (f° 79) : « Quand elle arrive à la Cr.R. la dilig est partie. – un
cabriolet de louage la lui fait rejoindre ».
39. Et dont cet exemple, extrait de Bouvard et Pécuchet, est peut-être plus repré-
sentatif encore dans son imprévisibilité : « Tous les bœufs avancèrent leurs mufles
entre les barreaux et buvaient lentement » (p. 74).
40. Et surtout le chapitre : rappelons cependant que dans la genèse de Madame
Bovary le découpage du récit en chapitres n’intervient qu’au stade final de la copie du
copiste ; voir ici ms g222 f° 352.
La scène du fiacre 257

Le début de la scène, en tout cas, ne pose aucune difficulté particulière, qui


ne tient plus que sur deux folios successifs, très lisibles et aux corrections
d’ailleurs minimales41. On retrouve le souci flaubertien de varier les tournures
en évitant répétitions et assonances d’un paragraphe à l’autre, variations
d’autant plus évidentes quand leur origine est soulignée, ce qui est
fréquemment le cas ici (comme dans tous les brouillons de la scène). Ainsi,
« sur le cours » (f° 65) concurrence « sur la terre » qui balbutie dans
l’interligne pour être biffé avec « sur le gazon » en fin de paragraphe ; la
voiture ne saurait continuer « longtemps » puisque l’adverbe se répète deux
fois, qui plus est dans la même phrase, tandis que le nouveau verbe, « Elle
alla », implique plus bas la correction de sa répétition, « elle allait » devenant
« elle marchait » puis elle « roulait » ; « au milieu » des arbres remplace
« entre » car la préposition est maintenue pour décrire le geste du cocher, qui
met son chapeau « entre ses jambes ». Quant aux « ormes verts », leur couleur
est vraisemblablement soulignée et supprimée sur le folio 64 parce qu’elle
rime avec « chemin de fer » ; sur le même folio, le gazon auparavant raturé
réapparaît, « près du gazon », quand les fossés (« près des fossés ») dispa-
raissent. La répétition, qui est souvent un stimulus rédactionnel (on recopie,
inconsciemment sans doute, un mot ou un syntagme qui font défaut ici et que
l’on vient de lire là) entraîne donc ensuite un choix rédactionnel oscillant entre
transformation et suppression pure et simple (apercevant a posteriori la
récurrence, on cherche à éliminer l’intrus). Mais en génétique principe
d’écriture ne signifie certes pas règle rigide. D’un côté certaines corrections
sont indécidables (à la notation auditive représentant les ormes – ils « mur-
muraient » – se substitue une image visuelle, car maintenant ils se balancent ;
le fiacre ne trottine plus mais il trotte), d’un autre côté des modifications logi-
quement attendues n’interviennent pas : les ormes sont « grands », comme
l’est le galop du fiacre lorsqu’il entre dans la gare (même dans la version
publiée) ; la voiture passe « en dehors des contre-allées » et « au bord de
l’eau » (les deux locutions spatiales riment et se suivent), roule « tout paisible-
ment » puis repart « tout à coup » (la répétition de « tout » n’est pas détectée).
Un autre aspect du processus rédactionnel est à mettre en rapport avec la
tabularité de l’écriture, qui problématise les traditionnelles dimensions syn-
chroniques et diachroniques des brouillons, surtout chez un auteur qui passe
aisément d’un jeu de folios à l’autre, notamment quand il est en manque
d’inspiration. Ainsi, sur le folio 65, l’expansion du ralentissement de la voiture
(qui avait été laissé en suspens, on l’a vu) provient évidemment, à rebours, de

41. Voir les transcriptions des folios 65 et 64 en regard sur les deux pages sui-
vantes.
258 GENESES FLAUBERTIENNES

g2235 f° 65
La scène du fiacre 259

g2235 f° 64
260 GENESES FLAUBERTIENNES

la fin de la scène préparée sur le premier brouillon, la voiture faisant ici cra-
quer ses soupentes « en pleine campagne, à decouvert sous le soleil » (on
retrouve le même syntagme localisant) ; l’addition interlinéaire préfère une
fois encore mentionner la chaleur (« à la chaleur ») qui légitime le craquement
en introduisant parallèlement un détail descriptif (« mal cirés »), ce qui
accentue l’aspect rustique ou vieillot du fiacre, déjà actualisé (le soleil frappait
sur les « vieilles lanternes argentées »)42. L’élaboration progressive de la fin du
paragraphe est toutefois étonnante, quoiqu’elle s’accorde à la thématique
récurrente de la chaleur et à la force finale du soleil, « et le dessus etait tiède
comme le marbre d’un poële » puis « sa couverture de fer blanc, brulait com-
me le marbre d’un poële ». L’insertion de la couleur a beau tenter de réduire la
distance qui sépare comparant et comparé, on se réjouira de la suppression de
cette comparaison sur la copie autographe (ms g221 f° 383)43. Mais si l’on
jette un coup d’œil à la version publiée, on remarque qu’en fait tout le
paragraphe a disparu. Une approche téléologique, par définition finaliste, y
verrait sans doute un bon moyen d’éliminer l’action quasi répétitive du soleil
sur le fiacre ou la ressemblance des deux images en milieu et en fin de scène et
par ailleurs, ce faisant, d’opérer de manière plus efficace l’effet de rupture pro-
venant de la juxtaposition du départ soudain de la voiture (« Mais tout à coup
elle s’élança d’un bond ») et de l’aspect duratif d’un parcours plus calme
(« longtemps, longtemps, du côté d’Oyssel, au-delà des îles »). Pas du tout !
Pour une telle conception de la génétique, ce qui vient ensuite paraît souvent
meilleur et avec un tant soit peu d’ingéniosité on peut (hélas) toujours trouver
aux corrections une explication après coup et la plaquer sur le brouillon. Or
rien ne saurait être plus dangereux, car dans la réalité mouvante des processus
scripturaux le produit est souvent imprévu, et il convient alors d’en respecter
l’arbitraire. D’autant quand il n’est pas le fait de l’auteur : c’est ici le copiste
qui a omis le paragraphe, bévue que Flaubert n’a même pas remarquée (ms
g222 f° 351). Répétons donc qu’il faut se garder d’interpréter le devenir du

42. Le fait que les deux passages soient en rapport de façon sous-jacente est égale-
ment visible dans la similitude des corrections (qui ne sont pas simultanées dans les
jeux rédactionnels, soulignons-le ; les images se déplacent donc indifféremment d’un
contexte à l’autre) : dans la première partie de la scène (f° 64), « couverture de fer
blanc verni » et, à la fin : « les vieilles lanternes vernissées argentées » (f° 106 v°).
43. Flaubert ressent viscéralement un besoin d’écrire par images (comparaisons et
métaphores), même s’il a conscience qu’il devra sans doute les supprimer plus tard ;
voir telle lettre à Louise Colet : « Je viens de sortir d’une comparaison soutenue qui a
d’étendue près de deux pages. C’est un morceau, comme on dit, ou du moins je crois.
Mais peut-être est-ce trop pompeux pour la couleur générale du livre et me faudra-t-il
plus tard la retrancher. Mais, physiquement parlant, pour ma santé, j’avais besoin de me
retremper dans de bonnes phrases pohétiques » (11 juin 1853, Correspondance, op. cit.,
tome II, p. 350).
La scène du fiacre 261

texte et tâcher plutôt de rester fidèle aux systèmes de variation de ses avant-
textes.
Il en est surtout un qui sera crucial pour la genèse. Nous l’avons seulement
aperçu jusqu’à présent : il s’agit de la mobilité d’un espace étrangement mis en
place par la rédaction même, au contraire de la temporalité qui a acquis
quelque stabilité et dont les fluctuations sont plus ponctuelles (certes, pré-
positions et adverbes se répètent et devront être modifiés, tels « puis » et
« alors » – voir par exemple le folio 72 transcrit plus loin, page 269 – mais les
grandes étapes, le rythme et la fréquence du parcours ne varieront plus ; en
général, les folios sont d’ailleurs relativement peu corrigés).
En effet, au bas du premier brouillon (f° 80, déjà transcrit p. 248), l’espace
qui localisait le premier ralentissement du fiacre est modifié : Flaubert rature la
« caserne Bonne Nouvelle » puis « Sotteville » (juxtaposés dans la phrase mais
éloignés dans l’espace référentiel) qu’il remplace par « Quatremarres », à son
tour biffé sur le second brouillon (f° 65) à cause d’une répétition et même de
plusieurs, car l’on rencontre simultanément « du coté de Quatremares », « du
coté d’Oyssel » et plus haut : « du coté des bains » (ces derniers sont suppri-
més sur le troisième brouillon, f° 64). Sotteville réapparaît d’abord dans le
semblant d’itinéraire marginal qui esquisse, une fois encore de façon fantai-
siste, le départ du fiacre avant son arrêt au jardin des plantes : « repartit d’un
bond, traversa Sotteville D St Sever » (f° 80)44. Connaissant bien les endroits
qu’il mentionne, Flaubert aurait pu obtenir immédiatement un trajet possible,
voire réaliste ; il était probablement séduit à l’origine par certains noms de
lieux (sachant, de toute façon, qu’il les redistribuerait ensuite), voire par leurs
connotations (Sotteville convient bien à une scène où « les raisons les plus
sottes décident », f° 79) plutôt que par leur fonction référentielle45, d’autant
que l’espace se doit ici de rester minimal : aucune tentation descriptive ne
balbutie. Quoi qu’il en soit, la rédaction du folio 81 (soulignons qu’il a été
écrit en plusieurs moments à partir du folio 86 ; voir sa transcription page
suivante en regard de son fac-similé) rétablit un itinéraire vraisemblable.

44. On peut en dire de même à propos de la « Maladrerie » qui balbutie dans l’in-
terligne (et qui réapparaîtra plus tard, déplacée) : le cocher ne saurait « par la Mala-
drerie » les ramener au Jardin des plantes, car la Maladrerie est située près de la gare. Il
n’est d’ailleurs pas interdit de se tromper (le contraire serait plutôt étonnant), on l’a
déjà suggéré : ainsi Flaubert écrit sur le folio 81 que le fiacre fait sa « seconde halte »
au Jardin des plantes, alors qu’il s’agit de la troisième (l’erreur est corrigée, après
vérification sans doute, sur le folio 82).
45. Voir à cet égard mes remarques sur les transformations de l’itinéraire de la
visite du château de Fontainebleau dans L’Éducation sentimentale, où les processus
sont fort similaires : toponymie et topologie ne vont pas toujours de pair (La Pro-
duction du descriptif, op. cit., p. 205-208).
262 GENESES FLAUBERTIENNES

g2235 f° 81
La scène du fiacre 263

g2235 f° 81
(Collections Bibliothèque municipale de Rouen.
Photographie : Thierry Ascencio-Parvy)
264 GENESES FLAUBERTIENNES

« Quatremarres » est réinséré juste avant Sotteville (logiquement, puisque


Quatre-Mares est un lieu-dit de Sotteville-les-Rouen) au début de l’énumé-
ration de nouveaux toponymes actualisés sur le premier jet 46 , et les rues
(Trianon, d’Elbeuf) conduisent bien au Jardin des plantes, où le fiacre fait une
autre halte. Saint-Sever et Bonne Nouvelle (sans sa caserne) sont tous deux
différés au paragraphe suivant, c’est-à-dire après l’intervention de Léon,
quand le fiacre quitte le Jardin des plantes : la course est donc maintenant
inversée, et si on en situe cette partie dans la topographie rouennaise, on la voit
emplir la ville et ses faubourgs, aller successivement de l’extrême sud (l’ennui
du cocher est compréhensible : la commune d’Oissel se trouve à une dizaine
de kilomètres de Rouen !) au sud-ouest (Jardin des plantes), puis en direction
du nord (Saint-Sever, quais, pont), de l’est (hôpital) et, après un ralentissement
près de l’hôpital47, de l’est jusqu’à l’ouest (Mont-Riboudet et côte de Deville)
en passant un peu par le nord (Beauvoisine). Même s’il se troue par endroits,
l’espace s’agrandit, se parcourt d’une façon certes réaliste mais exagérée. Le
paragraphe suivant va accentuer le phénomène tout en marquant enfin le nœud
de l’invention, car les trouvailles y sont décisives ; c’est au reste le plus cor-
rigé du folio.
Rappelons que sur le premier brouillon, dont il réécrit alors la seconde
partie, Flaubert prévoyait juste avant le passage à l’itératif une dilatation du
temps (« cela n’en finissait pas ») et de l’espace (les points de suspension
indiquaient un vide temporaire, à remplir plus tard). Or, sans doute parce que
l’espace rouennais vient à peine d’être quadrillé dans sa quasi-totalité,

