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HERMETICA
l-es poslerilés de la lliéosophie :
<lu lliéosopliisme an new age
L*Age d'Homine
POLITICA HERMETICA
T h is One
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DEJA PARUS
N" 1 : Métaphysique et politique, Guenon et Evola. Le modèle
traditionnel, privilégiant la méditation chez l'un, l'action chez l'autre,
comme réponse à l’impasse de la civilisation occidentale, l'ésotérisme
comme réponse à la modernité.
N" 2 : Doctrine de la race et tradition. Analyse de la dérive des sens
spirituels, religieux et culturels de la notion dans l’Europe contemporaine :
de l’antijudaïsme à l'antisémitisme.
N" 3 : G nos tiques et mystiques autour de la Révolution Française.
Événement fondateur de la modernité politique, la Révolution a inspiré
tout au long du xixc siècle prophètes, illuminés et voyants des temps
nouveaux, donnant le sens caché de l'histoire ou détenteurs du secret de sa
fin.
N" 4 : Maçonnerie et antimaçonnisme, de l'énigme à la dénonciation.
Approche conjointe à partir de documents, la plupart du temps inédits, du
caractère secret de l'Ordre, à travers ses origines, le serment... et de sa
dénonciation comme complot contre l'Église et la société du xvm* siècle à
nos jours.
N" 5 : Secret, initiations et sociétés modernes. Le secret qui ne devait
pas survivre à la démocratie est omniprésent dans la vie moderne et touche
au plus profond, au-delà des formes culturelles et religieuses, à la nature
même du lien qui unit les hommes. Ce numéro met en lumière les multiples
facettes d'un phénomène essentiel pour comprendre notre temps.
N" 6 : Le complot. Dans tout secret non partagé, le soupçon de
complot s’insinue et la complexité des sociétés modernes a rendu la
communication malaisée au point de dissocier son principe de l’objet et des
personnes avec qui échanger. À l’idéologie du « tout communicable »
correspond « la haine du secret » et l'interprétation en terme de complot
des échecs et des difficultés de la modernité. Bien des chemins s’offrent à ce
type d’exégèse : de la réflexion conspirationniste politique et religieuse
contre les Jésuites, les Francs-Maçons, les Mormons, les sectes, à une
réflexion métaphysique sur le mal dans l'histoire (curieusement absente des
préoccupations des historiens comme des sociologues) ; initiation et
contre-initiation. Ce sixième cahier de Politica Hermética s’est arrêté au
croisement des Fils où la logique de l'histoire s'enchaîne à la trame du
complot.
5
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LE COURANT THEOSOPHIQUE
(FIN XVI'-XX' SIÈCLES) :
ESSAI DE PÉRIODISATION
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description atomisée du paysage. Il n’est pas davantage de ramener la
plupart d’entre elles à une orientation unique, ce qui paraît ou bien
impossible, ou bien relever d’un parti-pris doctrinal. Il est d’abord d’attirer
l’attention sur l’avantage qu’il y a à partir du donné empirique 5, en se
posant des questions comme celles-ci : l’observateur voit-il se dégager
concrètement, de la multiplicité des usages de ce mot en Occident, quelques
grands massifs ? Dans l’affirmative, de quels éléments chacun de ces
massifs est-il composé ? Aborder la question ainsi permet à la fois
d’échapper au dilemme, et de laisser le paysage se montrer à nous tel qu’il
est.
La réponse à la première question paraît devoir se présenter à l’esprit
de tout visiteur des salles de ce musée imaginaire que constituent les
courants ésotériques et mystiques dans l’Occident moderne et contempo
rain. Deux grands massifs se détachent de tout le reste — collines et
vallonnements —, à savoir : d’une part, un courant ésotérique parmi
d’autres 6, qui ne correspond pas à une Société constituée ; d'autre part,
une Société constituée, qui s’est donnée le titre officiel de « théosophique »
en même temps qu'une orientation programmée. Le premier est une
galaxie informelle qui a commencé à se constituer dans le climat spirituel
germanique de la fin du xvr siècle, pour s’épanouir au x v i i c au point de
pénétrer, jusqu'à aujourd’hui, avec des phases de croissance et de déclin,
une partie de la culture occidentale. Le second, la Société Théosophique,
créée officiellement en 1875 à l’instigation d'Helcna Petrovna Blavatsky
(1831-1891), s’est donnée dès sa naissance un certain nombre de directions,
de buts, relativement précis — ainsi qu’il incombe à toute association —, au
point qu’à tort ou à raison on a pu voir en elle un Nouveau Mouvement
Religieux, voire une nouvelle religion. Entre l’un et l’autre les ressem
blances sont évidentes : d’une part, tous deux tiennent une place
importante dans l'ésotérisme occidental. D’autre part, tous deux préten
dent s'occuper de « sagesse » ou de « connaissance », des « choses
divines », dans une perspective non point théologique mais gnostique — la
gnose, notamment celle des rapports et médiations unissant l’homme au
monde divin, étant considérée comme une voie privilégiée de transforma
tion et de salut. Dès lors, pourquoi les distinguer ? Parce qu’elles ne
disposent pas exactement du même corps référentiel, et que leur style est
différent. Le corpus référentiel de la première est de type essentiellement
judéo-chrétien, ses textes fondateurs datent de la fin du xvie et du début du
xvii* siècles. Celui de la seconde revêt un aspect plus universaliste, il est
tout pénétré d'éléments orientaux, particulièrement hindous et bouddhi
ques. Bien sûr, les deux corpus ne sont pas étanches ; ainsi, les emprunts de
la S.T. au courant théosophique ne sont point inexistants : Jean-Louis
Siémons rappelle (dans le présent ouvrage) que Mme Blavatsky fait une
bonne vingtaine de fois référence à Boehme. Et reconnaissant qu’entre les
deux courants (le courant théosophique proprement dit, et la S.T.) il existe
d’évidentes différences, Siémons ajoute que celles-ci « ne suffisent pas,
cependant, à créer entre eux un fossé infranchissable ». On ne peut qu'être
d’accord avec lui sur ce point. Si l’on admet que la maison ésotérique telle
qu’on peut l’observer est faite de plusieurs demeures, alors chacune de
celles-ci se doit de posséder un style propre. Et si chacune des deux familles
théosophiques est assez grande, assez riche, pour occuper une de ces
demeures à part entière, rien ne l’empêche de partager avec l’autre famille
7
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les parties communes et l’environnement. De même, s'il existe bien en
Europe un courant romantique, il ne serait guère fructueux de placer sous
un même chapeau Novalis et Alfred de Musset. À moins de vouloir parler
du Romantisme éternel, comme • d’autres parlent de la « Tradition
primordiale ». Mais c’est là un autre objet de discours, essentiellement
subjectif, voire doctrinaire — ce n’est plus le discours de l'historien.
Cette distinction faite, le propos est maintenant de présenter, sous
forme de périodisation succincte, le premier de ces deux grands massifs
dans sa genèse, son histoire, sa spécificité. Ce courant m'apparaît avoir
parcouru quatre périodes distinctes qui constituent comme la charpente de
la présente communication 7 : 1) À la fin du xvr et tout au long du xvnc
siècle, la création d’un corpus spécifique de textes qu'à partir de cette
époque on qualifiera de « théosophiques ». C’est en quelque sorte le
premier « âge d’or » de ce courant. II) L’extension de ce corpus et sa
réception par l’historiographie de la philosophie, dans la première moitié
du xvur siècle. Ill) Le renouveau de ce courant à l'époque pré-romantique
puis romantique (second Âge d’Or). IV) Son effacement, mais aussi sa
permanence, depuis le milieu du xixe siècle jusqu’à aujourd'hui.
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la remarquable rencontre de deux traditions : la tradition de la mystique
rhéno-flamandc qu'il maintient avec le plus de force au siècle de la
Réforme, et l’influence de cette grande synthèse paracelsienne, connue en
Allemagne seulement après la paix d'Augsbourg » 8. Heinrich Khunrath
(1560-1605) est l’auteur (parmi d’autres ouvrages) de Amphitheatrum
Sapientiae Aeternae (1595 et 1609), traité alchimico-théosophique dont
l’influence est considérable sur la plupart des courants ésotériques du xvir
siècle. L’auteur présumé d’un intéressant commentaire de quatre planches
de KAmphitheatrum, Johann Arndt (1555-1621), dans ses Vier Bücher vom
wahren christenthum (notamment dans le quatrième volume, 1610) élabore
ce qui, à partir de lui, va s’appeler « théologie mystique » — titre d’un traité
du Pseudo-Denys —, mais il le fait en tentant de marier la mystique
médiévale, l’héritage paracelsien et l’alchimie, en mettant l’accent sur une
faculté que posséderait l’homme d’accéder à une « seconde naissance »
comprise comme l’acquisition d’un nouveau corps dans l’âme élue.
L’influence de Arndt sera grande non seulement sur la théosophie mais
aussi dans la genèse du courant rosicrucien. À ces trois noms ajoutons-en
deux. Celui d’Ægidius Guttmann. dont la Offenbahrung göttlicher Majestät
sera publiée seulement en 1619 ; mais écrite en 1575 elle a beaucoup circulé
entre temps et contribué elle aussi à cette genèse ainsi qu’à celle du courant
théosophique. Et celui de l’hétérodoxe allemand Caspar Schwcnkfeld
(1490-1561) qui, tout docète qu’il est, élabore une théorie de la chair
spirituelle (la « Geistleiblichkeit »), notion qui devait devenir capitale pour
la théosophie 9.
Avec Jacob Boehme (1575-1624) le courant théosophique trouve ses
caractéristiques définitives, l’œuvre boehméenne représentant comme le
noyau de ce qui va constituer le corpus théosophique classique. En 1610,
contemplant un jour un vase d’étain, Boehme a sa première « vision », une
révélation subite grâce à laquelle il prend tout à coup une conscience
intuitive des réseaux de correspondance et des implications entre les
différents mondes ou niveaux de réalité. Il écrit alors son premier livre,
Aurora, dans lequel je suis tenté de voir l’acte de naissance du courant
théosophique proprement dit. Le livre est suivi par beaucoup d’autres, tous
écrits en allemand eux aussi. Ils sont bien vite relayés par ceux de nombreux
spirituels engagés dans son sillage.
La théosophie de Boehme est une sorte d’amalgame entre la tradition
mystique médiévale du xvr siècle allemand et une cosmologie de type
paracelsien. Judéo-chrétienne, elle se présente comme une herméneutique
visionnaire appliquée aux textes bibliques. Germanique par la langue, elle
est « barbare » aussi en ce sens qu’elle ne doit pratiquement rien aux
courants ésotériques latins ou grecs, qu’il s’agisse de l’Hermétisme
néo-alexandrin ou de la Kabbale chrétienne. On y retrouve plutôt des
éléments d’alchimie, un peu de Kabbale juive, mais surtout, répétons-le, de
paracelsisme. Elle va pourtant s’étendre bien au-delà des pays germani
ques, pourvue qu’elle est d’un certain nombre de caractéristiques qui, mises
ensemble, pour longtemps vont polariser l’attention d’un vaste public à
l’attente duquel elles répondent, et susciter des vocations de théosophes.
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B) CARACTÉRISTIQUES DE LA THÉOSOPHIE ET RAISONS DE
SON SUCCÈS
Entre les théosophes, point de grande unité doctrinale, mais des traits
communs. Je propose d’en distinguer trois.
a) Le triangle Dieu-Homme-Nature. Cette spéculation illuminée porte
à la fois sur Dieu — nature de Dieu, processus intra-divins, etc. —, sur la
Nature — éternelle, ou idéale, ou concrète — et sur l’Homme — son
origine, sa place dans l’univers, son rôle dans l'économie du salut, etc.
Principalement, elle porte sur les relations entre eux trois. Les trois angles
de ce triangle (Dieu-Homme-Nature) entretiennent ici les uns avec les
autres des rapports extrêmement complexes, selon des processus dramati
ques, ainsi qu'avec l’Écriture (l'imagination active permet de saisir toutes
ces corespondances).
b) La primauté du mythique. L'imagination active, créatrice, du
théosophe, prend appui sur le donné de la Révélation, mais en privilégiant
toujours les éléments les plus mythiques de celle-ci (présents par exemple
dans la Genèse, la vision à'Ezechiel, 1Apocalypse) et avec une tendance à
mythiser ceux qui le sont le moins. Sont ainsi mis en scène des personnages,
des mythèmes, des scenarii, comme la Sophia, les anges, l’androgyne
primitif, les chutes successives (de Lucifer, d'Adam, de la Nature), etc.,
c’est-à-dire des éléments que les théologiens ont tendance soit à
rationaliser, soit à passer sous silence. La théosophie est une sorte de
théologie de l'image. L’on peut parler ici d'un retour à un imaginaire
multiforme à partir duquel les théologies proprement dites avaient dû
travailler, mais que pour se constituer elles avaient présenté sur un mode
rationnel, en laissant se détacher d'elles ce qui, pour elles, n'était plus que
scories 10.
c) L ’accès direct aux mondes supérieurs. L'Homme possède en
lui-même la faculté 11, généralement en sommeil mais toujours potentielle,
de se « brancher >», en quelque sorte, directement sur le monde divin ou sur
celui d'entités supérieures. Cette faculté repose sur l'existence en nous d'un
organe spécial, une sorte ô'intellectus, qui n'est autre que notre imagination
— au sens le plus positif et créateur du terme. Une fois réalisé, ce contact
possède trois vertus : a) il permet d'explorer tous les niveaux de réalité ;
b) il assure une sorte de compénétration du divin et de l'humain ; c) il
donne à notre esprit la possibilité de se « fixer » dans un corps de lumière,
c'est-à-dire d’effectuer une « seconde naissance ». Nous voyons ici le
rapport avec la mystique ; cependant, le mystique prétend abolir les images
alors que pour Boehme et ses successeurs l'image est au contraire
accomplissement ,2.
Ces trois caractéristiques ne sortent pas du champ ésotérique ,3.
Aucune n’est propre à la théosophie, mais la présence simultanée de tous
les trois fait, à l'intérieur de ce champ, la spécificité du discours
théosophique. Spécifique aussi nous apparaît son style. I) est généralement
baroque, non seulement parce que déjà l'œuvre de Boehme et de ses
successeurs allemands directs est fortement marquée par cette forme
d'expression alors dominante, mais en raison surtout du recours permanent
à des mythes de chute, de réintégration, de transformation, vécus ou
revécus dans l'âme du théosophe de façon dramatique. Aussi bien ce
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baroquisme sera-t-il encore présent, quoiqu'avec moins de jaillissante
spontanéité, chez certains théosophes des périodes ultérieures.
On peut se demander ce qui au xvir siècle a pu favoriser l’éclosion et le
succès de ce type de discours. Le style — la forme d'art — seul ne saurait en
rendre compte. Un autre facteur y a contribué, à savoir l'apparition et la
vogue — notées plus haut — de l'ésotérisme considéré comme une congère
de courants et de traditions constituant un corps référentiel devenu
spécifique vers la fin du xv* et au xvr sides. À ces courants, à ce corpus, la
théosophie à peine née se trouve vite agrégée et profite de cette vogue.
Mais d’autres facteurs ont joué. Outre l’absence d'unité doctrinale et même
de doctrine tout court (il y a seulement des systèmes de pensée, propres à
chaque théosophe), trait bien propre à attirer des esprits las des querelles
religieuses en cette époque qui voit éclater la guerre de Trente Ans,
distinguons quatre facteurs, de type politico-religieux, liés au luthéranisme,
et deux de type philosophico-scientifique.
La théosophie surgit d'abord en terre luthérienne. Or, le luthéranisme
autorise, du moins théoriquement ou par définition, le libre examen, qui
chez certains esprits inspirés peut prendre une tournure prophétique.
D’autre part, cette religion est caractérisée par un mélange paradoxal de
mysticité et de rationalisme, d'où le besoin de mettre en discours
l’expérience intérieure, et inversement d’écouter des discours pour les
transformer en expérience intérieure. Troisièmement, au début du xvir
siècle, moins de cent ans après la Réforme, la pauvreté spirituelle de la
prédication protestante, la sécheresse de sa théologie, sont parfois
douloureusement ressenties, d'où un besoin de ressourcement. À ces trois
facteurs s’ajoute un quatrième élément, qui se présente comme un défi à
relever : si dans les milieux (de nobles, de médecins) où est née la
théosophie luthérienne l’on jouit d'une certaine liberté vis-à-vis des
pasteurs, l'activité prophétique n'est pas bien tolérée pour autant ; à
Gœrlitz, Boehme est la cible du ministre du culte, et en maints endroits le
peuple est farouchement orthodoxe. Les mêmes facteurs rendent compte, à
la même époque, de l'apparition du courant rosicrucien, lui aussi nouveau
venu dans le paysage ésotérique occidental, et lui aussi courant « réforma
teur ». Aussi bien peut-on observer que depuis la Renaissance la plupart
des penseurs ésotérisants sont, à des titres divers, des « réformateurs », si
nous donnons à ce mot un sens général qui ne se confond pas avec le
protestantisme.
Sur le plan philosophico-scientifique, c'est un lieu commun de rappeler
que l’époque voit s'intensifier un désir d'unité des sciences et de l'éthique —
un besoin d'unifier la pensée. L’idée d'une solidarité des savants, celle
d'une science « totale », font partie du climat spirituel et intellectuel. Or, la
théosophie paraît répondre à ce besoin. Par essence, elle est globalisante.
Par vocation, elle se montre encline à tout intégrer dans une harmonie
générale. Il en va de même du rosicrucisme (Fama Fraternitatis, 1614 ;
Confessio, 1615) et du courant « pansophique » qu’il suscite, la pansophie
se présentant surtout, ainsi que l’entend Jan Amos Comenius (1592-1671),
comme un système de savoir universel, toutes choses étant ordonnées à
Dieu et classées selon des rapports d'analogie. Ou, si l'on préfère, une
connaissance des choses divines acquise en partant du monde concret, de
l’univers entier dont il s’agit de déchiffrer d’abord les « signatures » ou
hiéroglyphes u. Le second facteur philosophico-scientifique est l’apparition
11
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du mécanisme, qui favorise l’éclosion du cartésianisme. Á l'opposé de cette
nouvelle forme d’imagination scientifique, et à l'encontre d’une épistémè
qui vide l’univers de ses « correspondances », théosophie et pansophie
réaffirment la place du microcosme dans le macrocosme. Certes, l’on ne
peut dire de la théosophie qu’elle soit scientifique, ni que la pansophie
elle-même ait jamais dépassé le niveau du projet. Pourtant, l’une et l'autre
apparaissent alors à beaucoup d’esprits comme une promesse, un espoir,
une nouvelle aurore de la pensée. De plus, l’aspect poétique de leurs
discours favorise une compénétration de la littérature et de la science et par
voie de conséquence contribuent au développement de la vulgarisation
scientifique.
c) PREMIER CORPUS ET PREMIERS DISCOURS CRITIQUES
Par corpus théosophique du xvir siècle, entendons l'ensemble des
auteurs que les théosophes eux-mêmes, et les observateurs non théosophes
(les historiens, les théologiens) considèrent comme faisant partie de cette
famille. La liste en est fréquemment dressée, avec bien sûr quelques
variantes et sans que pour autant le mot « théosophes » (ou « théosophie »)
apparaisse chaque fois. Présentons ici les noms des auteurs du xvir siècle le
plus souvent cités aux xvuf et xvmc, en distinguant selon les pays et en nous
limitant chaque fois à un seul titre. Outre Paracelse et Weigel, souvent
nommés comme représentants de ce courant, et outre Boehme dont le nom
revient toujours et dont les œuvres connaissent de nombreuses éditions et
traductions l5, ce sont, d’abord en Allemagne : Johann Georg Gichtel
(1638-1710), Theosophia Practica (éditée en 1722, mais écrite bien avant) ;
Quirinus Kuhlmann (1651-1689), Kühlpsalter. 1677 ; Gottfried Arnold
(1666-1714), Das Geheimnis der göttlichen Sophia, 1700. Parfois, les listes
font figurer aussi Ægidius Guttmann (1651-1689), Offenbahrung göttlicher
Majestät (cf. supra) ; Julius Sperber ( ? -1616), Exemplarischer Beweiss,
1616. En Hollande, Jean-Baptiste Van Hclmont (1577-1664). Aufgang der
Arzneikunst, 1683, et Franziscus Mercurius Van Helmont (1618-1699), The
Paradoxical Discourses concerning the Macrocosm and the Microcosm,
1685. En Angleterre, Robert Fludd (1574-1637), Utriitsque Cosmi Historia.
1617/26 ; John Pordage (1608-1681), Theologia Mystica, or the Mystic
Divinine of the /Eternal Invisibles, 1683 ; Jane Leade ( 1623-1704), The Laws
of Paradise, given forth by Wisdom to a Translated Spirit. 1695 ; Henry
More (1614-1687), le néo-platonicien de Cambridge, est parfois ajouté à
cette liste. En France, Pierre Poirct (1646-1719), L'Économie Divine, ou
Système universel et démontré des œuvres et des devoirs de Dieu envers les
hommes, 1687 ; Antoinette Bourignon (1616-1680), Œuvres (éditées par
Pierre Poiret en 1679/84).
C’est à peu près tout. Relativement peu de noms, mais un corpus
important (plusieurs de ces auteurs ont été prolifiques). À part Sperber, les
Van Helmont, Fludd. More, et bien sûr Guttmann, nous trouvons là une
majorité de « disciples » de Boehme. On remarquera aussi qu’à de rares
exceptions près (par exemple, Robert Fludd) les théosophes n’écrivent pas
en latin mais en langue vulgaire, qui se prête davantage à l'expression de
visions et de sentiments qu'un latin si loin de toute langue maternelle. Il en
va de même des « proto-théosophes », à l'exception de Khunrath. Et à côté
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des écrits proprement dits il convient de mentionner l’existence d'une riche
iconographie théosophique — une « théosophie par l'image » —, dont
YAmphitheatrum de Khunrath avait comme inauguré l’apparition d'une
manière somptueuse et aurorale, et dont certains des plus beaux exemples
sc trouvent dans l’édition des œuvres complètes de Boehme éditées en 1682
par Gichtel. L’époque, il est vrai, est aux belles images ésotériques, comme
en témoignent maints livres d'alchimie illustrés publiés tout au long de la
première moitié du xvn* siècle. Mais cette floraison iconographique ne
survit guère à la fin du siècle ; il faudra attendre une centaine d’années pour
la voir réapparaître, encore ne brillera-t-elle que pendant une courte durée
(cf. infra, « Les trois espaces du paysage »).
Vers la fin du siècle, plusieurs philosophes et historiens commencent à
parler de la théosophie, adoptant à son égard une attitude d’acceptation ou
de refus. Deux surtout méritent de retenir notre attention, tant par l'usage
qu’ils font du vocabulaire que pour le contenu de leurs ouvrages. Le
premier, Ehregott Daniel Colberg (1659-1698), pasteur protestant à
Greifswald, se livre à une attaque en règle de divers courants spirituels dans
lesquels il aperçoit un danger pour la foi. À lui seul le titre de son livre
publié en 1690/91 est un explicite programme : « Le christianisme
platonico-hcrmétique... » ,A. Ses cibles sont l'Hermétisme alexandrin,
Paracelse, Boehme, l'astrologie, l'alchimie, la pansophie, mais aussi, plus
généralement, la mystique. Dans tout cela il croit voir un dénominateur
commun, à savoir le postulat selon lequel l'homme, d’origine divine,
possède la faculté d'auto-diviniser grâce à une connaissance ou des
exercices appropriés. Si le mot « théosophie » n'apparaît pas ici, la notion
est présente, quoique sans contours précis ; elle se trouve illustrée par
quelques noms (outre Paracelse et Boehme, Antoinette Bourignon), et
intégrée à des courants voisins avec lesquels elle constitue une bonne partie
du paysage ésotérique. À travers les théosophes, c'est précisément au
piétisme que Colberg s'en prend le plus. Et à travers le piétisme il vise la
théologie mystique, car la mystique déifie l’homme. Ce que Colberg réfute,
c'est la théorie de la nouvelle naissance, conçue comme une régénération de
l'homme sur terre, à l’opposé de la doctrine de l’imputation. La nouvelle
naissance est — du moins en Allemagne — la grande idée non seulement de
Boehme, de Arndt, mais aussi des piétistes et des théosophes de tout poil.
Très lu, le livre de Colberg sera réédité en 1710.
