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Revue germanique internationale

8 | 2008
Théologies politiques du Vormärz

Kierkegaard contre l’Église. Un combat contre


l’histoire

Vincent Delecroix

Éditeur
CNRS Éditions

Édition électronique Édition imprimée


URL : http://rgi.revues.org/386 Date de publication : 30 octobre 2008
DOI : 10.4000/rgi.386 Pagination : 195-210
ISSN : 1775-3988 ISBN : 978-2-271-06770-8
ISSN : 1253-7837

Référence électronique
Vincent Delecroix, « Kierkegaard contre l’Église. Un combat contre l’histoire », Revue germanique
internationale [En ligne], 8 | 2008, mis en ligne le 30 octobre 2011, consulté le 30 septembre 2016.
URL : http://rgi.revues.org/386 ; DOI : 10.4000/rgi.386

Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.

Tous droits réservés


Kierkegaard contre l’Église
Un combat contre l’histoire

Vincent Delecroix

« Ô Luther, tu avais 95 thèses : c’est terrible !


Et pourtant, en un sens plus profond, plus il y a de thèses,
moins c’est terrible.
Cette affaire est bien plus terrible : il n’y a qu’une seule thèse ! »
OC XIX, 40

La thèse de l’abolition du christianisme


À partir de la fin 1854, Kierkegaard se lance dans une attaque directe contre
l’Église qui va durer jusqu’à sa mort, en 1855. Si la polémique couvait depuis
longtemps et se jouait déjà, mais de manière indirecte, au moins depuis le début
des années 1850, elle paraissait désormais au grand jour, les ennemis désignés
directement, et semblait rompre définitivement par une production strictement
pamphlétaire avec la complexe construction de l’œuvre. La virulence des propos,
véritables imprécations contre la « chrétienté » 1 ou le « christianisme officiel », a
pu embarrasser les commentateurs au point que certains ont voulu la réduire à
des causes pathologiques 2. Mais c’est aussi qu’ils ne semblaient plus guère contenir
de substance philosophique, délaissant apparemment toute subtilité dialectique au

1. On pourrait dire en effet que les imprécations contre la chrétienté ne sont pas sans écho
rhétorique avec les « imprécations contre le christianisme » de L’Antéchrist.
2. Cf. Gregor Malantschuk, Frihed og eksistens. Studien i Søren Kierkegaard tænkning, Køben-
havn, Reitzel, 1980, p. 11-19. C’est une fois encore l’explication pathologique de « l’écharde dans la
chair » qu’évoquait Kierkegaard de manière insistante et non strictement religieuse (paulinienne). En
France Henri-Bernard Vergote a montré avec netteté l’enjeu idéologique et philosophique de cette
pathologisation et, au contraire, l’importance de ce dernier épisode de la vie de Kierkegaard. Cf.
H.-B. Vergote, Lectures philosophiques de Søren Kierkegaard. Kierkegaard chez ses contemporains
danois, Paris, PUF, 1993. Le goût pour la polémique est cependant indéniable : il est reconnu par
l’auteur de L’Instant lui-même. Cf. Søren Kierkegaard, Œuvres complètes, trad. P.-H. Tisseau et
E.-M. Jacquet-Tisseau, Paris, Orante, 1966-1986 (OC), t. XIX, p. 97.
196 Théologies politiques du Vormärz

profit d’une dénonciation tous azimuts qui visait au premier chef les tenants de
l’institution ecclésiastique : L’Instant, dont les dix numéros concentrent l’attaque,
ne relève pas de la réflexion, mais de l’action circonstancielle motivée par une
urgence historique ; l’écriture, tout entière absorbée par sa fonction stratégique,
bannit le penseur 3 – autrement dit Kierkegaard cesse d’y être celui que son œuvre
a bâti. Elle ne représente peut-être plus, dès lors, qu’une anecdote historique : au
mieux, il ne s’agirait que du cas, par ailleurs exemplaire, d’un anticléricalisme
religieux qui a, dans l’histoire du protestantisme des XVIIIe et XIXe siècles, de
nombreux échos bien connus.
Si l’extrême violence, en effet, les procédés de stigmatisation, l’insulte même 4,
peuvent surprendre, leur motif, quant à lui, surprend moins. Ne peut-on entendre,
dans cette attaque contre l’Église d’État et contre l’institution elle-même, le proche
écho des mouvements de Réforme radicale et des mouvements de Réveil dont
l’influence, débordant le monde de langue germanique, s’exerce assez largement
au Danemark et dont l’atmosphère, celle du piétisme des frères moraves en parti-
culier, a pu environner l’austère éducation religieuse de Kierkegaard ? 5 Dénon-
ciation du lien contre nature entre la religion et le politique (confusion théolo-
gico-politique), thèse religieuse de l’émancipation de l’Église par rapport à l’État,
critique de l’institution au profit d’une structure de type congrégationnaliste ou
sectaire, aspiration à un christianisme primitif, dénonciation de la richesse de
l’Église et de sa mollesse doctrinale, tout ceci se retrouverait plus ou moins expli-
citement dans la polémique kierkegaardienne – sans parler de son christianisme
austère et souffrant et d’un prétendu irrationalisme religieux, sans parler même
de ce qui constitue, au dire de son auteur lui-même, le centre de toute l’œuvre :
la catégorie du « devenir chrétien », opposée à l’être chrétien 6, qui fait de l’individu
la catégorie centrale du christianisme et entraîne naturellement une tension, dans
la conception de la religion, avec l’institution. C’est surtout le statut de l’adversaire
qui focalise l’attention : une Église d’État 7, avec ses grandeurs d’institution, clair

3. Kierkegaard accrédite lui-même cette conception dans l’ouverture du premier numéro de


L’Instant.
4. La référence à Luther se fait aussi en matière rhétorique.
5. Une telle éducation expliquerait en partie la brutalité et « l’excès » des attaques. Cf.
G. Malantschuk, Kierkegaards kamp mod kirken, København, Munksgaard, 1956, p. 7-40.
6. « On ne naît pas chrétien, on le devient ». Ce leitmotiv qui, on le sait, remonte à Tertullien,
structure toute la critique kierkegaardienne. Mais l’opposition n’est pas seulement de philosophie
religieuse : elle dénonce l’état historique du christianisme, en l’occurrence au Danemark, car cet
« être chrétien » n’est plus qu’une détermination sociale, voire celle d’un « christianisme géographi-
que » : il suffit de naître dans un état chrétien pour être chrétien.
7. Le 30 octobre 1536, l’Église du Danemark cesse simultanément d’être catholique romaine
et « indépendante » : l’Église évangélique luthérienne devient religion d’État. Le roi doit appartenir
à cette église qui « jouit comme telle du soutien de l’État ». L’Église est placée sous l’autorité du
ministre des affaires ecclésiastiques. Le clergé est fonctionnarisé : les pasteurs sont désignés par un
conseil mais payés par l’État. L’instauration de la monarchie constitutionnelle en 1849, à laquelle
Kierkegaard a assisté, n’a en réalité introduit aucun changement institutionnel dans ce statut. Pour
un résumé rapide du détail et de l’évolution de ce statut, cf. Niels Thulstrup, Kierkegaard og kirken
i Danmark, København, Reitzel, 1985, p. 11-16.
Kierkegaard contre l’Église 197

