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Revista EspritLe courage de l'hospitalité.

Introduction

L'(in)achèvement de l'hospitalité

https://esprit.presse.fr/article/etienne-balibar/le-fantasme-du-corps-etranger-entretien-avec-
etienne-balibar-41611

Le fantasme du corps étranger. Entretien avec Etienne Balibar

par

Etienne Balibar

Propos recueillis par Fabienne Brugère

et Guillaume le Blanc le 5 mars 2018

La crise de l’hospitalité européenne est-elle liée au réarmement des souverainetés nationales et à


l’effacement de l’Europe ?

Il est incontournable de prendre pour point de référence ce qui se passe, ce qui ne se passe pas et
ce qui pourrait se passer en Europe. Certains sont plus engagés que d’autres dans la solidarité avec
les migrants – peut-être faut-il dire les « exilés » –, individuellement ou par l’intermédiaire d’une
association, mais, en tant que citoyen européen, je pense que la question des migrants est une
interpellation à laquelle il est impossible de se soustraire.

S’il y a quelque chose de nouveau, en comparaison avec les grèves de la faim des occupants de
l’église Saint-Bernard en 1996, c’est l’européanisation – même si elle est manquée et si l’échelle
locale demeure. Dans la perception que nous en avions et qu’en avaient les sans-papiers eux-
mêmes, les interlocuteurs étaient l’État français et la société. Aujourd’hui, c’est aussi,
immédiatement et visiblement, l’Europe. Le conflit, le blocage voire l’obscénité à Calais tiennent
au fait que la France et l’Angleterre, tout en se renvoyant périodiquement la responsabilité, sont
en fait les acteurs conjoints d’un dysfonctionnement complet des structures administratives et
politiques de régulation de la mobilité. Sur le plan de l’éthique et de la politique, il existe des
aspects criminels, en tout cas de la violence et de l’oppression, qui vont de pair avec l’aggravation
interminable des drames de traversée. Ces derniers sont les conséquences des interventions
françaises et européennes de l’autre côté de la Méditerranée – en Libye par exemple – et
affectent à leur tour la politique européenne et les opinions publiques. La chancelière allemande a
pris une décision unilatérale pour faire face à la crise des réfugiés syriens en particulier, que je
trouve juste, laquelle a été immédiatement suivie de la part de tous les gouvernements européens
(dont français), sous des formes à chaque fois différentes, d’une fin de non-recevoir, qui à son tour
a entraîné la mise en difficulté de la politique allemande et la dégradation massive de la gestion
européenne du problème. Sans oublier le cadre national, la référence européenne est devenue
absolument incontournable.

On doit caractériser la situation dans la zone euro-méditerranéenne, ou sur cette frontière géo-
économique, géoculturelle et géopolitique dont nous occupons un des bords, alors que les
migrants et les réfugiés viennent, pour une partie importante d’entre eux, de la rive sud. En outre,
la planète entre dans une phase nouvelle de son histoire, qui entraîne une mutation du régime des
déplacements, de plus en plus brutal. Cela impose des contraintes matérielles très fortes à la
politique. Le capitalisme postcolonial n’a plus la même « loi de population » que le capitalisme des
périodes antérieures. Cela implique des questions relatives à l’emploi, aux inégalités, à la
démographie, aux déplacements de population qui ne sont pas le produit d’une stratégie, mais qui
viennent remplir différentes fonctions ou mettre en échec des structures de socialisation.

Vous évoquez « l’aspect criminel » de ce qui se passe à Calais : comment distinguer ce qui est
éthique et ce qui est politique ?

Il faut repartir de la catégorie de l’hospitalité, qui a l’immense avantage d’être indécidable du