46. Réinsertion qui implique là aussi, à cause des assonances, la biffure des « Ma-
rettes » ; un passage par les Marettes nécessiterait un détour à l’ouest (les Marettes se
trouvant alors à la limite du Petit-Quevilly et du Grand-Quevilly), qui ne serait
cependant pas irréalisable. Notons que la nouvelle vision comique du cocher, « son
cocher sans doute se réveillant », disparaîtra sans raison apparente (sinon pour donner
plus d’autonomie à la voiture elle-même) sur le folio 64 avec la modalisation faisant
intervenir le narrateur.
47. La séquence concernant les vieillards dans les jardins de l’hôpital a posé de
nombreux problèmes à Flaubert. À l’origine, ils sont situés « le long des murs dans les
d’un vieux remparts » puis « le long d’une terrasse haute toute couverte d’orties »
(f°86). La terrasse réapparaît sur les brouillons suivants, tout d’abord « le long d’une
terrasse lezardée au-dessus des vieux remparts murs de la ville » (f° 81) et ensuite, « le
long d’une terrasse lesardée batie sur les vieux murs de la ville », séquence raturée et
corrigée en « toute verdie par les années » (f° 82) puis « par des lierres » (f° 72). La
source des corrections n’est pas claire. Est-elle de nature réaliste (les remparts ayant été
détruits au dix-huitième siècle, Flaubert voulait sans doute écrire sur l’emplacement des
anciens remparts) ou stylistique (d’une part l’adjectif « vieux » fait double emploi avec
les vieillards, d’autre part la répétition de « ville » – soulignée – est fort encombrante
dans ces avant-textes) ? On ne saurait trancher. Quoi qu’il en soit, d’un folio à l’autre,
l’isotopie de la vieillesse ou de l’abandon est maintenue, même si l’image est modifiée.
La scène du fiacre 265

l’exagération de la course suit maintenant des modalités différentes : un souci


de variation en oriente et transforme l’allure insensée ou frénétique. Le pre-
mier jet commence en effet par une séquence introductive, « puis ne sachant
que faire, au hasard, sans parti pris », qui légitime l’aspect contingent d’une
liste où sont juxtaposés, sans transition, sans principe fédérateur évident, des
toponymes relatifs à la fois au centre ville (« Basse vieille tour », « vieux
marché », etc.) et à de nouveaux faubourgs (par exemple « Mont Gargan » et
« Darnétal », à l’est), suivis du « cimetière monumental », biographème qui
conclut soudain le paragraphe comme s’il constituait la limite des actions dont,
à ce moment, le moteur est toujours le cocher (« il alla à retraversa ») .
Pour rédiger cette longue phrase énumérative, Flaubert s’y prend à plu-
sieurs reprises avec des ajouts interlinéaires. Il insère une première fois le
verbe de perception et le pronom qu’il avait utilisés pour la représentation des
vieillards48 : « on la vit alternativement », et qu’il dédoublera quelques lignes
plus haut ; il désigne ensuite, à rebours, la diversité des lieux déjà mentionnés
sur le premier jet, en deux temps : d’abord la ville et sa périphérie, « vaga-
bonda par toute la ville D les faubourgs » (notons que le verbe n’a pas de
sujet) 49 puis la nature du trajet rouennais : « place – rues – monuments »,
séquence corrigée en « on la vit alternativement sur toutes places dans toutes
rues D devant tous les edifices ». L’anarchie de l’espace est non seulement
littérale mais renforcée (la répétition systématique des adjectifs « tous » ou
« toutes » en témoigne), car maintenant le parcours du fiacre se disloque et se
recompose au gré d’une logique linguistique. On le voit d’autant mieux dans la
marge, où se multiplient les toponymes en trois groupes qui formeront en fait
bientôt une seule phrase. Un premier paragraphe actualise des noms de places,
« St Ouen sur le vieux marché sur la R. mare Gaillarbois » (l’un d’eux, Mar-
tainville, provient d’ailleurs du paragraphe précédent, où il a été éliminé à
cause de la répétition de ville, ce qui montre bien que le réalisme est devenu

48. C’est seulement sur la copie autographe que Flaubert remarque (et souligne) la
répétition, qu’il corrige en modifiant, de plus, l’attitude des vieillards : « où des
vieillards en veste noire se promenent au soleil » se substitue en effet à « où l’on voit
des vieillards en veste noire et roupillant sous leurs bonnets » (ms g221 f° 383) ; la syn-
taxe de la séquence retrouve ainsi sa structure antérieure (« où des vieillards en veste
noire […] se chauffent au soleil », f° 86). Notons que sur le folio 81, la rédaction
maintient le rythme de la phrase : « où l’on voit des vieillards en veste noire et tout
tremblants sur leurs bequilles qui se chauffent au soleil » devenant « où l’on voit des
vieillards en veste noire et roupillant sous leurs bonnets qui se promenent au soleil ».
49. Mais, la voiture poursuivant son parcours quasi autonome (on a vu que presque
partout, dès le premier brouillon, Flaubert la maintient en position de sujet des verbes
d’action), sur le premier jet du brouillon suivant elle redevient immédiatement le sujet :
« Puis elle revint, et alors, au hasard, sans parti pris ni direction au hasard, elle vaga-
bonda » (f° 82, transcrit page 267).
266 GENESES FLAUBERTIENNES

accessoire) ; un second contient des noms de rues, « rue Ganterie, rue de la


Savonnerie » (la rime, ici acceptée, implique vraisemblablement la biffure,
dans l’interligne du corps du texte, des rues du Renard et des Maroquins et le
maintien de la Dinanderie), et le dernier paragraphe cite, comme l’on pouvait
s’y attendre, des noms d’édifices (tels Saint-Godard, Saint-Maclou, Saint-Ni-
caise). On retrouve les principes habituels, chers à Flaubert, qui consistent à
refuser les répétitions tout en variant les effets (ainsi, l’ajout de « la douane »
et des « Jeunes détenus » contrebalance l’abus des « Saints » ; on peut noter
également les étranges « Trois Pipes » et « Nid de chien ») tandis que parfois
la répétition est au contraire bienvenue, amplifiée même, en particulier quand
elle s’accorde à un rigoureux parallélisme sémantico-syntaxique, voire rythmi-
que et sonore : c’est le cas ici.
Pourtant, dans les brouillons de Flaubert, le stimulus des processus de-
meure rarement littéral. Plus encore, pendant la phase rédactionnelle, d’autres
considérations entrent en jeu, qui modifient parallèlement en cours de route
certaines des options déjà choisies, d’une façon cependant aléatoire et souvent
indécidable après coup (c’est-à-dire pour nous). Ici il s’agit surtout des répéti-
tions, que Flaubert semble apparemment ne plus tolérer quand il relit ses cor-
rections sur le brouillon suivant (f° 82). Le terme « ville », par exemple, y est
présent dans la séquence « par toute la ville D les faubourgs » (qui est raturée)
ainsi que dans certains toponymes (Martainville disparaît ; Sotteville et Deville
sont maintenus, sans doute parce qu’ils sont assez éloignés dans le texte). De
même, Flaubert supprime les répétitions de « on la vit » et du terme « pla-
ce »50. En revanche, il est difficile par exemple de déceler la motivation de la
rature de « rue Ganterie » (ou même, sur le folio 72, de « rue de la Savonne-
rie »)51 et des « Jeunes détenus », ou de la réinsertion de « Maladrerie » et « St
Maclou » après leur biffure mais non de « St Godard » (remplacé par « St
Vivien » qui surcharge « St Vincent »). Il est aussi remarquable que ces nou-
velles corrections brisent le rythme et la stricte symétrie qui avaient été établis.
En effet, quatre noms de lieux correspondaient à chacune des sections de la
phrase, qui était décomposable de la sorte :

50. Plusieurs boulevards sont aussi éliminés dans le paragraphe précédent : « Elle
remonta tout le boulevard St Hilaire D descendit le boulevard Bouvreuil, parcourut le
boulevard Beauvoisine, le boulevard Cauchoise, le boulevard de la Madeleine D tout le
Montriboudet ». Le boulevard Beauvoisine réapparaîtra sur le dernier brouillon, où il se
substituera à « St Hilaire », mais il ne sera même pas recopié sur la copie autographe
(ms g221 f° 383), sans doute parce que bientôt, à la fin de la scène, Emma quitte le
fiacre dans « une ruelle du quartier Beauvoisine ».
51. Voir les transcriptions des folios 82 (suivi de son fac-similé) et 72, ci-contre et
pages suivantes.
La scène du fiacre 267

g2235 f° 82
268 GENESES FLAUBERTIENNES

g2235 f° 82
(Collections Bibliothèque municipale de Rouen.
Photographie : Thierry Ascencio-Parvy)
La scène du fiacre 269

g2235 f° 72
270 GENESES FLAUBERTIENNES

on la vit à St Pol, à Lescure, au Mont Gargan, au Nid de chien,


sur la place St Ouen, place Martainville, place de la Rougemare D
place du Gaillarbois,
rue de la Savonnerie, rue Dinanderie, rue Maladrerie, rue Ganterie,
devant St Godard, St Maclou, St Nicaise, devant la douane –
aux Jeunes detenus, à la Basse vieille tour, aux trois Pipes, et au
Cimetière monumental ;
mais maintenant le rythme suit un schéma différent (4/3/3/5/3) :
on la vit à St Pol, à Lescure, au Mont Gargan, au Nid de chien,
sur la place St Ouen, à la Rougerame D place du Gaillarbois,
rue de la Savonnerie, rue Maladrerie, rue Dinanderie
devant St Romain, St Vivien, St Maclou, St Nicaise, devant la
douane –
à la Basse Vieille tour, aux trois Pipes, et au Cimetière
monumental.
Le souci de variation est-il soudain redevenu primordial ? C’est possible, quoi-
que rien ne permette de le confirmer avec certitude. Or sur le dernier brouillon
(f° 72), grâce à la biffure de la séquence qui indique la nature des lieux
traversés (« on la vit sur toutes les places, dans toutes les rues D devant tous
les edifices, à St Pol »)52, le parcours apparaît moins expliqué ou explicable : in
extremis donc, juste avant le désespoir comique du cocher, la course acquiert
enfin son aspect le plus arbitraire – et partant délirant.
Variation est sans doute le terme qui définit le mieux la genèse de la scène
du fiacre, à plusieurs égards. Il convient à l’origine pour Flaubert de distinguer
dans le récit scénarique les deux scènes de baisade avec Rodolphe puis avec
Léon, qui menacent de se ressembler, précaution d’autant plus légitime
qu’elles germent et progressent en parallèle dans les scénarios d’ensemble,
souvent sur le même folio. Tandis que la baisade avec Rodolphe se stabilise
tout de suite en se chargeant de ses éléments principaux, celle avec Léon subit
un déplacement spatial surprenant et inattendu (d’Yonville à Rouen, de la
chambre au fiacre) et ne prend corps que lentement, jusqu’au dernier scénario
où les stratégies narratives sont actualisées avec les détails du fiacre, de la
cathédrale et de l’absence de vision. L’enjeu rédactionnel de la scène en revan-
che se situe au début, dès le premier brouillon qui en contient vite les données
les plus déterminantes (même si par la suite Flaubert éprouvera des difficultés
ponctuelles d’exécution, provenant notamment des répétitions et peut-être du

52. Peut-être à cause des occurrences de « tout » ou « toute » (dont aucune n’est
soulignée cependant) d’autant que juste avant, dans le paragraphe qui précède, on trou-
ve « tout le Mont Riboudet ». Signalons de plus que certains toponymes sont supprimés
(« au Nid de chien, sur la place St Ouen », « rue de la Savonnerie ») ; dès lors, le texte
s’affranchit encore plus de son mode de classement et de son rythme originaires.
La scène du fiacre 271

fait que, travaillant par segments narratifs, il doit élaborer ici un texte d’une
amplitude relativement importante). On y retrouve la variation : variations du
temps et surtout de l’espace, qui donnent au récit son rythme frénétique et
syncopé, avec des effets d’accélération et de ralentissement résultant de
l’alternance du singulatif et de l’itératif, de concert avec un balancement entre
de rares échappées descriptives dominées par la thématique de la chaleur et
des lieux purement désignés, énumérés et totalisés de façon finalement in-
sensée, où leur nom et leur présence prévalent sur leur fonction référentielle.
Contrairement à ce que l’on pourrait supposer quand on songe à l’impor-
tance de cette technique dans la version publiée, d’un point de vue
macrogénétique ce n’est donc pas la focalisation, en particulier la focalisation
externe, qui constitue la contrainte fondamentale et essentielle du parcours
génératif mais plutôt la gestion de l’espace-temps, car elle conditionne la
plupart des transformations et corrections. On y verra une leçon d’humilité
pour la critique génétique53, tout au moins celle qui a pour visée de théoriser la
genèse des formes littéraires : on ne saurait échafauder une série d’hypothèses
(moins encore les généraliser) sur les modes de textualisation d’une technique
non programmée, qui ne se laisse jamais pressentir, apparaît comme par
génération spontanée et semble aller de soi puisqu’elle ne rencontre ensuite
que des modifications minimales. Faut-il s’en affliger ? Sans doute pas : l’un
des effets (pervers peut-être mais toujours passionnant) des avant-textes, et
non le moindre, consiste à modifier nos attentes, basées par la force des choses
sur la seule connaissance des textes définitifs. Non seulement on ne sait pas à
l’avance ce que l’on va dénicher dans les brouillons, mais encore ce que l’on y
trouve s’écarte fréquemment d’un modèle prévisible, déjà lu ou écrit ailleurs.