représentant d’une confusion théologico-politique odieuse au regard du « vrai »


christianisme auquel aspirent ces mouvements. L’atmosphère religieuse du Dane-
mark, à cette époque, entretient cette communauté de vue – dont témoignent
notamment la popularité de Grundvigt et son influence sur le débat religieux
entre 1825 et 1848 –, un certain état sociologique et historique du protestantisme
danois, fait d’effervescence mais aussi de déliquescence 8.
Dans ce contexte, il serait tentant de faire de Kierkegaard un Schleiermacher
(celui des discours constituant De la religion 9) radicalisé, ayant suivi un chemin
inverse en remontant de la thèse de l’émancipation à la critique destructrice de
l’Église elle-même 10. À trop insister sur cet héritage, indéniable par ailleurs, mais
aussi à trop insister sur l’idée d’une rupture dans la démarche kierkegaardienne
elle-même 11, on risque cependant de manquer l’originalité de sa position – attestée
d’ailleurs par sa méfiance à l’égard de Grundvigt, par exemple, ou de ceux qui
se réclament du nom de Kierkegaard pour dénoncer le statut d’Église d’État et
appeler à une réforme de l’institution ecclésiastique. Certes, la position de Kier-
kegaard a évolué – et pas seulement en terme d’intensité ou de méthode, mais
bien en termes de cible. Mais il semble que le conservatisme politique et institu-
tionnel qui accompagnait paradoxalement la critique de l’Église – et qui par là
différenciait Kierkegaard de ces mouvements – n’ait pas réellement disparu de la
polémique finale, celle-ci étant toujours placée, conformément à l’ensemble per-
spectif de l’œuvre 12, au niveau de « l’individu » et non du politique.
Ce que l’on risque de manquer, c’est surtout son sens proprement philoso-
phique, insaisissable si l’on n’aperçoit pas la continuité qui relie la polémique au
travail philosophique et religieux effectué par l’ensemble de l’œuvre. C’est ce

8. N. Thulstrup résume un peu hardiment la situation : « Stagnation, dégénérescence et confu-


sion caractérisent l’état de l’Église à l’époque de Kierkegaard. Mynster représente la stagnation,
Martensen la dégénérescence, Grundvigt la confusion » (op. cit., p. 268).
9. Cf. par exemple Friedrich Schleiermacher, De la religion V, trad. B. Reymond, Paris, Van
Dieren Éditeur, 2004, p. 127 : « Qu’on en finisse donc avec tout lien de cet ordre entre l’Église et
l’État ! – cela restera mon conseil à la Caton jusqu’à la fin ou jusqu’à ce que je voie cette union
réellement détruite. » D’une manière général, la plupart du cinquième discours est consacré à cette
question. Nous ne pouvons malheureusement pas ici établir une comparaison, qui serait pourtant
riche d’enseignements, entre la position de Kierkegaard et celle de Schleiermacher.
10. On sait que les charges contre l’Église instituée, dans les discours constituant De la religion,
se tempèrent nettement dans les grande œuvres de la fin, et ce pour des raisons aussi philosophiques,
Schleiermarcher affinant la pensée des rapports entre la communauté des virtuoses et l’Église comme
« société d’apprentis ». Un point qui ne varie pas, en revanche, est la thèse religieuse de la séparation
de l’Église et de l’État.
11. Voir la perçante analyse de Jacques Message, « Critique indirecte et critique directe du
religieux », Nordiques 10 (2006). Nous voudrions esquisser à la fin de cet article une autre interpré-
tation de l’articulation entre cette période finale et l’ensemble de l’œuvre, non pas du point de vue
de la méthode, mais du point de vue de la temporalité. Il ne nous est malheureusement pas possible
ici de traiter des stratégies discursives dont use la critique kierkegaardienne, non seulement au
moment de la polémique mais dans le reste de l’œuvre. L’un des textes de Kierkegaard lui-même
qui est sans doute le plus instructif à ce niveau est La neutralité armée, OC XVII, 233-248.
12. Cf. les suppléments qui accompagnent le Point de vue explicatif sur mon œuvre d’écrivain,
OC XVI, 81-102.
198 Théologies politiques du Vormärz

travail qui met en place les vocables dont la polémique usera ad libitum : « chré-
tienté » (versus « christianité »), « ordre établi », « christianisme officiel », « Église
triomphante » (versus « Église militante ») ; c’est encore lui qui aura établi le sens
du constat historique, concentré en une formule, une thèse qui ressemble fort à
une antienne, à partir de laquelle se déclenche l’attaque directe : la chrétienté a
aboli le christianisme. Aussi l’attaque va-t-elle chercher ses racines jusque dans la
philosophie de l’existence elle-même, une philosophie qui, se donnant à l’origine
pour tâche de dénouer les liens du christianisme avec la « spéculation » pour
penser la foi, propose une autre philosophie de la religion 13. La polémique de ces
deux années 1854-1855 n’est ni purement circonstancielle ni simplement sympto-
matique d’un certain état de la conscience religieuse protestante à cette époque :
elle recouvre des enjeux philosophiques d’importance, parce qu’elle est en réalité
le point d’achèvement d’une philosophie de la religion. La polémique est le point
contingent – un instant – où la philosophie kierkegaardienne du religieux vient
heurter l’histoire objective dans un mouvement inhérent à cette pensée même.
Le fait de traiter explicitement de la question des rapports entre l’Église et
l’État indique certainement un tournant (une radicalisation), en particulier par
rapport à la position d’un principe d’indifférence au politique rappelé notamment
dans un article de 1851 14. Mais ce tournant lui-même ne se comprend que dans
la perspective d’une critique plus vaste. Que signifie exactement que la chrétienté
a aboli le christianisme ? En interrogeant ce qui apparaît dans l’Exercice en chris-
tianisme comme la traduction du terme hégélien Aufhebung – « l’abolition » –, on
pourra parvenir à découvrir à la fois ce fond philosophique et les enjeux réels de
la lutte, au point que celle-ci pourrait être comprise en définitive comme une lutte
contre l’histoire elle-même, dont le concept est devenu central dans une philoso-
phie de la religion d’inspiration hégélienne.
La thèse philosophique qui l’alimente s’établit en effet sur l’opposition du
christianisme à l’histoire, ou plus précisément à l’histoire objective (ce que Kier-
kegaard peut appeler « l’historico-mondial »). Défaire la confusion théologico-
politique signifie certes défaire ce qu’a fait l’histoire. Mais le christianisme primitif
auquel semble tendre un tel mouvement n’est pas tant un état historique qu’une
définition philosophico-religieuse du christianisme reposant sur une philosophie
de l’existence (et du devenir chrétien) et qui a pour nom la christianité 15, opposée
à la chrétienté historique. Il ne s’agit donc pas pour Kierkegaard de simplement
dénoncer l’état historique du christianisme à son époque, lequel est une trahison 16,

