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Jan Patoëka
L’Esprit de la dissidence
Alexandra Laignel—Lavastine
Jan Patoèka
L’Esprit
de la dissidence
ÉDITIONS MICHALON
Le blen commun
dirigée par
43151105116 Garapon
et
{malice Engel
'X\’\ 5“ Ë\'“'\\‘
À Christian Péchenard,
in memoriam.
Introduction
9
littéralement mis à mort par le ouvoir >>, écrivait Paul
Ricœur dans l’hommage qu’il fiii rendit au lendemain
de sa disparition 1.
Ce destin héroïque ne doit cependant pas occulter le
penseur. Et il ne s’agirait pas d’assimiler Patoëka au
seul martyr de la dissidence, ou plutôt à la dissidence
comme martyre, pour mieux se débarrasser de la dissi—
dence comme pensée. De fait, Patoëka s’impose aujour-
d’hui comme un des penseurs les plus incisifs des
fondements de la civilisation euro éenne, mais aussi de
leur désagrégation à l’époque modèrne. Rien de conso-
lant, en un mot, dans cette oeuvre hantée par la ques—
tion du nihilisme autant que par celle d’un retour aux
racines spirituelles de l’Europe comme issue possible à
la crise. La fidélité de Patocka à l’égard de «l’héritage
européen », dans la filiation de la tradition humaniste
et rationaliste des Lumières, bien qu’en rupture avec
un certain modernisme, ne s’éclaire en effet qu’à partir
d’une lecture extrêmement radicale de la crise où, à ses
yeux, la civilisation technique tend à plonger la démo-
cratie au XXe siècle.
On retrouve ici chez Patoëka l’intuition que lui-
même situait au point de départ de la réflexion d’un
Edmund Husserl ou d’un Thomas G. Masaryk, le
président—philosophe de la Première République tché-
coslovaque, deux auteurs avec lesquels il n’a cessé de
dialoguer sa vie durant. À savoir «la conviction que
l’humanité européenne traverse une crise spirituelle
prolongée dont les racines remontent aux commence-
ments de la pensée moderne » 2. De cette conviction
procède la question centrale qui sous—tend l’oeuvre de
cet universitaire aux prises successives avec les deux
totalitarismes du siècle. Elle se laisserait résumer ainsi:
comment repenser l’exigence d’universalité de façon
à faire pièce à cette terrifiante absence de scrupules
sur laquelle débouche, dans la société moderne, lc
10
triomphe d’une rationalité de plus en plus 1nstrumen—
tale et impersonnelle? Autour de cette interrogation
s’est ralliée, en Europe centrale, ce qu’on a appelé la
« dissidence ».
C est donc dans le prolongement direct de cette
inquiétude inaugurale que l’auteur des Essais here’tiques
sur la philosop ze de ’histoire (1975) s’impose au551
comme un des principaux inspirateurs des mouvements
position démocratique des années 70— 80 en Europe
deOlÎEst. En Patocka, dont l’influence fut considérable
sur la génération intellectuelle de l’ après- guerre, on
peut en effet affirmer que la dissidence est-européenne
trouva son assise théorique et son expressmn p iloso-
hique la plus achevée. Sa renommée reste étroitement
liée à cette expérience. Par là, Patocka appartient autant
à l’histoire de la hiloso hie contemporaine qu’à l’ his—
toire intellectuel e et politique du dernier demi-siècle.
Un rapide aperçu sur sa v1e et sur le contexte où
s impose pour mieux saisir la
s’est élaborée sa réflexion’
teneur de son actualité. Car celle--ci pourrait justement
tenir à la richesse d un double ancrage philosophique
et culturel qui en fait l’ héritière d’une certaine crit1que
romantique de la modernité industrielle (dans ses
variantes non nationalistes et non religieuses) en même
temps que l’héritière de l’universalisme des Lumières
(variantes non progressistes). On peut dire aussi que
s’est opérée en Patoéka la rencontre entre deux cou—
rants de pensée: la phénoménologie d’un côté, de
l’autre cette grande tradition « mitteleuropéenne » ui,
de Kafka a Musil, en passant par Max Weber, Waclter
Benjamin ou Siegfried Kracauer, sut anticiper avec une
si troublante lucidité les potentialités négatives de la
rationalité moderne.
12
Brentano. Dans une lettre à Eugen Fink, publiée en
1937, Husserl lui rendait hommage en ces termes:
«Thomas G. Masaryk a été au demeurant mon pre-
mier éducateur, le premier à éveiller en moi la concep-
tion éthique du monde et de la vie qui détermine en
tout ma philosophie.» Ceci est fondamental pour
comprendre la place singulière occupée par Patocka au
se1n du courant phénoménologique. Si Emmanuel
Lévinas s’est lui au551 attaché a faire fructifier le volet
éthique de l’héritage de Husserl, nul autre, comme le
philosophe tchèque, n’ a entrepris avec autant de cohé—
rence de tirer les conséquences politiques de la critique
husserlienne de l’ objectivisme moderne. Cette tenta-
tive — à laquelle l’oppression totalitaire que connut
Patocka par deux fois n’est sans doute pas étrangère —
pourrait résumer d’un mot l’ensemble de son propos
philosophique. Cette filiation se trouve admirablement
évoquée dans lanecdote suivante: en 1935, alors que
Patocka passe les vacances de Noël chez Husserl à
Fribourg, ce dernier offre à son élève un lutrin que
lui-même avait reçu à Leipzig, en 1878, de son mentor
et ami Thomas Masaryk. « C’est ainsi que je devins
l’héritier d’une tradition », commentera Patocka.
Son départ pour Paris, de 1928 a 1929, où il obtient
une bourse d’études à la Sorbonne, joue à cet égard un
rôle clé. Nous autres, étudiants pragois, aspirions,
dira— t——il plus tard, à << une autre philosophie, tout à la
fois plus spéculative et plus internationale, à un contact
direct et personnel avec les courants mondiaux de cette
période>>1.À Paris, Patocka découvre l école phéno—
ménologique allemande. C’est là, surtout, qu’il fait la
conna1ssance de Husserl qui prononçait alors sa série
de conférences sur Descartes (ses futures Médztations
cartésiennes), dans le cadre du séminaire d’Alexandre
Koyré Ce dernier présente les deux hommes en 1929.
En 1932, après av01r passé son doctorat a Prague avec
une these sur «le concept d’ évidence et sa signification
pour la noétique», Patocka, muni d’une bourse de la
fondation Humboldt, se dirige donc vers Berlin puis
vers Fribourg—en-Brisgau, où enseigne Husserl, mais
13
aussi Heidegger, dont il suit le séminaire. Son oeuvre, en
particulier sa critique de l’ère technique, sera incontes-
tablement marquée par l’influence du Meister. Patoëka
s’est toutefois efforcé d’en préserver l’apport sans
renoncer à une compréhension humaniste de la philo—
sophie et en accordant une importance centrale à la
question de l’être—avec-d’autres, absente chez l’auteur
de Sein and Zeit.
Après son séjour à Paris, où il découvre Platon,
Patoèka tire parti de cette manière de philosopher
propre à Heidegger qui consistait à poser de façon
nouvelle des questions classiques. Ce retour aux sources
vives du philosopher l’amène à méditer l’héritage grec,
notamment les thèmes platoniciens de la justice et du
« soin de l’âme » qu’il s’efforce d’appliquer à sa lecture
de la société contemporaine. Le séminaire de Nicolai
Hartmann sur Aristote, ainsi que les leçons de philo-
sophie grecque de Jacob Klein, aux uels il assiste à
Berlin, pèsent également dans ce sens.qÀ côté des écrits
phénoménologiques au sens strict, Patoëka va ainsi
laisser de nombreux travaux que les éditeurs de ses
œuvres complètes à Prague ont choisi de regrouper
sous le titre de «platonisme négatif» ou de « soin de
l’âme ».
De retour en Tchécoslovaquie, Patoëka devient, à
trente ans, le secrétaire du Cercle philosophique de
Prague pour les recherches sur l’entendement humain,
créé en 1934 sur le modèle du fameux Cercle linguis-
tique de Roman Jacobson. C’est à ce titre qu’il invite
Husserl, en novembre 1935, à prononcer à Prague ses
célèbres conférences sur «la crise de l’humanité euro-
péenne et la philosophie », après Vienne au mois de
mai de la même année et alors que le philosophe est
déjà interdit de parole par les nazis. Le débat entre
Patoëka et son maître commence dès cette période et
sa thèse d’habilitation, publiée pour la première fois en
1936 sous le titre le Monde naturel comme problème
philoso bique, se ressent déjà de sa prise de distance
d’avec f’intellectualisme husserlien. Puis vient septembre
1938, les accords de Munich. Le projet de faire de
Prague un centre international de philosophie a fait
long feu. Dans la tourmente, Patoc'ka reste néanmoins
l4
actif au sein du groupe d’intellectuels gravitant autour
de la revue le Mensuel critique, fondée par Vaclav
Cerny, et réitère sa foi dans la philosophie comme lieu
possible d’une « redécision ». Déjà, Patoëka enjoint ses
compatriotes à ne pas se décharger de leur responsabi—
lité: « Nous sommes tous coupables, écrit-il, de cette
impuissance à laquelle nous avons abouti. >_> Il enseigne
par ailleurs depuis deux ans à l’univer51té Charles.
L’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne, en
1939, interrompt une première fois sa carrière. L’uni—
versité est fermée par les nazis. Autorisé à reprendre
ses cours en 1945, il sera de nouveau suspendu au len—
demain du Coup de 1948, puis une dernière fois, en
1969, lors de la «normalisation » qui a suivi le Prin—
temps de Prague, après un bref retour en chaire en 1967.
Sa vie durant, Patoèka n’aura ainsi publiquement ensei—
gné que... sept ans.
Confronté avec le communisme à un régime engagé
dans un combat sans merci contre la pensée, Patoèka
n’en réaffirme pas moins sa détermination à faire de la
philosophie «un essai sans cesse renouvelé de vivre
dans la vérité ». La tradition européenne n’est—elle pas
issue de cet idéal ? Mais l’Occident, pour sa part, est—il
encore disposé à le revendiquer P Cette question semble
obséder davantage le philosophe que les aléas de sa
situation personnelle. Il s’en fait l’écho, à la fin de l’an—
née 1950, dans une lettre poignante à son ami français,
le philosophe et mathématicien Robert Campbell. Stu-
péfait de voir nombre d’intellectuels occidentaux opter
pour le trotskisme ou le stalinisme, Patoëka, qui vient
d’être licencié de l’université, lui écrit à ce propos:
«J’aurais bien voulu pousser un cri avant d’étouffer,
mais analysant la situation, j’ai trouvé que cela était
bien superflu. » Et il ajoute aussitôt : «Je vois quelques
fois vos revues françaises. [...] Vous et vos partenaires
de l’Ouest, vous êtes (ou plutôt: pourriez être) dépo—
sitaires de tout ce qu’il y a de plus fin, profond et
vrai dans le patrimoine de l’humanité. Vous en avez
les moyens techniques, vous en êtes responsables, mais
où est votre légitimité morale? Nous vivons dans
un temps d’auto—suppression de l’Europe. [..] Par
auto—suppression, j’entends le processus par lequel
15
l’Europe, créatrice d’une civilisation rationnelle et, par
là, universelle, se démet elle-même des prérogatives
temporaires que le fait d’avoir été la première à possé-
der lui avait procurées.» Cette Europe-là, poursuit—il,
nous pouvons la « critiquer autant que nous voulons
dans ses fondements et sa structure », elle reste pour—
tant « ce qu’il y a de plus grand et profond au monde si
nous avons la force nécessaire pour la renouveler. [...] La
trahison ne sauve rien: elle achève de tout perdre 1. »
Pour n’avoir pas trahi, Patoëka perd presque tout.
Interdit de passeport et de publication par les autorités
communistes — sauf pour ses travaux sur Jan Amos
Komensky (ou Comenius) 2 qui lui vaudront une cer-
taine renommée —, il subsiste grâce à de modestes tra-
vaux. D’abord archiviste à l’Institut Masaryk de 1950
à 1954, il fait ensuite un court passage par l’Académie
des sciences où il est notamment employé comme
manœuvre. Puis le philosophe doit se contenter de tra-
ductions pour faire vivre sa famille. « La page de traduc-
tion était alors [dans les années 70] payée 20 couronnes,
raconte sa fille. Ce qui représentait environ quatre
francs. Mais mon ère préférait encore traduire des
bêtises plutôt que e faire des compromis 3. »
Des années 50 aux années 70, Patoëka n’en continue
pas moins d’écrire — quand bien même ses textes ne
sont publiés qu’en samizdat. Il tient aussi chez lui,
dans une cave aménagée, des séminaires clandestins.
Peu de temps après sa mort, Vaclav Havel, de la prison
de Ruzyne où il est incarcéré, note ses souvenirs de
cette période: «Je ne l’ai connu personnellement que
vcrs 1960, quand Yvan Vyskocil se mit à l’entraîner au
théâtre Na Zabradli; il nous parlait longtemps dans la
nuit de la phénoménologie, de l’existentialisme. [...] La
force de ses commentaires ne venait pas de son omni—
sciencc mais de toute sa ersonne, dans son authenti-
cité, sa modestie ct son humour. Ces séminaires non
16
officiels nous amenaient au monde de la réflexion phi-
losophique au vrai sens originel du terme. Aucun
ennui distillé du haut de sa chaire, mais une recherche
engagée et vivante de la significations des choses, une
mise en transparence de soi-même, de la propre situa-
tion de chacun dans le monde 1. »
Ces années 1960—1977, marquées ar l’enseignement
socratique clandestin et par les désillusions de la nor-
malisation, mais aussi la marginalité, la solitude — on
retrouve tout cela dans la gravité et l’épaisseur histo-
rique de sa réflexion, parfois dans l’obscurité de son
style. Dans sa méditation sur la liberté et sur l’absur—
dité dévastatrice des idéologies, dans son insistance sur
la dimension nécessairement ratique de la philoso-
phie, dans son interprétation dl; XXC siècle en tant que
guerre et de l’histoire comme ouverture à la probléma—
ticité du sens, dans son acharnement à abattre les faux
espoirs où la uotidienneté se com laît. Autant de
thèmes que le philosophe mettra résofiiment en oeuvre
à travers son implication auprès de la Charte 77.
Patoëka, pourtant, hésite beaucoup lorsque Vaclav
Havel vient le voir pour lui proposer d’en devenir
porte—parole. L’aventure ne va—t—elle pas compro—
mettre son activité philosophique? Dans le même
temps, rapporte Havel en 1986, il savait que « sa pen—
sée devrait un jour se refléter dans des actes, qu’il ne
serait pas possible d’éviter cette confrontation ou de la
contourner à l’infini». Cette réserve lui est par ailleurs
inspirée par la stature de Vaclav Cerny, dont les posi—
tions, pendant la guerre, avaient été plus courageuses,
et dont, moralement, il semblait à Patoëka qu’il avait
un plus grand droit d’être chargé de cette fonction. Cet
obstacle levé, Patoëka, raconte toujours Havel, « s’est
lancé pleinement dans le travail et a payé littéralement
de sa vie ce dévouement. J’ignore, ajoute—t—il, à quoi
ressemblerait la Charte s’il n’avait pas, au début, illu—
miné son chemin par la clarté de sa personnalité. 2»
Nous avons déjà évoqué la suite.
17
L’écrivain Jan Vladislav, proche du philosophe et
qui fut l’un des derniers à l’avoir vu, une semaine
avant sa mort, relate ainsi leur ultime entrevue, alors
que Patoëka vient de subir un nouvel interrogatoire:
« Il était au lit, lavé, rasé, dans un pyjama fraîchement
repassé, la tête bien droite sur les oreillers. Avec ses
veux clairs d’un bleu radieux, il se dégageait de lui une
im ression de force intérieure, de puissance spirituelle
tel e que je me sentis rassuré. Comme il n’y avait
jamais de chaises libres chez lui — toutes croulaient
sous des tas de livres —, il me fit asseoir sur le bord du
lit et se mit à parler [...] Tout ce que je me rappelle,
c’est ue nous sommes tombés d’accord sur ce qui
était silors le plus im ortant, à savoir qu’il lui fallait
absolument prendre (in repos, et que seul l’hôpital le
lui permettrait. Là-bas au moins, il ne serait plus
inquiété par des convocations, des interrogatoires et
des prises en filature 1. »
Les funérailles de Patoëka furent à la mesure de
l’admiration qu’il suscitait mais aussi de la crainte qu’il
inspirait aux autorités. Le pouvoir dé loya des moyens
aussi lourds que dérisoires afin que l’événement ne se
transformât pas en manifestation politique: arresta-
tions préventives, mobilisation d’une centaine de poli—
ciers pour un millier de valeureux partici ants, motos
et hélico tères afin de couvrir le son des discours. Jus-
qu’aux feuristes de la ville contraints de fermer pour
l’occasion...
18
des manifestations de soutien organisées autour du
palais de justice de Prague. S’y retrouvent des intellec-
tuels de divers horizons, dispersés depuis la normalisa—
tion de l’après-Printemps. Sa création coïncide par
ailleurs avec la ratification, par l’Etat tchécoslovaque,
de l’Acte final des accords d’Helsinki relatifs aux
droits de l’homme et du citoyen. Dans un contexte
dominé par la violation systématique des libertés fon-
damentales, l’objectif n’est pas de prendre le pouv01r
mais de prendre l’Etat au mot afin d’exiger, au moyen
de pressions, le respect des engagements souscrits.
Afin que le bien commun, dira Vaclav Have] au lus
fort de la répression, devienne véritablement l’af aire
de tous.
Sous couvert de cette référence à la légalité, quelque
chose de beaucoup plus fondamental est cependant en
jeu aux yeux des «chartistes », sur quoi ils entrepren—
nent d’attirer l’attention — y compris celle de l’Occident.
À la limite, et en durcissant quelque peu le paradoxe,
on pourrait dire que par l’appel au civisme, au refus de
«la vie dans le mensonge » et à la coresponsabilité de
chacun au destin de la cité, il s’agissait moins de réaf-
firmer la centralité du droit que de mettre en lumière
les limites du droit positif. En quel sens les limites P
Comme l’a souligné Vaclav Belohradsky, ancien
disciple et assistant de Patoéka, c’est avant tout sur la
question des sources de légitimité de l’action politique
moderne et des institutions collectives que va porter lafl
réflexion dissidente. En son fond le plus propre, la dis— 2’
sidence pourrait s’entendre, avec Patocka, non pas!
comme un plaidoyer en faveur de la légalité interna—;
tionale, mais plutôt comme une invite à prendre la’
mesure des risques induits par la progressive absorp—;
tion de la légitimité (de la conscience personnelle, en;
tant que mesure et critère des institutions) dans lai
légalité, dans la rationalité administrative et bureau—l
cratique. L’émergence de «l’autre Europe» dans les!
années 70 est ainsi venue nous rap eler que l’Europe,î_
pourvu qu’elle se veuille encore idèle à elle-même,’?
repose obligatOirement sur une tension irréductible?
entre ces deux pôles: c’est là son trait distinctif, sa’;
dyarchie constitutive.
. l'
19
Formulé en termes plus phénoménologiques, pen-
ser la justice à partir de la dissidence reviendrait à
considérer que le droit moderne menace de se vider de
son sens s’il n’est pas systématiquement rapporté à ce
que Patoëka a a pelé, à la suite de Husserl, le monde
naturel ou monciDe—de-la-vie (Lebenswelt). En première
approximation, celui—ci renvoie, dans la perspective du
philosophe tchèque, au monde de l’homme en tant
qu’il réalise, dans sa vie, certaines possibilités. Et parmi
ces possibilités, celle—là même qui le définit en propre,
où s’accomplit son mode d’être le plus authentique, et
qui consiste en sa capacité à se rapporter à lui-même, à
autrui, à la communauté, d’une manière qui n’est pas
simplement utilitaire ou fonctionnelle mais telle qu’à
l’horizon de ce rapport émerge la question du sens, de
la vérité, de la responsabilité. L’originalité de Patoëka
est d’avoir posé le problème du politique d’une
manière qui le rend inséparable de la question de notre
accès à une dimension fondamentale de notre exis-
tence: à un ordre, plus ontologi ue que moral, dans
lequel advient la distinction entrecl’e juste et l’injuste, le
bien et le mal, ce qui est permis et ce qui ne l’est pas.
S’interroger sur la démocratie et sur ses crises contem-
poraines, qui sont aussi celles de l’Europe et de la
Raison, consistera en premier lieu, pour Patoëka, à se
demander si le fait d’assumer comme tâche ce mode
d’être propre qui caractérise ontologiquement l’homme
en même temps qu’il constitue la condition de possibi-
lité d’un État ordonné à la justice, n’aurait pas été
éclipsé ou oublié aujourd’hui comme essence de la
liberté, de «l’humain », et, partant, comme fin ultime
du politique. Le sacrifice de Patoëka ne fut-il pas pré-
cisément pour nous faire entendre la gravité de la
menace portée par cet oubli ?
On passerait à côté de l’essentiel à ne pas replacerà
la lumière de cet enjeu l’importance décisive accordée
par le philosophe aux accords d’Helsinki et à la créa-
tion de la Charte 77. Lui-même s’en est expliqué dans
son dernier texte, magnifique et souvent cité, mieux
connu sous le nom de « Testament». Il en parachève la
rédaction le 8 mars 1977, cinq jours avant de mourir,
tandis que les autorités tchécoslovaqucs continuent de
20
le harceler jusque sur son lit d’hôpital. On y lit ceci:
«Il faut quelque chose de fondamentalement non tech—
nique, non instrumental uniquement, 11 faut une
éthique évidente par elle—même, non pas commandee
par les circonstances, une morale inconditionnelle..[...’]
La morale n’est pas là pour faire fonctlonner la soc1ete,
mais tout simplement pour que l’homme soit
l’homme. Ce n’est pas l’homme qui définit un ordre
moral selon l’arbitraire de ses besoins, de ses souhaits,
de ses inclinations et de ses désirs, c’est au contraire la
moralité qui définit l’homme. [...] La signature des
accords d’Helsinki représente, poursuit—il, un revire—
ment dans la conscience des hommes. [...] Cela signifie
que les motivations de l’action ne se trouvent plus de
façon exclusive ou prépondérante dans le domaine de
la peur ou de l’avantage matériel, mais dans le respect
de ce qui en l’homme est supérieur, dans la conception
du devoir et du bien commun et en comprenant que,
pour parvenir à une telle fin, il faut être prêt à suppor—
ter certains inconvénients, à accepter d’être mal jugé
et peut-être à risquer même la torture physique. [...]
Soyons sincères: dans le passé, le conformisme n’a
jamais amené aucune amélioration de la situation mais
toujours une aggravation ». Le texte s’achève sur ces
mots: «Ce qui est nécessaire, c’est de se conduire en
tout temps avec dignité, de ne pas se laisser effrayer et
intimider. Ce qu’il faut, c’est dire la vérité. Il est pos-
sible que la répression s’intensifie dans des cas indivi—
duels. Mais les gens se rendent compte à nouveau qu’il
y a des choses pour lesquelles il vaut la peine de souf-
frir et que, sans ces choses, l’art, la littérature, la culture,
entre autres [on pourrait y ajouter le droit] ne sont que
des métiers auxquels on se livre pour gagner son pain
quotidien 1. »
Cet ultime message de Patoëka à ses lecteurs
tchèques et étrangers méritait d’être longuement cité.
Parce qu’on y sent bien la façon dont l’ordre du juste
s’oppose, chez lui, à l’ordre de l’arbitraire au sens où il
21
contredit, d’abord, ce qu’il appelle «l’ordre du jour» :
la sphère de la quotidienneté, de la prospérité quoti—
dienne au-dessus de tout, ar quoi précisément le
régime totalitaire a prise sur lès individus. Son engage-
ment y apparaît aussi dans toute son amplitude sachant
que, pour ces « choses » dont il y est question, le phi-
losophe, dans son conflit avec la société, a opté en
faveur du chemin arcouru par Socrate. Dans un texte
de 1975 intitulé « l’I—Iomme spirituel et l’intellectuel»,
Patocka le caractérise ainsi: « Faire voir que le monde
est obscur, problématique, que nous ne le possédons pas.