Le second historien est Gottfried Arnold (1666-1714), lui-même
théosophe (cf. supra), auteur de deux « Histoires ». Sa monumentale
« Histoire impartiale des sectes et des hérésies... », publiée en 1699/1700,
porte un titre un peu trompeur car trop limitatif (la théosophie, et maints
autres courants traités par Arnold, n'ont rien de sectaire ni d'hérétique en
soi). Cette Histoire est suivie par une autre, intitulée « Histoire et
description de la théologie mystique... » (1703) ,7. Dans la première des
deux, la théosophie est présentée avec un grand souci d'informer (ce gros
livre est resté, de toute manière, un ouvrage de référence très consulté en
matière de courants spirituels), et avec beaucoup de sympathie. C'est un
peu une réponse au livre de Colberg, que d'ailleurs il cite a l'occasion, mais
à la différence de celui-ci Arnold laisse de côté certains courants de
résotérisme. comme l'Hermétisme néo-alexandrin (quitte à lui consacrer
quelques pages dans le livre de 1703). Les théosophes dont il traite sont
Boehme. A. Bourignon, Poiret, Kuhlmann. Il s’étend longuement aussi sur
13
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les écrits de Paracelse et des Rose-Croix. Dans la seconde « Histoire »
(1703) il revient à Boehme en s'y attardant, mentionne Thomas Bromley.
Mais comme Colberg, il ne distingue guère ces spirituels-là des mystiques
proprement dits l8. Et s’il fait l’apologie de Boehme, cependant il n'est pas
son disciple. Ce qu’il glorifie avant tout, c’est la théologie mystique,
représentante selon lui du véritable christianisme. Au demeurant, il
n’emploie guère « Theosophie », « theosophisch », du moins dans sa
première « Histoire » — et dans la seconde il ne lui confère pas le sens qui
nous occupe ici.
Celui-ci, en effet, reste fluctuant à la fin du xvu1 siècle — et le restera
toujours. Â l'aube du précédent, « theosophista » est employé péjorative
ment. Ainsi, pour Johann Reuchlin il sert à désigner un scholastique
décadent. Pour Cornélius Agrippa, un théologien prodigue en
syllogismes ,9. Alabri (ps. de Johannes Arboreus), dans sa Theosophia
parue en plusieurs volumes de 1540 à 1553, réclame qu'une partie de
¡’enseignement religieux soit réservée à des élites, mais le titre de ce gros
ouvrage est trompeur car il est pratiquement synonyme de « théologie » 20.
Un petit livre de magie, VArbatel, assez répandu à partir de sa première
édition (vers 1550/60), parle de « theosophia » dans un sens qui rappelle
celui d'auteurs de l’Antiquité tardive ; le terme désigne ici la « notitia
gubernationis per angelos », et « anthroposophia » lui est associé 21.
C’est peut-être Khunrath, le principal responsable de l'usage du mot
pour qualifier la littérature qui nous occupe. En effet, il le fait figurer en
bonne place dans au moins deux de ses œuvres. Son Amphitheatrum, dès la
première édition (1595), est signé, dans le titre même : « instructore
Henricus Khunrath Lips, Theosophiae Amator ». Et dans une œuvre parue
peu après. Vont Hyleatischen... (1597), il explique même ce qu'il entend par
¡à : il s’agit d’une activité méditative, d'oraison, et distincte de celle,
proprement alchimique, du laboratoire, mais pour lui l'une ne va pas sans
¡’autre 22. Il déclare donc parler en théosophe, et l’on a vu que son
Amphitheatrum, consacré à la Sagesse Divine, a sûrement retenu l’attention
de Boehme. À ce moment-là (1595, 1597) le courant théosophique
proprement dit n’est pas encore né, il est seulement sur le point
d’apparaître ; mais « théosophie » semblera bientôt assez adéquat à ses
représentants pour le désigner au sens où Khunrath l’entend, d’autant que
YAmphitheatrum connaît plusieurs rééditions. Vers 1608/1610 en tout cas,
on l’emploie de plus en plus, chargé de cette connotation, quoique
parallèlement persiste son usage dans un sens plus vague 23.
Si on ne le trouve pas dans les écrits proto-rosicruciens (Fama
Fraternitatis, 1614 ; Confessio, 1615 ; Chymische Hochzeit, 1616), Johann
Valentin Andreae (1586-1654), le principal père fondateur de la Rose-
Croix, l’utilise pourtant, notamment dans son utopie Christianopolis
(1619), où imaginant plusieurs « auditoriums » il en réserve un à la
métaphysique, destiné surtout à servir de lieu à la « theosophia », présentée
ici comme une « contemplation » supérieure dirigée vers le « Fiat divin, le
service des anges, le pur air du feu ». Cela n’empêche pas Andreae, dans
d’autres écrits, de conférer parfois à cette « theosophia » une connotation
très péjorative 24. Mais il est d’autant plus intéressant de constater
semblable flottement de sens chez un même auteur — en l’occurrence,
Andreae —, que le commencement du w ir siècle est un moment tout à fait
décisif dans l'histoire du mot.
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Ne soyons point surpris que, malgré l'influence de Khunrath, le mot
soit rare chez Boehme qui d’ailleurs lui donne un sens limité. Boehmc dit
par exemple : « Je n'écris pas à la manière païenne, mais théosophique » —
pour préciser qu'il ne confond pas la nature et Dieu. Ce sont pourtant ses
œuvres, qui vont puissamment, après Khunrath, contribuer à en répandre
l'usage ; cela, en raison du titre de certaines d'entre elles, et non des
moindres. Mais ces titres paraissent avoir été choisis davantage par les
éditeurs que par l’auteur lui-même 25.
Lorsque paraît Œdipus Ægyptiacus (1652/54), d'Athanase Kircher
(1601-1680), le mot se trouve donc déjà bien implanté dans son sens
nouveau, grâce à Khunrath et aux éditions des livres de Boehme. Mais le
jésuite Kircher ne s’intéresse guère à la théosophie germanique moderne,
bien plutôt à la pensée ésotérique des Anciens, que — sans lui faire violence
— il affuble du même mot de « théosophie » : une partie très importante de
ce gros livre est intitulée « Théosophie métaphysique, ou théologie
hiéroglyphique » 26. 11 y est question de la métaphysique des Égyptiens, du
Corpus Hermeticum, du néoplatonisme... Ainsi, dans cette œuvre qui
devait trouver une audience large et durable, Kircher donne encore à ce
mot l’un de ses sens anciens les plus répandus, celui de métaphysique
divine.
Ce sont ensuite d’autres éditeurs de Boehme, qui contribuent à la
vogue du mot pour désigner le courant. Ainsi Gichtel, qui intitule son
édition des œuvres complètes : Des Gottseligen (...) Jacob Böhmens (...)
Alle Theosophische Wercken (Amsterdam, 1682), et celle de la correspon
dance : Erbauliche Theosophische Sendschreiben (1700-1701). On n'est pas
surpris alors que Daniel Georg Morhof (1639-1691), historien de la
littérature, professeur d'éloquence et de poésie à Kiel, emploie « théoso
phie » dans le sens de Gichtel. Plutôt favorable à Tésotérisme, Morhof
consacre une dizaine de pages de son Polyhistor (1688) aux « livres
mystiques et secrets » 27, dont il divise les auteurs en trois catégories : les
théosophes, les prophètes, les magiciens. Les premiers enseignent les
choses divines et cachées concernant Dieu, les esprits, les génies, les
cérémonies ; les Anciens les appelaient aussi « théurges ». Hermès,
Pythagore, Jamblique, le Pseudo-Denys, Boehme, Paracelse, entrent dans
cette catégorie, de même que les kabbalistes juifs (« les Hébreux appelaient
Kabbale leurs livres théosophiques »). La deuxième catégorie est représen
tée par des hommes doués du pouvoir de prédiction, comme certains
astrologues, ou Nostradamus. La troisième, par Pic, Ficin, Reuchlin,
Agrippa, Postel. Campanella, les magnétiseurs, les alchimistes... 2M.
Pourtant, Colberg dans son « Christianisme platonico-hermétiquc », et
Arnold dans sa grande « Histoire » (cf. supra), n'emploient presque jamais
le mot 29. Mais dans sa seconde « Histoire », Arnold lui consacre une
rubrique : « Was Theosophia sey ? » (Ce qu’est la théosophie). À ce qu'il
faut entendre par vraie théologie, écrit-il, correspond le mot « théoso
phie », qui est « Sagesse de Dieu » ou « Sagesse qui vient de Dieu » ; cette
« théologie secrète » (« geheime Gottesgelehrtheit ») est un don du
Saint-Esprit. Arnold cite l’emploi du mot dans ce sens chez le Pseudo-
Denys (« la Trinité est la surveillante de la théosophie chrétienne ou
Sagesse de Dieu »), et remarque que des théologiens protestants ne
craignent pas de l’utiliser 30 — dans le sens, bien sûr, de bonne théologie.
On est loin de l'acception utilisée par Morhof.
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II) La période de transition (première moitié du xvm* siècle)
a) DEUX FAMILLES THÉOSOPHIQUES
Dans la première moitié du x v i i P siècle un deuxième corpus se
constitue, et c’est encore principalement en pays germanique. Cette
continuation, ou cette continuité, de la théosophic, est favorisée par les
mêmes facteurs que ceux énumérés plus haut à propos du début du xvir
siècle, car les mêmes questions, sous des formes différentes, continuent de
se poser sur les plans philosophique, politique, religieux. Au cours de cette
période, la production théosophique se répartit selon deux grandes
tendances.
1) Une tendance que l'on pourrait qualifier de traditionnelle, en ceci
qu’elle s’apparente d’assez près à celle du courant originel de type
boehméen. Elle est représentée notamment par le Souabe Friedrich
Christoph Œtinger (1702-1782), dont le premier livre est consacré à
Boehme (Aufmuntemele Gründe zur Lesung der Schriften Jacob Böhmens,
1731) et dont la production théosophique déborde largement la période (cf.
infra, « Les trois espaces du paysage »). Le boehmiste anglais William Law
(1686-1761), An Appeal to All that doubt. The Spirit of Prayer, 1749/50 ;
The Way to Divine Knowledge, 1752. Un Allemand émigré en Angleterre,
Dionysius Andreas Freher (1649-1728), un des plus inspirés herméneutes
de Boehme (textes et traductions en anglais, rédigés en 1699/1720). C’est
l’époque où paraît un traité théosophique fondamental de Gichtel, la
Theosophia Practica (1722). En français, paraissent Le Mystère de la Croix
(1732), de l’Allemand Douzetemps ; Explication de la Genèse (1738), du
Suisse Hector de Saint-Georges de Marsais (1688-1755), proche des
spirituels de la ville de Berlebourg (la fameuse Bible de Berlebourg est une
édition des Écritures, riche de commentaires théosophiques et quiétistes).
2) Une tendance de type « magique », d’orientation paracelsienne et
alchimique, représentée par quatre auteurs allemands. Georg von Welling
(alias Salwigt, 1655-1727), Opus mago-theosophicum et cabbalisticum
(1719, plusieurs fois réédité). A.J. Kirchweger ( ? -1746), Aurea Catena
Hotneri (1723). Samuel Richter {alias Sinccrus Renatus), Theo-
Philosophica Theoretica et Practica, 1711. Hermann Fictuld, Aureum
Vellus, 1749).
À peu d'exceptions près, la théosophie de ces deux tendances n’a plus
ce caractère de jaillissement visionnaire que revêtait celle du début du xvir
siècle, et encore de Gichtel. Nous avons affaire à des spéculations
théosophisantes, certes, sur l’Écriture et sur la Nature, mais cette
théosophie refroidie, davantage intellectuelle, si elle reste bien « globali
sante », ne part plus guère d'une Zentralschau (d’une « vision centrale »).
Aux théosophes des périodes suivantes ce nouveau corpus servira moins de
référence que celui de la précédente.
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consécration d'une reconnaissance dans le domaine de la philosophie et
celui de la spiritualité. Nous avons vu déjà qu’en cela Colberg (un
adversaire) et Arnold (un avocat) avaient ouvert la voie. Présentons trois
de ces nouveaux discours, parmi les plus importants ou les plus
intéressants : ceux de Gcntzkcn, Buddeus, et Brucker.
Pour Friedrich Gentzken (Historia Philosophiae, 1724) 31, c'est
Paracelse qui est à l’origine de la « philosophie mystique et de la
théosophie » (l’auteur ne semble pas faire beaucoup de différence entre les
deux termes), courant qui tire son inspiration de la Kabbale, la magie,
l'astrologie, la chimie, la théologie, la mystique. Ses représentants ont bien
une attitude « théosophique » en ceci qu'ils prétendent qu'on ne peut
obtenir sans illumination spéciale cette « sagesse » (« sophia ») dont ils
parlent, mais leur discours est un chaos de choses fantastiques. Et Gentzken
d'énumérer les théosophes. Ce sont Weigel, les Rose-Croix, Guttmann,
Boehme. J.B. Van Helmont. Fludd, Kuhlmann. Ces gens sont guidés par
une imagination déréglée (« tumultuaria imaginado »). Ils ne s’accordent
pas entre eux, pourtant quatre dénominateurs communs les rapprochent les
uns des autres : a) le théosophe prétend connaître mieux que le commun
des mortels la nature de toute chose ; il croit comprendre les vertus des
choses cachées et appelle cela « magie naturelle » ; b) il se considère
comme le vrai astrologue, celui qui sait scruter l'influence des astres sur
notre terre ; c) il prétend savoir fabriquer la semence véritable des métaux
pour les transformer en or. préparer la médecine universelle ; d) il tient
qu'il y a trois parties en l’homme : le corps, l’âme et l’esprit 32.
Ce développement appelle deux remarques. D'une part, les noms cités
sont bien ceux d’un corpus déjà reconnu comme tel, quoique les
Rose-Croix ne se rattachent à celui-ci que par le biais de la pansophie.
D’autre part, des quatre dénominateurs communs proposés par Gentzken,
seul le premier peut s'appliquer vraiment à la théosophie. Les deuxième et
troisième ne sont point pertinents car elle n'est pas nécessairement
astrologique ou alchimique. Le quatrième est bien trop limitatif pour
pouvoir être valablement retenu.
Johann Francisais Buddeus (1667-1729), professeur de philosophie à
Halle puis de théologie à léna, et proche du piétisme, parle des théosophes
dans son livre Isagoge (1727) . Il y a, écrit-il, «des gens qui font
commerce de je ne sais quels arcanes et choses cachées, tantôt philosophes,
tantôt théologiens, et se donnent le nom de théosophes ». Il rappelle
ensuite la tripartition proposée par Morhof (cf. supra, « Premier corpus »)
et ajoute qu’on ne voit pas pourquoi les appeler « théosophes », car s'ils
disent des vérités celles-ci sont conformes aux Ecritures, et alors on trouve
les mêmes vérités chez ceux qui s'appellent théologiens. S’ils ne disent pas
la vérité, alors ils produisent des choses vaincs et ne sont point philosophes,
encore moins « théosophes », ils ne vendent que de la fumée 34. Plus loin, il
cite quelques titres (point seulement des noms) : Fludd (Philos opitia
Moysaica, et Utriusque Cosmi Historia), Guttmann (Offenbahrung göttli
cher Majestät), Kuhlmann (Der neubegeisterte Böhme) ; ces auteurs,
comme d'autres de la même famille, s'entourent de ténèbres et cachent, dit
Buddeus, davantage qu'ils ne révèlent, les arcanes de la Nature 35 !
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c) JACOB BRUCKER, OU LE PREMIER EXPOSÉ SYSTÉMATIQUE
Jacob Brucker (1696-1770), pasteur à Augsbourg, peut passer
légitimement pour le fondateur, dans les Temps Modernes, de l’Histoire de
la Philosophie. On peut regretter que ses successeurs (les historiens de la
philosophie), dans leur immense majorité et jusqu’au xxc siècle inclusive
ment, n’aient pas comme lui fait aux courants ésotériques la place qu’ils
méritent. Brucker a écrit deux histoires de la philosophie, l'une en allemand
(Kurtze Fragen, 1730-36), l’autre en latin (Historia critica Philosophic?,
1742-44). Promises à un grand succès, toutes deux servirent d’outils de
références obligé à de nombreuses générations. Or, jamais auparavant la
théosophie n’avait fait l’objet de développement aussi longs et systémati
ques que dans ces deux ouvrages. Elle s’y trouve en bonne compagnie, à
côté d’autres grands courants du champ ésotérique comme l’Hermétisme, la
Kabbale juive et chrétienne, le paracelsisme. Tous ces chapitres constituent
une présentation générale, assez détaillée — quoique négative et
tendancieuse — de l’ésotérisme ancien et moderne. La première, en tout
cas, d’une telle envergure. Brucker fait bien la différence entre ceux qu’il
appelle les théosophes, et les « restaurateurs de la philosophie pythagorico-
platonico-kabbalistique » 36 tels que Pic, Agrippa, Reuchlin, Giorgi,
Patrizi, Thomas Gale, Cudworth, Henry More.
Le corpus théosophique est selon Brucker composé principalement des
œuvres de Paracelse. Weigel, Fludd, Boehme, des deux Van Helmont,
Poiret, et accessoirement Gerhard Dorn, Guttmann, Khunrath. Il y
rattache le rosicrucisme. Pour l’essentiel, l’acte d’accusation dressé par
Brucker rejoint celui de Colberg : les théosophes posent l’existence d'un
« principe intérieur » (« inwendiges Principium ») en l'homme, principe qui
provient de l’essence divine, ou de l’océan de la lumière infinie. Cette
émanation, qui pénètre comme un influx dans le fonds de l’âme humaine,
Brucker dit que les théosophes l'opposent à la « raison » (« Vernunft ») ; à
celle-ci ils assignent une position inférieure en ne la plaçant guère au-dessus
de l'entendement (« Verstand »). Ils font parfois usage du mot « raison »,
mais par là ils n’entendent malheureusement pas une connaissance de la
vérité à partir de principes naturels, ni la vertu par laquelle on connaît cette
vérité. Brucker reproche à Paracelse d'avoir été le premier à répandre cette
idée de « principe illuminant » par lequel l’homme se prétendrait branché
directement sur le Naturgeist (l’esprit de Nature). Selon Paracelse et les
théosophes, si l’on sait utiliser ce « principe » qui est en nous il devient
possible de pénétrer cet « esprit de Nature » pour ouvrir tous ses mystères à
notre connaissance illuminée. Et Brucker de citer « l'un des plus célèbres et
des plus élégants » d'entre ces théosophes, à savoir Boehme, qui écrit dans
Aurora :
« De même que du Père et du Fils est émané le Saint-Esprit, qui
représente une Personne autonome dans la Divinité, et qui bouillonne à
l’intérieur du Père tout entier, de même est émanée des vertus de ton
cœur, de tes veines, de ton cerveau, la vertu qui bouillonne dans tout ton
corps. Et de ta lumière est émanée la même vertu — raison, intelligence,
art, sagesse — pour gouverner le corps entier et pour distinguer tout ce
qui est hors du corps. Et ces deux choses sont une seule chose dans
l'économie de ton âme : c’est ton esprit, et cela veut dire Dieu, le
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Saint-Esprit. Et le Saint-Esprit émané de Dieu régne aussi dans ton
esprit en toi, si tu es un enfant de lumière et non pas des ténèbres » T7.
Les théosophes ont l'imagination échauffée, le tempérament générale
ment mélancolique. Prétendant posséder une intelligence des mystères les
plus profonds de la Nature, ils font grand cas de la magie, de la chimie, de
¡’astrologie et autres sciences de ce genre, qui ouvrent les portes de la
Nature ; et ils appellent « Kabbale » cette philosophie divine qu’ils
prennent pour la Tradition secrète et très ancienne de la Sagesse. En
recherchant la grâce par la médiation de la Nature et par celle de leur
« principe intérieur », ils mélangent Nature et grâce, révélation directe et
révélation indirecte w. Brucker leur reproche de se montrer généralement
ignorants de l’histoire de la philosophie. À part Franziskus Mercurius Van
Helmont, ils ne connaissent même pas la Kabbale véritable 39, Esprit
systématique, Brucker fait également grief aux théosophes du fait qu’on ne
trouve pas entre eux une unité doctrinale (« il y a autant de systèmes
théosophiques qu'il y a de théosophes ») 4,1 mais seulement des caractéristi
ques communes. Ce sont : a) l’émanatisme, comme chez les néoplatoni
ciens : tout est émané de la substance divine et doit retourner à ce centre ;
b) la recherche d’une illumination immédiate de notre âme par l'Esprit
Saint et non pas par la raison des philosophes (une saine raison de type
aristotélicien, celle que Brucker préfère) ; c) les signatures, qui sont en
toutes choses l’image même de la substance divine ; on connaît les créatures
à partir de Dieu, on les reconnaît en Lui ; d) l’idée qu'un esprit universel
( Weltgeist) réside dans toutes choses ; e) l’utilisation des signatures et de cet
esprit universel à des fins magiques, c'est-à-dire dans le dessein de pénétrer
les mystères de la Nature, d’agir sur celle-ci et de commander aux esprits
(astrologie magique, alchimie, théurgie, etc.) ; f) la tripartition de l’être
humain (étincelle divine, esprit astral et corps) 41. Brucker reconnaît
toutefois que contrairement aux spinoziens les théosophes ne confondent
pas Dieu et le monde 42. Mais ils n'en sont pas moins des « aphilosophoï »,
ieur théosophie est une « asophia » 4\
Peu d'années après le livre de Brucker, YEncyclopédie de Diderot
consacre une entrée de vingt-six pages à « Théosophie ». Pour l’essentiel
l’auteur — Diderot lui-même — plagie Brucker, comme Jean Fabre l'a
montré 44. Il le fait d'ailleurs avec beaucoup de talent, dans un style qui
contraste avec le lourd latin de son modèle, mais se montre nettement
moins précis que lui. Il parle surtout de Paracelse, pour en dire d'ailleurs du
bien (sans doute cette étrange figure de médecin errant et génial ne
pouvait-elle que lui plaire), dédaigne Boehme ou le ridiculise, et ne fait au
demeurant que mentionner cinq autres noms : Sperber, Fludd, Pordage,
Kuhlmann, Jean-Baptiste Van Helmont. Cette présence de la théosophie
dans l'Encyclopédie est d'autant plus intéressante que le mot ne figure pas
encore dans les dictionnaires.
Pourtant il s’est vulgarisé en même temps que sont apparus les discours
historico-critiques. En témoignent des titres d’ouvrages « sérieux » comme
ceux de Welling, de Sincerus Renatus (cf. supra), de J.F. Helvetius qui
publie en 1709 une Monarchia arcanorum theo-sophica ; ou plus faciles,
plus populaires, comme la « Salle théosophique des merveilles du roi
souterrain Magniphosaurus très épris de la beauté incomparable de la reine
Junon » (1709) ; ou encore les « méditations théosophiques du cœur »,
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écrites par le grand-père du prince ami de Goethe 45. À ce succès du mot
employé pour désigner le courant qui nous occupe, ou pour évoquer un
ensemble d’idées de type ésotérique, Gichtel a pu contribuer en tant
qu'éditeur des œuvres complètes de Boehme, puisque dans le titre même
celles-ci étaient qualifiées de « théosophiques » (cf. supra, « Premier
corpus »). Y contribuent maintenant Johann Otto Glüsing et Johann
Wilhelm Ueberfeld, éditeurs de nouvelles œuvres complètes de Boehme
parues sous un titre tout semblable mais davantage « accrocheur » :
Theosophia Revelata. Das ist : Alle Göttliche Schriften des Gottseligen und
Hocherleuchteten Deutschen Theosophi Jacob Böhmens (1715). Cet auteur
si important dans l'avènement du courant théosophique est présenté par le
traducteur de Der Weg zu Christo (Le Chemin pour aller au Christ, 1722)
comme le « Thco-Philosophe Teutonique », et l’une des rééditions de ce
même ouvrage, en allemand, porte le titre Theosophisches Handbuch
(1730), c’est-à-dire, « Manuel de Théosophie »...
Un peu plus tard, à Herrnhut, chez les Frères Moraves, « théosophie »
est employé parfois dans un sens positif. Ainsi vers 1751, dans un cantique,
le Fils de N.L. Zinzendorf, Christian Renatus, invoque la « sainte
théosophie » qu’il voit, rapporte Pierre Deghayc, « sourire dans YUrim
symbolisant la lumière sur la poitrine du prêtre ». Christian Renatus écrit :
« Komm heilige Theosophie, / die aus dem Urim lacht ». Ici, elle représente
la gnose, ou l’équivalent de ce que Œtinger appelle la « philosophie
sacrée » 40. Zinzendorf lui-même emploie le mot dans un sens positif, pour
« théologie » : il parle alors de « theologische Theosophie ». À celle-ci il
oppose une « autre théosophie », incertaine certes, mais plus intelligente,
que Pierre Deghaye situe dans la mouvance kabbalistique et
boehméenne 47.
