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8 | 2008
Théologies politiques du Vormärz
Vincent Delecroix
Éditeur
CNRS Éditions
Référence électronique
Vincent Delecroix, « Kierkegaard contre l’Église. Un combat contre l’histoire », Revue germanique
internationale [En ligne], 8 | 2008, mis en ligne le 30 octobre 2011, consulté le 30 septembre 2016.
URL : http://rgi.revues.org/386 ; DOI : 10.4000/rgi.386
Vincent Delecroix
1. On pourrait dire en effet que les imprécations contre la chrétienté ne sont pas sans écho
rhétorique avec les « imprécations contre le christianisme » de L’Antéchrist.
2. Cf. Gregor Malantschuk, Frihed og eksistens. Studien i Søren Kierkegaard tænkning, Køben-
havn, Reitzel, 1980, p. 11-19. C’est une fois encore l’explication pathologique de « l’écharde dans la
chair » qu’évoquait Kierkegaard de manière insistante et non strictement religieuse (paulinienne). En
France Henri-Bernard Vergote a montré avec netteté l’enjeu idéologique et philosophique de cette
pathologisation et, au contraire, l’importance de ce dernier épisode de la vie de Kierkegaard. Cf.
H.-B. Vergote, Lectures philosophiques de Søren Kierkegaard. Kierkegaard chez ses contemporains
danois, Paris, PUF, 1993. Le goût pour la polémique est cependant indéniable : il est reconnu par
l’auteur de L’Instant lui-même. Cf. Søren Kierkegaard, Œuvres complètes, trad. P.-H. Tisseau et
E.-M. Jacquet-Tisseau, Paris, Orante, 1966-1986 (OC), t. XIX, p. 97.
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profit d’une dénonciation tous azimuts qui visait au premier chef les tenants de
l’institution ecclésiastique : L’Instant, dont les dix numéros concentrent l’attaque,
ne relève pas de la réflexion, mais de l’action circonstancielle motivée par une
urgence historique ; l’écriture, tout entière absorbée par sa fonction stratégique,
bannit le penseur 3 – autrement dit Kierkegaard cesse d’y être celui que son œuvre
a bâti. Elle ne représente peut-être plus, dès lors, qu’une anecdote historique : au
mieux, il ne s’agirait que du cas, par ailleurs exemplaire, d’un anticléricalisme
religieux qui a, dans l’histoire du protestantisme des XVIIIe et XIXe siècles, de
nombreux échos bien connus.
Si l’extrême violence, en effet, les procédés de stigmatisation, l’insulte même 4,
peuvent surprendre, leur motif, quant à lui, surprend moins. Ne peut-on entendre,
dans cette attaque contre l’Église d’État et contre l’institution elle-même, le proche
écho des mouvements de Réforme radicale et des mouvements de Réveil dont
l’influence, débordant le monde de langue germanique, s’exerce assez largement
au Danemark et dont l’atmosphère, celle du piétisme des frères moraves en parti-
culier, a pu environner l’austère éducation religieuse de Kierkegaard ? 5 Dénon-
ciation du lien contre nature entre la religion et le politique (confusion théolo-
gico-politique), thèse religieuse de l’émancipation de l’Église par rapport à l’État,
critique de l’institution au profit d’une structure de type congrégationnaliste ou
sectaire, aspiration à un christianisme primitif, dénonciation de la richesse de
l’Église et de sa mollesse doctrinale, tout ceci se retrouverait plus ou moins expli-
citement dans la polémique kierkegaardienne – sans parler de son christianisme
austère et souffrant et d’un prétendu irrationalisme religieux, sans parler même
de ce qui constitue, au dire de son auteur lui-même, le centre de toute l’œuvre :
la catégorie du « devenir chrétien », opposée à l’être chrétien 6, qui fait de l’individu
la catégorie centrale du christianisme et entraîne naturellement une tension, dans
la conception de la religion, avec l’institution. C’est surtout le statut de l’adversaire
qui focalise l’attention : une Église d’État 7, avec ses grandeurs d’institution, clair
travail qui met en place les vocables dont la polémique usera ad libitum : « chré-
tienté » (versus « christianité »), « ordre établi », « christianisme officiel », « Église
triomphante » (versus « Église militante ») ; c’est encore lui qui aura établi le sens
du constat historique, concentré en une formule, une thèse qui ressemble fort à
une antienne, à partir de laquelle se déclenche l’attaque directe : la chrétienté a
aboli le christianisme. Aussi l’attaque va-t-elle chercher ses racines jusque dans la
philosophie de l’existence elle-même, une philosophie qui, se donnant à l’origine
pour tâche de dénouer les liens du christianisme avec la « spéculation » pour
penser la foi, propose une autre philosophie de la religion 13. La polémique de ces
deux années 1854-1855 n’est ni purement circonstancielle ni simplement sympto-
matique d’un certain état de la conscience religieuse protestante à cette époque :
elle recouvre des enjeux philosophiques d’importance, parce qu’elle est en réalité
le point d’achèvement d’une philosophie de la religion. La polémique est le point
contingent – un instant – où la philosophie kierkegaardienne du religieux vient
heurter l’histoire objective dans un mouvement inhérent à cette pensée même.