Ce qui veut dire entrer en conflit et aller à la mortl. »
Aussi est—ce à juste titre que de nombreux commen—
tateurs ont pu qualifier son itinéraire de socratisme
politique.
22
avait—il pas là uel ues relents de «conservatisme» ?
On observe enciin, ier comme aujourd’hui, une cer-
taine propension à reléguer la dissidence au seul cha-
pitre de la résistance antitotalitaire -— sur l’arbitraire du
Parti et la défense des droits de l’homme, comment ne
pas tomber d’accord ?— sans chercher à voir ce qui, en
elle, débordait de loin et de façon expresse la seule CI'l-
tique du socialisme réel. Il faut ainsi relever ce para-
doxe majeur qui a consisté, à l’Ouest, à s’autoriser de
la dissidence pour célébrer le libéralisme comme hori-
zon indépassable de notre époque, alors même qu’on
manifestait par là la plus totale surdité à la mise en
garde que nous adressait Vaclav Havel dès 1984. « En
ce qui concerne ses relations avec les systèmes totali—
taires, écrivait-il dans ses Essais politiques, la plus
grande faute que l’Europe occidentale pourrait com—
mettre est celle ui la menace le plus, semble-t-il: ne
pas les comprend’re tels qu’ils sont en dernière anal se,
c’est—à-dire comme un miroir grossissant de la civiZisa—
tion moderne en son entier et une invitation pressante
— peut—être la dernière — à une révision générale de la
façon dont cette civilisation se conçoit 1. »
. C’est qu’à l’heure où s’amorçait un retour à la phi—
losophie du sujet, Patoëka dérange nombre de sché—
mas. On touche ici le point capital. De fait, son oeuvre
comme son engagement nous confrontent à l’élabora—
tion d’une critique de la modernité qui, pour autant, ne
prend nullement la forme, c’est le moins u’on puisse
dire, d’une remise en cause des droits de ’homme ou
d’un retour au droit naturel antique. En revanche, cette
lecture repose sur une critique radicale du subjecti-
visme, de cette « conception spécifique de l’histoire et
de l’esprit» qui émerge à l’époque moderne, nous dit
Patoëka, «centrée autour du sujet autonome qui ne
reconnaît aucune autorité au-dessus de soi» et que
caractérise « son penchant à vouloir être à la fois son
propre centre et le pivot de tout le reste de l’étant » 2.
23
En cela, l’itinéraire de Patocka pourrait bien ébran-
ler l’idée, généralement formulée dans une perspective
néo—kantienne, selon laquelle il n’est pas de critique de
la modernité subjectiviste qui ne finirait par échouer,
peu ou prou, dans la tentation antidémocratique. Lue
Ferry relevait dans cet esprit la situation, selon lui
paradoxale, des contempteurs de la modernité lors-
qu’ils prétendent dénoncer le totalitarisme. Et de stig-
matiser leur incapacité, en raison même de la critique
de la subjectivité sur la uelle se construit leur dénon-
ciation du totalitarisme, de penser quelque chose comme
les droits de l’homme. D’où son insistance sur les
risques politiques des criti ues de la subjectivité — en
premier lieu l’amoralisme, (l’irrationalisme et l’inégali-
tarisme naturaliste — pour ajouter que dans leurs ver-
sions les moins incohérentes, elles assument pleinement
ces dangers. Or cette analyse trouve point par point,
en Patoëka, un démenti criant. Comme par antici a—
tion sur ce genre de critique, le philosophe faisait ui—
même remarquer qu’il est une manière de défendre la
modernité qui tend à voir dans toute idée critique à
son égard une opposition réactionnaire à la civilisation
rationnelle en général. La posture patockienne n’ap-
partient pourtant pas à une opposition de ce type. Ses
réticences à tenir la promotion du sujet autonome
pour l’acquis indiscutable de notre temps proviennent
non seulement d’un penseur passionnément attaché à
la démocratie — il en est mort — mais pis, qui entend se
justifier de ses réserves à l’endroit du subjectivisme en
vertu même de cet attachement.
Patoéka — c’est du moins ce que nous tenterons
d’élucider — donnerait à penser la possibilité d’une cri-
tique du totalitarisme et, avec elle, d’une défense
inconditionnelle de l’idéal démocrati ue et pluraliste,
qui ne repose pas sur la promotion de la subjectivité
autonome et autofondatrice. Voir dans la dissidence un
retour à la pensée du sujet ou, à l’inverse, un retour
aux Anciens, serait passer à côté de ce qu’il y a d’es-
sentiel en elle. Nous rejoignons par là l’interprétation
de Vaclav Belohradsky. Il serait erroné, suggérait-il, de
penser la dissidence comme un épisode de la « mise
en place» de la modernité: «Kundera parle d’une
24
“modernité antimoderne” à laquelle a abouti la culture
mitteleuropéenne. Or le sujet dissident est le sujet de
cette antimodernité moderne 1. »
Paul Ricœur, à qui l’on doit d’avoir beaucoup
contribué à la compréhension de la pensée de Patocka
en France, notait pourtant, au lendemain de sa mort,
cette chose étrange. « L’acharnement mis contre lui
Uan Patocka] prouve que le plaidoyer philosophique
pour la subjectivité devient, dans le cas de l’extrême
abaissement d’ un peuple, lé seul recours du citoyen
contre le tyranz. » Nous nous efforcerons au contraire
de montrer que ce n’est pas d’abord en tant qu’il reven—
dique sa qualité de sujet que l’individu, dans l’optique
de Patoëka, résiste au pouvoir totalitaire. Au « tyran »,
donc, mais aussi, plus largement, à une époque, celle de
la technique, où l’homme en Vient à fonder la plupart
de ses jugements sur le critère de la calculabilité et des
forces dont il dispose. De là vient aussi, aujourd’hui, la
pertinence des analyses de Patocka, par-delà le chapitre
révolu de la lutte antitotalitaire.
25
Peut-on se réclamer aujourd’hui d’un es rit de la
dissidence contre les dérives extrémistes de l”esprit de
la méthode P Ou ce qui est dire la même chose: peut-
on philosophiclluement sortir de l’horizon historique
déterminé par e cartésianisme, non pas pour sortir de
l’histoire mais au contraire pour y revenir P
I
Le monde—de—la—Vie
comme problème politique1
27
montre-t-il, coïncide avec un processus de « technici—
sation» de la connaissance: l’a priori concret du
monde—de-la—vie, auquel réfère toute connaissance ou
toute action douée de sens, par quoi l’homme euro—
péen a pu donner à son existence une fondation ration—
nelle et universaliste, s’est vu remplacé par l’a priori
formel des sciences mathématiques de la nature. D’où
la thématisation, par Husserl, de la crise ou de la
«déviation » du rationalisme moderne sur le terrain
d’une impersonnalité grandissante qui, dès lors, n’a
plus rien à dire à l’homme contemporain. L’attitude de
Husserl à l’égard de la science de son temps consistera,
en un mot, à dénoncer son caractère de plus en plus
autoréférentiel et avec lui, le vide qui frappe la vie
moderne quand le monde artificiellement construit sur
lequel débouche le procédé méthodique en vient à
repousser tout ancrage constitutif dans le monde de
l’expérience concrète au point d’en usurper totalement
la place.
Patoèka va reprendre cette idée, à savoir que seul le
monde—de-la-vie peut être source d’une universalité
réelle, mais pour soumettre cette notion, dès les années
30, à une redéfinition radicale. Le philosophe tchèque
propose à son tour de comprendre le monde-de-la-vie
non pas d’abord comme l’objet d’une réflexion mais
comme mouvement, comme une pratique, une pra-
tique dans le monde. Selon lui, notre accès au monde-
de—la-vie passe par un agir, et avant tout par un certain
comportement envers soi-même. Ceci signifie u’il est
donné à l’homme de se rapporter au monde de deux
manières. La première est celle qui prédomine dans
l’attitude naturelle ou spontanée. Dans cette attitude,
où se déroule une partie de notre vie, nous n’avons en
quelque sorte affaire qu’aux choses singulières dans la
mesure, par exemple, où elles s’insèrent dans le contexte
de nos besoins. L’homme livré au comportement immé—
diatement pratique ou utilitaire ne se pose pas la ques-
tion du sens de l’existence ou encore celle d’un bien
commun, d’une communauté humaine fondée sur
autre chose qu’un simple rapport instrumental à
autrui. Mais l’homme peut aussi — et lui seul possède cc
privilège — s’ouvrir au monde d’une autre manière.
28
Patoéka parle en ce sens d’une «relation au monde
comme totalité » : au monde comme horizon des choses
et non pas seulement aux choses qui émergent en lui.
C’est cette relation qui caractérise la modalité la plus
authentique de son existence et le distingue des ani-
maux. Autrement dit: l’homme est l’être à qui le monde
peut apparaître comme tout, comme problème, comme
une uestion ou une énigme. Il n’est aucun domaine
spécifiquement humain, insiste Patoëka, qui ne pro—
cède de cette relation explicite à la totalité comme telle.
Celle—ci n’est toutefois qu’une simple ossibilité. Sa
réalisation implique un « revirement ». E1 e ne nous est
pas acquise d’emblée: elle suppose que l’on se distan—
cie de notre inclination à nous erdre dans les choses
et à si souvent déchoir de notre humanité en délaissant
la question du sens. Elle suppose encore — et en cela,
elle constitue autant un privilège qu’une malédiction —
ue nous assumions, sans la fuir, notre condition d’être
âni, que nous prenions en vue notre être—à—de’couvert,
exposé à la mort. C’est d’ailleurs dans cette exposition,
dans le refus de se mettre à l’abri derrière l’infinité ras-
surante de la tradition ou de la quotidienneté, que le
sens peut nous apparaître comme problématique. De là
cette idée, centrale chez Patocka, selon laquelle l’émer-
gence de l’Europe, à partir des Grecs, se confond avec
une ouverture à la problématidté du sens ou encore,
dans son vocabulaire, avec l’avènement d’un enser
questionnant dont Socrate demeure la figure em léma—
tique. «Ce qui a fait de la philosophie grecque ce
qu’elle est, le fondement de la vie européenne tout
entière, écrit Patoèka, c’est d’avoir déduit de cette
situation un projet de vie, quelque chose qui trans-
forme la malédiction en grandeur. À condition bien
sûr que nous fassions de cette mise au jour le pro—
gramme de toute la vie humaine 1. »
De toute la vie humaine, donc aussi de la vie poli—
tique. En quel sens le monde-de—la—vie va—t—il apparaître
à Patoëka comme un problème éthique et politique P
Très succinctement, on peut affirmer que le monde—de-
29
la-vie a trait au politique dans la mesure où seul l’exer-
cice de la citoyenneté démocratique permet de cultiver
une forme de vie qui ne vise avant tout ni la subsis-
tance, ni le bien—être, ni la conformité à un modèle ni
le respect de la coutume, mais bien une vie pour la
liberté. Il a trait à l’éthique en ce que l’institution d’un
rapport non instrumental à autrui, lequel ne peut vrai-
ment être sauvegardé qu’au sein de la cité, suppose lui
aussi une rupture avec le donné. Considérer cette rup-
ture comme constitutive de l’humain signifie du même
coup que l’homme a des droits qui lui appartiennent
pour ainsi dire ontologiquement et qu’il doit rendre
reconnaissables ar ses actes. L’État, de son côté, a
pour vocation dEen être comme le promoteur et le
gardien. Le problème du monde-de—la—vie a donc aussi
quelque chose à voir avec celui de l’Etat dans la mesure
où ce dernier ne peut entreprendre d’en franchir les
frontières et d’en ignorer les normes sans se trouver,
ipso facto, délégitimé. Ce sont ces différents aspects
que nous tâcherons d’aborder dans notre premier
chapitre. À commencer par le thème platonicien du
« soin » ou du « souci» de l’âme, que Patoëka n’a cessé
de commenter tout au long de son œuvre, qui les
fonde et les rassemble tous.
30
et tenter de l’introduire dans le discours philosophique
contemporain P Les notions de conscience, d’esprit,
d’intériorité paraîtraient a przorz mieux appropriees
venant d’un phénoménologue. Et pour L101 ce retour
obstiné à Platon alors qu’il s’agit de ré léchir sur les
causes de la crise actuelle P Peut—être parce que sa
philosophie, en particulier cette, première réf exion
magistrale et systématue sur l’Etat et/la Justice que
représente, aux yeux de Patoëka, la Republzque, est,
elle aussi, née de la crise P Or cette 1mpasse de la c1té
grecque, ui correspond en même temps à un ébranle-
ment de Cl’ordre traditionnel, c’est—à—dire de l’ordre
fondé sur le mythe (sur les idéologies, dirait—on de nos
jours), n’est-elle pas, quoique en un contexte tout diffé—
rent, un peu la nôtre ?
C’est bien en tout cas dans une perspective phéno—
ménologique que Patoëka entend s’atteler au problème
de l’âme. Aussi serajt-elle comprise comme une pro—
priétéhessenticlle..de l’êtrèhumain. Cette propriété,
i uèlle est-elle ? Qu’est-ce que l’âme et comment se
l’ait-il que tous les philosophes grecs l’aient trouvé
digne d’un soin particulier? En quel sens Patoèka
peut-il définir l’objet du souci de l’âme en le rappor-
tant au fait que l’homme est ou serait à même, nous
dit-il, «de faire du monde humain un monde de la
vérité et de la justice » 1 P
L’essentiel, pour Patoèka, est de nous faire sentir à
uel point la philosophie représente la toute première
Porme de pensée àiis"êtire dégagée de la dimension du
passé et de la tradition—Et à s’en être émancipée pour
sè‘VoUer à la Connaissance du monde comme totalité,
u’il dénomme aussi regard dans ce qui est. Or le soin
de l’âme re résente la traduction pratique de ce regardil
WCEUOH, sa mise en œuvrëÎü'IÎl’a’l—fi’rriiié très
"clairement: «L’améhum’äîhè,pour'l’es Grecs, est ce
qui possède un savoir sur la totalité du monde, ce qui
est ca able de prendre en vue cette totalité [...] L’éter—
nité e l’âme consiste en ce rapport explicite 2. >> Cette
nouveauté radicale, Patoëka s’attache notamment à la
1. Ibid., p. 44.
2. 112121., p. 20.
31
faire ressortir à partir de la différence entre philosophie
et narration mythique. Le mythe connaît lui aussi la
distinction entre le monde quotidien, du labeur, le
monde familier du chez-soi, en bref, le monde diurne,
et un autre monde, étranger, nocturne, où l’homme
est exposé au péril de la vérité. Dans l’imaginaire
mythique, toutefois, l’homme entre dans ce monde
vrai par effraction, en s’y fourvoyant. Ce n’est qu’avec
la philosophie que le mystère du monde cesse d’être le
domaine réservé des dieux pour se faire questionne-
ment. Moment crucial: l’homme, pourrait—on dire,
cherche alors à l’arracher aux ténèbres pour le faire
entrer dans la sphère de la clarté au point de voir dans
cette quête sa tâche la plus haute. «Le philosophe,
remarque Patocka, pénètre de l’autre côté. Il maintient
l’unité des deux côtés. Quels deux côtés ? Ces deux
côtés du monde de notre être—à-découvert qui appar-
tiennent l’un à l’autre comme le jour et la nuit. L’ensei-
gnement d’Héraclite réside précisément en ceci: tenir
toujours ensemble ces deux côtés, qui sinon sont sépa-
rés 1. » L’ajointement de ces deux côtés ou de ces deux
ôles renvoie ainsi à ce qui constitue, pour Patoèka, le
Fondement de notre civilisation. Il permet de com ren-
dre ce qui l’autorise à affirmer ue le soin de l’âme__
constitue le thème central autour duquel se cristallise le
projet de vie de l’Europe. Un thème toujours à répéter
et à revendiquer selon des modalités et en des circons—
tances historiques nouvelles.
En effet, si on retrouve, dans l’univers m thique
comme au sein d’autres cultures, parmi ceiles qui
connaissent des formes élémentaires de reli iosité, la
perspective d’un arrachement à la servitude (Ïe chaque
jour, la culture européenne est la seule, entend par là
souligner Patoéka, à avoir su incarner cet arrachement
ailleurs que dans l’extase, le ravissement ou les cultes
orgia ues. La culture européenne est issue de l’idée
selonîaquelle le domaine de la vérité ne S’oppose pas
à la vie ordinaire comme l’exceptionnel s’o pose au
uotidien ou le sacré au profane. Ce que ’Europe,
depuis le début, nomme individu renvoie au contraire
‘h
1. Ibui. p. 59. \
32
à la possibilité ou à la capacité qui nous est propre de
surmonter simultanément la quotidienneté et son anti—
pôle extatique. Comment soustraire à l’oubli de soi
cette liberté acquise par rapport au quotidien, à l’atti-
tude naturelle, pour la subordonner à la responsabilité
et à la raison P En somme, pour en faire l’objet expli—
cite d’un travail sur soi, d’une nouvelle «formation de
soi» mais aussi d’un nouvel espace commun ? Telle est
la question fondatrice à la fois de_la philosophie, de la
politique et de l’historre qui constituent, pour Patoëka,
les trois dimensions conjointes et solidaires de l’huma—
nité européenne. Et en un sens, nous vivons encore
aujourd’hui dans l’espace dessiné par leur apparition
simultanée à l’époque de la polis grecque.
Le thème du soin de l’âme se rapporte ainsi à l’une
des grandes lignes de clivage qui traversent la ensée
de Patoèka, à savoir la distinction entre le monclie pré—
historique (ou anté-historique), qui correspond au
monde d’avant la découverte de la problématicité du
sens, au monde de la vie vécue sur le mode de l’accep—
tation, et le monde historique qui, nous dit Patocka
« se distingue de l’humanité préhistorique par l’éhmn—
lement de ce sens acceptél. Cette caractérisation de
l’historicité de l’homme par la problématicité — une
historicité qu’il peut par conséquent toujours renier —
permet bel et bien de parler d’une hérésie au regard de
la phénoménologie classique. Aussi n’est-ce pas un
hasard si l’ouvrage, le dernier de Patoëka, où cette
thèse se trouve le plus amplement développée s’intitule
Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire. << L’unité
des deux côtés » dont parlait le philosophe à propos
d’Héraclite doit être re lacée à l’intérieur de cette pers-
pective. Pour récapituFer, on peut à ce stade affirmer
que le monde historique désigne le monde de l’homme
en tant qu’il ne renonce pas à son européanité 7-, qu’il
33
se montre déterminé à prendre soin de sa relation
explicite au monde comme totalité de telle sorte que la
clarté qu’il en retire demeure acquise à la vie dans son
ensemble. L’éclosion de la vie philosophique comme
celle de la vie politique se déploient, montre Patoëka, à
partir de cette césure constitutive de l’histoire. L’homme
commence à vivre historiquement dans la mesure où il
entend désormais répondre et se porter garant, pour
lui—même et pour les autres, et dans tous les aspects de
son existence, individuelle et collective, de cette décou-
verte née de la possibilité d’un rapport entièrement
différent au sens — « d’un rap ort qui ne consiste plus
en une réponse toute faite, a mise d’avance», comme
dans le mythe, « mais en un questionnement » 1.
34
nous autres contemporains — l’avènement d’unnordre
juste. Elle permet ainsi d’éclairer cette proposmon en
apparence énigmatique du philosophe qui, se récla—
mant une fois de plus d’Héraclite sur ce pomt, nous
dit ceci: << Héraclite parle de ce qui est commun à tout,
de la loi divine dont “s’alimentent” toutes les “lois
humaines” [...] Qu’est—ce que cette loi divine ? Il faut
savoir que le commun en tout est polemos, la justice
discorde (dilee’ = eris) et que tout se fait à travers eris et
(sa) poussée.» Et Patoëka de conclure sur l’idée que
depolemos « procèdent toutes les lois et toutes les
constitutions, quelque divergentes soient—elles » 1. Iden-
tifier la justice à la discorde, voilà qui, a priori, ne va
pas de soi. En quel sens la loi et la justice ne sauraient—
elles advenir qu’à la faveur d’une lutte ? Lutte de quoi
contre quoi ? Pour le dire autrement: de quelle
manière le soin de l’âme est-il mis en oeuvre dans notre
vie sociale et politique ?
Il se présente tout d’abord, nous dit Patoëka,
comme le conflit entre deux modes de vie. Le premier
correspond à l’âme des relations que nous entretenons
quotidiennement avec les choses et avec les autres.
C’est là «l’âme de la doxa », de l’opinion, de l’évidence
naïve. Le second renvoie à l’âme réfléchie, celle qui
cherche à s’expli uer avec le monde, à régler son exis—
tence sur l’idéal e la vie véridique. Mais à vrai dire, ce
conflit traverse chacun d’entre nous à différents
moments de notre existence. En cela, la philosophie de
Patoéka n’a rien d’un pâle intellectualisme. La manière
d’être de l’homme est telle, en effet, qu’il existe en lui
la possibilité de capituler comme celle d’amplifier son
être. Ce que nous sommes, nous avons encore et tou-
jours à le porter et à en répondre. « L’âme qui s’est cul-
tivée à travers son soin d’elle-même est davantage,
nous dit-il, que l’âme qui n’a pas souci d’elle-même. >>
Et cette culture est sans fin. Politiquement, Patoëka va
ainsi reprendre à son compte, en l’actualisant, la
conception platonicienne d’une correspondance entre
l’intérieur et l’extérieur, entre la justice qui règne au
35
sein de l’État et l’état de l’âme de ceux qui participent
à la vie de la cité.
Ce point est crucial puis u’il en ressort deux
conceptions radicalement dif érentes de la 'ustice.
L’une pose la question de l’organisation légale de la vie
au sein de la cité du point de vue de l’idée de vie véri-
dique. Cela signifie que « cette justice ne doit pas être
une justice a parente, une justice pour l’extérieur, en
vue de ses e fets. Bien au contraire, elle doit être une
juStiee pour la justice, fondée sur la com réhension du
fait que la justice est en elle—même que’fque chose de
bon et de juste. Or comprendre cela, c’est entrer en
conflit avec la vision courante qui regarde tout autre-
ment le droit et la justice: comme une question d’utilité,
d’utilité extérieure. Le citoyen moyen ne se comportera
pas, eu égard aux autres, de la même manière qu’il se
comporterait seul et pour soi.» La justice n’est donc,
pour Patoëka, ni inscrite dans la nature des choses
— elle su pose au contraire, comme dirait Bergson,
un arracli’ement ou un «effort en sens inverse de la
nature » — ni, non plus, purement conventionnelle. Elle
constitue, écrit—il, «l’axe et la structure propre de la
vie publique», «ce qui rend possible la coexistence
humaine en général» 1. Or ce qui rend à son tour pos-
sible la justice ainsi entendue, c’est sa compréhension
en tant qu’elle renvoie essentiellement à une tension, à
un rapport intérieur à l’homme lui-même.
On reconnaît ici l’approche s écifique de la justice
qui va imprégner l’ensemble dvu combat dissident.
