de tout soupçon ? »
CNRS - Sous la direction de Vincent Geisser et Amin Allal
« Dès l’indépendance, l’appareil sécuritaire (…) acquiert une place centrale dans l’édification
d’un pouvoir politique autoritaire, dont il est devenu le « pivot ». Protégé par un contexte de
censure et par un usage démesuré de la notion de secret, il se dérobait à l’analyse tout en étant
omniprésent. Très peu d’informations étaient disponibles sur ses effectifs ou son
fonctionnement. Toutefois, depuis la fuite de Ben Ali, si les archives restent difficiles d’accès,
les anciens ministres de l’Intérieur, directeurs de la Sûreté nationale, cadres ou simples agents
du ministère de l’Intérieur acceptent plus volontiers de témoigner… Par ailleurs, le ministère
de l’Intérieur a rompu avec la tradition des décrets secrets pour la nomination de ses directeurs
établie sous Ben Ali. Désormais, les effectifs de des forces de sécurité sont publiée dans la loi
de finances.
(…)
Curieusement, les sept premières années suivant la chute de Ben Ali nous mettent face à un
paradoxe : comment expliquer que l’appareil sécuritaire tunisien, réputé pour sa toute-
puissance, se soit révélé inefficace pour assurer sa mission première : la sécurité de la
population. (…) Qu’est-ce qui explique qu’une institution réputée « efficace » sous un régime
autoritaire, ne le soit plus dans un contexte de libéralisation politique ? Tout d’abord, la barrière
de la peur est tombée. Quant à l’usage systématique de la violence, il n’est plus admis. Ensuite,
la surveillance généralisée appuyée par les cellules de base du RCD, les relais dans
l’administration et le large réseau d’informateurs ont cessés de fonctionner. À partir de là, nous
formulons l’hypothèse que l’affaiblissement de l’appareil sécuritaire dès 2011 est dû en partie
à la perte (…) de la force que lui conférait la confusion entre le parti et l’État. (…)
D’où l’intérêt de se demander dans quelles circonstances l’appareil de sécurité s’est constitué
en institution partisane. Selon notre hypothèse, la première phase de transfert des services de
sécurités des autorités coloniales aux élites nationalistes, à la suite de la signature des accords
d’autonomie interne en 1955, constitue une pierre angulaire dans le devenir de cette institution.
(…)
Un an avant l’indépendance totale, la question des pouvoirs de police sera au cœur des
négociations de l’autonomie interne, et en constituera la principale pierre d’achoppement. (…)
Le monopole de l’exercice de la violence sera d’ailleurs au cœur des négociations d’autonomie
interne qui démarrent à Tunis le 4 septembre 19854. (…) En contrepartie de l’arrêt de la
résistance armée, le gouvernement français propose d’accorder quelques concessions aux
Tunisiens. (…) Depuis sa prison, Habib Bourguiba, président du Néo-Destour, se saisit de
l’occasion et s’engage à ce que les combattants tunisiens déposent les armes. Il demande en
contrepartie que la police revienne aux Tunisiens de crainte qu’elle ne se retourne à nouveau
conter un « mouvement national » désarmé. (…) Installé à Genève, le secrétaire général du
Néo-Destour Salah Ben Youssef reçoit régulièrement des informations sur les avancées des
négociations. (…) La question du maintien de l’ordre [aura] été au cœur des rivalités qui
dominèrent le mouvement de libération. Les accords d’autonomie interne ne prévoient [au final]
qu’un transfert progressif et limité des pouvoirs de police aux Tunisiens. (…)
Ce volet sécuritaire est au centre des critiques formulées par le secrétaire général d’un Néo-
Destour conte l’accord d’autonomie interne. (…) Toutes les tentatives de conciliation entre lui
et Bourguiba échouent. Le conflit se transforme progressivement en guerre fratricide… (…) En
octobre 2016, l’Instance vérité et dignité chargée de la justice transitionnelle a estimé à presque
deux mille le nombre de victimes entre yousséfistes et bourguibistes… Au lendemain de
l’autonomie interne, une partie des effectifs de la police est transmise aux autorités tunisiennes.
Cette autonomie demeure pendant relative, car le transfert est minime. (…)
En l’absence d’un appareil sécuritaire fort à disposition du bureau politique destourien, quels
moyens a-t-il utilisés pour réprimer l’opposition yousséfiste ? (…) Pour y remédier, le premier
choix est d’utiliser les ressources du parti pour renforcer la capacité de répression des
institutions étatiques, posant ainsi les bases d’une confusion entre le parti et l’État. (…) De leur
côté, les yousséfistes ont aussi recours aux ressources humaines et organisationnelles de leurs
partisans pour constituer les milices et reprendre la lutte armée. (…) Dans la lutte interne au
parti nationaliste, les services de sécurité étaient à la fois un enjeu et un acteur. Le camp sorti
vainqueur a pris aussi bien le contrôler du parti que de l’appareil sécuritaire. »