Le fait de traiter explicitement de la question des rapports entre l’Église et
l’État indique certainement un tournant (une radicalisation), en particulier par
rapport à la position d’un principe d’indifférence au politique rappelé notamment
dans un article de 1851 14. Mais ce tournant lui-même ne se comprend que dans
la perspective d’une critique plus vaste. Que signifie exactement que la chrétienté
a aboli le christianisme ? En interrogeant ce qui apparaît dans l’Exercice en chris-
tianisme comme la traduction du terme hégélien Aufhebung – « l’abolition » –, on
pourra parvenir à découvrir à la fois ce fond philosophique et les enjeux réels de
la lutte, au point que celle-ci pourrait être comprise en définitive comme une lutte
contre l’histoire elle-même, dont le concept est devenu central dans une philoso-
phie de la religion d’inspiration hégélienne.
La thèse philosophique qui l’alimente s’établit en effet sur l’opposition du
christianisme à l’histoire, ou plus précisément à l’histoire objective (ce que Kier-
kegaard peut appeler « l’historico-mondial »). Défaire la confusion théologico-
politique signifie certes défaire ce qu’a fait l’histoire. Mais le christianisme primitif
auquel semble tendre un tel mouvement n’est pas tant un état historique qu’une
définition philosophico-religieuse du christianisme reposant sur une philosophie
de l’existence (et du devenir chrétien) et qui a pour nom la christianité 15, opposée
à la chrétienté historique. Il ne s’agit donc pas pour Kierkegaard de simplement
dénoncer l’état historique du christianisme à son époque, lequel est une trahison 16,
13. Qu’elle ait généré une autre théologie, on le voit suffisamment chez Barth ou Bultmann.
14. Cf. OC XVII, 251 sq. Nous reviendrons sur cet article. Dans son étude sur ce sujet,
Frédéric Rognon s’en tient trop, à l’inverse, à l’article dans lequel Kierkegaard marque son indiffé-
rence à la question de la Séparation, et semble négliger l’évolution de celui-ci à ce sujet. Cf. F. Rognon,
« Søren Kierkegaard face à l’Église d’État », Nordiques 10 (2006).
15. Sur cette traduction du terme danois « det Christelige », voir H.-B. Vergote, Lectures
philosophiques de Søren Kierkegaard, op. cit.
16. Cette trahison du christianisme dans la chrétienté historique nécessite à son tour des
traîtres. C’est ainsi que Kierkegaard peut entendre sa propre position. Cf. Papierer XII A 163 : « ce
dont le christianisme a besoin, très certainement, c’est de traîtres ».