53. C’est aussi l’une des remarques conclusives de Raymonde Debray Genette dans
son étude sur « Les écuries d’Hérodias », art. cité, p. 111.
10. Génétique de la disparition

Dans une perspective encore macrogénétique, nous achèverons ce parcours


de quelques genèses flaubertiennes avec l’examen de processus concernant
cette fois les modes d’élaboration puis de disparition de l’ensemble d’une
scène. Certes, il ne s’agit que de l’une de ces saynètes qui abondent dans
L’Éducation sentimentale, mais quand on en connaît la seule version publiée,
le fait de rencontrer ce phénomène dans les manuscrits est frappant, voire cho-
quant, d’autant qu’il se manifeste rarement pour les œuvres de la maturité1. Par
ailleurs, quoique les ellipses soient nombreuses dans le roman, on l’a souvent
rappelé2, ce n’est pas ici un trou visible dans la grammaire narrative que laisse
derrière lui un tel rejet, car le récit apparaît à cet endroit bien suturé. Autre-
ment dit rien, à la lecture du texte définitif, ne laisse présumer de l’existence
de ce passage que contenaient les avant-textes. Cela semble aller de soi
(surtout dans le cas d’un auteur qui travaille par multiples corrections et sup-
pressions)3, mais la disparition d’un ensemble narratif global, même court (il

1. Beaucoup moins que dans Madame Bovary en tout cas, puisque pour ce roman
Flaubert ne semble pas encore avoir mis tout à fait au point sa méthode : il a besoin de
noircir du papier, même s’il sait, ce faisant, qu’il lui faudra ensuite couper. Pour
Salammbô, signalons surtout la disparition de l’ancien premier chapitre explicatif (pu-
blié par Gisèle Séginger dans son édition du roman ; voir Salammbô, p. 382-403).
2. Depuis le célèbre article de Proust par exemple ; voir « À propos du style de
Flaubert » [1920], extraits repris dans Flaubert (éd. Raymonde Debray Genette), Paris,
Didier, coll. « Miroir de la Critique », 1970, p. 46-55.
3. Voir, à propos de la disparition des descriptions, mon Flaubert topographe, op.
cit., p. 83-102.
274 GENESES FLAUBERTIENNES

aurait dû couvrir une page environ), pose de sérieux problèmes théoriques,


bien plus ardus que lors de biffures locales (phrases, séquences ou termes iso-
lés), et qu’une narratologie des brouillons devrait aider sinon à élucider, du
moins à mettre au jour. Si la suppression d’une scène ne met pas en danger la
continuité narrative ou la lisibilité du texte, est-il cependant possible d’y
déceler un manque ? De manière réciproque, si la scène avait été conservée
jusque dans la version publiée, oserait-on la qualifier de superflue ? Probable-
ment pas… Qu’en est-il, alors, de la fameuse logique du récit ? Existe-t-il dans
l’économie du récit des sortes d’excroissances, de tangentes inutiles que prend
parfois le cheminement narratif, mais qui ne sont pas visibles dans des textes
apparemment achevés, parachevés ? Plus généralement donc, qu’en découle-t-
il pour la finitude du texte, dont on sait qu’elle est une notion déjà fort com-
promise4 ? C’est ce que nous allons tâcher de considérer en revenant sur la
scène de la visite que fait Frédéric aux Dambreuse dans le troisième chapitre
de la seconde partie : ses manuscrits renfermaient la saynète en question.
J’en rappelle brièvement le contexte. Après avoir donné ses quinze mille
francs à Arnoux et perdu (temporairement) par la même occasion l’amitié de
Deslauriers, Frédéric reçoit chez lui Mme Arnoux. Elle ne vient pas sans
raison : elle lui demande de plaider la cause de son mari auprès de Dambreuse,
car Arnoux n’a pu payer « quatre billets de mille francs souscrits à l’ordre du
banquier, et sur lesquels il lui avait fait mettre sa signature » (p. 272). Frédéric
s’y rend « le lendemain, à onze heures », et est reçu dans la salle à manger ;
c’est la scène du déjeuner (p. 274-275), où le luxe contraste avec l’aspect
misérable de l’intérieur d’Arnoux, que l’on a vu une quinzaine de pages aupa-
ravant5. Au cours de cette scène, remplie de sous-entendus mêlés qui auront
des répercussions bien plus lointaines (relations de Cécile et de Mme Dam-
breuse avec Martinon, la couturière de Mme Dambreuse n’est autre que Mme

4. « La finitude est aléatoire, elle peut relever d’un arbitraire motivé après coup. La
finition est le sentiment d’achèvement. Rien ne nous dit si ce sentiment vient de celui
de perfection ou de celui de lassitude. La finition est souvent l’effet d’une saturation
structurelle qui bloque en cours de route tout ou partie de l’œuvre. Quant à la finalité,
elle est certes importante, mais les écrivains ont cent fois avoué que leur œuvre avait
trahi leur projet. De sorte que la clôture d’un texte est plutôt une hypothèse d’école
qu’une évidence scientifique », Raymonde Debray Genette, « Génétique et théories lit-
téraires », Avant-Texte, Texte, Après-Texte (éd. Louis Hay), Paris, éditions du CNRS,
1982, p. 167.
5. « C’était l’heure du premier déjeuner. Des bols de café au lait encombraient un
guéridon auprès du feu. Des savates traînaient sur le tapis, des vêtements sur les
fauteuils. Arnoux, en caleçon et en veste de tricot, avait les yeux rouges et la chevelure
ébouriffée ; le petit Eugène, à cause de ses oreillons, pleurait, tout en grignotant sa tar-
tine ; sa sœur mangeait tranquillement ; Mme Arnoux, un peu plus pâle que d’habitude,
les servait tous les trois » (p. 257).
Génétique de la disparition 275

Regimbart, dont M. Dambreuse connaît le nom pour avoir « rencontré sa


signature »), Frédéric obtient un délai de M. Dambreuse tandis que son épouse
en le saluant sourit « d’un rire singulier, plein à la fois de politesse et d’iro-
nie » car elle le croit l’amant de Mme Arnoux (mais le texte ne l’explicite pas
encore à ce moment)6. Dambreuse expose ensuite à Frédéric, dans son bureau,
l’affaire des houilles, qui comme beaucoup d’autres dans le roman restera sans
conséquence, Frédéric allant à Creil et Montataire avouer son amour à Mme
Arnoux au lieu d’apporter l’argent au banquier pour lui acheter ses actions. Sur
une plus grande amplitude encore, notre scène trouve des échos jusque dans
les derniers chapitres (cinquième chapitre de la troisième partie). Par hasard,
Mme Dambreuse découvrira les billets, autrefois prétextes de la visite de Fré-
déric (« un rouleau de paperasses contenant des billets d’Arnoux parfaitement
protestés, et sur lesquels Mme Arnoux avait mis sa signature »)7 ; ils serviront
sa vengeance car elle apprend par Olympe Regimbart que Frédéric réservait
les douze mille francs qu’elle lui a prêtés pour Arnoux et non pour Dussardier
(« Ainsi cet argent, son argent à elle, était pour empêcher le départ de l’autre,
pour se conserver une maîtresse ! », p. 530), et les utilisera bientôt afin de faire
vendre aux enchères les effets et les meubles de Mme Arnoux, ce qui occa-
sionnera sa rupture définitive avec Frédéric peu avant son mariage8. On peut le
constater, divers éléments présents dans ce passage dépassent ses enjeux
mêmes, ce qui n’a rien d’étonnant avec un texte aussi tissé que celui de
L’Éducation sentimentale. Voici la version publiée de l’extrait qui nous
concerne (p. 275) :
Frédéric aborda enfin la question ; Arnoux méritait de l’intérêt ; il allait
même, dans le seul but de remplir ses engagements, vendre une maison à sa
femme.
– « Elle passe pour très jolie », dit Mme Dambreuse.
Le banquier ajouta d’un air bonhomme :
– « Êtes-vous leur ami… intime ? »
Frédéric, sans répondre nettement, dit qu’il lui serait fort obligé de prendre
en considération…
– « Eh bien, puisque cela vous fait plaisir, soit ! on attendra ! J’ai du temps
encore. Si nous descendions dans mon bureau, voulez-vous ? »

6. Il faudra pour cela attendre la scène de la soirée chez les Dambreuse, à la fin du
chapitre suivant, qui contient d’ailleurs cette séquence analeptique dans le discours de
Mme Dambreuse : « “En effet, vous êtes venu, un matin… pour… une maison, je
crois ? oui, une maison appartenant à sa femme.” (Cela signifiait : “C’est votre maî-
tresse”) », p. 332.
7. Le récit prenant une fois encore une forme analeptique : « c’était pour ceux-là
que Frédéric était venu une fois chez M. Dambreuse pendant son déjeuner », p. 530.
8. Plus spécifiquement, c’est en fait parce qu’elle achète le coffret de Mme Arnoux
(qui a pourtant appartenu quelque temps à Rosanette, comme le rappelle le texte avec
un bref résumé…) que Frédéric rompt avec elle (voir p. 537-538).
276 GENESES FLAUBERTIENNES

Le déjeuner était fini ; Mme Dambreuse s’inclina légèrement, tout en sou-


riant d’un rire singulier, plein à la fois de politesse et d’ironie. Frédéric n’eut
pas le temps d’y réfléchir, car M. Dambreuse, dès qu’ils furent seuls :
– « Vous n’êtes pas venu chercher vos actions. »
Et, sans lui permettre de s’excuser :
– « Bien ! bien ! il est juste que vous connaissiez l’affaire un peu mieux. »
Il lui offrit une cigarette et commença.
Or dans les brouillons s’immisce une saynète entre la représentation du dé-
jeuner dans la salle à manger et l’exposé de Dambreuse à propos des actions :
dans l’antichambre, qui n’est pas mentionnée dans le texte définitif, les Dam-
breuse et Frédéric rencontrent un brocanteur, venu montrer à Madame un plat
chinois. Elle ne le croit pas authentique mais Frédéric, avec un savoir dont il
fait rarement preuve dans le roman, démontre qu’il l’est bien tandis que le ban-
quier, ennuyé, l’entraîne ensuite dans son bureau.

Germination de la scène
Attachons-nous donc maintenant aux manuscrits de cette partie de la scène
de la visite aux Dambreuse. Ils ne sont pas très nombreux, et l’on peut en voir
ci-contre le parcours génétique, une fois encore syncopé (quoique de manière
moins évidente que pour la scène du fiacre ; les flèches indiquent là aussi un
transfert de folio). C’est sur la sixième occurrence que la disparition, définitive,
s’opère (N.A.F. 17604 f° 79)9. Flaubert réécrira la scène deux fois encore, sans
aucune tentative de réinsertion, comme si le texte avait enfin trouvé ses points
de suture, ou une forme de saturation différente.
Le passage germe brièvement sur un scénario ponctuel, où Flaubert
esquisse en un folio la visite de Frédéric aux Dambreuse, et il apparaît de la
sorte dans la marge (f° 75, transcrit page 278) : « Dans le vestibule, un
brocanteur tenant une Curiosité. = vieille faïence. Sur laquelle, Me Damb
consulte Fr. qui est fort. “Vous avez appris cela toujours chez Arn.” avec
ironie. » Ce phénomène secondaire, d’un point de vue diachronique, n’indique
en rien le peu d’importance de la scène ; c’est souvent ainsi que se gonfle, dans
les marges, le texte flaubertien à son stade préliminaire (et on en a vu un
exemple éclatant avec la scène du fiacre quoique, dans ce cas, à l’étape bien
plus ancienne des scénarios d’ensemble). Le fait qu’il soit écrit juste sous
l’injonction (raturée) « Marquer l’extrême aisance de la maison » ne signifie
pas non plus un rapport thématique avec l’aisance en question ; en effet ce
syntagme semble plutôt antérieur et avoir trouvé sa résolution sémiotique et
textuelle avec la description de la salle qui s’élabore plus haut, dans la marge

9. Tous les scénarios ponctuels et brouillons de la scène appartenant au volume


N.A.F. 17604, je n’en répéterai plus désormais la cote complète.
Génétique de la disparition 277

du même folio : « deux valets. rechauds d’argent. les hors d’œuvre disposés
comme pr les dîners en ville. – fruits bien arrangés. l’appartement ht,

1 75 (11/4/5)

2 71 v° (215) 67 v° (216)

3 69 v° (215) 60 v° (216)

4 Ø 65 v° (216) 75 v° (217)

5 78 (215) 82 (216)

6 77 (214) 79 (215) 83 (216)

7 Ø 80 (215)

8 Ø 81 (215)

colonnes », pour faire précisément contraste avec la situation d’Arnoux, qui est
le moteur du récit à ce moment : « Fr. se rappelle – comme un contraste le
dejeuner chez Arnoux ». Ici, les deux éléments primordiaux sont sans doute le
savoir de Frédéric (il est « fort ») et l’ironie de Mme Dambreuse, qui n’est pas
encore explicitée (en fait l’ironie est double, car quand Frédéric prononce le
nom de Mme Arnoux elle réplique : « on la dit une beauté Me Arn »). Mais ce
n’est pas très étonnant, c’est également le cas pour de nombreux énoncés qui,
dans le corps du texte, fonctionnent par simples allusions, tel le regard que
Mme Dambreuse lance à Cécile (qui à ce stade se nomme encore « Margue-
rite ») « pour lui dire de s’en aller » (allusion à l’affaire Martinon) ou, dans le
cas de M. Dambreuse, le fait qu’il ait déjà entendu quelque part (on ne sait où)
le nom de Regimbart : « Je connais ce nom-là » (dans la marge également) ; ce
sont probablement des jets que Flaubert couche vite sur le papier sans les
développer davantage, alors qu’il sait déjà ce qu’ils devront signifier puisqu’ils
278 GENESES FLAUBERTIENNES

deviendront, dans le texte définitif, des amorces décisives. Par ailleurs, le fait
que le savoir de Frédéric provienne d’Arnoux permet de revaloriser dis-
crètement le faïencier, que le banquier vient de traiter de « farceur », un peu
plus haut sur le folio ; notons cependant que cette image positive est inutile par
rapport à l’issue de la scène, Dambreuse ayant déjà consenti « à attendre pr les
billets ».

