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Introduction
L'(in)achèvement de l'hospitalité
https://esprit.presse.fr/article/etienne-balibar/le-fantasme-du-corps-etranger-entretien-avec-
etienne-balibar-41611
par
Etienne Balibar
Il est incontournable de prendre pour point de référence ce qui se passe, ce qui ne se passe pas et
ce qui pourrait se passer en Europe. Certains sont plus engagés que d’autres dans la solidarité avec
les migrants – peut-être faut-il dire les « exilés » –, individuellement ou par l’intermédiaire d’une
association, mais, en tant que citoyen européen, je pense que la question des migrants est une
interpellation à laquelle il est impossible de se soustraire.
S’il y a quelque chose de nouveau, en comparaison avec les grèves de la faim des occupants de
l’église Saint-Bernard en 1996, c’est l’européanisation – même si elle est manquée et si l’échelle
locale demeure. Dans la perception que nous en avions et qu’en avaient les sans-papiers eux-
mêmes, les interlocuteurs étaient l’État français et la société. Aujourd’hui, c’est aussi,
immédiatement et visiblement, l’Europe. Le conflit, le blocage voire l’obscénité à Calais tiennent
au fait que la France et l’Angleterre, tout en se renvoyant périodiquement la responsabilité, sont
en fait les acteurs conjoints d’un dysfonctionnement complet des structures administratives et
politiques de régulation de la mobilité. Sur le plan de l’éthique et de la politique, il existe des
aspects criminels, en tout cas de la violence et de l’oppression, qui vont de pair avec l’aggravation
interminable des drames de traversée. Ces derniers sont les conséquences des interventions
françaises et européennes de l’autre côté de la Méditerranée – en Libye par exemple – et
affectent à leur tour la politique européenne et les opinions publiques. La chancelière allemande a
pris une décision unilatérale pour faire face à la crise des réfugiés syriens en particulier, que je
trouve juste, laquelle a été immédiatement suivie de la part de tous les gouvernements européens
(dont français), sous des formes à chaque fois différentes, d’une fin de non-recevoir, qui à son tour
a entraîné la mise en difficulté de la politique allemande et la dégradation massive de la gestion
européenne du problème. Sans oublier le cadre national, la référence européenne est devenue
absolument incontournable.
On doit caractériser la situation dans la zone euro-méditerranéenne, ou sur cette frontière géo-
économique, géoculturelle et géopolitique dont nous occupons un des bords, alors que les
migrants et les réfugiés viennent, pour une partie importante d’entre eux, de la rive sud. En outre,
la planète entre dans une phase nouvelle de son histoire, qui entraîne une mutation du régime des
déplacements, de plus en plus brutal. Cela impose des contraintes matérielles très fortes à la
politique. Le capitalisme postcolonial n’a plus la même « loi de population » que le capitalisme des
périodes antérieures. Cela implique des questions relatives à l’emploi, aux inégalités, à la
démographie, aux déplacements de population qui ne sont pas le produit d’une stratégie, mais qui
viennent remplir différentes fonctions ou mettre en échec des structures de socialisation.
Vous évoquez « l’aspect criminel » de ce qui se passe à Calais : comment distinguer ce qui est
éthique et ce qui est politique ?
protection des personnes en danger de mort. L’hospitalité est ainsi un opérateur d’interaction
permanente entre l’éthique et le politique. Affronter le problème de l’hospitalité (gestion de
populations, dispositions prises par l’État ou imposées à l’État, transformation des cadres
juridiques de la mobilité des personnes) implique que le politique intériorise un impératif éthique
et, par voie de conséquence, repose de façon massive et urgente toutes les questions de conflits
de valeurs dans le champ politique. Au nom de quelles valeurs certains se refusent-ils à cet
impératif ? Que faut-il penser de ces valeurs ? Le nationalisme en est une – Marine Le Pen
déclarant que son premier devoir est de protéger « l’identité » de la communauté nationale à
laquelle elle appartient.
En m’appropriant ce que Derrida a écrit, j’ai fait un exposé sur ce que j’ai appelé « d’un Autre,
l’autre ». L’éthique se définit fondamentalement par une certaine responsabilité inconditionnelle.
