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I. Le sonnet
1
Il ira plus loin dans sa critique de la longueur en formulant dans sa correspondance cette idée : « Tout ce qui
dépasse la longueur de l’attention que l’être humain peut prêter à la forme poétique n’est pas un poème. »
(Correspondances, Pléiade, t.1, p. 676). Ici, on voit émerger le point de vue de la prise en compte du (vrai)
à utiliser toutes les ressources du langage, il ne parvient à son objectif que dans une tension
linguistique qu’il est fort difficile de maintenir sur des formes longues.
C’est en particulier à travers en la forme du sonnet que Baudelaire prend sa place dans
la poésie du XIXème siècle : père de la modernité et grand continuateur d’une rhétorique
classique, bien plus classique que celle pratiquée par le courant romantique (y compris dans
les sonnets).
Comme forme contraignante, le sonnet ouvre des possibilités nouvelles, si l’on veut
bien s’y contraindre plus que les romantiques ne l’ont fait jusque-là. C’est du moins ce que
semble affirmer la poésie de Baudelaire, qui rythmiquement est beaucoup moins audacieuse
que celle du jeune Hugo, par exemple. La musicalité baudelairienne a d’autres armes que le
détournement rythmique (qu’il utilise cependant quand cela lui semble nécessaire).
Comment le poète renouvelle-t-il donc la poésie par cette forme : l’esthétique de la
brièveté est encrée chez Baudelaire dans une véritable approche sensible du monde et une
réflexion sur le temps, inscrite dans la structure même des Fleurs du mal.
On est très loin des longs poèmes épiques hugoliens, à l’opposé même : Baudelaire
croit profondément que le sonnet plus que tout ouvre sur l'infini.
Il écrit ailleurs que l’infini de la mer est contenu dans les quelques lieues visibles sous
le regard de l’homme : cet infini sensible dans un contenu fini, il en fait un élément central de
sa poétique et donne donc prééminence de la forme courte, seule apte à rendre ce paradoxe, -
en retour, et à quelques exceptions près, un long poème apparaitra, et c’est un autre paradoxe
apparent, comme foncièrement incomplet, porteur d’un inachèvement pour le lecteur qui
attend l’infini.
C’est une syntaxe poétique particulière, nouvelle alors mais aussi intemporelle, qui
prend naissance avec les Fleurs du mal : la brièveté et la rapidité inhérente à une modernité
lecteur comme décrypteur concentré du langage poétique : son perfectionnisme ne lui permet pas une attention
parfaitement soutenue sur un poème trop long.
qui se revendique de Baudelaire, mais aussi concision du temps jusqu’à le faire disparaître
dans la résonance propre au sonnet (par la chute, par exemple, dont Baudelaire a appris l’art
chez Poe) et dans celle que laisse dans l’esprit du lecteur les correspondances accumulées par
la lecture des autres poèmes du recueil (cette résonance là, Baudelaire ne la doit à personne).
II. La structure
On l’a vu, le sonnet permet à Baudelaire de créer des échos et de véritables dialogues
entre les différents poèmes du recueil. Rien que pour cela, une étude en détail de la structure
des Fleurs du Mal dépasserait sans difficulté les mille pages.
Mais l’étude de la structure du recueil est encore compliquée par d’autres facteurs.
Seule l’édition de 1857 offre une architecture voulue par Baudelaire. Cependant, le procès des
Fleurs du mal et la suppressions de six poèmes mettra à mal cette structure savamment
pensée et entrainera l’insertion par Baudelaire d’autres poèmes dans le recueil pour l’édition
de 1861. Sur quel texte se baser pour l’étude? Le danger de l’édition de 1868, posthume et
qui se voulait exhaustive, est la présence de poèmes des Epaves et le fait que Théodore de
Banville participa aux corrections.
Comme le suggère Claude Pichois dans son édition des œuvres de Baudelaire pour la
Bibliothèque de la Pléiade : « un poète corrigeant un autre poète n’a-t-il pas tendance à se
laisser entraîner au-delà des limites de la typographie? »
Plus loin il résume assez bien le choix donné à l’éditeur moderne :
« Récusée l’autorité de l’édition de 1868, restent deux possibilités : suivre le texte de 1857 ou celui de
1861. Ni l’une, ni l’autre de ces solutions n’est excellente. Le recueil de 1857 contient certes les pièces
condamnées mais comment se priver des grands poèmes composés de 1858 à 1860 : La Chevelure, Le Cygne,
Les Sept Vieillards, Les Petites Vieilles? Le recueil de 1861, malgré sa richesse, est lui incomplet des pièces
condamnées, qui sont aussi parmi les plus belles. »2
Nous soulignerons donc tout au long de cette présentation de la structure du recueil les
deux éditions en parallèle, en mettant en valeur, lorsque nous le pouvons, la signification des
changements opérés. La structure de l’édition de 1857 proposait cinq sections : Spleen et
Idéal, Fleurs du Mal, Révolte, Le Vin et La Mort, tandis que celle de 1861 en propose six,
intercalant entre les deux premières une nouvelle section baptisée Tableaux Parisiens.
