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La tentation du parallélisme : un fantasme géométrique dans histoire du spinozisme Maxime ROVERE (Docteur en philosophie) Crest, semble-t-il, Jacobi qui, dans une lettre A Mendelssohn, reprit le premier de Leibniz (lequel l’appliquait & son propre systéme) le terme de « parallélisme ». Cette métaphore géométrique remonte ainsi, sinon aux premiers lecteurs, du moins aux premiers diffuseurs de Spinoza. Pourtant, en dépit de son apparition précoce, ce n’est qu’au XX* siecle, sous l’influence, entre autres, des analyses de Martial Gueroult, qu’elle prend une place centrale dans le spinozisme'. Or, celles-ci ne visent précisément qu’d soutenir que le dispositif ontologique décrit par Spinoza n'est pas un «parallélisme », et qu’ainsi le systéme de I’Ethique, od une substance unique s’exprime en une infinité d’attributs (Etendue, Pensée, etc.) congus chacun en soi et par soi, n’est pas comparable & un ensemble infini de lignes paralléles. est ainsi que s’affirma dans la compréhension de Spinoza une image dont l'usage est singuligrement complexe. Gueroult et les spinozistes la présentérent d’abord comme un panneau d’avertissement, équivalent au disque rouge marqué d’un rectangle blanc qui, dans le code de la route, indique un sens interdit: s'engager dans cette direction, c*était aller & rebours de la pensée de Spinoza®, Mais ce faisant, ils adoptrent en fait une attitude ambivalente. Le panneau d’avertissement devint tant6t un épouvantail, dont il convenait & tout lecteur attentif de Spinoza de s’écarter avec horreur, tant6t un miroir aux alouettes, qui devait permettre de résumer rapidement, quoique imparfaitement, le problématique rapport des attributs, et singuligrement de I’Etendue et de la Pensée, et plus particuligrement du Corps et de I’Esprit de I’homme, dans la philosophie de Spinoza. L’une et l’autre attitudes représentent précisément ce qu’on appelle tomber dans le panneau : I’illusion qui leur est commune con: ‘iste en effet & croire que l'on pourrait a la limite penser le systéme de I’Ethique sur le modele du parallélisme ; mais qu’en vérité, il ne faudrait pas. C’est done sur le mode de la tentation que cette image s’est imposée dans Vhistoire du spinozisme, od jusqu’au XX° sigcle, on ne l’avait tout simplement jamais essentie comme telle’. pi a N. B.: Les traductions utilisées sont celles de B. Pautrat pour I’Ethique (Paris, Seui deuxidme édition revue, 1999), de Ch. Appuhn pour le Court Traité (Paris, Garnier, 1925). mesurera cette importance a I’analyse qu’en donne Chantal Jaquet dans L.'unité du corps $e lesprit. Affect, actions et passions chez Spinoza, Paris, PUF, 2004, p. 10 et suivantes. mare ‘crit qu's il s'agit (.) moins d'un parallélisme que d'une identté » (Spinoza, I, LAme, Paris, Aubier, 1968, p. 64). XXVIIE site santa ovieaé le «spinozisme » vers I'équivalenee problématique de {at&t de la Nature, extrapolant le sens de Vexpression « Dei sive Naturae potentia » (Ethique, 1V. 4, démonstration), Jacobi lui-méme se réfere & Leibniz, pour alimenter une pores corpsesptit 56 ARES FORTE » spinoziste des rappor's 50 _Lathéorie spinoz! "ae » se trouve-t-elle ouvert fe Ps + la ma nd ‘Aussi une porte Se in systeme philosophique : car bien qu’ a Fculté dans U : b construit une dificulté rt euphémisme ce qui Y apparait comme signer par 7 es usage de es dont celles-ci Se déplacent incite plutét a i contradictions. 1a ME" paradoxes contrariant le désir, évoluant 4 ndre comme ions qu’on en fait. Puisque “tend les interprét ‘ " eee propose ici d’accomplir méthodiquement le ion ily. verdit qu'elle enveloppe, afin de mettre & jour ce que je glial ache de satisfaire. Car si celui-ci méconngj model élisme a pou! : , ci mé | les aq ania Raa aussi qu’il permet, comme il se doit, fen souteni : ¢ concevoir pourquoi Cette image eg ir d'autres. On ne saurait don u : ‘ Fie tentante sans la rattacher aux tendances susceptibles d’en expliquer la singuliére fortune. Phistoire, qui sous D’une causalité a contre-sens Le dispositif général mis en place dans I’ Ethique semble étre le suivant: a toute chose donnée en termes d’Etendue correspond quelque chose en termes de Pensée. Soit donc un corps ; une idée de ce corps se trouve dans la Pensée, ott cette idée tient la place qu’ occupe