13. Qu’elle ait généré une autre théologie, on le voit suffisamment chez Barth ou Bultmann.
14. Cf. OC XVII, 251 sq. Nous reviendrons sur cet article. Dans son étude sur ce sujet,
Frédéric Rognon s’en tient trop, à l’inverse, à l’article dans lequel Kierkegaard marque son indiffé-
rence à la question de la Séparation, et semble négliger l’évolution de celui-ci à ce sujet. Cf. F. Rognon,
« Søren Kierkegaard face à l’Église d’État », Nordiques 10 (2006).
15. Sur cette traduction du terme danois « det Christelige », voir H.-B. Vergote, Lectures
philosophiques de Søren Kierkegaard, op. cit.
16. Cette trahison du christianisme dans la chrétienté historique nécessite à son tour des
traîtres. C’est ainsi que Kierkegaard peut entendre sa propre position. Cf. Papierer XII A 163 : « ce
dont le christianisme a besoin, très certainement, c’est de traîtres ».
Kierkegaard contre l’Église 199

sur un ton connu depuis Luther. Diagnostiquer les symptômes de la corruption


de l’Église exige de reconnaître que la chrétienté est non-chrétienne – et telle est,
en un sens, le seul enjeu de l’attaque. Ne pas le reconnaître signifie alors que l’on
confond chrétienté et christianisme, c’est-à-dire réalité historique et réalité exis-
tentielle : c’est soumettre la définition du christianisme à l’histoire. Il s’agit d’arra-
cher la compréhension du christianisme au paradigme de l’histoire – c’est-à-dire
attaquer la racine hégélienne de la compréhension du christianisme 17, la difficulté
de la position de Kierkegaard tenant au fait de reconnaître à la fois que l’histoire
est catastrophique et qu’elle n’est proprement rien au regard du religieux, la
catastrophe étant en réalité de la tenir pour réelle. Cela ne peut se faire qu’en
libérant, contre le temps de l’histoire, la temporalité réelle du religieux, libération
permise par une philosophie de l’existence.

La polémique
L’élément déclencheur de l’attaque finale est la mort de l’Évêque Mynster,
primat du Danemark, figure nationale respectée et influente, mais aussi ami
personnel du père de Kierkegaard. Ce dernier a entretenu avec lui des rapports
profonds, constants, presque filiaux, mais ambivalents et de plus en plus critiques,
car la figure tutélaire s’est révélée défaillante : Mynster n’a pas su, alors que sa
position éminente (au moins institutionnellement) lui en faisait un devoir, redresser
le christianisme ; il n’a pas su, du moins, reconnaître que le christianisme prêché
dans la chrétienté par ses pasteurs n’avait rien de chrétien 18 et n’était qu’un
accommodement à la mondanité, un adoucissement qui le dénaturait – il aurait
ainsi joué une partie complémentaire (institutionnelle) de celle que jouait Kierke-
gaard comme « penseur privé », « sans autorité » ou « poète du religieux ».
On remarquera que Kierkegaard ne vise pas ici l’institution elle-même :
l’Église, pour se régénérer, n’a pas besoin d’une réforme (encore moins d’une
révolution) de structures, car elle doit se régénérer de l’intérieur – plus précisément
ce n’est que de l’intérieur, parce que le christianisme est intériorité, qu’elle peut
se régénérer. Rien, d’une certaine manière, dans ses structures objectives n’y fait
obstacle : elles sont très exactement indifférentes, car le christianisme est l’intério-
rité et le subjectif, et l’objectif (en l’occurrence la forme institutionnelle) n’y a ou
ne devrait y avoir aucune part. Ce n’est, si l’on peut dire, qu’une question de
personne, parce que le christianisme est lui-même centré sur l’individu.
Si la figure de Mynster est de plus en plus représentative à ses yeux de
l’accommodement du christianisme au mondain, Kierkegaard aura néanmoins
voulu « l’épargner » jusqu’à la fin. Le déclenchement des hostilités directes survient

17. Au-delà donc de l’historicisme d’un Strauss, par ailleurs lui-même stigmatisé. C’est sur
l’histoire spéculative que porte le fond de la critique.
18. Cf. OC XIX, 30 : « L’évêque Mynster aurait en fin de compte dû avouer au peuple en
toute franchise et le plus solennellement possible qu’il avait représenté non pas le christianisme du
Nouveau testament, mais – si l’on veut, un pieux adoucissement, une atténuation largement entourée
d’illusions. »
200 Théologies politiques du Vormärz

à sa mort et plus précisément à l’occasion de ses funérailles : le futur successeur


de Mynster, le théologien, d’inspiration hégélienne, Martensen, y prononce l’éloge
funèbre et qualifie le défunt de « témoin de la vérité ». C’est cette qualification,
qui après une longue période de silence enragé, fera sortir Kierkegaard de sa
réserve : comment, sans blasphème, relier à la chaîne des apôtres et des témoins
de la vérité un homme qui avait joui de toutes les grandeurs d’établissement,
quand le christianisme véritable est souffrance, opposition au monde, objet de
persécution ? À partir de décembre 1854, Kierkegaard publie dans le journal
Fædrelandet une série d’articles à caractère polémique : le premier est consacré à
la seule discussion concernant l’idée de « témoin de la vérité » ; puis c’est la très
populaire figure même de Mynster qui est visée ; enfin et rapidement, au gré des
réactions que la prise de position de Kierkegaard avait suscitées, ils étendent
l’attaque au champ plus vaste d’une dénonciation de l’Église (que motive notam-
ment une haine farouche à l’égard de Martensen) et de l’état de la chrétienté. À
ces 21 articles vont bientôt succéder les 10 numéros de L’Instant (Øjbliket) (le
dernier est posthume), suite de pamphlets d’une violence inouïe. Ils ont été précé-
dés d’un opuscule – Cela doit être dit ; que cela soit donc dit – dans lesquels il est
stipulé que celui qui ne participe pas au culte aura au moins un péché de moins
sur la conscience, celui de blasphémer. Un autre opuscule à caractère polémique
est publié entre le no 2 et le no 3 de L’Instant : Comment Christ juge le christianisme
officiel. La rédaction du dixième numéro est interrompue par la mort. Kierkegaard
sur son lit de mort refusera l’assistance d’un prêtre.

Contre l’Église d’État


« La question de la nature du christianisme et conjointement, celle de l’Église
d’État, de l’Église Nationale, peu importe le terme, de la fusion ou des rapports
entre l’Église et l’État, doit être portée à son point extrême et décisif 19. » L’attaque
vise une Église d’État, mais est-elle réellement soutenue par la thèse religieuse de
l’émancipation ? Il le semble, comme le signale une note des Papirer dans laquelle
Kierkegaard se penche sur la question de « l’État chrétien » : « j’entends alors
commencer ici même, au Danemark, à noter le prix de l’être chrétien pour faire
sauter tout le concept d’Église et d’État 20 ». La thèse est clairement formulée :
« l’exigence » requise « au sens strictement chrétien est : la séparation 21. » Une
telle discussion était vive au Danemark, en particulier depuis la constitution libé-
rale du royaume en 1849. Les positions, surtout, du célèbre et vibrillonnant
Grundvigt avaient suscité l’agitation sur ce sujet depuis déjà longtemps 22. La thèse
de la séparation n’était-elle pas l’apanage de ces esprits enthousiastes, ou piétistes,
ou simplement intransigeants, dont on rapprochait volontiers Kierkegaard ?