Kierkegaard contre l’Église 199
La polémique
L’élément déclencheur de l’attaque finale est la mort de l’Évêque Mynster,
primat du Danemark, figure nationale respectée et influente, mais aussi ami
personnel du père de Kierkegaard. Ce dernier a entretenu avec lui des rapports
profonds, constants, presque filiaux, mais ambivalents et de plus en plus critiques,
car la figure tutélaire s’est révélée défaillante : Mynster n’a pas su, alors que sa
position éminente (au moins institutionnellement) lui en faisait un devoir, redresser
le christianisme ; il n’a pas su, du moins, reconnaître que le christianisme prêché
dans la chrétienté par ses pasteurs n’avait rien de chrétien 18 et n’était qu’un
accommodement à la mondanité, un adoucissement qui le dénaturait – il aurait
ainsi joué une partie complémentaire (institutionnelle) de celle que jouait Kierke-
gaard comme « penseur privé », « sans autorité » ou « poète du religieux ».
On remarquera que Kierkegaard ne vise pas ici l’institution elle-même :
l’Église, pour se régénérer, n’a pas besoin d’une réforme (encore moins d’une
révolution) de structures, car elle doit se régénérer de l’intérieur – plus précisément
ce n’est que de l’intérieur, parce que le christianisme est intériorité, qu’elle peut
se régénérer. Rien, d’une certaine manière, dans ses structures objectives n’y fait
obstacle : elles sont très exactement indifférentes, car le christianisme est l’intério-
rité et le subjectif, et l’objectif (en l’occurrence la forme institutionnelle) n’y a ou
ne devrait y avoir aucune part. Ce n’est, si l’on peut dire, qu’une question de
personne, parce que le christianisme est lui-même centré sur l’individu.
Si la figure de Mynster est de plus en plus représentative à ses yeux de
l’accommodement du christianisme au mondain, Kierkegaard aura néanmoins
voulu « l’épargner » jusqu’à la fin. Le déclenchement des hostilités directes survient
17. Au-delà donc de l’historicisme d’un Strauss, par ailleurs lui-même stigmatisé. C’est sur
l’histoire spéculative que porte le fond de la critique.
18. Cf. OC XIX, 30 : « L’évêque Mynster aurait en fin de compte dû avouer au peuple en
toute franchise et le plus solennellement possible qu’il avait représenté non pas le christianisme du
Nouveau testament, mais – si l’on veut, un pieux adoucissement, une atténuation largement entourée
d’illusions. »
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nourrir les prêtres 27. Car la confusion théologico-politique n’est pourtant pas sans
effets. Mais on ne pourra manquer de remarquer que, plus encore que la notion,
autrement dit la construction théologico-politique d’« Église d’État », ce sont ses
représentants qui sont visés, leur état moral et religieux. En plaçant d’emblée
l’accent sur les individus plutôt que sur l’institution elle-même, l’attaque répond
à la conception que se fait Kierkegaard du christianisme et au nom de laquelle il
attaque : toute analyse critique ne peut se faire que du point de vue de l’individu 28.
Et la catégorie de l’individu ne sera pas seulement utilisée comme un point de
vue perspectif, mais comme critère d’évaluation : ce que devient l’individu dans
la chrétienté historique permet de juger du degré de christianisme de celle-ci.
Non pas d’abord (ou pas essentiellement) « l’Église d’État », donc, mais les
pasteurs-fonctionnaires, et les « grands » (Mynster, Martensen), dont le christia-
nisme est irrémédiablement gâté par les privilèges et le confort que leur accorde
la confusion théologico-politique. La critique se porte sur l’effet pervers que le
statut politique de l’Église produit sur la « christianité » (le degré de christianisme
authentique) de ses représentants – et par voie de conséquence de l’ensemble des
fidèles. Une Église d’État est mauvaise parce qu’elle amollit nécessairement le
christianisme. La dénonciation ne porte pas sur une éventuelle politisation de
l’Église 29, mais sur la routinière sécurité que l’État lui assure. Et le fait qu’il salarie
les prêtres induit une mécanique perverse privilégiant l’indifférence au qualitatif
(peu importe l’authenticité du christianisme des fidèles) au profit du quantitatif
(pourvu qu’il y en ait beaucoup). Lui-même amolli par ce confort, le prêtre n’a
guère d’intérêt à rappeler les exigences effroyables d’un christianisme authentique
qui ferait fuir le plus grand nombre – et quand bien même il rappellerait ces
exigences, sa propre vie démentirait honteusement ce qu’il prêche 30 – et le mettrait
en délicatesse avec l’institution qui le veut « efficace ». De plus en plus de chré-
tiens, donc, et des chrétiens de moins en moins chrétiens.