point de vue de ce choix entre éthique et politique. Tout d’abord, on ne peut répartir l’éthique et
le politique de façon mécanique en mettant la subjectivité du côté de l’éthique et la matérialité du
côté du politique. L’hospitalité comporte à la fois une face subjective et une face objective. On
parle d’hospitalité depuis les temps les plus anciens dans le cas de « l’accueil de l’étranger », que
ce soit un individu ou un groupe[1]. Du point de vue objectif, on se demande : comment l’étranger
qui arrive – qui n’est pas résident d’un oikos particulier, qui n’est pas à demeure, qui n’est pas
dans un lieu – est-il reçu ? Par qui et dans quelles conditions ? Il y a des institutions pour cela. Mais
il est frappant que la situation typique soit celle de l’excès ou du débordement d’une situation
normale de déplacement ou d’émigration par des circonstances exceptionnelles, soit du point de
vue de la masse, soit du point de vue de la gravité des causes. On ne peut donc pas se contenter
des règles établies : on est amené à se demander comment faire face à l’imprévu et porter secours
à ceux qu’on n’avait pas inclus à l’avance dans le régime ordinaire de la circulation des personnes.
La face subjective existe parce que l’hospitalité est une disposition ou une vertu, au sens ancien du
terme. Il n’y a pas d’hospitalité sans hospitaliers, soutenus ou non par des associations, des
Églises, des mouvements politiques. Certains individus prennent l’initiative d’ouvrir leur porte ou
d’accueillir chez eux. L’hospitalité recouvre une gamme de situations, de comportements et, le cas
échéant, de risques qui vont de la sortie du train-train quotidien et de l’égoïsme domestique à la

protection des personnes en danger de mort. L’hospitalité est ainsi un opérateur d’inter­action
permanente entre l’éthique et le politique. Affronter le problème de l’hospitalité (gestion de
populations, dispositions prises par l’État ou imposées à l’État, transformation des cadres
juridiques de la mobilité des personnes) implique que le politique intériorise un impératif éthique
et, par voie de conséquence, repose de façon massive et urgente toutes les questions de conflits
de valeurs dans le champ politique. Au nom de quelles valeurs certains se refusent-ils à cet
impératif ? Que faut-il penser de ces valeurs ? Le nationalisme en est une – Marine Le Pen
déclarant que son premier devoir est de protéger « l’identité » de la communauté nationale à
laquelle elle appartient.

En m’appropriant ce que Derrida a écrit, j’ai fait un exposé sur ce que j’ai appelé « d’un Autre,
l’autre ». L’éthique se définit fondamentalement par une certaine responsabilité inconditionnelle.
Écrire « tout autre est tout autre [2] » est une façon de refuser que le bon Dieu entre dans la
danse, que l’étranger soit non seulement la figure du prochain, mais le visage d’une interpellation
transcendante. Je me suis employé à montrer que l’autre, envers qui nous faisons l’expérience
d’une responsabilité éthique infinie ou inconditionnelle, n’est pas à définir ou à percevoir comme
le visage de Dieu, mais toujours dans les termes d’une situation politique déterminée. C’est l’autre
de la différence sexuelle, l’animal ou l’étranger chez Derrida. Lorsqu’on se pose la question
éthique de l’accueil de l’autre en tant qu’étranger, c’est toujours une situation politique concrète
qu’on affronte. Nous touchons là non pas la confusion, mais le caractère inséparable des
problèmes éthiques et politiques.

Kant a mis au cœur du droit cosmopolitique la seule et unique injonction de l’hospitalité, et cela
dans des termes d’une brûlante actualité. Dire que le cœur de la chose consiste à ne pas traiter
l’étranger en ennemi résonne particulièrement aujourd’hui, avec le néoréalisme européen qui se
cristallise à l’échelle du continent comme une idéologie néofasciste. Je me déclare kantien en la
matière[3]. Mais le droit cosmopolitique et l’hospitalité sont totalement impurs. Le moment de
l’Übergang, le passage d’un modèle transcendantal à un autre, l’échangeur du droit dans la
moralité et de la moralité dans le droit, est toujours le plus intéressant : Kant a su décrire quelque
chose qui ne serait ni de la moralité pure, ni de la politique au sens pratique du terme. Pour
progresser à partir de là, il faut remettre en question le formalisme métajuridique dont Kant s’est
servi et installer le droit cosmopolitique entre le droit politique et la moralité universelle.
Kant pense l’hospitalité dans le cadre d’un contrat entre républiques, mais cela ne pourrait pas
fonctionner aujourd’hui, comme on le voit avec l’expulsion des exilés du Soudan…

Il faut rattacher les aspects limitatifs du dispositif kantien à un certain contexte : Kant est
anticolonialiste et se demande à quel titre les Européens vont se promener chez les autres. Le
problème est posé en termes de circulation (des biens et des personnes). Par ce biais, Kant définit
l’hospitalité comme un droit de visite seulement, ce qui est l’une des limitations les plus sévères
de son dispositif, qui a un aspect philistin. Si l’étranger vient comme visiteur, le dispositif
fonctionne, mais s’il vient pour s’installer, il ne fonctionne plus. Kant ne met pas cela en question
parce qu’il a entériné une définition contractualiste de l’État.