17604 f° 75 (extrait)
(premier scénario ponctuel)

17604 f° 71 v° (extrait)
(première partie du second scénario ponctuel)

Sur la seconde occurrence, qui tient sur deux folios (71 v° transcrit ci-
dessus, puis 67 v°, transcrit ci-contre), le texte commence à brouillonner (Flau-
bert utilise le passé diégétique) mais contient peu de changements pour l’ex-
trait qui nous préoccupe ; la « faïence » n’est toujours pas spécifiée, et l’on
apprend seulement (dans la marge du folio 67 v°) que Mme Dambreuse est
disposée à l’égard de Frédéric, et qu’elle croit « que la faïence n’est pas vraie ».
En revanche, sur la troisième occurrence, qui constitue vraiment le premier
Génétique de la disparition 279

17604 f° 67 v°
(deuxième partie du deuxième scénario ponctuel)
280 GENESES FLAUBERTIENNES

17604 f° 69 v° (extrait)
(première partie du premier brouillon)

brouillon, la scène s’esquisse davantage ; attardons-nous sur ses modes d’am-


plification (il s’agit du folio 60 v°, qui suit le folio 69 v° dans le même jeu
d’écriture ; le folio 69 v° est transcrit ci-dessus, le folio 60 v° ci-contre).
En fait, la page a un double statut. Alors que l’entrevue avec le brocanteur
est bien de l’ordre du brouillon, au passé, la fin du folio après le trait
séparateur révèle que Flaubert ne travaille pas à la même vitesse le dialogue
dans le bureau de Dambreuse, qui demeure encore au stade scénarique. Le dé-
but de la scène du brocanteur montre bien qu’elle a une fonction dilatoire par
rapport au parcours narratif (l’entrée des deux hommes dans le bureau), puis-
que Flaubert l’introduit avec un « Mais » disjonctif : « Mais en passant par le
corridor » ou « Mais à la porte de l’antichambre qui precedait la salle ». Les
personnages prennent corps, par leurs gestes ou leurs discours : le marchand
est un « vieillard en redingotte brune  à nez pointu » qui « se tenait debout,
avec qque chose de rond, enveloppé d’un linge » ; plus bas, Flaubert cherche à
montrer la « pose » de Mme Dambreuse et la définit ainsi : « appuyée de
l’épaule sur la cloison – narquoise ». Le passage est motivé par l’insertion d’un
indice psychologique la concernant, et qui vient donner une nouvelle
Génétique de la disparition 281

17604 f° 60 v°
(deuxième partie du premier brouillon)
282 GENESES FLAUBERTIENNES

information dans le récit à son propos : elle « avait la rage manie des curiosités
 s’en faisait apporter le matin chez elle » ; elle fait aussi montre d’une certai-
ne « insolence » quand elle ne veut pas croire le marchand tandis que son mari
interrompt vite la visite : « Mais le banquier que les curiosités embetent le prit
par le coude : “Allons ! Venez” » et que l’on entend à la fin, de manière comi-
que, Mme Dambreuse horrifiée du prix de la pièce s’écrier : « 500 fr ! Ah !
Jamais de la vie par exemple ». Flaubert a donc fait son choix : la faïence, jus-
qu’alors indéterminée, sera une « très vieille porcelaine chinoise » dont le
brocanteur dit qu’elle « provient du service de l’Empereur », ce à quoi Mme
Dambreuse répond, une fois encore hautaine et incrédule : « Allons donc !
quelle plaisanterie ! ». Frédéric, qui « prit le plat », a pour rôle de faire « va-
loir que… il est authentique. » La phrase, encore au présent et avec ses points
de suspension indiquant comme d’habitude un manque à remplir par la suite,
est en rapport immédiat avec le texte qui prolifère dans la marge : son élabora-
tion va tenir lieu de preuve.

Description et intertexte
La démonstration s’effectue, comme souvent chez Flaubert, par l’intermé-
diaire de la documentation qui permet à l’auteur d’amplifier la scène. En effet,
sans même chercher pour l’instant à les rédiger ou à les mettre en rapport avec
le discours de Frédéric, Flaubert copie dans la marge deux séries de notes con-
cernant les « plats pr l’empereur ». La première les décrit : « un dragon ou
phenix en email d’une extrême petitesse est la marque de la porcelaine à
l’usage de l’empereur XVe siècle ap. J.C. la porcelaine traitée est appelée par
les chinois porcelaine à serpent », avec ces ajouts : « fond blanc, beau bleu à
fleurs bleues avec des dragons rouges tenant entre leur griffes » (on ne sait
quoi pour l’instant, Flaubert n’a plus assez de place pour écrire) et « lis deux
mots cheon = longue vie et Fô = bonheur », tandis que la seconde les situe
dans le temps : « 1426-1435 période du Sioun-te = la plus belle porcelaine de
la dynastie des Ming » (la note suit quasiment la forme d’une entrée de
dictionnaire). Enfin apparaît un nom propre qui est peut-être la référence de
l’intertexte, « Marriat », suivie d’un chiffre qui ressemble curieusement à un
prix « 2.45. » 10 ; quoi qu’il en soit, ces notes sont absolument introuvables
dans la documentation de Flaubert qui a été conservée et je n’ai pu en localiser
l’origine 11 . Le plus difficile pour Flaubert va donc consister à utiliser cet

10. À moins qu’il ne signifie « volume 2, page 45 », ce qui paraît plutôt improbable.
11. On n’en trouve aucune trace dans les carnets ; les dossiers de Bouvard et Pécu-
chet contiennent des notes sur la céramique utilisées pour L’Éducation sentimentale,
(g2261 folios 137 et suivants) mais elles traitent de la fabrication, non de l’histoire des
faïences ou de leur classification ; un dossier entier doit avoir disparu.
Génétique de la disparition 283

intertexte d’une manière naturelle, surtout dans le discours du personnage qui


parlera littéralement la documentation initiale de son auteur (phénomène sou-
vent présent dans L’Éducation sentimentale, mais qui deviendra bien entendu
une constante de l’intertextualité dans Bouvard et Pécuchet, on en a déjà vu un
exemple avec la formule magique).
C’est ce qu’il s’attache à faire sur le folio 65 v° (transcrit page suivante),
où il réécrit immédiatement la scène du brocanteur sans recopier alors la pre-
mière partie du brouillon (le folio 69 v° est transféré dans ce nouveau jeu, où il
est sans doute corrigé en parallèle) et d’un point de vue textuel les notes inté-
grées dans la fiction vont maintenant prendre un double statut, comme leur
double origine le laissait présager : tout d’abord descriptif, la séquence « Fre-
deric prit le plat » permettant l’apparition d’une description focalisée de ma-
nière implicite, et ensuite discursif, quand Frédéric le commentera.
Le premier jet de la description, par sa sécheresse, ressemble à une rapide
paraphrase du folio précédent, sans véritable rédaction pour l’instant : « il avait
un fond blanc mat craquelé – des feuillages bleues foncé – un ruisseau – 
portait au milieu centre deux lions ou dragons rouges jouant à la boule ».
Flaubert retravaille le texte dans la marge, et pour le rédiger et lier entre eux
les détails il utilise, comme très souvent dans ses descriptions, les formes pro-
nominale et participiale des verbes ainsi qu’une proposition relative : « des
branchages outremer s’epanouissaient se tordaient sur un fond d’un blancheur
mate que traversait un ruisseau  portant au milieu deux espèces de lions ou
dragons rouges roulant s’amusant une boule ». C’est le moment où le ruisseau
qui balbutiait tout d’abord dans l’interligne est abandonné, selon la tactique
habituelle à l’auteur d’éliminer certains éléments de l’hypotexte après les avoir
pourtant insérés une première fois : la séquence « que traversait un ruisseau »
(ou « traversé par un ruisseau », Flaubert chasse souvent les pronoms relatifs)
est raturée ici (même remarque pour le détail des bords du plat : ils étaient
« striés » dans l’interligne).
Le discours de Frédéric, pour sa part, est directement corrigé dans le corps
du texte, et va dans le sens de la précision. Tout d’abord, les deux « lions » ou
« bêtes » prouvent que « la pièce a eté pr le palais imperial » et ensuite « deno-
tent la periode des Ming », séquence réécrite en : « Le plat est du commence-
ment du XVe siècle en pleine dynastie des Ming » : le marchand ne mentait
donc pas. On remarquera toutefois que ces affirmations ne suffisent pas à
Frédéric, qui continue à étaler son savoir avec l’apparition de détails qui ne se
trouvaient pas sur l’occurrence antérieure (selon toute vraisemblance, Flaubert
continue à consulter ses notes, et d’ailleurs ce faisant il se trompe temporaire-
ment à propos des « grillons », puisque la correction contredit le premier jet) :
« Les grillons sont un peu plus vieux sont venus après – puis un combat de
284 GENESES FLAUBERTIENNES

17604 f° 65 v°
(deuxième partie du deuxième brouillon)
Génétique de la disparition 285

coqs ou bien une poule avec ses poussins – ensuite  un peu plus tard la mode
des vases exclusivement bleus ». Cela lui vaut, bien entendu, le compliment du
marchand, qui trouve rétroactivement sa justification (il était programmé dès la
troisième occurrence, f° 60 v°) : « “Monsieur est connaisseur” dit le Md. ».

Variation et répétition
L’amplification de la scène suit parallèlement un parcours remarquable en
ce qui concerne les poses des personnages (surtout de Mme Dambreuse), et il
est curieux de les voir varier quelquefois. Par exemple, au début du folio, le
marchand est debout mais devient vite assis quand Flaubert utilise une anti-
thèse pour opposer son habit, « negligemment vetu d’une longue redingotte
brune » et la manière dont il tient la faïence, « avec soin sur ses deux genoux »,
ce qui en connote la valeur (mais la modification provient aussi du fait que dès
le premier jet Flaubert a écrit, quelques lignes plus bas, « il se leva, vivement
en la voyant »). Il en va de même pour Mme Dambreuse, dont on avait aupara-
vant vu la pose appuyée contre le mur pour introduire son air ironique ; la
séquence « levant de côté le menton » remplace maintenant « appuyée sur la
cloison portée sur un pied ».
C’est cependant Mme Dambreuse qui apparaît la plus visible et visua-
lisable. Alors que sa blondeur n’est mentionnée qu’une fois dans tout le récit
du roman, vers la fin de la première partie (elle « portait ses cheveux blonds
tirebouchonnés à l’anglaise », p. 154), ici quand elle critique la pièce une
première fois (« Faite à Paris, peut-etre ») elle cligne « dédaigneusement ses
cils blonds »12 ; la seconde fois, elle s’écrie « Allons donc ! Quelle plaisan-
terie ! » « en haussant les epaules ». Flaubert insiste de plus sur son nouvel
intérêt pour le plat qu’elle vient pourtant de dénigrer doublement : « Me Dambr.
venait d’etre prise par un tel amour pr ce plat qu’elle lui rendit à peine son
salut ». Enfin, son discours au sujet du prix de la faïence ne varie pas ; il est
maintenu au bas du folio, pour conclure la scène. Ces petites touches, typique-
ment flaubertiennes et qui pullulent dans les brouillons, représentent un bon
moyen de donner plus de vie ou de présence physique aux personnages secon-
daires, et l’on a rappelé que Flaubert voit13, littéralement, quand il écrit, même

12. Son clignement de cils en revanche est récurrent dans la version publiée : « elle
répliqua, tout en clignant ses paupières où brillait un regard pareil à la pointe d’un stylet
sous de la mousseline » (p. 508), « elle avait un léger mouvement d’indécision en cli-
gnant les paupières » (p. 489).
13. « Il y a bien des détails que je n’écris pas. Ainsi, pour moi, M. Homais est légè-
rement marqué de petite vérole. – Dans le passage que j’écris immédiatement je vois
tout un mobilier (y compris des taches sur des meubles) dont il ne sera pas dit un mot »
(lettre à Hippolyte Taine, 20 ? novembre 1866, Correspondance, op. cit., tome III, p.
562) ; voir aussi p. 138 de cet ouvrage.
286 GENESES FLAUBERTIENNES

si son imaginaire ne prend pas toujours une forme actualisée dans le texte, ou
si au contraire le travail du style est susceptible de transformer par la suite
l’image originelle.
Sur l’occurrence suivante, le passage est corrigé en continuité avec le récit
qui l’entoure et la scène tient sur deux folios (78 et 82 ; le folio 78 est transcrit
ci-contre et l’extrait du folio 82 ci-dessous). C’est le moment où la rédaction
est parvenue à un stade suffisamment avancé pour que commence la chas-se
aux répétitions et aux assonances, dont certaines ne sont pas encore résolues
ici, notamment la répétition de « dit » (soulignée par Flaubert), visible sur les
folios 78 et 82, ou la répétition de « lui », soulignée aussi (f° 82). On remar-
quera par exemple que le costume du brocanteur est raturé et que Flaubert est
gêné par la localisation de la saynète, puisqu’il tente de remplacer « porte » par
« entrée » et que « corridor » se substitue à « antichambre » (il y a d’une part
beaucoup de sons en en dans cette phrase, mais d’autre part on lit juste avant
que « la Chambre n’ouvrait qu’à une heure »), et le nom de « Mme D. » est
raturé à plusieurs reprises (il en résulte d’ailleurs l’élimination de son haus-
sement d’épaules). Quelquefois même, le souci d’éviter la répétition semble