L’idée que chaque individu, y compris au lus fort de
la dictature communiste, possède sa part ans l’injus-
tice qui règne dans la société: la frontière, insisteront
les dissidents, ne asse pas uniquement entre le Parti et
la société mais à i’intérieur chaque individu; et que ce
qui compte, ce ne sont pas tellement le succès ou l’in—
suceès immédiat de telle ou telle initiative («la justice
en vue de ses effets »), mais l’impact politi ue à plus
long terme de l’action éthique. Toute la C arte s’est
inspirée du principe que l’exigence civique («la justice
pour la justice») et ’impératif de son renouveau ne
36
constituent pas un dérivé, mais au contraire la condi-
tion même du politique. Seuls des citoyens libres,
déterminés à dire la vérité à haute voix, à la porter à la
connaissance de la société et des pouvoirs constitués,
pourront formuler de nouveaux programmes poli-
tiques. Jamais une masse soumise. Face à un régime
qu1, our maintenir sa cohésion, cherche a orchestrer
le refuge des citoyens dans la sphère privée, la pre—
mière chose a faire consistera à tenter d’ouvrir une
brèche a l’1ntérieur de cet accord tacite: de les recon-
duire vers la sphère publique. On peut dire en cela
que la dissidence s’est efforcée de traduire, dans le
contexte de la société contemporaine et à travers une
pratique déterminée, cette proposition de Patocka
selon laquelle « l homme est juste et véridique pour
autant qu’il se soucie de l’ ame>>1. La citoyenneté, au
sens où la Charte 77 la comprend, ne cessera de souli-
gner Havel, signifie être ouvert à une responsabilité
qu1 ne se gère pas selon le compte des profits et des
pertes mais dont on comprend qu elle vaut par soi et
pour soi Car il s ’agit là d’ une ex1gence qui recèle, en
elle— même, le pr1nC1pe d une certaine universalité
quand bien même elle ne serait portée que par une
minorité, une exigence toujours actuelle, inépuisable,
dont on n’est jamais quitte, y compris dans nos démo-
craties: immortelle, en somme, à la manière de l’âme
dont on prend soin.
Mais en quoi, plus précisément, la justice est— elle en
son fondement polémique (au sens de polemos) ou
conflictuelle ? Dans sa figure tout à fait humaine, écrit
Patocka, la vie « doit etre conquise, et le mouvement de
cette conquête consiste à surmonter, il est une lutte » 2.
La théorie des trois mouvements fondamentaux de
l’existence, par quoi le philosophe s’est attaché a pen-
ser le monde-de- la—vie, permet de mieux cerner la
teneur de cette lutte et l’1mportance de ses implications
éthiques.
1.1bid., p. 92.
2.]. Patoëka, le Monde naturel et le mouvement de l’existence
humaine, p. 12.
37
La doctrine des trois mouvements de l’existence:
implications éthiques
C’est par le mouvement ue l’homme, dans la
conception du philosophe tcîièque, se rapporte au
monde-de-la-vie ou encore à l’horizon du monde.
Selon un vocabulaire qui nous est désormais plus fami-
lier, le monde—de-la-vie renvoie chez Patoëka à un
horizon originaire ou à une totalité préalable qui sert
d’arrière-plan à toutes nos actions. Cette totalité a ceci
de particulier qu’elle ne nous est pas donnée à la
manière des choses, elle n’est pas déductible des per-
ceptions et, en un sens, chaque présence sensible s’y
inscrit déjà. L’actuel et l’inactuel, le chez-soi et l’étran-
ger, toutes ces structures « ne sont compréhensibles,
précise Patoëka, que parce qu’il y a là au préalable une
présence originel e, non sensible, une donation, pour-
rait—on dire, de la totalité » 1. Il en va en somme du
monde—de—la—vie comme en amour: aimer authenti-
quement, c’est d’abord aimer un être pour ce qu’il est,
l’aimer dans son être, non pas seulement pour telle ou
telle de ses qualités ni pour toutes prises ensemble. Et
dans la mesure où nous avons un corps, c’est par le
mouvement qu’il nous est possible de nous rapporter
au monde-de-la-vie. Celui—ci se voit dès lors conçu
comme le référent de trois mouvements fondamentaux
de l’existence. En eux se réalisent les trois possibilités
fondamentales de l’existence. Et parce que nous devons
nous orienter dans le monde où nous nous mouvons, il
nous faut aussi des points de repères dans l’espace et
dans le temps. Les deux principaux sont la terre (dona—
trice du ou) et le ciel (donateur du quand).
Le premier mouvement est celui de l’enracinement
dans le monde. Il correspond à la maisonnée, au chez-
soi. Nous y sommes en quelque sorte à couvert, mis à
l’abri par un soutien qui «jette une voûte par—dessus
l'exposition au froid glacial de l’étranger » 2. Le contact
avec autrui et la sécurité qu’il procure y occu ent une
place centrale: ce mouvement renvoie en ef et à une
38
vie vécue sur le mode de la dépendance, de la protec—
tion, de l’acceptation dans une communauté. De là,
d’ailleurs, la dérive qui guette à l’horizon de ce mouve-
ment, à savoir l’enfermement communautariste (voir
au chapitre IV). Reste que cette première manière
d’être au monde, souligne Patoëka, n’en est pas moins
constitutive de l’humain: pas d’existence humaine qui
ne soit d’abord fondée sur la confiance et la récipro-
cité, d’abord accueillie dans le monde des autres. Cette
réciprocité chaleureuse nous est'à tous nécessaire afin
que nous puissions nous acheminer vers l’autonomie.
Le deuxième mouvement, mouvement d’auto—
projection, de reproduction ou de prolongement de
soi, coïncide essentiellement avec le travail. Il s’articule
autour de l’enchaînement de la vie à elle—même: ce qui
est visé, ce sont les moyens d’assurer la promotion de
l’existence. Domine ici la dimension du fonctionnel:
l’homme s’y réduit à une fonction, à un rôle déter—
miné, tandis que les choses ne lui apparaissent pas
pour elles-mêmes, dans leur autonomie, mais en tant
seulement qu’il s’affronte à elles, qu’il s’efforce de les
dominer et qu’elles servent son projet. Ce mouvement
est certes indispensable à notre conservation comme
au développement de nos capacités rationnelles.
L’homme s’y trouve néanmoins comme dessaisi de lui-
même dans la mesure où sa vie tend à se fragmenter en
une succession d’instants occupés à pourvoir à ses
besoins. Elle devient ainsi un moyen en vue d’elle—
même alors que la fin proprement dite — à savoir la vie
pour la liberté — sombre dans une inattention finale-
ment tenue pour évidente.
On perçoit dès lors le danger qui, à son tour, se pro—
file dans cette conquête: soit la transformation du
monde en un ensemble de forces au service de l’homme
avec, pour corollaire, une conception de la commu—
nauté politique en termes purement utilitaristes et le
risque d’une dégradation de l’homme lui—même au
rang de simple rouage d’un processus de domination
techni ue de plus en plus immaîtrisable. Patoëka sou—
ligne d’ailleurs qu’il s’agit là du mouvement le plus
«périlleux». Toute sa critique de la modernité poli—
tique (nous y reviendrons au chapitre II) consistera en
39
somme à mettre en garde contre les menaces qu’il ren-
ferme. L’absolutisation de ce deuxième mouvement
renverra ainsi, à ses yeux, au drame central de notre
époque. Ses conséquences culminent certes avec le tota-
litarisme — l’État révolutionnaire en constituant, pour
ainsi dire, la projection doctrinale —, mais aussi, plus
généralement, avec la technicisation toujours plus pous-
sée du pouvoir politique lorsqu’il devient la chasse gar-
dée des experts et des bureaucrates (voir au chapitre III).
Bien que distincts, ces deux mouvements possèdent
un certain nombre de traits communs. Nous nous y
rapportons en effet à l’horizon du monde (ou à la ques—
tion du sens) de manière implicite. Nous demeurons
enchaînés à une activité singulière; le monde, nos sem-
blables, se présentent encore comme de simples choses
pour. L’un et l’autre désignent en somme une vie qui ne
peut être qualifiée de véritablement humaine dans la
mesure où elle ne s’est pas encore conquise contre son
enfermement dans le cercle répétitif de la quotidien-
neté. La possibilité même de l’éthique n’advient ainsi,
pour Patoëka, qu’avec le troisième mouvement.
Il s’agit du plus important des trois. Ce troisième
mouvement, qu’il appelle aussi mouvement de percée
ou de vérité, est en effet celui où se réalise la vocation
proprement humaine de l’existence. L’expérience déci-
sive à cet égard est celle de notre face‘à—face avec la
mort, donc de l’évanouissement de la couverture ras—
surante offerte par les deux premiers mouvements. Ce
saisissement par la finitude ou par «le tout du monde »
les présuppose néanmoins: il présuppose que je me
sois d’abord enraciné dans le monde, puis que je m’y
sois égaré en m’aliénant à un rôle. Il implique, enfin, la
prise de conscience que ce qui nous accaparait et nous
rendait manipulables à l’extrême dans ces deux pre—
mières manières d’être tenait précisément à la dissimu-
lation du fait que tout cela a une fin. La nouveauté
radicale réside en ceci que la révélation de l’inéluctabi—
lité de la mort, pourvu qu’on ne se détourne pas aussi-
tôt de cette perspective, signale les deux premiers
mouvements comme de simples possibilités et non pas
comme le plein accomplissement ou le dernier mot de
l’existence humaine. En assumant sa propre finitude,
40
la vie découvre ainsi qu’elle est à même de surmonter
sa fragmentation antérieure, sa « chute » dans les choses
intra-mondaines et sous leur domination. Tel es: le
paradoxe que la pensée de Patoëka dans son ensemble
nous invite à méditer: à savoir que seul l’affrontement
courageux à la perspective de la mort peut nous per-
mettre de vivre, d’abattre la mortification qui tend à
s’emparer de la vie derrière notre dos et à la vider de
son sens sous la forme d’une dispersion dans .un présent
aliénant. «L’étonnement est le début de la sagesse»,
affirmaient déjà Platon et Aristote. Patoëka, ici, ne dit
pas autre chose: c’est par le savoir affronté de notre
être-a-découvert, qui correspond aussi à la prise de
conscience de l’infinie fragilité de la vie humaine, que
nous sommes à même de nous laisser saisir par la pro—
digieuse étrangeté que le monde soit ou, dans une
lan ue plus phénoménologique, par le fait originaire
de Ë; manifesteté du monde. Cette découverte ne signi—
fie donc en rien une chute dans le non—sens: c’est au
contraire en elle que s’enracine notre liberté. C’est par
elle que le monde peut nous apparaître comme énig—
matique ou problématique, que nous cessons de nous
satisfaire du « petit rythme vital dicté par la fascination
de la vie corporelle et son enchaînement à elle—même » 1,
et que, du même coup, l’autre homme nous advient
comme notre prochain. Dans la révélation de la mort,
de la problématicité de son existence, l’homme reçoit la
révélation de sa liberté et, partant, de sa res onsabilité.
On entrevoit ici le biais par lequel a ligne de
réflexion ontologique ou phénoménologique va rejoin-
dre la ligne éthique. C’est en effet dans la mesure où la
vie, avec son métabolisme dévorant, cesse d’être recon—
nue comme souverain bien qu’il peut exister quelque
chose comme de l’« indisponible » et comme une obli—
ation à préserver cet indisponible de l’ère du choix, de
Êidentification fusionnelle ou de cette computation
généralisée qui domine l’horizontalité technicienne.
Or la mort est cela même — et cela seul — qui nous met
en rapport avec quelque chose dont nous ne pouvons
précisément nous rendre maître à notre gré et par nos
41
moyens. Il y va par conséquent dans le troisième mou-
vement de l’existence, conçu comme arrachement au
uotidien, de la possibilité même de faire droit à une
dimension du vivre-ensemble qui ne se réduise pas à
une simple solidarité des intérêts. Il y va, en résumé, de
l’instauration d’un rapport libre à autrui, où l’autre ne
sera plus simplement perçu comme celui par l’intermé-
diaire de qui nous nous enracinons dans le monde
(premier mouvement), ni non plus comme un auxi-
liaire ou un obstacle potentiel dépourvu d’intériorité
(deuxième mouvement).
On peut en ce sens parler, à propos de Patoëka,
d’une éthique dissidente ou résistante au plus haut
degré: au sens où toutes les sphères de l’activité authen-
tiquement humaine — l’art, la pensée, l’éthique, la poli-
tique — s’instituent dans l’espace ouvert par la lutte de
chacun contre soi. C’est pour uoi Patoëka dénomme
aussi cette percée, qui est indissociablement percée
vers le monde et percée vers autrui, mouvement de
« conquête de soi». Conquête de soi contre soi: autre-
ment dit, contre cette tendance qui nous est propre (en
tant qu’elle appartient aux deux premières possibilités
de l’existence), à vivre d’une vie toujours disposée, si
on n’y prend garde, à occulter toute responsabilité
su érieure à sa propre survie. En bref, toujours prête à
cofiaborer, ou, ce qui revient au même, à s’en remettre
aux normes petites-bourgeoises d’une quotidienneté
qui ne connaît que l’objectivable, l’utilisable, le calcu—
lable. Point d’éthique pensable, de monde partagé ou
de prise en considération d’un bien commun, observe
Patoëka, proche en cela de Hannah Arendt, qui ne
re osent sur une op osition scrupuleuse à l’instrumen-
talisation de l’autre omme, sur une mise à distance du
besoin, de l’intérêt privé, donc fondamentalement sur
une dé rise de chacun à l’é ard du mouvement vital
qui enfîrme et sépare les incfividus. L’ébranlement du
sol qui se roduit dans notre face—à-face avec la fini—
tude ébran e, du même coup, ce qui nous rend étran—
gers les uns aux autres. On touche là au sens profond
de principe héraclitéen évoqué plus haut: le commun
en tout est polemos. _ _ ,
C’est en cela que la lutte (polemos) au pr1nc1pe d une
vie juste — nous y revenons — appartient pour Patocka
42
au mouvement même de la vie. La lutte ainsi comprise,
en tant qu’elle se rapporte à l’aliénation et à son dépas—
sement, doit cependant être distinguée de la lutte
comme mode de l’auto— aliénation, à l’oeuvre dans les
guerres modernes (voir au chapitre H). Davantage. elle
représente, aux yeux du philosophe tchèque, le seul
moyen d’y faire p1èce, de trouver le terrain d’ une paix
véritable, d’ engendrer une solidarité réelle: la fameuse
«solidarité des ébranlés ». Mais si la lutte —— Patocka
parle aussi de «lutte d’éveil» — est consubtantielle a la
v1e, elle l’est aussi au mouvement de l histoire enten—
due d’une manière non pas seulement chronologi. ue
mais ontolo 1que. Il nous est en effet toujours possi le
de déchoir (Î; notre historicité, de retomber au niveau
de la vision diurne, d’ opter pour le sol assuré du vivre
bien plutôt que pour le bien--v.1vre Or la lutte montre
précisément à quel niveau d’ exi ence la vie historique
doit se ma1nten1r sous peine de Ëéchoir à nouveau vers
l’anhistoricité. C’est au demeurant l’une des raisons
qui font, aux yeux de Patocka, l’importance d’une
méditation philosophique sur le monde- de- la- vie.
De là ce cri d alarme qu1 résonne au cœur des Essais
hérétiques, évoquant « ce dont notre époque tardive
qui a atteint le comble de la destruction et de la nuit
sera peut- être la première à se rendre com te: qu’il
faut comprendre la v1e non pas du point e vue du
jour, du pomt de vue du simple vivre, de la vie accep—
tée, mais auss1 du point de vue du conflit, de la nuzt, du
point de vue de polemos >> 1.
43
de le répéter au cours de cette période, la vie libre se
conquiert pour se dévouer, en appeler aux autres et se
donner à eux. L’idée de dévouement semble bien alors
désigner ce par quoi le dépassement de la finitude peut
acquérir un contenu véritablement positif. Si nous
nous émancipons de la préoccupation exclusive pour la
vie qui nous rive au quotidien, souligne encore Patoëka
dans un texte écrit en cette sombre année 1969, un an
après l’écrasement du Printem s de Prague et intitulé
« les Fondements spirituels e la crise contempo-
raine », « ce n’est pas pour graviter autour de notre
propre personne, que nous savons finie, dans la vie
vers la fin dont nous avons compris et accepté la som-
mation. [...] il ne s’agit que de trouver ce à quoi je peux
et dois me dévouer. Il devient évident que l’homme
n’est pas simplement là mais qu’il a une mission et un
devoir envers tous ceux qui n’ont pas ce privilège
désormais acquis 1. »
Mais y a—t—il vraiment contradiction, comme le vou—
drait P. Ricoeur, entre cette conception et l’inquiétante
vision héraclitéenne de polemos que l’on trouvera
quelques années plus tard dans les Essais hérétiques ? De
la « communauté dans le service dévoué qui dépasse les
individus » de 1969 à la «communauté des ébranlés >>
de 1975, il ne semble ourtant as que le glissement
pessimiste soit si manifeste. L’id’ée de dévouement ne
recoupe-t—elle pas simplement celle d’engagement, au
sens où Patoëka l’affirmera du début à la fin, notre
liberté doit s’incarner à travers notre responsabilité
dans et pour le monde. Que le souci de la cité prolonge
le souci de l’âme, dans la mesure même où la première
e5t vouée, dans la conception de Patoëka, à en consti-
tuer le site; que le philosophe ait obligation à rendre
témoignage de la vérité, qu1tte à la «jeter à la figure de
la société » si le droit à la arole lui est dénié; la thé-
matique du sacrifice dissid’ènt, enfin, si présente dans
ses derniers écrits — tout cela ne paraît guère plaider en
faveur d’une discontinuité. Au contraire, il semble
qu’on ait toujours affaire à la réaffirmation, diverse—
44
ment formulée, de l’indissociabilité de la phiIOSOphie
et de l’éthi ue, de la responsabilité pour la vérité et de
la res onszi’bilité active pour les autres qui constitue
sans (foute l’un des aspects les plus profonds de la pen-
sée de Patoëka.
Ainsi comprise, la notion de dévouement référerait
pour l’essentiel à l’attitude de l’homme en tant qu’ins-
pirée par le refus de Situer tout sav01r et toute action
dans le seul domaine de la méthodicité ou d’une scien—
tificité prétendument objective. Vaclav Belohradsky l’a
fort bien vu, qui résume ainsi le r0pos de Patoëka sur
ce oint: « La tâche du philosophe, d’un homme scru—
puféux dans la société moderne, est de s’opposer à l’ar-
rogance des savoirs méthodiques, à la séparation de ses
ropres scrupules promue en principe de la rationa-
lité.» Cette interprétation ourrait être rattachée à
certaines analyses de PatoëEa sur Masaryk, à qui il
reconnaît le mérite d’avoir dénoncé cette hybrz's sociale
et olitique ui s’em are si facilement de l’homme
po itique moderne, hy ris caractéristique du fonction—
naire qui tient pour possible, voire nécessaire, « de fer—
mer l’oreille à la voix de la conscience >>1. Sans jouer
sur les mots, on peut affirmer que ce thème de la voix
de la conscience, au cœur de la pensée dissidente, des—
sine précisément la voie par laquelle s’opère le passage
du dévouement au droit. La question du monde—de—la—
vie va donc se trouver étroitement liée, chez Patoéka, à
la question des droits de l’homme. D’abord parce que
c’est bien à partir de sa compréhension spécifique des
structures du monde-de-la-vie que le philosophe pourra
être amené à fonder l’existence de droits pour ainsi
dire « ontologiques » de l’homme. Ensuite, parce que
la nature même de ces droi’ts exclut qu’ils puissent être
totalement garantis par l’Etat ou par la simple régle-
mentation juridique.
Le premier ensemble de droits apparaît ainsi lié à la
communauté, au légitime besoin de sécurité au sein
d’un ensemble qui médiatise et protège contre les
menaces du dehors. Cela signifie que nous ne pouvons
45
nous dérober à l’appel que l’autre, livré au monde, nous
adresse dans son indigence sans aussitôt renier notre
identité. On trouve là chez Patoëka certains accents
qui ne sont pas sans évoquer la pensée d’Emmanuel
Lévinas, notamment l’idée, centrale chez ce dernier,
d’un enracinement intersubjectif de l’humain antérieur
à tout engagement libre. Mais cet enracinement implique
aussi une certaine autonomie de la communauté — de
la « société civile» diront les dissidents de Prague à
Varsovie — face à l’Êtat. Cette sphère impose une limite
aux éventuelles prétentions omni-englobantes de l’État,
lequel, à son tour, ne saurait y déroger sans se mettre
en dehors de la loi. Le deuxième type de droit concerne
le travail. Il réfère au fait qu’il entre dans nos droits de
produire et de jouir des résultats de notre labeur, de
transformer notre environnement en le soumettant aux
projets de la raison et de nous organiser à cette fin. Le
dernier genre de droits a trait à la liberté de conscience,
celle de la critique et de la recherche du sens. Là encore,
il n’est aucune instance qui puisse légitimement pré—
tendre nous dicter d’autorité, sans accord préalable, ce
au nom de quoi nous serions éventuellement prêt à
sacrifier notre prospérité quotidienne, voire notre vie
même — sauf un Etat totalitaire.
Ces droits sont donc de nature ontologique au sens
où ils ne dépendent pas de quelque arbitraire mais où
ils se rapportent à notre manière propre d’être au
monde. Ces droits tracent la limite de l’homme, qu1
décide en même temps de celle de l’État. Que fait l’État
démocratique P Sa variante humaniste « apporte, il est
vrai, des limitations aux droits », écrit Patoëka en 1946
dans « Masaryk et nos questions actuelles », « mais elle
regarde les devoirs comme étant sans fin >>1. L’ensei-
gnement d’Héraclite — « tenir ensemble les deux côtés »
— tout comme la psycho—sociologie de la vie politique
développée par Platon dans la République, trouvent
ainsi dans la philosophie phénoménologique de Patocka
une retraduction inattcntuc. Penser les dr01ts. de
l’homme à partir de cet héritage signifie en dernière
l. lbui. l, p. 43.
46
analyse que l’intégrité de la conscience individuelle ne
peut jamais être ravalée au rang d’une affaire purement
privée. Le droit est inséparablement l’affaire de l’État
et celle de nos scrupules. Ou ce qu1 est dire la même
chose: du courage qui nous anime envers notre mode
d’être spécifique, de notre disponibilité à nous y
dévouer. L’Europe, en d’autres termes, perd son âme
chaque fois que ces deux pôles se disjoignent: quand le
droit devient pur objet de conformité extérieure, quand
ses fonctionnaires jugent «possible», voire « néces-
saire» de se séparer de leurs scrupules. On peut dire
que là où le soin de l’âme est occulté, là où il laisse
place à l’o tique d’une domination purement ration-
nelle et teciîinique de la société, cette occultation ouvre
du même coup la porte à la barbarie. Dans son épure
au XXe siècle: au crime de bureau. Entre ici en jeu la
question proprement politique.
1. Ibid., p. 88.
47
La vie politique en son principe — son commen—
cement et sa vocation — va donc coïncider avec l’émer-
gence d’un mode de vie fondé sur l’assomption du
troisième mouvement de l’existence. On retrouve ici le
propos philosophique du « soin de l’âme». La poli-
tique se déploie sur l’angoissante dissolution de tous
les repères de la certitude: << La vie jusqu’alors vécue
sur le mode de l’acceptation est bouleversée de fond
en comble, les piliers de la collectivité chancellent en
même temps Cque les traditions et les mythes » 1. Mais
la spécificité u politique — et, en ce sens, l’âpreté de
son exigence — tient à ce que cette traversée de l’an-
goisse, oin d’être subie, va se traduire dans l’auda-
cieuse volonté d’atteindre un ré ime plus libre et plus
exigeant du sensé mais encore Ëe s’y maintenir: d’en
faire le séjour propre de l’homme.
Etre démocrate, c’est donc avant tout penser et agir
depuis l’ébranlement du sens du monde, et non plus
sur le sol ferme de la tradition, du discours programmé
à l’avance (de l’idéologie). Cette vision rejoint ce que le
philosophe appelait déjà, en 1939, la vie dans l’am li-
tude. Notre existence, affirmait-il alors, se dérou e à
une pluralité de niveaux. Or l’amplitude ne désigne pas
seulement l’intensité de la vie: elle advient là où
l’homme laisse derrière lui le plan uotidien où il se
laisse endormir et où la vie est le plus souvent tenue
captive pour s’affronter à l’écueil inébranlable des
limites qui enserrent son existence. Or, il y va, non pas
simplement d’un éclaircissement intellectuel mais d’un
choc existentiel. De ce choc naît la vie politique et c’est
la raison, pour laquelle, écrit Patoëka dans les Essais
héréti ues, elle est «ce qui lace l’homme d’un seul
coup jevant la possibilité de l; totalité de la vie et de la
vie dans sa tota ité » 2.