19. OC XIX, 82.


20. Pap. X 1 A 541.
21. Pap. X 4 A 296.
22. Cf. notamment Grundvigt, Kirkens Gjenmæle, Copenhague 1825. Grundvigt, à la suite
de la polémique, renonce à son ministère en 1826.
Kierkegaard contre l’Église 201

Malgré l’idée que la séparation demeure l’horizon nécessaire de la doctrine chré-


tienne, un « réquisit maximum de l’idéalité 23 », celui-ci aura pris soin au contraire
de s’en distinguer 24.
En 1851, peu de temps après la publication d’Exercice en christianisme qui
contenait des propos très durs contre la chrétienté établie, Kierkegaard avait cru
devoir préciser sa position. « Je n’ai jamais lutté pour l’émancipation de “l’Église”,
pas plus que je n’ai lutté pour l’émancipation du commerce groenlandais 25... » La
remarque répondait à un article dont l’auteur avait eu la naïveté de se réclamer
de Kierkegaard pour appuyer la thèse de l’émancipation. Démenti cinglant, qui
s’accompagnait d’une mise au point dont l’ironie désignait de manière transparente
les « grundvigtiens » : « Je ne me suis du reste jamais occupé de “l’Église” et de
“l’État” – cela dépasse tout à fait mes compétences. Il y faut des visionnaires
autrement plus perspicaces. ». La critique de l’Église d’État va ainsi de pair avec
un conservatisme politique affiché qui ne se démentira jamais réellement, malgré
la radicalisation de l’attaque à partir de 1854. Dans la violence de l’attaque, aucun
souffle révolutionnaire.
Cette position est évidemment due au statut que Kierkegaard se confère à
lui-même : il y faudrait un chrétien exceptionnel. Or il professe au contraire – c’est
là sa stratégie à front renversé – que, pas plus que les autres, il n’est un véritable
chrétien, n’étant pas plus que les autres à la hauteur des exigences du christianisme
véritable (mais lui le reconnaît). Il est d’ailleurs et reste « un poète du religieux »,
sans autorité, non pas censeur mais correctif. Mais le conservatisme politique
– inutile et même dangereux de prétendre réformer de l’extérieur l’institution 26 –,
renvoie à une position de principe concernant la nature du christianisme : le
christianisme authentique étant indifférent au politique, peu importe que l’Église
soit d’État ou non. La confusion de l’Église et de l’État n’est pas directement le
problème : le problème véritable ne peut être traité que de l’intérieur, au sens
strict : au niveau de l’intériorité.
Le numéro 3 de L’Instant témoigne certes de l’évolution de la position
kierkegaardienne en la matière. En dénonçant explicitement la confusion de
l’Église et de l’État, il esquisse des solutions politiques, plutôt rudimentaires, sous
la forme de « requêtes chrétiennes » adressées à l’État, essentiellement dans le but
de l’inciter au désengagement : le mieux que puisse faire l’État, c’est de cesser de

23. Pap. X 4 A 296.


24. La critique tantôt railleuse tantôt furibonde contre Grundvigt émaille toute l’œuvre de
Kierkegaard. Elle ne porte pas seulement sur le caractère philosophiquement et religieusement
douteux de l’enthousiasme (au sens technique) et de l’exaltation (au sens affectif). Dans les numéros
de L’Instant, en particulier le no 6, la critique vise la position de Grundvigt contre l’Église d’État.
Mais en réalité, le reproche qui lui est fait est simplement celui de l’opportunisme : il n’a jamais fait
que défendre les intérêts de sa petite communauté d’exaltés et ne s’est heurté à l’Église d’État que
parce qu’elle y mettait des obstacles. Pourtant le propos de Kierkegaard n’est pas alors de reprendre
authentiquement le flambeau de la séparation. Cf. OC XIX, 203-204
25. OC XVII, 255.
26. OC XVII, 255 : « Ce n’est pas de l’extérieur qu’il faut venir au secours du christianisme,
grâce aux institutions et aux constitutions ».
202 Théologies politiques du Vormärz

nourrir les prêtres 27. Car la confusion théologico-politique n’est pourtant pas sans
effets. Mais on ne pourra manquer de remarquer que, plus encore que la notion,
autrement dit la construction théologico-politique d’« Église d’État », ce sont ses
représentants qui sont visés, leur état moral et religieux. En plaçant d’emblée
l’accent sur les individus plutôt que sur l’institution elle-même, l’attaque répond
à la conception que se fait Kierkegaard du christianisme et au nom de laquelle il
attaque : toute analyse critique ne peut se faire que du point de vue de l’individu 28.
Et la catégorie de l’individu ne sera pas seulement utilisée comme un point de
vue perspectif, mais comme critère d’évaluation : ce que devient l’individu dans
la chrétienté historique permet de juger du degré de christianisme de celle-ci.
Non pas d’abord (ou pas essentiellement) « l’Église d’État », donc, mais les
pasteurs-fonctionnaires, et les « grands » (Mynster, Martensen), dont le christia-
nisme est irrémédiablement gâté par les privilèges et le confort que leur accorde
la confusion théologico-politique. La critique se porte sur l’effet pervers que le
statut politique de l’Église produit sur la « christianité » (le degré de christianisme
authentique) de ses représentants – et par voie de conséquence de l’ensemble des
fidèles. Une Église d’État est mauvaise parce qu’elle amollit nécessairement le
christianisme. La dénonciation ne porte pas sur une éventuelle politisation de
l’Église 29, mais sur la routinière sécurité que l’État lui assure. Et le fait qu’il salarie
les prêtres induit une mécanique perverse privilégiant l’indifférence au qualitatif
(peu importe l’authenticité du christianisme des fidèles) au profit du quantitatif
(pourvu qu’il y en ait beaucoup). Lui-même amolli par ce confort, le prêtre n’a
guère d’intérêt à rappeler les exigences effroyables d’un christianisme authentique
qui ferait fuir le plus grand nombre – et quand bien même il rappellerait ces
exigences, sa propre vie démentirait honteusement ce qu’il prêche 30 – et le mettrait
en délicatesse avec l’institution qui le veut « efficace ». De plus en plus de chré-
tiens, donc, et des chrétiens de moins en moins chrétiens.
Cette opposition entre logique quantitative (nombre) et logique qualitative
(intensité) ordonne depuis le début l’analyse critique du devenir chrétien ; elle se
radicalise – « la foule, c’est le mensonge 31 » – et structure toute la polémique
directe contre l’Église, car celle-ci organise la prééminence idéologique de la masse
et l’abolition de l’individu. Tel est le véritable effet de la confusion théologico-
politique : faire passer le qualitatif (christianisme) dans le quantitatif (l’État), car
l’État, c’est le nombre tandis que le christianisme, c’est l’individu 32. Kierkegaard