17604 f° 82 (extrait)
(deuxième partie du troisième brouillon)
Génétique de la disparition 287

17604 f° 78
(première partie du troisième brouillon)
288 GENESES FLAUBERTIENNES

exagéré, du domaine de l’obsession, comme pour les articles « une » (« une


longue redingotte », « une des plus belles choses » ; c’est Flaubert qui souli-
gne) alors que cinq lignes les séparent ; c’est pourtant sans doute l’origine de
la disparition du costume du marchand.
Dans la description du plat, que prend maintenant Mme Dambreuse et non
plus Frédéric (la focalisation implicite n’est donc pas perturbée) la chasse aux
assonances régit des transformations, et elles ennuient le plus Flaubert, il faut
le remarquer, quand elles riment : « blanc », « portant », « s’amusant », tout
comme dans le discours de Frédéric : « ordinairement », « commencement »14
ou, sur le f° 82, « reprit », « ironie », « appris », « vie », ce qui nous vaut la
biffure de l’ironie de Mme Dambreuse (mais sa question à propos d’Arnoux
est maintenue : l’ironie reste lisible sans s’énoncer)15. On voit bien aussi pour-
quoi Flaubert est gêné par les répétitions de « du », dans la séquence « doit être
du commencement du XVe siècle », qui devient « doit remonter au XVe siè-
cle », ou pourquoi les « branchages » deviennent des « feuillages » quand le
terme « blanc » est surchargé en « blancheur » (les sonorités sont trop proches
pour échapper à la chasse aux assonances ; notons néanmoins que « brancha-
ges » n’est pas raturé alors, Flaubert semble se ménager une alternative). En
revanche on comprend mal la motivation de la suppression d’un détail de
l’intertexte, « en pleine dynastie des Ming », tandis que les multiples assonan-
ces en on et en ou de la dernière phrase au contraire demeurent : « Les grillons
sont venus après, puis le combat des coqs ou bien la poule avec ses poussins »
(je souligne). Quant à la transformation de l’intérêt de Mme Dambreuse pour
« sa chinoiserie » (f° 82), écrit Flaubert dans l’interligne, on s’en réjouira sans
pouvoir déterminer avec certitude le stimulus de la variation : « tant elle était
préoccupée par un violent amour pour le plat » devient « toute préoccupée
qu’elle était par le plat chinois » (et notons que Flaubert ne remarque pas ici la
répétition de la préposition « par » ; on lit en effet dans la phrase suivante :
« “Cinq cents francs ! Ah ! Jamais de la vie ! par exemple !” »).
Si l’on fait maintenant une pause pour revenir sur le parcours rédactionnel
de la saynète jusqu’à présent, on peut en conclure qu’elle suit exactement les

14. Un phénomène identique explique aussi la disparition des « dragons » juste


après les « lions » ainsi que la dernière séquence discursive provenant de l’intertexte :
« On trouve un peu plus tard les vases exclusivement bleus », Flaubert ayant déjà
bataillé avec deux adverbes en ment et en ayant maintenu un ; au reste, il a réutilisé la
couleur pour qualifier les feuillages de « bleus ».
15. Anne Herschberg Pierrot, à propos des corrections du début du dernier chapitre,
où Flaubert souligne les assonances finales de « sympathies » et de « mélancolie », dé-
clare d’ailleurs : « il s’agit d’éviter les rimes dans la prose », Le Style en mouvement,
op. cit., p. 148.
Génétique de la disparition 289

mêmes principes que ceux de toute genèse flaubertienne : apparition scénari-


que puis insertion dans le récit, amplification avec l’utilisation d’intertextes,
liaison des séquences ou détails et réécriture montrant l’habituel souci de
rédiger les notes et d’éviter les répétitions, et çà et là quelques suppressions.
Elle est d’ailleurs travaillée avec les mêmes scrupules que son cotexte. Rien,
donc, ne permet de suggérer que Flaubert ne la juge pas assez satisfaisante ;
c’est pourtant sur l’occurrence suivante, alors que le texte paraît stabilisé et
proche d’une version plus ou moins définitive (le folio 79, dans le corps du
texte, comporte seulement des corrections ponctuelles), que l’ensemble du pas-
sage est supprimé (voir les trois folios concernés ci-dessous et page suivante).
Ainsi sur cette sixième occurrence Flaubert semble avoir résolu plusieurs
répétitions, telle celle de « dit » (il supprime l’un des verbes sur le folio 77 :
« “C’est Me Regimbart” [ dit-elle ] » ; la répétition légitime aussi la mise entre
crochets du discours du marchand : « [ – “Ah ! Monsieur s’y connaît” dit le
marchand ] », f° 79) ou la rature de « lui » (« il avait du temps encore devant
lui », f° 79). Mais il n’y a vraiment rien de systématique. En effet, pour obtenir
le premier jet, Flaubert fait un retour en arrière à propos du plat : tout d’abord
il choisit maintenant les « branchages outremer » plutôt que les « feuillages
bleus » (« feuillages » est cependant réécrit au crayon dans l’interligne), en-
suite les « dragons rouges » réapparaissent ainsi que la rime avec les « lions »
et l’assonance avec « boule » qui avaient sans doute entraîné la correction

17604 f° 77 (extrait)
(première partie du quatrième brouillon)

17604 f° 83 (extrait)
(troisième partie du quatrième brouillon)
290 GENESES FLAUBERTIENNES

17604 f° 79
(deuxième partie du quatrième brouillon)
Génétique de la disparition 291

antérieure (mais là encore la « couleur cinabre » se retrouve dans l’interligne,


où elle est enfin supprimée) ; de plus, la précision du « commencement » du
XVe siècle est réintroduite, et donc la rime avec l’adverbe « ordinairement »
(et un peu plus bas « obliquement » pour le geste de Mme Dambreuse). On
constate aussi que les assonances de on et ou dans la phrase « Les grillons sont
venus après, puis le combat de coqs, ou bien la poule avec ses poussins » ne
sont toujours pas détectées, non plus que la répétition de la préposition « par »
que nous avons auparavant indiquée. En revanche, vers la fin de la scène
Flaubert souligne les assonances en ou dans la question de Mme Dambreuse,
« – Où avez-vous appris cela ? chez Arnoux ? », ainsi que la dernière syllabe
du verbe « s’ecrier », probablement parce qu’elle rime avec « banquier » ; or il
ne tente pas de les modifier. Doit-on alors en conclure que c’est par lassitude
qu’il décide maintenant d’éliminer la saynète ? Car rien d’autre, sur le folio où
elle tient, ne semble gêner l’auteur, si bien que le stimulus de la suppression
demeure tout à fait indécidable.
Pourtant, elle ne s’opère pas immédiatement. Sur le folio 79, Flaubert
rédige d’abord dans la marge et dans l’interligne, au crayon, un nouveau texte
de substitution qui semble fonctionner comme une alternative temporaire, à
trancher par la suite. Il y mentionne la fin du déjeuner et se concentre sur
l’ironie de Mme Dambreuse16. On remarquera que, une fois encore, Flaubert
actualise la pose du personnage : « Le dejeuner etait fini et Me Dambreuse
s’etant levée s’inclina legerement en faisant glisser sa pantouffle sur le tapis, 
tout en souriant d’un sourire singulier, plein à la fois de politesse  d’ironie. »
Ensuite apparaissent deux questions au style indirect libre : « Pourquoi ? Que
pensait-elle ? », avec une séquence focalisée sur Frédéric : « Frederic n’eut pas
le temps d’y reflechir » ; parallèlement, au début du folio 83 est ajoutée une
phrase, au crayon aussi : « Mr D. ferma la porte de son bureau  lui dit ».
Quand il corrige la marge en surchargeant, à l’encre, ce qui a été écrit au
crayon, Flaubert supprime le glissement de la pantoufle de Mme Dambreuse,
le style indirect libre (pensées de Frédéric) et tâtonne un peu sur la fin, qui doit
servir de point de contact avec le folio suivant ; il est donc clair qu’il a bien
l’intention, à ce moment, de faire disparaître le brocanteur et sa chinoiserie. En
effet, il écrit tout d’abord : « Mr Dambreuse lui dit brusquement » qu’il prend
au folio 83, dans cette séquence : « Puis dès qu’ils furent seuls dans son bureau,
Mr Dambreuse lui dit brusquemt » ; après avoir raturé l’adverbe « brusque-

16. Le même phénomène se produit sur le folio suivant, dans l’exposé de M. Dam-
breuse : une première fois, un texte écrit au crayon (et presque complètement illisible) à
propos de l’affaire des houilles se met à proliférer parallèlement à tout un paragraphe
où dans le corps du texte Dambreuse explique le « secret du commerce » ; finalement,
quand il est surchargé à l’encre, il apparaît tout à fait différent du paragraphe originel,
qui est alors barré (f° 83).
292 GENESES FLAUBERTIENNES

ment », il relie directement d’un trait « Mr Dambreuse dit » au discours de


Dambreuse sur le f° 83. Finalement Flaubert préférera cette formule, elliptique
certes mais aussi stratégique car elle lui permettra surtout d’éviter de nouvelles
occurrences à la fois de « lui » et de « dit », qui le gênent depuis plusieurs
corrections : « Car Mr D. dès qu’ils furent seuls » ; le récit s’en trouvera
accéléré, et plus implicite. La saynète, ainsi mise de côté sans explication, ne
laisse absolument aucune trace de sa présence antérieure. Les seules variations
sur les deux dernières occurrences concerneront le sourire de Mme Dambreuse,
qui de « singulier » deviendra « inexprimable » (mais sur le dernier brouillon,
f° 81, Flaubert laisse à égalité les deux adjectifs, pour choisir plus tard ;
l’extrait est retranscrit ci-dessous)17 et la biffure de « s’etant levée » ; le per-
sonnage aura progressivement perdu de sa visibilité au cours de la rédaction18.

17604 f° 81 (extrait)
(sixième brouillon)

Si la suppression de la scène permet à Flaubert d’aller plus vite en res-


serrant son texte, doit-on donc la juger une simple étape superflue ? On peut,
au terme de ce parcours, tenter de répondre en deux temps, quoique de manière
certes non définitive.

17. Dès le premier jet de la copie autographe, c’est l’adjectif « singulier » qui est
utilisé (B.H.V.P. f° 215).
18. Cette manière de perte du corps des personnages dans la genèse de la scène
s’empare aussi de M. Dambreuse. Sur la seconde occurrence (f° 67 v°), Flaubert écrit :
« en fixant sur lui ses prunelles pâles tandis que son affreuse bouche souriait », sé-
quence qu’il met entre crochets. Le syntagme « et son affreuse bouche souriait » sera
repris sur le premier folio du premier brouillon (f° 69 v°), où il sera finalement raturé.
Génétique de la disparition 293

Quand on considère la logique du récit, on voit clairement qu’elle n’est en


rien altérée par la disparition ; il est d’ailleurs possible d’en conclure que le
concept même de logique du récit est surtout un effet des textes achevés dû à
l’enchaînement des actions, et non une fonction des avant-textes en cours de
formation (en tout cas chez Flaubert, grâce à la construction méthodique du
récit au stade scénarique). Toutefois, la saynète aurait évidemment posé un
problème de logique, non narrative mais plutôt psychologique : chaque fois
que l’on rencontre Frédéric dans un contexte avec des faïences, c’est son ennui
qui prédomine, certainement pas son intérêt, moins encore son savoir. Ainsi, à
la clausule de la description du magasin d’Arnoux, Flaubert écrit : « Les dé-
monstrations d’Arnoux ennuyaient Frédéric, qui avait froid et faim » (p. 181)
et cet ennui est récurrent dans l’épisode de Montataire, qui suit de près dans le
récit la scène de la visite aux Dambreuse : « Frédéric s’en voulait de n’avoir
pas refusé nettement sa proposition, tout à l’heure » (p. 282) et « Frédéric com-
mençait à s’ennuyer » (p. 283). Ainsi le fait qu’il soit capable de démontrer
l’authenticité de la porcelaine semblerait un peu artificiel, mais ce n’est sans
doute pas le stimulus de la suppression, et l’on est même en droit de penser
qu’à la lecture de la version publiée le problème n’aurait pas vraiment été ap-
parent, tant les versions publiées ont la force d’imposer au lecteur l’illusion de
leur finitude19.
D’un autre côté, le choix de Flaubert peut paraître regrettable : le maintien
de la scène aurait en effet contribué, non seulement à montrer davantage quel-
ques personnages secondaires, mais encore à multiplier les nombreux réseaux
de sens qui parcourent le roman, rendant sa structure si complexe : tout se cor-
respond. Ainsi, ce passage révélant que Mme Dambreuse a la manie des
curiosités et s’en fait apporter le matin aurait pu servir d’amorce trouvant un