La conception patockienne de la démocratie com—
porte de ce point de vue certaines analogies avec celle
élaborée ar un autre philosophe contemporain,
Claude LeËort 3. La démocratie, pour ce dernier, repose
48
sur le principe d’une « indétermination dernière » telle
que les fondements du pouvoir, du savoir et de la loi
se dérobent. Dans un esprit proche, on peut avancer
qu’elle inaugure, pour Patoëka, une histoire régit par
l’épreuve d’une perpétuelle mise en question du sens
donné. Le sol propre du politique, son fondement,
c’est donc l’absence de sol. Solidité, solipsisme, soli-
tude, solidarité: ces différentes notions apparaissent
étroitement apparentées chez le philosophe tchèque.
Étienne Tassin attirait à cet égard l’attention sur le
fait que toute sa réflexion philosophique « est animée
de cette interrogation sur le sol, interrogation qu’il
déploiera selon une dialectique du dedans et du dehors,
de l’intériorité et de l’extériorité, du proche et du loin—
tain, du jour et de la nuit, bref, de la finitude et de la
transcendance » 1.
De fait, avec l’avènement du politique, la terre, ce
point de repère fondamental de l’existence, subit en
l’homme comme un séisme. La vie politique, observe
Patocka, est «un non—enracinement permanent, une
non-fondation. La vie ne s’appuie plus désormais sur
la base solide de la continuité végétative, elle ne
s’adosse plus à la terre obscure. L’obscurité, c’est—à-dire
la finitude, le péril auquel elle est constamment expo—
sée, est toujours devant elle, à affronter. C’est unique—
ment dans ce s’expliquer avec le péril affronté sans
crainte que la vie libre peut se déployer comme telle » 2.
L’exercice de la liberté politique se voit donc essentiel—
lement valorisée, par Patoëka, en tant qu’elle représente
l’activité par excellence où s’accomplit, pourrait—on
dire, la vocation de l’homme pour la transcendance. En
d’autres termes, en tant qu’elle libère l’accès à une
forme de vie capable de s’élever au—delà de la préoccu—
pation exclusive pour son propre entretien. Dans cette
acception, qui transcende cette préoccupation : qui s’en
49
affranchir sur un mode authentique et conscient (non
orgiaque, non oublieux de soi-même). La liberté poli—
tique se déploie ainsi sur la compréhension que « rien
ne peut donner à l’existence un appui définitif, un but
final, un “pourquoi” valable une fois pour toutes» 1.
Terre et ciel ébranlés deviennent le théâtre d’un « plus—
haut», nous dit Patoôka. Ils acquièrent la dimension
d’un tram. Celui—ci, toutefois, ne renvoie à rien d’extra-
mondain, à aucun en-dehors du monde, mais simple-
ment à une déclôture ou à une orientation nouvelle de
la vie mondaine ui se conquiert en allant à l’encontre
du mouvement d’enracinement et de dessaisissement
de soi. L’expérience de la transcendance n’ouvre pas sur
deux univers hétérogènes, elle ne nous sauve as, elle
n’allège pas non plus du poids du présent en d’irection
de quelque lendemain meilleur: elle nous réintroduit
dans ce monde—ci, cependant humanisé, c’est-à—dire
témoin d’une déchirure irréparable. Point capital
puisque c’est bien la possibilité de penser la transv
cendance (l’éthique, la responsabilité) sur une base
foncièrement non métaphysique qui se joue dans la
conception patockienne de la polis démocratique. La
communauté politique se laisserait en un mot définir
comme ce plus-haut auquel il est donné aux habitants
de la terre de se hisser.
C’est dire que, pour Patoëka, la politique se déploie
ailleurs que dans les ornières paisibles de l’emploi, des
loisirs, du bonheur et de la sécurité au jour le jour.
Difficile, aujourd’hui, à l’heure où l’esprit démocra-
tique, plus amolli par l’indifférence que travaillé par le
doute, tend à se confondre avec la gestion de l’écono—
mie, dc ne pas saisir l’actualité de cette invite à renouer
avec une conception « dure» de l’exigence démocra-
tique. À nous autres Occidentaux, Patoëka vient ainsi
nous rappeler que se vouloir démocrate, c’est avant
tout élire demeure dans la problématicité du sens; et
que la politi ue est fondamentalement d’un autre
ordre que la pclanification de la quotidienneté. Il y va à
ses yeux de l’historicité même de l’humanité euro-
50
péenne, mais aussi de cet élément qui transforme une
collectivité en communauté, en une pmssance supe-
rieure à la simple addition de ses mem res. Or cet elé—
ment — Patoëka et les dissidents insisteront beaucoup
sur ce point — réside pour une part essentielle dans
l’expérience _d_e_la con rontation et du dialogue,‘ dans
T’ïïïéesùe la cofñpfëlîërisiiîëñ;ÏdànSfïl‘ä' mesureewlle
“désigne un rocesSùs jamais achevé, est nécessairement _
'l’itjË'iJvre de l’altérité de l’autre. C’est en ce sens, et non
:Î’pËirtir de quelque exaltation belliqueuse, que l’esprit
de la cité appartient lui aussi, pour Patoëka, àpolemos :
« L’esprit de la polis Aest un esprit d’unité dans la dis-
corde, dans la lutte. Etre citoyen —polites — n’est pos-
sible que dans l’association des uns contre les autres. »
Cette discorde, poursuit-il, f‘ ËQŒËÊ._.H.É1..Æ.i.âêg(Ê,_à....9.€..t
ÊÊÊÊL_ deliberté que les citoyens S’offrent et se refu—
sent mutuë'l’l'ëîñë'ñîïïÏÎ’iÛËë‘,“Sä'fiS"'Cë‘S’SE'TÉÏtÊI‘é‘e“par "
M’ælb’ñ’läüene l’affrontement au péril fait la
tension ou le tonusfllspécifiqiie dewla vie démoCratique.
ñ"䔑rîë‘ñ”d’u”nflappel au tragique. PÂËQëka veut dire: la
démocratie implique de façon essentielle que l’on
ac'èè‘p‘te’de' se livrer au point de vue d’autrui, de s’ex—_
poser soi—même à la critique, au problème. Etre démo-
cra‘t'e — antrement dit se montrer disposé à subir la
di's'l’ocation de l’évidence sous l’effet du débat contra—
dictoire 'ÀBPÊËÎF ÊlŒlEQŒEËPPC manière de renouer
ÊYÊÇ, l’héritage philoso hique du ê‘ôin dei'l’âme'd’o‘ù
l’Europe est isSue. << L entretien avec les autres, écrit
Patoëlÿa dans Platon“ ét Z’Epnope, est_to_uj_o_urs en même
temps un entretien de l’âme avec elle-même, et le soin
de l’âme a lieu’dàn's Cet e'ntr'c'è'ti’e’n;2 »'
"Qu’en est-il àl’époque moderne P
53
entre le monde de la responsabilité personnelle d’une
part, et celui de la rationalité impersonnelle de l’État
d’autre part, avec son obsession mortifère de contenir
la totalité de la vie dans son réseau de lois, de régle—
mentations, de proclamations et de directives. La ques-
tion sera dès lors de savoir comment convertir à
nouveau la conscience individuelle en principe déter—
minant des décisions politiques.
La perspicacité des analyses développées dans la
Krisz's du dernier Husserl tient ainsi, aux yeux de
Patoëka, à la mise en lumière d’une des plus grandes
contradictions internes du rationalisme européen.
À savoir le fait que la science, qui représente le socle
vital de l’humanité à l’ère industrielle, est en même
temps à l’origine de l’anonymat et de la détresse
— Patoëka n’hésite pas à parler de nihilisme — qui affec-
tent la société contemporaine. Davantage, observe
Patocka, ce désarroi s’est transmué, au XXC siècle, en
une puissance de destruction sans précédent qui n’a été
que trop attestée par les deux guerres mondiales. Loin,
cependant, de vouloir remplacer la science par autre
chose, toute la démarche de Husserl sera pour tenter
de l’élucider dans ses fondements oubliés, de recon-
duire tous les concepts scientifiques à leur évidence
dans le monde naturel. C’est aussi sous le signe d’un
renouvellement des fondements de la rationalité euro-
péenne que s’inscrit l’entreprise conduite par Patoëka.
Sa méditation en direction d’un possible retour à soi de
l’esprit européen consistera à la fois à réfléchir sur ce
qui lui a donné son impulsion initiale (cf. chapitre I),
sur les origines de la crise et sur la place qui pourrait
aujourd’hui revenir à l’idée d’où l’Europe est issue de
façon à surmonter le sentiment de perte du sens qui-
domine, à ses yeux, notre actualité.
Perspective interne, donc, puisque c’est bien à par-
tir de sa fidélité à l’héritage européen, et non pas de
son rejet, que Patocka va s’interroger sur les dévoie-
ments de la civilisation rationnelle et technique. Or cet
héritage réside, rappelons—le, dans le développement de
formes n non orgiaques >> ou responsables (l’éthique, la
politique, la philosophie) d’un dépassement de la quo—
tidienneté. La critique patockienne de la modernité
54
n’occupe donc pas une place àcpart dans son oeuvre
mais doit au contraire être abor ée dans son articula—
tion étroite à la question du monde—de—la—vie.’Poser le
problème de la modernité, ce sera donc ,inseparable—
ment, pour Patoëka, se demander ce qu 1l en est du
thème du « soin de l’âme ». Autrement dit se demander
jusqu’à quel point l’époque\techniqu’e est parvenu à
résoudre le principal probleme de lhomme:_ en un
mot, comment non seulement Vivre, mais Vivre de
façon humainement authentique.
Telle est la tâche qui incombe à la philosophie de
l’histoire. Celle-ci, en effet, n’apparaît pas au philosophe
tchèque comme une succession d’ipoques incarnant
une idée, mais comme une suite de écisions effectives
concernant, chaque fois, le rapport de l’homme à la
vérité. Or celui-ci, on l’a dit, n’est jamais, pour Patocka,
le fait d’une réflexion purement théorique ou désinte-
ressée: il se présente toujours ou bien comme un
oubli, ou bien comme un rapport actif et explicite.
Dans sa signification profonde, souligne—t—il au fil de
son essai sur «la surcivilisation et son conflit interne »,
la Vérité représente «le combat intérieur de l’homme
our sa liberté essentielle, pour la liberté intérieure que
l’homme en tant qu’homme possède dans son fond. La
vérité est la question de l’authenticité de l’homme».
C’est pourquoi, poursuit-il, l’histoire peut être regar-
dée comme «l’histoire du rapport de l’homme à la
vérité — l’histoire de notre clairvoyance ou de notre
aveuglement. La vérité et la non-vérité ne concernent
pas seulement notre savoir, mais au premier chef notre
manière d’exister qui relève du jugement que l’homme
porte sur soi [....] En ce sens (mais seulement en ce
sens), on peut souscrire à la vieille métaphore qui parle
de l’histoire du monde comme d’un jugement» 1. Ce
jugement, toutefois, n’a rien de fatal. La relation de
l’homme à l’homme et de l’homme au monde, dans la
perspective de Patoëka, peut toujours être modifiée et
notre situation diffère du tout au tout selon que nous
en prenons conseience ou non.
55
Réfléchir sur la crise de la civilisation rationnelle et
sur notre aptitude à la surmonter passe donc, chez
Patoc'ka, par la double interrogation suivante: de
quelle façon l’homme moderne se rapporte—t—il à la
vérité et dans quelle optique conçoit—il la tâche qui lui
revient en propre ? Quant à la démocratie moderne, se
comprend—elle encore elle—même comme le lieu où la
liberté peut et doit être prise en charge personnelle-
ment par chaque citoyen, et comme une communauté
fondée sur la coresponsabilité de tous pour le sens ?
56
Réduction décisive. La quête exclusive de l’universa-
lité à travers l’impersonnalité: tel est bien le glissement
majeur qui s’opère à l’époque moderne. Que celle—ci se
déploie précisément sur le mouvement par lequel
l’homme se dessaisit de lui—même: là réside, aux yeux
de Patoôka, son paradoxe central et sa dramatique
insuffisance. D’où la conclusion qu’il n’hésite pas à en
tirer en 1966: la pensée technicienne, aussi éclatantes
soient ses performances, est «incapable de fournir un
seul argument dans la querelle qui se déroule à propos
de la liberté humaine et de l’autonomie » 1.
Mais il y a plus, nuance—t—il, et la rationalité moderne
revêt, dans sa lecture, plusieurs visages. Le XXe siècle
nous confronterait en effet à l’émergence d’une variante
beaucoup plus radicale, telle qu’on peut dès lors parler
non plus d’un glissement mais d’une véritable distor—
sion. Eu égard à l’époque précédente, la nouveauté du
radicalisme — du radicalisme technique, du radicalisme
révolutionnaire qui triomphe avec la Première Guerre
mondiale — consiste dans le projet d’instaurer une
rationalité ultime: les limites évoquées plus haut sont
désormais prises pour le tout et les moyens pour les
fins. Le mouvement par lequel l’homme renonce à lui—
même pour se perdre dans les choses, le XXe siècle en
fait sa norme constitutive et son programme. Autre—
ment dit: non seulement notre époque se caractérise
par la perte du sol originaire où s’accomplit le mouve-
ment de l’existence, en sa vocation proprement humaine,
et non seulement cette perte ne sera ni prise en vue ni
ressentie comme telle, mais elle en viendra à être impli-
citement érigée en idéal.
Le grand tournant, dans l’histoire de l’Europe occi—
dentale, Patoëka le fait assez classiquement remonter
au XVIe siècle avec l’apparition des sciences mathéma-
tiques de la nature, pour constater qu’il se précise à la
faveur de la révolution philosophique opérée, au siècle
suivant, par Descartes. Cette irruption des sciences
exactes dans la vie quotidienne constitue la véritable
innovation des Temps modernes. Ce tournant fut
57
toutefois préparé, souligne-t-il, par la vision chré-
tienne, caractérisée par une distanciation froide et
méfiante à l’é ard de la nature. C’est donc à cette
époque, écrit-Ë, qu’un thème opposé à celui du soin
de l’âme « se porte au remier plan, s’empare d’un
domaine après l’autre —- e la politique, de l’économie,
de la foi et du savoir — et y introduit un style nouveau.
Le souci d’avoir, le souci du monde extérieur et de sa
domination, l’emporte sur le souci de l’âme, le souci
d’être » 1. Et tandis que le monde se convertit en objet
d’hypothèses et d’expérimentations, apparaît parallèle—
ment une conception, dont on peut faire remonter
l’origine à Machiavel, qui fait de la société et de la poli—
tique l’objet d’une technique articulière et de l’État
une instance se situant par-de à le bien et le mal. De
même que la nature, à partir de Galilée, émergera
moyennant une abstraction du sujet sensible, de même
l’Etat machiavélien va—t—il s’édifier sur la base d’une
abstraction du sujet moral.
Si l’essor du mécanisme va conduire à une dévalua-
tion progressive des activités de l’esprit au rofit de la
créativité scientifique, il dépasse donc de l’oin le seul
domaine du savoir. Les rogrès de cette tendance que
le philosophe pro ose d’è qualifier de « méthodisme»
se transforment ientôt en une véritable métaphy-
sique: c’est-à-dire en une attitude globalement objecti-
viste à l’égard du monde naturel. Ce dernier se verra
ainsi peu à peu dégradé au rang de monde illusoire, fait
de préjugés et d’opinions subjectives dont il s’aOirait
de se libérer pour accéder à un savoir réellement o’bjec-
tif parce que supra-personnel. Mais cet objectivisme,
pour Patoëka comme pour Arendt ou Heidegger, est
en même temps un subjectivisme. La modernité est
subjectiviste dans la mesure où l’héroïsme de la
science, par quoi l’homme parvient à mettre la nature à
sa disposition, l’incite aussi à nourrir l’espoir de s’en
rendre définitivement maître et de disposer de sa propre
essence.
[Les Lumières, et c’est au demeurant ce qui fait leur
grandeur, souligne Patocka, représentent à cet égard un
58
moment-clé. Le XVIIIe siècle associe en effet en lui
(Tocqueville l’avait déjà observé).un versant rationaliste
tendant à une extrême abstractlon et une inclinatlon
empiriste vers le factuel et le concret. De la s’impose
a. .-
.___
progressivement la conceptlon d’un savorr aglssant
_,___r,_\_____._
dont les résultats sont appelés à s’enrichir et à se
renouveler sans cesse. Par là même, cependant, la
:«â-\- ...
science, qui s’oriente vers la technologie et l’applica—
tion, manifeste un esprit de dominatlon technique de
N' 'N
A. A
plus en plus poussé. Et c’est cet esprit pratique et
.4‘«.
volontariste qui, se généralisant, aboutira à l’idée selon
laquelle seul un savoir efficace est un savoir réel.
"tu".
Cet acheminement continu sur la voie de la rationa—
lisation, de la sécularisation et de la maîtrise des forces
objectives au service du bien—être de l’humanité, telle
est donc la grande orientation prise par l’Euro e à par—
tir des Lumières. Ce processus, en se généralisant au
plan géographique, va s’étendre à l’ensemble du mode
de vie moderne sous l’action de forces de plus en plus
anonymes et, pour tout dire, dépersonnalisées. Après
Max Weber, Patoèka relève que ce mouvement trou—
vera une expression particulièrement frappante dans le
développement de la libre entreprise capitaliste. Reste
que le rationalisme, tel qu’il se manifeste dans l’indus-
trialisation, dans le système économique capitaliste ou
encore dans l’ultra-légalisme de la civilisation centre-
européenne, tend indéniablement, note-t-il toujours à
la suite de Weber, à réifier et à banaliser la vie, à méca—
niser l’homme et à l’asservir. Il débouche, en un mot,
sur une déshumanisation sans précédent, par ailleurs
dénoncée, dès le XIXe siècle, par de nombreux penseurs
et historiens.
Patoéka parle en ce sens de l’expansion d’une méta—
physique européenne dominée par le souci de trans-
ormer tout savoir en pouvoir. Des succès de cette
rationalité centrée sur les critères de l’efficience découle
directement l’idée selon laquelle l’idéal d’universalité
serait a pelé à se réaliser, à l’exclusion de toute autre
possibilité, sur le terrain d’une impersonnalité crois—
sante. Métaphysique ob'ectiviste et métaph sique de
la uotidienneté vont e pair: c’est dans l); mesure
oùcla vie est tenue pour la valeur cardinale que peut
s’imposer l’idée selon laquelle tout peut être converti
59
en quelque chose ui serve à son amélioration et à
l’accroissement de (la puissance. Et qu’il n’est finale-
ment plus rien, aucune instance transcendante (qu’il
s’agisse des cultures ou des individus) qui ne soit sus-
ceptible d’être légitimement mobilisée à cette fin. La
nature, au même titre que l’État et la société, en vien—
dront de la sorte à être compris comme des forces au
service de cette métaphysique de la domination en vue
du maintien de la vie. Dans son acceptation généralisée
va se résumer, pour Patoëka, l’esprit tardif de la moder-
nité européenne en tant que modernité foncièrement
technique.
Prolongeant la réflexion d’écrivains comme Kafka,
Broch ou Musil, Patoèka s’est ainsi attaché à dévoiler la
formidable contradiction interne logée au cœur même
de l’idéal rationaliste et universaliste qui commande,
depuis plusieurs siècles, l’histoire euro éenne. Cette
crise de la raison occidentale s’a préhencfe notamment,
chez Patoëka, à travers une dia ectique de l’ouverture
et de la fermeture. En quel sens une contradiction?
Il y a d’abord le fait, indéniable, que la créativité et
l’historicité définissent le style pro re de la culture
européenne. Sa spécificité même résicfe dans l’impossi—
bilité de la réduire à tel ou tel fait, à telle ou telle de ses
œuvres. Cet esprit infiniment ouvert sur le lan de
l’investigation rationnelle en fait sans doute l’a seule
culture à s’être aussi résolument hissée au-dessus de la
nature. Pour avoir renié tout rapport constitutif à la
transcendance, cette dynamique va toutefois se refer-
mer sur elle-même, observe Patoëka, pour paradoxale-
ment déboucher sur le principe d’une « stricte clôture ».
Dans un texte consacré à Comenius, Patoêka rend
compte de cc mouvement à travers la distinction entre
âme ouverte et âme /ermée. À cette opposition se
ramène, précise-t-il, a question fondamentale de la
modernité. L’âme est ouverte, au sens où parait l’en-
tendre Patoéka, dès lors qu’elle se veut avant tout à
découvert, dès lors que l’homme entend ré ondrc de
son être en tant qu’exposé à la finitude. Ellé renvoie,
dans cette o tique, à l’individu revenu de ses illusions
quant à l’infinité de l’abondance quotidienne, à celui
pour qui, nous dit Patoëka, «il existe autre chose
encore que l’étant intramondain » dont la maîtrise ne
60
saurait donc épuiser sa mission. L’âme ouverte désigne
en somme l’individu qui se laisse interpeller par l’ebran—
lement du sens et sait que cette interpellation requrert,
de sa part, une résolution, un dévouement. L’âme fer-
mée réfère au contraire au subJectiv1sme contemporain
dans sa variante intégrale, c’est-à-dire à la prétention
du sujet à être à lui-même son propre centrve, son
propre fondement. Sa domination, premse Patocka, ne
s’impose vraiment qu’avec les Lu'mieres, a un moment
où l’Europe commence à détenir le monopole de la
puissance. Son extension s’accompagne alnSl d’une
conception de l’homme centrée sur le SUJCI autonome
et maître du sens, et de l’Etat souverain et absolu ter—
restre, lequel trouve son expression la plus achevée
chez Hegel.
Le règne de l’âme fermée inaugure par conséquent
une époque pour laquelle il n’y a bientôt plus rien
devant quoi la raison serait contrainte de s’arrêter, rien
qui puisse — en droit ou en fait — restreindre son champ
d’application. « L’âme fermée, écrit Patocka, est celle
qui, d’une manière ou d’une autre, s’identifie avec ou
se définit par rap ort à l’absolu. C’est dire qu’il n’y a,
à proprement par et, rien qui lui soit extérieur, rien qui
puisse imposer une limite à son infinitude. C’est néan-
moins cette âme infinie que nous qualifions — para-
doxalement — de fermée.» Pourquoi de fermée ? Parce
qu’« il n’y a pas pour elle de dehors, poursuit le philo-
sophe, pas de problèmes dont elle ne puisse venir à
bout par ses propres forces >>. C’est donc aussi dans
la mesure où elle ne rencontre rien qui ne soit derechef
elle-même, où elle s’autorise à disposer de tout, où
elle n’admet rien d’antérieur à son action — aucune
identité originaire à respecter, aucune intériorité qui la
contraigne à capituler — qu’elle peut voir ses tâches
essentielles « dans l’optique de la domination, de l’ac-
caparement, de l’annexion de l’étant. [...] De nos jours,
la conception d’une âme fermée est non seulement
courante, mais tenue pour évidente. [...] Pourtant,
la conception de l’âme comme fermée n’est guère
ancienne >>1, rappelle encore une fois le philosophe.
61
Cette évolution ou ce passage, de l’âme ouverte à
une âme fermée qui n’en continue pas moins de s’igno—
rer comme telle, représente, pour Patoëka, la tragédie
même du rationalisme européen. C’est d’elle que pro—
cède le risque d’une barbarisation intérieure qui guette
en permanence notre civilisation: le danger d’une tech—
nicisation absolue et d’une planification universelle
dont l’ob'et ne serait plus seulement la nature mais
l’homme lui-même.