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s’exprime à travers des formes d'art, ou de projets politiques, sécularisées,
aussi bien que dans des discours théosophiques. À construire la Nouvelle
Jérusalem ou à reconstruire le Temple de Salomon maintes associations de
type maçonnique ou para-maçonnique s'emploient. Troisièmement, l’inté
rêt d’un public de plus en plus vaste ouvert aux sciences. En effet, d'une
part, la physique de Newton a encouragé des spéculations de type
holistique, qui de plus en plus souvent portent sur les polarités présentes
dans la Nature, la grande affaire étant d’accorder science et connaissance.
D’autre part, la physique expérimentale se popularise, s'introduit dans les
salons, sous forme d'expériences pittoresques — d’électricité, de magné
tisme — propres à stimuler l'imagination car elles laissent entrevoir
l’existence d’une vie ou d'un fluide qui parcourait tous les règnes de la
matière. Indissociable de ce troisième facteur — la vulgarisation — est
l’éclectisme, trait qui marquait lui aussi l'époque précédente déjà friande de
choses curieuses — de curiosa —, autant que soucieuse d'harmoniser les
données du savoir. Mais dans la seconde moitié du siècle l’éclectisme prend
des formes plus variées encore : on s’intéresse de plus en plus à l'Orient,
mieux connu grâce à des traductions ; à l’Égypte ancienne et à ses
mystères ; au pythagorisme, aux religions anciennes, etc. Cela, bien sûr, en
dehors même du champ ésotérique proprement dit.
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Bourignon, elles témoignent néanmoins de la présence d’une théosophie
féminine dans le contexte romantique.
Si le catholique Baader peut passer à bon droit pour un exemple
achevé de la théosophie et de la pansophie à l'intérieur de la Naturphiloso
phie romantique allemande 49, d’autres représentants de celle-ci se
montrent influencés par celles-là. Cette famille de Naturphilosophen est
illustrée par quelques noms célèbres : Friedrich von Hardenberg (alias
Novalis, 1772-1801), Johann Wilhelm Ritter (1776-1810), Gotthilf Heinrich
von Schubert (1780-1860), Carl Gustav Carus (1789-1869), A.K.A.
Eschenmayer (1770-1852), Friedrich Schlegel (1772-1829), Gustav Theodor
Fechner (1801-1887), ou Johann Friedrich von Meyer (1772-1849). La
Naturphilosophie romantique présente en effet des caractéristiques qui
l’apparentent sinon directement à la théosophie, du moins au projet
pansophique, à savoir : a) une conception de la Nature comme texte à
déchiffrer à l’aide de correspondances ; b) le goût du concret vivant et le
postulat d'un univers pluriel, à plusieurs niveaux de réalité ; c) l'affirmation
d’une identité de l’Esprit et de la Nature.
Le deuxieme espace de ce paysage théosophique est original à au
moins deux titres : il se résume au nom d’un seul auteur, et paraît ne rien
devoir à la théosophie précédente ou contemporaine. Il s'agit de l’œuvre du
Suédois Emmanuel Swedenborg (1688-1772), savant et inventeur réputé
qui un beau jour de 1745 interrompt ses activités proprement scientifiques à
la suite de rêves et de visions venus soudain transformer sa vie intérieure. Il
se plonge alors dans l’étude des Écritures et rédige des Arcana cœlestia
(1745-58), suivis de nombreux autres livres {De Nova Hierosolyma, 1758 ;
Apocalypsis revelata, 1766 ; Apocalypsis explica ta, 1785-89, etc.). Cette
œuvre est composée avant la période présentée ici, toutefois elle ne
commence vraiment à pénétrer partout en Europe et en Amérique qu’à
partir des années soixante-dix, sous forme d'innombrables traductions,
abrégés, commentaires, qui avec les écrits de Swedenborg lui-même
constituent un corpus référentiel d'un type nouveau et depuis lors
extrêmement fréquenté.
Si l'on se réfère aux trois caractéristiques présentées plus haut (cf.
« Carctéristiques de la théosophie »), de ce courant tel qu'il est né au début
du xvnc siècle (à savoir, le triangle Dieu-Homme-Nature, la primauté du
mythique, et l’accès direct aux mondes supérieurs), on les retrouve, certes,
chez Swedenborg. Mais sa théosophie se distingue par un trait essentiel : la
dimension mythique est chez lui presque dépourvue d'éléments dramati
ques ; la chute, la réintégration, l'idée de transmutation, de nouvelle
naissance ou de fixation de l’Esprit dans un corps de lumière — c’est-à-dire
au fond la dimension alchimique, si présente par ailleurs dans la théosophie
—, sont presque absentes de cet imaginaire. Nous nous trouvons là dans un
univers parcouru, certes, de correspondances innombrables, mais finale
ment assez calme, statique, dépourvu surtout de complexité hiérarchique,
d’intermédiaires ou d’entités de toutes sortes. À cet égard on peut dire que
Swedenborg est peu gnostique. Sophia est absente, les anges peuvent être
seulement des âmes de personnes décédées. On voit que ce qui change ici,
c’est le répertoire. En lisant Swedenborg on a souvent l'impression de se
promener dans un jardin plutôt que de participer à une tragédie. Mais cette
théosophie « rassurante » connaît vite un succès immense. Jean-Jacques
Bernard, dans ses Opuscules Théosophiques (1822), tentera de la marier
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avec celle de Saint-Martin, mais surtout, des admirateurs comme Édouard
Richer, puis Le Boys des Guays (1794-1864), après Dom Pernety
(1716-1796) et avant bien d’autres, contribuent à la répandre. Davantage
encore que l’autre elle influence maints écrivains (Baudelaire, Balzac...).
Le troisième espace théosophique est occupé par un certain nombre de
sociétés initiatiques. À vrai dire, elles ne font guère que transmettre, du
moins partiellement, la théosophie des deux espaces précédents, et cela par
des rituels ou des instructions accompagnant ceux-ci. On sait que le dernier
tiers du w in 1 siècle voit pulluler les organisations à caractère initiatique,
particulièrement les Rite maçonniques à Hauts Grades (c'est-à-dire,
comportant des grades supérieurs aux trois grades maçonniques propre
ment dits, d’Apprenti, de Compagnon, de Maître). Outre l’Ordre des Elus
Cohens, cité plus haut, mentionnons parmi les plus importants : le Régime
Écossais Rectifié, très pénétré de théosophie martinéziste (celle de
Martines de Pasqually) et saint-martinienne, créé à Lyon vers 1768 par
Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), ami proche de Saint-Martin ; ce
Régime essaime des Loges dans toute l’Europe, jusqu’en Russie. L'Ordre
des Rose-Croix d'Or, constitué vers 1777 en Allemagne, d’inspiration
alchimique et rosicruciennc. Les Frères de la Croix, rite fondé par C.A.H.
Haugwitz vers 1777 également. Les Frères initiés de l’Asie, création de
Heinrich von Ecker- und Eckhoffen vers 1779. L’Ordre des « Illuminated
Theosophists », né vers 1783, de type swedenborgien, important en
Angleterre et au États-Unis. Le Rite Écossais Ancien et Accepté, créé en
France en 1801. Une liste exhaustive serait longue. L’activité de ces Rites
maçonniques de Hauts Grades ne se limite pas toujours au travail
proprement maçonnique mais débouche parfois sur des travaux de type
éditorial. Ainsi, en Russie le Maçon Nicolas Novikov (1744-1818) fait
traduire et édite de nombreux livres de théosophie, et en Allemagne les
Frères des Rose-Croix d'Or font de même (c’est de leurs presses que sortent
les Geheime Figuren der Rosenkreutzer, superbe ouvrage de « théosophie
par l’image » paru en 1785-86 à Altona).
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c) NOUVEAUX REGARDS SUR LE COURANT THÉOSOPHIQUE
Si celui-ci a fini par se rétrécir aux dimensions d’une petite rivière, il
faut dire en échange que jamais ses représentants du passé n'avaient fait,
autant que dans notre siècle, l'objet de travaux historiques et érudits. Une
littérature critique abondante a vu le jour. Elle est rarement hostile à la
théosophie, que l'on sait maintenant regarder comme partie intégrante de
la culture occidentale, et elle est représentée surtout par des Français.
Auguste Viattc a le premier défriché le terrain buissonneux de l'Illumi
nisme et de la théosophie du xvnr siècle. Alexandre Koyré, Gerhard
Wehr, Pierre Deghaye, d'autres aussi, ont consacré à Boehme des travaux
fondamentaux. Sur les disciples immédiats de Boehme, signalons ceux de
Serge Hutin et Bernard Gorceix (ce dernier, auteur également d'une
grande thèse sur Weigel). Des monographies copieuses et fouillées révèlent
souvent de manière inattendue certains aspects jusque-là mal connus du
paysage théosophique, celles par exemple de Jacques Fabry sur Johann
Friedrich von Meyer, de Jules Keller sur Frédéric Rodolphe Salzmann, ou
d'un grand pionnier en la matière, Eugène Susini, qui a consacré de
nombreux travaux à Baader.
En Allemagne, outre Gerhard Wehr, épigone et vulgarisateur de
qualité, érudition et exhaustivité caractérisent les études de Reinhard
Breymayer sur Œtinger et sur d’autres auteurs de cette mouvance. Avant
eux, Ernst Benz (1907-1978), à la bibliographie abondante (sur Swedenborg
et Jung-Stilling, notamment) était le plus éminent spécialiste allemand de ce
courant. Benz faisait partie du groupe Eranos, à Ascona (Suisse), dont les
éclectiques Eranos Jahrbücher (1933-88) contiennent un certain nombre
d’articles intéressant le courant théosophique.
Islamologue réputé, Henry Corbin (1903-1978), qui faisait lui aussi
partie de ce groupe, s’est intéressé de près à la théosophie occidentale,
particulièrement à Swedenborg et Œtinger. Peut-être aucun universitaire
contemporain n’aura autant que l'a fait Corbin, placé la théosophie
abrahamique au cœur même d'une recherche variant érudition et recherche
personnelle. Son champ est principalement celui de l'Islam (ismaélisme,
shî'isme, Sohrawardi. Ibn’Arabî, etc.), mais parmi d’autres mérites lui
revient celui d'avoir, le premier, révélé à l'Occident ce corpus qui jusque-là
n’avait point pénétré jusqu’à nous, et d'avoir en même temps posé les
fondements d’une « théosophie comparée » des trois grandes religions du
Livre (cf. par exemple, L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn
Arabi, 1958 ; Terre céleste et corps de résurrection, 1960 ; En Islam iranien,
1971-72). Elle repose en partie sur la reconnaissance et la présence de ce
que Corbin a pris l'heureuse initiative d'appeler le « mundus imaginalis »,
ou « monde imaginai », mésocosme spécifique situé entre les mondes
sensible et intelligible, là où les esprits prennent corps et où les corps se
spiritualisent. Les trois composantes de la théosophie occidentale,
présentées plus haut (triangle Dieu-Homme-Nature, primauté du mythi
que, et accès direct aux mondes supérieurs), se retrouvent dans cette
théosophie arabo-persane. Mais entre les deux réside une différence. C'est
que la seconde est moins parcourue de scenarii dramatiques que la
première. La Nature y tient aussi une moins grande place 71. Malgré tout,
les trois branches du tronc abrahamique constituaient pour Corbin (du
moins en matière de théosophie : Kabbale, théosophie chrétienne, et
29
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théosophie islamique) comme un ensemble organique. De cette triple
tradition il a toujours — au moins dans ses œuvres — entendu ne point
déborder en s’aventurant vers un Orient autre ou extrême 72.
Le courant théosophique fait également l’objet, aujourd’hui, d'une
attention d'un autre type. Il arrive ainsi qu'une méditation sur tel ou tel
texte de son corpus stimule une réflexion d’ordre à la fois philosophique et
scientifique. Ainsi, la lecture de Boehme a récemment inspiré au
microphysicien Basarab Nicolescu de fécondes intuitions susceptibles de
servir de point de départ à une nouvelle Philosophie de la Nature (La
Science, le Sens et l'Évolution : essai sur Jakob Boehme, 1988). De
comparables inspirations ne sont pas fort rares depuis une vingtaine
d'années, puisées le plus souvent dans d’autres secteurs du fonds ésotérique
comme l’alchimie ou la Kabbale, mais elles sont loin de déboucher toutes,
comme chez Nicolescu, sur une intuition de niveaux de réalité multiples et
de féconder une recherche authentiquement transdisciplinaire.
Ce n’est pas le lieu de dresser une liste des divers emplois de
« théosophie » depuis la fin du xix‘ siècle jusqu'à aujourd'hui, comme pour
les parties précédentes de cet exposé 73 : le mot ne sert plus guère, en effet,
qu'à désigner soit le courant étudié ici, soit l’enseignement de la Société
Théosophique. Si tous deux intéressent l'historien des idées et du sentiment
religieux dans l’Occident moderne, il reste que le premier est de quatre
siècles antérieur à celle-ci. Son histoire générale n’ayant, à ma connais
sance, jamais été écrite, le présent essai de périodisation fournira peut-être
quelques pistes de réflexion à qui serait tenté par un tel projet.
Antoine FAIVRE,
E.P.H.E., Paris.
NOIES 1
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mystique, annoncée par le mouvement illuminiate français, avec Kirchherger, Klcuker,
Eckartshausen. Baader, etc. » (Bernard Gorceix. — La mystique de Valentin Weigel
(I533-I5HB) et les origines de la théosophie allemande. Université de Lille III. 1972. pp. 455 s.,
note). Cette périodisation est possible si l’on considère que la « période boehméenne »
s'arrête tôt. Je suis plutôt tenté de voir tout le xvir siècle comme une unité. Ajoutons que
Œtinger ne commence pas à publier avant 1731, soit cinquante-trois ans après la Kabbala
Denudata de Knorr von Rosenroth (1677). Et que ni les œuvres de Bengel, ni la Kabbale
chrétienne, ne se rattachent au courant théosophique stricto sensu (même si la Kabbale est une
forme de théosophie). Enfin, que le « mouvement swedenborgien » commence dans la
seconde moitié du xviii* siècle.
8. Ibid., p. 15.
9. Toutefois, chez Arndt l’héritage de Paracelse n’est pas l’essentiel. Ce qui compte, c’est
la théologie mystique héritée de Tauler à travers la devono moderna et la Theologia Deutsch —
une théologie mystique vulgarisée sur le plan de la praxis pietatis. Sur la notion de « chair
spirituelle » chez Caspar Schwenckfeld. cf. par exemple Alexandre Koyré. — Mystiques,
Spirituels, Alchimistes, du xvi siècle allemand. — Paris : Armand Colin. 1955. « Cahiers des
Annales ». nr. 10. p. 16.
10. C’est pourquoi la théosophie est généralement mieux acceptée â l’intérieur de
religions sans dogme contraignant. La Kabbale du Zoltar n'est autre qu’une théosophie juive
(cf. Gcrshom Scholem. — Les grands courants de ta mystique juive. — Paris : Payot. I960,
pp. 221 s.). Sur théosophie et Islam, cf. infra, « Nouveaux regards sur la théosophie ». Pour ce
qui concerne les chutes successives, rappelons qu’il y en a deux ; l’une est décrite dans la Bible,
c’est celle d’Adam ; l’autre, celle de Lucifer, est pratiquement absente de la Bible. Or. le
propos du théosophe est précisément de s’aventurer en dehors de l’Écriture, en vue d’obtenir
la clef du problème majeur : Unde Malum ? G. Scholem voit dans cette question l’origine
même de la spéculation de type théosophique ; en tout cas. elle est à l’origine de la réflexion de
Böhme. La théosophie est en quelque sorte une théodicée ; il s'agit toujours, en quelque sorte,
de disculper Dieu (cette dernière remarque m’a été suggérée par Pierre Deghaye).
IL Cette faculté est bien sûr comparable à celle du mens (nous) humain selon le Corpus
Hermeticum ; et à l’étincelle de l’âme (Seelenfunken) selon Maitre Eckhart.
12. Ce monde est de même nature que le « mundus imaginalis » dont parle Henry Corbin
à propos de la théosophie de l’Islam (cf. infra, « Nouveaux regards sur la théosophie »). Mais
la Divinité elle-même, pour Boehme, ne sera jamais connue : elle habite une lumière
totalement inaccessible. Quant à sa révélation dans la nature, seul l'homme né d'en haut la
reçoit. Boehme cite inlassablement 1 Co 2, 14 : « L’homme psychique n’accueille pas ce qui est
de l’Esprit de Dieu » (l’homme psychique = « der natürliche Mensch »). Cela dit. s’il est vrai
que la mystique prétend abolir les images, cela se rapporte essentiellement aux grands
contemplatifs (encore conviendrait-il de nuancer : cf. par exemple les cas de Hildegarde
de Bingen, ou de Maria d’Agreda). Pierre Deghaye note fort justement : « La théosophie
décrit essentiellement la vie intra-divine. La théologie mystique traite également de cette vie.
Un Tauler évoque naturellement le processus de la vie divine sur le plan trinitairc. Mais ce qui
tient la plus grande place dans cette théologie mystique, c’est la description des états
intérieurs. Le contemplatif est sans cesse attentif à son propre fond, c’est une règle pour lui. et
lorsqu’il relate son expérience, c’est la vie de l’âme qui est son propos essentiel. Quant au
théosophe, il nous fait davantage oublier sa personne. Il se présente surtout en spectateur de
mystères.sans opérer nécessairement de retour sur lui-même » (Pierre Deghaye. — La
doctrine ésotérique de Zinzendorf (1700-1760). — Paris : Klincksicck. 1960. p. 443). Et
encore : « Pour le théosophe, ou pour le théologien apparenté, le fruit de nos pensées se
matérialise sous la forme visible du symbole » (ibid., p. 540).
13. Du moins, le champ ésotérique tel que j’ai tenté de le circonscrire en tant que forme
de pensée constituée par la présence de quatre éléments fondamentaux (idée de
correspondances universelles ; idée de Nature vivante ; importance de l’imagination créatrice,
et des médiations dont elle est inséparable ; rôle de la transmutation de soi-même et/ou de la
Nature) et de deux éléments'secondaires (notion de transmission, et de « concordance »). Cf.
L ’Esotérisme (op. cil.), note 5, pp. 13-21.
14. Sur la pansophie, cf. Will-Erich Peuckert. — Pansophie. Ein Versuch zur Geschichte
der weissen und schwarzen Magie. — Berlin : Erich Schmidt, 1956. Comenius a popularisé le
terme « pansophie », emprunté à Peter Laurenberg (cf., de P. Laurcnbcrg : Pansophia, sive
pœdia philosophica : instruction generalis (...) ad cognoscendum ambiturn omnium disciplina-
rum, quas humanae mentis industria excogitavit (...) ad methodum Aristolelicam. — Rostock.
1633.
15. Sur les éditions des œuvres de Boehme en allemand, et en traductions, cf. la
bibliographie quasi-exhaustive présentée par Werner Buddecke. — Die Jakob Böhme
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Ausgaben. Ein beschreibendes Verzeichnis. — Göttingen : L. Häntzschel, 1937 et 1957
(2 vol.). La littérature est restée abondante. Parmi les meilleurs ouvrages récents, signalons :
John Schulitz. — Jakob Böhme und die Kabbalah. — Francfort/Main : P. Lang. 1933. Pierre
Deghaye. — La Naissance de Dieu ou la doctrine de Jacob Boehme. — Paris : Albin Michel.
1985.
16. Ehrcgott Daniel Colberg. — Das Platonisch-Hermetische Christenthum, hegreiffend
die historische Erzehlung vom Ursprung und vierlerley Seelen der heutigen Fanatischen
Theologie, unterm Namen der Paracelsisten, Weigelianer. Rosencreutzer, Quäcker, Böhmisten,
Wiedertäuffer, Bourignisten, Labadisten und Quietisten, Francfort/Leipzig, 169<) et 1691
(2 vol.). Réédité en 1714.
17. Gottfried Arnold. — Unpartheyische Kirchen- und Ketzerhistorie, vom Anfang des
Neuen Testaments bis auf das Jahr Christi 1688. — Francfort, 1699-1700 (2 vol.). Réédité en
1729. Du même : Historie und Beschreibung der mystischen Theologie oder geheimen Gottes
Gelehrtheit wie auch derer alten und neuen mysticorum. Francfort, 1703 (suivi, dans le même
volume, par Vertheidigung der mystischen Theologie). Édition latine : Historia et descriptio
theologiae mysticae, seu theosophiae arcanae et reconditae, itemque veterum et novorum
mysticorum, Francfort. 1702. Comme on le voit d'après ce dernier titre, la « theosophia » est la
« Gottesgelehrtheit », c’est-à-dire simplement une forme de théologie.
18. Toutefois. Arnold fait volontiers la différence entre « les deux théologies ». C'est
ainsi qu'il écrit dans l'édition latine de son « Histoire de la théologie mystique » (cf. note
précédente) : « Theologia duplex » ; les Anciens (le Pscudo-Denys. Maxime le Confesseur,
par exemple), « Hacquc mente divinarum rerum doctrina in duo genera dividebant. Quorum
altcrum, manifestum, apertum et cognitum, quod discursibus et demonstrationibus convincere
posset ; alterum vero occultum, mysticum et symbolicum, ut et purgans penetrans, et ad
perfectionem ducens dicebant >*(p. 72). Plus loin (pp. 598 s.), il cite comme faisant partie plus
ou moins de la même famille : Paracelse, Weigel, Sperber, Scicus. François Georges
de Venise, les deux Van Helmont. Jean Scot Erigène. Postel. Bromley.
19. Dans Liber de triplici catione cognoscendi Dei, Agrippa parle des disputes causées « a
recentioribus aliquot theosophistis, ac philopompis exerccntur ad monem vanitalcm » sur la
base d’un Aristote mal traduit (texte présenté par Paola Zambelli, in Testi umanistici su
l'ermetismo. — Rome : Fratelli Bocca, 1955, p. 158). Cf. aussi la lettre d'Agrippa à Erasme,
du 13 novembre 1532, in Opera t. II, p. 1016 : « Coeterum. quod te scire volo, bellum mihi est
cum Lovaniensibus Theosophistis ».
20. François Secret a déjà attiré l'attention sur cet ouvrage ; cf. « Du De Occulta
Philosophia à l'occultisme du xixc siècle », in Revue de l'Histoire des Religions. Paris : P.U.F.,
t. 186, juillet 1974, p. 60. Édition revue et corrigée, parue dans Charis. Archives de
TUnicorne, nr. 1, Milan : Archè, 1988, cf. p. 10. Cet usage continuera.
21. Arbatel. De magia veterum. Summum sapientiae Studium. Bâle, 1575. La « scicntia
boni » comprend d'une part la théosophie (elle-même divisée en « notitia verbi Dei, et vitae
juxta verbum Dei institutio », et « notitia gubernationis Dei per Angelos, quos Scriptura
vigiles vocat ») ; et d'autre part, la « anthroposophia homini data ». elle-même divisée en
« scientia rcrum naturalium » et « prudentia rerum humanarm ». La « scientia mali »
comporte elle aussi deux rubriques (« kakosophia », et « cacodaemonia ». elles-mêmes
subdivisées). Selon Gottfried Arnold (t. II de son « Histoire des Sectes, etc. ». p. 457). une
adaptation de VArbatel a paru au début du xvn* siècle sous le titre Magia Veterum.
22. Dans VAmphilheatrum, la légende de la planche représentant un tunnel par lequel on
s'engage en montant sept marches, précise que celles-ci sont la voie des « Theosophicorum.
vere Philosophicam, filiorum Doctrinae [...] ut sophistice non moriantur sed Theosophice
vivant ». Au bas de la fameuse planche circulaire représentant l'alchimiste dans son
oratoire/laboratoire. on lit : « Hinricus Khunrath Lips : Theosophiae amator (...) ». Et ce ne
sont pas les seuls exemples d'utilisation de ce mot dans le livre. Sur les éditions de celui-ci, cf.
Umberto Eco. — L'Enigme de la Hanau 1609 (Enquête bio-bibliographique sur « l'Am
phithéâtre de TÉternelle Sapience (...) » de Heinrich Khunrath. — Paris : J.C. Bailly. 1990.
Dans Vom Hylealischen, das ist Pri-Materialischen Catholischen oder Allgemeinen Natürlichen
Chaos, Magdebourg, 1597, plusieurs fois réimprimé (édition latine. Confessio de chao
physico-chemicorum catholico (...). Magdebourg. 1596). et récemment réédité en fac-similé
(Graz : Akademische Druck- und Vcriagsanstalt, 1990. avec une introduction d'Elemar R.
