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14 La Finance comportementale

ou la psychologie de l’investisseur
Investir ne relève pas d’une décision purement rationnelle, basée sur la seule analyse des
‘fondamentaux’ que sont les taux, les bénéfices ou l’évolution du marché. Les analystes sont
d’ailleurs de plus en plus nombreux à admettre l’influence de facteurs irrationnels, comme l’excès
de confiance, le mimétisme, les erreurs de perception, … sur la formation des cours de bourse.
Autant ‘d’irrationalités’ qu’étudie la Finance comportementale.

PHILIPPE DE BROUWER ERREUR RATIONNELLE. Ce pe- veau ‘normal’. Logique, mais le marché
Fortis Investment Management tit jeu illustre assez bien la réalité du mar- en décida autrement. L’écart ne cessa de
ché, estiment les défenseurs de la théorie s’accentuer, obligeant LTCM à clôturer sa
comportementale. Comme tous les inves- position avec la perte qu’on connaît.
tisseurs n’ont pas la même logique, les En fait, LTCM a commis la même erreur

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N avril 1997, le Financial Times cours de bourse sont, en pratique, différents de jugement que les lecteurs qui ont répon-
organisait un concours. Il s’agis- de ceux que produirait, en théorie, un pro- du ‘1’à la question du Financial Times. Le
sait d’un simple jeu de chiffres1. cessus décisionnel ‘exact’. Que vous so- fonds a tablé sur le comportement de déci-
Les lecteurs devaient choisir yez investisseur ou analyste, voilà une réa- deurs rationnels qui composent un porte-
un chiffre compris entre 0 et lité dont il vaut mieux tenir compte. Du feuille de manière logique. Un comporte-
100. Le gagnant était celui dont le chiffre moins si vous n’êtes pas friand de mauvai- ment qui a d’ailleurs fait long feu dans le
se rapprochait le plus d’un chiffre égal à ses surprises. Comme Long Term Capital monde de la finance2. Ce qui n’a rien d’é-
deux tiers de la moyenne des chiffres choi- Management, par exemple. Tout le monde tonnant, vu qu’il s’agit d’une approche co-
sis. Un exemple: supposons que cinq parti- se souviendra du fameux bouillon – 3 mil- hérente, simple et ‘opérationnelle’. Il suf-
cipants choisissent respectivement les chif- liards de dollars de perte – que LTCM a bu fit de penser à la Théorie Moderne du Por-
fres 10, 20, 30, 40 et 50. La moyenne est en 1998. Et du fait que ce fonds spéculatif, tefeuille de Markovitz, qui remonte à 1952
30. Deux tiers de 30 égale 20. Le participant monté par quelques personnalités en vue et qui est toujours d’actualité dans la théo-
rie et dans la pratique financière. Cette Thé-
orie permet de constituer un portefeuille
L’ETRE HUMAIN EST ENCLIN A INTERPRETER LES SERIES optimal, où rendement et risque (volatili-
té) escomptés sont en parfait équilibre. Au
COMME DES TENDANCES ET A IMAGINER UN LIEN fil des ans, le modèle a été peaufiné et a in-
corporé d’autres notions, comme la fonc-
CAUSAL ENTRE DES EVENEMENTS SUCCESSIFS tion d’utilité. Celle-ci permet de quanti-
fier dans quelle mesure un investissement
est préférable à un autre dans le chef de
qui a choisi le chiffre 20 a donc gagné. du monde des investissements (dont John l’investisseur. Le choix d’un investissement
Si vous raisonnez logiquement, vous parti- Meriwether, de Salomon Brothers, et Scho- assorti d’un bénéfice attendu donné ou
rez du principe que la moyenne de cent les et Merton, lauréats du prix Nobel), ne d’une perte potentielle dépend en effet aus-
chiffres choisis au hasard entre 0 et 100, doit sa survie qu’à une vaste opération de si de la valeur que l’investisseur accorde à
est 50. Et que deux tiers de 50, c’est 33. sauvetage montée par quatorze grandes ce bénéfice/cette perte. Ainsi, moins vous
Mais est-ce cela que vous allez répondre? banques et sociétés de bourse. Comment possédez d’euros, plus la valeur (l’utilité)
Non, parce que vous vous direz que les au- expliquer la débâcle d’un fonds qui, entre que vous accorderez à un gain ou à une per-
tres participants auront fait le même cal- 1994 et 1997, avait engrangé des bénéfi- te d’euros sera grande. Et inversement, bien
cul, avec le même résultat. Donc, vous choi- ces pour le moins spectaculaires? LTCM sûr.
sirez 22, c.-à-d. deux tiers de 33. Mais les avait investi des capitaux considérables
autres feront la même déduction… ce qui dans deux sociétés cotées en bourse, Shell ILLUSIONS. Les modèles qui utili-
nous amène à 15. Et ainsi de suite, jusqu’à Transport and Trading et Royal Dutch Pe- sent la fonction d’utilité tiennent donc
ce que vous arriviez à 1 comme ‘meilleur troleum (formant le groupe Royal Dutch / compte du profil de l’investisseur ou plus
choix’. Du moins dans l’hypothèse où tout Shell), la première étant traditionnellement précisément – dans l’approche classique –
le monde raisonne de la même manière. cotée avec une décote de 18% par rapport de son patrimoine. Mais pas de son profil
Ce qui ne semble pas être le cas dans un à la seconde. En 1998, l’écart se creusant, psychologique, vu qu’implicitement, on
groupe moyen (même s’il s’agit de lecteurs LTCM acheta du Shell Transport et vendit part du principe que l’investisseur agit tou-
du Financial Times): le chiffre gagnant s’a- du Royal Dutch, pensant réaliser un béné- jours de manière rationnelle et cohérente3.
véra en effet être le 13! fice lorsque la décote reviendrait à un ni- Or, la question est de savoir si ceci est bien