Écrire « tout autre est tout autre [2] » est une façon de refuser que le bon Dieu entre dans la
danse, que l’étranger soit non seulement la figure du prochain, mais le visage d’une interpellation
transcendante. Je me suis employé à montrer que l’autre, envers qui nous faisons l’expérience
d’une responsabilité éthique infinie ou inconditionnelle, n’est pas à définir ou à percevoir comme
le visage de Dieu, mais toujours dans les termes d’une situation politique déterminée. C’est l’autre
de la différence sexuelle, l’animal ou l’étranger chez Derrida. Lorsqu’on se pose la question
éthique de l’accueil de l’autre en tant qu’étranger, c’est toujours une situation politique concrète
qu’on affronte. Nous touchons là non pas la confusion, mais le caractère inséparable des
problèmes éthiques et politiques.
Kant a mis au cœur du droit cosmopolitique la seule et unique injonction de l’hospitalité, et cela
dans des termes d’une brûlante actualité. Dire que le cœur de la chose consiste à ne pas traiter
l’étranger en ennemi résonne particulièrement aujourd’hui, avec le néoréalisme européen qui se
cristallise à l’échelle du continent comme une idéologie néofasciste. Je me déclare kantien en la
matière[3]. Mais le droit cosmopolitique et l’hospitalité sont totalement impurs. Le moment de
l’Übergang, le passage d’un modèle transcendantal à un autre, l’échangeur du droit dans la
moralité et de la moralité dans le droit, est toujours le plus intéressant : Kant a su décrire quelque
chose qui ne serait ni de la moralité pure, ni de la politique au sens pratique du terme. Pour
progresser à partir de là, il faut remettre en question le formalisme métajuridique dont Kant s’est
servi et installer le droit cosmopolitique entre le droit politique et la moralité universelle.
Kant pense l’hospitalité dans le cadre d’un contrat entre républiques, mais cela ne pourrait pas
fonctionner aujourd’hui, comme on le voit avec l’expulsion des exilés du Soudan…
Il faut rattacher les aspects limitatifs du dispositif kantien à un certain contexte : Kant est
anticolonialiste et se demande à quel titre les Européens vont se promener chez les autres. Le
problème est posé en termes de circulation (des biens et des personnes). Par ce biais, Kant définit
l’hospitalité comme un droit de visite seulement, ce qui est l’une des limitations les plus sévères
de son dispositif, qui a un aspect philistin. Si l’étranger vient comme visiteur, le dispositif
fonctionne, mais s’il vient pour s’installer, il ne fonctionne plus. Kant ne met pas cela en question
parce qu’il a entériné une définition contractualiste de l’État.
Par ailleurs, justement parce que le droit cosmopolitique n’est pas du ressort de la politique
intérieure et de la souveraineté des États, Kant a renoncé, après la Révolution française, à une
autorité politique mondiale qui pourrait imposer aux États des ordres venus d’en haut, comme
dans une monarchie universelle. Il faut alors que les États prennent, entre eux, par un commun
accord, la résolution de se soumettre, tous ensemble ou les uns par rapport aux autres, à une
obligation universelle et humanitaire qui restreint leur souveraineté. De même que, chez Hobbes,
le Léviathan se construit par une décision des individus qui se mettent d’accord pour se remettre à
l’autorité d’un souverain qui n’aura aucun compte à leur rendre, de même, chez Kant, les États
reconnaissent une obligation qui ne relève pas du caractère étatique.