Gruber) Khunrath écrit (préface) : « So vermöge Zeugnüssen vieler Philosophischer guter
Schrifften ; auss (Gott Lob) unverrückter Vernunfft ; erfahrner Leute Cabbalisschen
Traditionen ; Zum Theil auch beydes Thcosophischer in Oratorio, und Naturgemäss-
Alchymischcr in Laboratorio, eygncr Übungs Confirmation ; und also auss dem rechten
Grunde dess Liechts der Natur, nicht alleine Wahr sondern auch so viel ihre Eygnschafften
Göttlicher und Natürlicher Geheimnussen in jetziger verkehrten Welt öffentlich an Tag zu
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bringen zu lassen Klar herfür gegeben ». Plus loin, il parle du « Gott-weissliche Gelehrte »,
c'est-à-dire du « savant théo-sophe » : « Alleine der Gott-Weisslich gelehrte und von dem
Liecht der Natur erleuchte auch sich selbst recht erkennende Mensch kan Gott-wcisslich
Naturgemäss und Christlich darvon schliessen. Sonst niemand ». Toujours dans la préface :
« Von den Wörtlein Theosophus, Theosophia, Theosophicè, ein Gott-weiser — Göttliche
Weissheit — Gottweisslich — hab ich pag. 28. Confessionis hujus, in scholiis kürzlich mich
genugsam erkläret. Will ein ander lieber darfür sagen Philothcosophus, Philothcosophia.
Philotheosophicc, das lasse ich auch geschehen. Ich will über den Worten mit niemand
zancken, man lasse nur den Verstand gut bleiben. Wortzänckercy bauet nicht ». Sans doute
s'agit-il d'une allusion à une dispute réelle sur le choix du mot (« theosophia ». ou
« philotheosophia »), mais j'ignore laquelle. Plus loin. p. 28 (ou pp. 26-27 dans l'édition de
1708), on trouve encore : « Theosophicè, Gott-Weisslich (wann Gott der Höchste J ehovah ,
der Herr Herr will denn seine Gnade währet von Ewigkeit zu Ewigkeit über die so Ihn
fürchten kan. gesagter gestalt, wo ferne wir uns selbst in die Sache nur recht Christlich
schicken, dasselbe auch Uns (sowohl als den Alten Thcosophis vor uns) eröffnet und bekant
werden. Dann Gott der Herr schencket auch noch wohl heutigen Tages einem einen Trunck
aus Josephs Becher. Oder aber auch seine Natürlichen Signatura, das ist Bezeichnung welche
auch eine Warheits-Stimmc und Gehcimniss-reiche recht lehrende Rede Gottes mit uns aus
der Natur durch die Creatur ist : Oder auch aus Schrifftlicher oder Mündlicher Anleitung und
Unterweisung eines erfahrnen guten Lehrmeisters der von Gott dissfalls zu Uns oder zu deme
Wir gesendet werden ».
23. Pour l’emploi dans un sens ésotérique, cf. par exemple Rosarium Novum Olympicum
S Renedictum. Per Benedictum Figulum ; Vtenhoviatem, Francum ; Poëtam L.C. Theologum,
Theosophum ; Philosophum : Medicum Eremitam, Bâle. 1608. Et la dédicace à un
« philosopho ter máximo Theosopho jurisperito medico ». in D. Gnosii Hermetus tractatus
vere aureus, Leipzig. 1610, p. 246 (cité par F. Secret, in article cité supra note 20 : cf.
respectivement pp. 69 et 19). En 1620. Johann Arndt envoie à Morsius un texte d’Alexander
von Suchten qu’il lui dédicace ainsi : « durissimo Theosopho et Philosopho D. Joachimo
Morsio » (cité dans Fegfeuer der Chymisten. Amsterdam, 1702 ; BN de paris, cote R.38757).
Pour ce qui concerne l’emploi dans le sens vague, citons le titre du pieux et anonyme
pot-pourri de sentences édifiantes Libellum Theosophiae de veris reliquis seu semine Dei
(Neustadt, 1618).
24. Cf. Christianopolis. rubrique 60 (édition procurée par Richard Van Dülmen,
Stuttgart, Calwer Verlag, 1972. pp. 140-142) : « De Theosophia : Hoc idem auditorium
superiori adhuc contemplationi servit. Hacc theosophia est. nihil humanae inventionis,
indagationisve agnoscens. omnia Deo debens. Ubi natura desinit. haec incipit, et a superno
numine edotta, mysteria sua religiose servai (...) Imprudentes nos qui Aristotelem nobis
praeferimus. homuncionem nobiscum, non Dei admiranda amplectimur, quae ilium
pudcfaciunt. Dei FIAT, angclorum servitium. ignis auram, aquae spissitudinem, aeris
depressionem. terrae elevationc, hominis infinitatem, bruti loquelam. solis remoram, orbis
terminum non potuit illc credere an noluit, quae nobis certa sunt. Si Deum audimus, longe
maiora his apud cum expedita sunt (...) Scrupulctur philosophia, theosophia acquiescit ;
opponat illa. haec gratias agit : haesitct illa, hace secura ad Christi pedes rccumbit ». Ainsi, la
théosophie est école d'humilité, d’obéissance, de réceptivité docile. Elle commence là où finit
la nature, se voit attribuer le même auditorium que la dialectique et la métaphysique, mais
c’est Dieu qui l’enseigne. Cf. aussi le commentaire de Roland Edighoffer, pp. 363 s. et 419 de
son ouvrage Rose-Croix et Société Idéale selon J. V. Andreae. — Paris : Arma Artis, 1982. De
même, dans De Christiani Cosmoxeni genitura, judicium (Montbéliard, 1615). la vision
théosophique du parfait chrétien est celle du paradoxe suprême de la mort de l’Adam pécheur
et de la vie glorieuse du Christ rédempteur ; et Andreae écrit, p. 41 : « Hactenus de
Christiano nostro ludicium Thcosophicum, id est. Hominis in his terris verè Hospitantis. et in
coclcsti itinere promouentis Imago expresa ». Cf. aussi ibid. p. 186, et R. Edighoffer. op. cit.,
p. 364. Mais dans Turris Babel, sive judiciorum de Fraternitate Rosacene Crucis Chaos,
(Argentorati, 1619). on lit. dans un dialogue, ces mots mis dans la bouche du personnage
« Impostor » : « sed meminetis. esse Philosophum. Philologum. Theologum, Theosophum,
Medicum. Chymicum, Eremitam. Fraternitatis invisibilis Coadjutorcm, Antichristi hostem
intractabilem. et quod ad rem maxime facit. etiam Poetam » (p. 23 s.). Enfin, dans un
quatrième écrit (également d’Andreae), De curiositatis pernicie syntagma ad singularitatis
studiosos (Stuttgart. 1620), il se moque d'une philosophie occulte qui se pare du nom de
« théosophie » mais qui n'est au fond qu'une magie spéculative douteuse et sacrilège :
« Itaque jam caracteres, conjurationcs. constellationcs synchronism! tuto adhibentur,
Postquam Dacmonomania in Theosophiam mutata audit. Visiones, apparitiones, rcvelationes
insomnia, voces auguria, sortes ac omne genus false Divinitatis exiguntur fiuntque horrendae
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incarnat iones, in aliis supplicto digna, filiis tarnen huius dubiae lucis. licita » (pp. 22 s). Sur ce
texte, cf. aussi R. Edighoffer, op. cit., t. I, pp. 345, 363 s., que je remercie d’avoir attiré mon
attention sur ces quatre passages. Ajoutons que dans l'immédiate mouvance rosicrucicnne,
« théosophic » est parfois employé en référence aux Rose-Croix ; ainsi, par Josephus Stellatus
(ps. de Christoph Hirsch), qui défend ceux-ci dans un intéressant petit livre intitulé Pegasus
Firmamenti. Sive introductio brevis in Veteram Sapientiam (s.l., 1618) : il exhorte (p. 21) les
« thcosophiac studiosi » à s'abreuver à la vraie fontaine de philosophie et de pansophic
paracelsienne, rosicrucicnne. hcrmétistc.
25. « Ich schreibe nicht heidnisch, sonder theosophisch. aus einem höheren Grunde als
der äussere Werkmeister ist. und dann auch aus demselben >*(Aurora, ch. 8. § 56). L'ouvrage
a paru en 1634. Les œuvres de Boehme circulent d'abord en manuscrits : seul Der Weg zu
Christo est publié (1622) de son vivant, suivi par Aurora (1634), De Signatura Rerum (1645),
Mysterium Magnum (1640), etc. Une traduction hollandaise de plusieurs de ses œuvres paraît
en 1642. due à W. Van Beyerland, suivie une vingtaine d’années plus tard par les traductions
anglaises de John Sparrow. La première édition «complète» en allemand (1682), par
J.G. Gichtel, repose sur les manuscrits rassemblés par Beyerland. Il est intéressant de se
demander dans quelle mesure toute cette activité éditoriale — en allemand et en traductions —
a contribué à répandre le mot « théosophie » au cours du xvii* siècle. Or, si Ion étudie la
bibliographie présentée par Buddecke (cf. supra, note 15), on peut en tirer un certain nombre
d'informations assez éclairantes. La présence du mot « théosophie » dans des titres de livres de
Boehme est due aux éditeurs et se trouve d’abord associée aux lettres de cet auteur : en 1639
ce mot apparaît, avec la publication d’une « Theosophische Epistel » en langue originale (cf.
Buddecke, I, p. 226), puis en 1641 dans le même contexte, en hollandais (édition par
Beyerland ; cf. Buddecke. I, p. 45). Plusieurs autres lettres de Boehme paraissent ensuite sous
le titre Theosophische Sendbriefe : en 1642, et 1658 par les soins d’Abraham von Frankenberg
(cf. Buddecke. I. p. 214). Toujours dans des titres d’œuvres de Boehme, le mot apparaît en
anglais en même temps que la première édition d'un écrit de Boehme dans cette langue, en
1645. et ceci sous la forme de l'adjectif « Thcosophicall » : Theosophicall Epistles (cf.
Buddecke. II, p. 171) ; on trouve ensuite « Thcosophick » : A Theosophick Epistle (il s'agit
d’une raduction de John Sparrow ; cf. Buddecke, II, p. 143). On retrouve « Theosophick »
sous la plume du même traducteur, avec les titres 177 Theosophick Question (1661) et
Theosophick Letters (1661) (cf. Buddecke. II. pp. 61 s.). Également, avec un titre d’un autre
traducteur : Jacob Böhmens Theosophick Philosophy unfolded (1691). En allemand, une
édition de 1658 porte le titre : Eine Einfältige Erklärung (...) aus wahrem Theosophischen
Grunde (cf. Buddecke, I, p. 212), et l’expression « Theosophische Fragen » apparaît dans le
titre du Neubegeisterter Böhme (1674) de Quirinus Kuhlmann (cf. Buddecke, I ; p. 86). On ne
s'étonne pas, dès lors, que le mot figure dans le titre meme des œuvres complètes présentées
par Gichtel en 1682, et encore moins que la première édition complète en hollandais (1686) le
reprenne elle aussi dans son titre (Alle de Theosoophsche of Godwijze Werken Van (...) Jacob
Böhme) ; cf. Buddecke, II, p. 5).
26. Œdipi Aegyptiaci Tomi Secundi Pars Altera, Rome. 1653. Classis XIII (pp. 497-546).
27. Daniel Georg Morhof. — Polyhistor sive de notitia auctorum et rerum commentant. —
Lübeck, 1688 (en deux livres ; livre III. posthume, 1692). Réédition 1695. Cf. pp. 87-97, le
chapitre X du livre I : « De libris mysticis et secretis ». où on lit notamment : « Mysticos et
secretos libros dicimus. qui de rebus sublimibus. arcanis. mirabilibus scripti, suos sibi lectores
postulant, ñeque omnibus ad lectionem concedi soient, ncque ab omnibus intelligi possunt »
(pp. 87 s.).
28. Ibid., p. 88 : « Theosophicos nunc eos vocant, qui de rebus divinis atque abstrusiora
quaedam docent, quales apud Gentiles Theurgici dicebantur, quibus doctrina de Dco.
Daemonibus. geniis. deque cercmoniis, quibus illi colendi, tradebatur. Alii Magium divinam
hanc Theurgiam vocant. Haec cctcrum Mctaphysica fuit ». Et p. 93 : « Hebracorum
Theosophici libri, quos illi Cabalae nomine vocarunt (...) ». Et dans la même page, après avoir
cité les noms de Pic. Posici, Reuchlin, il ajoute : « Christianorum jam a primis temporibus
mystici quidam in Theosophia libri fuerunt. Principcm in his locum sibi vendicant decantata
illa Dionysii Aeropagitae opera ».
29. Toutefois, Arnold cite le passage de YArbatel (cf. supra, note 21) dans son adaptation
allemande (Unpartheiische..., op. cit., I, p. 457).
30. Historie und Beschreibung (...). op. cit., p. 5-7 : « Und eben diesem wahren Verstand
des Wortes Theologie ist nun glcichmässig das Wort Theosophia, welches die Weisshcit Gottes
oder von Gott anzeiget. Weil die geheime Gottesgclehrtheit als eine Gabe des H. Geistes von
Gott selbst herrühret mit Gott umgehet und auch Gott selbst und seinen Heiligen gemein ist
wie diss Wort erkläret wird (...) Es haben aber auch die protestantischen Lehrer dieses Wort
Theosophie so gar nicht (wie einige unter ihnen meynen) vor insolent geachtet dass sic cs
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selber ohne Bedencken gebraucht wie so wohl bey Reformirtcn (Vid. Franc. Junius Lib. de
Theologia Cap. I pag. 18. qui fatetur. orthodoxis Patribus Theosophiam. dictam esse
Theologiam) als Lutheranern (Joh. Frid. Mayer Theol. Mariana Artic. i p. 24. Quid ad has
blasphemias Theosophia Lutherana ? Conf. Observationcs Halenscs ad Rem literariam
spectantes Tomo 1. Obscrv. I. de Philosophia Theosophia — § 2) zu sehen. Dahero die
Beschwerung derselben über andere denen als Layen man kein Recht im Götti. Erkäntniss
gemeiniglich zustehc, will billig hinweg fällt nachdem es auch bey denen Schul-Lehrcrn
offenbahrlich ein grosser Missbrauch dieses wichtigen Tituls ist so offt er der zanksüchtigen
und gantz ungöttl. Schul-Theologie beygeleget wird ». Dans son « Histoire impartiale... »
(Th. IV. Sect. Ill, Nr. 18 et 19, éd. 1729, t. Il, pp. 1103 s., et pp. 1110-1142). G. Arnold
présente l'œuvre de son ami Friedrich Breckling (1629-1711), et donne de larges extraits
d'œuvres inédites de celui-ci. Breckling, lui-même théosophe (mais peu connu), propose une
belle définition de ce qu'il entend par le vrai « theosophus », qu’il compare à une abeille :
« Wer aller dinge zahle, mass, gewicht, ordnung und ziel ihnen von Gott gegeben, gesetzet
und beygeleget. recht im göttlichen licht einsehen. abzehlcn, ponderiren, numeriren,
componircn. dividiren und resolvircn kan. das impurum und unnöthige davon abschncidcn,
und das beste, wie die chimici, davon extrahiren und purificiren kan, und also eines ieden
diriges circulum cum exclusione heterogeneorum concludiren kan, in einem lexico-lexicorum
alles conccntriren, und gleichwie eine biene in seinen apiariis digeriren oder mcthodice und
harmonice zusammen fassen, alles was heut zu lernen und zu wissen vonnöthen ist. der ist ein
rechter Theosophus, und dafür müssen dann alle unnütze und unvollkommene bûcher fallen
und von selbst zu grund gehen » (p. 1113. colonne 1). Un peu plus loin il écrit, toujours dans
son style flamboyant : « Nun sind wir bis an die Apocalypsin kommen, welche denen, die in
Pathmo mit Johanne exuliren, und von Gott im Geist erhöhet, und gewürdiget werden, die
interiora velaminis zu beschauen mit einer offnen thür in geistlichen nach eröffnung der sieben
sieget und Überwindung aller feinde des creutzes, nach inhalt der sieben sendbrieffe wird
geoffenbahrct werden, dass sie als geistliche adler aufliegen, und aller dinge penetralia intima
bis ins centrum durchschauen mögen, und also Theosophi per crucem et lucem, per ignem et
spiritum werden, welche die Welt nicht kennen noch vertragen mag, weil sic mit Christo und
Christus in ihnen kommen, ein licht und feucr zum gericht der weit anzuzünden, daran alles
Stroh sich selbst mit ihren Verfolgern offenbahren, im rauch auffliegen und verbrennen muss »
(p. 113, colonne 2).
31. Friedrich Gentzken. — Historia Philosophiae, in qua philosophorutn celebrium vitae
eorutnque hypotheses (...) ad nostra usque tempora (...) ordine sistuntur. — Hambourg, 1724.
32. ¡bid., p. 249 : Porro observandum est, nostrum Paracelsum originem dedisse
philosophiae mysticae et Theosophicae, quae dogmata philosophica ex cabala, magia,
astrologia, chymia et theologia inprimis mystica eruit et illustrât. Vocatur autem hoc
philosophiae genus mysticum ideo, quoniam obscurior tradendi ratio in illis obtinet et
theosophicum, quoniam citra specialem illuminationem neminem cjusmodi sapientiam capere
posse praesumunt. Exstitit autem ab ilio tempore haut exiguus Theosophorum numerus. qui
phantasticis suis imaginationibus delusi ex theologia et philosophia mixtum et foedum aliquod
chaos confecerunt. inter quos praecipui sunt (...) » — puis Gentzken parle de V. Weigel, de la
Rose-Croix, de Gutmann, de Kuhlmann. et (p. 256) ajoute : « Systema mysticae et
theosophicae philosophiae exhiberi nequit, etenim cum hujus generis Philosophi non sanae
rationis, sed tumultuariae imaginationis ductum sequuntur, inter se consentire nequeunt. sed
quisque ferme eorum singulares et monstrosas fingit et défendit opiniones. Accedit. quod ut
plurimum contorto ac sumoso scrmonis genere utantur, unde quid velint. nec ipsi. multo minus
alii intelligunt. Plerumque tarnen in his momentis consentiunt, (1) Theosophum rerum
omnium naturarti plenius rtosse. ac occultas rerum vires intelligerc, qualem cognitionem vocant
Magiam naturalem. (2) Theosophum influxum siderum in haec terrena scrutari posse, ac
demum verum Astrologum evadere. (3) Theosophum genuinum metallorum semen conficere,
adeoque ignobilius metallum in aurum commutare ac inde universalem praeparari medicinam
posse. (4) Tres esse hominum partes, corpus, animum, et mentem, etc. ».
33. lohann Franciscus Buddeus. — Isagoge historico-thcologica ad theologiam universum
singulasque ejus partes. — Leipzig. 1727, t. I. Après avoir rappelé le sens de « théologie » pour
« théosophie », qu’il a noté chez Franciscus Iunius (Liber de theologia. ch. 1, 18. déjà cité par
Arnold, cf. supra, note 30), chez Kilian Rudrauff (de Giessen, auteur de Collegii
philo-theosophici volantina duo), et chez Hermann Rathmann (Theosophia priscorum patrum
ex Tertulliano et Cypriano. Wittenberg, 1619), Buddeus écrit : « Potest tarnen theosophia a
theologia ea rationc distingui, ut per hanc aut cognitio ipsa rerum diuinarum. quie et alias ita
vocatur. aut doctrina de iisdem. designetur ; per illam autem facultas, siuc virtus, bona a malis
discerncndi. et ilia amplcctcndi, haec fugiendi. quam antea sapientiam diuinam et spiritualem
vocamus. et cui speciatim theologia moralis insérait » (p. 25).
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34. Ibid., p . 25 : « Sunt vero ctiam. qui nescio quae arcana ct abscondita. turn t(teologica,
turn philosophica venditantes. theosophorum sibi nomen spcciatim vindicant >*. Puis, après
avoir résumé l’opinion de Morhof (cf. supra, notes 27 et 28), il ajoute : « Ego vero lubens
fateor, me nihil in hisce script is deprehendisse. cur auctorcs corum. spccialiori quadam
ratione. theosophi vocari dcbcant. Si quid enim haben!. quod cum ventate convenit. ncc ex
sola ratione cognoscitur, id ex sacra scriptura hauscrunt, ct apud alios, qui theologi vocantur,
itidem reperitur. Sin aliquid proférant, quod ventati conscntaneum non est, non tam
sapientiam suam. quam vanitatem. produnt, ct ne “philosophos“ quidem dicendi. multo minus
“theosophos". Oui nescio quac arcana, secreta, abscondita crêpant, haud raro fumum
venditant. vulgaribus ct protritis spccicm quamdam ac pretium conciliaturi » (p. 25).
35. Ibid., p. 272 : « Qui theosophorum nomcn sibi vindicant. prac reliquis Mosaici haberi
cupiunt. cum tarnen aut chemicorum simul principia admittant. aut alia admisceant. quae nec
Mosi, nec aliis, scriptoribus sacris in mcntem venerunt. Refercndi hue Robcrtus Fluddius. in
philosophia Moysaica, etc. item in microcosmi et macrocosmi historia physica, lacobus
Boehmius, in mysterio magno, aliisque scriptis, Aegidius Guthman, in Offenbahrung
goettlicher Maiestaet, Quirinus Kuhlmann. in dem neubegeisterten Boehmen. aliique, qui suis
plcrumque ita se inuoluunt tenebris. ut occultare potius, quam reeludere, arcana naturae
vidcantur. In qui etiam fere consentiunt, quod spiritimi quemdam naturae statuunt ; quem
similiter admittunt. qui itidem prae reliquis Mosaici videri volunt, C’onradus Aslachus. in
physica et etilica Mosaica, loan. Amos Comenius. in physicae ad lumen diuinum refórmame
synopsi. Ioannes Baycrus. in ostio, seu atrio naturae, et si qui alii sunt cjusdcm generis ».
36. Jakob Brucker. — Kurze Fragen aus der Philosophischen Historie, von Christi Geburt
biss auf unsere Zeiten. Mit ausführlichen Anmerkungen erläutert. — 1730-36. VIe partie, Ulm.
1735. cf. chapitre III : « Von den Theosophicis », pp. 1063-1254. Et Historia critica
philosophiae a tempore resuscitatarum in Occidente literarum ad nostra tempora, tome IV
(volume d'addenda : sur la théosophie. cf. pp. 781-797). Chapitre III du tome VI : « De
Theosophicis », pp. 644-750. Tome IV. chapitre IV, pp. 353-448 : « De Restaurationibus
Philosophiae Pythagoreo-Platonico Cabbalisticae » (sur les Kabbalistes chrétiens et divers
auteurs : Pic. Reuchiin. Georges de Venise, Agrippa. Patrizi. Thomas Gale. Ralph Cudworth,
Henry More). Cf. appendice à ce chapitre IV, dans le tome VI (1767). pp. 747-759. Sur la
Kabbale juive, cf. tome II. pp. 916-1070. Le tome I, Livre II, chapitre VII. est intitulé « De
Aegyptiorum... » (pp. 244-305) ; Brucker y traite notamment de Hermès Trismégiste et du
Corpus Hermelicum (cf. particulièrement pp. 252-268 et passim).
37. Brucker, Kurze Fragen, op. cit., pp. 1065 s.. et Historia, op. cil.. «Von den
Theosophicis », p. 645. Citation du texte de Boehme, dans Aurora (chapitre III,
paragraphe 38. de Aurora) : « Nun merke : Gleichwie vom Vater und Sohn ausgehet der Hl.
Geist und ist eine selbständige Person in der Gottheit und wallet in dem ganzen Vater, also
gehet auch aus den Kräften deines Herzens, Adern und Hirn aus die Kraft die in deinem
ganzen Leibe wallet, und aus deinem Lichte gehet aus in dieselbe Kraft, Vernunft. Verstand.
Kunst und Weisheit, den ganzen Leib zu regieren und auch alles, was ausser dem Leibe ist. zu
unterscheiden. Und dieses beides ist in deinem Regiment des Gemütes ein Ding, dein Geist,
und das bedeutet Gott, den Hl. Geist. Und der HI. Geist aus Gott hersschet auch in diesem
Geiste in dir. bist du aber ein Kind des Lichts und nicht der Finsternis ».
38. Kurze Fragen, op. cit., pp. 1063, 1244 ss ; Historia, op. cit.. pp. 745 s.
39. Historia, op. cit.. p. 749.
40. « tot systemata (si modo nomcn hoc mercantur male cohaercntia animi aegri somma)
thcosophica [sunt], quot sunt theosophorum capita » (ibid., p. 741).
41. Ibid., pp. 747-749. Kurze Fragen, op. cit., pp. 1249-1252.
42. « non ipsum Deum cum mundo confundunt, et in Spinozae castris militant »
(Historia, op. cit., p. 743).
43. Ibid., p. 747.
44. Encyclopédie, t. XVI. article « Théosophes », 1765, p. 253. Jean Fabrc. — « Diderot
et Ics Théosophes », pp. 203-222 in : Cahiers de l'Association Internationale des Études
Françaises, n". 13, juin 1961. Repris dans Lumières et Romantisme. Paris. Klincksicck, 1963,
pp. 67-83.