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le cas ou, en d’autres mots, si les techni-
ques de modélisation classiques sont adap-
la plupart des investisseurs, la douleur est
plus intense dans la deuxième situation, où
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tées au fonctionnement de l’esprit humain. ils ont pris une décision et entrepris une
Observez la figure ci-contre. La ligne du action, que dans la première, où ils se sont
bas semble plus longue que celle du haut. abstenus: le ‘regret of commission’ est plus
Pourtant ce n’est pas le cas. Ce n’est grand que le ‘regret of omission’.
qu’une illusion: en fait, les deux lignes ont Un troisième biais de raisonnement très
la même longueur. A l’instar de notre per- fréquent chez les investisseurs concerne
ception visuelle, nos choix et nos décisions les séries. Beaucoup d’entre nous pensent
(y compris lorsqu’ils concernent des pla- que lorsqu’on joue à pile ou face, FFFPPP
cements) peuvent être faussés par des er- est moins probable que FPPFPF, alors que
reurs cognitives. La littérature spécialisée la probabilité est identique pour les deux
parle de biais ou d’anomalies de raisonne- exemple. Supposons que A et B possèdent séries. Tout comme, après la série FFFPPP,
ment ou de comportement, et distingue plu- une action X qui vaut 120 euros. A l’a ache- on a autant de chances de tomber sur pile
sieurs sources. L’excès de confiance en est tée 100 euros et B l’a payée 50 euros. Le que sur face. Le problème est que l’être hu-
une. Demandez par exemple à quelques- cours s’effondre soudain à 60 francs. Qui, main est enclin à interpréter les séries com-
uns de vos amis ou collègues s’ils appar- à votre avis, aura le plus mal au ventre? me des tendances, et à imaginer un lien cau-
tiennent aux 50% de bons ou aux 50% de Beaucoup répondent A, qui doit encaisser sal entre des événements successifs. L’ac-
mauvais conducteurs. Vous constaterez que une perte importante, alors que B ne doit tion A est à la hausse depuis trois mois,
plus de 98% d’entre eux estiment faire par- finalement que digérer un moindre gain. donc elle le sera encore le mois prochain.
tie de la première catégorie. Alors que l’on Mais si vous élargissez le cadre de la ré- A conserver ou à acheter, donc. Et si beau-
pourrait s’attendre à ce que dans un grou- flexion au delà de la seule variable ‘béné- coup d’investisseurs tiennent le même rai-
pe composé d’individus rationnels avec fice/perte par rapport au prix d’achat’, vous sonnement, A progressera encore le mois
une juste autoperception, la moitié d’entre constaterez que tant B que A voient leur prochain et la ‘tendance’ sera confirmée.
eux se considèrent comme de moins bons avoir total diminuer de moitié. D’un point En fait, nous touchons ici à une autre ano-
conducteurs. de vue rationnel, nos deux investisseurs malie de comportement, à savoir l’instinct
Cette anomalie de raisonnement est inhé- peuvent donc verser la même quantité de de troupeau. L’individu a tendance à adap-
rente à la culture et à l’histoire humaine. larmes… ter son comportement à celui des autres
L’excès de confiance et d’optimisme est individus. Ce qui n’est pas sans conséquen-
en effet à l’origine des guerres, mais aussi FOURCHETTE ET CUILLERE. ces, comme le démontre l’exemple suivant4.
des découvertes scientifiques et de l’acti- En règle générale, les investisseurs éprou- Deux restaurants contigus, ‘La Fourchet-
vité économique. Le problème est que lors- vent une véritable aversion pour la perte, te’ et ‘La Cuillère’ ont le même style, pra-
qu’il s’agit d’investissements, cet excès et lorsque leurs décisions ne donnent pas tiquent des prix identiques et offrent une
débouche trop souvent sur de mauvaises le résultat escompté, ils regrettent plus sou- qualité comparable. A 18h30, un client af-
décisions. vent ce qu’ils ont fait que ce qu’ils n’ont famé pousse la porte de ‘La Fourchette’.
Autre exemple d’anomalie de raisonne- pas fait. Supposons par exemple que vous Cinq minutes plus tard, un passant en quê-
ment: l’heuristique bornée, qui consiste à possédez des actions de la société A. L’an te d’une table accueillante jette un coup
prendre des décisions un peu à la légère, dernier, vous avez envisagé de les vendre d’œil par la fenêtre des deux restaurants,
en prenant en considération un nombre in- pour investir dans la société B, mais, fina- constate qu’il y a déjà un client à ‘La Four-
suffisant de critères. Il s’agit une fois de lement, vous n’en avez rien fait. Or, il s’avè- chette’ et décide, pour ne pas se retrouver
plus d’un travers propre à la nature humai- re aujourd’hui que vous auriez pu gagner seul, d’y dîner aussi. Un troisième quidam
ne. Il est en effet difficile d’analyser un pro- 30.000 euros. Cela fait mal, bien sûr. Mais fait de même à 19h. ‘Il y a déjà deux clients
blème quand il faut tenir compte de mille comparons maintenant cette douleur à cel- dans ce restaurant’ se dit-il ‘donc il doit
et une données. Par ailleurs, une vision en le que vous éprouveriez si vous aviez été être meilleur’. Résultat, à la fin de la soi-
tunnel peut mener à des points de vue et porteur d’actions B et que vous les aviez rée, ‘La Fourchette’ est pleine à craquer,
des décisions irrationnelles. En voici un vendues pour acheter des actions A… Chez ‘La Cuillère’ est désespérément vide.