Dans le contexte de l’élection du Front national à Dreux en 1983, j’ai pu affirmer que nous
sommes revenus à un racisme pur et simple, et non pas à un néo-racisme[4]. Ma rencontre avec
Immanuel Wallerstein, un marxiste altermondialiste, dont la représentation de l’histoire du
capitalisme était centrée non pas sur le rapport de classe, mais sur les rapports de domination
géographique, a beaucoup joué dans l’élaboration de cette idée. Des auteurs anglo-saxons,
comme la Sud-Africaine Norma R. A. Romm[5] ou les disciples caribéens de Stuart Hall qui ont
étudié les hybridations et conflictualités raciales[6], sont venus converger avec des auteurs
français, comme Pierre-André Taguieff ou Colette Guillaumin, qui ont interrogé la transformation
du discours raciste[7]. Le racisme se perpétue en effet par-delà les réfutations dont il a fait l’objet
après la la Seconde Guerre mondiale en changeant de discours : la différence culturelle passe
devant la différence biologique. Véronique de Rudder a fait un formidable travail sur le statut
d’immigré dans la population française[8]. Gérard Noiriel a comparé systématiquement ce qui se
passe avec les Algériens et les Noirs et ce qui s’était passé avec les Italiens, les Polonais et les
Espagnols en expliquant que les manifestations de racisme avaient été tout aussi violentes avec
ces « bons catholiques », remettant en question ladite incompatibilité culturelle[9]. Le nom
d’« immigré » est devenu une insulte, un stigmat, dans une fuite métonymique : « “immigré”
désigne le nom de la race ». Le schème généalogique d’une qualité ou d’une caractéristique
héréditaire qui sert à opérer des discriminations m’avait beaucoup frappé à l’époque de la Marche
des Beurs : des citoyens français de la deuxième ou troisième génération étaient toujours
caractérisés comme « immigrés », comme si la qualité d’être immigré s’héritait de façon
généalogique. Cela reproduit une ségrégation qui n’est pas l’apartheid, mais qui constitue une
rupture significative par rapport au principe de l’universalisme républicain. Il y a peut-être des
communautarismes du côté des populations discriminées, d’origine étrangère, avec des
marqueurs culturels et religieux particuliers, mais il y a d’abord un extraordinaire
communautarisme, voire un racisme d’État et de société, qui consiste à assigner des personnes à
une communauté.
Il faut essayer de caractériser le nouveau rapport que la question de la migration entretient avec la
formation discursive que nous appelons « racisme ». Dans Race, nation, classe, j’avais défendu
l’idée que le racisme est un supplément ou un excès du nationalisme. Le racisme est un système
de représentations essentialisantes et communautaires sans lequel l’unité, l’indivisibilité, la
cohérence organique de la communauté nationale ne parviendrait pas à s’imposer à ses propres
défenseurs. Je voyais alors les choses dans un rapport historique et symbolique presque exclusif
avec le problème de l’identité nationale. Aujourd’hui, on y est en plein plus que jamais : les
racistes ne font que réaffirmer la valeur de « l’identité nationale ». Mais je commence à avoir des
doutes et j’en discute avec des intellectuels issus de la colonisation. Souad Lamrani, une jeune
philosophe qui travaille sur la frontière, reproche à mon idée d’« excès intérieur » de promouvoir
la nation : elle considère que toute idée de nation, tout nationalisme est fondamentalement
raciste, sans besoin de supplément. Quand je lui rappelle la lutte de libération nationale
algérienne, elle me répond que le vers était dans le fruit : le nationalisme algérien, me dit-elle,
était d’emblée sexiste, raciste, anti-Kabyle…
« Migrant » n’est pas la même chose qu’« immigré ». Tout est très embrouillé. Pourquoi les gens
sont-ils racistes ? Quels sont les mécanismes ? Quelles sont les peurs ? Il faut les identifier et les
comprendre. La peur, c’est que les gens s’installent : c’est le fantasme du corps étranger, dont la
définition est toujours arbitraire. Dans les discussions sur l’antisémitisme, par exemple, je résiste à
l’idée que les juifs sont la cible de l’antisémitisme, mais que cela pourrait être n’importe qui
d’autre. Il y a tout de même derrière une histoire et même une théologie. Il reste vrai que la
construction idéologique de l’ennemi intérieur, du corps étranger, du virus, toute la fantasmatique
de l’immunité qui est l’autre face du schème généalogique, s’élabore autour de la peur,
éventuellement fabriquée, toujours manipulée, que les gens s’installent. Aujourd’hui, le seuil
d’effroi est remonté d’un cran : la peur n’est plus qu’ils s’installent, mais tout simplement qu’ils
arrivent, qu’ils soient là – malgré leur petit nombre, leur cantonnement dans des quartiers… On
est passé du statique au dynamique : le danger, ce n’est plus l’immigré, mais le migrant.