45. Johannes Fredericus Helvétius. — Monarchia arcanorum theo-sophica et physico-
medica, contra pseudo-philosophiam Spino-cartesianam, 1709. Ce livre s'inscrit dans le
contexte de la confrontation entre la science nouvelle et les anciennes sagesses ; cette
confrontation constitue un élément essentiel, un peu plus tard, de la pensée d’Œtinger. plus
généralement de la Naturphilosophie préromantique et romantique. Promotoris Edlen Ritters
von Orihopeira K.S. und F.S.R. Theosophischer Wunder-Saal des in die unvergleichliche
Schönheit der unterirdischen Königin Juno inniglich verliebten Überirdischen Königs
Magniphosauri. Das ist : Theosophischer Schauplatz / des entdeckten geistlichen Lebens und
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Wesens aller Creaturen / Insonderheit des Brodi- und Weines / (...]. Von Théophile Philaleta.
Corinthe (sic), 1709. Développements consacrés au « souffle de vie » (« Lebensodern »).
P. 35, on trouve le verbe « theosophiren ». Karl August von Weimar. — Zu dem höchsten
alleinigen Jehovah gerichtete theosophische Herzens Andachten oder Fürstliche selbstabgefasste
Gedanken, wie wir durch Gottes Gnade uns von dem Fluch des Irdischen befreyen und im Gebet
zum wahren Licht und himmlischen Ruhe eingehen sollen. Nebst einigen aus dem Buche der
Natur und Schrift hergeleiteten philosophischen Betrachtungen, von drey Haushaltungen
Gottes, im Feuer, Licht, und Geist, zur Wiederbringung der Kreatur. — Philadelphia, 1786.
46. P. Deghayc, op. cit. (cf. supra, note 12), p. 439.
47. Ibid., p. 439, à propos d’un texte de 1751, et pp. 440 s.
48. Notamment Léon Cellier. — L'Épopée romantique, 1954, réédité sous le titre :
L'Épopée humanitaire et les grands mythes romantiques. — Paris : S.E.D.E.S., 1971.
49. L’ouvrage de Saint-Martin L'Esprit des ('hoses (1802) semble être en France le seul
de ce genre (c'est-à-dire ressortissant tout à fait à une Naturphilosophie théosophique).
50. Anonyme (Delisle de Sales). — De la Philosophie de la Nature. — T. Ill,
Amsterdam. 1770. pp. 299-307. Je remercie Jean-Louis Sicmons d’avoir attiré mon attention
sur ce passage.
51. In Friedrich Schiller, « Philosophische Briefe », publiées dans Thalia, année 1787.
52. J.G. Stoll. — Etwas zur richtigen BeurtheUung der Theosophie. Cabala. Magie. —
Leipzig. 1786.
53. Il pourrait être intéressant de consacrer une étude à l’emploi fréquent de
« Théosophie » par Friedrich Schlegel. C'est presque toujours dans un sens vague, et dans des
notes personnelles présentées sous forme d’aphorismes, de réflexions diverses. Cf.
particulièrement, dans la récente édition des œuvres complètes (la Kritische Friedrich Schlegel
Ausgabe, Zurich, Thomas Verlag), les volumes VI. XII et XVIII (nombreuses notes rédigées
au cours des années 1800-1804).
54. « Recherches sur la doctrine des théosophes », pp. 145-190 in : Louis-Claude de
Saint-Martin. Œuvres Posthumes. Paris, 1807, t. I.
55. Ibid.. p. 147, note. L’éditeur ajoute, dans cette note : « Il nous est parvenu trop tard
pour être placé, comme il devait l’être, au commencement de ce volume ; mais nous n’avons
pas voulu en priver nos lecteurs ».
56. Ibid., pp. 148. 150. 154.
57. Ibid., p. 154. « Roscncreuz » renvoie évidemment aux textes « fondateurs » de la
Rose-Croix (Fama, 1614 ; Confessio. 1615 ; Chymische Hochzeit, 1616). Johann Reuchlin est
cité sans doute pour De Verbo Mirifico ( 1494) et De arte cabbalistica ( 1517). François Georges
de Venise est l'auteur de De Harmonia Mundi (1525, suivi en 1536 par ses Problernata). Pic
représente ici une double orientation : la Kabbale chrétienne (comme Reuchlin et François
Georges), et la magia (comme Cornelius Agrippa). Ainsi. Rose-Croix. Kabbale chrétienne.
magia, se trouvent annexées par l'auteur à la « théosophie ». De même que Paracelse, ce qui
se comprend. L’annexion des deux Van Hclmont (Jean-Baptiste, et Franziscus Mercurius)
dans ce genre de liste est assez courante aussi, on l’a vu. La présence de Francis Bacon est plus
inattendue. Mis à part Weigel, Boehme, Pordage, Poiret, Kuhlmann. Pordage, Lcadc.
Swedenborg, Martines de Pasqually, Saint-Martin, qui eux représentent vraiment le courant
théosophique proprement dit, il reste encore quatre noms, qu'il est intéressant de trouver ici :
Thomasius. Leibniz, Borcil (c'est-à-dire. Boreel), Zuimcrman (pour Zimmermann). Christian
Thomasius (1655-1728). auteur de Introducilo ad philosophiam aulicam (1688). et éditeur du
livre de Pierre Poiret De Eruditione triplici, passe pour le principal représentant de
PÉclectisme. c’est-à-dire d’une pensée de type syncréliste, ouverte à tous les domaines de la
connaissance et opposée à toute forme de philosophie sectaire. Anti-cartésien, anti-mécaniste,
il fait preuve d’un intérêt marqué non seulement pour Poiret, mais aussi pour Weigel,
Boehme, Fludd (cf. notamment son livre Versuch vom Wesen des Geistes. 1699). théosophes
dont par bien des aspects la « philosophie de la nature » correspond à sa propre orientation.
On hésiterait cependant à voir en lui un ésotériste, encore moins à en faire un théosophe. Il en
va de même de Leibniz, donf pourtant la présence dans cette liste peut s’expliquer par celle de
Thomasius — ou vice-versa : Leibniz est un des « grands harmonisateurs » de son temps ; il
entend réconcilier Aristote et Platon, et un peu comme Thomasius retrouver une
« philosophie pérenne » en étudiant l’histoire des traditions philosophiques et religieuses.
C’est ainsi qu’il écrit en 1714, dans une lettre à Rémond de Montmort : « Si j’en avais le loisir,
je comparerais mes dogmes avec ceux des anciens et d'autres habiles hommes, l.a vérité est
plus répandue qu’on ne pense, mais elle est très souvent fardée, et très souvent aussi
enveloppée, et même affaiblie, mutilée, corrompue par des additions, qui la gâtent ou la
rendent moins utile. En faisant remarquer ces traces de la vérité dans les anciens (ou, pour
parler plus généralement, dans les antérieurs), on tirerait l’or de la boue, le diamant de sa mine
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et la lumière des ténèbres ; et ce serait, en effet, perennis quaedam philosophia » (Leibniz,
Schriften, éd. Gerhardt, t. 3, pp. 624 s. Cité par Rolf Christian Zimmermann. — Das Weltbild
des Jungen Goethe. — Munich : W. Fink. 1969, p. 21). La présence, ici, de ces deux penseurs
(Thomasius et Leibniz) s'explique donc par l'orientation à la fois « pérennialiste » et
« intérioriste » (idée d’Êglise « intérieure ») de l'auteur de cet opuscule. Il y a en effet un
parallélisme évident entre la philosophie pérenne de Leibniz et la philosophie aulique de
Thomasius. L'auteur anonyme aurait pu même ajouter un nom comme Gottfried Arnold,
grand représentant de la troisième branche, également parallèle, celle de la « philosophie
mystique », qui correspond à une recherche du « noyau » de toutes les formes de «< mystique »
chrétienne. Il reste maintenant à s’interroger sur deux noms : Boreel et Zimmermann. Tous
deux semblent témoigner d'une familiarité particulière de l'auteur de ces Recherches avec la
spiritualité germanique. Sur Adam Boreel (1603-1667), hébraïsant. spirituel influencé par
Sebastian Franck, Gottfried Arnold son contemporain nous renseigne (dans Unpartheyische...
cité supra, note 17 : cf. Theil II. B. XXVIII, C. XIII, rubrique 22. édition de 1729, tome I.
p. 1035 ; et surtout, tome II (édition de 1729), Theil I. ch. VI. rubriques 28 à 33. p. 68).
Boreel a cherché à fonder une société religieuse à Amsterdam en 1645. Son enseignement
reposait exclusivement sur l’Écriture Sainte : il rejetait toutes les Églises, au profit d'un service
divin « privé ». C'est donc, lui aussi, un apôtre de l'Église intérieure. Mais ce n'est point un
théosophe. Parmi ses écrits, citons : Concatenano aurea Christiana seu cognitio fíei ac Domini
nostri Jesu Christi, 1677, paru aussi en hollandais la même année ; Onderhandelinge noopende
den Broederlyken Godtsdienst, 1674. Quant à Zimmermann, je ne veux pas tout à fait exclure
qu’il puisse s'agir de Johann Georg Zimmermann (1728-1795). médecin de Hanovre (mais
Suisse), proche des Illuminés (sur lui, cf. Eduard Bodemann. — J.G. Zimmermann, sein
Leben und bisher ungedruckte Briefe an denselben. — Hanovre, 1878). Mais c'est peu
probable. On pourrait avancer avec plus de vraisemblance le nom de Johann Jacob
Zimmermann, sur lequel Gottfried Arnold encore, nous renseigne (dans Unpartheyische...,
cité supra, note 17 : cf. tome II, Theil IV. Sect. III.Num. 18, § 142 ; c’est-à-dire, p. 1105 dans
l'édition de 1729) : « astrologus, magus, cabalista ». prédicateur strasbourgeois, plus ou moins
disciple de Bochme, et qui écrivit sous le pseudonyme d'Ambrosius Schmann. Son nom est lié
aussi à l'émigration, vers la Pensylvanie. d’une quarantaine de « frères » et de « sœurs » qu'il
dirigeait spirituellement. Robert Amadou a réédité ce texte, sous le titre Recherches sur la
doctrine des théosophes. Introduction et notes par Robert Amadou. — Paris : Le Cercle du
Livre, coll. « La Haute Science ». 1952. Il écrit dans son introduction (p. 21) que ce texte est
dû peut-être à Gence. l’auteur de la Notice historique sur Louis-Claude de Saint-Martin (Paris,
1824). En annexe. Amadou présente une notice bibliographique (pp. 43-58) dans laquelle, à
propos de Zimmermann, il hésite entre J.G. Zimmermann et le Suisse Jean-Jacques
Zimmermann (1685-1756). auteur d'un livre sur Pythagore. Il pense que « Bacon » est Roger
Bacon. Je ne le suis pas sur ces deux points.
58. « Recherches sur la doctrine des Théosophes ». op. cil., pp. 155-168. À propos de
l’Inde (notamment du Malhabarat. et du Poupnckat extrait des Vedas), l'auteur anonyme
écrit : « Les Européens, en voyant les rapports et les similitudes frappantes des dogmes de
l’Inde, avec ceux publiés depuis quelques siècles par les divers Théosophes de l’Europe, ne
soupçonnent pas que ces Théosophes aient été les apprendre dans l'Inde. Peut-être même que
le temps n’est pas éloigné où ces Européens jetteront les yeux avec empressement sur les
objets religieux et mystérieux qu’ils n'envisagent maintenant qu’avec défiance et même
qu'avec mépris. Les écrits des différents Théosophes et Spiritualistes leur paroîtront alors
probablement moins obscurs et moins repoussans. puisqu’ils y découvriront les bases de toute
la théogonie fabuleuse des Égyptiens, des Grecs, des Romains, etc., et puisqu’ils y
rcconnoitront la clef de toutes les sciences dont ils s’occupent ; ils acquerront peut-être enfin la
conviction que les mêmes bases, les memes dogmes ayant été répandus dans des lieux si distans
et à des époques si éloignées les unes des autres, doivent avoir les principaux caractères de la
vérité » (pp. 167 s.).
59. Mme de Staël. — De l'Allemagne. — t. II, Bruxelles, édition de 1820, chapitre V
(« De la disposition religieuse appelée mysticité ») : « La disposition religieuse appelée
mysticité, n’est qu'une manière plus intime de sentir et de concevoir le christianisme. Comme
dans le mot de mysticité est renfermé celui de mystère, on a cru que les mystiques professaient
des dogmes extraordinaires, et faisaient une secte à part. Il n'y a de mystères chez eux que ceux
du sentiment appliqué à la religion, et le sentiment est à la fois ce qu'il y a de plus clair, de plus
simple et de plus inexplicable : il faut distinguer cependant les théosophes, c’est-à-dire, ceux
qui s’occupent de la théologie, tels que Jacob Bochme. Saint-Martin, etc., des simples
mystiques ; les premiers veulent pénétrer le secret de la création, les seconds s'en tiennent à
leur propre cœur » (p. 361). Et dans le chapitre VII (même édition, pp. 387-390). intitulé
« Des Philosophes religieux appelés Théosophes », elle reprend la distinction proposée dans le
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chapitre V. puis écrit : « Non seulement le christianisme, en affirmant la spiritualité de l'âme,
a porté les esprits à croire à la puissance illimitée de la foi religieuse ou philosophique, mais la
révélation a paru à quelques hommes un miracle continuel qui pouvait se renouveler pour
chacun d'eux, et quelques-uns ont cru sincèrement qu'une divination surnaturelle leur était
accordée, et qu'il se manifestait en eux des vérités dont ils étaient plutôt les témoins que les
inventeurs » (p. 388). Elle consacre ensuite quelques lignes à Boehme, et à son traducteur
Saint-Martin (p. 389), et compare les « philosophes spiritualistes » (les théosophes) et les
« philosophes matérialistes ». Les premiers « déclarent que ce qu’ils pensent leur a été révélé,
tandis que les philosophes en général se croient uniquement conduits par leur propre raison ;
mais puisque les uns et les autres aspirent à connaître le mystère des mystères, que signifient à
cette hauteur les mots de raison et de folie ? Et pourquoi flétrir de la dénomination d'insensés,
ceux qui croient trouver dans l'exaltation de grandes lumière ? » (p. 39(1). Cf. aussi pour les
intéressantes variantes de ces textes, le t. V des oeuvres de Mme de Staël dans l'édition critique
procurée par la comtesse Jean de Punge et Simone Balayé ; Paris, Hachette. 1960. surtout
pp. 126-136 (« Des philosophes religieux appelés théosophes »), et pp. 137-154 (« De l'esprit
de secte en Allemagne »).
60. Anonyme (Jean-Jacques Bernard). — Opuscules théosophiques. auxquels on a joint
une défense des soirées de Saint-Pétersbourg ; par un ami de la sagesse et de la vérité. — Paris.
1822.
61. Joseph de Maistre. — Les Soirées de Saint-Pétersbourg. — Édition de Lyon. 1831.
t. II, p. 303 (onzième entretien). Paru en 1822 (première édition), le livre avait été conçu dès
1810. Dans le meme entretien (p. 302), parlant des Illuminés (c'est-à-dire des théosophes
comme Saint-Martin, qu'il a connu), il écrit : « Souvent (,..| il m'arrivait de leur soutenir que
tout ce qu’ils disaient de vrai n’était que le catéchisme couvert de mots étranges ».
62. En 1831, Baader écrit que la philosophie religieuse proprement dite n’est pas la
« Weltweisheil » (la sagesse du monde, limitée à la « cosmosophic » et à la « physiosophie »),
mais ce à quoi saint Paul oppose celle-ci, à savoir la théosophic, ou « Gottesweisheit » (la
Sagesse de Dieu). Cf. Franz von Baader. Sämtliche Werke, dans l'édition procurée par Franz
Hoffmann (1851-1860). I, 323. Dans une note de commentaires au Magikon de Johann
Friedrich Kleuker (paru en 1784). Baader écrit : « Die Kirchenväter Tertullian, Tatian. etc.,
waren allerdings von der Kabbala berührt, die Verwandtschaft des Ncuplatonismus mit der
Kabbala ist nicht zu leugnen und man kann mit Grund die christliche Theosophie eine
erweiterte, bereicherte und (christlich) modificirtc Kabbala nennen » (XII. 550 ; à propos de
la page 255. lignes 19-27 ss du Magikon). Dans ses Fermenta Cognitionis. publiés de 1822 à
1825. Baader écrit (6e Cahier des Fermenta Cognitionis) : « J. Boehme’s Theosophie beruht
ganz auf dem Evangelium Johannis I. 1-4 » (II, 402). Il existe une traduction française des
Fermenta Cognitionis. par Eugène Susini (Paris : Albin Michel, collection « Bibliothèque de
l’Hermétisme », 1985 ; cf. Livre VI, § 7. p. 224).
63. Friedrich von Osten-Sackcn, dans son introduction au t. XII (1860) de l'édition
procurée par Franz Hoffmann, pp. 16. 40 : « die Verstandes-Spcculation (konnte) sich nicht
dazu erheben, die Tiefe der Theosophie zu erfassen. — Wir müssen diese daher als eine ganz
besondere, cigenthümlichc Strömung der geistigen Entwickelung betrachten. Während die
Verstandcs-Speculation in eigener Autonomie ihre Systeme gebaut hat, so hat die
Theosophie, von einer religiösen Erkenntniss ausgehend, sich stets in die absolute Wahrheit
des Christenthums zu vertiefen gesucht und von diesem Standpuncte aus einer christlichen
Speculation reiche Elemente geboten. Je mehr desshalb ein tieferer Blick in den Gang der
neueren Speculation uns erkennen lässt, dass diese Verstandesoperation nicht im Stande ist,
die Tiefen des Geistes und der Natur zu erfassen und dass dieser Formalismus in seiner
Consequenz zu einem vollständigen Bruch mit unserem tieferen Sein geführt hat, um so mehr
thul es Noth, unsere Aufmerksamkeit auf eine Richtung zu lenken, die dazu berufen scheint,
eine Regeneration der Speculation zu erzeugen. Diese Richtung einer theosophischen
Anschauungsweise zieht sich gleich nach der Reformation durch die deutsche Wissenschaft,
und wird in der grossartigsten Weise repräsentirt durch Jacob Böhme » (p. 17). « Man kann
freilich Franz Baader unter den Philosophen als unsystematisch bezeichnen, dagegen muss
man ihm das grosse Verdienst vindicircn, die Theosophie auf ein bestimmtes Erkenntnissprin-
cip zurückgeführt und dadurch derselben eine feste Grundlage gegeben zu haben » (p. 40).
Tout le passage cité concernant la « Verstandesspeculation » reste aujourd'hui d’une singulière
actualité... Il conviendrait, au demeurant, de rééditer, et de traduire, tout le texte de von
Osten-Sacken (pp. 1-73, in XII).
64. Cf. notamment V, p. LXXIII : on peut, dit Franz Hoffmann, employer «* théoso-
phie » à propos de Baader, dans le sens que lui donne Carl Gustav Carus ( Psyche . Zur
Entwicklungsgeschichte der Seele, 21 éd., p. 73), quand celui-ci explique que la véritable
philosophie ne saurait être autre chose que de la théosophie ; car si le divin, l’origine de toute
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chose, est Dieu, une connaissance profonde ne peut avoir d'autre objet que le divin. Nous
voyons ici que pour Hoffmann, le mot « théosophie » revêt un sens plus général, plus vague,
que pour von Osten-Sacken.
65. Julius Hambergcr. — Stimmen ans dem Heiligthum der christlichen Mystik und
Theosophie. Für Freunde des inneren Lebens und der tiefem Erkenntniss der göttlichen Dingen
gesammelt une herausgegeben. — Stuttgart, 1857, 2 vol. Dans sa courte préface (2 pages),
Hamberger déclare avoir renoncé à distinguer mystique et théosophie : « Es war nicht
thunlich. die Mystiker von den Theosophen zu trennen, indem ja so manche Mystiker zugleich
Theosophen sind, sondern sie folgen sich, ohne Scheidung, meist in chronologischer Reihe, im
zweiten Theile aber mehr nach ihrer innern Verwandtschaft zusammengeordnet. Noch
weniger war eine Zusammenstellung nach den Materien in systematischer Ordnung möglich,
indem ein und derselbe Abschnitt nicht selten mehr als einen bedeutenden Punkt zum
Gegenstände hat » (p. IV). Il termine toutefois cette préface par les mots que voici :
« [einerseits lässt sich] der Mystik die Kraft nicht absprechen, denjenigen, welche überhaupt
ein ernstes Verlangen nach Einigung ihres Gcmüthes mit der Gottheit in sich tragen, den
Aufschwung zu derselben wesentlich zu erleichtern, und da uns andererseits in der Theosophie
ein Licht entgegenschimmert, welches, wenn man ihm nur weiter und weiter nachzugehen sich
cntschliessen kann, die christliche Lehre in einer Klarheit und Bestimmtheit erkennen lässt,
wie sie die gegenwärtige Verwirrung der Begriffe in der That gebieterisch erheischet » (p. IV).
C'est ainsi que, outre des mystiques proprement dits, on trouve dans cette anthologie des
auteurs tels que Paracelse. Postei. Arndt, Boehme, Pordage. A. Bourignon, Œtinger. Philipp
Matthäus Hahn, Johann Michael Hahn. Jung-Stilling. Saint-Martin, Dutoit-Membrini,
Eckartshausen, Baader, Johann Friedrich von Meyer, et même Franz Hoffmann. C’est la
première fois qu’une véritable anthologie de la théosophie voyait le jour ! On y trouve aussi
des Naturphilosophen romantiques tels que F.J.W. Schelling. Fr. Schlegel. G.H. Schubert.
Chaque nom présenté est accompagné d'une notice informative, et suivi d’un ou de plusieurs
textes choisis.
66. R. Rocholl. — Beiträge zu einer Geschichte der Theosophie. Mit besonderer
Berücksichtigung auf Molitor's Philosophie der Geschichte. — Berlin, 1856.
67. Friedrich Christoph Œtinger. — Sämtliche Schriften, hrsg. von Karl Chr. Eberhard
Ehmann. Stuttgart. 1858-64. La première série (5 volumes) est consacrée aux écrits
homilétiques ; la seconde (6 volumes) aux écrits théosophiques. dont la Lehrtufel (1763),
Swedenborg (1765), Biblisches und Emblematisches Wörterbuch (1776), etc. Sur le grade de
Chevalier Théosophe en Maçonnerie, cf. Karl R.H. Frick. — Licht und Finsternis. — Graz :
Akad. Druck- und Vcrlagsanstalt. t. II, 1978. p. 197. Et pourtant, toujours à ce moment-là,
c’est encore dans un sens très général — mais précis —, et point ésotérique, que le philosophe
italien Antonio Rosmini-Serbati (1797-1855) emploie « teosofia » : sa Teosofia (posthume.
2 vol., Turin. 1859) distingue (cf. notamment vol. I. p. 2) deux domaines dans la
métaphysique, à savoir la psychologie et la théosophie ; l’auteur déclare s'inspirer de saint
Augustin, qui ramenait la philosophie à deux domaines fondamentaux, la connaissance de
l’âme et la connaissance de Dieu.
68. René Guénon. — Le Théosophisme, histoire d'une pseudo-religion. — Paris : Valois,
1921, pp. 1 s. : la théosophie traditionnelle toute occidentale, dont la base est toujours, sous
une forme ou sous une autre, le christianisme, est représentée par un certain nombre d'auteurs
dont il donne une liste succincte : « Telles sont, par exemple, des doctrines comme celles de
Jacob Böhme, de Gichtel, de William Law-, de Jane Leade. de Swedenborg, de Louis-Claude
de Saint-Martin, d'Eckartshausen ; nous ne prétendons pas donner une liste complète, nous
nous bornons à citer quelques noms parmi les plus connus ».
69. Sur le choix de « Théosophie » par les fondateurs de la ST, et les sens donnés par eux
à ce mot, cf. James A. Santucci. — « Theosophy - Theosophia », in The American
Theosophist. Special Issue, automne 1987. Et du même auteur, la communication dans le
présent numéro de Politica Hermética. Cf. aussi l'article de John Algeo, pp. 223-229 in
Theosophical History (California State University. Fullerton), vol. IV. nr. 6-7. avril-juillet
1993. p. 226. Les circonstances de ce choix par les fondateurs devront faire un jour l’objet
d’une étude approfondie.
70. A tel point qu’on ne peut s’empêcher de se demander si Rudolf Steiner n'aurait pas
appelé son mouvement « Société Théosophiquc ». si ce nom avait été encore disponible.
71. Ce trait éclaire partiellement l’orientation docétiste de la pensée d’Henry Corbin et le
vif intérêt de celui-ci pour Swedenborg.