Cette opposition entre logique quantitative (nombre) et logique qualitative
(intensité) ordonne depuis le début l’analyse critique du devenir chrétien ; elle se
radicalise – « la foule, c’est le mensonge 31 » – et structure toute la polémique
directe contre l’Église, car celle-ci organise la prééminence idéologique de la masse
et l’abolition de l’individu. Tel est le véritable effet de la confusion théologico-
politique : faire passer le qualitatif (christianisme) dans le quantitatif (l’État), car
l’État, c’est le nombre tandis que le christianisme, c’est l’individu 32. Kierkegaard
s’en prend aux individus plutôt qu’aux structures parce que le problème est
religieux et se situe donc au niveau des individus : l’individu est aboli dans une
chrétienté qui trahit le christianisme, ce sont les individus (les prêtres) qui trahis-
sent, c’est au niveau des individus qu’il faut agir (les détacher de la masse, les
amener à devenir des individus) et agir par l’intermédiaire d’individus (Mynster
aurait dû représenter l’un d’eux, Kierkegaard en sera un).
Cette préoccupation exclusive explique l’indifférence politique qui accom-
pagne la position kierkegaardienne : l’article de mise au point de 1851 oppose
ainsi le souci réellement religieux de l’individu à la préoccupation politique concer-
nant la séparation de l’Église et de l’État. Il n’y a donc pas de thèse politique
parce qu’il y a une thèse religieuse. Si elle renvoie à une version stricte du « Rendez
à César ce qui lui appartient », si l’hétérogénéité radicale du politique et du
religieux 33 renvoie plus brutalement à la thèse d’une hétérogénéité radicale entre
le christianisme et le monde 34, elle vit ainsi de cette opposition centrale entre la
masse et le singulier, l’objectif et le subjectif : si combattre pour le christianisme
consiste à combattre pour (et au niveau de) l’individu, entrer sur le terrain poli-
tique serait se situer au lieu où il est impossible de le rencontrer : on y rencontre
au mieux un individu générique et conséquemment un christianisme de masse. Si
la massification est effectivement le mal, ce n’est pas au niveau de la masse où
s’exerce le jeu politique des forces que l’on interviendra, mais au niveau de l’indi-
vidu et de l’intériorité – lesquels ne peuvent être saisis, par définition, par aucun
moyen politique (le politique ne saisit que la masse).
L’indifférence au politique 35 tient ainsi au fait que le politique est lui-même
le lieu de l’indifférenciation – ce caractère entraînant rapidement chez Kierkegaard
l’assimilation du politique au social et, par conséquent le passage d’une critique
de « l’Église d’État » à celle de la « chrétienté établie » par l’intermédiaire d’une
critique de l’institution ecclésiale. La confusion de l’Église et de l’État ne constitue
pas en soi (c’est-à-dire directement) un problème religieux, mais le devient pour
autant qu’elle noie le point de vue réellement religieux (l’individu) dans l’indiffé-
renciation du christianisme de masse. Comment ? En soutenant une institution
pervertie : l’État nourrit (et par là corrompt) les agents eux-mêmes corrupteurs.
45. C’est La répétition qui se charge, entre autre, de dénoncer l’éléatisme auquel la philosophie
hégélienne condamne la pensée du religieux.
46. Pap. XII A 416 : « L’erreur de la dogmatique de Schleiermacher, c’est qu’au fond la
religiosité est toujours pour lui un état, elle est, il représente tout en ‘être’, c’est du spinozisme. »
47. Kierkegaard oppose la piété militante propre au christianisme à la « piété en paix » qui
selon lui serait la caractéristique du judaïsme. Cf. OC XVII, 236.
48. Que la vérité soit « au début », et non « à la fin », correspond, selon Kierkegaard, au
point de vue strictement chrétien : accepter dans la religion le point de vue spéculatif aboutirait à
concevoir que le christianisme est « plus vrai » à la fin de son histoire qu’au début, ce qui est
chrétiennement absurde et nie le principe d’égalité devant le Christ. L’histoire (dont le procès est
cumulatif et quantitatif, relevant de l’ordre du savoir objectif) n’ajoute rien.