2
Pléiade, t. 1, p. 818
sensibles dans les autres sections.
Si l’on peut considérer que Le Vin et Les Fleurs du mal constituent des chemins pour
tenter de retrouver l’Idéal qui s’est perdu, la section Tableaux Parisiens apparait plus
ambiguë. Il y a certes cette même idée qui affleure (le terme « tableaux » apparaissant comme
la volonté d’un regard artistique posé sur la capitale qui élèverait cette dernière et avec elle
l’être-au-monde) mais cependant nous demeurons encore dans le même univers que celui de
Spleen et Idéal : s’étonnera-t-on que le recueil de poèmes en prose de Baudelaire soit baptisé
par lui Le Spleen de Paris à peu près à la même époque où il rajoute la section des Tableaux
Parisiens? En effet, le sous-titre des Petits poèmes en prose reprend un terme de chacune des
deux premières sections de l’édition de 1861 et fonctionne en miroir de ces sections jusque
dans la reprise de fragments de titres, et même de titres entiers (L’invitation au voyage, ou
L’Horloge pour Spleen et Idéal, Le Crépuscule du soir pour Tableaux Parisiens).
La section du Vin placée entre Tableaux Parisiens et Les Fleurs du mal dans l’édition
de 1861 n’a pas le même sens qu’il avait dans l’édition de 1857 où il était intercalé entre les
sections Révolte et La Mort. Alors que dans la première édition, elle semblait comme une
bulle de paradis artificiel close sur elle-même entre la violence blasphématoire et l’apothéose
fatale, la seconde édition donnait bien au vin un rôle de premier vice, amenant sur celui plus
grand des Fleurs du mal. Le cheminement spirituel y apparait en quelque sortes plus direct, et
peut-être plus conscient. On peut y voir ici une forme de lucidité dans le choix d’un chemin
vers la mort qui rejoint une opinion soutenue par Yves Bonnefoy dans une conférence sur Les
Fleurs du mal. Se demandant en quoi cette œuvre, venant d’un dandy qui revendiquait
l’artificialité a pu ouvrir plus que toute autre (en France) sur la « vérité de parole » de la voix
poétique, il conclue que cette vérité est née du choix de la mort, qui par nature est absolument
est inaccessible au discours :
« Le concept cache la mort. Et le discours est menteur parce qu’il ôte du monde une chose : la mort, et
qu’ainsi il annule tout. Rien n’est que par la mort. Et rien n’est vrai qui ne se prouve par la mort.
S’il n’y a pas de poésie sans discours - et Mallarmé lui-même l’avoue - comment, donc, en sauver la
vérité, la grandeur sinon par un appel à la mort? Par l’exigence têtue que la mort soit dite; ou mieux encore,
qu’elle parle? Mais pour cela il faut d’abord dénoncer joies ou souffrances reconnues. Puis, que celui qui parle
s’identifie à la mort.
Baudelaire a fait ce pas improbable.
Il a nommé la mort.
[…]Jean-Paul Sartre3 a montré que Baudelaire avait très tôt dans son existence, fait un choix jamais
démenti. Mais il s’est mépris sur l’objet et la raison d’être de ce choix.
Baudelaire a choisi un chemin fatal, un chemin qui aille à la mort. » ( Bonnefoy, L’improbable, p. 35 in
La Vérité de Parole)
S’il a choisi ce chemin dans sa propre vie, il l’a fait également dans la structure de son
recueil et la superposition des deux éditions laisse bien entrevoir que la conscience de ce
chemin s’affine toujours davantage. Sous cet angle, on comprend enfin pourquoi la section du
Vin placé devant les Fleurs du mal, abandonne, au moins partiellement son aspect de paradis
artificiel pour accepter d’être un vice menant sur le chemin de la mort. On voit clairement ici
3
Jean-Paul Sartre, Baudelaire, Paris, Gallimard, 1947
comment le développement des sections menant à La Mort montre bel et bien une lucidité
croissante. Avec la section Fleurs du Mal, la volonté d’évasion du spleen que constituait le
vin est suivie d’une autre recherche : celle des plaisirs de masochistes et sadiques de la chair.
On remarquera l’absence d’article qui différencie le titre de la section de celui du recueil.
C’est d’ici que sont les grands textes condamnés de l’édition de 1857.
Révolte. Cette section montre une situation de rupture - on passe du vice au péché.