Est-ce parce que le migrant n’est plus doté d’un attribut social lié au travail, d’être devenu trans-
classe ? Les migrants peuvent-ils se réapproprier le terme de « migrants » comme les Beurs se sont
réapproprié le terme au moment de la Marche des Beurs ?
La fierté attachée au nom a plusieurs couches, mais elle est en effet fortement liée à la question
du travail. L’honneur professionnel des travailleurs est un ressort très ancien et permanent des
revendications d’égalité et de citoyenneté. Avec le néolibéralisme thatchérien – et le président
Macron se prépare à être le Thatcher français –, il ne s’agissait pas simplement de recréer de
l’insécurité, de dévaloriser les salaires et de casser la résistance des syndicats, il s’agissait de briser
une certaine fierté de classe. Les films de Ken Loach ne parlent que de ça. La classe ouvrière
traditionnelle est animée par un ressentiment monstrueux qui provient du fait que la condition de
travailleur n’est plus reconnue comme une composante du destin national. Les immigrés ont des
revendications liées au travail, mais aussi à l’élément postcolonial, qui n’est pas la revanche, ni la
demande de réparation : ils demandent d’être traités avec dignité, et non comme des indigènes.
Le racisme européen d’aujourd’hui est massivement nationaliste. Mais on revient également à des
choses antérieures : le discours de « l’identité menacée », mais aussi celui de « la race en péril ».
Autrement dit, l’enjeu principal, c’est les frontières : le livre de Wendy Brown sur les murs se
termine avec un passage psychanalytico-féministe sur le fantasme de la pénétration du corps
étranger[10]. Mais l’accent s’est un peu déplacé : le fantasme du corps étranger est celui de
l’immunité, selon une métaphore pseudo-biologique, il y a l’idée que nous sommes un corps sain
et qu’il faut faire attention à ce que des germes de décomposition ne s’introduisent pas. Avec la
frontière, il y a une panique de l’ouverture, du « corps sans organe » comme disait Deleuze, de la
disparition des limites du « nous », de l’individu collectif. Nous vivons dans la panique des flux : les
capitaux circulent, les emplois foutent le camp, les migrants et les réfugiés affluent ; tout ce qui
devrait rester à l’intérieur s’enfuit et tout ce qui devrait rester à l’extérieur entre sans obstacle…
Quand vous dites que les alliances redessinent des possibles politiques, que penser de la
criminalisation du migrant, mais aussi de celui qui lui vient en aide ?
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[3] - Étienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La
Découverte, 2001.
[4] - E. Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës [1988], trad.
par Soliman Lotfallah, Paris, La Découverte, 2007.
[5] - Norma R. A. Romm, New Racism : Revisiting Researcher Accountabilities, New York, Springer,
2010.
[6] - Voir David Morley et Kuan-Hsing Chen (sous la dir. de), Stuart Hall: Critical Dialogues in
Cultural Studies, New York, Routledge, 1996.
[7] - Voir Pierre-André Taguieff, la Force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La
Découverte, 1988 et Colette Guillaumin, l’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel [1972], Paris,
-Gallimard, 2002.
[9] - Gérard Noiriel, le Creuset français. Histoire de l’immigration (xixe-xixe siècle) [1988], Paris,
Seuil, coll. « Points-histoire », 1992.
[10] - Wendy Brown, Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, trad.
par Nicolas Vieillescazes, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009.
[11] - Voir Sandro Mezzadra et Brett Neilson, Border as Method, or the Multiplication of Labor,
Durham, Duke University Press, 2013.
[14] - Hannah Arendt, les Origines du totalitarisme [1951], t. ii : l’Impérialisme, trad. par Martine
Leiris et Hélène Frappat, Paris, Seuil, 2006.
Etienne Balibar
Assistons-nous au triomphe de la xénophobie ? Les exilés ne sont plus les bienvenus dans notre
monde de murs et de camps. Pourtant, certains font preuve de courage et organisent une contre-
politique hospitalière. Ce dossier estival, coordonné par Fabienne Brugère et Guillaume le Blanc,
invite à ouvrir le secours humanitaire sur un accueil institutionnel digne et une appartenance
citoyenne réinventée.