64
libération désœuvrante. C’est que l’ennui a acquis une
portée ontologique, il. n’apparaît pas comme une
«simple humeur, une disposmon intime » : ll qualifie
aujourd’hui le statut « d’une humanité qui a entièrement
subordonné sa vie au quotidien et à son imperson—
nalité » 1. Tel est le fait qui ne doit pas passer inaperçu:
notre humanité semble en passe de renouer avec ses
possibilités les plus inférieures dans la mesure où son
horizon, forclos par la morne alternance de la consom—
mation et des loisirs, la conduit à ne plus évoluer
qu’à l’intérieur de deux mondes (à l’instar de l’huma-
nité qu’il qualifie de pré-historique): celui où elle traîne
avec langueur sa vie quotidienne, à quoi s’opposera
celui où elle cherche à s’en échapper en se laissant ravir
ar l’exaltation révolutionnaire ou capter par diverses
formes d’identifications fusionnelles et collectives.
La notion de forclusion pourrait assez fidèlement
rendre compte de cette démonie qui, dans la vision de
Patoëka, s’empare du jour pour aplatir la vie et la vider
de sa substance. Dans la mesure où elle désigne davan-
tage que la négation ou la révolte, deux postures où
l’on reconnaît sur un mode explicite l’existence de cela
même qu’on nie, elle correspond bien à cette dialec—
tique qui veut qu’on ne saurait, sans en subir les retom—
bées, se débarrasser sans autre forme de rocès de la
face nocturne de la liberté (cette lutte de l’esprit dans
laquelle ce qui paraît clair peut nous apparaître obscur,
problématique). Déniée, l’ombre fait retour mais sous
une forme fondamentalement pervertie et assombris—
sante. C’est ce phénomène que Patoc‘îka décrit lorsqu’il
parle de déchéance, indissociable de la morosité de
l’individu contemporain qui entend d’abord revendi-
quer, réclamer et bénéficier de son être alors qu’il
s’agirait aussi d’en répondre et de s’obliger envers son
humanité propre. « Est déchue, constate Patoëka, une
vie à laquelle le nerf intime de son fonctionnement
échappe, une vie perturbée en son fond le plus propre
de telle manière que, se croyant pleine de vie, en réalité
elle se vide et se mutile à chaque pas. Est déchue une
65
société dont le fonctionnement mène à une telle vie,
tombée sous la coupe de ce qui a une nature étrangère
à celle de l’homme 1. » C’est donc bien à un retourne-
ment que nous confronte la civilisation technique dans
la mesure où l’histoire, dans la perspective de Patoëka,
prend par définition naissance comme relèvement d’un
état de déchéance, comme prise de conscience qu’il
existe d’autres possibilités de vie que celle qui se satis—
fait d’alterner la peine et le rapt extatique.
De sa méditation phénoménologique sur le monde—
de—la-vie à sa lecture angoissée des Temps modernes,
on retrouve chaque fois cette intuition fondatrice:
à savoir que c’est en vertu de notre capacité à nous
affranchir du quotidien sur un mode « raisonnable»,
et à travers notre détermination à en répondre, en nous—
mêmes et en chaque autre, que nous pouvons pré—
tendre à une dimension historique. C’est dire aussi que
l’enjeu est considérable puisqu’il y va, pour Patoéka,
de l’historicité même de notre condition. De notre réso-
lution à rétablir le monde—de—la-vie (de la conscience,
de la responsabilité personnelle) comme seul terrain de
l’universalité, dépend en effet l’éventualité que tout le
mouvement de l’histoire ne «débouche pas là où il a
commencé — dans l’enchaînement de la vie à son auto-
consommation et au travail comm'e moyen fondamen-
tal de son entretien » 2.
Le phénomène qui domine dans la logique objecti—
viste et dans la métaphysique du maintien de la vie (en
tant que finalité du savoir, réduit à la technique, et de
l’organisation politique, réduite à la gestion de la quo-
tidienneté) réside ainsi dans la défaite d’une certaine
idée de l’homme, celle qui en appelle à lui intérieure—
ment. Toutefois, l’individu comme tel ne saurait être
simplement regardé comme l’objet ou la victime de ce
processus: lui-même admet de ne réaliser qu’une seule
possibilité de son existence, lui—même consent à faire
abstraction de sa conscience, cessant du même coup de
s’obliger envers son humanité comme envers celle
66
d’autrui. D’où justement l’idée, si inquiétante chez le
dernier Patocka, selon laquelle la barbarie constitue
l’envers de la uotidienneté: « La quotidienneté et l’or—
gie, prévient—i , sont organisées par une seule et même
main » 1. Le contenu ropre, le phénomène central de
notre siècle, c’est sa cliute profonde dans la guerre.
Mais y a-t—il vraiment paradoxe dans le fait que
notre siècle, siècle de violence et de génocides sans pré—
cédent, soit précisément celui où a pu triompher l’idée
selon laquelle la vie représente la valeur suprême P En
vérité, suggère Patoéka, là où nous croyons avoir affaire
à un paradoxe, là se révèle la vérité de notre époque, sa
logique interne. À y regarder de près, comment s’éton-
ner ue la Vie se dévalorise et indiffère si sa vocation
à la Cliberté — cela même pourquoi elle mérite d’être
vécue — ne vaut plus qu’on se sacrifie pour elle ? Là,
cependant, repose l’indignité de l’Europe et l’amorce
de son reniement, là où la disponibilité même à tout
risquer — à mettre sa vie en jeu de manière politique,
c’est-à—dire explicite, pour faire valoir que la vie n’est
pas tout, qu’elle n’est pas la valeur suprême — n’a rigou-
reusement plus aucun sens. «Il existe des choses pour
lesquelles cela vaut la peine de souffrir et ces choses
sont aussi celles pour lesquelles la vie mérite d’être
vécue », nous rappelait Patoèka dans son « Testament »,
quelques jours avant de mourir. Si rien ne vaut qu’on
lui sacrifie sa prospérité quotidienne, alors rien ne vaut
rien. Pour avoir succombé sous le coup des accords de
Munich, les Tchèques sont d’ailleurs particulièrement
bien placés pour le savoir. N’est-ce pas toujours dans
l’Europe d’une telle vie et d’une telle paix que les
guerres éclatent le plus facilement P Celles-ci se déchaî—
nent là où l’individu n’entend plus répondre ersonnel-
lement — le cas échéant, par sa vie même — e uelque
chose qui le dépasse. Avec cette capitulation s’e fondre
en même temps la seule chose qui puisse servir de rem-
part effectif contre le déchaînement de la violence.
C’est en cela, pour Patoëka, que la guerre peut être
considérée comme l’expression ultime de cette concep—
tion, indissociable de la modernité, qui tend à identifier
1.1bid., p. 122.
67
l’être à la force, la responsabilité à l’utilité, le savoir au
pouvoir et la liberté à la faculté de garantir ses intérêts.
Dans le refus d’entériner une telle conception, au risque
de le payer de plusieurs années de prison, résonne, plus
largement, la signification philosophique essentielle
du sacrifice dissident (voir au chapitre HI). Reste à
savoir si nous sommes, aujourd’hui encore, capables
de l’entendre.
On comprend mieux en tout cas la logique en vertu
de laquelle la violence et la quotidienneté qui ne
cherche plus à se surmonter autrement que par une
fuite vers l’inauthentique — laquelle n’a rien à voir avec
la liberté même si elle prétend se faire passer pour elle —
procèdent, pour Patoëka, du même mouvement. Aussi
n’hésite-t-il pas à les décrire comme les « deux aspects
connexes d’un même phénomène» 1. Et c’est ce rap-
port qui l’amène à avancer, d’une façon qui n’a plus
rien de paradoxale, que la révolution de la quotidien-
neté rencontre, au XXe siècle, sa correspondance intrin-
sèque dans la guerre. « Le fait de tomber sous la
dépendance des choses dont on se préoccupe quoti-
diennement et ui nous enchaînent à la vie, a son pen-
dant indispensa le dans une nouvelle vague de la crue
orgiaque » 2, précise-t—il encore.
Voilà un constat dont notre actualité n’a de cesse de
confirmer, chaque jour, la terrifiante justesse. La dissi-
dence n’aurait—elle donc plus rien à nous dire à une
époque où les soldats de la paix peuvent en venir à por-
ter assistance au « nettoyage » ethnique au Rwanda ou
en Bosnie P Le philosophe tchèque y aurait sans doute
vu une des expressions les plus raves de ce processus
d’auto—suppression de l’Europe Ëont il pressentait déjà
les signes dans les années 50. Patoëka nous manque.
1. lbid., p. 122.
2.]Ënd.,pp.121-122.
68
largement, sur la crise de l’État moderne et l’em _rise
dévastatrice des idéologies, s’inscrit dans le dr01t— il de
sa lecture de la modernité. Et de la part d’un penseur
successivement aux prises avec le nazisme et avec le
communisme, on ne s’étonnera pas qu’elle en repré-
sente un volet essentiel. Loin, en effet, de regarder
la montée en puissance des régimes collectivistes au
XXe siècle comme un simple accident de la modernité,
Patoèka va s’efforcer de sonder la complicité qui unit
l’avènement de la métaphysique objectiviste moderne
au totalitarisme. Difficile, en effet, de faire à ses yeux
l’économie d’une réflexion sur les liens — complexes —
qui rattachent la conception du monde naturel, telle
qu’elle se généralise au siècle des Lumières, et la
conviction, propre au totalitarisme, selon laquelle l’en-
semble du domaine humain, individuel et collectif,
serait quelque chose de part en part manipulable et
contrôlable.
Est-ce à dire que pour Patoèka la rationalité moderne
dans son ensemble soit par elle-même totalitaire P Et
ce, de telle sorte que les totalitarismes modernes ne
feraient, au fond, qu’en révéler la vérité intrinsèque, la
mise en place d’un monde entièrement administré
constituant, dès lors, le destin fatal de l’humanité
— comme le voudrait une vision notamment incarnée
d’un Côté par Heidegger, de l’autre par Adorno?
Il apparaît certes manifeste, chez Patocka, que la solu—
tion à l’errance de l’homme moderne hors de lui—même
se situe par-delà le conflit idéologique qui oppose la
version « modérée » (bourgeoise, libérale) à la version
« radicale» (révolutionnaire) de la civilisation ration-
nelle. Est-ce à dire pour autant qu’entre individualisme
libéral et collectivisme, les diffférences seraient en
somme négligeables P Enfin, n’est—ce pas soutenir une
position intrinsèquement contradictoire que decondam-
ner lesubjectivisme moderne comme source lointaine
de l’oppression totalita‘iÏrÎtÎÎÔïÀÏÎE—äÿñt"'fë"c’çîtiîîs_j"_'p_our
dénoncer cette même oppressicgn1 à, une. idée/idewl’homme
comme celui à qui se trouve déniée la possibilité de
s’affirmer en tant que. «personnali’téiaü'tonaine >_>,_ dénié
le droit d’être considéré comme une individualité
inaliénable et non pas comme une chose à manipuler
69
parmi les choses, une force parmi les forces 1 ? La pen-
sée de Patoëka permet-elle de penser l’humanité
propre de l’homme d’une manière qui échapperait à
cette contradiction ?
Nul doute que la rationalité moderne, du fait de sa
neutralité foncière, recèle, dès le début, aux yeux de
Patocka, des potentialités destructrices. Au plan poli-
tique, ce n’est toutefois qu’au XIXe siècle, et pas avant,
ue se prépare une rupture que notre siècle achèvera
de consommer. La forme bourgeoise classique, en
effet, bien que caractérisée par une conception tech-
nique et à maints égards déshumanisante de l’or ani-
sation sociale et politique, maintenait encore, souligne
le philosophe, la distinction entre l’appareil d’Etat et
la conscience. S’y trouvait préservé, écrit-il, « un ultime
noyau de vie» en dehors de la voie rationnelle. Or
c’est cette ultime résistance qui va céder dans la re-
mière conflagration mondiale, ouvrant la voie aux djeux
grandes catastrophes politiques qui vont lui succéder.
Tâchons de restituer à grands traits la généalogie de
cette rupture telle que Patoëka l’envisage. Quelque
chose d’essentiel se joue, montre—t—il, à partir de la
double contestation — réactionnaire et révolutionnaire —
à laquelle se heurte, au XIXe siècle, le rationalisme poli-
tique « modéré >>. Ce double front témoigne, au sein
même de la civilisation rationnelle, d’une sorte d’in-
quiétude intérieure. La lecture patockienne de la
modernité se fait ici critique interne de son «conflit
interne >>. Patoëka (nous y reviendrons) tendra en effet
à voir dans ce conflit l’ex ression même de l’abandon
de l’homme en tant qu’ilia vocation à vivre dans la
problématicité du sens, autrement dit à conquérir son
autOnomie intérieure contre la soumission à l’im er-
sonnalité de la sphère quotidienne. « La question e la
régénération, écrit-il, c’est la question de battre en
brèche la dialectique du déclin qui se joue entre ato-
misme [libéral], totalitarisme et conservatisme 2. »
70
Face à la critique du premier type (conservatrice,
rofondément hostile à l’héritage de la Révolution
Française, en un mot, antimoderne), Patocka Sltue donc
la réaction qu’il nomme « radicale,» On pourrait au551
la qualifier de radicalement ou d gnhyper» moderne.
On note que l’une et l’autre se re101gnent dans leur
haine commune à l’égard du courant modéré qu’elles
identifient comme leur ennemi irréductible. Le projet
radicaliste renverse cependant le projet conservateur,
son propos n’étant pas de restaurer mais au contraire
d’en finir une bonne fois pour toutes avec les vestlges
du passé. Davantage, le radicalisme veut abattre l’anta—
gonisme ou les tenswns mêmes qui continuent d’op—
poser la civilisation rationnelle à ce qui perdure, _en
elle, des stades ou des traditions antérieurs. Là ré51de
précisément, pour Patoëka, son caractère total.
Car en un sens, que veut cet humanisme intégral P
Rien de moins, observe Patoëka, que réinstaller « l’ab-
solu au sein de la quotidienneté » 1. De là sa dimension
quasi myStique, dominée par la conviction qu’il n’est
aucun problème dont la raison ne puisse venir à bout.
Mais de là, aussi, son caractère éminemment dangereux
— et tragique. Tragique, car ce qui ne tardera pas à se
retourner en son contraire, en une indifférence de
rincipe à l’égard de l’homme, c’est précisément, sou-
ligne Patoëka, la protestation généreuse des théoriciens
et des militants socialistes, partis en guerre contre la
misère humaine, la somnolence morale et l’aveugle—
ment social qui règnent au sein du modérantisme. Mais
à vrai dire, cette issue, qui se chiffrera en millions de
morts — tous ceux, en somme, qui n’entreront pas sans
réserve dans le schéma idéologique — n’était—elle pas
inscrite au cœur même du rojet révolutionnaire: dans
la conviction que le rob ème de la société humaine
serait un simple prob ème technique et tactique ?
La faille du radicalisme, estime Patoëka, ce n’est pas
d’avoir entrepris de combattre la métaphysique objec-
tiviste que le courant modéré appliquait au domaine
des choses, c’est d’avoir omis de la contester dans son
principe et ses présupposés et, pour la première fois, de
71
l’avoir étendue bien au-delà — au domaine propre des
affaires humaines. Tel est le drame de la révolution:
considérer qu’en dernière instance la question du bon—
heur pouvait se ramener à celle de l’organisation des
forces objectives de la collectivité, à une nouvelle « ingé-
nierie » de l’homme. La révolution renvoie ainsi, dans
son essence et as seulement dans sa pratique, à l’éclo-
sion d’une tec’lîinique jusque—là inconnue dans l’his—
toire, quelque chose susceptible d’être défini comme
une « technique morale », une technique de la domina-
tion politico—sociale sur les hommes par le travail, la
rééducation, l’endoctrinement.
Communisme et fascisme constituent donc, aux yeux
de Patoëka, des produits certes paroxystiques, mais
des roduits dérivés quand même, de l’objectivisme
modaerne. Ils seraient impensables sans lui. Impen-
sables, d’abord, sans l’expansion d’une rationalité tech-
nicienne centrée sur le seul critère de l’efficience, ne
pensant qu’en fonction de combinaisons de forces
dont il s’agit de s’emparer, de s’annexer, de se partager.
Or il existe, à cet égard, deux logiques foncièrement
opposées, écrit Patoëka dans un texte important de
l’immédiat après-guerre (1946), « L’idéologie et la vie
dans l’idée » : la première est celle de l’idée, de l’idée de
l’homme, c’est—à-dire de la liberté humaine, qui repré-
sente l’assise de l’héritage spirituel européen. Selon
cette logique, l’homme ne peut être considéré comme
une simple chose et c’est pourquoi elle ne vise jamais
uniquement un résultat objectif mais «la réalisation de
l’homme » ; non pas une simple réflexion sur le monde
mais «la fusion de sa vie intérieure avec l’idée qui lui
fait signe » 1. À l’inverse de l’idée qui, même dans la
lutte contre l’ennemi, refuse — et ceci est fondamental —
de tenir celui-ci pour une simple force sans intériorité,
l’idéologie regarde l’homme de l’extérieur, comme une
«force déterminée dans un complexe général de forces,
force qu’il faut utiliser dans un but social déterminé,
seul valable, seul porteur et dispensateur de valeur»?
72
Le problème de la responsabilité n’y a aucune place:
l’idéologie ne connaît quela distlnction du faisable
et de l’infaisable. Par certains aspects, écrit toujours
Patocka en 1946, on peut considérer ue le socialisme
relève de l’idée, même si celle—ci a tôt ait de refluer au
rofit de l’idéologie. L’idéologie s’apparente donc à
l’objectivisme moderne en ce qu’elle postule la neutra—
lité des moyens et considère que l’on peut impuné-
ment coloniser le monde vécu pourvu qu’il s’agisse de
travailler au bonheur de l’humanité. Puisant à la même
conviction que celle qui gouverne la mentalité tech-
nique, la terreur institutionnalisée, appliquée froidement
et délibérément par l’État révolutionnaire, « trouve tout
moyen bon pour peu qu’il soit efficace, note Patoèka,
et l’efficacité dé end de la sûreté de l’em ire que nous
arrivons à rencfie sur les forces disponib es. L’homme
est une tel e force, maîtrisable de l’intérieur aussi bien
que de l’extérieur. Donnez-lui des garanties écono—
miques, laissez s’affirmer sa conscience de masse, orga—
nisez sa pensée par de la propagande, ses loisirs et ses
récréations par des mesures appropriées, et il vous
a partiendra totalement, il s’imaginera même u’il est
libre et que tout cela constitue l’authentique réaiiisation
de l’homme. Quant à celui qui ne s’y prête as, on le
traite comme une force nuisible inutilisab e — il est
brutalement neutralisé>>1. Loin d’être rendu à lui—
même, conformément à l’intention humaniste initiale,
l’homme, dans la société centralisée et mécanisée à
l’excès instituée ar le régime totalitaire, se perd donc
de plus en plus dDe vue. De gré ou de force, tout finira
sacrifié à un objectif unique, à l’accumulation d’une
puissance collective et monolithique mobilisée en vue
de la destruction du vieux monde, l’homme y compris,
transformé en un simple rouage dépourvu d’autono—
mie. Patoëka met l’accent sur le fait que ce type de
domination organise la négation et la capitulation de
toute intériorité. D’où l’immense paradoxe: « On pro—
met le bonheur universel, mais en dernier ressort il ne
reste plus rien qui puisse être heureux 2. »
1. Ibid., p. 817.
2. Liberté et Sacrifice, p. 166.
73
Le deuxième aspect par lequel le totalitarisme dérive
de l’objectivisme moderne tiendrait, pourrait-on dire,
à son initialité ou à son a priorisme : à cette utopie, qui
lui est constitutive, d’une ère nouvelle, d’un « nouveau
commencement ». Or par la radicalité avec la uelle il
comprend cette auto-institution, ne procède—t-i’l pas, là
encore, à l’instar de la science moderne régie par la
volonté de se déployer à partir d’une totale émancipa-
tion des préjugés P Non seulement la nature ne nous
opposera plus aucune résistance, mais elle n’aura plus
pour nous aucun secret, prophétisait déjà Descartes.
Le radicalisme, transposant ce principe au plan poli-
tique et à la sphère de l’humain, se ramène à considé-
rer qu’il peut légitimement disqualifier comme point
de vue incompétent tout ce qui ressortit au monde—
de—la—vie, révoquer méthodiquement l’ensemble des
contenus résiduels qui précèdent son projet inaugural.
C’est pourquoi l’absence totale et délibérée de pitié
— la pitié, les scrupules n’appartiennent-ils pas juste—
ment au monde ancien au uel il est impératif de sefer—
mer, avec lequel il s’agit ccfe rompre à tout prix P — lui
est si consubstantielle. Le principal problème du radi-
calisme, explique néanmoins Patoëka sur un ton qui
en restitue sciemment l’esprit, c’est qu’il lui faut mal-
gré tout intégrer dans sa comptabilité certaines quanti—
tés négatives, en premier lieu «les souffrances des
individus considérés comme faisant obstacle à la réali—
sation du changement ». Et de conclure: « Le devoir le
plus pénible du révolutionnaire est ce devoir de sacri—
fier autrui 1. »
Que cherche à nous faire éprouver ici Patoèka?
Sans doute ceci que ce qu’il a de si terrifiant dans le
radicalisme ne saurait s’analjrser abstraction faite de
cette émi ration de l’universel sur le terrain de l’im—
personnef qui renvoie à une tendance majeure du
rationalisme moderne. Contrer ce dévoiement, ce
serait donc aussi comprendre que s’émanciper ne signi-
fie pas forcément jeter le discrédit sur tout ce qui pré—
cède l’activité fondatrice de la raison, mais aussi savoir
74
s’émanciper de ce discrédit même. Avec les Lumières,
Patoëka postule certes qu’il n’est pas d’universalite
pensable sans rupture avec le (sens) donne. Ppur autant,
à ses yeux, rompre, ne revrent pas, pourl homme, a
s’élever, comme dans le rationalisme abstrait, au—dessus
de toutes les limitations propres au monde auquel il
appartient (à la morale, à autrui, aurt traditions) d’une
façon qui frayerait assurément la V016 à la conquête de
l’autonomie.
Là encore, la rupture avec le donné comme avec
l’idéologie se révèle, chez Patoëka, pour ainsi dire co-
originaire de notre ouverture au côté nocturne de la
vie, à «la nuit hérétique» 1. Hérétique ou, en ce sens,
dissidente. Il ne faudrait pas oublier, en effet, cet aspect
décisif de l’expérience dissidente, décrite avec une
grande justesse par Vaclav Belohradsky, aspect qui a
récisément concerné l’attention portée au fini, à
l’oblitéré, à «l’obstination des traces ». Face à un Etat
cherchant à s’imposer comme « maître de la différence
entre les vivants et les survivants, entre le présent et les
traces d’un monde révolu », la contre—culture dissidente
a aussi consisté à rendre justice à la puissance énigma—
tique avec laquelle « le raturé, se souvient Belohradsky,
revenait à nous » 2.
On peut affirmer, reprenant cette métaphore, qu’il y
va aussi pour Patoèka de ce retour — comme retour à
soi de l’esprit européen — d’une opposition consé-
quente à l’obsession rééducatrice et impitoyablement
rationnelle qui caractérise la mythologie révolution—
naire. Sa lecture de la modernité politique, dans sa gra—
vité philosophique, constitue en cela le pendant de ce
que le roman centre—européen a montré de son côté
sur un mode plus burlesque: à savoir la farce tragique
sur laquelle finit par déboucher ce drame épi ue de la
vérité absolue. «Voici ce que je pense, dit (il’inspec-
teur», dans Risilales amours de Milan Kundera: « La
lutte entre l’ancien et le nouveau a lieu non seulement
entre les classes, mais en chaque individu. C’est à ce
75
combat que nous assistons chez le camarade. Il sait,
mais sa sensibilité le ramène en arrière. Nous devons
aider le camarade pour que sa raison l’emporte 1. » Il en
va à cet égard de la liberté politique chez le philosophe
tchèque comme de la compréhension chez Hans—Georg
Gadamer puisque c’est dans la limite même de la fini—
tude que s’enracine, pour Patoéka, la liberté, et non
dans l’utopie selon laquelle on pourrait s’en affranchir
de manière radicale. Paradoxe sans doute, mais ara-
doxe irréductible: si l’accès à la totalité a pour condition
l’ouverture à ce qui ébranle, au sens d’une ale—forclusion
de la finitude, celle-ci implique à son tour la recon-
naissance, par la raison, u’elle n’est pas son propre
maître mais qu’elle reste d’épendante des données par—
ticulières sur lesquelles elle s’exerce.