27. OC XIX, 153.


28. OC XVII 270 : « Sur le plan religieux, il n’y a pas de public, mais seulement des
individus ».
29. L’instrumentalisation politique de l’Église était par exemple centrale dans la critique de
Schleiermacher. Cf. De la religion V, tr. citée, p. 120 sq.
30. Parmi mille autres satires de ce genre, cf. OC XIX, 199 : « Dans la somptueuse cathédrale,
voici le Très Révérend et Très Vénérable prédicateur secret et général de la Cour, le favori, l’élu du
grand monde ; il paraît devant un cercle choisi d’une élite choisie et il prêche avec émotion sur ce
texte qu’il a lui-même choisi : “Dieu a choisi ce qui est humble et méprisé” – et personne ne rit ! ».
31. Cf. OC XVI, 82-88.
32. OC XIX, 145 (L’Instant no 3).
Kierkegaard contre l’Église 203

s’en prend aux individus plutôt qu’aux structures parce que le problème est
religieux et se situe donc au niveau des individus : l’individu est aboli dans une
chrétienté qui trahit le christianisme, ce sont les individus (les prêtres) qui trahis-
sent, c’est au niveau des individus qu’il faut agir (les détacher de la masse, les
amener à devenir des individus) et agir par l’intermédiaire d’individus (Mynster
aurait dû représenter l’un d’eux, Kierkegaard en sera un).
Cette préoccupation exclusive explique l’indifférence politique qui accom-
pagne la position kierkegaardienne : l’article de mise au point de 1851 oppose
ainsi le souci réellement religieux de l’individu à la préoccupation politique concer-
nant la séparation de l’Église et de l’État. Il n’y a donc pas de thèse politique
parce qu’il y a une thèse religieuse. Si elle renvoie à une version stricte du « Rendez
à César ce qui lui appartient », si l’hétérogénéité radicale du politique et du
religieux 33 renvoie plus brutalement à la thèse d’une hétérogénéité radicale entre
le christianisme et le monde 34, elle vit ainsi de cette opposition centrale entre la
masse et le singulier, l’objectif et le subjectif : si combattre pour le christianisme
consiste à combattre pour (et au niveau de) l’individu, entrer sur le terrain poli-
tique serait se situer au lieu où il est impossible de le rencontrer : on y rencontre
au mieux un individu générique et conséquemment un christianisme de masse. Si
la massification est effectivement le mal, ce n’est pas au niveau de la masse où
s’exerce le jeu politique des forces que l’on interviendra, mais au niveau de l’indi-
vidu et de l’intériorité – lesquels ne peuvent être saisis, par définition, par aucun
moyen politique (le politique ne saisit que la masse).
L’indifférence au politique 35 tient ainsi au fait que le politique est lui-même
le lieu de l’indifférenciation – ce caractère entraînant rapidement chez Kierkegaard
l’assimilation du politique au social et, par conséquent le passage d’une critique
de « l’Église d’État » à celle de la « chrétienté établie » par l’intermédiaire d’une
critique de l’institution ecclésiale. La confusion de l’Église et de l’État ne constitue
pas en soi (c’est-à-dire directement) un problème religieux, mais le devient pour
autant qu’elle noie le point de vue réellement religieux (l’individu) dans l’indiffé-
renciation du christianisme de masse. Comment ? En soutenant une institution
pervertie : l’État nourrit (et par là corrompt) les agents eux-mêmes corrupteurs.

33. Cf. OC XVI, 79 : « La conception du religieux diffère du politique de toute la distance


du ciel (toto coelo) comme le point de départ et le but en cette matière en diffèrent de toute la
distance du ciel... » On notera avec intérêt cependant que ce même avant-propos semble donner au
religieux une vocation non pas a-politique, mais bien supra-politique : « Le religieux n’en est pas
moins la traduction transfigurée que l’éternité donne du plus beau rêve de la politique » (ibid.). Ce
rêve, c’est celui de l’égalité, que seul, selon Kierkegaard, le christianisme permet d’établir absolument.
34. OC XVII, 203 : « Le jour où le christianisme et le monde sont liés d’amitiés, le christia-
nisme est aboli ».
35. Que cette indifférence au politique ait elle-même valeur politique (soit conservatrice, soit
franchement réactionnaire), c’est ce qui est indéniable mais n’est pas précisément la question ici.
Mais c’est ce que montre en particulier l’aversion de Kierkegaard pour les révolutions de 1848. Les
années 1848-1849 le voient systématiquement insister sur l’opposition entre le point de vue religieux
et le point de vue politique.
204 Théologies politiques du Vormärz

C’est ainsi qu’il « rend le christianisme impossible 36 » : en satisfaisant l’instinct de


conservation des prêtres qui diffusent le poison.

Contre l’Église triomphante


Si le statut d’Église d’État est religieusement intenable 37, ce n’est donc pas
exactement l’Église d’État qui est attaquée – est-ce alors l’Église « tout court » ?
Le statut constitutionnel de l’Église ne fait que renforcer une logique perverse
qu’elle ne crée pas et qui relève en réalité de l’institution ecclésiale elle-même.
Car la stabilité de l’institution témoigne de l’accommodement même du christia-
nisme (donc sa trahison) à l’ordre et à la logique de la mondanité. L’Église d’État
n’est que le moment terminal d’une histoire de cet accommodement désastreux.
Le mal est déjà dans l’institution elle-même – au point que participer au culte
officiel est un péché.
L’institution est la religion établie, autrement dit elle a réalisé – et en est
elle-même le produit – la synthèse du religieux et des structures socio-politiques
qui organisent le monde, quand le christianisme est par essence opposition au
monde 38. Une telle effectivité a nécessité d’adapter le christianisme, ce qui revient
à le dénaturer en lui enlevant sa pointe essentielle : son hétérogénéité au mondain,
et le signe manifeste de cette hétérogénéité : la souffrance – de sorte que ceux qui
en relèvent éminemment le montre éminemment : leur existence, faite de tranquil-
lité d’âme et de douceur, témoigne qu’elle n’est pas chrétienne. A fortiori l’Église
d’État atteste de cette originelle inversion et confusion : « comme le christianisme
est exactement le contraire des royaumes de ce monde, l’hétérogénéité avec eux,
le défaut d’autorisation royale est un signe de plus grande vérité 39. » L’institution
a ainsi réalisé un effectif (historico-objectif) dépassement (abolition) de la contra-
diction qui constitue l’essence même du christianisme.
L’Église est alors dénoncée en tant qu’elle est triomphante. Car l’Église ne
peut être que militante – notion qui a été déterminée de manière décisive par
l’Exercice en christianisme –, elle doit tenir sa réalité objective de la contradiction
même de l’objectif et du subjectif qui constitue et alimente l’intériorité chrétienne
et le christianisme comme intériorité. Puisque le « christianisme [c’]est l’intériorité
triomphante 40 », son Église est nécessairement militante.
L’hégémonie de l’Église triomphante, sa substitution historique à l’Église
militante relève d’un dépassement de la subjectivité de la foi dans l’objectivité de
la religion instituée, elle réalise dans et par l’histoire le concept hégélien de religion,
dépassant-abolissant la contradiction inhérente entre le subjectif et l’objectif propre
à l’intériorité religieuse. Mais c’est aussi que l’institution obéit à – et simultanément