19. En voici un exemple. À la lecture de la version définitive, on a l’impression que


Dambreuse dit avoir « du temps » pour les billets, alors que dans les brouillons c’est
parce qu’il a du temps devant lui pour aller causer avec Frédéric dans son bureau car
« la Chambre n’ouvrait qu’à une heure » (explication sous forme de parenthèse suppri-
mée sur le dernier brouillon, f° 81 transcrit page précédente) : il s’agit bien d’un effet
après coup, illusion résultant de la simple succession des séquences. Notons aussi que,
mettant ensemble ces deux contextes qui se trouvaient auparavant fort loin l’un de l’au-
tre dans les brouillons, Flaubert n’aperçoit pas la répétition du terme « temps », puisque
Frédéric « n’eut pas le temps d’y réfléchir » trois lignes après. Ainsi, selon Peter
Michael Wetherill, « les avant-textes montrent en fait non pas seulement la séquence
d’une version de tel ou tel roman (celle qui sera publiée) mais toute une série de
versions concurrentes (versions partielles ou complètes) qui débouchent à chaque fois
sur des strates et des étendues diverses – sur une lecture parfois fort différente en
somme du roman qu’on croyait connaître », « Ébauches multiples et contradictoires »,
Esquisses / Ébauches. Projects and Pre-Texts in Nineteenth-Century French Culture
(éd. Sonya Stephens), New York, Washington, Berne, Peter Lang, 2007, p. 101.
294 GENESES FLAUBERTIENNES

écho lointain avec la description de son boudoir, dans la troisième partie, car la
pièce contient de nombreux objets qui sont des « bagatelles dispendieuses,
souvent renouvelées » (p. 480) ; on y voit même un « paravent chinois », souli-
gnant le goût de Mme Dambreuse pour les chinoiseries20. Mais il est plus trou-
blant de constater que les brouillons de la description en question indiquaient
que le boudoir est rempli de « curiosités du confort moderne » (séquence sup-
primée sur la quatrième occurrence, 17608 f° 129) et que, quand Mme Dam-
breuse veut acheter le coffret de Mme Arnoux dans la scène de la vente aux
enchères, Frédéric objecte : « Mais ce n’est pas curieux » (p. 537) ; pourquoi
donc, sinon à cause de son amour pour les curiosités, absent maintenant du
texte définitif ? Que penser alors, dans cette même scène, de l’enchère qu’elle
propose pour un objet peu « curieux », ce qui fait frissonner le public : « Mille
francs ! » (p. 537), quand on sait qu’elle se dit maintenant « ruinée » (p. 502)
et qu’elle avait été dans les brouillons horrifiée par le prix de « cinq cents
francs » à payer pour un authentique plat datant de la dynastie des Ming, ayant
du reste appartenu à l’Empereur, et ainsi bien plus curieux ? Mais il est des
références qui, ne renvoyant plus à rien, se perdent dans la mémoire oubliée
des ratures et paraissent de simples notations autonomes, et des réseaux qui ne
seront plus actualisés, appartenant désormais au domaine du hors-texte, ou,
mieux, des seuls avant-textes, qui pour notre bonheur nous montrent toujours
des ailleurs insoupçonnés de l’œuvre.

20. Visible par ailleurs dans la description des salons des Dambreuse, où l’on trou-
ve des « chinoiseries sur les consoles » (p. 239).
Après-propos

L’étude dynamique du travail des formes, que souhaitait naguère Jean


Bellemin-Noël dans son ouvrage programmatique1, ne peut donc se satisfaire
d’une approche unique et l’on ne saurait même déclarer l’une plus légitime que
les autres ; en fait l’ouverture du compas génétique doit s’infléchir chaque fois
en fonction du but théorique de la recherche et de l’objet dont on veut rendre
compte. L’analyse du descriptif par exemple, que l’on envisage avec des an-
gles différents selon des problèmes spécifiques que nous révèlent les manu-
scrits (fonctionnalisation progressive, réécriture intertextuelle et formation
d’un portrait disloqué) légitimera d’emblée une approche microgénétique 2 ;
mais dès lors que l’on quitte un contexte précis et limité, force est de combiner
microgénétique et macrogénétique, notamment pour examiner les phénomènes
de récurrences, si nombreux chez Flaubert, qu’il s’agisse de récurrences de
motifs ou d’objets à l’intérieur d’une œuvre ou de stratégies narratives
similaires d’une œuvre à l’œuvre, participant d’une autotextualité que l’on
qualifiera d’aléatoire au vu des brouillons. Mais de même que l’on ne peut nier

1. « On essaiera de s’interroger surtout sur le travail des formes, sur la manière dont
la mise en forme se constitue en système et sur la façon dont cette construction coopère
à la formation de l’œuvre », Le Texte et l’avant-texte, Paris, Larousse, 1972, p. 73.
2. Comme le rappelle Raymonde Debray Genette, « nous pouvons alors appliquer à
ces avant-textes toutes sortes de grilles critiques semblables à celles de la critique
littéraire en général, mais aussi les grilles qu’impose la nature même de ces objets
spécifiques. Tenir les deux bouts, génétique et textuel, telle est la difficulté », « Histoire
littéraire et critique génétique », art. cité, p. 158.
296 GENESES FLAUBERTIENNES

l’existence de deux « narratologies »3, on doit concevoir dans le domaine de la


poétique génétique deux macrogénétiques aux enjeux différents, l’une élargie,
l’autre plus restreinte pour ainsi dire : celle qui s’attacherait aux grandes
articulations narratives dans les scénarios pour la construction globale du récit
et celle qui se consacrerait au dynamisme de l’écriture en fonction de la mé-
thode même de l’écrivain, qui travaille une scène après l’autre (même si cette
synchronie, toute relative, n’est pas aussi simple qu’il y paraît, nous en avons
vu de nombreux exemples), en n’oubliant pas cependant que toutes deux inter-
fèrent, la scène du fiacre en est un exemple éclatant, qui est à l’origine conçue
parallèlement à la baisade avec Rodolphe mais obéira progressivement à un
souci de variation la délocalisant doublement dans l’espace (d’Yonville à
Rouen, de la chambre au fiacre).
Le fait de multiplier les corpus permet d’ailleurs de reconnaître, indépen-
damment de variations inhérentes à la poétique insciente de chaque œuvre (par
exemple l’antiquité inductive dans Salammbô ou l’importance primordiale –
dans tous les sens du terme – de l’intertextualité dans Bouvard et Pécuchet), la
patte typique de Flaubert, qui se manifeste par des effets de blocage ou au con-
traire de relance de l’écriture, des tâtonnements et retournements multiples, des
abandons qui ne le sont pas moins, avec des principes toujours récurrents :
mise en syntaxe d’éléments initialement isolés, multiplication des comparai-
sons ou métaphores (qui va de pair avec leur amenuisement), importance des
images, du rythme, de l’ordre de séquences, de la recherche synonymique et de
la chasse aux assonances ou aux répétitions, souvent arbitraire.
« La poétique de l’écriture qu’appelait R. Debray Genette est en che-
min »4, c’est d’ailleurs sans doute dans la voie, fort difficile à parcourir, de la
généralisation (et de la théorisation) des processus élargis à l’ensemble du cor-
pus manuscrit, tout en poursuivant les recherches sur des corpus spécifiques
(dont certains sont encore peu étudiés, tel celui de Salammbô) que s’engagera
à l’avenir la génétique flaubertienne, qui a encore beaucoup de pain sur la
planche, si l’on peut dire, et ce même si l’on doit reconnaître que de gigantes-
ques progrès ont été accomplis en dix ans.
En effet, quoique l’œuvre de Flaubert ait toujours attiré les critiques, les
années 2000 ont connu un déferlement réel (le mot n’est pas trop fort) d’études
consacrées à Flaubert, à la génétique flaubertienne ou incorporant (plus ou

3. L’une plus intéressée par les macrostructures narratives, héritage de Propp, des
formalistes russes et du structuralisme (voir par exemple Claude Bremond, Logique du
récit, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1973), l’autre davantage focalisée sur les
microstructures (focalisation, énonciation, etc., dans la lignée de Genette).
4. Anne Herschberg Pierrot, « Où en est la génétique flaubertienne ? », Romantis-
me, 139, 2008, p. 112.
Après-propos 297

moins bien) la génétique à leur perspective, que ce soit en France comme à


l’étranger5 ; la vague n’est pas près de perdre de sa force, car la recherche
devient de plus en plus internationale. On ne saurait être exhaustif6, et tous les
travaux n’ont évidemment pas le même intérêt ni les mêmes enjeux, loin s’en
faut. Leur quantité témoigne néanmoins d’un dynamisme impressionnant de la
critique flaubertienne qui, pour les raisons que l’on va voir, ne s’épuisera sans
doute pas à l’avenir.
En France, et sans tenir compte des articles trop nombreux disséminés çà et
là dans des revues ou des chapitres d’ouvrages individuels ou collectifs, il faut
tout d’abord souligner la double synthèse de Gisèle Séginger sur l’art et
l’histoire chez Flaubert7, ainsi que les livres déjà cités de Pierre-Marc de Biasi
et d’Anne Herschberg Pierrot, qui consacrent de nombreux passages à la
génétique flaubertienne 8 . À ces études doivent bien entendu s’ajouter des
thèses de « génétique pure » ou invoquant la génétique : celles de Marie Durel
sur Madame Bovary9, de Geneviève Mondon sur Salammbô 10 et de Florence

5. Anne Herschberg Pierrot y voit deux tendances principales : « une orientation


plus directement génétique qui prend pour objet principal les documents de genèse et
s’attache à déchiffrer, classer et à étudier ces manuscrits de travail [...] et une orienta-
tion dite à composante génétique, qui a pour objet l‘édition et/ou l’étude du texte flau-
bertien, mais s’appuie sur les documents de genèse pour l’interpréter » (« Où en est la
génétique flaubertienne ? », art. cité, p. 92-93). Je rajouterais volontiers pour ma part
une troisième tendance, celle qui a une visée et une ambition principalement théoriques
(voir mes travaux et ceux de Raymonde Debray Genette par exemple).
6. Comme le remarque Yvan Leclerc, « Flaubert fait partie de ces auteurs qui con-
naissent une actualité permanente et pour lesquels la bibliographie courante s’accumule
à un rythme tel qu’une vie de chercheur spécialisé ne suffit pas à tout lire », « Flaubert
contemporain : bilan et perspectives », Romantisme, 135, 2007, p.75.
7. Gisèle Séginger, Flaubert : une poétique de l'histoire, Paris, P. U. de Strasbourg,
2000, et Flaubert : une éthique de l'art pur, Paris, SEDES, 2000.
8. Voir Pierre-Marc de Biasi, La Génétique des textes, op. cit., et Anne Herschberg
Pierrot, Le Style en mouvement, op. cit. Voir aussi mon ouvrage Flaubert. Un monde de
livres, Paris, Éditions Textuel, 2006, dont l’iconographie réserve une grande place à la
genèse de l’œuvre en donnant à voir pour le grand public de très nombreux fac-similés
(lettres et manuscrits) et documents.
9. Marie Durel, Classement et analyse des brouillons de Madame Bovary de Gus-
tave Flaubert, thèse de doctorat, dir. Yvan Leclerc, Université de Rouen, 2000.
10. Geneviève Mondon, Genèse du personnage de Salammbô d’après les manus-
crits autographes de Gustave Flaubert, thèse de doctorat, dir. Pierre-Marc de Biasi,
Université de Paris-VII, 2002.
298 GENESES FLAUBERTIENNES

Pellegrini sur Bouvard et Pécuchet11, ainsi que d’autres plus anciennes que
l’on souhaiterait voir enfin publiées12.
Trois revues pour l’instant s’attachent également à mettre à jour l’actualité
flaubertienne. L’association des Amis de Flaubert et de Maupassant publie
deux fois par an un Bulletin Flaubert-Maupassant (seize volumes parus depuis
1993), le Centre Flaubert de l’Université de Rouen, dirigé par Yvan Leclerc, a
créé une Revue Flaubert publiée une fois par an et consultable gratuitement en
ligne sur le site du centre (sept numéros sont parus à ce jour)13. Enfin, grâce
aux soins de Gisèle Séginger, l’ancienne revue Gustave Flaubert dans la série
des Lettres modernes chez Minard a enfin pu être ressuscitée (le quatrième et
dernier numéro remontait à 1994) et il est prévu que sa publication continue14.
De plus, même si la critique génétique n’a pas principalement de vocation
éditoriale (ce ne serait alors, rappelons-le, qu’un avatar de l’ancienne philolo-
gie), il va sans dire qu’elle rencontre le domaine de l’édition, qu’il s’agisse de
l’énorme entreprise des Œuvres complètes dans la Pléiade, dirigée par Clau-
dine Gothot-Mersch et vérifiée à partir des manuscrits quand ils sont disponi-
bles15 ou de la publication d’inédits que l’on continue à retrouver16.