Par contraste, l’a priorisme de l’État totalitaire, que
reflète bien son pathos pédagogique, signifie qu’il
entre aussi dans sa définition d’être toujours a priori
innocent. Car cette innocence permanente, il la reven-
dique dans la mesure même où il s’estime investi d’une
vérité « supérieure », objective, et, comme telle, déta-
chable des/individus concrets. À l’inverse, souligne
Patoèka, l’Etat libéral repose sur l’idée que les institu-
tions, la loi, et la plupart des décisions prises par l’Etat
doivent être reconduites à leur légitimité dans le
monde-de—la-vie. Autrement dit, l’Etat eut toujours
être jugé coupable face au tribunal de 1’; conscience.
L’héritage européen tel que Patoèka le conçoit signifie,
de ce point de vue, que si nos sociétés sont à même de
prétendre à une historicité, c’est dans la mesure seule—
ment où la conscience et l’identité sont regardées
comme des instances irréductibles à l’État et à ses ins—
titutions. La tradition dont il se réclame veut ue l’in-
dividualité ne puisse être sacrifiée à l’efficacité de l’État
ou d’un quelconque édifice collectif, ni l’esprit humain
de la loi à sa cohérence purement formelle et juridique.
La critique patockienne du radicalisme nous invite
donc à y voir l’expression — non pas l’expression fatale
76
ou inéluctable - mais l’exîression extrêrne de la_crise
du rationalisme. Et une e ses pCrVCI‘SIOnS tou]ours
possibles. C’est dire qu’on manquerait l’essentielde
cette analyse à sous-estimer le fait que la progresswn
de la rationalité impersonnelle de l’Etat représente, a
ses yeux, une tendance qui travaille toute la modernite
étatique. Mais les démocraties libérales et représentatives
-— nous avertit Patoëka du coeur de l’Autre Europe —
ne sont as non plus à l’abri de telles dérives. Un rap—
pel qu’il3 n’est sans doute pasanutile de réentendre
aujourd’hui, à l’heure ou certains hauts responsables
politi ues peuvent s’estimer «responsables mais pas
coupa les». La technicité crOISsante que suppose la
prise de décision politique n’engendre—t—el e pas le
développement d’une bureaucraue experte et d’appa—
reils qui, inévitablement, conduit à libérer de nouveaux
espaces d’innocence ?
Inévitablement ? À moins de s’aviser que le malaise
politique ne relève peut-être pas d’une simple question
d’ordre technique. C’est précisément ce que Patoëka
tentera de montrer à travers son engagement: la dia-
lectique du déclin demeurera irrésolue aussi longtemps
que sera éludé le plan « métaphysique >>, qui concerne
l’homme entier, et que le libéralisme tend à négliger lui
aussi. Mais en quoi consiste au juste cette autre dimen-
sion, que le hilosophe appelle aussi le plan de la pro-
fondeur et ont il nous dit qu’il est intrinsèquement
lié à l’urgence de la souffrance humaine ? Et en quoi la
dissidence peut—elle s’interpréter comme une invite à
le rétablir et à le projeter de nouveau dans le plan des
forces soc1ales ?
III
Philosophie et pratique
de la dissidence
79
Patoëka s’y implique à corps erdu et lui consacre tout
son temps. Il se plie aux tâcfies d’organisation, fait le
tour des personnes concernées, refuse obstinément de
céder à d’autres la moindre parcelle de son travail. «Je
suis le porte- arole et je suis encore capable de mar—
cher», avait—i’lD coutume de répondre quand on le lui
proposait. Il s’y tiendra jusqu’à la fin, comme il tenait
à sa philosophie.
D14 philosophe-phénoménologae au philosophe—
résistant
C’est qu’il en allait, et Patoëka le savait, de la cohé-
rence même de sa pensée au point que dans « philoso-
phie et pratique de la dissidence », la conjonction de
coordination se révèle sans doute de trop. Parce que la
pratique philosophique, pour Patoêka, est toujours par
définition dissidente, et parce que la dissidence, dans
son inspiration éthique, prend aussi la forme d’une
résolution philosophique. Patoëka, en effet, n’a cessé
de le répéter d’un ouvrage à l’autre: sauf à se renier
elle-même, la philosophie ne saurait se résumer à l’ac—
cumulation d’un savoir sur. Elle re ose, de par sa voca—
tion, sur un engagement radical? c’est-à—dire sur la
détermination, ropre à chacun, ou bien de porter son
destin, c’est—à—cfire sa liberté (qui correspond au troi-
sième mouvement de l’existence, de conquête de soi),
ou bien de l’esquiver (de se satisfaire des deux pre-
miers, de l’enracinement et du travail). Or c’est bien,
chaque fois, à une telle prise en charge qu’en ont
appelé les dissidents, du «vivre dans la vérité» prôné
par les chartistes au « vivre dans la dignité » de l’oppo—
sition démocratique polonaise et hongroise des années
70—80. La vie dans la vérité, seule forme de pouvoir à la
disposition des sans-pouvoir, « en tant que révolte de
l’individu contre sa position imposée [dans la société],
constitue, écrit Vaclav Havel, une tentative de saisrrà
nouveau sa propre responsabilité. C’est donc un acte
éminemment moral. Non seulement à cause du prix
qu’il coûte à l’individu, mais surtout parce que cet acte
ne relève pas du calcul » 1. Ces mots d’ordre ont sou-
80
vent été mal compris: dans quelle «vérité» serions—
nous supposés vivre ? a-t—on objecté aux dissidents. Le
fait même de poser la question en ces termes tém01gne
d’une incompréhension foncière dans la mesure où il
n’était nullement question d’une vérité positive, mais
d’abord d’une attitude — à l’égard de soi—même, des
autres et de la société en général. Quelle attitude ?
Récapitulons ce qu’il en est pour Patoëka. La philo-
sophie représente la réalisation concrète de cette capa—
cité, ui revient à l’homme, et à lu1 seul, de connaître le
monde, non pas seulement les choses singulières mais
la « totalité ». Mais l’homme ne peut saisir cette possi-
bilité qu’en abandonnant, d’une certaine manière, le
sol du monde, en le transcendant. Autrement dit: en
transcendant le sol de l’ex érience naïve, de la quoti-
dienneté satisfaite. Vivre d’ans la vérité signifie donc,
non pas vivre dans telle ou telle vérité donnée, mais
vivre dans la roblématicité même de la vérité. Afin de
se réclamer ciè sa tâche (pro re qui se ramène, à tout
instant, à porter le poi s d’il monde, la philosophie
— tel est son paradoxe — s’institue d’abord à partir d’un
retrait. C’est pour uoi Patocka écrit qu’elle est à la fois
et nécessairement 341m et en dehors du monde. C’est là
la si nification, en Europe de l’Est, de la mise en place,
par fes dissidents, de « cités parallèles » — presse et édi—
tion clandestines, séminaires privés, etc. — en marge des
circuits et de l’idéologie officielle. L’instauration de ces
espaces de liberté, arrachés à la mainmise de l’Etat,
s’ap uyait sur la reconnaissance que le sens est toujours
que que chose de roblématique, et sur la volonté,
ouvertement revendiquée, en dépit des risques encou—
rus, de soutenir cette problématicité jusqu’au bout. En
outre, souligne Patoëka, cette possibilité d’accès au
monde comme totalité, ne peut nous être fournie par la
science, qui nous récipite au contraire dans le non—
sens puisqu’elle sub’stitue à la connaissance de la « tota—
lité» celle du tout.-Ni non plus par la religion en ce
qu’elle postule un sens révélé, un ailleurs: « Elle biffe
la transcendance au bénéfice du transcendant » 1, note
81
le philosophe qui, bien que d’éducation catholique,
passait le lus souvent our agnostique.
Une af inité profondae se dessine ainsi entre l’es rit
de la philoso hie — Patoëka dit aussi la « vie spirituell’é »,
la vie dans «l’amplitude », le plan de la profondeur — et
l’optique dissidente. Au courage des «sans—pouvoir»
de Prague, de Buda est, de Varsovie correspond cet
«appel à l’homme héroïque» que représente, pour
Patoèka, la philosophie dans la mesure où, dépourvue
d’appui extérieur, sans croyance inébranlable, elle ne
repose que sur son pro re engagement pour la vérité.
Son caractère de lutte fîfit également écho au combat
oppositionnel: la philosophie, écrit-il, « est une lutte
pour dégager de la problématicité quelque chose qui
en émerge, pour trouver un nouveau sol ferme qui
serait cependant à problématiser derechef en tant que
tel» 1. Quant à l’action, on peut affirmer qu’elle scelle
leur complicité, la « vérité » ne se donnant as, pour
Patoëka, dans le seul travail de la raison t éori ue,
mais dans un agir, pourvu que celui—ci procède d’un
mouvement autonome et non pas du conformisme
social ou idéologique: « La vérité ne peut être saisie
que dans l’action, observe-t—il, et seul un être qui agit
effectivement (qui ne reflète pas simplement un pro-
cessus objectif) peut se rapporter à la vérité 2. >> La vie
dans l’amplitude, au même titre que la trajectoire dis-
sidente, ont enfin ceci en commun qu’elles s’entendent,
l’une et l’autre, comme un projet de vie à découvert.
Dans tous les sens du terme, à la fois excposé, le cas
échéant, au risque de la persécution et éterminé a
faire une place au négatif, au problématique. Celu1 qu1
cherche la vérité, relève Patoëka, « ne peut se per-
mettre de la chercher uniquement dans les plats pays
de l’existence [...] il est tenu de laisser croître en lul
l’inquiétant, l’irréconcilié, l’énigmatique, ce dont la V16
ordinaire se détourne pour passer à l’ordre du jour}. >>
Cette attitude n’est d’ailleurs pas spécifique à la philo-
sophie et Patocka l’étend à plusieurs autres domaines,
82
y com ris à l’art et au droit. Partout, il paraît en effet
possib e de tracer une-ligne de démarcation selon que
ces activités sont pratiquées de maniere extérieure et
simplement intégrées dans-des complexes de relations
objectives, ou qu’elles manifestent au contraire le mode
de vie et le com ortement d’individus « à travers qui la
problématicité ait son entrée dans ces domaines » 1.
Ce sont donc ces différents traits ui confèrent à
l’esprit dissident, ou à la vie «spiritue le», la double
dimension d’une épreuve (celle de l’ébranlement du
sens) et d’une protestation (contre la vision diurne,
objective). L’écrivain et dissident hongrois Gyôrgy
Konrad parlera lui aussi, à propos de la dissidence, et
dans une acception proche de celle de Patoëka, d’une
« autorité spirituelle » — spirituelle arce que tenue de
s’obliger envers les valeurs universe les. Telle est la rai—
son pour laquelle ce qui peut entrer en conflit avec
l’ordre du jour, ce n’est pas forcément l’ordre du droit,
c’est l’ordre du juste. L’optique de la justice peut de
fait avoir à se dresser contre la légalité juridique lorsque
celle-ci sert de façade respectable au système totalitaire
en habillant «les fondements “bas” du pouvoir exécu—
tif dans le “smoking” des termes de la loi», pour
reprendre une image de Havel. Il est en revanche une
chose à laquelle celui qui vit dans la « profondeur >> ne
eut s’opposer: c’est l’urgence de la souffrance, dans
l’appel que l’autre nous adresse et qui, souligne Patocka,
«ne tolère aucun sursis » 2. Cet impératif de la souf—
france dérive de l’être même de l’homme, tel qu’il ne
peut s’en tenir à la clôture sur soi si ce n’est en renon-
çant à son humanité.
La vie dans la profondeur, dans la perspective histo-
rique et hilosophique de la dissidence, prendra donc
la signification d’une opposition conséquente au
pathos objectiviste, dont la critique de l’alibi juridique,
utilisé par le Parti comme un outil de contrôle social,
ne constitue qu’un volet. Dans une page essentielle de
ses Essais politiques, Havel va ainsi jusqu’à qualifier ce
pathos «d’illusion la plus dangereuse qui ait jamais
83
existé: la fiction d’une objectivité détachée de l’huma-
nité concrète, l’hypothèse d’une compréhension ration—
nelle de l’univers, le schéma abstrait d’une prétendue
“nécessité historique” et, pour parfaire le tableau, la
vision d’un “bien commun” qui eut—être déterminé
par des calculs purement scientifiques et atteint par
des moyens purement techni ues, un “bien commun”
qu’il suffirait d’inventer dans (les instituts de recherche,
avant de le transformer en réalité dans les usines de
l’industrie et de la bureaucratie. Que cette illusion fasse
des millions de victimes dans des camps de concentra—
tion dirigés de façon scientifique, ce n’est pas cela qui
inquiète l’“homme moderne” [...] Le phénomène de la
compassion individuelle pour le prochain n’a partient-
elle pas au monde qui a dû céder la place à Il; Science,
à l’Objectivité, à la Nécessité historique, à la Technique,
au Système et à l’Appareil, choses qui ne peuvent
connaître l’inquiétude pour la simple raison qu’elles ne
sont pas personnelles P» 1.
Ce passage reflète une des interrogations cardinales
de l’op osition est—européenne: soit comment faire
droit à ’inquiétude et la réinstaurer au sein même des
institutions politiques, contre ce qu’Ernst Cassirer a
appelé de son côté le «mythe de l’Etat», de l’État
éthiquement neutre P L’ajourner à l’infini, au profit
de problèmes présentés comme lus réels et plus
urgents, c’est se condamner — Patoëfia suit sur ce point
Masaryk — à les voir toujours ressurgir sous de nou—
velles formes. La tâche de l’intellectuel, notait Patoëka
en 1968 dans le même esprit, est de parvenir à allier,
dans leur rapport réciproque, deux types de transcen—
dance: l’horizontale (seule retenue par le marxisme et
la modernité en général), qui se résume à travailler au
passage d’une situation sociale donnée à une autre,
plus juste; la seconde, la transcendance verticale, qui
motive une opposition à l’immédiateté en général. Or,
à ce titre, elle seule est capable, pour le philosophe, de
procurer à la première un espace réel, de l’acheminer
vers la prise en compte d’une dimension autre qu’im-
médiate, vers une plus grande richesse de sens.
84
C’est sans conteste sur cette seconde transcendance
que va mettre l’accent la Charte 77_. Ceci explique aussi
pourquoi, dans un de ses derniers textes, Patoëka
s’adressera particulièrement à l’intelligentsm technlque,
l’appelant elle aussi à sentir passer le souffle de cette
nouvelle «solidarité des ébranlés ». Il s’ag1t de leur
faire comprendre, écrit-il, «que leur place est de ce
côté—ci du front et non pas du côté des slogans du
“jour”, aussi alléchants soient—ils: qu’il s’agisse de la
nation, de l’Etat, de la société sans classes ou de l’unité
mondiale », car ces slogans « lancent en réalité un appel
à la guerre » 1.
85
en Europe centrale. Celle-ci s’est déployée selon plu-
sieurs volets.
D’un côté, on voit alors s’amorcer une importante
réflexion sur l’échec des tentatives visant à démocrati—
ser le Parti de l’intérieur (Budapest, 1956; Prague,
1968). D’où la nécessité, dont de nombreux intellec-
tuels prennent alors conscience, de définir un change—
ment à la fois d’esprit et de stratégie. Or, Patoëka, sur
ce point, avait toujours fait preuve d’une lucidité d’au-
tant plus rare qu’elle provenait d’un penseur dont la
sympathie allait plutôt à la perspective d’un «socia-
lisme à visage humain ». Dans le cadre des conditions
imposées par Moscou, ce projet lui paraissait néan-
moins irréalisable. Comment miser sur un régime qui,
dans sa ratique, avait assez démontré qu’il tenait l’in—
dividualité humaine pour quantité négligeable? La
façon dont il dépeint, non sans quelque humour noir,
la société communiste dès la première moitié des
années 50 donne bien la mesure de sa per lexité quant
à son humanisation possible: « Au lieu dlii Plan gran—
diose, un Etat amorphe, constate Patoëka; au lieu de la
fusion de l’individu dans la vie de la collectivité, une
méfiance généralisée; au lieu du bonheur partagé, un
manque total de joie et de Spontanéité; au lieu de la
liberté rêvée, le mécanisme d’une organisation hyper-
trophiée; au lieu du res ect et de la vigilance dans le
rapport à autrui, une indifférence absolue à l’égard de
l’homme 1. » fi
En 1968 — notamment dans un essai intitulé « Notre
programme national aujourd’hui» —, Patoëka reprend
par ailleurs ses réflexions sur le provincialisme et le
«ressentiment national» tchèques, envers les uels il
n’a cessé de manifester, depuis les années 30,1a plus
grande sévérité (voir au chapitre IV). Or ses analyses
rencontrent, sur ce point aussi, l’émergence d’une pen-
sée qui se cherche désormais entre ses désillusions à
l’égard du réformisme marxiste et son refus conjoint
du nationalisme. En Pologne, où Solidarnosc succède
au K.O.R. (le Comité de défense des ouvriers), une frac-
tion de l’intelligentsia catholique polonaise entreprend
86
de réexaminer l’histoire des relations judéo- olonaises,
tandis que les historiens tchèques se pencfient sur la
question des Sudètes (région d’où fut expulsée la mino-
rité allemande en 1945). Côté hongr01s, la méd1tat10n
d’un Gyôrgy Konrad est également emblématique de
ce souci de tirer les leçons du désastre nationaliste
de l’entre-deux-guerres. Le triomphe, alors partout à
l’œuvre dans la région, du romantisme de l’Etat-nation,
conduit le romancier budapestois à fustiger sans ména-
gement ce qu’il appelle « les trois courants universels —
le christianisme, le libéralisme et le socialisme» pour
s’être tous subordonnés à l’ethos du particularisme.
L’audience de Patoëka ne pouvait donc que croître
face à la thématisation de cette double impasse (du
réformisme et du nationalisme), mais aussi à la convic—
tion, qui lui était souvent associée parmi les dissidents,
d’un indispensable renouveau de l’esprit libéral. La
spécificité historique de l’Europe nous enjoint de sor—
tir de la dichotomie entre capitalisme américain et
communisme russe, estime encore Konrad dans les
années 80. Le système « post-totalitaire » ne s’est—il pas
justement développé sur le terrain de la rencontre entre
la dictature et la société de consommation, interroge
our sa part Havel à la même époque ? On retrouve là
l’es termes mêmes du conflit interne — entre totalita-
risme, libéralisme et nationalisme — qui travaille la civi—
lisation rationnelle (voir au chapitre Il) pour Patoëka,
et comme la marque de son invite à rechercher ailleurs
que dans la lutte qui les oppose la solution au problème
du non—sens qui gagne les sociétés européennes.
Mais pourquoi Havel parle-t—il ici de système post-
totalitaire? C’est que la dissidence des années 70 va
parallèlement entamer une ample réflexion sur les fac-
teurs endogènes ou les assises cachées qui garantissent
la cohésion et l’assise du régime communiste, par—delà
la phase de terreur chaude. D’où l’idée de système
post-totalitaire. Cette réflexion revêt notamment la
forme d’une attention soutenue à la pratique du men—
songe et à son emprise sur les individus, d’une analyse,
subtile, des modes de fonctionnement de ce << commu—
nisme aux dents ébréchées », selon la formule d’Adam
Michnik, figure de proue de l’opposition polonaise
87
—un communisme aux méthodes moins explicites,
moins brutales, mais d’autant plus redoutables qu’elles
en appellent à la collaboration tacite de l’ensemble
de la soc1été, moyennant un relatif confort quotidien
(l’assurance d’un min1mum vital, celle d’échapper au
licenciement, aux perquisitions, aux filatures, etc”)
Dans ces conditions, Michnik et bien d’autres avec lui
mettront en évidence la responsabilité morale et poli-
tique énorme qui incombe aux intellectuels. Elle
implique, souligne- t il après Patocka, «une attitude
dont la conséquence logique est de renoncer aux avan-
tages matériels et aux honneurs officiels pour vivre
dans la vérité » 1.
C’ est donc dans le contexte de cette réflexion
que s’engage, dans les années 70, un tournant. Dans
L ’Enrope centrale existe- t- elle.9, un essai qui fit grand
bruit en 1986, le politologué américam Timothy
Garton Ash a pu qualifier ce changement d’ approche
de « morale antipolitique>>2. Une chose est sûre: la
volonté d’arracher la politique à la « logique» pour
la restituer à l’ éthique — à laquelle la philosophie de
Patocka a pris une part décisive — caractérise à quelques
différences d’accents près, une trame contestata1re
commune aux dissidents tchécoslovaques, hongrois et
polonais. Elle le restera jusqu’en 1989. D un côté, un
nouvel objectif: du « pouvoir des sans-pouvoir» pro-
clamé par JVaclav Havel, au « nouvel evolut1onn1sme »
théorisé par Adam Michnik, en passant par «l’ antdpo-
litique» de Gyôrgy Konrad, les dissidents enten ent
désormais situer leur tâche dans une libération gra—
duelle de la société civile. D’ un autre côté, mais en
corrélation étroite avec ce premier aspect, une nouvelle
attitude est rofessée, mettant laccent sur léthique:
sur le refus dDe la duplicité et des compromissions qu1,
anodines en apparence, n’ en permettent pas moms
l’auto- reproduction du système. Par là, cette posture
s’inscrit également en faux contre la mythologie du
« nous » et « eux ». Opter pour la dissidence, c’est aussi
88
apprendre à penser contre soi: céder à la tentation de
l’angélisme équivaudrait à partager avec le pouvoir une
commune répugnance pour le principe de contradic—
tion et ne pas voir que l’intégrlté et l’intérêt s’affron-
tent en chaque individu. Le rideau de fer qu’il s’agit
d’abattre n’est pas seulement aux frontières, il est
d’abord dans les têtes, remarque Konrad, à qui fait
écho Michnik pour tenter de convaincre ses compa-
triotes que « chaque acte de résistance sauve une par—
celle de liberté, préserve les valeurs sans lesquelles une
nation ne peut exister ». Comme tel, il représente
«un pas vers un socialisme démocratique qui, plus
qu’une structure institutionnelle et juridique, doit être
une communauté d’hommes libres, une communauté
réelle » 1.
S’il fallait en résumer d’une phrase le propos, on
pourrait affirmer que l’ethos dissident des années 70—80
a tenté de renouer avec ce que Patoéka nomme le plan
de la profondeur: en invoquant que la lutte consistant
à faire passer l’homme de l’idéologie à l’idée ne peut se
dérouler à un niveau exclusivement économique et
social; en suggérant, par leur attitude, et pour le dire
avec les mots de Patoëka, que << l’impératif catégorique
n’est pas la voix de la raison abstraite », mais avant tout
«celle de la souffrance humaine» ; et par la prise de
conscience que la non—résistance à l’impérialisme du
quotidien est cela même qui conduit à la violence et à
l’acceptation passive de l’injustice. Comment agir afin
que la profondeur — seule à même d’ébranler l’ordre du
monde afin de faire front à celui du jour — revienne au
premier plan de façon à jouer dans la modernité un
rôle actif ? À cette question se ramène peut-être l’es-
sentiel de l’inquiétude dissidente. C’est pourquoi la
communauté d’hommes libres, chère à Adam Michnik,
Patoëka la dénomme communauté des ébranlés, « ébran—
lés dans leur foi en le jour, la “vie”, la “paix” ». Son
front, écrit—il, « c’est la résistance aux motifs “démora—
lisants” et trompeurs du jour. C’est la révélation de
leur véritable caractère, une protestation qui se paie
89
d’un sang ui ne coule pas mais pourrit dans les pri—
sons, dans a marginalité, qui se paie de la destruction
de projets et de possibilités de vie. [...] Il importe de
comprendre que c’est ici que se joue le vrai drame de la
liberté; la liberté ne commence pas “après seulement”,
une fois la lutte terminée; au contraire, sa place est jus-
tement dans cette lutte » 1.