36. OC XIX, 101.


37. Pap. XI 2 A 414.
38. OC XIX, 166 : « Le christianisme du Nouveau Testament repose sur l’idée que l’on est
chrétien dans un rapport d’opposition ».
39. OC XIX, 150.
40. OC XVII, 255.
Kierkegaard contre l’Église 205

suscite – une logique de massification (qui produit la « chrétienté ») et ignore par


définition le point de vue de l’individu : elle est sociale, communautaire – quand
le christianisme véritable est affaire strictement personnelle et ne concerne que
l’intériorité : la vérité chrétienne isole au lieu de rassembler. L’Église est ainsi
l’abolition-dépassement du « moment » de l’individu, parce qu’elle réalise le dépas-
sement de la contradiction qui le définit.
Si l’intériorité religieuse (le christianisme authentique) est le mouvement par
lequel s’approfondit (au contraire de se résoudre) la tension constitutive du rapport
à l’Absolu et relève ainsi d’une dialectique qualitative, l’Église est au contraire la
médiation instituée dans le face à face constitutif de la subjectivité existante. Ce
n’est pas seulement qu’elle représente l’introduction d’une structure objective dans
un rapport qui ne peut être que strictement subjectif (de sujet à Sujet absolu) :
elle introduit un coin dans la catégorie – ultime du point de vue de l’existence –
du « seul devant Dieu » qui représente le degré absolu de l’individu (le Singulier).
Ainsi, non seulement fait-elle écran entre le sujet et l’Absolu, mais elle enraye la
progression du devenir chrétien, c’est-à-dire le processus de singularisation. Pis :
elle inverse ce processus, dans un devenir objectif qui aussi un passage au stade
de la masse. Une telle inversion est saisissable en particulier dans la destruction
mécanique des catégories propres à la foi qui sont les lieux même de la subjectivité
singulière : ainsi neutralise-t-elle la décision singulière (choisir la foi) qui est préci-
sément le saut vers le stade religieux et simultanément la pointe de la singulari-
sation.
La fausseté du chritianisme prêché par ses représentants est également due
à la logique (quantitative) de l’institution. Si l’institution est responsable en effet
de la diffusion de ce christianisme édulcoré, c’est parce qu’elle adapte dans une
véritable logique de marché ses moyens à cette fin illégitime (que tous soient
chrétiens) : il faut adoucir le christianisme pour séduire de nouveaux adeptes, il
faut « en rabattre », il faut montrer qu’on peut être chrétien « sans plus », sans
souffrance et sans renoncement. Ce qui est ôté par là, c’est précisément ce dont
l’Exercice en christianisme avait fait le préalable philosophiquement indispensable
à la foi : le scandale, le contenu du christianisme (c’est-à-dire le Christ lui-même)
comme objet de scandale.
Or la critique de l’édulcoration du « message chrétien », dénonciation
commune à tous les mouvements de Réveil, remonte plus loin. Car la logique de
la diffusion constitue la loi d’entropie de la vérité du christianisme par une alté-
ration de sa forme. L’ornementation pédante, niaise ou fade dont le prêtre affuble
sa présentation du christianisme, n’est en somme que la conséquence d’une alté-
ration fondamentale qui transforme le christianisme en doctrine, le faisant ainsi
passer dans l’élément du savoir, lequel neutralise décision et appropriation exis-
tentielle par le sujet singulier. On transmet ou diffuse un message direct, dans une
forme objective qui pour sa diffusion suppose sa généralité et vise la masse indis-
tincte, le « tous » et non le « chacun ». L’institution ne prêche pas, à proprement
parler, le christianisme : elle l’enseigne – et ainsi le pervertit. Car il n’est rien de
206 Théologies politiques du Vormärz

cela : il « n’est pas la doctrine, mais le Maître 41 » et le croyant ne « connaît » pas


le Christ mais l’imite (l’imitation est le mode religieux alternatif au mode de la
connaissance) 42. Il n’est pas un contenu à savoir, inclus dans le mouvement d’un
savoir (de l’)absolu, mais un mode de relation à l’absolu qui est un mode d’être,
caractérisé par un stade d’existence. De sorte qu’il ne concerne pas l’anonymat
de l’universel auditoire, mais le « chacun » dans le tous – car on n’existe que
singulièrement et non « en masse » et c’est cette exigence d’exister (seul devant
Dieu) que réclame le christianisme.
De ce fait la notion d’Église militante ne représente pas exactement une
alternative institutionnelle : c’est un concept subjectif et intensif, qui témoigne du
changement de perspective propre à la critique kierkegaardienne qui fait que
l’objectivité (sociale, institutionnelle, politique) est saisie et analysée du point de
vue de la subjectivité.

Contre la chrétienté comme fin de l’histoire


Cette perspective établie à partir de la subjectivité existante permet alors
d’observer le phénomène fondamental dont le lieu n’est ni l’Église d’État, ni même
le christianisme officiel de l’Église, mais la chrétienté : l’abolition du christianisme
comme dépassement du christianisme. La chrétienté est la réalité historique, empi-
rique et sociale du christianisme et sa nature témoigne de l’état du christianisme
effectif des contemporains. C’est une réalité matérielle ou plus précisément objec-
tive, autrement dit spatiale et temporelle : le temps présent et un « christianisme
géographique », dont la loi désastreuse et génératrice de faux stipule qu’il suffit
de naître dans un État chrétien pour être chrétien. La chrétienté est un état
statistique du christianisme, dont le seul critère est le nombre – c’est le critère de
l’objectivité – au détriment du critère de l’intensité qui mesure, au « dynamomètre
de la passion », le mode subjectif de la relation à l’Absolu et qui lui est inversement
proportionnel : « nous sommes, comme on dit, un peuple chrétien – mais chrétien
de telle sorte que pas un seul d’entre nous ne revêt le caractère du christianisme
du Nouveau Testament 43. » Un christianisme strictement passé et dissout dans
l’objectivité, un christianisme du culte, du baptême et de l’enregistrement sur les
listes des évêchés. Au Danemark, tout le monde est chrétien et cela se mesure
objectivement : « Nous avons, si l’on peut dire, une équipe complète d’évêques,
de doyens, de prêtres ; (...) Nous avons une collection complète d’églises, de
cloches, d’orgues, de troncs, de bourses, de tableaux, de corbillards 44 »... La
réduction au visible et à l’objectif n’est pas simplement une hypocrisie : elle est
destruction du christianisme, puisque le christianisme est subjectif et dans le secret
de l’intériorité.