11. Florence Pellegrini, « Mais pourquoi m’a-t-elle fait ça ! » La causalité dans


Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert, thèse de doctorat, dir. Jacques Neefs, Uni-
versité de Paris-VIII, 2005.
12. En particulier celles de Mitsumasa Wada, Roman et éducation. Étude génétique
de Bouvard et Pécuchet de Flaubert, thèse de doctorat, dir. Jacques Neefs, Université
de Paris-VIII, 1995, Stéphanie Dord-Crouslé, Bouvard et Pécuchet et la littérature :
étude génétique et critique du chapitre V de Bouvard et Pécuchet de Flaubert, thèse de
doctorat, dir. Jacques Neefs, Université de Paris-VIII, 1995 et Norioki Sugaya, Les
Sciences médicales dans Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert, thèse de doctorat,
dir. Jacques Neefs, Université de Paris-VIII, 1999.
13. Voir <http://flaubert.univ-rouen.fr/revue>.
14. Voir Gustave Flaubert, 5, « Dix ans de critique » (éd. Gisèle Séginger), 2005.
15. Cinq volumes sont prévus, un seulement est paru à ce jour : Œuvres complètes,
I. Œuvres de jeunesse (éd. Claudine Gothot-Mersch et Guy Sagnes), Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2001. N’oublions pas de mentionner également le
Voyage en Orient (1849-1851), qui fera partie du second volume et qui est déjà paru
isolément (éd. Claudine Gothot-Mersch, annotations Stéphanie Dord-Crouslé), Paris,
Gallimard, coll. « Folio Classique », 2006, le cinquième et dernier volume de la
Correspondance dans la Pléiade grâce aux efforts d’Yvan Leclerc (2007) ainsi que les
éditions de Salammbô (Gisèle Séginger), de L’Éducation sentimentale et de Bouvard et
Pécuchet (Stéphanie Dord-Crouslé) que j’ai choisi de citer tout au long de cet ouvrage.
16. Voir notamment Gustave Flaubert, Vie et travaux du R. P. Cruchard et autres
inédits (éd. Matthieu Desportes et Yvan Leclerc), Rouen et Le Havre, Publications des
Universités de Rouen et du Havre, 2005 ; Gisèle Séginger, « Notes de Flaubert sur
l’Esthétique de Hegel », Gustave Flaubert, 5, p. 247-330 ; Stéphanie Dord-Crouslé,
« Un dossier de Flaubert mal connu : les notes pour le chapitre “Littérature” de Bou-
vard et Pécuchet », Histoires littéraires, 24, 2005, p. 119-135.
Après-propos 299

À l’étranger, il faut tout d’abord s’arrêter sur les États-Unis. Même si la


génétique n’y rencontre apparemment pas la ferveur qu’elle connaît ailleurs,
Flaubert n’est certes pas négligé. On a entrepris la publication d’une « ency-
clopédie Flaubert », dirigée par Laurence M. Porter, dont plusieurs entrées sont
à caractère génétique17 ; parallèlement Marshall Olds produisait une impor-
tante étude sur la féerie théâtrale de Flaubert 18 , Christophe Ippolito un bel
ouvrage sur la « mémoire narrative » dans l’œuvre romanesque19 et Frederick
Brown une nouvelle biographie de notre auteur20. Le domaine anglo-saxon a
d’ailleurs été assez prolifique récemment, avec en Irlande l’ouvrage de
Matthew Mac Namara, qui transcrit et commente de nombreux avant-textes du
quinzième chapitre de la seconde partie de Madame Bovary21 et en Angleterre
les recherches de Mary Neiland sur les différentes versions de La Tentation de
saint Antoine 22 et d’Adrianne Tooke sur les rapports entre Flaubert et la
peinture, où les manuscrits sont souvent invoqués23. Il convient aussi de ne pas
oublier les recherches effectuées en Italie24, en Belgique25, en Allemagne26 et

17. A Gustave Flaubert Encyclopedia (éd. Laurence M. Porter), Westport, CT &


London, Greenwood Press, 2001.
18. Marshall Olds, Au pays des perroquets. Féerie théâtrale et narration chez
Flaubert, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, coll. « Faux Titre », 2001.
19. Où de nombreux brouillons sont commentés dans une perspective théorique et
souvent riffaterrienne ; voir Christophe Ippolito, Narrative Memory in Flaubert’s
Works, New York, Peter Lang, 2001. Voir aussi mon compte rendu dans Romanic
Review, 91, 3, May 2002, p. 349-352.
20. Flaubert. A Biography, New York-Boston, Little, Brown & Co., 2006. Voir
aussi mon ouvrage Dictionary of Literary Biography. Volume 301 : Gustave Flaubert
(éd. Éric Le Calvez), Detroit, New York, San Francisco, London, Munich, Thomson
Gale, 2004 (qui en insistant sur la méthode de composition de Flaubert, montre pour la
première fois au public américain d’importants documents concernant la genèse de son
œuvre) et mon étude sur La Production du descriptif déjà citée.
21. Matthew Mac Namara, La Textualisation de Madame Bovary, Amsterdam-New
York, Rodopi, coll. « Faux Titre », 2003. Regrettons l’utilisation de transcriptions
linéarisées et quasi illisibles : voir à ce propos mon compte rendu, Revue d’Histoire Lit-
téraire de la France, 105, 2, avril-juin 2005, p. 474-476.
22. Les Tentations de saint Antoine and Flaubert’s Fiction. A Creative Dynamic,
Amsterdam-Atlanta, Rodopi, coll. « Faux Titre », 2001.
23. Adrianne Tooke, Flaubert and The Pictorial Arts. From Image to Text, Oxford,
Oxford U. P., 2000.
24. Voir Le Letture / La Lettura di Flaubert (éd. Liana Nissim), Milano, Cisalpino,
Istituto Editoriale Universitario, 2000.
25. Voir Flaubert et la théorie littéraire. En hommage à Claudine Gothot-Mersch
(éd. Tanguy Logé et Marie-France Renard), Bruxelles, Facultés Universitaires Saint-
Louis, 2005.
26. Nouvelles lectures de Flaubert. Recherches allemandes (éd. Jeanne Bem et
Uwe Dethloff), Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2006.
300 GENESES FLAUBERTIENNES

au Brésil27. Enfin, au Japon, où la génétique flaubertienne est particulièrement


dynamique et féconde (ainsi que celles de Proust et de Balzac), on notera
surtout les ouvrages de Tadataka Kinoshita sur le style indirect libre dans
L’Éducation sentimentale (avec de nombreuses transcriptions) 28 et d’Atsuko
Ogane sur la genèse de la danse de Salomé dans Hérodias29.
Comme si cette imposante collection de publications ne suffisait pas pour
illustrer un intérêt réel pour la critique génétique s’attachant à Flaubert,
souvent avec l’apparition de nouveaux chercheurs, on a vu récemment se
multiplier des colloques internationaux (dont le nombre s’explique en particu-
lier par les commémorations du 150e anniversaire de la publication de Madame
Bovary, rendues tout à fait officielles pour les années 2006 et 2007 avec leur
inscription au programme des Célébrations nationales) dont les actes seront
pour la plupart bientôt publiés, ce qui amplifiera davantage la bibliographie
flaubertienne. En France, avec pour commencer un Colloque de Cerisy sur
« Flaubert écrivain » en 200630, ensuite un colloque sur « Madame Bovary et
les savoirs »31 et enfin un colloque sur Madame Bovary à Rouen32 ; en Italie,
tout d’abord à Messine33 puis à Bologne sur l’« Actualité des Fleurs du Mal et

27. Philippe Willemart, Critique génétique : pratiques et théorie, Paris, L’Harmat-


tan, 2007 ; la perspective est essentiellement psychanalytique et de nombreux passages
sont consacrés à Flaubert.
28. Tadataka Kinoshita, Noms propres subjectivisés dans le style indirect libre de
L’Éducation sentimentale, Okayama, Faculté des Lettres d’Okayama, 2005.
29. Atsuko Ogane, La Genèse de la danse de Salomé. L’« Appareil scientifique » et
la symbolique polyvalente dans Hérodias de Flaubert. Tokyo, Presses Universitaires de
Keio, 2006. Pour le Japon, mentionnons aussi les actes de deux colloques, l’un de
génétique : Le Texte et ses genèses (éd. Kazuhiro Matsuzawa, Nagoya, COE Program,
International Conference Series, 3, 2005 ; seule l’étude de K. Matsuzawa porte sur
Flaubert, voir « L’illusion de la désillusion : essai d’interprétation génétique de
L’Éducation sentimentale », p. 77-86), l’autre entièrement consacré à Flaubert :
Flaubert. Tentations d’une écriture (éd. Shiguéhiko Hasumi et Yoko Kudo, Tokyo,
Université de Tokyo, 2001, où seul l’article de Kazuhiro Matsuzawa est génétique ;
voir « Quelques notes sur l’avant-dernier chapitre de L’Éducation sentimentale », p. 89-
100).
30. Organisé par Jacques Neefs, juin 2006 (actes à paraître).
31. Organisé par Gisèle Séginger et Pierre-Louis Rey, Université de Marne-la-
Vallée, novembre 2006 (actes à paraître).
32. « Madame Bovary, 150 ans et après… Bilan et perspectives », organisé par
Yvan Leclerc, Rouen, novembre 2007 (actes à paraître).
33. « Madame Bovary. Préludes, présences, mutations » (organisé par Rosa Maria
Palermo di Stefano), Université de Messine, octobre 2006. Les actes sont déjà parus :
Madame Bovary. Préludes, présences, mutations / Preludi, presenze, mutazioni, Atti del
Convegno Internazionale Messina, 26-28 ottobre 2006, op. cit. ; les articles de Danielle
Girard, Anne Herschberg Pierrot, Stéphanie Dord-Crouslé et Stella Mangiapane sont à
caractère génétique.
Après-propos 301

de Madame Bovary »34, aux États-Unis – Boulder35 et Baltimore36 – et bien sûr


au Japon, avec des discussions qui, autour de Flaubert et de Balzac, s’interro-
geaient sur la (toujours problématique) relation entre génétique et herméneuti-
que 37 . Enfin, dans un colloque tenu à Kyoto sur la génétique des textes,
« Comment naît une œuvre littéraire », Flaubert n’était pas oublié puisque trois
communications lui étaient réservées38.
Les rencontres internationales sont certes un terrain privilégié pour diffuser
les recherches et en stimuler de nouvelles, mais il est un autre lieu qui prend
peu à peu son essor. Apparemment virtuel, il offre cependant de plus en plus
de résultats extraordinairement concrets : il s’agit bien entendu de l’internet.
C’est Tony Williams qui, le premier, a exploité le monde infini de la toile
en y plaçant en 2001 un gros dossier : celui qui concerne l’Histoire dans le pre-
mier chapitre de la troisième partie de L’Éducation sentimentale.
Outre des appareils critiques (bibliographie, liens, tables synoptiques, con-
cordance pour chacun des folios et chronologie de la genèse du roman), on y
voit surtout les transcriptions (diplomatiques et linéarisées) et les fac-similés
(sauf pour le manuscrit autographe et celui du copiste) de tous les manuscrits
du chapitre39, allant des premiers scénarios jusqu’à la version finale et accom-
pagnés des transcriptions des notes documentaires pour février, mars et juin
1848 (avec de plus des notes sur la documentation à propos des personnages
historiques, des lieux, etc.) qui se trouvent soit dans les carnets, soit dans les
dossiers de Bouvard et Pécuchet. L’ensemble est structuré par séquences ou
segments narratifs (Château d’eau, Palais des Tuileries, Palais-Royal, etc.) et
l’organisation du site, très bien conçue 40 , rend son utilisation facile pour