90
crité qui n’aspire qu’à la «garantie d’elle-même, la
garantie d’un happy 6nd, d’une finalité rationnelle de
l’existence » 1. Dans la mesure où c’est par la, à travers
les liens qui nous enchaînent à la vie, que l’emprise
de la force régnante s’exerce sur nos vies, c’est aussi par
là qu’il s’agit de commencer. C’est pourquoi combattre
le totalitarisme, ce sera en premier lieu surmonter
ces liens: se montrer disposé à sacrifier certaines pos—
sibilités de vie. Dans cette disponibilité s’édifie, pour
Patoéka, la << solidarité des ébranlés ».
Seul le sacrifice, en certaines circonstances concrètes,
permet donc de faire valoir que la vie n’est pas tout,
ue tout n’est pas possible. La dissidence jette ainsi à la
flace du pouvoir qu’il y a des limites au-delà desquelles
les prétentions iniques de l’Etat n’ont plus prisez.
L’essentiel tient ici au fait qu’il se produit, dans cette
disponibilité, une rupture avec la métaphysique objec—
tiviste de la modernité. Celui qui dépasse le simple
horizon de la survivance pour se sacrifier révèle ce
dont il y va de «l’âme» dans cette vision, il montre
qu’il existe une ligne de partage fondamentale entre le
mode d’être ouvert de l’homme et celui des choses.
Ceci explique que le hilosophe ait pu voir dans la dis—
sidence l’annonce — fifagile, modeste, incertaine — d’un
revirement du rapport de l’homme moderne à la vérité.
Cette conversion ne s’est certes opérée, à notre époque,
qu’en certains individus, tels un Soljenitsyne ou un
Sakharov, des hommes que Patoëka, dans un texte daté
de juin 1976, désigne comme des «héros de notre
temps » et que lui—même viendra bientôt rejoindre.
D’où vient leur importance capitale ? Du fait
d’avoir compris qu’ils ne pourraient communiquer
leur effroi autrement qu’en renonçant à leur vie anté—
rieure et à leur position. Par là même, souligne Patoëka,
ils ont saisi l’insuffisance qu’il y aurait à se contenter
de revendiquer à notre époque « une formule univer-
selle du genre de l’impératif catégorique kantien »3.
91
Cet héro1sme n’ a cependant rien à voir avec une quel-
conque fascination pour le surhumain. Il renvo1e au
contraire à une attitude qui entend, contre l’huma-
nisme intégral et titanesque de la modernité, témoigner
de la précarité de la vie humaine, de son inachèvement.
Ce dont il s’agit aujourd’hui, c’est de montrer cela his-
toriquement, par un engagement pratique: «Montrer
in concreto que la liberté est quelque chose de négatif,
montrer la positivité de cette grandeur négative, sou-
ligne Patocka. C’ est seulement 51 l’homme est à même
d’entrevoir cela, et non seulement d’y orter e regard,
mais de le réaliser jusqu’au bout, qu’’ifpourra devenir
patent qu’il existe dans le monde et dans la v1e quelque
chose comme la différence [.. .] entre les étants et ce qu1
n ’est pas un étant ». La dissidence signifie le souci de se
mouv01r en direction de cette différence. Elle se réunit
dans la négation de cette indignité qui conduit au règne
universel de la force, un non formulé « dans une inten-
tion parfaitement claire et réfléchie >>1. C’est dire que
cette différence, qui creuse la frontière entre le juste et
l’injuste, ne saura1t, pour Patocka, être ressais1e dans
un acte de repli qui préserverait, en somme, 1’authenti—
cité et la justice à l’1ntérieur, dans le domaine privé,
mais s ’accommoderait de l’injustice au dehors. On
note qu au cours des années 70— 80, l’intellzgentsia rou—
maine, par exemple, en jugera autrement pour prôner,
sous l’influence du philosophe Constantin N01ca (1909-
1987), une stratégie de strict refuge dans la sphère de
la culture.
Comment cette exposition à la finitude et au péril,
comment l’ex érience individuelle de ceux qui « ont
subi le choc, cf3e ceux qui sont à même de comprendre
ce dont il y va dans la v1e et dans la mort, et par consé-
uent, dans 1’ histo1re »2 peut— elle se transformer en
flacteur historial ? Telle est bien, pour Patocka, la ques—
tion centrale. Elle fait au demeurant écho a la critique
la plus courante adressée, a l’ Ouest, aux dissidents. Ne
leur a-t—on pas souvent reproché de ne proposer qu’une
92
solution partielle, accessible seulement à un groupe
restreint P Ils s’en défendront avec vigueur pour faire
remarquer qu’il s’agit, à l’inverse, d’une issue suscep-
tible d’être ad0ptée par tous, contenant de ce fait
l’ébauche d’une solution générale. Il serait totalement
erroné, relève notamment Havel, de comprendre les
«structures parallèles » comme un acte d’isolement.
Une telle vision aliénerait la vie dans la vérité de son
point de départ, c’est—à—dire du souci du prochain, la
réduisant finalement à une espèce de forme plus raffi—
née de vie dans le mensonge.
La dissidence est—européenne n’a pas, il est vrai,
échafaudé de contre-idéologie ni de contre—méthode.
On peut y voir sa principale faiblesse. Mais on peut
aussi considérer que son importance réside justement
dans la mise au jour du caractère extra—méthodique
de la vérité, de sa face nocturne. Si le dissident, par
son Opposition à la quotidienneté, est l’anti «petit-
bourgeois » par excellence, il réussit incontestablement
le tour de force d’incarner, d’un même mouvement,
l’anti—héros révolutionnaire. Ce dernier n’est-il pas
celui qui parvient à se détacher totalement de ses scru—
pules, à réprimer en lui le souci d’autrui P L’utopie a
peut-être consisté à vouloir faire ombre à cette raison
qui préoccupait tant, de son côté, Emmanuel Lévinas,
cette raison qui se lève, lit—on dans Difficile liberté, tel
« un fantastique soleil » rendant transparente l’opacité
des êtres. Le mérite des opposants de l’Est reste néan—
moins d’avoir pensé la dimension inséparablement
éthique et politique des scrupules comme seuls à même
d’instaurer un lien de solidarité originaire entre les
hommes.
Au problème de la forme «historiale», Patoèka
n’entrevoit guère d’autre solution que la solidarité des
ébranlés. C’est à la fois peu et beaucoup. Dans la force
universalisante de cette solidarité des scrupuleux, la
dissidence a en tout cas cru possible de rechercher les
racines de l’Europe. « Elle n’établira pas de pro—
grammes positifs; son langage sera celui du démon
de Socrate: tout en avertissements et interdits, écrit
Patoëka dans ses Essais hérétiques. Elle doit et elle peut
créer une autorité spirituelle, devenir une puissance
93
spirituelle capable de pousser le monde endguerre à
accepter certaines restrictions, capable ensuite e rendre
impossibles certains actes et certaines mesures. La soli-
darité des ébranlés s’édifie dans la persécution et l’in—
certitude: c’est là son front silencieux, sans réclame et
sans éclat même là où la Force régnante cherche à s’en
rendre maître par ses moyens. Elle ne craint as l’im-
popularité mais au contraire lui lance un éfi sans
paroles 1. >>
1.1bid., p. 145.
94
le refus dissident de tout compromis doit aussi être
compris à la lumière de cet enjeu. _
Les dissidents nous rappellent que la démocratie est
avant tout une possibilité, un combat en vue de
conquérir l’autonomie intérieure, et qu’elle est_concl_1—
tionnée par la capacité, propre a chacun, “de maintenir,
ou non, l’intégrité de sa conscrence 1nd1v1duelle face
à l’État. Gyôrgy Konrad, constatant que les fonction-
naires ont de nos jours remplacé les prêtres, va formu—
ler cet impératif à partir de l’opposition entre ce qu’il
a elle le pouvoir de l’esprit et le pouvoir de l’Etat.
Iffaut bien voir, insiste—t-il, qu’ils sont irréconciliables
car «leur lutte est mortellement sérieuse: qui prendra
le dessus sur l’autre de l’intérieur ? C’est un combat
qui ne nécessite pas une seule goutte de sang, mais la
conscience claire et permanente que deux pouvoirs
radicalements différents sont ici à l’oeuvre » 1. Un des
thèmes—clés de la dissidence va ainsi consister à réaffir—
mer sans relâche l’impossible auto-référentialité des
institutions. Hermann Broch, dans son roman les Som—
nambules, l’avait déjà admirablement montré: l’Europe
signifie u’aucune institution n’est dotée d’une puis—
sance suf’fisante pour rétendre produire une légitimité
à partir de soi. Cette l’égitimité, pour les dissidents, ne
peut dériver que de la société et de l’intégrité de ses
membres. Le respect de la loi ne garantit pas, par un
effet mécanique, une vie plus juste: la justice est tou-
jours l’œuvre des individus avant d’être celle des lois.
On peut affirmer en ce sens que l’axiome selon lequel
«La loi est la loi» représente le principe premier de
tout régime totalitaire et la devise même du somnam—
bulisme contemporain.
Tout un pan de la réflexion dissidente visera à éclai-
rer la façon dont ce rocessus d’absorption de la légi-
timité dans une teclffnique déterminée rend possible
la mise en place de vastes systèmes de répressionÉpar
voie légale. S’il est un travers caractéristique de l’ tat
communiste, n’est-ce pas celui de lé iférer sur tout, en
permanence, enserrant la vie au p us près dans son
95
réseau kafkaïen d’ordres, de bureaux, de circulaires et
d’interdictions en tout genre ? Vaclav Havel, en parti-
culier, s’est beaucoup interrogé sur la fonction de la
réglementation juridique dans le système post—totali-
taire. Cette fonction, à ses yeux, est double. Elle rem-
plit en premier lieu le rôle d’alibi, la pratique juridique
créant une impression de justice et de contrôle du pou-
voir exécutif là où il s’agit d’orchestrer la manipulation
de la société et de masquer la violation constante des
droits du citoyen. «Qui ne sait rien de la vie dans
notre pays et n’en connaît que les lois, remarque-t—il,
ne comprendra pas de quoi nous nous plaignons; il
ignorera tout de la manipulation cachée des cours de
justice et des procureurs, de la misérable marge de
manoeuvre laissée aux avocats, du caractère non public
des audiences, de l’arbitraire des organes de sécurité 1. »
Le système s’avère d’autant plus efficace que sa vio-
lence prend un tour plus civilisé lui permettant de
mieux tromper l’opinion nationale et internationale.
Mais il y a davantage, car cette duperie est aussi,
pourrait—on dire, une auto—duperie: elle fait office
d’instrument d’auto—légitimation. L’alibi juridique
forme, observe Havel, un « alibi—pont » entre l’Etat et
ses fonctionnaires. Le juge qui envoie un individu en
prison pour détention de «littérature pernicieuse»
peut avoir la conscience tranquille: il ne fait qu’appli-
quer le code pénal. On remarque d’ailleurs que, dans
les pays du « socialisme réel», ce type de dossier était
toujours préparé de telle sorte que le verdict n’ait pas
un caractère explicitement politique. On trouve ainsi,
dans l’ouvrage de Milan Simecka sur la normalisation,
un fascinant portrait de ces employés de l’Etat comme
les autres que sont les juges de l’ordre rétabli. Témoin
à décharge lors du procès d’un ami inculpé pour... pos—
session d’un disque de Karel Kryl, un artiste ayant
entre temps émigré, Simecka raconte: « C’était le juge
qui m’intéressait. Et dès que je le vis, je reconnus le
visage désespérant de l’homme qui fait son travail et
qui ne sera jamais effleuré par l’idée de donner une
96
définition générale au mot “justice” 1. »_\Sans cet alibi-
pont, qui permet de faire sauter les barrières ’mo’rales et
àchaque fonctionnaire de s’en remettre a l 1dee qu il
assure la défense de la société, le système rencontrerait
une difficulté incomparablement plus grande à recruter
de nouvelles générations de juges ou de procureurs.
La seconde fonction de la réglementation juridique,
observe Havel, tient à son caractère de mise en scène
ou de «lien rituel». Grâce à elle, les différents rouages
du ouvoir sont reliés par un langage commun ou un
co e de communication, que l’on pourrait aussi quali-
fier de système de signes. Cette fonction est détermi—
nante puisque sans cette réglementation formelle, le
système ne pourrait se maintenir durablement comme
un ensemble cohérent. De fait, le régime « ne peut nier
ce par quoi il se légitime et renverser lui—même l’un de
ses piliers fondamentaux, à savoir l’intégrité du monde
de l’“apparence” » 2.
Forts de ce constat, on aurait pu s’attendre à ce que
les o posants repoussent toute référence à la loi: la
dissi ence n’aura au contraire de cesse d’invoquer les
pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme et
aux libertés civiques auxquels l’Etat s’est lui-même lié.
Comment expliquer cette attitude en apparence para—
doxale? En réalité, comprendre ue tout l’édifice de
mensonge du régime repose sur (fa ritualité de la loi,
c’est avancer une raison supplémentaire pour la prendre
en compte. L’Etat, dans ces conditions, ne peut en
effet s’autoriser le luxe de ne pas réagir uand il est
pris au mot: dans ce qui fait sa force réside en même
temps sa vulnérabilité. D’où l’idée qu’en appeler
constament à la loi représente la stratégie la plus effi—
cace s’agissant de défendre l’individu et son droit à une
vie libre et authenti ue. Ignorer la légalité en faisant
valoir/son caractère de pure façade équivaudrait à lais—
ser l’Etat en paix, seul maître du jeu. Avec Patoèka, la
posture des chartistes va donc consister, là encore,
à opposer à l’im ersonnalité de la rationalité étatique
ce qui, potentiellement, la menace le plus: à savoir
97
l’universalité concrète du monde-de-la—vie. Le pari
philosophique de la dissidence repose au fond sur l’hy—
pothèse qu’aussi fermé soit-il, le syStème n’en redoute
pas moins, en vertu même de cette clôture qui lui est
vitale, l’intrusion dérangeante — et par conséquent
subversive — de la vie, d’un langage différent du sien.
La décomposition extrêmement rapide du pouvoir lors
de la « révolution de velours » de novembre 1989 est
venue, a posteriori, confirmer la justesse de ce constat:
quand on ne parvient plus à ravaler la façade, quand les
techniciens de l’Etat commencent eux-mêmes à douter,
non pas du bien—fondé des règles du jeu mais de leur
espérance de vie, perçue comme de plus en plus aléa-
toire, alors ce n’est pas seulement le décor qui vacille,
c’est le cœur même du système qui s’effondre.
En second lieu et au-delà de sa seule dimension tac-
tique, il s’agit, pour les dissidents, à travers cette réfé-
rence obstinée aux engagements internationaux solen—
nellement souscrits par l’Etat, de réaffirmer que la loi
est quelque chose qui ne peut être confisquée. Le refus
d’admettre son détournement représente, à ce titre, un
acte relevant de la vie dans la vérité et une façon de se
réclamer de cette dernière comme d’une juridiction
ultime. L’obligation qui nous est faite de rappeler, en
toutes circonstances, la noblesse de la loi figure égale—
ment au centre de l’analyse patockienne du Criton.
Dans le dialogue platonicien, Socrate, condamné à
mort, se soumet. Mais il serait totalement erroné,
montre Patocka, d’interpréter cette position comme
une «glorification de la soumission à l’Etat, à plus
forte raison quand celui—ci est injuste » 1. Socrate entend
au contraire souligner la prévalence de la loi sur l’Etat
qui l’édicte. Son sacrifice prend ainsi le sens d’une
obéissance, non pas aux lois particulières de la Cité,
mais à la loi de la philosophie, à la Cité authentique: 1l
obéit parce qu’il voit dans la philosophie «le pr1nc1pe
de la Cité et qu’il ne veut pas l’abandonner »7-.
98
Par cette double posture — critique du. nihilisme
légal, réaffirmation de la suprématle e la 101 — la dissi-
dence affirme en même tem s autre chose: la nécessué
de ne jamais perdre de vue e fait que la loi représente
au mieux un moyen imparfait << de proteger “le meilleur
de la vie contre le pire. En aucun cas, la 101 ne donne
d’elle-même naissance à ce meilleur; elle ne peut avoir
u’un rôle auxiliaire, son sens ne réside pas en elle-
même» 1. Havel touche ici un des leitmotive de la
réflexion politique est-européenne. Une part impor—
tante de son effort s’est en effet ramenée à mettre au
jour les périls induits par la technicisation et l’autono—
misation des fonctions de l’Etat. Patoëka a vu dans
cette absorption tendancielle de la légitimité dans la
légalité un des dangers vers lesquels converge une par—
tie de l’évolution politique moderne. Ce processus
recouvre en fait deux mouvements: l’un de réduction
de la légitimité à une opinion privée, triviale, sans fon—
dement valable; l’autre, de réduction de la légalité aux
appareils. D’où le risque d’une bureaucratisation de la
loi lorsqu’elle devient moins l’expression d’une cer—
taine idée du bien et du mal que celle d’un travail
administratif qui la livre au pouvoir discrétionnaire des
fonctionnaires. Ces deux phénomènes ont partie liée,
l’appauvrisement du monde—de-la—vie favorisant la
capitulation graduelle de la conscience face à la machi-
nerie administrative de l’Etat. Les habitants de l’autre
Europe parlent en connaissance de cause: « L’expé-
rience de l’Europe centrale, relève G. Konrad, enseigne
que, face aux experts en matière d’intérêts public, il est
indiqué de cultiver le scepticisme le plus large ». C’est
sur l’effondrement de la dyarchie légitimité—légalité,
soutient Patocka dans le même esprit, que le radica-
lisme totalitaire se déploie: en est issue la conviction
qu’il est méthodiquement ossible de trouver à tout
une solution «finale >> et définitive.
Le rejet dissident d’une telle éventualité s’est ainsi
largement exprimé à travers une interrogation sur les
motifs ou les sources de cette irréductible tension entre
99
légitimité et légalité, comprise comme une dimension
fondamentale de la tradition européenne. Cette inter—
rogation éclaire notamment l’extrême importance
accordée par les dissidents à la légitimation symbolique
du langage. Dans son champ, insistent—ils à l’unisson,
aucun compromis n’est acceptable. La légitimité tient
en second lieu son caractère irréductible de l’intégrité
de la conscience face aux institutions. Toute la philo—
sophie de Patoëka pourrait être lue comme une tentative
visant à fonder cette intégrité à l’aide de la phénoméno-
logie. L’accès à la vérité, affirme-t—il sans équivoque,
est impensable «en dehors de la personnalité auto-
nome » capable de se distancier tant à l’égard de l’en—
semble du donné que de la collectivité. On retrouve la
même idée chez G. Konrad, se réclamant lui aussi de
l’héritage intellectuel de l’Europe. Si l’opposition
démocratique a une idéologie, écrit—il, elle réside dans
la « croyance selon laquelle la dignité de la personnalité
humaine (à la fois en soi—même et dans l’autre per-
sonne) est une valeur fondamentale qui ne nécessite
pas de démonstration plus approfondie. L’autonomie
et la solidarité des êtres humains sont deux valeurs de
base mutuellement complémentaires auxquelles le
mouvement démocratique rapporte toutes les autres.
C’est dans cette mesure qu’il est proche de l’éthique
judéo—chrétienne ». Or que dit la culture de l’autono—
mie ? Elle proteste avant tout, poursuit-il, «contre le
fait de placer toute institution au—dessus de la dignité
des êtres humains individuels. À chaque fois que l’État,
un bloc, ou le marché mondial en viendront à être
considérés comme des valeurs absolues, cette opposition
apparaîtra, en invoquant la tradition européenne pour
démontrer que cette valeur prétendument suprême est
loin d’être universelle » 1.
En quel sens Patocka en vient—il à postuler l’intrica—
tion de l’autonomie et de la solidarité ? Et n’y a-t-il
pas quelque paradoxe à valoriser l’autonomie alors
même que le philosophe manifeste la plus grande
réserve envers l’idée de sujet ? La solidarité constitue
1. L’Antz'polz'tique, p. 115.
100
bien, en effet, le troisième pilier sur lequel repose, pour
le pfiiIOSOphé tchèque, la légitimité. Son caractère 1rré—
ductible découle, en dernière analyse, de «l’ urgence de
la souffrance », cette urgence que nous éprouvons à la
vue d etres humains qu1 sont, à ce titre, des êtres libres
et pas seulement des ventres Vides; ni des entités abs—
traites, ni des exemplaires d’une espèce. Cet intéresse-
ment à autru1 ne saura1t toutefois se réduire à une
disposition charitable: se laisser interpeller renvoie
chez Patocka au mode responsable sur lequel 1’ homme
qui veut vivre dans la vérité se reçoit lui--même et son
ex1stence d une manière qui ne tolère pas lindiffé—
rence. Cet impératif rejoint par là l’idée de dévoue—
ment et s’adresse au351 aux fonctionnaires du pouvoir:
« L’urgence de la souffrance, précise—t—il, c’est la néces—
sité d’aider ceux qui demeurent éloignés de la vérité à
y accéder — les opprimés, rabaissés au rang de choses,
mais encore ceux.qu1 étouffent la voix de la conscience,
c’est-à——dire la voix de la vérité en eux— mêmes 1. »
C’est ainsi que, dans certains passages de son oeuvre,
Patoëka va esquisser une relecture pour ainsi dire phé-
noménologique et politique du thème dostoïevskien de
la « culpabilité sans faute >>. Sans doute lui a— t— elle sem—
blé pouV01r prendre le contre- pied de cette totale dilu-
tion de la responsabilité individuelle dans l innocence
générale et anonyme de 1 impersonnalité bureaucra—
tique. Dans la même veine et de façon plutôt inatten—
due, le philosophe, dans un texte peu cité (une préface
à un roman de Jaroslav Durych), suggère que l attitude
mue par le repentir — à condition de délester 1a notion
de son contenu religieux pour la redéfinir ontologi—
quement — pourrait nous mettre sur la v01e d’une
conception qu1 rendrait l’idée d’autonomie indisso—
ciable de celle d’une percée vers autrui. Une compré—
hension qui ne reposerait pas sur 1’ idée de sujet,
souverain et transparent à lui--même, érigé en centre
et mesure du monde, mais sur une ouverture à autre
chose, à la fois ouverture à la finitude et disponibilité à
répondre à son défi. Le repentir, dans sa signification
101
ontologique originelle, désigne une attitude, nous dit
Patoëka, « qui procède de l’ébranlement de l’enracine-
ment solide dans la structure quotidiennement évidente
du sens et en fait un devenir s’étalant sur l’ensemble
de la vie; c’est une attitude qui ne laisse jamais s’apaiser
le séisme qui fait que la terre apparemment ferme de
la certitude vitale se dérobe sous nos pieds >>1. La soli-
darité des ébranlés renvoie, dans cette optique, à la
solidarité des repentis, de ceux revenus des illusions de
l’arrogance subjectiviste, sachant que le commence—
ment est aussi peu entre leurs mains que la fin.
Le souci d’une cité où le philosophe ne sera pas
contraint de mourir, que ce soit à Athènes ou à Prague,
se réclamerait en somme de cette dis onibilité au
repentir, regardée comme une invite, philbsophique et
politique, à évoluer dans la transparence d’un savoir
concernant les deux possibilités de la vie humaine. Le
repentir fondamental, écrit en ce sens Patoéka, «se
rapporte à la faute fondamentale, à la culpabilité en
tant que trait ontologique de l’être fini, à cette impos—
sibilité d’être innocent qui est parfaitement compatible
avec l’innocence morale et la non—culpabilité person—
nelle » 2. C’est cette impossibilité d’être innocent, de se
garantir contre la vie à découvert sans désavouer son
humanité, ui gouverne l’engagement éthique et civique
de la dissidence; c’est elle, en revanche, u’ignore le
juge que n’effleure pas l’idée d’avoir à définir le mot
«justice». Elle fonde, pour Patoéka, la vie dans la
vérité comme responsabilité et solidarité, à rebours de
cette innocence principielle, élevée, par le sub'ecti-
visme moderne, au rang de principe suprême de f’Etat
comme de la science.