72. Plusieurs fois j’ai entendu Corbin s'écrier, tant dans ses cours à la Sorbonne, qu'à
l’occasion de conversations privées : « Mme Blavatsky nous a confisqué, volé, le mot ! » (le
mot *■ théosophie ») ; mais jamais dénigrer les enseignements proprement dits de la ST ou de
ses fondateurs. Il est vrai que son esprit, moins sectaire que celui de Guénon, et plus ouvert au
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culturel, le portait à pourfendre les étouffeurs du symbolisme et de l'ésotérisme en général,
plutôt qu'à s’en prendre à tel ou tel courant, à telle ou telle société, de type spirituel.
73. L'entrée « Théosophie - dans les dictionnaires et encyclopédies mériterait de faire
l'objet d'un développement particulier. Nous avons vu qu elle est pratiquement absente
jusqu'au xviu1siècle inclusivement (à l'exception notable de YEncyclopédie de Diderot). Elle
apparait de plus en plus fréquemment à partir de la seconde moitié du xtx1siècle. Maintenant,
sa présence est quasiment obligée. Le Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique (Fase.
96-98. pp. 548-562. Paris : Bcauchesne. 1990). est la dernière entreprise en date ( 1993) — du
moins à ma connaisance — à avoir accueilli un long traitement du mot (par l'auteur du présent
article). Ajoutons, enfin, que la jolie expression « theosophia perennis ». calquée sur celle de
« philosophia perennis », peut servir à souligner la couleur ésotérique de la seconde, ou à
suggérer qu'au fond il n'y aurait qu'une seule théosophie. seulement diversifiée en plusieurs
courants. C'est dans ce sens « unifiant » que Mircca Eliade l’emploie : cf. son compte rendu :
« Some Notes on Theosophia Perennis : Ananda K. Coomaraswamy and Henry Corbin ».
pp. 167-176 in : History of Religions, novembre 1979. n" 2 (t. 19. août 1979/mai 1980). Avec
Coomaraswamy. nous abordons le domaine des traditions extrêmes orientales : sous la plume
d'Eliade. « perennis » est alors comme un pont reliant hindouisme et abrahamisme. Mais
« théosophie ». sans doute en partie sous l'influence de la ST. est parfois employé aussi bien
pour désigner des traditions ou des enseignements uniquement hindouistes ou extrême-
orientaux : cf. par exemple, dans le présent numéro de Politica Hermética, la communication
de J.-L. Siémons. qui cite le travail universitaire de Paul Oltramare. L'Histoire des idées
théosophiques dans l'Inde, Annales du Musée Guimet. 1923.
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DISCUSSION
Émile Poulat : Partis dans le New Age nous étions invités à remonter à
ses prétendues origines théosophiques. Ce qui me frappe c’est qu'en faisant
le chemin inverse, vers la Théosophie, de Paracelse et de Böhme nous
aboutissons à Henry Corbin ; ce qui est évidemment un point d’arrivée
assez différent et même un point d'arrivée où on voit H.C. élevant une
protestation contre la dépossession dont il se sent victime au nom de tout le
courant qu'il représente.
Jean-Louis Siémons : Est-ce que le professeur A. Faivre aperçoit une
filiation quelconque entre les grands fondateurs que vous citez Paracelse et
Böhme avec le pseudo Denys TAréopagite et par conséquent avec les
néo-platoniciens qui ont été les premiers utilisateurs du mot « théoso
phie » ?
Antoine Faivre : Je crois qu’ils ne les ont pas lus. L’influence peut avoir
été indirecte. Mais par quel canal ? Je pense plutôt que nous avons à faire à
des attitudes d’esprit semblables, à des courants diffus, que l'on retrouve
périodiquement. Je ne pense pas qu’il y ait un lien historique sérieux.
J.L.S. : On ne peut pas nier que Plotin ait été un théosophe, à sa
manière.
A.F. : Les caractères de la théosophie tels que je les ai donné à partir
de l’émergence du courant théosophique à la Renaissance, ne sont pas
spécifiques du plotinisme.
J.L.S. : Mme Blavatsky se serait certainement plainte que les
Chrétiens aient récupéré le mot « théosophique » alors qu'elle prétendait à
juste titre ou non se rattacher au courant néo-platonicien et même en être
en quelque sorte une résurgence.
A.F. : Dans le petit livre dont j’ai fait l’éloge sans voir que vous étiez
au premier rang, vous montrez bien — à la suite aussi de James Santucci —
que le mot n'apparaît pas seulement chez les chrétiens, il est d'abord chez
Porphyre.
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E. P. : À ma connaissance nous ne disposons malheureusement
d'aucune étude sur la culture dyonisienne ou dionysiaque ou pseudo de
Mme Blavatsky. On sait seulement qu’à l’époque il y avait toute une
littérature dionysiaque ou pseudo-d. qui circulait. Dans quelle mesure en
a-t-elle vraiment été imprégnée ? Je souhaiterais que ce point soit étudié de
près.
J.L.S. : Ça relève de l'Histoire.
Pierre Mollier : Est-ce que dans ce premier courant théosophique dont
nous a parlé le professeur A. Faivre il y a un intérêt pour les autres formes
religieuses ? Parce que ce qui est évident c’est que dans le second courant,
celui de la Société Théosophique nous trouvons une ouverture vers d’autres
formes religieuses et en fait je pensais à ce qu’a écrit M. Edighoffer sur la
Rose-Croix qui est une variante du premier courant théosophique et
l’éventuel intérêt qu’il y aurait eu pour l’ismaclisme. nous disait-il. dans les
milieux rosicruciens. Est-ce une exception, cet intérêt pour d'autres formes
religieuses, ou est-ce qu'on le retrouve dans le premier massif théosophique
très différent du second ?
A.F. : Relativement peu au xvnc siècle chez les théosophes stricto
sensu, sans parler des Rose-Croix ; beaucoup plus à la fin du siècle où vous
avez les théosophes à vaste érudition, comme Gottfried Arnold. Plus tard à
l’époque romantique, des gens comme Baader se montrent assez intéressés
par l’Inde.
Roland Edighoffer : Tu as parlé très justement du caractère totalisant
de la théosophie dans son premier Âge d’Or et cité à ce propos la Fama et la
Confessio des Rose-Croix ; peut-être serait-il nécessaire de citer également
la Christianopolis de Andreae. II est intéressant de constater que dans cette
utopie, parue en 1619, il y a une université où on enseigne toutes sortes de
choses y compris, bien entendu, la théologie ; et ce qui est très
caractéristique c’est que cet enseignement est couronné par la théosophie.
Il y a un amphithéâtre de théosophie où paradoxalement il n'y a pas
d’enseignement parce que la théosophie est avant tout une illumination.
C’est-à-dire que finalement elle est la grâce divine qui pénètre les gens qui
ont la capacité d’entrer dans cet amphithéâtre de théosophie. En ce qui
concerne Andrae, ce qui est intéressant c'est de constater qu’il se trouvait
dans une position un peu ambiguë dans la mesure où il faisait partie d’une
part de la hiérarchie ecclésiastique luthériene, et de ce fait était obligé de
prendre garde à toutes sortes d'attaques possibles de la part de cette
hiérarchie (dont tu as dit qu’elle était parfois fortement intolérante), et
d’autre part, il a toujours été extrêmement attiré par les problèmes
théosophiques. Finalement, on peut dire qu'il y a dans toute son œuvre les
deux aspects que tu signalais dans la définition de la théosophie : d’une
part, le corpus référentiel et de l’autre, le caractère d'illumination. Et cette
fameuse « Christianopolis » où se trouve un amphithéâtre de théosophie
n’est abordable — et je reprends le terme au sens le plus fort puisqu'il s’agit
d’une île — que par les gens qui ont subi la régénération intérieure, l’un des
aspects les plus fondamentaux de la théosophie.
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Tisnaya Kartakiisurna : Je suis Indonésien et viens d’un pays où la
liberté des cultes est très importante, c’est meme l’essentiel de notre
constitution qui a de fortes ressemblances avec la République laïque de la
France. Je pars du fait que je suis ignorant de la théosophic occidentale
mais je vais dans le sens des conclusions du présentateur. Pour le
parallélisme avec la théosophie islamique, sans être un spécialiste mais avec
mon vécu, je voudrais à l’occasion de ce colloque poser une question. Il
s’agit de s’avoir s'il y a vraiment parallélisme, influence ou compénétration
entre la théosophie islamique et les débuts de la théosophie occidentale du
xvr siècle. La théosophie islamique avait eu son Âge d'Or aux ix'-x'-xr
siècles, en se référant aussi à l'histoire du monothéisme. Parlez-vous du
monothéisme ou du polythéisme ? La deuxième remarque : en Indonésie,
je vois beaucoup de gens, de religions variées, soit bouddhistes soit
chrétiens, catholiques ou protestants, soit islamiques, beaucoup de
penseurs qui ont cette illumination théosophique. Je considère que la
République indonésienne est déjà une application du principe de
théosophie. Il y a le Panjaçiva — les cinq principes (le premier est le
principe de la liberté du monothéisme et de la foi en Dieu). Cela englobe
aussi d’après mon interprétation les athées, qui ont leur propre dieu —
Nietzsche par exemple — et aussi le principe de l’humanisme international.
Le troisième est le nationalisme indonésien, la justice sociale et la
démocratie par concertation du peuple.
A. F. : Merci de ce petit exposé tout à fait bien venu qui nous rappelle
opportunément que des réflexions d'ordre historique comme celles que
j’essaie de présenter, doivent déboucher, pour acquérir des dimensions
intéressantes, sur une anthropologie, sur un comparatisme religieux.
Christian Lazaridès : Vous n’avez pratiquement pas parlé d’un courant
qu’on appelle la théosophie souabc d'Œtinger, de ceux qui se sont
appliqués à étudier plutôt les aspects cyclologiques : Bengel, Hahn et
d'autres. La transition vers l’idée d'un Nouvel Âge se trouve déjà contenue
vers 1710-1715 dans les discours de Jung-Stilling. pour qui, par exemple,
une rupture aurait lieu en 1842, puis il l'a reportée jusqu'en 1950.
A.F. : Vous avez raison. Je vous suis reconnaissant de rappeler cela.
Bengel et ses spéculations relatives aux cycles, aux prédictions sur les
lendemains proches dans l'histoire, et Michael Hahn, sont proches de la
pensée de Boehme. Ce sont des gens plus ou moins touchés par cette
tradition-là. J’ai pensé à plusieurs reprises proposer à Jean-Pierre Laurant
un exposé sur les annonciateurs du New Age, c’est-à-dire sur les personnes,
les œuvres, les formes de pensée qui, notamment à la fin du xvm‘ siècle et
dans la première moitié du xix* nous font penser déjà au New Age par bien
des côtés. Il y a effectivement chez Jung-Stilling, par exemple, un style, une
forme d’imaginaire, qui rappellent dans une certaine mesure certains
discours du New Age. Dans la mouvance des travaux de Gilbert Durand je
m’intresse aussi en effet, indépendamment de l'histoire proprement dite, à
ces formes de l'imaginaire.
Françoise Champion : Pour les premières périodes vous avez en
quelques phrases très brèves mais suggestives rapporté le climat intellectuel
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général. Est-ce que vous pourriez de la même manière le faire pour le
XIX* siècle ? Pourquoi la rupture et disons le déclin général de la théosophie
que vous avez présenté au xixc ? Je vois plusieurs différences dans la
manière dont vous caractérisez les mouvements théosophiques des xvuc et
xvnp siècles et ce que Troeltsch dit de son « type mystique » dans lequel je
retrouve vos grands noms de la thcosophie. Troeltsch insiste sur l’éthique
d’amour. Est-ce qu’il y a une éthique chez les théosophes ? Si oui, quelle
est-elle ?
Troeltsch insiste sur l’individualisme radical de son « type mystique ».
Lorsque la théosophie devient dans certains courants que vous nous avez
présentés société initiatique, n'y a pas là quelque chose d'essentiellement
différent ? Non en termes d'histoire des idées mais de conception même de
l’histoire. Il ne s'agit pas du même genre d'individualisme.
A.F. : Il est difficile de se prononcer sur le discours des théosophes qui
sont dans une société initiatique. En effet, généralement, ils ne font guère
de discours. Ils pratiquent des rites qui sont eux-mêmes inspirés de textes
théosophiques ou d'une pensée de ce genre. Ainsi, certains rituels
maçonniques. En ce qui concerne l’éthique : ce qui caractériserait
l’impératif éthique de la plupart des gens que l’on pourrait ranger sous cette
bannière théosophique, ce serait plutôt celui de la connaissance. L'amour,
bien sûr, si on est chrétien, l’amour est là. mais ce qui est spécifique de ce
type de discours, c’est la nécessité de la connaissance, c'est la gnose.
Votre première question portait sur le recul du courant théosophique
au xixc siècle. Je pense que ce courant perd alors de son importance parce
qu'il se fond dans des courants voisins. D'une part, on dispose d'un vaste
répertoire ésotérique, bien constitué, assez accessible ; on a donc moins
besoin de la théosophie : il y a d'autres choses, disponibles, sur le plan
gnostique ou ésotérique. D’autre part, il y a aussi des formes de philosophie
concurrente, d'imaginaire, qui ont tendance à limiter singulièrement ce
genre d'investigation. Ce sont des questions très délicates qui mériteraient
chacune un exposé.
Jean-Pierre Laurant : Puisque ce sont les mêmes critères qui sont
appliqués à la théosophie et à l'ésotérisme, dans quelle mesure la rupture la
plus importante n'est-elle pas entre la théosophie du xvmc siècle qui est une
réponse, à ce moment-là. à l’intolérance des Églises et tu as remarqué le
parallélisme entre l’Église catholique et le protestantisme au xvnc alors que
dans la seconde moitié du xixesiècle la réponse est une réponse à la science.
Le rapport triangulaire entre science, gnose et religion change alors de sens.
A.F. : Le rôle de la science, l’idée que l’on s’en fait, bref, l’imaginaire
scientifique, changent en grande partie le paysage, en effet. C’est une
bonne piste de réflexion.
J.L.S. : Je voudrais ajouter quelques mots sur ce que vous avez dit.
Dans la théosophie blavatskienne précisément, dans son langage bien
entendu, on retrouve les grandes préoccupations des théosophes. C'est-à-
dire un discours sur la nature, un discours sur le divin, sur les rapports entre
l'homme et l'univers, et cela dans la perspective scientifique du xixc. Avec
des ouvertures qui sont presque prophétiques par rapport à ce que les
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scientifiques connaissaient à cette époque. Et elle insiste énormément sur
l’aspect gnose. Pour elle une éthique de vie devrait être fondée sur la gnose,
c’est-à-dire sur une connaissance — et non pas simplement un principe
d'amour, de participation, etc. Pour ce qui est de l’aspect dionysiaque, bien
entendu, la théosophie moderne blavatskienne s’adresse à des millions de
gens. C’est-à-dire qu’elle n’est pas initiatique en ce sens qu’elle va raconter
à des millions de gens comment faire pour se transformer. Mais elle appelle
le petit nombre précisément à se transformer, à assurer cette conversion
interne et à s’élever vers l’illumination, bien entendu qui est à la base même
de toutes les religions ; cet « ellampsis », l’un des pôles d’intérêt de
Porphyre et des néo-platoniciens. On trouve ça, l’aspect dynamique de la
vie intérieure dans le climat général d’une compassion qui est très
bouddhique. On le voit dans son dernier livre, La Voix du silence ; il n’y a
pas d’erreur possible sur ce sujet.
A.F. : D’accord.
E. P. : Ce qui m’a frappé en vous écoutant c’est de voir à quel point ce
qu'on appelle la Théosophie avec ses quatre grandes étapes supposait une
association étroite entre : 1) une culture ; 2) une économie — si vous me
permettez d’employer ce terme un petit peu au sens de J.F. Lyotard, le
philosophe : une économie de forces qui peuvent être soit des forces
intérieues. soit des forces sociales.
Cela explique qu'il peut y avoir des rencontres autour des étapes
successives de gens venus de milieux très divers avec des préoccupations
très diverses précisément parce qu'ils vont participer à une culture mais
peut-être avec des forces intérieures qui peuvent être très différentes. En
reprenant la question du pseudo-Denys et la première culture théosophique
à la Renaissance avec Boehme il y a un écart culturel déjà considérable qu'il
faudrait examiner. Manifestement le pseudo-Denys n'est pas un homme de
la Renaissance. C’est un truisme mais c’est le genre de chose qu’il faut dire
crûment pour en prendre conscience. Deuxièmement, le pseudo-Denys a
eu au xvie toute une postérité qui était une postérité mystique. Il a donc
représenté cette voie mystique. Or. il me semble que dans la théosophie
avec ce système de correspondances entre Dieu, l'homme et l'univers que
vous nous avez exposé nous plongeons dans un autre passé qui est au fond
le passé médiéval avec son souci de construction symbolique. Je renvoie à
Émile Mâle et au-delà à La Clef de Méliton de Sardes et à l’édition qu’en a
donné J.P. Laurant. Nous sommes-là dans toute une tradition symbolique
qui n'est pas précisément mystique, qui repose au contraire sur tout un
ensemble de correspondances. On va bien voir ensuite l’avènement au xixc
siècle d’une nouvelle culture moderne, cette culture scientifique qui n'est
pas celle des hommes de la Renaissance. En revanche, avec Mme Blavatsky
et la Société Théosophique c’est véritablement l'ensemble de ces cultures
qui va être un continent englouti, disparu, au profit de ce qu’il faut bien
appeler, quitte à être démenti par la suite de ce colloque, une culture
appauvrie. C'est un peu comme le culte de l'Être Suprême quand on a vu
les cérémonies populaires de déchristianisation. Par rapport à cet immense
continent culturel de Boehme il est évident que cela donne, au xixc, le
sentiment de quelque chose de beaucoup plus pauvre avec lequel le contact
a été perdu.
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En revanche si je cherche à regarder non plus le versant culturel mais le
versant économique, nous sommes entraînés à des problèmes de comparai
sons. Françoise Champion rappelait que dans la typologie de Troeltsch tous
ces théosophes sont classés comme des mystiques ; effectivement, c’est
parfois cohérent et justifié. Mais à cette époque-là on ne les envisageait pas
comme des mystiques, on les envisageait d’une autre manière. C’est-à-dire
que la société était considérée comme normale ; il y avait donc les gens
normaux, c’est-à-dire nous, catholiques ou protestants, selon les régions, et
les autres. Les autres sont des malades spirituels ou bien des sectaires, voire
des malades et des sectaires. C’est le principe d'une société intolérante.
Mais qu’est-ce qu’il se passait, à la même époque, chez les Camisards ?
Chez les Jansénistes ? Les Shakers américains étudiés par Henri Desroches
et dans de nombreux autres endroits ? Où l’on ne se référait pas à la culture
théosophique mais à une toute autre culture mais qui, malgré tout,
participait à une économie considérée par l'ensemble de la société comme
anormale et sectaire. Il y aurait peut-être des fenêtres de cette enquête à
ouvrir sur ces rapports des théosophes avec toutes ces dissidences de façon à
analyser les éléments qui leur sont communs ?
A.F. : Ce sont des réflexions qui nous proposent un programme très
riche. J'aimerais revenir sur ces questions et en particulier sur la notion de
mystique.
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NOUVELLE LUMIERE
SUR GEORGE HENRY FELT,
L’INSPIRATEUR DE
LA TH EO SO PH ICAL S O C IE T Y *
INTRODUCTION
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Après son discours, une discussion animée s’ensuivit. Au cours d'un
moment de détente, le colonel Olcoot se leva et prit la parole : il
commença par brosser un rapide tableau de l’état actuel du mouvement
spirite, et de l’attitude de ses adversaires, les matérialistes, en évoquant
par ailleurs l’irrépressible conflit entre la science et les sectaires
religieux, le caractère philosophique des anciennes théosophies, et leur
capacité à réconcilier tous les antagonismes existants, et finalement
l’œuvre apparemment sublime de M. Felt qui avait réussi à extraire la
clef de l’architecture de la Nature de quelques fragments épars de
science antique qui avaient échappé aux mains destructrices des
fanatiques musulmans et chrétiens des premiers siècles de notre ère, il
conclut en proposant de former un noyau autour duquel pourraient
s'assembler toutes les âmes braves et éclairées, désireuses de travailler
de concert pour recueillir et diffuser la connaissance. Son idée était
d’organiser une société d’occultistes et de se mettre immédiatement à
constituer une bibliothèque, et à répandre l'information concernant les
lois secrètes de la nature qui étaient si familières aux Chaldéens et aux
Égyptiens, mais qui sont totalement inconnues de notre monde de
science moderne.
En réponse à certaines questions. M. Felt déclara que la communion
des mortels avec les décédés, et l’intervention réciproque des uns dans
les affaires des autres n'étaient pas de pures conjectures parmi les
anciens Égyptiens mais relevaient d'une science positive : lui-même
avait réussi à provoquer la matérialisation de formes humaines en plein
jour, à l'aide d'un dispositif expérimental magique.
Sur un vote unanime, il fut décidé d’organiser sans délai la société
proposée...
C’est avec une grande satisfaction que nous saluons ce mouvement
qui devrait amener de l’ordre dans notre chaos actuel, nous fournir une
vraie philosophie de la communication avec les esprits et offrir un terrain
neutre où les lutteurs fatigués de l’Église et du Collège pourraient se
reposer de leurs cruelles et illogiques empoignades l.
Il y a quelques leçons importantes à tirer de ce récit. Comme l’a
remarqué Olcott bien des années plus tard 2, l’idée d’une société « jaillit
spontanément du présent sujet de discussion » — c'est-à-dire de la
conférence de Felt . Il existe sur ce point un autre témoignage significatif.
On lit sous la plume de Mme Hardinge Britten (l'une des personnes
présentes, et elle-même spirite éminente) : « Tant que la Société
[Théosophique] exista dans cette ville [New York, avant le départ d’Olcott
et Blavatsky à la fin de 1878) sur ses lignes originales, le nom de l'auteur
[Hardinge Britten] resta inscrit comme membre du premier Conseil 4. Les
« lignes originales » mentionnées ici renvoient aux dernières lignes du
second paragraphe cité plus haut : « organiser une société d’occultistes 5...,
constituer une bibliothèque et répandre l'information concernant les lois
secrètes de la nature... » De fait, les buts de la Société à son origine se
limitaient à cela : « recueillir et diffuser une connaisance des lois qui
gouvernent l'univers » 6. Par ailleurs, les statuts comprenaient les charges
du bibliothécaire (chap. XII), et l'organisation et les règlements concernant
le fonctionnement de la bibliothèque (chap. XV).
Avant que l'adjectif « Théosophique » ait été proposé (probablement
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par Charles Sotheran 7) et accepté à la réunion du 13 sept. 1875, il semble
que d'autres qualificatifs aient fait l’objet de vives discussions, pour définir
la Société, comme « Égyptologique » (sans doute le choix préféré de Felt),
« Hermétique » et « Rosicrucienne », ce qui ne fait que soutenir le
témoignage rapporté plus haut.
En fait, l'usage du terme « Théosophique » fut adopté « parce que,
tout à la fois, il exprimait la vérité ésotérique que nous souhaitions atteindre
et il recouvrait le domaine des méthodes de recherche scientifique occulte
de Felt ».
L’inventeur
L'information la plus intéressante que l’on tire de cette affaire de
tribunal est le fait que Felt était un inventeur. Le témoignage concernant
son travail sur un code de transmission et une fusée à cet usage m'a conduit
à faire une recherche à l’Office des Brevets des États-Unis et à découvrir
que Felt avait déposé environ douze brevets entre 1863 et 1901, les plus
intéressants étant, toutefois, ceux qui visent la fusée et le code de
transmission.
52
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Les témoignages respectifs des lieutenants Frank N. Wicker et Peter
H. Niles, le 26 mai, attestent du degré de perfection des fusées 39, comme
l a fait aussi le colonel Myer lui-même 40 (malgré ce qu'il a rapporté en une
autre occasion au major W.R. Hartshorn, un témoin de la défense). Ce
dernier déclara que, selon l’opinion de Myer, Felt n'avait jamais réussi à
perfectionner aucune des inventions auxquelles il avait travaillé — y
compris la fusée 4I. Un autre témoignage fut fourni par le colonel Charles
S. Merchant, le premier lieutenant C.R. Deming et le lieutenant Niles
(pièces du dossier O, P et O) présentant la fusée comme une réussite. Niles
écrit :
Suivant les instructions rçues du lieutenant Geo. H. Felt, j'ai tiré
sept (7) fusées, à ce camp, la nuit du 20 mars 1863... Malgré la nuit très
défavorable, le temps étant très couvert, rendant — comme nous le
pensions — impossible de distinguer des lumières quelconques à cette
distance — dix-huit (18) miles — même à l'aide de lunettes, les fusées
furent très distinctement visibles à l’œil nu. et les messages qu'elles
transmettaient auraient pu être reçus à une distance bien plus grande. Il
aurait été impossible d'apercevoir une torche ce soir-là à quatre (4)
miles, avec nos plus puissantes lunettes. Je considère ces fusées comme
une acquisition de grande valeur pour nos moyens actuels de
transmission, vu qu'elle s’offre à notre usage au moment où échoue tout
autre moyen de communication 42.