Par ailleurs, justement parce que le droit cosmopolitique n’est pas du ressort de la politique
intérieure et de la souveraineté des États, Kant a renoncé, après la Révolution française, à une
autorité politique mondiale qui pourrait imposer aux États des ordres venus d’en haut, comme
dans une monarchie universelle. Il faut alors que les États prennent, entre eux, par un commun
accord, la résolution de se soumettre, tous ensemble ou les uns par rapport aux autres, à une
obligation universelle et humanitaire qui restreint leur souveraineté. De même que, chez Hobbes,
le Léviathan se construit par une décision des individus qui se mettent d’accord pour se remettre à
l’autorité d’un souverain qui n’aura aucun compte à leur rendre, de même, chez Kant, les États
reconnaissent une obligation qui ne relève pas du caractère étatique.

Sommes-nous dans un rapport néo-raciste vis-à-vis du migrant ?

Dans le contexte de l’élection du Front national à Dreux en 1983, j’ai pu affirmer que nous
sommes revenus à un racisme pur et simple, et non pas à un néo-racisme[4]. Ma rencontre avec
Immanuel Wallerstein, un marxiste altermondialiste, dont la représentation de l’histoire du
capitalisme était centrée non pas sur le rapport de classe, mais sur les rapports de domination
géographique, a beaucoup joué dans l’élaboration de cette idée. Des auteurs anglo-saxons,
comme la Sud-Africaine Norma R. A. Romm[5] ou les disciples caribéens de Stuart Hall qui ont
étudié les hybridations et conflictualités raciales[6], sont venus converger avec des auteurs
français, comme Pierre-André Taguieff ou Colette Guillaumin, qui ont interrogé la transformation
du discours raciste[7]. Le racisme se perpétue en effet par-delà les réfutations dont il a fait l’objet
après la la Seconde Guerre mondiale en changeant de discours : la différence culturelle passe
devant la différence biologique. Véronique de Rudder a fait un formidable travail sur le statut
d’immigré dans la population française[8]. Gérard Noiriel a comparé systématiquement ce qui se
passe avec les Algériens et les Noirs et ce qui s’était passé avec les Italiens, les Polonais et les
Espagnols en expliquant que les manifestations de racisme avaient été tout aussi violentes avec
ces « bons catholiques », remettant en question ladite incompatibilité culturelle[9]. Le nom
d’« immigré » est devenu une insulte, un stigmat, dans une fuite métonymique : « “immigré”
désigne le nom de la race ». Le schème généalogique d’une qualité ou d’une caractéristique
héréditaire qui sert à opérer des discriminations m’avait beaucoup frappé à l’époque de la Marche
des Beurs : des citoyens français de la deuxième ou troisième génération étaient toujours
caractérisés comme « immigrés », comme si la qualité d’être immigré s’héritait de façon
généalogique. Cela reproduit une ségrégation qui n’est pas l’apartheid, mais qui constitue une
rupture significative par rapport au principe de l’universalisme républicain. Il y a peut-être des
communautarismes du côté des populations discriminées, d’origine étrangère, avec des
marqueurs culturels et religieux particuliers, mais il y a d’abord un extraordinaire
communautarisme, voire un racisme d’État et de société, qui consiste à assigner des personnes à
une communauté.

Est-ce qu’on peut toujours parler de « racisme d’État » aujourd’hui ?