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De l’histoire à l’instant
Dans cette histoire, la polémique doit introduire un coin qui ne consiste pas
à la « casser en deux », mais à la dissoudre au profit d’une temporalité autre,
relevant de l’existence singulière. La lutte contre l’Église relève donc bien d’une
philosophie de l’existence qui décèle la temporalité réelle sous son recouvrement
par l’histoire objective. Événement lui-même historique, elle consiste paradoxale-
ment dans la contestation de l’histoire, car le hégélianisme en acte a fait de l’histoire
une tunique de Nessus jetée sur les épaules du christianisme et qui en dévore les
chairs. La christianité, opposée à l’essence historico-spéculative de la chrétienté,
doit donc être le « lieu » (au niveau de la subjectivité existante) d’une annulation
de l’histoire et d’une libération du devenir chrétien. Défaire l’histoire du christia-
nisme consiste donc revenir à un christianisme primitif authentique – en tant que
la chrétienté est classiquement tenue pour son état dégénéré – mais surtout à
défaire le concept même d’histoire 51. Plus précisément, c’est en annulant le carac-
tère principiel de l’histoire pour une philosophie de la foi (et non de la religion)
que l’idée d’un christianisme primitif revêtira son véritable sens religieux : il n’est
pas un moment de l’histoire (le réactualiser serait absurde), mais une position du
devenir chrétien – celle de la contemporanéité avec le Christ dont l’Exercice en
christianisme avait fait la catégorie centrale de la foi et que L’Instant reprendra
significativement 52. La catégorie de contemporanéité est le véritable levier pour
soulever la totalité de l’histoire, comme la catégorie de l’individu était le foret qui
en perçait la couche objective et quantitative, et comme la dialectique qualitative
en brisait la logique spéculative. Cette annulation de l’histoire par la contempo-
ranéité est la réintroduction de la temporalité réelle du devenir – une relance de
« l’histoire » au seul niveau où elle est réelle : une histoire de la subjectivité.
Le paradoxe est alors que la dénonciation de l’état historique du christia-
nisme annule ce constat lui-même : si l’histoire n’ajoute rien à la vérité du chris-
tianisme, il faut considérer également qu’elle n’y retranche rien. La dégénérescence
est effective, historique, mais, parce qu’elle relève justement de l’histoire objective,
elle devrait en un sens être considérée comme rien : aussi, du point de vue du
christianisme, la chrétienté n’est-elle rien en elle-même, ce que signifient très exac-
tement les termes de « faux » ou de « fiction » employés par Kierkegaard pour la
désigner 53.
Mais ce qui est pur non-être au regard de la vérité chrétienne (et de la
temporalité réelle) a la puissance d’anéantir l’être réel, la subjectivité existante et
son devenir, dans un devenir objectif que dénonçait déjà le Post-Scriptum : la
chrétienté doit donc être conçue comme un certain état de la subjectivité existante,
phénomène historique qui n’a pourtant de sens que dans le cadre d’une contre-
histoire fondée sur la contemporanéité et le devenir subjectif.
Quel est alors le temps de la polémique ? Quelle est la consistance, justement,
de cet instant historique ? La publication de L’Instant exilait en quelque sorte son
auteur dans le pays de l’histoire objective : il la rencontrait, cette histoire, à un
point du temps – l’Instant. Cette montée à la surface peut être considérée comme
un véritable sacrifice, non pas seulement parce que Kierkegaard s’y expose à
découvert et lutte seul contre tous : le véritable martyre est en définitive que,
englué désormais dans l’instant historique, il se livrait de lui-même à la puissance
mortifère de l’histoire. La polémique le rendait historico-objectif : « agir dans
l’instant 54 », c’était se livrer au devenir objectif, se faire historique – entrer dans
51. Un tel christianisme primitif ne peut se comprendre qu’à partir des analyses des Miettes
philosophiques portant sur la notion de disciple (de première, de seconde main).