105
à l’intérieur de l’antinomie de l’être et du vouloir, du
natif et de l’électif, du narratif et de l’argumentatif, y a—
t-il une manière de le poser qui échapperait aux termes
de ce dilemme P Pour le dire, toujours avec Patocka, et
mieux en résonance avec le Zeitgeist (l’esprit du temps):
y a—t—il moyen de se maintenir sur le terrain de la tra-
dition critique issue des Lumières tout en persistant
dans le refus de sacrifier à une alternative qui tend de
nos jours à prendre les atours d’une véritable somma-
tion opposant le paradis de l’universel à l’enfer de la
différence P La pensée de Patoëka, en somme, radicali-
serait l’enjeu: le refus d’une telle mise en demeure ne
conditionne-t—il la possibilité même d’une authentique
fidélité à l’idéal émancipateur de la modernité poli-
tique ? Une ouverture est-elle pensable qui ne pré—
serverait pas en elle la mesure de la clôture ? En quel
sens en effet s’émanciper — se libérer des détermina-
tions qui nous enferment dans une culture, un destin —
sans persévérer jusqu’à un certain point avec soi—même:
jusqu’à ce point où le rapport à soi peut justement deve-
nir problématique P
La compréhension patockienne de l’idée d’émanci-
pation mérite d’être réexaminée dans le contexte de
cette discussion. Car c’est précisément le souci de
réenraciner l’universalité dans la «polémicité» même
de l’homme (en tant que la vie humaine est une lutte),
qui fait l’intérêt de sa réflexion. L’opposition centrale
ne passera plus entre le particulier et le général, entre
«le poids de l’être » et «l’envol du sujet >> 1, mais entre
ce qu’il appelle les promesses du jour (de la quotidien—
neté) et celles de la nuit (d’une opposition conséquente
à la quotidienneté et à ses critères), conflit dont l’inté-
riorité de l’homme a vocation à se faire le théâtre. En
quel sens, donc, pour Patoëka, l’universel, loin de trou—
ver son autre dans le conflictuel, le fini, le particulier, en
exige au contraire la restitution ou la revalorisation 31
l’on veut faire droit à la dimension proprement humaine
de l’existence P Et à quelles conditions la nation civ1que
106
peut—elle en appeler à l’homme afin qu’il renoue avec
sa « polémicité » P
xl, .--/
107
sur l’homme, hybris qui s’est pleinement déchaînée au
cours des deux guerres mondiales.
De là, s’il fallait extrapoler la position de Patoëka à
l’intérieur du champ classique Lumières/romantisme,
elle pourrait se laisser définir comme une critique de
l’Auflela'mng ou de l’universalisme abstrait qui refuse-
rait néanmoins de se reconnaître dans son renverse—
ment romantique de type conservateur ou ses dérivés
particularistes. À leur propos, le philosophe n’a jamais
hésité, des années 30 aux années 60, à parler de « péril» :
ce type d’organicisme, observe-t-il, « s’affirme s’urtout
dans la pensée sociale opposant la nation à l’Etat, le
“nous” collectif à la société en tant que complexe de
relations impersonnelles et supra-individuelles, et pro—
pageant en ce sens une mythologie de l’esprit national
et collectif» 1.
Formulée de manière positive, la question serait
celle-ci: à quelle condition une réflexion critique sur la
modernité capable (a) de maintenir, avec les Lumières,
l’idéal d’une vie pour la liberté, dans le risque démocra-
tiquement assumé d’une perpétuelle mise en question
du sens donné, en rupture avec l’immédiateté quoti-
dienne; et (b) de sauvegarder, avec le romantisme,
l’égard dû aux héritages culturels, comme à cette chose
que l’on a forcément scrupule à entreprendre de trans—
former en fonds à notre service. Ou encore en réser—
voir de moyens, que ce soit aux fins du bien-être de
l’humanité (quand la démocratie s’asservit à l’esprit du
marché) ou à celles, «vitales », de quelque cohésion
étatico-nationale (quand triomphe l’esprit nationaliste).
Cette double exigence, Patoëka entreprend donc de
la faire valoir contre le modernisme: contre la méta-
physique du maintien de la vie et la logique instru—
mentale, économiste et technicienne qui, débordant
continûment leur domaine propre, tendent à s’annexer
et à investir toutes les sphères de l’existence. Philoso—
pher contre le modernisme signifie, dans cet es rit,
renouer avec la figure de l’Europe en tant que cel e-ci
renvoie à l’expérience d’une différence, à l’affirmation
108
d’une irréductz'bz'lz'té ultime de l’être à la vie. Or la dis—
sidence s’est précisément rassemblée auto‘ur du souci
de préserver cette différence (voir au chapitre III_)._
Patoëka va de la sorte parvenir à arrimer sa critique
..
110
optique, s’avère décisif, mais le rapport entretenu à
l’égard de la quotidienneté. En faisant tomber la ligne
de fracture selon que l’homme se tient dans une rela—
tion implicite (quotidienneté) ou dans. une relation
explicite au monde comme totalité (quotidlenneté sur—
montée), la distinction proposée par le philosophe
tchèque traverse littéralement le clivage classique selon
lequel l’universalité (le devenir majeur de l’homme)
adviendrait après — abstraction faite du passé, une fois
résiliée toute particularité — à quoi s’opposerait un
hypothétique avant, là où l’homme, encore à l’état de
minorité, pour reprendre la célèbre opposition kan—
tienne (dans Qu’est-ce que les Lumières .9) demeurerait
sous la coupe des déterminations propres à la culture
où il est né.
On constate en effet que cette relation implicite ou
non problématique au monde comme totalité (à la
vérité, à la question du sens) caractérise les deux pre—
miers mouvements de l’existence — l’enracinement et le
travail (ou dessaisissement de soi) — lesquels se voient
du même coup basculés du même côté. De fait, leur
description et l’analyse de leurs insuffisances respec-
tives, recoupent, terme à terme, ce que Patoëka reproche
au nationalisme de type ethno-culturel, d’une part, et
d’autre part à l’optique mondialisante de la civilisation
technique. Le passé constitue d’ailleurs la temporalité
qui domine dans le premier cas, tandis que le présent
gouverne dans le second, précise Patoéka dans le
Monde naturel et le mouvement de l’existence humaine.
Qu’obtient-on à adapter la doctrine des trois mouve—
ments à l’alternative stérilisante du communautaire et
du planétaire évoquée plus haut P Cette perspective
montre qu’en accepter les termes, c’est déjà reculer sur
l’essentiel: abdiquer de façon tragique de la seule
dimension qui puisse caractériser ontologiquement
l’homme, la seule qui puisse à la fois échapper à la tem—
poralité passéiste de la tradition et à la temporalité
« instantanéiste » de la modernité où rien, à la limite, n’a
plus vocation à survivre au moment présent.
Une simple mise en regard des écrits historiques et
des écrits phénoménologiques de Patoëka permet de
voir à quel point ces deux lignes d’analyse se recoupent
et s’éclairent mutuellement. La radicalisation du mou-
vement d’enracinement va ainsi coïncider avec le pathos
nationaliste. C’est en effet l’ appartenance communau—
taire qui s’y détache comme le cr1tère fondamental
de l’existence. Le particularisme, dont Patocka se
démarque, reprend ce cr1tère à son compte uis ue la
communauté lui apparaît «fondée sur lès florces
humaines organiques qui déterminent les destinées his-
toriques des différentes collectivités ». Ici et là prédo-
mine la chaleur protectrice de la Gemeinschaft — ou de
ses reconstructions 1mag1naires — tandis ue l’individu
y est occupé par le souc1 de persévérer dans son être.
Pour le nationalisme linguistique, note Patocka, il n’y
a « pas de sens à faîre une distinction de principe entre
la nat1on et la souche ethnique,» l’essentiel étant de
préserver « la spécificité de son génie », conçue comme
une donnée naturelle]. Le drame survient ainsi quand
les circonstances historiques produisent des idéologues
disposés à convertir cette première dimension de
l’ ex1stence en programme politique. Témoin consterné
de ce naufrage, Patocka 1ra Jusqu à voir dans le repli
articulariste la tragédie même de toute l’histoire de
aBohême. Celle- c1, dit- il, « a eu de la grandeur aussi
i longtemps qu elle a trouvé l’occasion de mettre sa ar—
._ ticularité au service d’ une mission universelle [.. .] e le a
" été grande aussi longtemps que sa tchéquité est demeu—
rée athématique. La nation tchèque moderne, dont le
programme est expressément national, succombe a la
petitesse pour les raisons que nous venons d’évoquer » 2.
r" Patocka appliquera le même rocédé analo 1que à la
sphère du travail dans laquelle l; totalité préaîable dis-
paraît é alement, cette fois occultée par le déploiement
ositif e l’action. De ce point de vue, la Vie soum1se à
rinertie (ou a l’exaltation idéologique) du local comme
celle soumise à la raison instrumentale ou au somnam—
bulisme de la civilisation mondiale se trouvent logées a
114
voque: « On n’est pas tchèque ou hongrois du seul fait
d’être né dans tel ou tel milieu et d’en avorr reçu une
langue. La nation comme d’autres choses importantes,
précise-t—il, est l’objet d’un chol. » Mais 1l évoque
aussi, à cet égard, une certaine maniere de se rapporter
au passé par «la négation et la conservation ». On lpeut
interpréter ce propos de la manière suwante: la cu ture
démocrati ue serait sans objet à moins de viser une
auto-transf’ormation des identités. En cela, son mouve—
ment propre n’est ni de pure rupture (éradication du
passé), ni de pure conservation (un rapport naturel à
l’identité, englué dans l’évidence), mais de « transcen-
dance» ou encore d’examen critique. Une telle repré—
sentation de l’universalité, comme advenant en vertu
et dans le mouvement même par lequel l’individu pro-
blématise ses enracinements divers — et peut dès lors se
placer face à la totalité du monde — ne saurait s’accom—
moder d’un cadre où l’allégeance citoyenne demeure—
rait séparée de l’appartenance culturelle. Si le politique
est le lieu privilégié d’une rupture avec le donné, cela
signifie donc que le déjà—donné, loin d’être préjudi—
ciable à la liberté, en constitue au contraire le néces—
saire préalable.
L’idée selon laquelle seul un monde ordonné à un
passé peut être habité par une visée d’universalité s’en-
tend enfin, chez Patoëka, selon une ligne argumen—
tative étroitement corrélée à la thématique de la
finitude. On reconnaît là un des thèmes obsédants de
la littérature dissidente — celui des traces, de l’anecdote,
de la mémoire enfouie qui refuse de passer, de l’ancien
qui continue obstinément de s’infiltrer dans le nou—
veau, s’écartant ainsi du « schéma ». Il n’est pas de vie
capable de préserver sa dimension humaine, ne cessera
d’insister Patoèka, qui ne se laisse pénétrer par la pen—
sée, normativement assumée, que tout ne dépend pas
de nous pour être simplement livré à notre arbitraire.
Et qu’il en va ainsi, en premier lieu, des hommes mais
aussi du monde qui nous entoure. Autrement dit: c’est
115
dans la mesurgwoù—laucommunantéaggfiœ les traces
vivañt‘éswd’une culture etnd’une hist01re qïÏΑ e-
." r ’ÎMEM—bn séjour umain.
idéalementfimet, qui nieracoî'teîäi‘tnpl'u’s’iien n’aurait
par là même plus rien d’humain. Ce serait un « monde
planétaire», où la maison ne serait qu’un bien de
consommation, la langue un moyen de communication
fonctionnel, la ville un lieu topographique. C’est parce
qu’il existe de telles traces, parce que le passé survit
dans le présent, témoignant par là que la vie possède
un côté nocturne et opaque qu’on ne peut dissoudre
par décret, qu’il peut paradoxalement nous apparaître
que nous ne sommes pas tout à fait chez nous dans le
monde ni transparents à nous—mêmes. Bref, que le
monde peut nous advenir dans son mystère essentiel et
notre situation dans sa détresse la plus fondamentale.
Par contraste, la mobilité permanente ne dépayse
jamais. En rendant l’homme étranger à sa propre étran-
geté, elle engendre au mieux le plus navrant confor—
misme, au pis la violence du «Tout est permis»:
« L’homme habite uniquement parce qu’il n’est pas
chez lui dans le monde [...] dans lequel et pour lequel
il a, pour cette raison même, une mission ancrée dans
de profonds passés qui ne seront point passés aussi
longtemps qu’ils demeureront vivants en lui — tout
cela est écli sé par la mobilité moderne» 1, remarque
Patoëka à l’encontre d’un cosmopolitisme dévoyé
en utopie planétaire. Pour la première fois à notre
é oque, et à une échelle aussi dévastatrice, observe-t-il,
l’ omme est devenu un être universel au sens où il se
comprend comme un être planétaire tel qu’il n’y a
presque rien dont il ne puisse passer commande.
La nation civique trouve ainsi sa place, dans la en—
sée de Patoéka, comme épreuve de notre responsa lité
pour le monde. Cette responsabilité s’adosse ici à la
reconnaissance d’une constellation historico—géogra-
phique ou d’une culture qui ne fait pas l’objet d’une
auto—donation mais qui néanmoins nous engage, dont
nous portons en ce sens la responsabilité, que nous le
116
voulions ou non. C’est ainsi qu’après avoir défini la
nation comme un choix —— soit, dans la continuité de
Renan, comme un «plébiscite de tous les jours » —,
Patoëka ajoute aussitôt: «Cela ne veut pas dire que
j’aurais devant moi plusieurs p0551b111tés entre les—
quelles j’aurais à choisir. » La nation, observe-t—il, «.c’est
quelque chose qui nous eSt nahegelegt, comme disent
les Allemands, mais qu’il nous faut accomplir et dont il
nous faut répondre. Chacun de nous doit résoudre
cette question pour soi. [...] La structure de la Vle
humaine est telle que nous en répondons, bien qu’elle
ne soit pas quelque chose que nous nous donnons à
nous—mêmes. Cela vaut à plus forte raison pour la
question nationale, car il s’agit d’un héritage qui n’existe
que par là que nous nous en réclamons, ou que nous
n’en faisons rien » 1.
En toute cohérence, la position de Patocka sur la
question nationale s’éclaire ainsi à partir de la centralité
que revêt dans son ceuvre le thème de la finitude, étroi—
tement corrélé, on l’a vu, au problème de l’universel.
Cette corrélation, rappelons-le, se laisse décomposer
en trois thèses. Première thèse: le règne du «jour », de
l’objectivation réifiante appartient à la volonté de dis-
simuler qu’il y ait quoi que ce soit qui excède les pos—
sibilités de l’homme ou qui puisse imposer une limite
à son infinitude. Deuxième thèse: ce règne est ce qu’il
s’agit de subvertir pour peu que l’homme veuille encore
reconnaître sa situation authentique (prendre soin de
sa relation au tout du monde) ou se dresser contre
l’oppression planifiée et l’indifférence de l’homme
pour l’homme. Il s’ensuit que ce souci d’authenticité
ou cette révolte ne peuvent advenir que dans l’épreuve
des limites. L’homme, suggère Patoëka, n’accède pas à
l’universel dans le mouvement par lequel il s’efforce—
rait de venir à bout de tout ce qui le particularise, mais,
au contraire, « en subissant la fascination des limites
qui enserrent sa vie. Il est contraint d’affronter ces
limites pour autant qu’il aspire à la vérité » 2.
117
Or l’appartenance nationale constitue, à sa manière,
une épreuve de ce genre. Ce qui s’y révèle à l’individu,
c’est bien l’expérience qu’il n’est pas à l’origine de lui—
même mais toujours-déjà affecté ar un ensemble de
déterminations qui ne sont pas dje son fait. «“On a
décidé” de nous avant que nous ne nous “soyons déci-
dés” » 1, dit encore Patoëka. Il y a bien là une limite
indépassable. Comme telle, sa reconnaissance présup-
pose néanmoins un cadre politique démocratique.
Pour devenir manifeste, cette « décision » originaire
requiert en effet une distanciation à même d’ouvrir
à son tour sur une re—décision. À chacun, précise
Patoëka — et cette précision est de taille — de choisir s’il
entend s’en réclamer, s’en démarquer ou n’en rien
faire. Reste que seule la vie qui se ressaisit contre sa
prétention démesurée à reposer en son propre fonde-
ment et, de là, à s’éri er en maître absolu des hommes
et des choses, peut faire retour sur soi et interroger
— avant de disposer.
Cette limite qui émerge dans l’épreuve assumée de
la limitation n’a donc rien d’enfermant: elle est au
contraire au principe d’une universalité réelle. Car c’est
aradoxalement dans la mesure où l’homme assume sa
limite interne — «le monde qui vit en nous >> 'mais qui
n’a pas été voulu par nous — qu’il peut aller « à l’en—
contre de la tendance spontanée de la nature humaine
à s’enclore sur soi» 2. Qu’il eut ar conséquent s’ou-
vrir à autrui. L’expérience e la l’initude — universelle
par excellence, étant par chaque homme également par—
tageable, en tout temps et en tout lieu — est du même
coup dotée d’une puissance universalisante spécifique.
Elle seule, aux yeux de Patocka, peut faire advenir une
humanité capable de surmonter ses divisions en vertu
d’une commune disponibilité à se laisser interpeller par
sa liberté. L’idée selon laquelle l’universalité ainsi com—
prise ne saurait entrer en conflit avec l’extrême diver-
sité des cultures, Patoëka l’exprime par cette phrase:
« Ce dont il y va dans l’histoire, ce n’est pas ce qui peut
118
être renversé ou simplement ébranlé, mais l’ouverture
à ce quz ebmnlel. » Soit 1’ ouverture au mystère de
1’ etre comme fondement du bien commun.
La notion d’humanité universelle ou la perspective
d’une entente entre les nations seraient ain51 à conce—
voir, chez Patocka, non pas sur un mode objectiviste
ou naturaliste, comme co—participation à un même
«dehors», mais au sens, profond et original, d’une
continuité intérieure telle que l’autre cesse d’être un
étranger dès lors que le destin que l’on partage avec lui
est, dit-il, celui « d’une victoire commune sur l’ egocen-
tricité qui se dessaisit de soi» 2. Seuls les éveillés ont un
monde commun, les endormis vivent chacun dans leur
monde, disait déjà Héraclite (frag. [101]), sous le signe
duquel semble’ s inscrire, sur ce point aussi, la réflexion
de Patocka.
119
de sa mission. Par là cependant, il a renoncé en même
temps à lui—même, à sa position spécifique dans l uni-
vers, position qui consiste en ce que, seul parmi les
créatures vivantes que nous connaissons, il se rapporte
à l’ etre, il est ce rapport » 1.
Ouvrages et recueils
Le Monde naturel comme problème philosophique, La
Haye, M. Nijhoff, coll. « Phaenomenologica », n° 68, 1976.
Essais hérétiques sur la philoso hie de l’histoire,
Lagrasse, Verdier, 1981 (avec une pré ace de Paul Ricoeur
et une postface de Roman Jacobson).
Platon et l’Europe (séminaire privé du semestre d’été
1973), Lagrasse, Verdier, coll. « La nuit surveillée », 1983.
La Crise du sens, tomes I et II, Bruxelles, Ousia, 1985—
1986. L’ouvrage comporte une importante bibliographie
des travaux de Patoëka ainsi qu’une longue postface
d’Henri Declèves.
Le Monde naturel et le mouvement de l’existence
humaine, Dorbrecht, Kluwer, coll. « Phaenomenologica »,
n° 110, 1988.
Qu’est—ce que la phénoménologie .9, Grenoble, Jérôme
Millon, coll. « Krisis », 1990.
L’Ecrivain, son « ohjet », Paris, POL, 1990.
L’Art et le Temps, Paris,’POL, 1990.
Liherté et Sacrifice. Ecrits politiques, Grenoble,
J. Millon, coll. « Krisis », 1990.
L’Idée de l’Europe en Bohème, Grenoble, J. Millon,
1991.
Introduction à la phénoménologie de Husserl, Grenoble,
J. Millon, coll. « Krisis », 1992.
Papiers phénoménologiques, Grenoble, J. Millon, coll.
« Krisis », 1995.
121
Hors recueils
Commentaire de « Réponses et questions sur l’histoire
et la politique » : entretien de Heidegger avec Der Spiegel
(trad. du tchèque par Claude Clément), le Messager
européen, n° 1, Paris, POL, 1987, pp. 13—72. ,
Préface à Jaroslav Durich, l’Arc de Dieu, Paris, Éditions
Souffles, 1988.
«J. G. Herder et sa philosophie de l’humanité», dans
Lumières et romantisme, Annales de l’Institut de philo-
50phie de l’Université de Bruxelles, Paris, Vrin, 1989,
pp.17—26.
« Lettres à Robert Campbell », les Temps modernes,
Paris, septembre 1992.
« Le Criton », les Temps modernes, mai-juin 1998 (trad.
par P. Merlier et Y. Boisselet).
Introduction .............................
Jalons biographiques d’un itinéraire intellectuel . .
L’expérience centre—européenne ou les équ1voques
de la modernité .......................... 18
Une pensée qui dérange .................... 22
123
IV. L’actualité post-communiste de la pensée
dissidente ............................
Une issue à la dialectique négative du mondial
et du local ..............................
Repenser notre rapport aux Lumières
et au romantisme ........................
Le paradis de l’universel et l’enfer de la différence
basculés du même côté ....................
Titres parus
dans la même collectlon
Imprimé en France
Dépôt légal: octobre 1998
N° d’édition: 70
N° d’impression: 3139
L’opposition démocratique est- valorisation de l’exigence
européenne des années 1970—1980 démocratique qui ne repose pas,
a-t-—elle, aujourd’hui encore, quelque pour autant, sur la promotion
chose à nous dite? Oui, plaide cet de la subjectivité autonome
essai qui se veut une introduction et autofondattice. Renouer avec
à l’oeuvre et à l’engagement l’héritage européen, viennent nous
du philosophe tchèque jan Patocka rappeler les opposants de Prague,
(1907—1977), disciple de Husserl de Budapesr, de Varsovie, c’est
et premier porte—parole, avec d’abord penser et agir depuis notre.
Vaclav Havel, de la Charte 77 capacité à nous arracher au
pour les droits et les liberté,c quotidien, à son impersonnalité
civiques. Car si la fin tragique et à son absence de scrupules, donc
(le Patocka, survenue à la suite d’un aussi à partir de notre affrontement
long interrogatoire policier, en fait a la finitude. De l’éclipse de cette
un martyr de la dissidence, faculté, comprise comme essence
le philosophe s’impose aussi, même de la liberté, pourraient bien
à notre époque, comme procéder les tendances les plus
un des penseurs les plus implacables inquiétantes qui travaillent nos
de la crise où la civilisation sociétés modernes : le radicali'--:
technicienne précipite la démocratie toralitaire, mais aussi la dilution
au XXC siècle. D’où son actualité. du sens dans le fonctionnel,
La pensée dissidente apporte la son 'nission de la loi aux appareils
un démenti radical à l’idée selon bureaucratiques, la réduction de la
laquelle toute critique légitimité à la légalité et de la
de la modernité finirait par échouer responsabilité à l’utilité.
dans la tentation antidémocratique
et le rejet des droits de l’homme. Docteur en philosophe. Ales ’Iflfl’fl'
À rebours de l’esprit du temps [dignel-Inwrtine art (benne/11' (2 Nadir/{I
qui nous somme de choisit entre de relations internationale; Cf i‘li'zzre’gir/I/ar
philosophie du sujet et barbarie, (I. R. 1.5. ). Elle art l’aurez/1' 6/47
l’originalité de Patoéka tient Nationalisme et PhilOSOphie : le
à ce qu’il donne à penser une paradoxe roumain (1098).
gant-1,.-
N—
[v—
__\—
C0—
b—
; a 860708
98-X 941484-8 ISBN 2-84136-070-1 ISSN 1269-8563 59E