Il faut essayer de caractériser le nouveau rapport que la question de la migration entretient avec la
formation discursive que nous appelons « racisme ». Dans Race, nation, classe, j’avais défendu
l’idée que le racisme est un supplément ou un excès du nationalisme. Le racisme est un système
de représentations essentialisantes et communautaires sans lequel l’unité, l’indivisibilité, la
cohérence organique de la communauté nationale ne parviendrait pas à s’imposer à ses propres
défenseurs. Je voyais alors les choses dans un rapport historique et symbolique presque exclusif
avec le problème de l’identité nationale. Aujourd’hui, on y est en plein plus que jamais : les
racistes ne font que réaffirmer la valeur de « l’identité nationale ». Mais je commence à avoir des
doutes et j’en discute avec des intellectuels issus de la colonisation. Souad Lamrani, une jeune
philosophe qui travaille sur la frontière, reproche à mon idée d’« excès intérieur » de promouvoir
la nation : elle considère que toute idée de nation, tout nationalisme est fondamentalement
raciste, sans besoin de supplément. Quand je lui rappelle la lutte de libération nationale
algérienne, elle me répond que le vers était dans le fruit : le nationalisme algérien, me dit-elle,
était d’emblée sexiste, raciste, anti-Kabyle…

Y a-t-il un déplacement du vocabulaire de « l’immigré » vers « le migrant » ?

« Migrant » n’est pas la même chose qu’« immigré ». Tout est très embrouillé. Pourquoi les gens
sont-ils racistes ? Quels sont les mécanismes ? Quelles sont les peurs ? Il faut les identifier et les
comprendre. La peur, c’est que les gens s’installent : c’est le fantasme du corps étranger, dont la
définition est toujours arbitraire. Dans les discussions sur l’antisémitisme, par exemple, je résiste à
l’idée que les juifs sont la cible de l’antisémitisme, mais que cela pourrait être n’importe qui
d’autre. Il y a tout de même derrière une histoire et même une théologie. Il reste vrai que la
construction idéologique de l’ennemi intérieur, du corps étranger, du virus, toute la fantasmatique
de l’immunité qui est l’autre face du schème généalogique, s’élabore autour de la peur,
éventuellement fabriquée, toujours manipulée, que les gens s’installent. Aujourd’hui, le seuil
d’effroi est remonté d’un cran : la peur n’est plus qu’ils s’installent, mais tout simplement qu’ils
arrivent, qu’ils soient là – malgré leur petit nombre, leur cantonnement dans des quartiers… On
est passé du statique au dynamique : le danger, ce n’est plus l’immigré, mais le migrant.

Est-ce parce que le migrant n’est plus doté d’un attribut social lié au travail, d’être devenu trans-
classe ? Les migrants peuvent-ils se réapproprier le terme de « migrants » comme les Beurs se sont
réapproprié le terme au moment de la Marche des Beurs ?

La fierté attachée au nom a plusieurs couches, mais elle est en effet fortement liée à la question
du travail. L’honneur professionnel des travailleurs est un ressort très ancien et permanent des
revendications d’égalité et de citoyenneté. Avec le néolibéralisme thatchérien – et le président
Macron se prépare à être le Thatcher français –, il ne s’agissait pas simplement de recréer de
l’insécurité, de dévaloriser les salaires et de casser la résistance des syndicats, il s’agissait de briser
une certaine fierté de classe. Les films de Ken Loach ne parlent que de ça. La classe ouvrière
traditionnelle est animée par un ressentiment monstrueux qui provient du fait que la condition de
travailleur n’est plus reconnue comme une composante du destin national. Les immigrés ont des
revendications liées au travail, mais aussi à l’élément postcolonial, qui n’est pas la revanche, ni la
demande de réparation : ils demandent d’être traités avec dignité, et non comme des indigènes.

Le racisme européen d’aujourd’hui est massivement nationaliste. Mais on revient également à des
choses antérieures : le discours de « l’identité menacée », mais aussi celui de « la race en péril ».
Autrement dit, l’enjeu principal, c’est les frontières : le livre de Wendy Brown sur les murs se
termine avec un passage psychanalytico-féministe sur le fantasme de la pénétration du corps
étranger[10]. Mais l’accent s’est un peu déplacé : le fantasme du corps étranger est celui de
l’immunité, selon une métaphore pseudo-biologique, il y a l’idée que nous sommes un corps sain
et qu’il faut faire attention à ce que des germes de décomposition ne s’introduisent pas. Avec la
frontière, il y a une panique de l’ouverture, du « corps sans organe » comme disait Deleuze, de la
disparition des limites du « nous », de l’individu collectif. Nous vivons dans la panique des flux : les
capitaux circulent, les emplois foutent le camp, les migrants et les réfugiés affluent ; tout ce qui
devrait rester à l’intérieur s’enfuit et tout ce qui devrait rester à l’extérieur entre sans obstacle…

Nous vivons dans la panique des flux.