41. Les Miettes philosophiques avaient fait de la doctrine un problème crucial.


42. Cf. Exercice en christianisme, OC XVII, 209 sq.
43. OC XIX, 38.
44. OC XIX, 37.
Kierkegaard contre l’Église 207

Autrement dit le terme ne recouvre pas seulement ce qu’est devenu le chris-


tianisme, il ne désigne pas seulement une terrifiante fin de l’histoire du christia-
nisme, un nihilisme achevé. La chrétienté est ce que devient le christianisme mais
aussi ce qui fait qu’il le devient – un devenir dont la caractéristique principale est
précisément d’abolir le devenir : elle est achèvement (catastrophique) de l’histoire
parce qu’elle est arrêt du devenir chrétien. Elle est à chaque instant le terme d’un
mouvement apocalyptique dans lequel le devenir-chrétien se pétrifie dans l’être-
chrétien (ou le lieu où le second est subrepticement substitué au premier), où il
devient état et non temporalité, immobilité et non mouvement (saut, reprise) : la
dénaturation réelle est une substantialisation. Et elle est le mécanisme de blocage
du devenir – plus précisément son annulation, car la chrétienté se caractérise par
le fait qu’on est chrétien. Un christianisme éléatique 45, ou plus précisément spino-
ziste auquel Schleiermacher aurait lui-même succombé 46 – tel est ce que signifie
en acte la chrétienté, dans la substitution de l’être au devenir.
Le terme qu’utilise la critique depuis l’Exercice en christianisme pour déter-
miner cette opération est : abolition. « L’ordre établi », comme qualité de la « chré-
tienté », n’est pas seulement le christianisme routinier d’une religion entrée
(fondue) dans les mœurs ; il n’est pas seulement non plus la structure politique
de l’institution ecclésiastique : étant précisément ce à quoi se heurtait le christia-
nisme primitif, ce qui persécutait le Christ, son identification avec celui-ci est le
signe effectif que la contradiction propre au christianisme 47 est levée ou dépassée.
La chrétienté est le terme dialectique (hégélien) dépassant le christianisme et relève
tout entière d’une philosophie hégélienne de l’histoire – plus précisément : elle
réalise cette histoire.
L’histoire du christianisme peut ainsi être interprétée d’un point de vue
simultanément hégélien et contre-hégélien : elle est effectivement le processus qui
lève médiatement les contradictions et par là dépasse le « moment » de la subjec-
tivité singulière, c’est-à-dire dépasse le moment de la foi, mais ce dépassement, au
contraire de réaliser la vérité du christianisme, révèle un régime d’entropie de la
vérité (exact inverse du mouvement spéculatif qui mène à l’Esprit absolu) 48, puis-
que l’essence du christianisme repose sur la contradiction.
Or dans ce cadre, le hégélianisme, en tant que fait historique (et culturel),
est lui-même partie prenante du processus. Ce n’est guère la position hégélienne
au sujet des rapports de l’Église et de l’État qui est en question, mais bien plutôt
une philosophie de la religion, relevant d’une philosophie spéculative de l’Absolu,
qui participe elle-même à cette histoire, à titre de cause et de moteur. Car l’histoire

45. C’est La répétition qui se charge, entre autre, de dénoncer l’éléatisme auquel la philosophie
hégélienne condamne la pensée du religieux.
46. Pap. XII A 416 : « L’erreur de la dogmatique de Schleiermacher, c’est qu’au fond la
religiosité est toujours pour lui un état, elle est, il représente tout en ‘être’, c’est du spinozisme. »
47. Kierkegaard oppose la piété militante propre au christianisme à la « piété en paix » qui
selon lui serait la caractéristique du judaïsme. Cf. OC XVII, 236.
48. Que la vérité soit « au début », et non « à la fin », correspond, selon Kierkegaard, au
point de vue strictement chrétien : accepter dans la religion le point de vue spéculatif aboutirait à
concevoir que le christianisme est « plus vrai » à la fin de son histoire qu’au début, ce qui est
chrétiennement absurde et nie le principe d’égalité devant le Christ. L’histoire (dont le procès est
cumulatif et quantitatif, relevant de l’ordre du savoir objectif) n’ajoute rien.
208 Théologies politiques du Vormärz

n’est pas seulement le processus de massification par lequel l’individu singulier


est « relevé » dans la génération et le général ; elle n’est pas seulement le processus
de constitution de la religion qui lève la contradiction (centre du devenir chrétien)
entre le sujet de la foi et le monde. Ces dépassements relèvent en fin de compte
d’une métaphysique spéculative de la religion : le moment de la foi y est effecti-
vement (historiquement) dépassé, étant métaphysiquement rapporté au processus
du savoir de l’Esprit par lui-même, lequel lève la contradiction entre le sujet fini
de la foi et son objet infini mais aussi la contradiction au sein de « l’objet de la
foi » lui-même (l’Absolu comme « l’Homme-Dieu », comme « signe de contradic-
tion 49 ») qui faisait pour Kierkegaard l’essence du christianisme 50 : la foi est un
moment dans le système du savoir, l’opposition de la double nature du Christ un
moment de l’Absolu pour le savoir philosophique, lieu de la fluidité du concept,
point de vue de l’Absolu lui-même pour lequel toute contradiction est levée
(théocentrisme). Le christianisme est aboli par la chrétienté en tant que la chré-
tienté est l’activité même du hégélianisme : la chrétienté est d’essence spéculative.
Le dépassement de la foi n’y est pas seulement pensé – il y est effectif. Ou plutôt
il est effectif parce que pensé. La chrétienté est au sens strict un produit philoso-
phique, réalisation historique du hégélianisme et si l’histoire objective du christia-
nisme, dont la chrétienté est le résultat, est en effet spéculative – en cela Hegel a
raison –, c’est que le discours hégélien est performatif : il réalise ce qu’il décrit.
Il suffit de le tenir pour le rendre vrai (effectif). La chrétienté, c’est croire non
au Christ, mais à Hegel.

De l’histoire à l’instant
Dans cette histoire, la polémique doit introduire un coin qui ne consiste pas
à la « casser en deux », mais à la dissoudre au profit d’une temporalité autre,
relevant de l’existence singulière. La lutte contre l’Église relève donc bien d’une
philosophie de l’existence qui décèle la temporalité réelle sous son recouvrement
par l’histoire objective. Événement lui-même historique, elle consiste paradoxale-
ment dans la contestation de l’histoire, car le hégélianisme en acte a fait de l’histoire
une tunique de Nessus jetée sur les épaules du christianisme et qui en dévore les
chairs. La christianité, opposée à l’essence historico-spéculative de la chrétienté,
doit donc être le « lieu » (au niveau de la subjectivité existante) d’une annulation
de l’histoire et d’une libération du devenir chrétien. Défaire l’histoire du christia-
nisme consiste donc revenir à un christianisme primitif authentique – en tant que
la chrétienté est classiquement tenue pour son état dégénéré – mais surtout à