Quoique sulfureux, les thèmes de cette section ne sont pas les plus originaux de Baudelaire,
ceux-ci ne faisant finalement que suivre une tradition romantique antérieure. C’est, plus que
le thème, dans le traitement de la voix poétique (comme on l’a vu dans l’analyse d’Abel et
Caïn) que s’avère la révolte. Et si pourtant ils demeurent liés au scandale des Fleurs du Mal,
seul Le Reniement de Saint Pierre fut vraiment très proche de la condamnation. Baudelaire
conscient des risques de ce poème et peut-être des autres écrivit d’ailleurs une note au début
de la section qu’il vint ensuite à détester4.
La Mort. Pour cette section qui conclue aussi bien le recueil de 1857 que celui de
1861, on note malgré tout une différence fondamentale : la première édition qui se clôturait
sur La Mort des Artistes laissait entrevoir une ouverture qui n’était pas complètement
dépourvue d’une forme d’espoir plus ou moins panthéiste. Ce n’est plus le cas avec l’édition
de 1861 où la section s’achève sur Le Voyage, poème de déception plus que d’ouverture
malgré son titre.
Cette étude de la structure n’est que très superficielle : par le jeux des
correspondances entre de nombreux poèmes on pourrait tracer une structure intérieure et
secrète qui à coup sûr s’avère également signifiante.
Enfin, il existe un certain nombre de cycles de poèmes, cycles internes au recueil, ou
« sous-sections » disséminés et sans apparence visible dans celui-ci. On songera, par exemple,
au cycle de sur le thème de la Beauté (les poème XVII à XXII : La Beauté, L’Idéal, La
Géante, Les Bijoux, Le Masque, Hymne à la Beauté) repéré par Léon Cellier dans son article
« Le Poète et le Monstre. L’image de la Beauté dans Les Fleurs du mal »5
Enfin, en guise d’ouverture, on soulignera qu’une étude entière pourrait être consacrée
- mais cela a sans doute déjà du être fait, vu l’immensité de la bibliographie baudelairienne -
aux rapports structurels entre Le Spleen de Paris, et les Fleurs du mal. Nous avons déjà vu
que son titre même rappelle les deux premières sections et que trois « petits poèmes en
4
« Parmi les morceaux suivants, le plus caractérisé a déjà paru dans un des principaux recueils littéraires de
Paris, où il n’a été considéré, du moins par les gens d’esprit, que pour ce qu’il est véritablement : le pastiche des
raisonnements de l’ignorance et de la fureur. Fidèle à son douloureux programme, l’auteur des Fleurs du mal a
dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes comme à toutes les corruptions. Cette
déclaration candide n’empêchera pas sans doute les critiques honnêtes de le ranger parmi les théologiens de la
populace et de les accuser d’avoir regretté pour notre Sauveur Jésus-Christ, pour la Victime éternelle et
volontaire, le rôle d’un conquérant, d’un Attila égalitaire et dévastateur. Plus d’un adressera sans doute au ciel
les actionn de grâce habituelles du Pharisien : « Merci, mon Dieu, qui n’avez pas permis que je fusse semblable à
ce poète infâme! »
5
Saggi e Ricerche di letteratura francese, vol. VIII, Pise, Gollardica, 1967, p. 125-142.
prose » trouvent un homonyme dans chacune de ces sections - homonyme et miroir
déformant, s’interrogeant réciproquement. Bien d’autres parallèles se trouvent tendus par les
titres de nombreux autres poèmes en prose qui reprennent des thèmes majeurs des Fleurs du
mal à forte valeur symbolique, mots généralement centraux du lexique de la mythologie
baudelairienne : Le chien et le flacon; L’hémisphère dans une chevelure.
********************
APPENDICE :
le sonnet baudelairien - éléments pour une étude de « La Mort des Amants »
Les seules traces de désespoir (v. 11) semblent annihilés par le dernier tercet et la
présence inattendue de l’Ange qui semble affairé à une tâche quotidienne pour lui (ce que
peut connoter le terme « fidèle »). Pourtant la Joie de l’apparition de l’Ange est très
légèrement nuancée par l’organisation syntaxique de ce dernier tercet : en effet, l’espoir se
manifeste sur les deux premiers vers tandis que le troisième, qui clôt le poème montre l’étape
antérieure, celle d’avant le réveil. Y aura-t-il réveil? Seule la structure syntaxique de ces
derniers vers semble plaider pour une réponse négative. Un doute subsiste donc, mais,
contrairement aux autres poèmes de la section, l’option d’une réponse positive y est plus
lisible. C’est sans doute pour cela que Claude Pichois note dans ce poème « l’Erotique
platonicienne et la chrétienne [sont] conciliées dans le néo-platonisme » (Pléiade, t.1, p.
1087). C’est effectivement ce qui ressort de ce poème - qui semble du coup particulièrement
mystérieux, comme un hapax d’espérance, clos sur lui-même, dans cette section La Mort,
dont le caractère profondément désespérée est par ailleurs évident. En soit la poésie de
Baudelaire ne saurait être néo-platonicienne.