En 1995, quand le Front national a gagné des municipalités du sud de la France (en particulier
Toulon), Jean Viard et d’autres responsables du rassemblement culturel de Châteauvallon ont
organisé un colloque. J’y ai parlé du « syndrome de l’impuissance du tout-puissant » : les citoyens
ont le sentiment que l’État, ce dieu mortel qui protège le territoire national, est devenu impuissant
parce que les flux, dont les migrations, lui échappent. Selon ce syndrome, non seulement l’État ne
nous protègerait plus des aléas économiques, mais il serait devenu l’instrument de cette
ouverture généralisée des frontières, qui aurait pour conséquence la dissolution de l’identité
nationale. La véritable question est pourtant de savoir comment résister au bouleversement des
conditions économiques et culturelles que produit la mondialisation. Cela n’est certainement pas
en renforçant les frontières et en faisant un Léviathan de papier, mais en créant une collectivité de
citoyens, éventuellement transnationale, qui se ressaisisse d’un certain nombre de leviers
politiques, et pas seulement de l’hospitalité. Pour cela, il faudrait qu’au lieu de foncer têtes
baissées dans les réflexes identitaires, les gens se disent qu’on peut faire de la politique ensemble,
avec les migrants et les réfugiés. Pour cette raison, l’Allemagne m’a donné des espoirs : sa
politique part d’une réaction morale, mais l’effet concret, c’est une action commune à des gens
qui se trouvent non pas d’un seul côté de la barrière géographique et ethnique mais des deux
côtés à la fois. Je ne crois pas à la capacité des migrants d’imposer des décisions par leurs propres
moyens ; il faut que les citoyens européens trouvent un terrain d’entente avec les migrants.

Quand vous dites que les alliances redessinent des possibles politiques, que penser de la
criminalisation du migrant, mais aussi de celui qui lui vient en aide ?

Le vieux marxiste que je suis ne cesse de revenir aux fondamentaux du communisme : le


prolétariat, l’internationalisme, la démocratie participative sur lesquels Marx a fluctué, même si la
question de l’exploitation a toujours été au centre de son propos. Avec la démocratie, Marx s’est
mal débrouillé : tantôt il explique que c’est la Commune, tantôt il écrit que c’est un instrument du
pouvoir. Dans le Manifeste du parti communiste (1848), l’internationalisme est une conséquence
de la lutte contre le capital. Évidemment, s’il y a quelque chose que l’histoire a réfuté, c’est que les
ouvriers n’ont pas de patrie[11]. Sandro Mezzadra est de ceux qui considèrent que le nouveau
prolétariat est constitué par les migrants ou les nomades. On arrive à ce moment de l’histoire de
l’humanité où le rapport entre le nomadisme et la territorialité s’inverse : la condition humaine est
devenue fondamentalement nomade, d’où l’idée que les migrants sont virtuellement le nouveau
sujet politique. Pour d’autres, il faut se mettre au service du destin dont les migrants sont censés
être les porteurs. Ce qui est important, c’est de sortir du discours victimaire à propos des
migrants : ils ne sont pas des corps malheureux, ballottés, sans défense, sacrifiés, qui servent de
proie aux passeurs et à la police militarisée des États européens ; au contraire, ils élaborent des
stratégies, construisent des solidarités et inventent des formes de sociabilité collective : ils sont
des acteurs et pas seulement des objets.
L’hospitalité suppose des lieux pour rendre manifeste l’expression « démocratiser les frontières »,
même si elle est insuffisante. Il s’agit de faire surgir un demos, un acteur politique. L’enjeu étant le
statut de la frontière, il faut donc que cet acteur soit mixte, composite. Il y a déjà des actions de
solidarité, exposées à tous les risques. Certains acteurs ont mis en place des installations sociales,
culturelles, civiques, que les occupants prennent eux-mêmes en charge, en collaboration avec des
intervenants extérieurs. Dans ces conditions, les migrants ne sont plus considérés comme des
malheureux, des objets que la police et le gouvernement peuvent balayer d’un revers de main. Ils
sont là parce qu’ils ont construit quelque chose. Cette construction est nécessairement le produit
d’une rencontre, qui est une clef de l’hospitalité. Mais avec les collectifs de sans-papiers, nous
avons échoué à constituer la réciprocité militante qui permettrait de travailler la question des
frontières[12]. On ne peut pas être optimiste sur ce qui se passe en ce moment ou ce qui va se
passer en Europe, mais on ne peut pas non plus dire qu’il n’y a aucun germe de cette citoyenneté.
C’est un trop gros mot, la citoyenneté, parce qu’il est associé à l’institution mais il s’agit plutôt
d’une pratique en réalité[13]. La citoyenneté ne présuppose pas d’appartenir à une communauté
historique définie, mais relève simplement de l’extension du « droit d’avoir des droits [14] ». Un
enjeu absolument crucial est qu’il y ait des voix hybrides, alternées. À Calais et pour les Roms,
certains prêtent une voix aux migrants, mais ce n’est pas suffisant. Il faut des traducteurs, mais il
ne faut pas non plus que les interprètes aient le pouvoir, ce qui pose la question de la délicate
ligne de démarcation entre l’encadrement et la manipulation[15].