Dès le 7 novembre 1862. Felt écrivit qu'il avait l'intention de breveter
la fusée, « sans attendre son tour » 43, avec la permission de Myer. étant
entendu qu’elle serait « destinée à l’usage du gouvernement » 44. En raison
des accusations portées par Myer contre Felt, ce ne fut que peu de temps
après avoir quitté l’Armée que Felt déposa la demande de brevet n" 39.636,
le 25 août 1863 45.
La fusée avait les caractéristiques suivantes :
...chandelle romaine servant à projeter des étoiles de couleurs
identiques ou différentes...
...pour ce faire, la chandelle est pourvue de cavités ménagées à son
extrémité supérieure pour recevoir des charges de poudre...
...un ballon est associé à la fusée pour la maintenir suspendue pendant
un certain temps ou retarder la descente de la chandelle romaine...
...selon un mode de construction nouveau, il est prévu une série de
passages divergents en spirale, ménagés à l’extrémité inférieure de la
fusée, afin de provoquer son mouvement de rotation par l’effet de
l’éjection des gaz de combustion de la charge de poudre... 40
Une autre innovation mentionnée dans les Proceedings est le code de
transmission par fusées. Felt affirma que le système précédent élaboré par
celui qui était alors le major Myer « était pratiquement d'un usage limité »
et que tous les messages envoyés par les fusées de transmission pouvaient
« être facilement interprétés par son propre code » 47. Étant nouveau et
original, ce code servait aussi pour le code chiffré, l'implication étant que le
code de transmission était la base servant au code chiffré 48. Selon Felt, son
idée était de « rendre son code public et permettre à toutes les nations d'en
disposer, de sorte que les navires en mer puissent communiquer a de
grandes distances, ce qui pouvait se faire très facilement sans détriment53
53
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pour nous [les militaires) vu qu'il y avait un moyen de changer le code pour
enlever à l'ennemi la possibilité de s’en servir contre nous... » 49.
L’importance du travail de Felt sur la fusée et le code de transmission
tenait à ce que
...c’était la première fois qu’était réalisé un système de transmission par
fusées — en dehors des signaux conventionnels...
...des messages pouvaient être envoyés par fusées plus vite que par son
système [celui de Myer) utilisant fanions - signaux et torches. Dans les
régions boisées ils étaient visibles au-dessus de la cime des arbres ; un
temps couvert ne faisait pas obstacle ; les signaux pouvaient se voir sur
de longues distances à travers la brume, n’obligeaient pas à construire
des stations d'émission, et ne nécessitaient que très peu de fusées,
celles-ci étant de plus agencées pour être plus transportables que les
fusées de type ancien, et pour résister à n’importe quel mode de
transport 50.
Le code de transmission fut breveté plus tard, le 1" décembre 1868
(sous le numéro 40744). Il combinait l'usage de chandelles romaines,
lumières froides, fanions, lanternes et fusées où trois couleurs étaient
utilisées : rouge (pour 1), blanc (pour 2) et vert (pour 3). Les chiffres
devaient être combinés pour produire le message. Un système de notation
fut également mis au point pour transmettre les nombres.
Outre ces premières inventions de Felt, une série d'autres brevets
furent déposés au cours des années suivantes. Une des inventions,
concernant un bouchon explosif fut déposée à l'office des brevets sous le
n° 52.836, le 27 février 1866. Peut-être était-ce l'amorce sur laquelle il avait
travaillé pendant son temps au Corps des Transmissions mais qu'il n'avait
apparemment pas réussi à mettre au point à l’époque 51. D’autres
inventions visent des moyens perfectionnés pour prendre des ris et ferler les
voiles (n° 44.620, 1864), et un appareil à ramer (n” 213.557, 1879), une
pompe servant à comprimer ou faire le vide (n'“224.668, ISSU), une pile
galvanique (n1*429.895, 1890), une électrode (429.896), une cellule poreuse
(429.897) et une solution (429.898) pour piles galvaniques, et même une
poutre métallique (681.304, 1901). Le 26 janvier 1875 l’année même où
Felt donna sa conférence devant Mme Blavatsky, Olcott et d'autres
personnalités intéressées de l’occultisme et du spiritisme, il breveta un
système pour le chargement des armes ù feu par la culasse représentant un
perfectionnement sur « le canon à chargement par la culasse ou la gueule ».
En passant en revue les demandes de brevet, on note que le nom de Felt ne
renvoie dans tous les cas qu'à deux inventeurs demeurant à New York. Un
brevet de 1879 (déposé le 12 août 1878) d’un appareil à ramer déposé par
George H. Felt de Brooklyn (Michigan), désignant ce dernier et un certain
Charles B. Felt (également de Brooklyn) comme cédants, élève certains
doutes : s’agit-il du même G.H. Felt de New York ? Un autre brevet visant
des perfectionnements sur les moulins à vent — soumis par Seth H. Smith
le 8 janvier 1878 révèle le même G.H. Felt comme attributaire et Charles
B. Felt comme témoin également. Il est évident que G.H. et C.B. Felt,
Seth Smith et un autre témoin. George W. Bertram, ont pu former une
sorte d'association libre pour les affaires. Seule une investigation
généalogique révélera si le G.H. Felt de Brooklyn (Michigan) et le
G.H. Felt de New York ont été un seul et même individu.
54
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Dernière observation : la série des brevets de 1890 (couvrant la pile
galvanique et divers produits en rapport avec elle) indiquent Felt comme
cédant pour la société dite « Felt Electrical Company ». Ce qui semble
indiquer que George Felt était à l'époque dans les affaires. On ne peut rien
déduire d’autre sans réunir plus d’informations.
L’occultiste
Dans le numéro du Dispatch de New York, daté du 26 mai 1872,
apparut le premier article substantiel connu concernant le travail occulte de
Felt : « La Kabbale des Égyptiens et le Canon de proportions [sic] des
Grecs ». Ce titre annonçait la conférence qui serait donnée trois ans après
chez Madame Blavatsky. Cet article fut reproduit dans le propectus
(portant le même titre) que devait publier l’éditeur J.W. Bouton. En
pensant qu’était exacte la citation extraite du Dispatch, je fus surpris de
trouver que certaines substitutions et suppressions avaient été faites par
Bouton, dont l’effet était de cacher la source de l’occultisme de Felt et
l’existence d’une explication de la Kabbale qui est restée sans voir la
lumière du jour jusqu'à présent. En découvrant l’article à la page 3 de
l’édition du dimanche, je fus immédiatement frappé par le fait que toute
cette page du Dispatch était consacrée à des « questions maçonniques ». En
réalité, cette section avait même son rédacteur attitré, John Simons. La
cinquième colonne contenait l’article en question, d’où sont tirés les extraits
ci-après :
Dans ce dernier numéro du D ispatch, nous avons brièvement signalé
ce sujet très intéressant présenté par le Frère George Henry Felt.
Depuis, nous avons participé à plusieurs conversations entre d’éminents
Frères et savants avec le Frère Felt et nous ne pouvons que répéter notre
première opinion : il s’agit bien de la découverte la plus merveilleuse et
la plus sidérante de l’époque.
Il a été conseillé au Frère Felt de donner le résultat de ses
découvertes au public sous forme permanente, et nous profitons de
l’agréable privilège qui nous est offert d’aider à cette louable entreprise,
dans la mesure où peut le permettre notre compétence de journalistes.
Du prospectus qui a été rédigé dans ce sens, nous tirons l’extrait
suivant :
La Kabbale, selon l’esprit hébraïque, a une signification très
différente de celle que nous lui donnons, le mot étant un condensé au
sens de « réception », évoquant une doctrine reçue par transmission
orale. Elle a existé dans les époques traditionnelles les plus reculées et,
dans son discours, les secrets de la Nature et les mystères de la religion
ainsi que la signification des révélations divines ont été exprimés en
figures, signes ou mots de caractère occulte, ou d’apparence commune
mais recouvrant un sens mystique ou caché.
Selon la tradition, cette Kabbale des Égyptiens s’exprimait dans une
figure géométriquement et mystiquement disposée, intimement reliée à
toutes les œuvres de la Nature, tant animée qu'inanimée, qui avaient été
55
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révélées à l’homme dans les temps les plus lointains. Cependant, en quoi
consistait à l’origine cette Kabbale, ou de quoi elle était composée,
semblait avoir été perdu, de même que toute information la concernant.
Pourtant, toutes les traditions concordent sur ces points : la
Kabbale ne serait pas uniquement un système parfait de proportion et
une clef complète pour déchiffrer toutes les œuvres, non seulement de
l'art dans les temps primitifs, mais aussi de la Nature ; elle serait
également capable d’élucider les mystères de l’origine du langage, tant
écrit qu'imprimé, hiéroglyphique ou figuratif, et même du langage parlé,
en découvrant ainsi le sens caché et véridique de l'Ancien Testament, de
même que la vraie signification du Nouveau Testament.
En tant que clef complète des œuvres de la Nature, elle explique
l’origine des espèces et leurs différents rapports, en donnant un système
de proportion qui existe dans toutes ses œuvres et ses opérations comme
dans leurs différentes ramifications ou parties.
Le canon des Grecs fut un système de proportion importé d'Égypte
par des sculpteurs et architectes grecs vers 360 av. J.-C. : ils y
conformèrent leurs statues représentant l’homme et leurs œuvres
architecturales.
La preuve de son exactitude se révèle dans toute la Nature et dans
l’Art — elle est positive ; l’œuvre est écrite sans recourir à des termes
techniques et de façon claire, au point que n’importe quel enfant de
12 ans peut la comprendre ; les problèmes géométriques sont réduits
aux plus simples éléments en sorte que quiconque peut les comprendre,
sans avoir une connaissance préalable de cette science, comme étant une
œuvre d'intérêt vital pour toute personne ; l’auteur a pensé qu’elle
devait être adaptée à la compréhension de tous.
Étant une figure géométrique, la Kabbale dont les vraies mesures
sont même établies dans toute la Nature et dans l’Art, la preuve en est
positive et ne peut un seul instant être démentie.
L'article conclut en citant les appréciations élogieuses de J.O.O. Ward,
vice-président de la National Academy of Design (New York), de E. Wood
Perry, secrétaire correspondant de la même Académie, et David S. Mul-
ford, homme d'affaires. Les paroles de M. Ward sont citées comme suit :
Il semble qu'il n’y ait pas le moindre doute que M. Felt ait découvert
le canon de proportion des Grecs et la Kabbale des Égyptiens, et autant
que nous puissions en juger, il établit le sujet sur les premières tables de
pierre, en déterminant une loi de proportion qui existe dans toutes les
œuvres de la nature et leurs ramifications et parties.
Les problèmes géométriques qu’il discute sont nouveaux et saisis
sants : ils se confirment dans la nature et dans l'art. Dans l'ensemble,
c’est une œuvre d'intérêt vital pour toute personne, sur un sujet qui ne
peut manquer d'être apprécié par le lecteur en général ; sans aucun
doute, il excitera autant d'intérêt que toute autre matière que vous
pourriez présenter aux lecteurs de votre journal ouvert à tant de choses.
L'importance de cet article du Dispatch est quadruple. D’abord, Felt
est identifié comme Maçon — premier témoignage solide de son association
avec la franc-maçonnerie . Qu'il ait appartenu à la Fraternité Hermétique
de Louxor, comme Guénon l'a suggéré, est désormais ouvert à un doute
36
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sérieux. Cette liaison avee la franc-maçonnerie est également indiquée de
façon indirecte dans le prospectus de Bouton, dont je cite ici des passages :
Les premiers artistes sarrasins, qui, à partir des cendres de la
civilisation alexandrine qu’ils avaient détruite, avaient reproduit le
canon grec, dans ses applications à l’architecture, ainsi que la science des
Égyptiens et leur connaissance de la loi naturelle, et qui les appliquèrent
à leurs merveilleuses œuvres architecturales, furent entravés dans leur
compréhension et l’usage qu’ils auraient pu en faire par la prohibition
imposée par leur religion concernant l'étude et la pratique de la
sculpture... S’il était possible pour nous de définir exactement le rôle
joué respectivement par l’Art et la Science des Grecs et des Sarrasins
dans la culture des grands artistes médiévaux (qui érigèrent les
glorieuses cathédrales, grossièrement appelées « gothiques », en Italie,
Espagne, France, Angleterre et Allemagne) — ces constructeurs qui
formèrent la fraternité mystique par laquelle les francs-maçons de notre
temps font remonter l’origine de leur Ordre jusqu’à l’Art et la Science
des Égyptiens — nous aurions le moyen de comprendre plus
complètement et correctement que jusqu'à présent l’histoire de la
grande Renaissance de l’Art et de la Science en Italie qui marqua l'aube
et le lever du jour pour tout ce qui constitue dans notre civilisation ce
qu'il y a de meilleur et de plus précieux.
Ce passage peut nous aider à saisir la place de Felt dans l'occultisme du
XIXe siècle. Jusqu’à un certain degré, il apparaît qu’on doive l’approcher
sous l’angle maçonnique pour le comprendre.
En second lieu, l’article du Dispatch contient pour la première fois une
explication assez étendue — peut-être la plus claire que l'on ait — de la
découverte de Felt. J'aurais tendance à croire que le contenu de l'article,
avec celui du prospectus de Bouton, était très proche de ce que Felt exposa
dans la conférence donnée chez H.P.B. plus de trois ans plus tard 54. En
fait, l’intérêt sensationnel qu’il y provoqua trouve aussi des échos non
seulement dans l’article évoque du Dispatch mais encore dans d'autres
comptes rendus — voir spécifiquement The Jewish Times (du 20 septembre
1872), The Churchman (du 26 avril 1873 et du 14 mars 1874) — et maints
autres textes prives énumérés dans le prospectus de Bouton. En troisième
lieu, nous savons indiscutablement que Felt fit ses découvertes des années
avant 1875.
Dès 1872, le Jewish Times indiquait qu’il s'attendait pleinement à voir
la publication du livre sur le sujet, dans doute dans le proche avenir, vu que
toutes les histoires relatées dans la presse et dans la correspondance de ceux
qui avaient assisté aux démonstrations de Felt donnaient l’impression qu’il
n’y avait plus rien à ajouter, que la découverte était complète. Selon le
prospectus de Bouton (qu’on peut dater des environs de 1874 ou du début
de 1875), le livre annoncé par l'éditeur devait contenir plus de mille
illustrations, et être édité en dix parties de soixante quatre pages. Pourquoi
l’ouvrage n’a jamais été publié est la question que chacun peut se poser.
Une rupture entre Felt et Bouton n’aurait pas empêché un autre éditeur de
sortir le livre. Il est tout à fait pensable que le manuscrit n’a jamais été
achevé en raison des charges de la famille nombreuse de Felt 55. C'est tout à
fait possible, sans doute, mais j’ai espoir que des fragments du manuscrit57
57
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demeurent en possession (inconnue) de quelque descendant ou d’archives
de bibliothèque.
Finalement, la mention du canon grec présenté comme importé
d’Égypte vers 360 av. J.-C. pourrait suggérer un canon identique ou
similaire à celui de Polyclète. Malheureusement, le livre décrivant les
contributions de Polyclète s'’ n’était pas disponible lors de la rédaction du
présent article.
La conférence de la réunion du 7 septembre 1875 ne portait pas
seulement sur la question des proportions mais aussi sur le pouvoir
d’« évoquer et d’employer les esprits des éléments » que possédaient les
prêtres-magiciens d’Égypte. En fait, cette perspective avait même plus
d’attrait pour Olcolt que la discussion initiale de Felt sur le canon de
proportion. Dans son discours inaugural comme président de la Theosophi-
cal Society nouvellement formée (le 17 novembre 1875), Olcott déclare :
...Comment pouvons-nous espérer que, comme Société, nous
puissions avoir quelque illustration très remarquable du pouvoir que
peut exercer l’adepte théurge sur les puissances subtiles de la nature ?
Mais c’est ici que les découvertes alléguées par M. Felt vont entrer
en jeu. Sans prétendre être théurge, mesmériseur ou spirite, notre
vice-président nous promet, à l'aide de simples dispositifs expérimen
taux chimiques de faire apparaître à nos yeux, comme il l’a déjà fait pour
d’autres, les races d’êtres qui, tout en étant invisibles à nos yeux,
peuplent les éléments... Imaginez les conséquences de la démonstration
pratique de cette vérité, pour laquelle M. Felt s'occupe actuellement à
préparer l’appareillage requis !
Le rapport entre le canon de proportion et les élémentaux a toujours
été pour moi une sorte d’énigme, jusqu'à ce que je tombe sur l’observation
de M. Mazet indiquant que « les spéculations kabbalistiques reçurent un
nouveau développement au xixc siècle lorsque le mouvement occultiste
suscita un intérêt renouvelé pour la Kabbale », mais que « cette nouvelle
tendance kabbalistique s’intéressait bien plus au côté magique de la
Kabbale qu'à son aspect authentiquement spirituel » 57. Cette assertion
s’accorde bien avec l'observation d'OIcott à propos du kabbaliste, le
Dr Seth Pancoast, qui « posa catégoriquement à M. Felt la question de
savoir s’il pouvait prouver pratiquement sa parfaite connaissance de
l'occulte possédée par le vrai magicien de l’Antiquité, entre autres choses,
sa capacité à évoquer les esprits des profondeurs de l’espace » 58.
Toutefois, Felt ne parvint pas à prouver qu'il pouvait faire venir ainsi les
esprits. Un peu plus de deux ans après, la revue The Spiritualist de Londres
(8 février 1878) signalait cet échec qui suscita une prompte réponse du
trésorier de la Theosophical Society, John Storer Cobb, soulignant que
« cette non-réalisation (du projet de Felt] sortait des limites du contrôle du
président ou de la société » 5 . Dans ce qui devait être la dernière lettre
connue de Felt sur ce sujet 601 il donna sa version des événements, en
remarquant comment il était tombé sur sa découverte des esprits pendant
qu’il travaillait sur les dessins des zodiaques égyptiens. 11 écrit :
J’acquis personnellement la conviction que les Égyptiens avaient
utilisé ces apparitions dans leurs initiations... Mon idée originale fut
d’introduire dans la fraternité maçonnique une forme d'initiation du
genre qui prévalait parmi les anciens Égyptiens, et je m’y efforçai, mais
58
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en me rendant compte que seuls des hommes purs d’esprit et de corps
pouvaient maîtriser ces apparitions, je décidai qu'il me faudrait trouver
d’autres individus que mes compatriotes bourrés de whisky et imprégnés
de tabac, vivant dans une atmosphère de mensonge et de fourberie, si je
voulais agir dans ce sens.
Le reste de la lettre est fort intéressant mais mérite une étude plus
étendue que ne le permet l’espace disponible ici. Le peu de témoignages
que nous avons sur George Felt suggère qu'il fût l'un des occultistes les plus
énigmatiques et les plus brillants du xix‘ siècle, qui ne réalisa jamais toute la
mesure de son potentiel. Ce qu’il aurait pu accomplir est une question qui
reste ouverte pour chacun. Il semble qu'il se soit conformé au modèle de
Maçonnerie du xixc siècle qui paraissait à la veille de fournir l'une des plus
grandes découvertes intellectuelles des siècles. C’est mon espoir que ce qu'il
a pu découvrir à propos de la Kabbale n’a pas disparu avec lui 61, mais
attend de voir la lumière du jour.
James A. Santucci,
California State University.
( Traduction : Jean-Louis Siémons.)
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36. Lettre incluse dans le dossier militaire de Felt. Voir également Proceedings,
pp. 55-56. La seule action considérée comme « inconvenante tant pour un officier que pour un
homme comme il faut » fut qu'il se rendit à Canterbury Hall — peut-être une salle de danse,
sur laquelle toutefois aucune explication n'est fournie dans le témoignage de ceux qui ont
mentionné le fait (pp. 23. 26, 29).
37. Si on en juge d'après une lettre du 13 nov. adressée par Felt à Washington pour
demander copie de l'ordre spécial n" 85.
38. D'après le dossier militaire de Felt.
39. Proceedings, pp. 30-31.
40. Ibid., p. 14. Témoignage donné le 25 mai. Felt, quant à lui. rappela que Myer était
très satisfait de la fusée et avait promis à Felt une promotion.
41. Proceedings, p. 24.
42. Lettre de Peter H. Niles, du 23 mars 1803 (Proceedings. p. 53).
43. Lettre au majour A.J. Myer (Proceedings. p. 61).
44. Ibid.
45. Document antédaté. du 29 juillet 1863.
46. Extraits du brevet.
47. Témoignage du lieutenant Niles (Proceedings, p. 31).
48. Ibid.
49. Ibid., pp. 38-39.
50. Ibid., p. 39.
51. La mention d’une amorce apparaît dans le témoignage du major Hartshorn
(Proceedings, pp. 2-4).
52. La demande de brevet fut enregistrée le 26 juin 1874.
53. Je trouve l’article d’Edmond Mazet « Franc-Maçonnerie et ésotérisme » très
instructif sous ce rapport. On peut le consulter dans l’ouvrage Modern Esoteric Spirituality,
publié par Antoine Faivre et Jacob Needleman. en collaboration avec Karen Voss (New York,
Cross road. 1992).
54. Dans Old Diary Leaves (vol. 1. pp. 115-117), Olcott donne un résumé de la
conférence en se basant sur une coupure de journal, qu'on a retrouvée dans le « Scrapbook »
(Journal de bord) de H.P.B., conservé de nos jours aux archives d’Advar.
55. Ibid., p. 117.
56. Voir de Martin Robertson. A History of Grek Art. vol. I (Cambridge. Cambridge
University Press. 1975), p. 328.
57. Voir « Franc-Maçonnerie et ésotérisme » in Modern Esoteric Spirituality (op. cit.).
p. 267.
58. Old Diary Leaves, p. 116.
59. 23 février 1878. |N.d.T. : la question de I’« échec >*de Felt reste ouverte, semble-t-il.
Dans son « Scrapbook » (vol. I, p. 111). H.P.B. a collé une coupure de la publication Banner
of Light du 15 janvier 1876 évoquant la promesse faite par Felt d’évoquer des élémentaux par
voie chimique. Sur le côté de la coupure. H.P.B. a noté à l'encre : « et M. Felt l'a fait
effectivement, en la présence de neuf personnes en tout ». (Voir H.P.B. Coll. Writings, vol. I,
p. 293).]
60. Datée du 19 juin 1878 et adressée au Spiritualist, lettre reproduite dans Old Diary
Leaves, pp. 126-131.
61. Felt est mort le 4 décembre 1906.
61
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DISCUSSION
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J.S. : La ville de New York était un point d'arrivée, un point
d'échanges très riche. Il y avait des Français, probablement des Loges
maçonniques, parmi les plus actives des États-Unis. Maintenant, quand on
examine la fondation de la Société Théosophique, il y a plusieurs thèses :
certains pensent que c'était un courant de spirites qui voulait se lancer dans
l’étude du spiritisme avec toutes scs techniques. Il faudrait plutôt se tourner
vers la recherche de l’explication des lois cachées, de l'occultisme par
exemple, ou de l'Égypte, de l'hermétisme. Ceci est proche de l’occultisme
et de la maçonnerie qui s'intéressaient beaucoup à ces sujets comme on
peut le constater en lisant Isis dévoilée. On voit à quel point les
francs-maçons sont cités et beaucoup d'autres débouchent franchement sur
l'occultisme et la magie.
Le professeur Melton (de Santa Barbara) remarque que les Américains
au xixf connaissaient beaucoup mieux les langues qu'actuellement. Les
érudits savaient le français, l'allemand, etc.
A.F. : Connaît-on le rituel proposé par Felt ? Est-ce qu'il n'aurait pas
été influencé par un livre comme celui de Pierre-Jacques de Vismes ( 1S12)
sur les pyramides d'Égvpte ?
J.S. : L'hypothèse maçonnique est née récemment. Felt a exigé des
personnes qui étaient présentes le serment du secret et la Société est
devenue secrète. Il faudrait faire des recherches sur ses sources, explorer les
archives.