ce corps dans I’ Etendue, c’est- A-dire que les causes et les effets de cette idée sont les idées des causes et des effets de ce corps. C’est la ce qu'on appelle, & bon droit, le parallélisme, car Je dispositif ainsi construit peut étre figuré géométriquement de la maniére suivante : soit un point quelconque d’une droite (E) ; on considére un point extéricur A cette droite, et l'on établit entre ce point et d’autres un rapport identique & celui qui existe entre le point initial et ceux qui, comme lui, ‘Appartiennent 4 (E). On construit ainsi une nouvelle droite (P), qui entretient un rapport constant avec la droite de départ : ce qui est bien tracer une droite penile. eet ba un monde des corps, si une idée n'est pas insérable da rps, il existe done un monde des idées : ees oem se déploie la Pensée. aveton Trae ches ame de Spinoza ressemble assurément dun disposi a Cine on solic, es lois, et le corps aussi les siennes, et ils # ‘puisqu'elles irmonie préétablie entre toutes les Pour ibm, tutes des représentations d'un méme Univers *. O"pS et les choses gui ne UF SPinoza, le lien n'est pas direct entre Ke pagers Sont pas des corps, Leur cohésion ne sexplia Minison causale transitive. mais se décrit comme ee ee eS La tentation du parallélisme SI synchronisation, de leurs actes. En cette affaire, Leibniz et Spinoza se réunissent dans leur effort pour répondre A un probleme cartésien : ce qui fait que le monde n’est pas dissocié en deux parties distinctes n’est pas une interaction de une et de autre, comme le voulait Descartes, mais un accord. On peut admettre, si l'on veut, une réelle pluralité des mondes, mais leur extréme compatibilité témoigne que ces mondes sont en fait des « représentations » d’un méme Univers. Et pour Leibniz, cette compatibilité se congoit comme une « harmonie », car ces deux aspects de I’ Univers sont aussi deux systémes de lois différents : les deux regnes, celui des causes efficientes et celui des causes finales, sont harmoniques entre eux. En cela pourtant, le systéme de Spinoza s’écarte au plus haut point de celui de Leibniz ; car le dispositif mis en place dans I’ Ethique repose sur une causalité congue de mani@re absolument univoque : la cause qu'on dit finale n'est rien d'autre que (...) la cause primaire (...) qui est en vérité une cause efficiente.® En faisant fond sur une sorte d’analogie structurelle entre les deux systémes, le parallélisme change donc de signification en passant de l'un dans l'autre : tandis que les paralléles leibniziennes sont absolument incomparables entre elles, celles de Spinoza apparaissent comme rigoureusement identiques. L’intérét de ce transfert d’image est évident. Il permet de produire, a partir de ces deux systémes philosophiques, une these (le parallélisme au sens strict) que ni I’un ni l'autre ne contiennent. Et tandis que d'un cété, Leibniz congoit un dispositif ot « paralléle » signifie harmonique, de l'autre, Spinoza permet de simplifier, par une causalité unique, cette délicate association d’efficience et de finalité. On peut ainsi concevoir, avec ce dernier, la Nature s’exprimant en concaténations Gtrangéres les unes aux autres (les attributs), mais structurellement semblables, car régies seulement par la causalité efficiente. [...]que nous concevions la nature sous lattribut de l'Etendue, ou sous Vattribut de la Pensée, ou sous n'importe quel autre, nous trouverons un seul et méme ordre, autrement dit un seul et méme enchainement des causes,” Plus rien, alors, ne semble s’opposer & ce que I’on détourne de Leibniz un modéle géomeétrique qu'il n’avait congu que pour lui, mais qui, par Contraste avec Spinoza, s’avére plus difficile & appliquer & son systéme qu’a celui de V’Ethique. Vraiment, l'image des paralleles semble figurer tres cfficacement la tension entre la multiplicité des attributs (qui implique de les Teprésenter comme plusieurs droites) et l’unité de la causalité (qui implique les construire en paralléles). Or, des lors eae Vaffaire tourne autour du probléme de la causalité, £n congoit aisément les enjeux épistémologiques qu’engagent semblables onsidérations : car Spinoza semble ainsi autoriser & comprendre l'ensemble See ee A Leibniz, Monadologie § 79 $ Eihique. VPage 8 Ethique, 1,7, seohie,

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