52. Cf. OC XIX, 253-258.
53. Cf. OC XIX, 133. Kierkegaard remarque ainsi que les adversaires du christianisme ont
raison de le dénoncer comme une pure illusion – s’ils le confondent avec le christianisme de la
chrétienté. La critique anthropologique d’un Feuerbach est ainsi parfaitement juste. Sur la lecture
attentive et favorable de Feuerbach par Kierkegaard, cf. H.-B. Vergote, Sens et répétition, t. 2, Paris,
Cerf/Orante, 1982 et plus récemment l’article de Hélène Politis, « Le redoublement chrétien selon
Feuerbach et Kierkegaard”, Nordiques 10 (2006).
54. Cf. OC XIX, 98 : « Je suis ainsi un homme dont il est vraiment certain qu’il n’a pas le
moindre désir d’agir dans l’instant. »
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l’ordre hégélien de l’histoire sans même plus les secours d’une philosophie de
l’existence. La nullité historique n’est pas sans dommage : elle ne signifie pas
seulement, superficiellement, l’insignifiance de celui qu’elle recouvre, mais d’abord
et fondamentalement l’abolition de la subjectivité. En ce sens, on aurait philoso-
phiquement raison de ne voir dans cette polémique finale qu’une anecdote histo-
rique, un point insignifiant dans l’histoire mondiale : c’était l’affaire d’un instant,
presque aussitôt dépassé. De ce point de vue, que l’attaque finale contre l’Église
ne soit que l’achèvement d’une philosophie du devenir chrétien, qu’elle relève
même d’une continuité stratégique et méthodologique avec le reste de l’œuvre, ne
change rien : l’écriture pamphlétaire est un acte d’abdication philosophique, si l’on
identifie le philosophe au penseur subjectif. Ce n’est pas le fait qu’elle relève d’une
communication directe, qui est en jeu : c’est son caractère historique (instantané).
Mais la définition physico-objective de l’instant dans le temps – et cette
définition est aussi valable pour le cours de l’histoire mondiale, laquelle n’est en
réalité rien d’autre qu’une histoire naturelle – pouvait être concurrencée par une
définition intensive et dialectique produite à partir de l’existence subjective. L’Ins-
tant – le pamphlet –, s’il voue son auteur à l’instant physico-historique, est aussi
ancré au plus profond d’une pensée du devenir réel, vitalement relié au temps
consistant du devenir chrétien parce qu’il est indissociable de la contemporanéité :
juste après le no 2 de L’Instant, Kierkegaard publie un opuscule de quelques
feuillets intitulé Comment Christ juge le christianisme officiel – c’est dire si le temps
de la polémique est simultanément celui de la contemporanéité. Mais cette contem-
poranéité, qu’on pourrait dire ici, et seulement ici, de combat, engage la produc-
tion d’un temps tout autre, car l’éternité y est brusquement introduite. Dans une
note qui précède de quelques années la lutte finale contre l’Église, Kierkegaard
notait : « ce dont le temps a besoin, au sens le plus profond, s’exprime purement
et simplement d’un seul mot : l’éternité. Le malheur de notre temps, c’est juste-
ment d’être exclusivement devenu “le temps” 55 » Quelques années plus tard, L’Ins-
tant prétendait ainsi percer la couche de l’histoire qui en même temps l’absorbait
fatalement – seul moyen de ne pas faire s’éteindre la virulence de l’imprécation,
tout en vouant son auteur à une disparition instantanée. Loin donc de marquer
un effondrement ou une rupture par rapport au reste de l’œuvre, L’Instant four-
nissait la possibilité pour toute l’œuvre qui l’avait précédé, en l’ancrant (par l’éter-
nité) à son extrémité au temps présent, de se relancer, car, dit le supplément du
no 1, « il me faut dire en un sens de tout mon travail antérieur que son heure
n’est pas encore venu 56 ». Formidable inversion du temps de l’œuvre à partir du
point de l’instant, donnant à la parole de son auteur, à partir de son engloutisse-
ment même, un temps qui commençait à l’instant. « D’un vivant, on peut toujours
savoir avec certitude que son discours prendra fin (...), mais une fois qu’un mort
(...) a commencé cette chose insolite de crier, comment parvenir à lui fermer la
bouche 57 ? »