P.M. : Il est évident qu’au xixc — et plus on avance dans le siècle et
plus les spéculations égyptiennes sont une part importante des réflexions
maçonniques. Les Américains parlaient mieux, paraît-il, le français au xixc
— d’autant qu'il y eut très longtemps aux États-Unis une maçonnerie
française — enfin, franco-américaine — et, par exemple, quand on consulte
un fichier, on voit nombre de brochures faites par la Grande Loge de
Louisiane — ils pratiquaient des rites mi-français, mi-américains. Cela a pu
être un point de contacts. Je voudrai évoquer une hypothèse : il y a un seul
rite dans la Maçonnerie qui soit allé jusqu'au bout de ses spéculations
égyptiennes en les introduisant dans le rituel, c'est le rite de Memphis
(Misraïm est plutôt un rite de sensibilité hébraïque), notamment dans des
grades comme celui de Sage des Pyramides. Alors que se passe-t-il ? En
1862, Marconis de Nègre, son fondateur, a une longue vie maçonnique
derrière lui ; après bien des tribulations il rejoint finalement le Grand
Orient et y introduit le rite de Memphis. Les problèmes vont alors se
multiplier. Pourquoi ? Parce qu'il voulait bien passer sous la férule du
Grand Orient pour ce qui était de la France mais il continuait à donner des
patentes pour les autres pays ; activité qui a particulièrement bien marché
aux États-Unis et lui a valu nombre d'ennemis et son expulsion du Grand
Orient. II faudrait vérifier la date de façon très précise, mais je me rappelle
que les patentes données à Mr Symons datent de 1863 ou 1864 et avec,
semble-t-il, beaucoup de succès. Je me demande si, en fait, ces sociétés
occultes ou ces arrière-loges qui auraient influencé la création de la Société
théosophique ne seraient pas tout simplement des ateliers de hauts grades
de Memphis qui se seraient développés à New York ; juste après son
arrivée, il a dû bénéficier d'une certaine vogue. C'est une hypothèse qui me
63
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paraît intéressante parce qu'il y a là un enseignement sur les connaissances
des Égyptiens.
J.S. : C'est une enquête de détective qu'il va falloir entreprendre, en
particulier dans les archives du port de New York où toutes les personnes
qui ont débarqué sont inscrites : de même dans les journaux, il y a des
petites notes saluant le passage de telle ou telle personne influente. Il faut
peut-être ajouter une piste intéressante : les archives maçonniques. [Sans
doute aussi, une enquête sur le personnage de Sotheran. que Mme
Blavatsky avait en haute considération — N.d.T.)
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ADYAR
OCCULTE « GATE OF INDIA »
Adyar, qui est le nom d’un des faubourgs de Madras, l'une des portes
de l’Inde du Sud, est aujourd'hui connu pour être le siège mondial de la
Société Théosophique « de temps immémorial ». « De ce centre, le courant
de l'ancienne sagesse aryenne, uni à la connaissance ésotérique universelle
de tous les âges, a pu prendre sa forme nouvelle, la Théosophie moderne.
D'Adyar les faisceaux lumineux de cette nouvelle synthèse des connais
sances a pu rayonner sur l’ensemble du monde » *. Dans les milieux
néo-spiritualistes, ou même dans certains textes littéraires, Adyar est
devenu un lieu presque légendaire. Le dossier que nous nous proposons
d'ouvrir sur son histoire, car il ne s'agit que d'une première ébauche, est
celui de la constitution progressive de « lieu de mémoire » dans les
mouvements néo-spiritualistes.
Comme chacun sait la Société Théosophique a été créée à New York le
8 septembre 1875 pour « l'étude et l'élucidation de l'occultisme, de la
kabbale, etc. ». Les deux principaux fondateurs en sont Helena P. Blavat-
sky, H.P.B. comme ses disciples aiment à l'appeler, et le colonel Olcott.
Mais H.P.B. en est l'âme véritable. Née en Russie le 30 juillet 1831, elle a
donc 44 ans lorsque elle fonde la T.S. (Theosophical Society). Elle a eu une
jeunesse assez aventureuse puisque dès 1848, à dix-huit ans. elle parcourt
l'Asie Mineure. Jusqu'en 1873, date où elle s’embarquera pour l'Amérique
et où commencera l’histoire de la S.T., elle séjournera en Grèce, en
Égypte, en Italie et à Londres. Dans ces voyages, elle fréquente les milieux
occultistes et spirites qui se multiplient à cette époque. On peut résumer à
grands traits la doctrine qu’elle développe dans ses ouvrages, et qui
d’ailleurs évoluera d'« Isis dévoilée » en 1875 à la « Doctrine Secrète »
écrite au soir de sa vie, autour de deux grands thèmes. Premièrement, il y a
des connaissances cachées qui offrent des clefs aux grands problèmes de la
destinée humaine. Deuxièmement, il existe des « Mahatmas », ou Maîtres
de Sagesse qui veillent et peuvent aider l’humanité dans sa réalisation
spirituelle, car ils détiennent et enseignent ces connaissances à quelques
élus. La première de ces idées reprend la base même de l’occultisme, mais
Madame Blavatsky l’infléchira dans un sens oriental. À la fin de sa vie,
cette « Doctrine Secrète » sera un « Bouddhisme Ésotérique ». Le
deuxième thème semble s'inscrire dans le prolongement du spiritisme
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puisqu'il y a, pour les élus, un contact possible avec les « Maîtres ». Aussi
schématique que soit notre résumé des idées de H.P.B., il éclaire notre
sujet. L'homme en recherche devra, au moins en esprit, tenter de se
rapprocher des « Maîtres » et de leur influence bénéfique, même s’il sait
que la suprême récompense, le contact direct avec les « Mahatmas », n’est
accordée qu’à quelques rares élus. En théorie la proximité géographique
n’est pas nécessaire. Mais à notre époque où les vrais maîtres se sont
réfugiés dans l’Inde éternelle, s'immerger dans son climat et sa culture peut
aider, peut-être à se rapprocher d'eux, en tout cas à se détacher des sociétés
matérialistes occidentales modernes. De plus, les « Mahatmas » ne sont pas
des esprits mais des êtres bien réels. Et, s'ils sont parvenus à un état
supérieur de la condition humaine, d'aucun parlerait de surhommes, ils
restent liés à leur culture d'origine. S’intégrer à celle-ci peut permettre de
mieux comprendre leur enseignement. De surcroît le simple bon sens laisse
supposer que c’est dans le berceau même du bouddhisme que l'on a le plus
de chance de rencontrer les traces subsistantes du « Bouddhisme
Ésotérique » originel. Pour toutes ces raisons, il était naturel que le
nouveau mouvement établisse sa base en Inde. Adyar sera l’aboutissement
de l'enracinement progressif de la Société Théosophique dans la culture et
le sol de l’Inde.
Mais le colonel Olcott. aussi attaché au lieu qu'il le soit, ajoute une
mise en garde contre ceux qui ont tendance à sur-sacraliser Adyar 8, et qui
pour peu le mettraient sur un plan équivalent à celui de la Grande Loge
Blanche, ce qui est presque sacrilège pour l’orthodoxie blavatskienne ! Si le
président se croit obligé de faire de telles mises en garde cela montre bien
qu'un « mythe d'Adyar » a commencé à se développer très tôt.
En 1907, Annie Besant succède au colonel Olcott à la tête de la Société
Théosophique. Après les querelles de succession attendues qui aboutissent
à quelques scissions, l’autorité de la S.T. se concentre à Adyar. Autorité
d'autant plus forte qu'Annie Besant allait résider au « Headquater » tout
au long de sa longue présidence, jusqu'en 1933, date de sa mort. Outre la
concentration des centres de décisions et des activités éditoriales de la S.T.,
Adyar allait être le cadre d'une « aventure ésotérique » qui allait donner au
lieu une vraie dimension occulte. En effet, entre 1910 et jusqu'à la mort
d'Annie Besant, prend place à Adyar l’aventure Krishnamurti. Le principal
conseiller d'Annie Besant, Charles W. Leadbeater, croit découvrir dans un
jeune indien des environs d'Adyar la nouvelle incarnation du Christ et de
Lord Maitreya, le Messie des temps modernes. Dès lors, une partie
importante de l'activité de la Société Théosophique sera consacrée à
l’éducation et à la préparation d'Alcyone-Krishnamurti, le nouveau guide
envoyé par les Maîtres. En direct d'Adyar, les colonnes du Theosophist
conteront dans le détail les précédentes vie d’Alcyone et rapporteront
méticuleusement I’« enseignement » que, très tôt, le nouveau messie
commencera à professer à ses disciples de la S.T.
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Comment se déroule la vie quotidienne à cette époque ? Herman
de Keyserling nous livre son témoignage dans les soixante-dix pages qu'il
consacre à Adyar dans son fameux « Journal de voyage d'un philosophe ».
En 1911, l’année où Krishnamurti est révélé à la « Convention Annuelle »
aux délégués venus du monde entier :
« Donnant suite à une invitation de Mrs Annie Besant, je me suis
établi pour un temps à Adyar, le quartier général, magnifiquement
situé, de la Société Théosophique » **.
« (Discutant avec les uns et les autres] je me fais longuement
raconter ce qui se passe dans les autres mondes et quel est l’aspect qu'ils
doivent avoir. La plupart de mes interlocuteurs ne font que croire, mais
quelques-uns sont convaincus qu'ils savent et parlent d’événements
inouis avec autant de calme qu'un naturaliste relatant ses dernières
expériences. Je me trouve en face d'eux dans une situation singulière : je
ne sais pas ce qu’il y a d’objectivement vrai dans leurs assertions et je ne
peux pas les vérifier. Mais je ne suis pas en droit de les rejeter comme
une impossibilité, ni même de prétendre avec quelque assurance qu'elles
sont invraisemblables, car tout moyen de mesure me manque pour
apprécier ce qui peut se passer dans d’autres sphères. Je n'ai même
aucune inclinaison à agir ainsi, car à maintes reprises j'entends des
choses dont la vraisemblance intérieure me frappe ; à maintes reprises je
me dis au fond de moi-même : “C'est évident, il ne peut pas en être
autrement, et tu le sais bien toi-même” » ,0.
Si Annie Besant donne une nouvelle impulsion à la Société
Théosophique, elle lui donne aussi une nouvelle orientation. En effet,
contrairement à Madame Blavatsky qui avait résolument tourné le dos à la
tradition judéo-chrétienne, Annie Besant et ses fidèles vont découvrir et
promouvoir le « Christianisme Ésotérique ». Cette réhabilitation de la
Tradition Occidentale dans la « Théosophie moderne » se traduit institu
tionnellement par la création d'une « Église catholique libérale » et d’un
Ordre Maçonnique. Adyar verra se construire alors différents bâtiments
destinés à symboliser dans la pierre l'union de ces traditions à la
« Théosophie moderne ». L’accent allait de plus en plus être mis sur l’idée
que renseignement de la théosophie se retrouvait au cœur de chacune des
traditions religieuses. Elle en constituait en quelque sorte le côté occulte.
Inversement les traditions spirituelles avaient maintenant vocation à venir
se ressourcer et s’accomplir dans la « Théosophie moderne ». Au côté de la
« cathédrale » catholique libérale et du temple maçonnique, prennent place
à Adyar des temples bouddhiste, hindouiste, zoroastricn et une mosquée.
L’inauguration des premiers sanctuaires fut au cœur de la convention
annuelle de 1925. C'est Krishnamurti lui-même qui inaugura le premier des
édifices :
« Un beau temple hindouiste a été construit et fut consacré le
25 décembre... Un petit sanctuaire bouddhiste a été bâti (et sa(
consécration a été conduite par un moine bouddhiste et M. Jinarajadasa
le 31 (décembre) ...
À quelques pas de là s'élève le bâtiment temporaire qui fait office
d'Église catholique libérale. C'.W.L. (Leadbeater| y a célébré la sainte
eucharistie à Noël et tous les jours de la Convention. Cinq autres
évêques étaient présents : les évêques Wedgwood, Arundale, Cooper,
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Mazel et Thomson. Le toit était en feuilles de palmiers — comme les
huttes dans lesquelles nos vivons — et l’édifice ouvert sur trois côtés ; il
n’y avait pas assez de places pour tout le monde.
Pour un regard d’Occidental, il était pittoresque de voir les fidèles
assis en tailleur sur le sol, car il y a volontairement très peu de chaises.
On ne peut manquer de remarquer combien la cérémonie chrétienne
attire de nombreux Indiens, alors qu’inversement, beaucoup des plus
réguliers fidèles du temple hindouiste sont nés dans cette vie sous le
signe de la croix.
Le christianisme va aussi avoir son sanctuaire permanent, la
première pierre de cette église a été posée le 11 janvier avec tout le
cérémonial épiscopal et maçonnique nécessaire. On doit souligner
l’intérêt d’associer ces deux grandes traditions dans une telle cérémonie,
car d’autres organisations chrétiennes ont en ce domaine des vues
différentes » 11.
Plusieurs photos illustrent le compte rendu de ces cérémonies. Aux
côtés des évêques « Catholiques libéraux » en habits épiscopaux, on voit en
effet d’autres participants, en habits hindous traditionnels, revêtus des
décors de « 33e » du Rite Écossais Ancien et Accepté. Une autre première
pierre est posée pour la construction d'une synagogue, qui ne sera
finalement jamais entreprise, et on décide l’édification de sanctuaires
musulmans, zoroastriens qui seront construits par la suite. Le dernier de la
série sera un temple jaïn qui ne sera réalisé qu’en 1964.
Ces sanctuaires sont naturellement de tailles relativement modestes,
mais leur présence inattendue au détour d'une allée de banyans ne
contribue pas peu à l’atmosphère si particulière qui règne à Adyar.
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7 août 16, et il ne fut totalement achevé que le 22 décembre 1886, le
premier jour de la « Convention annuelle ». Elle fut :
« inaugurée le 28 et ce fut un plein succès. Des prêtres hindouistes,
bouddhistes, parsis. et un imam musulman y participèrent. Cela était
très impressionnant pour un esprit attentif [...] ils se succédèrent à la
tribune pour, avec les cérémonies appropriées de chacune de leur
religion, bénir et souhaiter prospérité au projet >* ,7.
À l'origine le fonds fut constitué du rassemblement des bibliothèques
personnelles d’H.P.B., du colonel Olcott et de Charles Leadbeater ,8. Mais
très vite il y eut une volonté de réunir un fonds de qualité avec des livres
anciens, voire rares, et des manuscrits ; ainsi que de travailler avec des
universitaires et des personnalités qualifiées. La bibliothèque était
organisée autour de deux fonds : la « Section occidentale » et la « Section
orientale ». C’est le colonel Olcott lui-même, aidé par le directeur de l'école
d’art de Madras, qui décida des plans, de l’organisation et de la décoration
des bâtiments. Mais ce n’est qu’en 1887 que le bâtiment put être
complètement aménagé l9. La bibliothèque était si centrale dans le projet
d'Adyar que, lorsqu’en 1890 le colonel Olcott connut des moments de
découragements dans une période particulièrement difficile pour la S.T., il
envisagea de se retirer et de vendre l'ensemble d’Adyar à la bibliothèque
qui seule se serait maintenue en activité20. Après la tempête, le
développement d'Adyar continua. En 1900, le colonel Olcott reçut un
important don du señor Salvador de la Fuente y Ramon spécifiquement
destiné à la bibliothèque. Dès 1916, la bibliothèque d'Adyar passait pour
avoir l’une des plus belles collections de textes religieux bouddhistes et
hindouistes. Dans l'inventaire de 1934 on y comptait 36 000 livres et 18 000
manuscrits. À la fois tenté par l’occultisme et érudit Hermann de Keyser
ling :
« utilise les ressources abondantes d'Adyar pour compléter (ses|
connaissances sur le yoga » 21.
Les lecteurs de Politica Hermética se souviennent du personnage de
Johan Van Manen, orientaliste hollandais important qui fit ses classes à la
Société Théosophique 22. Secrétaire-assistant de Leadbeater, il eut un rôle
qui reste à étudier dans l'aventure Krishnarmurti. Directeur-adjoint de la
bibliothèque d'Adyar de 1909 à 1916, il s’est notamment occupé de
l'acquisition des 325 volumes du canon bouddhiste dans sa version
tibétaine. Pour Van Manen la Société Théosophique et Adyar ont vraiment
représente les portes d’un Orient spirituel. D'ailleurs, bien des années
après, devenu un personnage de l’érudition orientaliste, Van Manen serait
resté fidèle à l'engagement de sa jeunesse :
« Van Manen, au contraire, idolâtrait délibérément le monde indien.
Depuis de nombreuses années, il exerçait les fonctions de bibliothécaire
et de secrétaire de la Société Asiatique du Bengale, après s’être attardé
dans la librairie des Théosophes à Adyar. Ce Néerlandais avait déjà
franchi le milieu de la vie. Arrivé aux Indes dès son plus jeune âge, il s'y
sentait, pareil en cela à de nombreux Européens, retenu pour jamais par
ses enchantements. Il avait consacré quelques vingt-cinq années à
l’étude de la langue tibétaine. Mais, indolent de nature, enclin à la
douceur de vivre, il n’avait que fort peu publié. Il lui suffisait de
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s’enquérir, et d’accroître son savoir pour sa propre délectation. Il
penchait secrètement vers l’occultisme » 12*\
Van Manen était déjà parti lorsque l'auteur de ce témoignage passa à
Adyar. On lit en effet dans les mémoires de Mircéa Eliade :
« (...) Dasgupta que j’avais rencontré à Adyar à la bibliothèque de la
Société Théosophique... » “4.
Précisons que cette rencontre prend place en 1928 au tout début de son
arrivée en Inde et qu’elle déterminera une partie de sa vie. Les lecteurs de
« La nuit bengali » connaissent l'importance et les aléas des relations du
jeune Mircéa Eliade et du maître des études universitaires sur les religions
de l'Inde. Il est peu probable que la Société Théosophique ait joué un rôle
dans la vocation de Mircéa Eliade. Néanmoins, on ne peut que s'étonner
qu’à peine débarqué en Inde, on le retrouve à Adyar. Probablement y
était-il venu, comme Dasgupta :
« (...) étudier certains manuscrits sanscrits dont il avait besoin » 25.
Mais c’était là un des objectifs que s'étaient fixés les fondateurs de la
bibliothèque d’Adyar.
D'Alexandra David-Néel à Alain Daniélou, qui a été directeur de la
bibliothèque plusieurs années, beaucoup de ceux qui ont porté la flamme de
la culture indienne au cœur de l'Europe sont passés par Adyar. Plus
récemment, l'adaptation cinématographique du livre d’Antonio Tabucchi
par Alain Corneau. « Nocturne Indien » a entretenu l'aura légendaire qui
s'est peu à peu dessinée autour du « headquater » de la Société Théosophi
que en Inde.
On sait que le monument victorien qui accueille à Bombay le voyageur
à son arrivée en Inde fut baptisé, pour cette raison « Gate of India ».
Symétriquement, sur la côte orientale, au cœur du pays dravidien que
d'aucun considère comme plus épargné par les influences extérieures,
Adyar a constitué, pour certains esprits en quête, une occulte « Gate of
India ». Et, avec Hermann de Keyserling :
<* On peut penser ce que l’on veut du mouvement théosophique :
indéniable est son mérite à révéler la connaissance de la philosophie de
l’Orient » 2h.
Pierre M o l l ie r .
Paris.
NOTES
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3. Cité in : « Madame Blavatsky and Soohiah ». Adyar Lodge. The Thcosophical
Society. Adyar. Madras, s.l.n.d.. p. S.
4. « Madame Blavatsky and Soohiah », Adyar Lodge. The Thcosophical Society, Adyar.
Madras, s.d.. pp. 5-6.
5. Les fidèles de H.P.B. accusèrent Coulomb d'avoir fabrique ces preuves. Noël
Richard-Nafarre développe le point de vue des disciples de Madame Blavatsky sur cette affaire
dans : « Helena P. Blavatsky ou la Réponse du Sphinx »». Paris. 1991.
6. H.S. Olcott. op. cil., t. III. p. 386.
7. H.S. Olcott. op. cit., t. VI, p. 109.
8. H.S. Olcott. op. cit., t. VI. p. 109.
9. Hermann de Keyserling. Le Journal de voyage d'un philosophe. Édition du Rocher,
Paris. 1986. p. 128.
10. Hermann de Keyserling, op. cit.. p. 154.
11. The Theosophist, vol. XLVII. n" 5, février 1926, numéro spécial consacré à la
« Convention Annuelle » de 1925. p. 567.
12. H.S. Olcott. op. cit.. t. III. pp. 328-329.
13. ILS. Olcott. op. cit., t. III. pp. 337-338.
14. H.S. Olcott. op. cit.. t. III. p. 383.
15. A short history of the Thcosophical Society, compiled by Josephine Ransom, with a
preface by G.S. Arundale P.T.S.. 1938. Theosophical Publishing House. Adyar. Madras.
India ; p. 233.
16. H.S. Olcott, op. cit.. t. HI, pp. 381-382.
17. H.S. Olcott. op. cit.. t. HI. p. 390.
18. Josephine Ransom, op. cit., p. 244.
19. Josephine Ransom, op. cit., p. 244.
20. Josephine Ransom, op. cit.. p. 271.
21. Hermann de Keyserling, op. cit., p. 138.
22. Colitica Hermética. n” 4 - 1990. Compte rendu de l'ouvrage : « The dutch Orientalist
Johan Van Manen, Peter Richardus. Leiden, Kern Institut. 1989. 77 pp. ». par J.-P. Lauranl.
23. Mircéa Eliade. Minuit à Serampore. Stock. Paris, 1956-1980. p. 10. Cette nouvelle est
en très grande part autobiographique et peut donc être considérée comme un témoignage.
24. Mircéa Eliade. Mémoire I. 1907-1937. I.es promesses de l'équinoxe. Gallimard.
Paris. 1980. p. 226.
25. Mircéa Eliade. Mémoire I. I907-I9.V7. Les promesses de l'équinoxe. Gallimard.
Paris. 1980. p. 226.
26. Herman de Keyserling, op. cit.. p. 128.
Je tiens à remercier pour leur aide et leurs conseils dans la rédaction de cet article
MM. Jean-Christophe Faure, Daniel Caracostea, Michel Carucostea et Jean-Louis
Siérnons.
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DISCUSSION
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autres, sur le même espace, une église chrétienne, des temples hindouiste,
bouddhiste, zoroastrien, une mosquée, etc. Inversement, le Gcethéanum de
Rudolf Steiner correspond lui effectivement à un véritable projet
architectural.
Anne-Marie Ernst : Comment était la vie quotidienne à Adyar, y
avait-il un style de vie, un centre de prières, un maître, une discipline de
vie ?
P.M. : C’est avec Annie Besant qu*Adyar va devenir un grand
carrefour où convergent les adhérents de la Société Théosophique de tous
les pays. Mais l'ambiance est toujours restée très libérale, chacun
s’organisant, entre enseignement et méditation, selon ses aspirations. Les
« Maîtres » ne se sont bien sur pas dévoilés à Adyar mais Annie Besant, qui
avait un charisme certain, a joué le rôle de guide pour beaucoup.
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BERGSON
APRÈS LA « THÉOSOPHIE »
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« L'cxcrcice de l’intuition, “par laquelle l'esprit retourne vers son
centre” et “atteint la région intérieure et permanente de notre nature”,
tandis que “l’intellect est dirigé vers l’extérieur pour obtenir la
connaissance des phénomènes”. En vérité, on croirait presque entendre
ici M. Bergson lui-même ; nous ne savons si celui-ci a connu Anna
Kingsford, mais elle peut bien, en tout cas, être rangée à quelques
égards parmi les précurseurs de l’intuitionnisme contemporain » 4.
« Nous dirions plutôt l'imagination », précise alors René Guénon.
Car l'intuition de l'intuitionnisme contemporain diffère de « l'intuition
intellectuelle par laquelle seule s'obtient la vraie connaissance
métaphysique » 5 : « L’intuitionnisme bergsonien faisant appel à une
faculté proprement infrarationnelle, à une intuition sensible assez mal
définie d'ailleurs, et plus ou moins mêlée d'imagination, d'instinct et de
sentiment » 6.
Cette critique formulée dans La crise du monde moderne est reprise
dans Le règne de la quantité et les signes des temps. S'y ajoute une référence
aux courants contemporains du livre Les Deux Sources de la Morale et de la
Religion, référence réaffirmant les continuités évoquées dans « le théoso
phisme » :
Cette « religion dynamique ». aux yeux de Bergson, trouve sa plus
haute expression dans le « mysticisme ». d’ailleurs assez mal compris et
vu par son plus mauvais côté, car il ne l’exalte ainsi que pour ce qui s'y
trouve d’« individuel ». c'est-à-dire de vague, d'inconsistant, et en
quelque sorte d’« anarchique », et dont les meilleurs exemples, bien
qu'il ne les cite pas, se trouveraient dans certains « enseignements »
d'inspiration occultiste et théosophiste 7.
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