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Vision en tunnel et instinct de troupeau: deux biais de comportement de l’investisseur parmi d’autres

SOUS-REACTION ET SUR-REAC- ainsi qu’à la Théorie Moderne du Porte- jectif et un profil de risque différents. En
TION. En fait, ceux qui ont faim d’inves- feuille de Markovitz, qui nous décrit un effet, vous ne traitez pas de la même façon
tissements réagissent souvent de la même portefeuille optimal dans un monde ration- ‘la poire pour la soif ’ que vous réservez à
manière que les affamés de notre exemple. nel, s’oppose la Théorie Comportementale un usage lointain, et la prime de 5.000 eu-
Tant que personne d’autre ne semble vou- du Portefeuille, qui nous explique à quoi ros dont votre employeur vous gratifie à
loir d’une action, ils n’en veulent pas non ressemble un portefeuille dans le monde l’improviste. Parler ‘du’ profil de risque
plus. Mais si d’autres l’achètent et, surtout, réel. d’un investisseur est donc un peu réduc-
si tout le monde en parle, alors on assiste à teur, et reflète mal les réalités du marché.
une véritable ruée. Et c’est ainsi que s’a- CEINTURE DE SECURITE. Les La Finance comportementale l’a bien com-
morcent des mouvements qui n’ont rien à observations de l’analyse financière com- pris, elle qui étudie les comportements d’in-
voir ni avec les données fondamentales de portementale6 sont utiles aux investisseurs vestisseurs ‘sous influence’ dans l’espoir
l’entreprise, du secteur ou du marché, ni tant professionnels (analystes et gestion- d’en tirer le meilleur parti possible, c.-à-d.
avec l’évolution des taux. Pire, si les don- naires de fonds) que particuliers. Ainsi, au pour une meilleure appréciation des ris-
nées fondamentales se dégradent, les in- moment de prendre une décision, un ges- ques et des opportunités. ■
vestisseurs auront tendance à minimiser tionnaire de fonds ‘intelligent’ prendra en
cette information, à ‘sous-réagir’5. Ils re- considération certains phénomènes irra-
fuseront de remettre leur choix en ques- tionnels propres au marché (comme l’heu-
tion, préférant jouer l’autruche. Souvent, ristique bornée ou le mean reverting). Mais
ils ne verront même pas les signaux de dan- il ne faut pas croire que gérer un portefeuil-
ger – les supporters ne voient-ils pas mieux le sur la base des biais de raisonnement ou
les fautes commises contre leur équipe que de comportement est une chose aisée. Cer-
celle commises par leur équipe? Jusqu’au tains professionnels de l’investissement,
jour où la bulle devient tellement grosse, qui n’avaient pas hésité à lancer un ‘Beha-
qu’elle éclate: quelques ‘donneurs de ton’ vioral Finance Fund’, ont appris à leurs dé- 1. L’exemple est tiré d’un ouvrage récent consacré à la
Finance comportementale: ‘Beyond Greed and Fear:
vendent l’action, l’euphorie retombe, la ten- pens qu’une tendance peut s’inverser très understanding Behavorial Finance and the Psychology
dance s’inverse (mean reverting) et, cette vite, une fois qu’on commence à la con- of Investing’ de Hersh Shefrin (Harvard Business
fois, les investisseurs ‘sur-réagissent’ aux trer. La Finance comportementale n’est School Press 2000). Un must pour tous ceux qui veulent
en savoir plus sur le sujet.