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[1] - Voir Jacques Derrida, De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997.


[2] - J. Derrida, Donner la mort, Paris, Galilée, 1999.

[3] - Étienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La
Découverte, 2001.

[4] - E. Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës [1988], trad.
par Soliman Lotfallah, Paris, La Découverte, 2007.

[5] - Norma R. A. Romm, New Racism : Revisiting Researcher Accountabilities, New York, Springer,
2010.

[6] - Voir David Morley et Kuan-Hsing Chen (sous la dir. de), Stuart Hall: Critical Dialogues in
Cultural Studies, New York, Routledge, 1996.
[7] - Voir Pierre-André Taguieff, la Force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La
Découverte, 1988 et Colette Guillaumin, l’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel [1972], Paris,
-Gallimard, 2002.

[8] - Véronique de Rudder, Christian Poiret et François Vourc’h, l’Inégalité raciste. L’universalité


républicaine à l’épreuve, Paris, Puf, 2000.

[9] - Gérard Noiriel, le Creuset français. Histoire de l’immigration (xixe-xixe siècle) [1988], Paris,
Seuil, coll. « Points-histoire », 1992.

[10] - Wendy Brown, Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, trad.
par Nicolas Vieillescazes, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009.

[11] - Voir Sandro Mezzadra et Brett Neilson, Border as Method, or the Multiplication of Labor,
Durham, Duke University Press, 2013.

[12] - Voir Claire Rodier et Emmanuel Terray, Migrations. Fantasmes et réalités, Paris, La


Découverte, 2008.
[13] - Voir Engin F. Isin et Greg M. Nielsen (sous la dir. de), Acts of Citizenship, Chicago, Chicago
University Press, 2008.

[14] - Hannah Arendt, les Origines du totalitarisme [1951], t. ii : l’Impérialisme, trad. par Martine
Leiris et Hélène Frappat, Paris, Seuil, 2006.

[15] - Étienne Balibar, Monique Chemillier-Gendreau, Jacqueline Costa-Lascoux et Emmanuel


Terray, Sans-papiers : l’archaïsme fatal, Paris, La Découverte, 1999.

Etienne Balibar

Professeur émérite de philosophie de l'université Paris Nanterre, invité aux universités de


Californie (Irvine) et de Kingston (Londres), il vient de publier Spinoza politique. Le transindividuel
(Puf, 2018).

Assistons-nous au triomphe de la xénophobie ? Les exilés ne sont plus les bienvenus dans notre
monde de murs et de camps. Pourtant, certains font preuve de courage et organisent une contre-
politique hospitalière. Ce dossier estival, coordonné par Fabienne Brugère et Guillaume le Blanc,
invite à ouvrir le secours humanitaire sur un accueil institutionnel digne et une appartenance
citoyenne réinventée.

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