49. Cf. Exercice en christianisme, OC XVII, 115 sq.


50. Le « moment » kierkegaardien, hégéliennement compris, est le moment de la double
contradiction, ou de la contradiction redoublée (ce que l’auteur du Post-Scriptum nomme le « para-
doxe absolu », autrement dit le paradoxe redoublé) : la différence entre le sujet de la foi et son objet
(propre au régime de la croyance, c’est le paradoxe simple du régime « socratique » de rapport à la
vérité) est redoublée par la différence au sein de l’objet de la foi lui-même (le Christ est « signe de
contradiction »).
Kierkegaard contre l’Église 209

défaire le concept même d’histoire 51. Plus précisément, c’est en annulant le carac-
tère principiel de l’histoire pour une philosophie de la foi (et non de la religion)
que l’idée d’un christianisme primitif revêtira son véritable sens religieux : il n’est
pas un moment de l’histoire (le réactualiser serait absurde), mais une position du
devenir chrétien – celle de la contemporanéité avec le Christ dont l’Exercice en
christianisme avait fait la catégorie centrale de la foi et que L’Instant reprendra
significativement 52. La catégorie de contemporanéité est le véritable levier pour
soulever la totalité de l’histoire, comme la catégorie de l’individu était le foret qui
en perçait la couche objective et quantitative, et comme la dialectique qualitative
en brisait la logique spéculative. Cette annulation de l’histoire par la contempo-
ranéité est la réintroduction de la temporalité réelle du devenir – une relance de
« l’histoire » au seul niveau où elle est réelle : une histoire de la subjectivité.
Le paradoxe est alors que la dénonciation de l’état historique du christia-
nisme annule ce constat lui-même : si l’histoire n’ajoute rien à la vérité du chris-
tianisme, il faut considérer également qu’elle n’y retranche rien. La dégénérescence
est effective, historique, mais, parce qu’elle relève justement de l’histoire objective,
elle devrait en un sens être considérée comme rien : aussi, du point de vue du
christianisme, la chrétienté n’est-elle rien en elle-même, ce que signifient très exac-
tement les termes de « faux » ou de « fiction » employés par Kierkegaard pour la
désigner 53.
Mais ce qui est pur non-être au regard de la vérité chrétienne (et de la
temporalité réelle) a la puissance d’anéantir l’être réel, la subjectivité existante et
son devenir, dans un devenir objectif que dénonçait déjà le Post-Scriptum : la
chrétienté doit donc être conçue comme un certain état de la subjectivité existante,
phénomène historique qui n’a pourtant de sens que dans le cadre d’une contre-
histoire fondée sur la contemporanéité et le devenir subjectif.
Quel est alors le temps de la polémique ? Quelle est la consistance, justement,
de cet instant historique ? La publication de L’Instant exilait en quelque sorte son
auteur dans le pays de l’histoire objective : il la rencontrait, cette histoire, à un
point du temps – l’Instant. Cette montée à la surface peut être considérée comme
un véritable sacrifice, non pas seulement parce que Kierkegaard s’y expose à
découvert et lutte seul contre tous : le véritable martyre est en définitive que,
englué désormais dans l’instant historique, il se livrait de lui-même à la puissance
mortifère de l’histoire. La polémique le rendait historico-objectif : « agir dans
l’instant 54 », c’était se livrer au devenir objectif, se faire historique – entrer dans

51. Un tel christianisme primitif ne peut se comprendre qu’à partir des analyses des Miettes
philosophiques portant sur la notion de disciple (de première, de seconde main).
52. Cf. OC XIX, 253-258.
53. Cf. OC XIX, 133. Kierkegaard remarque ainsi que les adversaires du christianisme ont
raison de le dénoncer comme une pure illusion – s’ils le confondent avec le christianisme de la
chrétienté. La critique anthropologique d’un Feuerbach est ainsi parfaitement juste. Sur la lecture
attentive et favorable de Feuerbach par Kierkegaard, cf. H.-B. Vergote, Sens et répétition, t. 2, Paris,
Cerf/Orante, 1982 et plus récemment l’article de Hélène Politis, « Le redoublement chrétien selon
Feuerbach et Kierkegaard”, Nordiques 10 (2006).
54. Cf. OC XIX, 98 : « Je suis ainsi un homme dont il est vraiment certain qu’il n’a pas le
moindre désir d’agir dans l’instant. »
210 Théologies politiques du Vormärz

l’ordre hégélien de l’histoire sans même plus les secours d’une philosophie de
l’existence. La nullité historique n’est pas sans dommage : elle ne signifie pas
seulement, superficiellement, l’insignifiance de celui qu’elle recouvre, mais d’abord
et fondamentalement l’abolition de la subjectivité. En ce sens, on aurait philoso-
phiquement raison de ne voir dans cette polémique finale qu’une anecdote histo-
rique, un point insignifiant dans l’histoire mondiale : c’était l’affaire d’un instant,
presque aussitôt dépassé. De ce point de vue, que l’attaque finale contre l’Église
ne soit que l’achèvement d’une philosophie du devenir chrétien, qu’elle relève
même d’une continuité stratégique et méthodologique avec le reste de l’œuvre, ne
change rien : l’écriture pamphlétaire est un acte d’abdication philosophique, si l’on
identifie le philosophe au penseur subjectif. Ce n’est pas le fait qu’elle relève d’une
communication directe, qui est en jeu : c’est son caractère historique (instantané).
Mais la définition physico-objective de l’instant dans le temps – et cette
définition est aussi valable pour le cours de l’histoire mondiale, laquelle n’est en
réalité rien d’autre qu’une histoire naturelle – pouvait être concurrencée par une
définition intensive et dialectique produite à partir de l’existence subjective. L’Ins-
tant – le pamphlet –, s’il voue son auteur à l’instant physico-historique, est aussi
ancré au plus profond d’une pensée du devenir réel, vitalement relié au temps
consistant du devenir chrétien parce qu’il est indissociable de la contemporanéité :
juste après le no 2 de L’Instant, Kierkegaard publie un opuscule de quelques
feuillets intitulé Comment Christ juge le christianisme officiel – c’est dire si le temps
de la polémique est simultanément celui de la contemporanéité. Mais cette contem-
poranéité, qu’on pourrait dire ici, et seulement ici, de combat, engage la produc-
tion d’un temps tout autre, car l’éternité y est brusquement introduite. Dans une
note qui précède de quelques années la lutte finale contre l’Église, Kierkegaard
notait : « ce dont le temps a besoin, au sens le plus profond, s’exprime purement
et simplement d’un seul mot : l’éternité. Le malheur de notre temps, c’est juste-
ment d’être exclusivement devenu “le temps” 55 » Quelques années plus tard, L’Ins-
tant prétendait ainsi percer la couche de l’histoire qui en même temps l’absorbait
fatalement – seul moyen de ne pas faire s’éteindre la virulence de l’imprécation,
tout en vouant son auteur à une disparition instantanée. Loin donc de marquer
un effondrement ou une rupture par rapport au reste de l’œuvre, L’Instant four-
nissait la possibilité pour toute l’œuvre qui l’avait précédé, en l’ancrant (par l’éter-
nité) à son extrémité au temps présent, de se relancer, car, dit le supplément du
no 1, « il me faut dire en un sens de tout mon travail antérieur que son heure
n’est pas encore venu 56 ». Formidable inversion du temps de l’œuvre à partir du
point de l’instant, donnant à la parole de son auteur, à partir de son engloutisse-
ment même, un temps qui commençait à l’instant. « D’un vivant, on peut toujours
savoir avec certitude que son discours prendra fin (...), mais une fois qu’un mort
(...) a commencé cette chose insolite de crier, comment parvenir à lui fermer la
bouche 57 ? »

55. OC XVI, 80.


56. OC XIX 109.
57. Pap. X 3 A 4.

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