mauvaises nouvelles. donc pas la solution miracle qui vous per- 2. A noter toutefois qu’un des fondateurs de l’économie
Bref, dans le monde des investisseurs, les mettra de battre systématiquement tous les moderne, Keynes, était sensible à l’aspect irrationnel.
choses ne se passent pas vraiment comme indices boursiers et de vous enrichir très Pour nous aider à comprendre la logique des marchés
financiers, dans sa ‘Théorie générale’, Keynes donne en
les modèles classiques voudraient nous le vite. Par ailleurs, elle vous permet de mieux effet un exemple où, comme dans le jeu du Financial
faire croire. Les investisseurs ne sont pas cerner vos propres insuffisances, et de dé- Times, le choix de chacun dépendra de ce qu’il pense
(toujours) rationnels et les marchés ne sont celer (en vous) certaines tendances néfas- que les autres choisiront (ou pensent que les autres choi-
siront, ou pensent que pensent, etc.).
pas efficients (en ce sens que les cours ne tes. Bref, la Finance comportementale est 3. Von Neumann et Morgenstern ont démontré que quel-
reflètent pas toujours exactement les in- une bonne ceinture de sécurité dans la cour- qu’un qui utilise les fonctions d’utilité pour modéliser
formations disponibles). Est-ce à dire qu’il se à l’investissement. Que vous soyez ‘pro’ des décisions part implicitement du principe que l’in-
ne faut plus investir en bourse ou qu’il faut ou amateur, vous avez tout à gagner à con- vestisseur satisfait en fait à six axiomes.
4. L’exemple vient du Belge Werner De Bondt, un véri-
jouer à pile ou face? Non, mais l’investis- naître les facettes non rationnelles du com- table pionnier dans le domaine de la Finance comporte-
seur doit prendre conscience des anoma- portement des investisseurs. Vous pourrez mentale.
lies de raisonnement qui peuvent lui jouer ainsi élargir votre champ de vision et ne 5. En l’occurrence, nous pouvons parler de ‘dissonance
cognitive’, un concept proposé en 1957 sous forme de
des tours et, surtout, en tenir compte. C’est plus considérer seulement des variables tel- théorie par le sociopsychologue américain Leon Festin-
précisément ce que fait la Behavioral Fi- les que le rapport ‘bénéfice ou perte/prix ger.
nance ou Finance comportementale. Elle d’achat’ ou le rendement annualisé, mais 6. Outre dans l’ouvrage mentionné sous (1), vous trou-
verez également une introduction très complète à la
essaie d’expliquer et de prévoir le compor- bien l’ensemble: la valeur d’un portefeuil- Finance comportementale dans ‘The psychology of
tement d’investisseurs et d’analystes qui le en termes réels (c.-à-d. en tenant aussi finance’ de Lars Tvede (John Wiley 1999). Plus abor-
se laissent parfois influencer par des fac- compte de l’inflation, chose peu courante dable: ‘Irrational Exuberance’ de Robert Shiller (Prin-
ceton University Press 2000, commenté par Guy Ver-
teurs qui ne sont pas aussi rationnels que le dans la pratique). Vous réaliserez aussi faille dans Vecteur n° 10) et ‘Why smart people make
risque et le rendement, et qui composent qu’un portefeuille se compose de plusieurs big money mistakes and how to correct them’ de Gary
des portefeuilles en conséquence. Et c’est compartiments, chacun d’eux ayant un ob- Belsky et Thomas Gilovich (Simon & Schuster 2000).

FINANCES Vecteur septembre 2001

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