34. Organisé par Franca Zanelli-Quarantini, Université de Bologne, novembre 2007


(actes à paraître).
35. « Flaubert politique » (organisé par Cécile Matthey), University of Colorado at
Boulder, mars 2007.
36. « Madame Bovary, Novel as a Modern Art » (organisé par Jacques Neefs),
Johns Hopkins University, octobre 2006, actes parus dans Modern Language Notes, 22,
4, September 2007.
37. « Balzac, Flaubert : la genèse de l’œuvre et la question de l’interprétation »
(organisé par Kazuhiro Matsuzawa), Nagoya, décembre 2007. Les actes sont parus en
japonais (la version française est en préparation) : Balzac, Flaubert. La Genèse de
l’œuvre et la question de l’interprétation (éd. Kazuhiro Matsuzawa), Nagoya, Global
COE Program, International Conference Series 2, 2008.
38 . Organisé par Kazuyoshi Yoshikawa, Université de Kyoto, décembre 2007
(actes à paraître). Voir les communications d’Éric Le Calvez sur Madame Bovary, de
Kazuhiro Matsuzawa sur L’Éducation sentimentale et de Mitsumasa Wada sur Bouvard
et Pécuchet.
39. Excepté les 97 folios couvrant l’épisode de Fontainebleau, où l’histoire n’est
que secondaire.
40. Voir <http://www.hull.ac.uk/hitm/index.htm>.
302 GENESES FLAUBERTIENNES

l’usager (dans le cas où il se perdrait, un « Mode d’emploi » est là pour lui


simplifier la tâche) : on peut consulter les avant-textes en synchronie (même
jeu d’écriture) ou en diachronie (d’une strate à l’autre) et faire appel aux notes
documentaires de Flaubert grâce à des liens introduits dans les transcriptions41.
Ensuite, Yvan Leclerc a eu le projet de numériser la totalité des avant-
textes de Madame Bovary (plus de trois mille pages, comme on sait) et, sous sa
direction et celle de Danielle Girard, a lancé la transcription intégrale des
manuscrits effectuée par une importante équipe de bénévoles, en partenariat
avec la Bibliothèque municipale de Rouen. L’entreprise a vu le jour en 2007
avec la mise en ligne, sur le Centre Flaubert de l’Université de Rouen, de la
totalité des transcriptions (on pourra bientôt consulter en parallèle les fac-
similés) 42, ce qui nous donne non seulement un volumineux « hypertexte de
9 000 fichiers »43, mais surtout un outil indispensable, qui d’une certaine façon
démocratise la recherche en rendant les manuscrits accessibles à tous, ce qui
facilite grandement la tâche : comme scénarios et brouillons sont déjà classés
et transcrits (cette étape représente toujours l’un des aspects les plus ardus
auxquels doit chaque fois faire face le généticien qui commence une étude sur
un ensemble de brouillons qu’il ne connaît pas encore), le chercheur voit son
travail allégé (au moins de ce point de vue matériel, non négligeable) et le gain
de temps est certes considérable44. Cet apport essentiel ne pourra de plus que
stimuler de nouvelles recherches et sans doute de nouvelles vocations.
Dans les années qui viennent, l’internet va permettre la multiplication des
corpus numériques flaubertiens et une expansion encore plus poussée de la
recherche génétique. Sans devoir se rendre dans les bibliothèques pour y
consulter les manuscrits (ce qui nécessite parfois de pénibles transactions) on
pourra ainsi chez soi, dans son fauteuil, travailler du début à la fin sur la
genèse des œuvres. En effet, les énormes dossiers de Bouvard et Pécuchet,
compilés par Flaubert pour rédiger son roman mais aussi organiser le fameux
« second volume » resté inachevé, sont en cours de transcription intégrale par
une nombreuse équipe internationale sous la direction de Stéphanie Dord-
Crouslé pour une édition électronique qui verra bientôt le jour, accompagnée

41. Tous les folios des notes documentaires sur l’Histoire ne sont pas transcrits
cependant ou ne le sont pas intégralement, par la force des choses, puisque seul le
premier chapitre de la troisième partie est ici traité.
42. Voir <http://flaubert.univ-rouen.fr/bovary/atelier/index.php>.
43. Yvan Leclerc, « Flaubert contemporain : bilan et perspectives », art. cité, p. 86.
44. Comme le remarque Yvan Leclerc, pour les colloques de Messine et de Marne-
la-Vallée « plusieurs communications citaient et utilisaient déjà les transcriptions mises
provisoirement en ligne sur le site Flaubert, en attente de validation et d’installation sur
le site définitif », art. cité, p. 85.
Après-propos 303

également des fac-similés45 ; l’apport scientifique sera énorme, d’autant plus


qu’une très importante quantité d’ouvrages de l’époque ont été numérisés et
sont consultables à partir du moteur de recherche Google Books46, ce qui for-
me ainsi un gigantesque hypertexte : il sera possible non seulement d’étudier
les notes que Flaubert a prises, mais aussi d’aller lire les ouvrages qu’il a lui-
même lus et annotés (ce qui permettra par exemple de connaître le contexte où
il sélectionne tel fait, de s’interroger sur le critère de sélection de l’auteur et
aussi de constater que souvent le fait en question est transformé par la prise de
notes) avant de confronter l’ensemble aux avant-textes où ils sont utilisés,
intégrés et digérés par la réécriture intertextuelle (ceux de L’Éducation senti-
mentale et de Bouvard et Pécuchet dans ce cas) ; la tâche à accomplir reste
énorme.
Ce corpus sera complété par une édition électronique de la totalité des scé-
narios et brouillons du roman, classés et transcrits de manière diplomatique et
mis en regard de leurs fac-similés, grâce à un nouveau projet dirigé par Yvan
Leclerc et Danielle Girard en partenariat avec la Bibliothèque municipale de
Rouen et la Région Haute-Normandie47 ; le dernier roman de Flaubert, auquel
s’intéresse de plus en plus la critique génétique (voir les thèses citées précé-
demment), pourra ainsi être davantage disséqué et commenté. Signalons enfin
la numérisation de l’ensemble des avant-textes de L’Éducation sentimentale et
de Trois contes dans le cadre du programme OPTIMA48.
Les genèses flaubertiennes n’ont donc pas fini de nous en apprendre, que
ce soit (selon la personnalité des critiques ou le but de leur entreprise) sur les
processus mis en jeu, sur l’œuvre ou sur la théorie même, et l’on ne peut que
s’en réjouir.

45. Dans le cadre de l’équipe LIRE du CNRS, avec le soutien de l’Agence Natio-
nale pour la Recherche et de la Région Rhône-Alpes. Comme le dit Stéphanie Dord-
Crouslé, le site « sera ouvert à la communauté scientifique tout entière, fonctionnera
comme une publication scientifique permanente pour les acteurs des études flaubertien-
nes et, plus largement, pour les chercheurs qui s’intéressent au XIXe siècle, dans une
perspective interdisciplinaire. Conçu pour bénéficier d’une visibilité maximale, il
permettra aussi la diffusion de produits culturels en direction du grand public, et il
participera – à son niveau – au rayonnement culturel et scientifique de la France dans
un contexte international où la numérisation et la diffusion de corpus sont devenues un
enjeu majeur », « Le projet », voir <http://dossiers-flaubert.ish-lyon.cnrs.fr/>.
46. Voir, parmi tant d’autres, la série de l’Annuaire historique sous la direction de
Lesur, que Flaubert a annotée pour les années 1849, 1850 et 1851. Bibliothèque muni-
cipale de Rouen, Ms. g2264 folios 166-173.
47. La mise en ligne est prévue pour 2011.
48. Outils pour le traitement de l’information dans les manuscrits modernes ; le pro-
gramme « a débuté en 2007 sous la direction de P.-M. de Biasi, à l’ITEM, en partena-
riat avec la BnF et deux laboratoires d’informatique », Anne Herschberg Pierrot, « Où
en est la génétique flaubertienne ? », art. cité, p. 107.
Index des transcriptions

Les manuscrits de Madame Bovary et de Bouvard et Pécuchet sont conservés à


la Bibliothèque municipale de Rouen, ceux de Salammbô, de L’Éducation sen-
timentale et de Trois contes à la Bibliothèque nationale de France (Paris). Dans
l’index, un chiffre en gras signifie un folio intégralement transcrit.

Madame Bovary N.A.F. 23660 f° 208 (portrait) : 105


3 N.A.F. 23660 f° 211 v° (portrait) : 86
Ms. g223 f° 252 (baisade) : 146
N.A.F. 23660 f° 223 (portrait) : 87
Ms. g2233 f° 256 (baisade) : 155
N.A.F. 23660 f° 224 (portrait) : 81
Ms. g2235 f° 64 (fiacre) : 259
N.A.F. 23660 f° 238 v° (tente) : 152
Ms. g2235 f° 65 (fiacre) : 258
N.A.F. 23660 f° 240 (tente) : 153
Ms. g2235 f° 72 (fiacre) : 269
N.A.F. 23660 f° 246 v° (tente) : 153
Ms. g2235 f° 79 (fiacre) : 246
N.A.F. 23660 f° 250 (tente) : 107
Ms. g2235 f° 80 (fiacre) : 248 et 249
N.A.F. 23660 f° 280 v° (tente) : 152
(fac-similé)
N.A.F. 23660 f° 299 v° (portrait) : 88
Ms. g2235 f° 81 (fiacre): 262 et 263
N.A.F. 23661 f° 210 (grillade) : 211
(fac-similé)
N.A.F. 23661 f° 225 (grillade) : 216
Ms. g2235 f° 82 (fiacre) : 267 et 268
N.A.F. 23661 f° 227 (grillade) : 217
(fac-similé)
N.A.F. 23661 f° 235 (grillade) : 218
Ms. g2235 f° 86 (fiacre) : 252
N.A.F. 23656 f° 294 (grillade) : 224
N.A.F. 23662 f° 115 (grillade) : 227 et
Salammbô
226 (fac-similé)
N.A.F. 23660 f° 172 v° (serpent) : 102
N.A.F. 23660 f° 183 (portrait) : 76 et
103
306 GENESES FLAUBERTIENNES

L’Éducation sentimentale Ms. g2253 f° 41 v° (magie) : 135 et


184
N.A.F. 17604 f° 60 v° (chinoiserie) :
Ms. g2253 f° 43 v° (magie) : 197
281
Ms. g2253 f° 66 v° (magie) : 135 et
N.A.F. 17604 f° 65 v° (chinoiserie) :
188
284
Ms. g2253 f° 98 v° (charogne) : 42
N.A.F. 17604 f° 67 v° (chinoiserie) :
Ms. g2253 f° 117 (charogne) : 42
279
Ms. g2253 f° 113 v° (charogne) : 42
N.A.F. 17604 f° 69 v° (chinoiserie) :
Ms. g2253 f° 118 v° (charogne) : 51
280
Ms. g2253 f° 119 v° (charogne) : 52 et
N.A.F. 17604 f° 71 v° (chinoiserie) :
53 (fac-similé)
278
Ms. g2253 f° 129 v° (charogne) : 46
N.A.F. 17604 f° 75 (chinoiserie) : 278
Ms. g2265 f° 285 (magie) : 168 (fac-
N.A.F. 17604 f° 77 (chinoiserie) : 289
similé)
N.A.F. 17604 f° 78 (chinoiserie) : 287
Ms. g2265 f° 294 (magie) : 178
N.A.F. 17604 f° 79 (chinoiserie) : 290
Ms. g2265 f° 294 v° (magie) : 178
N.A.F. 17604 f° 81 (chinoiserie) : 292
Ms. g2265 f° 295 (magie) : 179 (et fac-
N.A.F. 17604 f° 82 (chinoiserie) : 286
similé)
N.A.F. 17604 f° 83 (chinoiserie) : 289
Ms. g2265 f° 322 (magie) : 169 (fac-
N.A.F. 17608 f° 152 v° (baisade) : 147
similé)
N.A.F. 17608 f° 143 (baisade) : 148

Trois contes
N.A.F. 23663 f° 274 (baiser) : 29
N.A.F. 23663 f° 277 (baiser) : 24 et 27
N.A.F. 23663 f° 278 v° (baiser) : 33
N.A.F. 23663 f° 286 v° (baiser) : 35
N.A.F. 23663 f° 393 (baiser) : 21

Bouvard et Pécuchet
Ms. g2251 f° 19 v° (portrait) : 124
Ms. g2251 f° 21 (portrait) : 125
Ms. g2251 f° 22 (portrait) : 124
Ms. g2251 f° 23 (portrait) : 124
Ms. g2251 f° 25 v° (portrait) : 125
Ms. g2251 f° 35 v° (portrait) : 125
Ms. g2251 f° 180 (portrait) : 130
Ms. g2251 f° 181 v° (portrait) : 129
Ms. g2251 f° 183 v° (portrait) : 129
Ms. g2251 f° 204 v° (portrait) : 130
Ms. g2252 f° 377 (charogne) : 42
Ms. g2253 f° 19 v° (magie) : 175
Ms. g2253 f° 22 v° (magie) : 175
Ms. g2253 f° 26 (magie) : 183
Ms. g2253 f° 27 (magie) : 134 et 177
Ms. g2253 f° 28 (magie) : 134 et 187
Ms. g2253 f° 29 (magie) : 181
Ms. g2253 f° 32 (charogne) : 42
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Table des matières

Avant-propos 7

Essais de microgénétique 17
1. Le baiser de Félicité 19
Phase scénarique 20
Premier brouillon 24
Précision de l’atmosphère 28
La description diégétisée 33
2. La charogne de Bouvard et Pécuchet 37
Scénarios : intertexte et élaboration du récit 41
L’esquisse : mise en place des éléments 45
Passage aux brouillons : intertexte et contexte 49
Le ventre de la charogne 57
3. Salammbô dévoilée 65
Du contexte au macrocontexte 68
Scénarios et esquisses : transferts et actualisation du portrait 72
Les détails et l’ensemble 80

Entre micro et macrogénétique 95


4. Le voile de Salammbô 97
L’émergence des réseaux 100
314 GENESES FLAUBERTIENNES

Autres systèmes associatifs 106


5. Le portrait du père Bouvard 113
Occurrences dans les manuscrits 118
Première description 123
Dîner et portrait ratés 128
Tableau et tête de mort 133
6. Baisades flaubertiennes 139
Scénarios et récurrences 143
Madame Dambreuse et Frédéric 146
Salammbô sous la tente 149

Pour une macrogénétique 159


7. Bouvard et Pécuchet magiciens 161
De la magie à l’incantation 166
La formule magique 176
Parataxe, répétition et métonymie 185
Le cri de Germaine 193
8. « Bandole sera content ! » 201
Intertextes documentaires 207
Mise en scène 211
Premiers brouillons 215
Greffe finale 222
9. La scène du fiacre 231
« Ça se fait à Paris » 233
Syncopes génétiques 241
« Une course insensée, frénétique » 244
10. Génétique de la disparition 273
Germination de la scène 276
Description et intertexte 282
Variation et répétition 285

Après-propos 295

Index des transcriptions 305

Bibliographie 307

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